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La Petite fille dans leplacard

Marie LincourtLa Petite fille dans le

placardEDITIONS

FRANCE LOISIRS

Édition du Club France Loisirs, avec l’autorisation desÉditions Hugo & Cie.

Éditions France Loisirs,

123, boulevard de Grenelle, Paris.

www.franceloisirs.com

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, auxtermes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5,d’une part, que les « copies ou reproductions strictementréservées à l’usage privé du copiste et non destinées àune utilisation collective » et, d’autre part, sous réservedu nom de l’auteur et de la source, que les « analyses etles courtes citations justifiées par le caractère critique,polémique, pédagogique, scientifique ou d’information »,toute représentation ou reproduction Intégrale oupartielle, faite sans le consentement de l’auteur ou deses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par

quelque procédé que ce soit, constituerait donc unecontrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 etsuivants du Code de la propriété intellectuelle.

© Hugo & Cie, 2006. Tous droits réservés.

ISBN : 978-2-298-00137-2

1

Il fait noir, tout noir. Je grelotte. Mondos ruisselle. J’ai peur, oh tellement !J’entends des voix, je colle mon oreille àla porte. Un petit rai de lumière filtre parl’entrebâillement, mais mon placard àmoi est dans l’obscurité presquecomplète.

Mon nez se fronce. C’est vrai qu’il sentmauvais ce placard, il sent l’antimite. Jel’avais déjà senti, avant, quand mamanl’ouvrait pour y prendre ses affaires etque je la suivais. Mais ça, c’était avant.Maintenant, elle a fait faire un « dressing», comme elle dit. Alors ce grand

placard, il est vide. C’est pour ça qu’on apu y mettre mon petit lit.

Je claque des dents et je suis en nage.Des papillons monstrueux aux têteshilares me font des grimaces. Ça va pas,maman, ça va pas, tu sais, je me sens simal. Mais je sais bien que maman neviendra pas. Elle est chez les Durché entrain de faire un bridge, et papa doit l’yretrouver. Ils ne rentreront pas avant trèstard ce soir. Je l’ai entendu dire à Tata.Tata non plus ne viendra pas avant dem’apporter mon dîner. Elle m’aime pas,Tata. Je le sais, ça aussi, parce qu’ellen’arrête pas de me le dire : « Si tu croisque ça m’amuse de m’occuper de toi !J’ai assez à faire avec ton frère. Et puislui, il est petit à 3 ans ! Tandis que toi,

t’en as déjà 6, alors tu peux bien tedébrouiller toute seule maintenant ! Et,lui, au moins, il est beau et intelligentpar-dessus le marché ! » C’est ma faute, àmoi, si je suis toute maigre ? Tata, elle,elle est grosse. Comme un éléphant.

« Vaut mieux faire envie que pitié »,qu’elle me dit tous les jours en metressant les nattes. Et elle tire, aïe, ça faitmal, ne pas pleurer, surtout ne rien dire,elle serait trop contente, elle tireraitencore plus. Moi, je ne trouve pas qu’ellefasse envie. Les garçons non plusd’ailleurs. Elle est toujours toute seule,malgré ses 27 ans. Vieille fille comme ditpapa en se moquant d’elle. C’est peut-être ça qui la rend si méchante ? Pas avecCharles mon petit frère en tous cas, non

ça, avec lui, elle est très gentille. C’estsûr ! Mais moi, elle me déteste.

Oh, j’ai mal au cœur, j’ai desbourdonnements dans la tête. Et puis ici,je respire plus. Maman, pourquoi tu t’esjamais occupée de moi ? Ça va pas tusais, et Tata ne viendra pas. Toi non plus,il y a longtemps que j’ai compris.

J’ai 6 ans à peine, des jambes commedes allumettes et un cœur gros comme ça.C’est mon cœur chez moi qui prend toutela place. Mais ce cœur gigantesque,personne n’en veut. Ni maman, ni Tata, nimon petit frère qui suce son poucetranquillement alors qu’on m’a attaché lesmains pour que je me « déforme pas le

palais ». Ni papa. Sait-il seulement quej’existe ? Si, bien sûr ! Parfois, un baiserdans le cou, un clin d’œil furtif, mais vite,avant que maman s’en aperçoive.

Elle ne m’avait pas voulu maman, enfinpas vraiment. Je le sais parce que je lesentends qui parlent. J’entends tout et jesais tout.

Pendant sept ans elle avait refusé deme faire. C’est seulement quand papaavait décidé de la quitter qu’elle était «tombée » enceinte. Comme ça, sans lefaire exprès (mais moi je crois qu’ellel’avait voulu, au contraire), elle avaittrébuché sur sa grossesse et s’étaitraccrochée à papa pour se soutenir.

« Tu ne peux plus me lâcher maintenant

que j’attends TON enfant. » Et elle avaitbrandi son certificat de grossesse avec lafierté d’un bachelier. Piégé, Georgesavait dû tout accepter. Ses migraines, sesnausées, ses envies.

« Tu ne dois plus rien me refuser. Çaferait du mal à ton enfant. »

Fait. Comme un rat. Mais un rat, c’estmalin ; ça trouve toujours un couloir pours’échapper.

« Très bien. Tu as gagné, je reste !Mais désormais ma vie privéem’appartient. Je la vivrai comme jevoudrai ! »

Mais qui peut vivre sa vie comme il leveut ? Pas lui en tout cas.

Cet enfant que Rose portait, c’était sonenfant à lui, elle le lui rappelait à chaqueinstant. Et cet enfant déjà, devenait unecroix à porter, un lien d’acier qui leretenait prisonnier de celle qu’il voulaitfuir.

Une main me secoue.

« Réveille-toi, allez dépêche-toi,réveille-toi je te dis ! Il faut que tumanges. Voilà ta soupe. Vite avant que lemédecin revienne. »

Une voix sèche qui me vrille lesoreilles. Et puis une nouvelle odeur. Unparfum bon marché, grossier.

Mes paupières sont en plomb. Je fais

des efforts désespérés pour les ouvrir.Ma gorge me brûle. Le potage est presquefroid, heureusement. Il a dû attendre, maisce sera plus facile à avaler.

Tata est là, dans l’encoignure, sévèrecomme le croquemitaine dont elle meparle tous les soirs. Cette fois encore,elle n’y manque pas :

« Mange tout, sinon le croquemitaineviendra te chercher pour te croquer dansla forêt. Il aime bien les petites fillestoutes maigres. Je me demande pourquoid’ailleurs, moi je les trouve plutôtmoches… » et elle éclate de rire, son rirequi secoue son double menton, sa grossepoitrine, son ventre, comme une mer enfurie qui s’agite et qui gronde. La mer

gronde et j’ai mal au cœur. Ne pas vomir.Surtout ne pas… Trop tard. Un jet acide ajailli de ma gorge tandis que je me noiedans mes larmes.

Une gifle violente écrase ma jouebrûlante. Je chancelle et tombe sur leventre.

« Sale gosse ! Vermine ! Décidémentt’as tout pour plaire ! Tu l’as fait exprèshein, pour que je lave ton drap ? T’asd’la chance que le doc vienne t’à l’heure,pacque sinon, tu s’rais restée dans tamouise ! »

De l’entendre, ma tête éclate.Instinctivement, je porte mes mains à mesoreilles, mais elle me les arrache.

« T’écoutes quand j’te parle, oui ? ! »

Et sans attendre la réponse, elle filechercher une bassine et une éponge à lacuisine. Je reste seule avec lecroquemitaine, qui s’est assis au bout dulit et qui fait semblant de me regarder paren dessous. J’en ai très peur, mais je nelui montre pas. Alors je lui tourne le doset je ferme les yeux.

« Lolo, ça ne va pas ? »

Mon vrai nom c’est Laurence, je trouveça plutôt joli, mais maman m’a toujoursappelée Lolo parce que j’aime bien lelait. C’est ridicule. Je ne voulais pas.Mais on ne m’a pas donné le choix. Tout

le monde maintenant m’appelle Lolo. Etmoi, je déteste.

Je suis toute propre, dans une bellechemise de nuit blanche, allongée sur lelit de papa et maman, sur les draps desoie qui sentent bon la vanille, le parfumque maman se met derrière les oreilles etdans le creux des coudes quand elle sortle soir au bras de papa, perchée sur seshauts talons noirs, belle et fière commeune reine. Elle est belle, maman !

Un regard tendre, une voix chaleureuse,une main très douce qui se pose sur monfront. C’est le docteur Pons, le docteur de« famille » dit maman, c’est lui qui mesuit depuis ma naissance.

« Mais cette enfant est brûlante ! » et il

retire sa main comme s’il l’avait poséesur une plaque de cuisinière.

Je m’attends à le voir souffler sur sesdoigts. Mais lui, il sort une lampe et untire-langue.

La rougeole ! Depuis trois jours, j’ai larougeole ! Le mot contagion a vibré danstoute la maison. Charles risque del’attraper ; mais il sort d’une grossegrippe, il vaut mieux éviter.

« Il faut l’isoler de son frère ! adéclaré maman. Je n’ai pas de chambreoù la mettre, mais le grand placard videdu couloir fera très bien l’affairequelques temps. C’est comme un boudoir! »

Elle a pas de chambre pour moi,maman, mais elle a deux salons. À quoiça sert ? Et papa a aussi un bureau. Elle atoujours eu le goût du luxe et desmétaphores, maman. Et elle continue :

« On n’aura qu’à laisser la porteentrebâillée. Comme ça elle ne manquerani d’air ni de lumière ! »

Et depuis trois jours je gis dans monréduit. Mais pour le docteur j’ai eu ledroit de sortir. On m’a portée (mesjambes flageolent, j’ai encore maigri) surle grand lit de soie de papamaman.

Le docteur Pons me papouille,m’ausculte soigneusement, partout, poseson oreille sur ma poitrine et me prend lepouls.

« Elle a besoin de calme, beaucoup decalme et de repos aussi. Et puis faites laboire. Très souvent, sinon elle va sedéshydrater, il faut faire tomber la fièvre.De l’aspirine et des bains tièdes… » Lereste se perd dans le tumulte de ma tête.C’est un vrai chaos là-dedans. J’ai peurqu’elle explose ; et de nouveau leslarmes.

« Pleure pas petite, me dit le docteurapitoyé. Dans deux jours ça ira mieux.Promis. De toute façon je repasse ce soir.»

Il m’embrasse sur le front. Ses lèvressont douces et fraîches. C’est bon.J’aimerais avoir les lèvres de maman, etaussi de papa. Mais lui, il n’ose pas, je le

sais.

2

Il fait froid dans l’église. Et sombre. Ethumide. Mes souvenirs remontent commeles boues d’une eau sale qu’on agiterait.Je grelotte sous mon manteau et pourtantj’ai les joues en feu. Je connais cesymptôme. Ne pas pleurer. Enfin, essayer,parce que j’ai toujours eu du mal à retenirmes larmes. Une vraie pleureuse, que jesuis.

Grannie, je l’aimais. Elle est partietout doucement, sans faire de bruit, aussidiscrètement qu’une flamme qui vacille ets’éteint sous l’effet d’un courant d’air.

À la mort de Papy elle l’avait attendu

ce courant d’air. Mais elle est restéeflamme brillante pour moi tant qu’elle apu. Jusqu’à lundi dernier où son souffles’est arrêté. Oh Grannie, que tu vas memanquer !

L’église est pleine de monde. Ils onttous voulu venir lui faire leurs adieux, àmoins que ce ne soit par devoir, ça sefait, de venir présenter ses condoléanceset puis c’est une sortie, une occasion pourremettre le tailleur noir et les décorations!

L’église bourdonne comme une ruche.On chuchote trop fort dans mon dos, leschaises qu’on bouscule gémissent tropsouvent. Ils ne sont pas très attentifs. Saufune personne. Deux yeux que je sens

derrière moi, qui me transpercent sansque je les voie. Des yeux noirs et lourdsde haine. Je les sens, comme une « chosevivante » et malgré moi je merecroqueville. Comme lorsque j’étaispetite. Jamais je n’arriverai à luttercontre eux. Ils m’ont vaincue depuis troplongtemps déjà. J’ai définitivement baisséles armes.

Des soupirs, des nez qui reniflent et quise mouchent. Ma peine est partagée, dumoins en surface, mais je suis seule aumonde désormais. Mes joues semouillent, mes lèvres tremblent. Oh,comme j’aurais aimé l’accompagner etpartir moi aussi !

Soudain on me soulève, on me pousseet je me retrouve sans le savoir, avançantà petits pas heurtés, comme une automate.

L’odeur de l’encens m’imprègne. Jeferme les yeux pour mieux respirer etsous mes paupières closes, un visagefané, plein de bonté me sourit.Curieusement ce sourire me fait monterdes larmes. Pourquoi un sourire fait-ilpleurer ?

De nouveau, des mains dans mon dos.J’entends chuchoter :

« Lolo, tu dois bénir ta grand-mère. »

Je saisis le goupillon machinalementpour asperger le cercueil. Le cercueil !Mais pourquoi Grannie n’a-t-elle pas été

incinérée comme elle l’avait toujourssouhaité ?

Pourquoi la plonger dans le noir,comme moi je l’avais été petite, maissans jamais plus la possibilité d’en sortir? Rester au fond du trou à tout jamais, ets’effriter comme une vieille peau detambour. Grannie, toi, je t’aime. Pourtoujours.

Je l’ai vue avant qu’on l’emprisonnedans ce cercueil. Je l’ai vue, mais je nel’ai pas reconnue. Non, ce n’était pluselle. Plus de lumière au fond des yeuxfermés, plus de sourire sur son visageglacé, plus de mouvements dans ses brasraides et décharnés. Froids comme lamort. La mort ? Une absence définitive !

Et c’est ce mot définitif qui a fait basculerle monde autour de moi. Plus de branchesoù me raccrocher désormais…

Indifférente au monde, j’avance sans lesavoir et me place aux côtés de lafamille, le long de l’allée latérale. Augarde-à-vous ou presque, côte à côte, ilsse regardent en coin et s’épient poursavoir la vraie douleur de l’autre. Lamienne me poignarde. Mais le défilé acommencé. Les condoléances pleuvent.

« C’était une belle âme. Comme nousla regretterons… »

Des phrases. Rien que des phrases.

Soudain j’ai honte de ma misère et de

ma faiblesse devant tous ces rapaces quise repaissent du décès d’autrui. La mortd’un autre, ça vous rend plus vivant. Onest encore là quand l’autre est parti. Etpuis la souffrance nourrit son homme. Illui donne l’impression d’exister. Maismoi au contraire, j’ai l’impression defondre.

À nouveau je grelotte et me force àfixer, loin devant, le bénitier de marbrefroid où Grannie plongeait si souvent lamain. Tout s’enveloppe de brouillardautour de moi tandis que Charlespleurniche à petits coups économes et quela glotte de Georges, à ses côtés, monte etdescend brusquement.

Et puis, soudain, le brouillard se

déchire, transpercé par deux lamesd’étain qui forcent mon regard. Deux yeuxde métal dur qui me glacent. Autour unvisage. Cruel. Bouffi d’orgueil et degraisse, prolongé par un corps lourd,informe. Et puis une bouche. Haineuse.Aux rictus amers et qui siffle :

« Toi, j’te dis rien du tout ! C’est bienfait ! Maintenant, t’es toute seule ! »

Silence. Le regard fouille le mien avecinsistance. Quelle va être ma réaction ?Mon corps tremble. Mais je résiste. Brasde fer de deux volontés tenaces. Je tiens.Je tiens et puis, comme toujours, jecraque. Mes paupières retombent,mouillées, et mon cœur explose. J’ai malet j’étouffe. Je n’ose plus regarder mais

je continue d’entendre. La voix a changé.C’est du miel qui coule pour s’adresser àGeorges et à Charles qu’elle serre contreson sein comme s’il allait encore la téter.

« Si c’est t’y pas malheureux, non ?Une brave femme comme ça ! Et pasfière, que tout l’monde l’aimait. Sûrqu’on va la r’gretter. Mon canard, j’suistoujours avec toi. On pens’ra à elleensemble. J’te lâche pas tu sais. Tu peuxtout m’demander ! »

Charles acquiesce avec un souriretimide et la serre à son tour, tandis qu’ànouveau ses yeux me cherchent pourapprécier l’effet produit par ses paroles.D’un coup je régresse. Je ne suis plus lafemme de 26 ans, responsable de

communication dans une grosseentreprise.

Soudain j’ai 6 ans. Je suis toute petite,j’ai peur, je veux qu’on me serre dans lesbras et qu’on me dise qu’on m’aime,qu’on M’AIME ! Dis, Grannie, pourquoitu m’as laissée toute seule ?

3

Des bruits dans le couloir. Des cris,une porte qui claque et puis des sanglots.

« Le salaud ! Je vais me suicider, jevais me tuer et il aura ma mort sur laconscience… ! »

Je porte mes deux mains à mes oreillespour ne plus entendre. Je tremble. Defroid, de peur, de chagrin.

C’est maman qui sanglote de l’autrecôté du placard, sur son lit où elle s’estjetée, la tête dans ses bras.

C’est maman parce que papa a encoreune maîtresse. Je suis petite mais tout

cela je le sais parce que, parfois, paparamène une femme à la maison quandmaman n’est pas là et ils se font dessourires et des clins d’œil complices. Ilss’embrassent même, entre deux portes. Etpuis j’ai entendu maman lui faire desreproches :

« Encore avec une de tes putes ! Maisqu’est-ce que tu leur trouves à toutes cespouffiasses, hein ? Elles sont vulgaires etn’ont rien dans la tête ! Tes maîtresses,elles sont toutes pareilles. Pas une pourracheter l’autre ! Elles sont beaucoupmoins bien que moi ! »

Dans ces moments-là, maman aussidevient vulgaire et je n’aime pas ça. Maisc’est vrai qu’elles sont moins bien que

maman.

« Oui, peut-être, mais au moins, elles,elles me font pas ch… ».

J’aime pas ces cris et ces disputes, çame fait mal. Tous les matins et tous lessoirs je prie le Bon Dieu pour que çacesse. Pour qu’ils se querellent moins :

« Mon Dieu, je vous en supplie, faitesque mon papa et ma maman s’entendentbien et qu’ils arrêtent de crier. Que mamaman ne se suicide plus, que mon papane voie plus les autres femmes et qu’ilss’aiment de nouveau très fort. »

Pourtant je crois qu’ils s’aiment, j’ensuis sûre même, tout au fond de moi. Maisvoilà, ils ne savent pas se le dire. Ou

alors seulement à leur façon, quand ilsrestent couchés et enfermés dans leurchambre le week-end entier et qu’on nesait même plus qu’ils sont à la maisonsauf quand je colle mon oreille à la porteet que j’entends des drôles de bruitsétouffés. Ou alors quand ils sortent pouraller boire un verre d’eau à la cuisine etqu’ils ont un drôle de sourire qui flottesur leurs lèvres et des étoiles plein lesyeux.

Moi, comme d’habitude, ils s’occupentpas de moi ; c’est seulement Tata qui estlà tous les jours, sauf le mercredi après-midi, mais ces jours-là, ça m’est égal,parce que je les sens heureux. Et ça mefait du bien. Alors, j’ose presque plusrespirer et je me fais encore plus petite

pour ne pas les gêner, pour les laisser seretrouver. Une maison sans cris, ça peutexister. Mais pas souvent, c’est dommage.

Maman, elle a pleuré des heures, etpapa n’est revenu que très tard dans lanuit. J’ai entendu Tata essayer de laconsoler avec sa grosse voix bourrue etlui apporter son bouillon, même quemaman lui a dit que ça passerait pas.

Tata, elle en a vite fait sa confidente.Elle lui raconte tout, ça doit lui faire dubien et Tata elle la réconforte en luidisant que tous les hommes sont dessalauds, et c’est pour ça qu’elle s’estjamais mariée. Elle préfère vivre seule.

Moi, je crois que c’est plutôt parcequ’elle est moche et bête, et méchante enplus. Maman elle, elle pense que c’estvrai, les hommes c’est des sales chiens,mais ça y est, elle a deux enfants, alorselle peut plus le quitter, voyez-vousAntoinette. Il leur faut une famille à cesdeux-là. Question de devoir moral. Moi,le devoir moral, je sais pas ce que c’est,mais la famille, c’est pas comme ça queje la voudrais. Pas avec une Tata. Avecjuste papa et maman qui s’occuperaientde moi, et Charles qui jouerait avec moi.Peut-être je suis trop égoïste, comme onme dit toujours.

Tata elle répond à maman que c’estsurtout parce qu’elle l’a dans la peau,tiens, qu’elle peut plus s’en passer. Avec

ces types, c’est toujours pareil, c’estcomme ça qu’ils vous ont. Et maman luirépond avec un soupir dans la voix,qu’elle a sans doute raison. Mais je suissûre que quand elle dit ça elle sourit,comme elle sourit quand le week-end ellesort de sa chambre pour aller boire à lacuisine.

En tous cas, elles m’ont oubliée toutesles deux avec cette histoire. Je n’ai pas eumon dîner ni mes médicaments. On m’aseulement laissé mon pot par terre, devantle placard, parce que j’ai les jambes deplus en plus flageolantes et qu’elles ontdu mal à me porter jusqu’aux toilettes.Alors je fais pipi en compagnie du grandméchant loup qui se lèche les babines enme regardant avec un drôle d’air que

j’aime pas du tout. Et je ferme les yeuxtrès fort et je serre mes poings, mais ilrésiste et ne veut pas partir. Pourquoi iln’y a que lui au monde avec lecroquemitaine, qui s’intéresse à moi ?

4

Toute seule dans mon placard, je rêve.Mes premiers souvenirs remontent à l’âgede trois ans.

Papa et maman m’ont emmenée aubois de Boulogne. Charles n’est pasencore né, mais maman a déjà un grosventre tout rond qu’elle promène devantelle fièrement. Je vais bientôt avoir unpetit frère, m’a dit maman, alors il fautque je sois sage et responsable. Je n’aipas bien compris le dernier mot, maisj’ai déjà le sentiment qu’on ne megâtera plus comme aujourd’hui.Aujourd’hui je suis seule avec papa et

maman qui n’ont pas encore crié fort. Ilsse sont levés tard, et ont eu envie desortir. Et ils m’ont emmenée. Ils ont l’airde très bonne humeur.

« On va aller voir les canards », aproposé papa.

On a marché vers le lac. Soudainj’entends des rires d’enfants tout autourde moi, alors je tourne la tête. Pas loinil y a des manèges de chevaux de boissur lesquels les petits montent etdescendent.

« Oh dis, papa, je peux y aller ? »

Papa prend maman par une main etmoi de l’autre et nous y conduit.

Ce sont des souvenirs cruels, qui me

blessent, mais c’est doux aussi, lesmoments heureux ; alors je les enferme aufond de moi comme dans une cachettesecrète que personne ne pourra découvrir,où personne ne pourra rien voler. Jeferme les yeux très fort et soudain jeressens les odeurs du bois, je vois sescouleurs, j’ai la joue qui me picote sousla chaleur du soleil. Mais aussitôtd’autres images viennent à moi. J’aiquatre ans, Charles est né, il a presque unan, et déjà il a pris toute la place. Tata estarrivée depuis sa naissance.

Tout de suite Tata a aimé Charles et audébut elle m’a simplement ignorée. Toutle monde a aimé Charles, et moi aussi.Tout neuf, tout nouveau, tout beau. Et toutblond, avec de grands yeux bleus. Mais

plus ils aimaient mon petit frère et moinsils s’occupaient de moi. Comme si leuramour n’était pas assez grand pour nousdeux. Alors cet amour ils l’ont transportépour le donner au nouveau venu. Commeça, tout doucement, sans que personne yfasse attention.

5

L’eau est froide, glacée même. Toutema peau se recroqueville sur moi et jesuis envahie de frissons. Mais je n’ai pasle courage de protester.

« Assieds-toi, poule mouillée, faut quej’te lave les cheveux. Y sont tout poisseuxavec ta fièvre. »

Une main pèse lourdement sur monépaule. Je glisse, dérape, et disparaisbrusquement au fond de la baignoire.L’eau pénètre dans mon nez, mes oreilles,j’étouffe. Une poigne saisit mes cheveuxet me fait remonter à la surface. Jesuffoque.

« Arrête un peu ton cinoche, tu veux !Tes parents sont pas là, le doc non plus.Quatre bains froids par jour pour lafièvre qu’il a dit. Alors moi, je fais cequ’on me dit. Je veux pas de reproches !»

Il avait dit froid, le docteur ? Nonj’avais entendu tiède, à la température ducorps. Mais je n’ai pas le temps de meposer la question davantage, tout à coup,je deviens toute bleue, et je suis prise deconvulsions. Là, Tata, elle commence àprendre peur et soudain elle se radoucit,comme je l’ai jamais vue :

« Doucement, doucement, Lolo, calme-toi, tu vas t’étouffer. »

Brusquement elle s’agenouille à côté

de moi et me passe sa grosse mainrugueuse dans les cheveux tout enappuyant ma tête contre elle. C’est bon desentir cette main dans ma toison, c’estsans doute la première fois. Et puis là,elle n’a plus sa grosse voix decroquemitaine. Soudain j’ai envie demourir pour qu’elle soit encore plusgentille, pour qu’elle me crie plus jamaisaprès. Je deviens toute petite et je gémiscomme Charles après sa naissance. Alorselle s’affole pour de bon. Elle me soulèvedoucement, me sort du bain et va mecoucher dans mon placard comme oncouche sa poupée.

« Ces docs, avec leurs inventions !D’abord l’eau c’est pas bon ! Me suistoujours méfiée de leurs trucs à la con, et

j’avais bien raison. Je vais te faire unetisane de mon pays, tu verras, ça iramieux après. Et puis je te laisse nue, pourque tu respires. La chaleur c’est pas bonpour les “fiévreux”. »

Elle file en me laissant toutegrelottante. Je l’entends au loin dans lacuisine remuer les casseroles. C’est vraique c’est un chef dans l’art de mélangerles racines, les huiles essentielles et lesfeuilles des plantes.

« C’est comme ça qu’on se soigne cheznous et on est tous des rocs », qu’elle dit.

C’est vrai aussi qu’elle est jamaismalade. J’attends, toute repliée sur moi-même. Bientôt une odeur suave flotte lelong des murs et arrive en rampant sur la

moquette.

Mes narines se dilatent, impossible dedéfinir l’odeur. C’est doux, âcre et sucréen même temps. Étrange. Un momentaprès, Tata arrive avec un grand bol deliquide brûlant où nagent quelquesfeuilles.

« Tu bois tout, après, ça ira mieux. Tuverras ! »

Elle m’aide à m’asseoir et laisse à meslèvres blanches et tremblantes le tempsde s’ouvrir. À petites gorgées cette fois,j’avale sans m’étouffer. Le liquidebrûlant m’inonde le corps. Je glisse dansle brouillard. Je flotte entre deux eaux.Parfois le croquemitaine s’approche etouvre grand la bouche. Il a des crocs qui

brillent. Je hurle, je me débats et je fileentre ses doigts.

Puis je m’envole au-dessus du placard,tandis que mon front ruisselle comme unnuage qui éclate en pluie multicolore. Etla pluie va tacher Tata.

Je délire ainsi plusieurs heures. Tatavient parfois me mettre un gant frais sur lefront, mais repart aussitôt et me laissetoujours seule avec le croquemitaine quijoue à cache-cache avec moi. Longtempsaprès, je me réveille, enfin. J’ouvre mesyeux collés, difficilement. C’est papa quim’a embrassée. Tata et maman sont alléesfaire les courses pour le dîner. Il est restéen les attendant. Ça fait cinq jours que jesuis malade. Mais soudain, je me sens

mieux. Est-ce que c’est les herbes de Tata? Je regarde papa, je tends les bras etenserre de mes petites mains son visage.Il s’approche et m’embrasse encore.

« Tu guéris ? »

Je fais signe que oui, mais une trèsgrande lassitude s’empare de moi et j’aiune quinte de toux. Je tousse beaucoupdepuis mon bain. J’ai toujours du mal àgarder les yeux ouverts, bien que la fièvresoit un peu tombée. Je voudrais qu’il mesorte du placard, qu’il m’emmène sur sonlit, là où je vais seulement pour la visitedu docteur, mais je n’ai pas le courage deparler. Et puis j’entends au loin desrumeurs. Maman et Tata ont dû rentrer.C’est trop tard. Papa n’a plus le temps de

s’occuper de moi. Ce sera pour un autrejour… Un autre jour… peut-être…

6

Ma rougeole va mieux. Mes boutonscommencent à disparaître. Mais c’est mespoumons qui vont bientôt exploser. J’ai lefeu dans ma poitrine. Pas étonnant quej’aie pris froid. Tata a laissé les fenêtresgrandes ouvertes dans les pièces après leménage. Elle a oublié de fermer lesportes. Il faisait 4° dehors. J’étais enplein courant d’air, avec juste ma chemisede nuit sur moi. Et j’ai pas voulu refermerla porte du placard à cause del’obscurité. J’aime pas être dans lepresque noir même si mes yeuxcommencent à s’habituer. « Pneumonie »a dit le docteur ce matin en m’examinant

sur le lit de satin rose :

« Il faut faire très attention queLaurence reste bien au chaud. Surveillez-la de très près. C’est grave. »

J’ai eu très peur et j’ai serré bien fortla patte de Tommy, mon ours. Il m’aregardée avec son œil bleu et son œilmarron plein de connivence. Tata a ditqu’elle n’avait pas trouvé de boutonsbleus quand il a perdu le sien. Mais moije crois plutôt qu’elle l’a fait exprèsparce qu’elle était pas contente queCharles m’ait donné son ours. C’estGrannie qui lui avait offert pour ses deuxans, mais quand Charles a vu qu’onm’enfermait dans ce placard il est venume voir.

« T’as très bobo ? »

J’ai fait oui de la tête. Je devais avoirl’air vraiment triste parce qu’il m’aaussitôt tendu Tommy.

« C’est pour toi. Tu seras plus touteseule comme ça. Je te le donne. Tu vasguérir vite, dis, pour jouer avec moi ? »J’ai serré Tommy dans mes bras fort, fort.J’étais tellement contente ! Ça me donnaitun lien de plus avec mon petit frère.

J’ai pas vraiment eu le temps de leremercier, parce Tata l’a appelé et qu’iln’avait pas le droit de venir me voir.Alors il s’est sauvé en courant, enm’envoyant des bisous.

« Au revoir Tommy, au revoir Lolo »,

et il a disparu.

Maman a approuvé le docteur, elle adit qu’on veillerait bien sur moi. Et puisle docteur est parti et on m’a remise dans« mon » placard. Parce que le placard estdevenu « mon » placard maintenant. Onme l’a donné, définitivement. Je m’y sensde mieux en mieux, loin des autres, dubruit, de Tata. Mais par moments jem’ennuie à mourir et j’aimerais tellementaller retrouver Charles dans la chambre.Et jouer. Je joue presque plus. Je n’ai queTommy, mon livre du Petit Chaperonrouge et ma poupée Laura. Toute lajournée ils vivent avec moi. Je leur parlebeaucoup, de plus en plus. Mais ils sonttellement silencieux ! Peu à peu, toutdoucement, la porte de mon placard se

referme « parce que ça gêne quandj’passe l’aspirateur » dit Tata. Maman nevient presque plus, papa pas souvent.C’est Tata qui s’occupe de moi. Tous lessoirs elle me sort pour faire ma toilette etlà, je vois jamais maman. Elle a sonbridge. Souvent dehors, et de temps entemps à la maison, mais c’est dans legrand salon où je n’ai pas le droit d’aller.Tata me lave. Elle a compris cette fois.Plus question de bain. Elle me faitseulement ma toilette : la figure, lazézette, les pieds. « Le plus important », adit Tata. « Le reste, tu le salis pas, tubouges jamais ! » Elle a raison. Etj’arrive de moins en moins à bouger.D’abord je tousse beaucoup et j’ai encoremaigri. Mes jambes sont toutes molles. Je

reste assise pendant des heures sur monmatelas, pendant que Charles, lui, il courtdans le couloir. De temps en temps ils’arrête à ma porte, l’entrouvre un peuplus, et me regarde comme il regarde lesbêtes quand on va au zoo de Vincennes ledimanche.

Je tends la main, et j’essaye d’attraperCharles, pour qu’il vienne jouer avecmoi. Mais Tata vient aussitôt le récupéreret l’emmène avec elle à la cuisine.

« Reste pas là mon canard (des fois,elle l’appelle aussi “ma cane”, pour ellec’est affectueux, elle est née dans uneferme, Tata). Tu vas tomber malade si t’esavec Lolo, elle est pas encore guérie. »

Charles pleure. Il aimerait bien lui

aussi qu’on joue ensemble. Alors Tata luipromet un bonbon, à lui tout seul, et il lasuit, tout content. J’entends Tata derrièrela porte, qui le console et qui l’amuse. Etlui, il rit aux éclats. Il m’a oubliée.

Ça y est, j’ai encore les yeux quicoulent. Je les essuie avec ma manche, etmon nez aussi. Y’a rien à faire, je suisune pleurnicheuse, comme dit Tata. Elle araison. Mais je m’ennuie tellement ici !Comme personne vient me lire deshistoires, je m’en raconte. Avec desreines et des princesses, qui s’installentpartout sur mon petit matelas. Et lechâteau prend toute la place dans monplacard. Ce soir je vais au bal et j’ai unbeau carrosse doré. J’entends lescarillons du clocher qui sonnent à la

volée. Les armées du roi parlent fort. Et ily a des cris.

« Non, non, non, et non ! C’est chaquefois la même chose ! Tu passes ta vie àm’imposer tes amis. Je n’irai pas chez lesCassan ce week-end. J’ai envie d’êtretranquille, ici. Et puis, qu’est-ce qu’on vafaire des enfants ? »

Je reconnais soudain la voix hautperchée, un peu mondaine, qui répond :

« Écoute Georges, tu sais très bienqu’Antoinette est là tous les week-ends.Elle n’a que son mercredi après-midi, çalui suffit. Elle peut très bien les garder.

— Mais c’est dommage de leslaisser… »

Elle le coupe :

« T’inquiète pas, tu les retrouveras,“tes enfants”, comme ça, tu t’occuperaspeut-être un peu plus de moi !

— C’est pas aussi un peu les tiens ?Moi je les avais pas demandés, je terappelle ! Surtout Lolo, qui est arrivée aumoment où je voulais te quitter ! J’ai biencompris ton jeu, à l’époque. Tu as voulume coincer, et t’as réussi ! Alorsmaintenant, remplis ton rôle de mère !

— Et comme ça je te laisse vivre ta vie? Tu crois que je suis aveugle, ou idioteet que je ne sais pas ce qui se passederrière mon dos ? Dès que je suisoccupée, tu files téléphoner, ou tu sorsacheter des cigarettes et tu reviens quatre

heures après ! Me prends pas pour uneimbécile ! Moi, je te lâche plus, lesenfants, eux, ils ont Tata. Charles l’adoreet elle aussi et quant à Lolo, elle estmalade et elle dort toute la journée, ça nechangera rien… »

Je mets mes mains sur mes oreillespour ne plus entendre. J’ai mal dans leventre, dans la poitrine, dans la gorge.

À nouveau j’étouffe, mais je retienstrès fort le sanglot qui monte et je suistrès fière : j’ai réussi.

7

Grannie est venu me voir aujourd’hui.Elle a profité de ce que papa et mamansont allés jouer au golf pour venir à lamaison. Elle aime pas maman, je le sais,parce que maman lui a « piqué son fils »et que depuis elle se le garde. Bon, papaaime beaucoup sa maman, mais il peutpas la voir comme avant et Grannie etmaman sont comme chat et chien qui sereniflent à trois kilomètres. Rien quequand la sonnette tinte le dimanche etqu’elle sait que c’est elle, maman a tousles poils en l’air. Moi, je crois qu’ellessont aussi jalouses l’une que l’autre etj’aime pas quand maman dit du mal de

Grannie parce que moi, je l’aime bien.Elle m’apporte toujours des bonbons etdu chocolat noir (j’aime que le chocolatnoir) avec des noisettes dedans. Elle melit des histoires et me raconte son enfancequand elle était petite fille. Maman ajamais fait ça avec moi et quant à Tata,j’en parle même pas. Alors aujourd’hui,elle est venue par surprise, comme lelapin qui sort du chapeau d’un magicienle jour de Noël. J’ai eu des cadeaux, unours en peluche avec des oreilles roses etun chapeau de paille, des bonbons, duchocolat et un joli pyjama bleu-vert toutneuf assorti à mes yeux. Grannie elle medit toujours que j’ai des beaux yeux,couleur lagons des tropiques. Lestropiques je sais même pas où c’est, mais

Grannie me les a montrés l’autre fois surune carte. Tata elle, elle dit qu’ils sontnoirs de méchanceté mes yeux. Pourtant,je crois pas que je suis méchante,malheureuse c’est tout, mais je veux dumal à personne. Un peu à Tata, parfois,mais là j’ai honte et je chasse vite cettepensée de ma tête. Grannie a donné à Tataune liste de courses pour le dîner et dessous aussi. Elle veut me gâter. Tata avaitsa tête des mauvais jours, elle aronchonné qu’elle avait pas que ça à fairemais Grannie lui a mis 100 francs dans lamain en la remerciant de ses bonsservices, alors son visage s’est éclairé etelle a filé sans demander son reste. Tataaime pas Grannie malgré ses sous parceque maman l’aime pas. Alors bien sûr…

Elle a emmené Charles avec elle «parce qu’il faut qu’il s’aère ce pauvrechou, et tiens, pendant que j’y serai, jel’emmènerai faire des chevaux de bois auChamp-de-Mars, ça lui changera lesidées ». Grannie a rajouté des sous, et ilssont partis tous les deux, la main dans lamain, comme des amoureux.

Enfin seules ! Grannie me coiffelonguement, doucement, me parfume avecson Shalimar, j’adore cette odeur, meraconte sa vie, l’histoire de France, lagéographie… C’est drôle, elle m’atoujours parlé comme à une adulte, et moije l’écoute. Je suis petite, mais je saistellement de choses grâce à elle que dansma tête je me sens très grande, parfoisvieille même. Grannie me parle d’autres

vies et de réincarnations. Je me demandesi j’en ai pas déjà eu. Elle me sort de monplacard et soupire :

« Mais tu peux me dire ce que tu faislà-dedans ? Mettre une petite fille dans unplacard, j’ai jamais vu ça, moi ! Maisbien sûr, j’ai que le droit de me taire etde donner de l’argent. Si je dis rien,remarque, c’est juste à cause de tonpauvre père. Il a déjà assez d’ennuis avecla femme qu’il a. Toujours à le tracasser,toujours des scènes et des problèmes. Etmondaine avec ça. Elle fait des enfants etelle s’en occupe jamais ! Mais bon, j’aipas à te dire ça, c’est ta mère après tout.Mais tu peux me dire ce que tu fais dansce placard ? »

Je peux lui dire, oui, mais j’ai plus letemps. L’horloge vient de sonner 6heures, Tata tourne la clef dans la serrure,papa et maman ne vont plus tarder, euxnon plus. Grannie préfère s’esquiver. Ellea pas envie de voir sa « bru » comme elledit.

Elle me serre contre elle, passe samain dans mes cheveux, me berce contresa poitrine. C’est tellement bon que j’aienvie de pleurer et j’arrive pas à retenirmes larmes.

« Pleure pas ma chérie (c’est la seulequi m’ait jamais appelée “ma chérie”,c’est joli, “ma chérie”, non ?). Pleurepas, je vais revenir bientôt. Promis, maistu dis rien, hein ? Secret entre nous ? »

Je hoche la tête, j’acquiesce que ouid’accord, je dirai rien. Grannie me fait undernier câlin, me repose sur mon lit, elleme « range » doucement dans monplacard, et file après avoir donné àCharles son auto (elle aurait bien aimé levoir plus souvent mais « on » le lui laissejamais, que voulez-vous) et file vite avantque les parents reviennent.

Je ferme les yeux et m’endors le nezsur la manche du pyjama tout neuf oùflottent encore les traces de son odeur.

8

Des odeurs, j’en ai plein le nez, la tête,le cœur.

J’ai quatre ans. Maman est venue mechercher à la maternelle. C’est bientôtNoël, je vais voir les guirlandes et lessapins, les décorations des magasins. Etdans l’air, devant les vitrines, flottentles parfums des marrons chauds, et desgaufres, et des crêpes qui me font saliver!

« Maman, j’ai faim ! »

À cette époque j’avais tout le tempsfaim, et je croque à pleine bouche dans

la pâte croustillante. Je m’éclabousse desucre et je ris.

Maman est plongée dans son carnetde rendez-vous, elle regarde sa montre etprend un air impatient. Elle s’occupedéjà moins de moi, mais elle me tient lamain devant les vitrines et je sens le lienqui nous unit. Je la serre fort, très fort,comme si je pressentais déjà que ce lienténu va craquer. Mais, pour le moment,les lumières, les odeurs et la main demaman suffisent à me combler.

9

« D’abord t’es moche et t’es con ; tuf’ras jamais rien d’bien dans la vie !… »Ça, c’est Tata. Tous les jours elle me lerépète. Pour être sûre que j’ai biencompris et que j’oublie pas ! Au début jeprotestais. Maintenant, je me tais. Peut-être qu’elle a raison. Elle dit que jecomprends jamais rien. Pourtant j’aisouvent l’impression de comprendretellement plus de choses que les autresenfants de mon âge. J’enregistre tout. Jeretiens tout, parce que j’ai une très bonnemémoire. Mais après, je sais plus riensortir. Je garde tout en moi, comme sij’avais peur qu’on me le reprenne, mon

savoir. Et puis, je sais pas l’exprimer.J’ai des choses si puissantes dans ma têteet dans mon cœur que j’ai pas les motspour les dire. Ils sont pas assez forts.Alors je préfère tout garder pour moi.J’écoute et j’observe beaucoup, même sij’en ai pas l’air, et je porte mes yeuxpartout. Je les cache pas, même s’ils sontpas beaux, comme dit Tata. Elle a sansdoute raison d’ailleurs, parce que moi, jeme suis jamais trouvée belle. Y’a que maGrannie et papa qui me trouvent à leurgoût. Les autres, ils me disent rien, saufTata, qui me trouve carrément moche.Mais bon, tant pis, j’en ai pris mon parti.

N’empêche que ça me fait quand mêmede la peine quand elle me le répète tousles jours.

« T’es moche, t’es con et tu f’rasjamais rien de bon dans la vie, toi ! »

Pourtant, je sais que j’en ai du bon enmoi, et j’ai envie d’en donner tout plein àtout le monde. Mais voilà, je suis troppetite et puis dans mon placard, c’est pasfacile…

Papa est revenu aujourd’hui. Ça faisaitquatre jours que je l’avais pas vu. J’aiessayé de lui dire, entre deux quintes detoux :

« Tu sais, Tata, elle me déteste et elleest méchante avec moi. »

Il m’a prise dans ses bras pourm’embrasser en me demandant pourquoi,mais alors maman est arrivée, et elle a

commencé à crier en se fâchant :

« Lâche ta fille, espèce de vieuxvicieux. Toujours à la léchouiller et à latripoter, hein ? À croire que tu n’en asque pour elle, en dehors des autres bienentendu !… Moi, je compte pas, bien sûr,je n’ai jamais compté d’ailleurs ! »

Papa m’a lâchée aussitôt, comme s’ilétait pris en flagrant délit. Il s’estretourné vers maman :

« Écoute Rose, Lolo me dit que Tata nel’aime pas. Qu’elle lui fait du mal…

— N’importe quoi ! coupe maman d’unton sec. Décidément cette petite ne saitpas quoi inventer pour attirer l’attentionsur elle. Et toi, tu vas gober tout ce

qu’elle te dit ? Plus naïf, ça n’existe pas.Écoute-moi bien : Tata est par-fai-te (là,elle détache bien ses mots) tu entends,parfaite ! La cuisine, le ménage, lesenfants, elle sait tout faire je te dis. Ethonnête avec ça. Une vraie perle. C’estpas demain la veille que j’en retrouveraiune autre comme ça. Alors laisse direLolo, elle invente n’importe quoi et fais-moi confiance, Tata, on peut lui laisser lamaison et les enfants sans problèmes.C’est important ça, non ? »

Papa ne répond pas. Il ne sait plus quoipenser. Entre sa femme et sa fille… Maisune adulte, c’est plus crédible quandmême. D’autant que Rose n’arrête pas delui dire que « Lolo ment tout le temps ».Peut-être bien qu’elle s’invente des

histoires après tout…

Papa me lâche et m’abandonne. Il estvaincu.

« Viens, ordonne maman, on va être enretard chez les Macet. Va changer decostume. »

Il me quitte sans même plus oser meregarder. Maman, négligemment, repoussedoucement la porte du placard. Il n’y aplus qu’un filet de lumière qui filtre.J’entends ses hauts talons qui claquent ets’éloignent. Je suis donc si mauvaise queça ?

10

« Mauvaise ! » C’est Tata qui le ditsans arrêt depuis qu’elle s’occupe demoi.

J’ai cinq ans. Maman s’est inscrite àun club de bridge, elle est très prisemaintenant. Le matin courses etexpositions, l’après-midi bridge. Ellem’a abandonnée à Tata. Mais Tata neveut pas de moi. Elle a déjà Charles, sa“cane” “son petiot” auquel elle s’esttrès vite attachée. Alors moi je gêne.Elle a dressé un paravent dans notrechambre à tous les trois. Eux d’un côté àjouer, à rire, à chahuter, moi de l’autre,

à écouter, dans mon silence.

Mais un jour je me suis plainte àmaman de cette séparation, de cetisolement et maman est allée dire à Tataqu’il fallait jouer avec moi aussi. Tatas’est récriée qu’elle le faisait, bien sûr,Madame, mais que j’étais toujours entrain de lui chercher des noises et que jevoulais la faire accuser et punir à tortparce que j’étais « une mauvaise ».

« Une mauvaise », a répété alorsmaman. Et j’ai gardé définitivement cequalificatif, comme une étiquette colléeà ma peau. Suis-je vraiment « unemauvaise » ?

11

Je somnole mais je n’arrive pas àdormir. J’attrape Tommy pour lui parlerquand je vois la porte s’ouvrir et Charlesrentrer, son lapin François pendu par unede ses oreilles à ses doigts, son nounounedans l’autre main.

« Tata téléphone ! ronchonne-t-il avecun air de reproche. Je suis tout seul et jem’ennuie. »

Je le regarde plus attentivement. C’estvrai qu’il est mignon, mon petit frère,plus mignon que moi. Il a les joues bienroses et il est tout potelé, avec desboucles blondes et toujours ses grands

yeux bleus. Je comprends pourquoi tout lemonde l’aime. Il me fait penser à un grosgâteau.

Il continue :

« Tu joues jamais avec moi ! Tu viensjouer avec moi ? »

Je souris. C’est vrai qu’on joue jamaisensemble, mais c’est pas de ma fautequand même ! Il doit bien le savoir ! Pourune fois que Tata lui fiche la paix.

Charles grimpe sur mon lit en tenantson lapin par le cou et l’agite devant moi.

« Pourquoi tu viens pas jouer avec mesvoitures ? Tu me racontes une histoire,dis ? » me demande François, le lapin.

Il est drôle mon petit frère. Je rentre

dans le jeu et dresse Tommy à mon tour,qui lui répond :

« Tu vois bien que je suis malade. Onm’a enfermée ici, et je peux plus bouger.Tu me manques, tu sais. Moi, j’aipersonne à qui parler ! »

François redresse une oreille, il a l’airsurpris.

« Tu vas guérir quand ? »

Tommy baisse les bras l’air dépité.

« Je sais pas. Tu veux une histoire ? »

Je reçois aussitôt François en pleinefigure. Il s’agite très fort devant mes yeuxet ses oreilles me balayent le visage.

« Oui, une histoire. Une belle histoire

avec des dragons, des monstres, deschâteaux hantés ! »

Tommy se cache sous la couverture entremblant et François éclate de rire.

Tommy ressort de la couverture etcommence :

« Il était une fois – là, Françoiss’assied sur les genoux de Charles, quiprend son pouce dans sa bouche en mêmetemps, et ne bouge plus, l’air attentif. Ilétait une fois un vilain monstre qu’onappelait Tata.

— Non, répond François en secouantla tête énergiquement. Tata elle estgentille ! »

Je le regarde tristement. Oui, avec lui

c’est vrai…

Tommy se penche à l’oreille deFrançois pour lui expliquer :

« Elle est gentille avec toi, pas avecmoi ! »

François réfléchit.

« Tu as raison. Alors je vais le battretrès fort, le monstre Tata ! » et Françoisattrape dans ses pattes la grosse barrettede mes cheveux qui traîne sur lacouverture et saute sur Tommy en lefrappant de toutes ses forces.

« Méchant, méchant monstre. Grrr,tiens, vilain, tu m’échapperas pas ! »

Je souris. Ça m’amuse de voir Charlestaper sur le monstre Tata de toutes ses

forces. Tommy se lance dans la bataille ettous les deux se donnent des coups etroulent l’un sur l’autre avec des crisviolents.

« Ze vais te tuer ! » hurle François trèsexcité, tandis que Charles saute sur monlit, rouge d’émotion.

Quand il est excité ou ému, Charleszozote toujours un peu.

« Non, c’est moi ! » crie Tommy, que jetiens, assise, à bout de bras.

On crie tous les deux ensemble, ons’agite, mais soudain j’ai des papillonsqui dansent devant mes yeux. Tout se metà tourner et je retombe, épuisée, en nage,la bouche ouverte, sur mes oreillers. J’ai

dû faire trop d’efforts.

Charles prend peur. Il descend de monlit et appelle :

« Tata ! Tata ! » et court la chercher.Tata arrive en traînant les pieds, commetoujours. Elle pose sa grosse main sur matête pour prendre ma température etdécide que ce n’est rien.

« Tu l’as trop fatiguée Charles ! Je t’aidéjà dit de pas jouer avec elle. Lolo estmalade, et toi tu dois faire attention à pasl’attraper, sa maladie. Viens ma cane,reste pas là, c’est pas bon pour toi. » Elletire Charles par le bras et repousse laporte de mon placard.

« Et toi, Lolo, tu lui fous la paix et tu te

calmes ! », me crie-t-elle en s’éloignantdans le couloir.

J’ai chaud, j’attends que ça aillemieux, mais je regrette pas. J’étaisvraiment contente d’avoir vu un peu monpetit frère. C’est pas si souvent quandmême !

12

Ça fait trois semaines, un mois, unmois et demi déjà que je suis dans monplacard ? Je sais plus très bien, mais lesjours sont longs et s’étirent à l’infini,dans la semi-obscurité de la douceurmoite de ce recoin. La porte reste à peineentrebâillée maintenant. On m’a rangéecomme les balais du réduit de la cuisine.Je suis à ma place ici. Je ne dérange pasl’ordre de la maison. Je ne toussepratiquement plus d’ailleurs et le docteurn’est plus venu depuis longtemps. Je saisqu’il a demandé de mes nouvelles, j’aientendu Tata le dire à maman, mais ellel’a rassuré :

« C’est plus la peine de vous déranger,elle se porte comme un sou neuf ! »

Je tousse plus, mais je tremble de tousmes membres tellement je me sens faible.Et amaigrie. C’est sûr qu’on pourraitjouer de la musique en tapant sur mes os,parce que j’ai pas beaucoup de graissedessus. Tata m’apporte régulièrement mesrepas, mais comme je sors jamais, et queje bouge pas, j’ai pas faim du tout. Papaet maman sont sortis aujourd’hui. Ils ontemmené Charles qu’ils veulent présenterà son parrain, Marc, qui ne l’a pas vudepuis deux ans. Ils ne reviendront quedemain soir. Tata est restée pour megarder, en ronchonnant, comme toujours,que je pourrais bien rester seule dans lajournée, et qu’elle reviendrait le soir me

faire dîner et rester coucher parce qu’elleavait un rendez-vous.

Mais là, papa, pour une fois, a été trèsferme.

« Antoinette, vous ne bougez pas ! Loloest trop faible. Il peut lui arrivern’importe quoi ! Vous restez jusqu’à notreretour. »

Antoinette n’a rien répondu, mais jesais que c’est moi qui vais payer samauvaise humeur. Elle va encore trouverune occasion de me battre, c’est sûr ! Tantpis, je peux rien faire et de toutes façons,on me demande pas mon avis. J’auraispourtant préféré rester seule avec mespoupées, mon livre, le croquemitaine et legrand méchant loup. J’ai l’habitude

maintenant. Je m’ennuie plus avec eux,même s’ils me font toujours très peur.

Papa, maman et Charles sont partissans me dire au revoir.

« Vite, il faut mettre sa veste à Charles,son écharpe pour qu’il n’attrape pasfroid, tu n’as pas oublié ses jouets aumoins ? Sinon il va s’ennuyer le pauvrechéri, oh tu as vu l’heure, on va être enretard, on file, au revoir Tata, à demainsoir… »

Au revoir Tata ! Et moi, on m’a riendit. C’est normal, on me voit presqueplus. Je disparais avec le temps. Je mefonds dans l’obscurité et le silence demon placard. Je me demande s’il n’y aplus que Tata qui sait que je suis là. C’est

la seule que j’ai vue depuis plusieursjours. Au moins c’est toujours ça : unevoix, un visage, quelque chose à quoi seraccrocher. Je la déteste, elle aussi medéteste, nous le savons toutes les deux,mais pour moi, c’est quelqu’un qui merencontre, et même dans la haine, je saisque j’existe encore. Cet après-midi, aprèsle départ de papa et maman, il y a eu uncoup de sonnette. Elle est allée ouvrir,j’ai entendu une voix d’homme que je n’aipas reconnue. C’était pas celle de papa nid’un ami, mais une voix toute nouvelle.Tata lui a parlé tout doucement. Elle aussiavait changé de voix. Une voix de jeunefille, toute timide et douce, que je lui aijamais entendue. De l’autre côté de monplacard, il y a sa chambre. Enfin la

chambre où je couchais avec elle etCharles, mais qui n’est plus la miennemaintenant. Qui n’est plus que la leur.Elle l’a emmené, je les ai entenduschuchoter, et puis rire. Les cloisons sontminces dans l’appartement, on entend lesbruits facilement, surtout le soir et lematin quand papa et maman crient. Maismême quand elle chuchote, Tata, jel’entends. À force de vivre dans le noir,j’ai les oreilles qui entendent mieux.C’est par elles que je communiquemaintenant, que je reste en contact avecma famille. Alors Tata et son ami ilschuchotent, et puis ils rient très fort et toutà coup ils disent plus rien du tout. Qu’est-ce qui se passe ? Ils sont fâchés ? Il estparti ? Mais je crois pas, j’ai pas entendu

son pas. Tout à coup j’ai très peur. J’aientendu Tata crier, et gémir. Je tremble.S’il lui fait mal, elle va plus pouvoirtravailler. Qui est-ce qui va s’occuper demoi ? Et puis, j’aime pas les méchants.J’irais bien regarder, mais j’ai trop peur,je vais être grondée, et puis je suis tropfaible avec mes jambes toutes molles.Tata elle continue à gémir, mais elle al’air d’aimer ça, parce que je l’entendsqui dit :

« Oui, oui, encore, encore, continuechéri, plus fort, viens, encore. »

Je comprends plus rien. Elle aimequ’on la batte, Tata ? Moi je savais pas.Alors peut-être que quand elle me bat,c’est pour me faire plaisir ? Oui, mais

moi j’aime pas. Il faudra que je luiexplique. En fin de compte, elle me batpour être gentille avec moi, peut-être ?Peut-être aussi qu’elle m’aime bien aprèstout ? J’ai plein de pensées qui sebousculent dans ma tête. Je sais plus oùj’en suis et pendant ce temps, ellecontinue à crier Tata, derrière monplacard, et à en redemander. Je mebouche les oreilles, et je tremble commeune feuille. J’aime pas qu’on se batte,même si Tata aime ça. Et puis l’hommeaussi il s’est mis à crier et à dire deschoses horribles :

« Tiens, prends salope, prends, c’estpour toi. »

J’aime pas comme cet homme traite

Tata. J’en peux plus. Je voudrais que çafinisse, qu’il s’en aille. Tous ces cris çame fait très peur. Comme les cris de papaet maman quand ils hurlent dans leurchambre. Mais ça dure, ça dure, et moi jepleure et j’enfonce mes doigts très loin,très loin dans mes oreilles. Et puis, tout àcoup, tout s’arrête. Il n’y a plus aucunbruit. Silence de mort dans la maison. Ill’a tuée, Tata, ou quoi ? J’ai encore pluspeur. En fin de compte je préféraispresque quand elle criait. Au moins jesavais qu’elle était vivante. J’attends.J’ose plus respirer. Dans ma poitrine,mon cœur tape trop fort. J’étouffe. Lesilence dure longtemps. Je serre Tommycontre moi :

« Tommy, tu crois qu’on va rester seuls

tous les deux ? »

Il me regarde de son œil bleu et de sonœil marron, et il a l’air tout aussi inquietque moi.

13

Le silence s’est installé et puis,soudain, des rires de nouveau. Tata n’estpas morte ? Je respire enfin. Le sangafflue à mon visage. Elle est pas morte etelle rit ? Et lui aussi il rit, je les entendstous les deux, et ils se font des bisousbien fort, que j’entends aussi. Et ils sedisent des mots tendres : « Ma puce, monchaton, mon lapin… »

Toute la basse-cour y passe. Tata n’estplus une salope alors ? J’y comprendsvraiment rien, moi, à leurs jeux.

Elle a raison Tata, quand elle dit que jesuis très « con », parce que là, ils m’ont

bien eue tous les deux. J’ai marchécomplètement. J’ai rien compris du tout.Tommy non plus d’ailleurs.

J’entends l’eau de la douche couler. Ilsont dû avoir très chaud, je les entendsensemble qui ont l’air de bien s’amuser.

J’ai soif. Toute cette eau me donne soif.Mais j’ose pas appeler, sûr que Tata megrondera. Je passe ma langue sur meslèvres sèches, et j’avale ma salive. C’estpas ça qui me désaltère, mais je fais ceque je peux.

Et puis la porte s’ouvre. Je les entendsqui marchent dans le couloir.

Ils se font encore des bisous. Ça claquedans le silence de l’appartement. Tata,

elle raccompagne son ami à la porte, ilschuchotent encore, et puis la porte sereferme. Ça y est, il est parti pour de bon,cette fois. Les pas lourds se rapprochentde nouveau. Timidement, j’appelle :

« Tata ? Tata ! »

J’ai trop soif, et puis je veux voir sielle a des bleus et des bosses partout.Est-ce qu’elle est blessée ?

Une grosse voix ronchonne. C’est plusla petite voix douce de tout à l’heure.C’est la grosse voix que je connais sibien.

« J’l’avais oubliée, celle-là ! Encore àm’réclamer ! Y’a pas à dire, on peut pasavoir la paix cinq minutes avec elle ! »

Cinq minutes ? Moi, j’ai l’impressionque ça fait des heures que je dis rien,toute repliée sur moi dans mon placard,pour pas la déranger. Elle se rend jamaiscompte de mes efforts, de toutes façons.

La porte du placard s’ouvre. La grosse(je l’appelle comme ça quand je suistoute seule avec Tommy) apparaît. Je laregarde, incrédule. Mais non. Elle n’a pasde bleus ni de bosses. Elle n’est pasblessée non plus. Elle a le visagedétendu, au contraire, avec le mêmesourire tout partout, dans les yeux et surles lèvres que maman quand elle va boireson verre d’eau à la cuisine le dimancheaprès être restée enfermée des heuresavec papa.

Tata, elle a juste l’air un peu fatiguée,c’est tout. Fatiguée, mais détendue.

« Quoi tu veux, encore, la gamine ?

— Tata, j’ai soif. Dis il t’a pas faitmal, le monsieur ? J’ai eu très peur, tusais. » Le visage de Tata se ferme. Sesyeux deviennent tout noirs. Tout à coupelle me regarde méchamment et m’attrapele bras très fort.

« T’as entendu dis ? T’as entendu ?Toujours à coller ton oreille partout,p’tite peste ! »

Qu’est-ce que j’ai encore dit ? Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Tout se brouille.J’éclate en sanglots. Je ne peux rienrépondre. Tata me secoue comme le

pommier de la campagne, chez Grannie,quand elle veut faire tomber les pommesreinettes :

« Arrête de chialer, c’est exaspérant àla fin. Tu chiales tout l’temps, Lolo. Pourun oui, pour un non. Et pis, écoute bienc’que j’vais t’dire. T’as pas intérêt àraconter. À personne, t’as compris ?J’sais pas c’que t’as vu, ou entendu, et pisj’m’en fous si tu veux tout savoir, maist’as intérêt à la boucler parce que sinon,ça va chier pour toi ! J’te l’dis, moi !T’as compris, Lolo, dis, t’as biencompris ? ».

Elle me secoue encore. Instinctivementje porte mon autre bras, le libre, devant levisage. Les claques de Tata, je les

connais. Ça fait rudement mal. Ellearrache mon bras de mon visage pour meforcer à la regarder, à lui dire que j’aibien compris, oui.

14

Tata est partie. J’ai entendu la porteclaquer. Elle est partie sans me donner àboire et j’ai toujours aussi soif. Ma gorgeme brûle de plus en plus. Il faut à toutprix que je boive. Je pousse la porte demon placard. La lumière pénètre,aveuglante pour mes yeux habitués àl’obscurité. Je cligne des paupières enfaisant la grimace et tente désespérémentde me mettre debout en m’agrippant aumur. Mais mes jambes sont trop faibles.Elles flanchent et sont incapables de mesoutenir. J’ai soudain le vertige. Jem’effondre en larmes sur mon matelas.Tata, pourquoi tu m’as pas donné à boire

? Une petite voix dans ma tête me rabroue: « Laurence, tu vas pas te laisser fairequand même ? T’as de la volonté ou non ?C’est trop facile de baisser les bras. T’astoujours dit que t’avais du courage et dela volonté. C’est le moment de le montrer,sinon, t’es plus qu’une chiffe molle. »

Cette petite voix, je la connais bien.C’est mon Jiminy Criquet à moi. Il meparle toute la journée. Je lui réponds. J’aides longues conversations avec Jiminy eton n’est pas toujours d’accord tous lesdeux. Alors des fois je me fâche et jel’envoie promener. Mais il ne me lâchepas. Il ne me lâche jamais. Il revient à lacharge tout le temps et souvent je finis parme rendre à ses raisons et par faire cequ’il me dit. Là encore, je sais que je

dois lui obéir. Malgré tout ce que merabâche Tata, j’ai encore une bonneopinion de moi. Et surtout, je ne voudraisjamais manquer de volonté. Sinon, Tatam’enfoncera encore davantage. Je doisavant tout lutter contre elle, me battre, luirésister. Jusqu’au bout. Cette pensée meredonne des forces. À moi, mais pas àmes jambes. Alors je décide d’une autretactique. Tata a pas voulu me donner àboire ? Ça ne fait rien, je boirai touteseule.

Je sors du placard à quatre pattes et jeme traîne sur la moquette du couloir.C’est fou, rien que de faire ça, je suis toutessoufflée et en nage. Je m’arrête, jeprends mon temps, et je repars. J’avaisdécidé d’aller jusqu’à la cuisine mais

c’est trop loin. En chemin, il y a la sallede bains du couloir, celle que papa prendpour lui parce que maman s’est gardépour elle seule celle de la chambre. J’iraiboire au lavabo. La porte est ouverte. Lecarrelage est dur et froid. J’ai mal auxgenoux. Je fais la grimace, mais cettefois, je ne fléchirai pas. Le lavabo est toutprès. J’attrape le rebord, une main, deux,et tente de me hisser. Mais même avec unappui, mes jambes ne répondent plus. Unefois encore, je me tords la cheville etretombe sur le carrelage froid, des larmessur les joues.

Le bidet est juste à côté. À quatrepattes, je n’aurai aucun mal à boirededans. Je tourne les robinets, et me metsà laper l’eau fraîche qui s’écoule sur les

côtés. C’est bon dans ma gorge brûlante.Je bois sans prendre le temps de respirer,sans arrêt, comme si j’avais des annéesde soif à rattraper. Je mouille mes yeuxrougis, ma figure, mes cheveux. J’ai enviesoudain de plonger dans ce bidet, dem’engloutir dans l’eau de ce bidet. Jeressors la tête, toute ruisselante, heureuse.C’est comme une bonne blague quej’aurais faite à Tata. Il y a longtemps queje me suis pas sentie aussi bien.Maintenant j’ai de la fraîcheur partout.

Je reste un long moment à regarderl’eau s’écouler et j’ai du plaisir àentendre le bruit qu’elle fait. Mais Tatapeut revenir maintenant d’un moment àl’autre. Si elle me trouve là, elle vaencore me gronder, c’est sûr ! Je referme

les robinets à regret et repars vers monplacard. J’ai encore mal aux genoux. Jecommence à m’habituer, ou c’est parceque j’ai pris un petit moment de bonheur ?Le trajet du retour me semble plus rapide.Je m’allonge sur mon lit, essouffléemalgré tout, mais heureuse, de l’eau pleinles yeux. J’ai pris soin de repoussercomme il faut la porte de mon placard. Ilfaut pas que Tata sache, surtout pas !

15

Elle est revenue, la « méchante ». Avecdes provisions pour le dîner. Bien sûr,elle m’a pas demandé si j’avais besoin dequelque chose mais maintenant que j’aibu, ça va mieux. Je me suis endormie. Il ya de l’eau partout dans mon placard etune cascade jaillit de l’ampoule auplafond. Je suis toute nue, je plonge danscette cascade, je m’éclabousse etj’éclabousse le croquemitaine et le grandméchant loup en me moquant d’eux. Ilsfont vraiment la gueule et serecroquevillent sous ma couverture. Jerigole et je n’en ai plus peur du tout. Jeplonge dans l’eau, je saute, je ris aux

éclats.

Il y a un oiseau-mouche avec degrandes ailes qui me frôlent le nez et levisage. Ça me chatouille, mais ça megêne aussi. Je le chasse d’un mouvement,mais il revient l’instant d’après. Avec mamain, j’essaie de le repousser à nouveau,mais je reçois à ce moment-là une grandeclaque sur le nez. Je suffoque et tout àcoup je sors de mon rêve et j’ouvre lesyeux à demi. Tata est au-dessus de ma têteet elle me balance sa culotte sous le nezpour me réveiller. Je fais une grimace etje porte ma main à mon nez. Ça me faitmal. Mais quand je retire les doigts, ilssont tout poisseux et pleins de sang. Je lesregarde, interloquée, pendant quej’entends :

« Petite chieuse, tu comprends jamaisrien à la plaisanterie. Sale caractère va !Et en plus, maintenant, tu saignes du nezet tu vas en mettre partout, rien que pourm’emmerder. Tu le fais exprès pour quej’aie ton linge à laver en plus, saleemmerdeuse. J’en suis sûre, ça oui ! T’esvraiment bonne qu’à empoisonner la viedes autres, toi ! » Et elle part chercherune serviette et une cuvette parce que jesaigne vraiment beaucoup du nez. Unebelle hémorragie… ! Mais je m’en ficheet je souris pendant que le sang coule surmes lèvres. C’est vrai, Tata, elle va avoirdu boulot en supplément. Elle avait qu’àpas me taper. C’est bien fait pour elle !

Elle m’a quand même lavée et changéeparce que « qu’est-ce qui va encore direton père si y t’rouve dans c’t’état-là, hein? » Et puis elle m’a donné ma soupe et maviande, que j’ai en horreur, j’ai toujoursdétesté l’odeur et le goût de la viande.Plus tard, quand je serai grande, je seraivégétarienne. Mais pour l’instant mamany tient beaucoup à ce que je mange maviande, une des rares choses auxquelleselle tienne beaucoup pour moi. « Pourbien grandir », qu’elle dit, et moi j’en aihorreur et comme je reste devant pendantdes heures, que je la mange pas et qu’ellerefroidit, ça finit automatiquement par unefessée. Mais je préfère encore ça au goûtde la viande. Des fois, Tata me pince lenez tellement fort pour me la faire avaler

que j’ouvre la bouche et que je l’avaletout rond sans mâcher. On sent moins legoût comme ça. Mais après, sans le faireexprès, je suis prise de haut-le-cœurirrésistibles, et malgré moi je finis parvomir. Alors là, c’est la catastrophe et jeprends une raclée monumentale pendantque le croquemitaine se tient les côtestellement il se marre. Et ensuite, à euxdeux, le croquemitaine et Tata, ils me fontré-ingurgiter tout mon vomi, et j’ai intérêtà le garder dans l’estomac cette fois !…

Bon, ce soir j’ai juste mangé unebouchée de la viande, mais pour une fois,Tata a rien dit. Elle va pas me retaper,sinon faudra encore qu’elle lave mesdraps et mon oreiller. Elle préfère fairecelle qui a rien vu et laisser tomber.

D’ailleurs elle doit téléphoner. Elle mel’a dit :

« Dépêche-toi Lolo d’finir. J’ai uncoup de fil à passer. »

Heureusement que papa est pas aucourant, lui qui gueule sans arrêt parceque la note est trop élevée. Tata, ellereste des heures et personne le sait.Personne sauf moi, mais je dis rien. Lesbaffes, je raffole pas !

16

Il fait nuit. Tout est calme. Je dorscontre Tommy et Lola, la poupée queGrannie m’a achetée. Des fois j’aipresque plus de place tellement ils enprennent, mes confidents, mais bon, ilssont encore jeunes, c’est normal.

Et puis tout à coup j’ai très envie defaire pipi. J’ouvre un œil et je regardemon pot avec inquiétude. Il est plein à rasbord. Tata l’a pas vidé hier soir, tropabsorbée par le coup de téléphone qu’elleavait à donner. Et moi, commed’habitude, j’ai rien osé dire, et puis detoutes façons on m’écoute jamais ! Mais

je suis lâche et je m’en veux. Mon pot, jepeux le voir parce que justement, « pourpas être dérangée la nuit pour rien », Tataa dit à maman de mettre une petiteveilleuse jaune dans la pièce. Alorscomme ça je peux discerner tout ce qu’ily a autour de moi. Mais cette fois, ça sertà rien. Il va falloir quand même que jel’appelle. Timidement je dis :

« Tata ? Tata ! » Mais ça ne sert à riensi je crie pas. Elle m’entendra de l’autrecôté du placard que si je crie très fort.Quand elle dort, elle dort ! Alors jem’égosille :

« Tata ? Tata ! »

Rien. Elle a même pas bougé. Jepanique. J’ai vraiment envie. Et puis

peut-être qu’elle est morte ? C’est drôle,j’y pense tout le temps à la mort. PourTata et pour moi. Mais elle, c’est pour lapunir. Moi, c’est pour me délivrer. Alors,je continue :

« Tata ! Tata ! » Au moins un quartd’heure. J’ai dû le dire deux cents fois.Sans arrêt. Et puis soudain j’entends desgrognements. Comme ceux d’une bête. Onremue à côté. Une grosse masse qui selève. Des pas pesants. La porte quis’ouvre et une voix mauvaise, teigneuse,qui gronde :

« Quoi encore ? ! Qu’est-ce t’as à mefaire chier en pleine nuit toi ? »

Soudain j’ai peur. Je tremble. Elle mefait vraiment peur, Tata, par moments,

quand elle a sa mauvaise voix. Parcequ’elle frappe fort à ces moments-là. Jetremble sous ma couverture et je répondspas. Elle aboie de nouveau :

« Tu m’as appelée, p’tite peste ? »Timidement, je m’entends lui répondre :

« Non, j’ai rien dit.

— Sale petite peste, va. Tu meréveilles rien que pour m’emmerdersûrement à cause des saignements de nezde tout à l’heure. T’es vraiment qu’unesalope ! » Et elle repart se coucher enclaquant la porte.

J’ai mal à la vessie mais je ferai paspipi cette nuit. Tant pis. J’ai rien pu luidire. Trop peur.

Je dors pas de la nuit. À six heures, lelendemain, Tata arrive.

« À la campagne, on se lève tôt et c’estpas parce que t’es dans ton placard qu’ilfaut prendre des habitudes de paresseuse.»

Alors elle ouvre les volets, lesfenêtres, vide mon pot, me le remetmachinalement sans dire bonjour –d’ailleurs elle le dit jamais – et vapréparer le petit déjeuner. Et là, enfin, jepeux faire pipi ! Comme c’est bon ! Je nesuis plus qu’une eau qui coule, comme jen’étais plus qu’eau quand je plongeaisdans la cascade de mon placard. En fin decompte il n’y a qu’avec l’eau que j’ai debons rapports. Et avec Grannie aussi bien

sûr, mais ça, ça n’a rien à voir. Peut-êtreque j’étais heureuse dans l’eau du ventrede maman ? Le bonheur, je sais plus ceque c’est, je sais même pas si je l’aiconnu un jour, des petits moments debonheur, oui, mais le vrai bonheur ? Maisc’est un mot que j’aime. Il me fait rêver !Je reste, longtemps, longtemps sur monpot rose, la tête entre les mains. J’ail’impression de fondre et je me sens bien.

« Tu dors Lolo ou quoi ? » Je relève latête. Tata est là, avec le bol de lait chaudet les tartines de pain de campagne.L’odeur du lait chaud me soulève le cœur.C’est drôle parce que j’adore le lait, maisseulement froid. Le lait chaud, avec laviande, c’est tout ce que je déteste !Encore, elle me rajouterait du chocolat,

mais même pas !

« À la campagne, on boit le lait commeça, et on est tous costauds ! » qu’elle dit.Costaud, elle ? Peut-être ; énorme,sûrement ! Enfin bon, tous les matins jeme force et c’est vraiment mauvais.Heureusement qu’il y a les bonnestartines beurrées avec du miel dessus. Làau moins, je me régale. Tata est partiefaire son ménage. Papa et maman doiventrentrer ce soir. Peut-être que Grannieviendra me voir ? Je sais qu’elle ademandé à me garder chez elle plusieursfois. Mais maman a toujours refusé.

« Laisser un de mes enfants à ta mère ?Mais tu n’y penses pas, Georges, elle n’ajamais su s’en occuper ! Je n’aurais pas

confiance, tu vois, alors ça non ! Et puiselle en profiterait pour me démolir à sesyeux. Parce que je sais très bien cequ’elle pense de moi, ta mère, et permets-moi de te dire que ce n’est pas joli, joli.Alors lui laisser mon enfant à cette vieillegarce, pas question ! »

Comme toujours papa fuit lâchement. Ila assez de scènes comme ça. Après tout,les enfants, c’est le domaine des femmes.Pas celui des hommes. Alors qu’elles sedébrouillent entre elles, il a bien assez àfaire. Il plonge tête baissée dans sonjournal et disparaît ainsi pendant troisheures. Maman est victorieuse une foisencore. Elle sait qu’elle aura toujours ledernier mot. Ça lui rend le jeu plus facile.Parce qu’en fin de compte, elle sait, et lui

aussi, que c’est un jeu. Ils jouent tous lesdeux, à se chamailler, à se détester, às’étriper, mais dans le fond, c’est un jeu,ils s’aiment et ils se quitteront jamais.Mais ça, ils ne le reconnaîtront pas nonplus.

En attendant, j’espère Grannie et jeprie le Bon Dieu et le petit Jésus et Marieet tous ceux que je connais pour qu’ellevienne me voir, pendant que je suis seuleavec Tata. Parce que j’ai un gros cafardtout d’un coup et je me suis déjà arrachéplusieurs poignées de mes cheveux.

17

Je suis seule et je suis fatiguée.Normalement cette année je devrais être àl’école en train d’apprendre à lire, àécrire et à compter. J’aimerais bien.J’aurais plein de petits camarades. Onjouerait à la récré, la maîtresse medonnerait des bons points si j’étais sageet que j’avais bien fait mon travail.J’aurais de bonnes notes même, je meconnais, je suis consciencieuse, et puisj’aime bien apprendre.

Mais le docteur a fait des certificatsmédicaux, comme dit maman. Le docteurPons, d’abord, puis après le docteur

Parrot, Jacques de son prénom, un copainde maman, qui a fait un certificat « longuedurée » comme il dit. Alors je n’irai pasà l’école cette année, parce que descertificats il en fait autant que maman luidemande.

« Elle est pas encore assez bien pouraller à l’école, vois-tu », explique-t-elleà Jacques.

Et là, elle a raison maman, je me senspas assez forte pour y aller. Pourtant,c’est vraiment pas l’envie qui m’enmanque. Des fois, j’en rêve la nuit, del’école.

En maternelle, l’année dernière, j’aidéjà appris à faire les lettres, à les lier, àlire les Be, les Ce, les O qui ressemblent

à des soleils, tout ronds, tout beaux. Ilsme plaisent les O, je leur mets deux grosyeux, un nez, une bouche et ilsressemblent à Tata. Alors je peux lesgribouiller pour qu’ils ressemblent plus àrien. Ils deviennent très moches, et moi çame fait rire, toute seule dans mon placard,je ris et je m’amuse dans ma tête, parceque j’ai complètement égratigné et détruitla tête O de Tata.

« Qu’est-ce que t’as à rire comme unefolle ? fait Tata qui passe dans le couloirà ce moment-là. Ça va pas ? Déjà qu’elleest malade du corps, si en plus elledevient malade de la tête, c’est pluspossible. »

Et Tata s’en va en ronchonnant et en

traînant les pieds sur le parquet qu’ellevient de cirer et qui brille comme unsoleil de midi pour les amies que mamanva recevoir cet après-midi à son bridge.Elles vont se recoiffer et se remaquillerdans le parquet ses amies ? Il brilletellement, faut le croire.

Moi je ris encore, mais tout bas cettefois, pour que Tata elle vienne pas.J’aime de plus en plus être tranquille etqu’on me fiche la paix. Moi, au moins, jem’engueule pas.

Demain Grannie doit venir me voir.J’ai entendu papa le dire à maman. Elleva m’apporter des livres et me lire deshistoires. Elle m’apprend les mots quandje lui demande.

Je vais continuer à lui demander pourque je sois pas en retard à l’école quandje serai guérie. J’ai décidé ça. Je vaisguérir très vite maintenant pour sortir duplacard. Mais il faut que mes jambes meportent. Alors je vais attendre un peu.J’essaye de les bouger et de les agiter surmon matelas. Elles me paraissent lourdesbien qu’elles ne soient pas plus grossesque le poignet de Tata, ni même que celuide maman qui a des poignets très fins.

« Tu as les attaches fines, tu es bellema chérie », lui a dit papa l’autredimanche quand ils sont sortis de leurchambre, le soir.

Des fois je me dis qu’ils vont y restertoute leur vie, dans leur chambre.

Les attaches, je sais pas ce que c’est,peut-être un trombone qui relie lesmembres, mais papa lui caressait lepoignet en disant cela. Je l’ai vu dansl’ouverture du placard. La porte étaitentr’ouverte. C’est drôle, des fois il luihurle dessus et des fois, il est comme unchat à ronronner et à se frotter contre elle.

Maman elle adore ça quand ilronronne. Elle le caresse, son gros chat,et elle lui fait des bisous.

C’est ça, je crois, qui me manque leplus. Les bisous. Y a que papa et Grannie,surtout Grannie, qui m’en font. Tommyaussi, bien sûr, mais c’est pas pareil !

Grannie, elle est venue cet après-midi.On a lu ensemble tous ces beaux livrescolorés, et elle m’a appris plein de mots.Elle m’a aussi apporté des crayons et dupapier, pour que je lui fasse de beauxdessins.

Et puis elle a touché mes joues.

« Tu es trop pâle Lolo, ça ne va pas dutout. Tu ne sors jamais, sous le prétexteque tu es malade ! Moi je dis, aucontraire, qu’il faut te sortir pour que tuailles mieux. Je vais venir te chercher leweek-end prochain, et je t’emmène deuxjours à la maison. Mais tu ne dis rien àpersonne, d’accord ? c’est un secret entrenous ! »

Je fais signe de la tête que non, je dirai

rien, mais je sais pas comment elle vafaire avec maman qui veut pas entendreparler d’elle. Ni de moi, d’ailleurs.

Et Grannie s’en va, après un gros câlin,en faisant « chut, chut » avec son doigt surla bouche.

Je lui souris et la regarde partir. Et jeregarde Tommy :

« Tu crois toi, que je vais sortir ? » Etcomme toujours Tommy ne répond rien.Mais je crois qu’il a son idée.

18

Grannie est revenue le lendemain.Maman était sortie. Tant mieux. Il n’y apas eu de soupe à la grimace comme ditGrannie. Je me demande comment on laprépare. Ça doit pas être très bon. Detoute façon, j’aime pas beaucoup lasoupe. Tata met toujours du tapiocadedans, et je déteste tous ces petits yeuxgluants qui me regardent comme pourm’accuser et qui glissent dans ma boucheen grumeaux dégoûtants qui me donnentenvie de vomir une fois de plus.

Grannie est revenue avec les braspleins de feutres cette fois, de toutes les

couleurs, d’albums à colorier, de livres àlire.

On a lu tout l’après-midi. Elle s’étaitrenseignée auprès de Tata.

« Madame rentre quand ?

— Oh, pas avant dix-neuf heures, elleest partie en visite. »

Grannie a glissé un billet dans la pochedu tablier de Tata. Elle sait y faire,Grannie, avec elle. Tata lui a souri et lui aproposé d’une voix mielleuse :

« Vous voulez boire quelque chose ?

— Un peu de thé, s’il vous plaît. » EtTata est repartie à sa cuisine. C’est drôlecomme Tata est capable de changer devoix. Elle en a plein dans sa boîte, sa

boîte à voix. Je crois qu’elle se dit :

« Laquelle je vais prendre ? » enfonction de la personne qu’elle a devantelle. Alors elle en utilise une, comme ça,et elle l’adapte. Avec moi, c’est toujoursune voix dure mais, avec les autres, çadépend : douce, amusée, énervée, tendreparfois…

Grannie est revenue, et elle m’a apprisdes lettres, des mots, des couleurs, dessignes. J’apprends vite avec elle. Elle estdouce et patiente.

« Regarde Lolo, me dit-elle en mecaressant les cheveux. Regarde ce n, c’estcomme un pont qui enjambe la rivière. »Moi je regarde, et je suis partie dans le litde la rivière. Je glisse dans l’eau, avec

les cailloux, je nage avec les poissons, jebois avec les canards.

Je regarde le « n » et je m’évade demon placard pour serpenter librementdans le soleil au milieu des champs.

Grannie me rappelle à la réalité :

« Oh, Lolo ! Tu es toujours là ? Avecmoi ? »

Non Grannie, excuse-moi, j’étais partieun moment loin, très loin, dehors, ausoleil, ce soleil que je n’ai pas revudepuis si longtemps.

Grannie me sourit tristement et semblecomprendre mes pensées, même si je disrien.

« Lolo, tu ne vas pas rester là, dans ce

placard, toute ta vie quand même ! Je saisbien que je n’ai pas mon mot à dire danscette maison, mais il est temps de prendrele taureau par les cornes ! »

Je la regarde et je ne comprends pastrès bien. Où y a-t-il un taureau ? Et enquoi le fait de l’attraper par les cornesm’aidera à m’évader ? J’imagine aussitôtGrannie tenant dans ses fines mainsserrées les cornes d’une grosse bête noiresoufflant des naseaux, comme celle quej’avais vue un jour dans un livre, etj’éclate de rire. Ça fait du bien. C’est passouvent que j’ai l’occasion de rire. C’estcontagieux, Grannie s’y met aussi et nousvoilà toutes les deux à pouffer dans monplacard.

« Mon petit oiseau, me chuchoteGrannie à l’oreille. Ce week-end tesparents partent avec Charles à un mariagedans le Sud de la France. Ne dis rien. Jeviendrai te chercher comme je t’ai dithier, et je t’emmènerai chez moi pourdeux jours. Ne crains rien. Tu serasrevenue avant qu’ils rentrent. »

Je la regarde, affolée. Elle osera faireune chose pareille ? C’est terrible ! Maisje reprends aussitôt confiance. Elle estforte ma Grannie !

Elle regarde sa montre.

« Je file ma puce, avant que ta mère nedébarque ! Alors c’est d’accord, samedimatin, et tu ne dis rien, surtout ! » Je lèvela main et je jure.

Bien sûr que je dirai rien. Et d’abordje parle à personne. Y a que Charles quis’intéresse à moi… quelquefois…alors…

Grannie est partie et le placard estdevenu tout noir et tout triste depuis sondépart. Tommy me regarde d’un airdésespéré. Il faut l’égayer. Je prends mesfeutres et je dessine sur le mur, face àmoi, des grands soleils jaunes, quiéclairent une jolie maison blanche avecdes volets verts et un toit rouge.

J’ai dessiné des fleurs de toutes lescouleurs et une grosse, très grosse Tata,plus grosse que la maison et avec desgrandes dents de requin.

Je me pousse contre la cloison pour

prendre un peu de recul et voir l’effet queça produit. C’est très beau, ça me plaîtbeaucoup. Je souris à mon dessin quandsoudain Tata fait irruption avec monplateau dîner.

Elle aperçoit mes beaux dessins, posele plateau et avant même que j’aie pu meprotéger, abat sur ma joue sa main, à toutevolée.

« Petite peste. Qu’é t’as encore fait,hein ? Rien que des conneries, toujours ?Va encore falloir que j’nettoie, c’est ça,hein ? Tu veux que j’te dise ? T’es unemauvaise, toi ! Toujours à m’faire dessaloperies, rien que pour m’faire chi… !» Elle a pas un langage très poli Tata, etelle me secoue comme un prunier dont

elle voudrait faire tomber les fruits. Peut-être qu’elle voudrait me faire tomber lesbras pour que je fasse plus de beauxdessins sur le mur. Elle est tellement enrogne qu’elle a tous les cheveux en l’airet les joues en feu. Ses yeux sont devenustout noirs. Elle ressemble à un ogre encolère. J’ai peur qu’elle me morde. Je meprotège le visage de mes bras, je fonds enlarmes et je me recroqueville toute petitesur mon lit.

« Arrête Tata, arrête ! J’ai juste voulufaire un beau dessin ! »

Mais Tata est déchaînée :

« Qu’est-ce que ta mère y va direencore, hein ? Pas possible, t’as le diableen toi. T’es à tuer !

Ça, elle me le dit tout le temps, que jesuis à tuer. Des fois, je me dis qu’elle vafinir par le faire et j’en ai presque envie.J’aurai la paix, une fois pour toutes etelle, elle ira en prison. Et ce sera bienfait pour elle. Elle sera à son tour dans unplacard, et pour le reste de sa vie.

En attendant, elle abat sa grosse mainpartout sur moi et elle s’acharne, le tempsde vider sa colère.

Je ne suis plus qu’un petit paquetgémissant et hoquetant, tout recroquevillésur le lit. Et puis, tout d’un coup, elledécide qu’elle en a assez.

« Puisque c’est comme ça, Lolo, tumangeras pas. C’est bien fait. T’avaisqu’à pas faire la conne ! »

Et elle remmène le plateau qu’elleavait déposé au pied de mon lit. Je disrien, je peux pas, j’ai trop de sanglotsdans ma gorge. Et je reste noyée dans meslarmes, la tête dans l’oreiller où je peuxpresque pas respirer, sous l’œil ducroquemitaine qui se lèche les babines.

Tout à coup j’entends des cris, desdisputes.

Maman est rentrée en même temps quepapa. Il a l’air très fâché. Il parle trèsfort, et la porte de l’entrée claque.

Maman va voir Tata à la cuisine. Savoix est haut perchée, comme chaque foisqu’elle est en colère, et elle demande àTata si les enfants ont été sages.

Tata répond que Charles est toujours unamour, voyez-vous, un petit angeMadame, c’est pas comme Lolo, qui saitpas quoi inventer pour lui rendre la vieimpossible, et que c’est bien parcequ’elle aime tant Madame et Charlesqu’elle reste, voyez-vous, parce qu’avecLolo…

Elle en dit pas plus. J’ai compris.Maman débarque, rouge de fureur – àcause de moi ? de papa ? des deux ? – etelle me crie après.

« Lolo, t’as pas fini de nousenquiquiner l’existence, non ? ! Mêmedans ton placard, tu arrives encore à nousla compliquer ! Tu ferais partir Antoinetteà toi seule ! Fais bien attention, parce que

si cela arrivait !… Tu crois que j’ai pasassez de soucis comme ça avec ton père ?À ton âge, tu devrais avoir honte ! Tu vasbientôt avoir sept ans quand même !Évidemment si ta grand-mère net’apportait pas des feutres, mais celle-là… » Elle ne finit pas sa phrase. Ellecrie si fort que j’en ai les jambes quitremblent et le cœur qui veut s’échapperde ma poitrine, et mes oreilles quisifflent. Je colle mes paumes contre mesoreilles pour les empêcher de siffler et jeferme les yeux. Je m’enferme au-dedans,comme je dis.

Mais maman n’aime pas ça du tout.Elle m’attrape le poignet, le détache demon oreille, et me gifle violemment à sontour.

« Lolo ! Tu m’écoutes quand je te parleet tu me regardes ! »

Elle me prend le menton dans les mainspour le soulever vers son visage. Mais jegarde les yeux fermés, j’ai trop peur.

Alors tout d’un coup elle me lâche,laisse la porte du placard ouverte et s’enva en se plaignant de la migraine quidémarre à cause de moi et qui val’empêcher de dormir toute la nuittellement elle souffrira.

Je tremble comme une feuille, de latête aux pieds et me recroqueville surmon petit lit. Tata est injuste, maman estinjuste, le monde est injuste et je voudrais

disparaître dans mon matelas.

19

Papa, maman et Charles sont partissamedi matin très tôt au mariage d’unecousine. Ils s’étaient faits très chic etCharles portait un beau costume, unecravate pour la circonstance et la raie surle côté dans les cheveux.

Papa et maman sont venus me dire aurevoir avant de partir. Charles m’achuchoté en m’embrassant :

« Lolo, je te rapporterai du gâteau etdes dragées », et il m’a fait un clin d’œilcomplice avec un petit sourire espiègle.

Puis ils sont partis, et maman a laissé

flotter derrière elle son parfum quej’adore.

J’ai un odorat très développé etj’adore les odeurs. Odeurs de bougies,odeurs de parfums, odeurs d’encens. J’ailes narines grandes ouvertes, et j’inspireces odeurs qui gonflent mes poumons etme font tourner un peu la tête. Mais ça meplaît et je passe des heures à respirercomme un petit chat.

Elle a remercié Tata de rester pours’occuper de moi, et l’autre lui agrommelé quelque chose que je n’ai pasbien compris.

Et la porte a claqué. Je me suisretrouvée seule, comme toujours, et cettefois sans crayon et sans livre, qu’on m’a

confisqués à cause des dessins quej’avais faits. Tata a dit à maman qu’elleme les ferait nettoyer pour m’apprendre.M’apprendre quoi ? Elle vient en effet,peu de temps après leur départ, avec unebassine, une éponge et de l’eau chaude.

« Tiens, me dit-elle, tu vas voir si c’estfacile ! Et je veux un mur tout propre ! »

Je me hisse sur mes cuissestremblantes et je frotte le mur à genoux.La tête me tourne. Tata a mis dans l’eauun produit qui sent très fort. Je me pincele nez mais j’ai des papillons devant lesyeux et je dois m’éponger le front qui esten sueur.

Ne pas flancher pour ne pas avoir uneautre raclée. D’ailleurs j’ai adopté depuis

quelque temps un nouveau réflexe : dèsque Tata s’approche de moi, je lève lesbras devant ma figure pour me protéger.Tata se moque de moi en disant que jesuis une poltronne. J’ai pas tout compris,mais c’est vrai, j’ai peur d’elle et detoute façon, c’est sans le vouloir que jeme protège. Un réflexe, c’est tout. Enattendant, j’essaye de laver le mur etl’eau coule partout le long de mon bras,sur ma poitrine et sur les draps de monlit. Je suis épuisée et j’halète. Et puis onsonne à la porte et j’entends cette fois lavoix de Grannie, et puis une voixd’homme.

Ils partent tous dans la cuisine et là, jepeux tout comprendre.

« Tata, je vous présente mon petit-cousin Henri qui m’a accompagnée. Nousvenons chercher Lolo. Il va la porterjusqu’à la voiture. Je l’emmène en week-end dans ma maison de campagne. Legrand air va lui faire du bien, j’en suissûre ! Rester enfermée dans un cagibitoute la journée, c’est pas sain pour elle.Même si elle ne peut pas bouger etqu’elle est encore malade et faible, c’estpas sain pour elle, répète-t-elle, nonvraiment pas !

— Mais Madame m’a dit de garder lagamine, objecte Tata derrière la cloison.Je peux pas vous la laisser. J’ai promis.

— Tenez, Tata, c’est un petit cadeaupour vous », répond Grannie. Et là je sais

qu’elle lui fourre un gros billet dans lesmains. Toujours en train de donner dessous à tout le monde. À Charles, à Tata etmême à moi qui ne peux rien en faire.Mais je remercie et je prends quandmême. J’ai trouvé une cachette dans monsommier et je garde soigneusement cetargent pour plus tard. Pour quand ?

Et Grannie ajoute pour convaincre Tata:

« Et puis vous, ça vous fera un week-end de libre. Vous ferez ce que vousvoudrez et vous irez voir qui vous voulez.Ce n’est pas tous les jours que ça vousarrive, non ? »

Ça, ça l’a convaincue Tata. Elle a sautésur l’occasion et a fini par céder :

« Faudra rev’nir avant qu’y rentrent.Revenez le dimanche en début d’après-midi. Y s’ront là qu’pour dîner. Et faudrajamais qu’y sachent. »

J’ai entendu Grannie lui répondre :

« Vous pensez bien que ce n’est ni Loloni moi qui les mettrons au courant », et làelles se sont mises à rire toutes les deux.

Et puis Grannie est venue, elle m’aembrassée, m’a chuchotée des mots douxà l’oreille et m’a présenté Henri. Ungrand garçon costaud, plus jeune quepapa, plus vieux que Charles. Peut-êtretrente ans ?

Il m’a prise dans ses bras et m’a sortiede mon placard. Et Grannie m’a habillée.

Elle a pris mes affaires de toilette, deuxou trois choses et ils m’ont emmenéecomme des voleurs qui kidnappent unefillette, sous l’œil de Tata qui disait plusrien du tout et qui faisait celle qui voyaitpas.

On a bien ri en sortant del’appartement. Ça faisait des mois que jen’étais pas sortie de mon placard.

20

On est partis à la campagne, dans lamaison de week-end de Grannie commedit Henri. Une belle maison avec unperron, des grands volets blancs quil’éclairent comme un sourire heureux etdes arbres immenses tout autour pour laprotéger.

Jules, le vieux serviteur de Grannie,nous attendait. C’est le gardien, l’hommeà tout faire et de confiance de Grannie àla fois.

Il nous a suivis jusqu’au divan dans lepetit salon où Henri m’a déposée aussidélicatement qu’un oiseau tombé du nid.

Puis, il est parti chercher du bois pourfaire un bon feu dans la cheminée.

« On t’emmènera faire un tour dans lacarriole tout à l’heure, m’expliqueGrannie. Mais avant tout, il te faut un bonrepas. »

La nourriture est un souci essentielpour elle. Elle n’est heureuse que lorsqueles gens mangent. C’est une grand-mèrenourricière. Heureusement, elle sait queje n’ai pas d’appétit et qu’il ne faut pasme forcer. Alors elle me force pas. Etcomme elle sait que je n’aime pas laviande, elle a commandé de la lotte pourmoi – c’est ce qu’elle m’a dit en tout cas– et j’en suis heureuse, parce que moij’adore ça.

Je renifle les odeurs qui rampent de lacuisine jusqu’à mes narines et je me sensrevivre.

Il fait bon, il fait chaud dans le grandsalon de Grannie ! Le soleil joue à cache-cache à travers les rideaux et parfois unrayon vient me caresser la joue. Je lècheconsciencieusement une sucette à laframboise en attendant le déjeuner – il yavait si longtemps que je n’en avais paseu que je ne m’en rappelais plus le goût –et j’écoute la jolie musique qui s’échappede la chaîne de Grannie en regardantpensivement monter les flammes dans lacheminée. Elles ont l’air vivantes cesflammes, plus vivantes que les fantômesde mon placard, elles m’attirent soudainet je ne peux plus en détacher le regard.

Les flammes dansent au rythme de lamélodie, se tordent et se dispersent enlangues de feu. Et toutes ces languess’agitent, font craquer le bois, etrépandent une bonne odeur de chêne dansla pièce.

Je suis fascinée par ces flammesvertes, bleues, jaunes où je crois voirdanser des sorcières et des nains, commedans la cheminée de Blanche-Neige.Pourtant ce n’est pas la vilaine sorcièrequi m’apporte la pomme, mais la fée, magrand-mère, qui dépose devant moi unplateau rempli de toutes les bonneschoses que j’aime : de la lotte, du coca,du camembert, du chocolat… et moncauchemar se transforme soudain en unjoli conte.

J’ose à peine toucher à mes plats depeur de les voir disparaître. Et si toutcela n’était qu’un rêve ?

Après le déjeuner Grannie essaye deme faire tenir debout, avec l’aide de Julesqui s’est mis derrière moi en tendant sesbras sous mes aisselles. Mais malgré mesefforts, rien à faire. Mes jambes tremblentbeaucoup trop et puis elles sont si molles!

« Lolo, me dit Grannie d’un ton grave,tu sais qu’à force de rester dans tonplacard sans bouger, tu finiras par ne plusjamais pouvoir marcher… »

J’ai pas le temps d’attendre la suite

que j’éclate en sanglots. Je m’en doutaisun peu, mais j’y peux rien si mes jambesme portent plus ! Et puis on me sortjamais de mon placard, moi !

Grannie tire de sa poche un jolimouchoir tout fin et tout léger et épongemes larmes.

« Arrête Lolo, je ne te dis pas ça pourte faire de la peine. Simplement tu doisessayer tous les jours de te mettre deboutet de marcher. Sinon tu vas perdre toustes muscles. »

Je renifle à petits coups, comme pourravaler ma peine et j’essaye d’arrêter leflot de larmes qui me secoue la gorge etla poitrine. Je sais bien tout ce queGrannie me dit, mais tant qu’on me laisse

enfermée, comment faire sans l’aide depersonne ? Ce n’est ni Tata, ni maman quivont m’aider, ça c’est sûr !

« Lolo, tu peux peut-être essayer tousles jours un petit peu plus toute seule ? »suggère Henri qui est tout ému de me voircomme ça.

Je hoche la tête pour faire oui, parcequ’aucun son ne peut plus sortir de magorge.

Grannie m’assied sur ses genoux etm’entoure de ses bras. Et là, je refonds enlarmes. Il n’y a rien à faire. La gentillesseme fait pleurer, tellement ça m’attendrit.C’est parce que je n’ai pas l’habitude,sûrement.

« Écoute Lolo, je vais essayer dedemander ta garde. Mais ça ne va pas êtrefacile. Ta mère va refuser, c’est sûr, elleme déteste. Ton père n’osera pas lacontrarier. Mais peut-être que Tataplaidera en ma faveur pour ne plus avoirà s’occuper de toi. En tout cas, je suisrésolue et j’irai très loin s’il le faut. Je nepeux pas continuer à te laisser comme ça.»

Je fais encore oui de la tête, ferme lesyeux et me blottis bien au chaud contre sapoitrine. C’est si bon de se sentir aimée.

Le bonheur ! Je ne savais plus commentc’était et ce que cela voulait dire.Maintenant je l’ai redécouvert. C’est se

promener en carriole avec des gens qu’onaime et qui vous regardent avectendresse. C’est une main dans lescheveux, un doigt qui caresse la joue, unesucette qui se tend, un sourire dans lesyeux.

Deux jours de bonheur à n’en pluspouvoir, à enfouir toute sa vie au fond desoi, comme un cadeau si précieux qu’onne voudra jamais se faire voler.

On a ri, on a chanté, je suis allée encarriole, tirée par l’âne Rafi, sous lesgrands châtaigniers et Henri a ramasséune châtaigne qu’il a creusée pour m’enfaire une pipe.

Le chat de Grannie est venu ronronnerdans mon cou et me faire un câlin. J’osais

à peine respirer. J’avais tellement peurque tout s’arrête d’un coup. J’ai toujoursrêvé d’avoir un petit chat mais maman arefusé :

« Pour avoir des poils partout, mercibien, elle a dit. Et puis ça miaule tout letemps ces animaux-là ! »

Pourtant il me tiendrait bien compagniedans mon placard lui, Gribouille, le chatde Grannie, à dormir contre moi, à côtéde Tommy qui serait sûrement un peujaloux de me partager. J’ai bien vu déjàdans son œil bleu qui s’était durci, qu’ilaimait pas Gribouille.

Mais Gribouille a fait comme s’il ne levoyait pas. Et il s’est lové contre moi, enrond dans mon cou, pour dormir.

J’ai pris Tommy dans mes bras pour luimontrer que je l’aimais encore. Il n’a riendit. Et avec tout mon monde, j’ai dormicomme jamais et je suis partie au paysdes fées dans un joli petit lit en pin, dontles draps sentaient bon la lavande.

21

Le lendemain c’était dimanche. Il yavait un beau soleil dans les arbres et leciel était tout bleu, mais j’avais déjà lecœur gris parce que je savais queGrannie me ramènerait en début d’après-midi.

J’aurais voulu être aussi gaie que laveille et j’ai essayé de faire semblantmais ça n’a pas pris et tout le monde s’enest aperçu. Même Gribouille qui nevoulait plus me lâcher. Grannie m’aquand même emmenée au marché où il y aplein de monde qui fait de la réclamepour sa camelote, et elle m’a acheté une

poupée toute neuve avec plein d’habits etde nouveaux livres. Mais j’ai peur de lesemmener et qu’on me questionne. Granniem’a dit de répondre qu’elle était justepassée me voir. Il faudra que je fasseattention parce que je n’aime pas mentiret que je deviens toute rouge quand je lefais.

On est rentrés tôt et comme on estpartis. Sur la pointe des pieds, commedes voleurs. Tata nous attendait derrièrela porte. Elle avait peur qu’on soit enretard et que Madame découvre ma fugue,comme elle a dit.

Mais ouf, tout s’est bien passé. Henrim’a redéposée dans mon placard,Grannie est restée encore un moment et

puis elle m’a raconté une histoire et adisparu. Je suis restée seule avec Tata quiavait sa tête des mauvais jours « à causequ’on l’avait inquiétée ».

Quand elle m’a vu dans mon placardavec tous mes nouveaux jouets, elle les araflés en me disant :

« T’as bien trop de choses, Lolo.J’vais pu pouvoir faire le lit et tu sauraspu où t’mettre. J’te les prends, et j’te lesrendrai quand ta grand-mère reviendra ;comme ça elle pourra pas dire que j’t’enprive. » Et elle ajoute encore une fois :

« Et si tu dis l’contraire, j’dirai qu’t’asmenti. »

Alors je dis plus jamais rien

maintenant, tellement j’ai peur de dire desmensonges.

Et là, elle me prend tous les nouveauxjouets que je viens de recevoir, et jepleure à nouveau. C’est trop injuste.Pourquoi ? Ai-je mérité autant d’injustice?

« Arrête de chialer, Lolo, ça me portesur les nerfs ! » Et Tata s’en va enclaquant la porte du réduit.

Tommy est tombé sur moi pour meconsoler. Heureusement, lui, il a sa placeà côté de moi. C’est bizarre, mais Tatan’a jamais eu l’idée de me l’enlever.Peut-être qu’il est trop moche ?

Je me suis endormie et des voix dans lecouloir m’ont réveillée. J’ai entendumaman qui demandait :

« Ça c’est bien passé, Tata ? Pasd’ennui avec la petite ? Elle a été sage aumoins ? »

J’ai entendu Tata grommeler :

« Pas de problème », et maman tout desuite après :

« Tenez, c’est pour vous. Pour vousremercier de tout ce que vous faites. »Sûr que maman a dû lui faire un cadeau.Elle touche de tous les côtés, Tata, elleest pas bête et quand elle en aura assez,elle se tirera vite fait. Je le sais, je l’aientendue le dire au téléphone.

Maintenant j’espère maman, ou papa,ou Charles près de moi. C’est Charles quivient enfin, avec des bonbons plein sespoches.

« Tiens Lolo, je les ai cachés pour toi.» J’en enfourne aussitôt quatre dans mabouche, c’est trop, je manque dem’étouffer et Charles pouffe dans sesmains.

J’ai très mal dormi et j’ai repensé àtout ce qui s’était passé : le voyage, lacampagne, Grannie qui veut me prendrechez elle et qui me dit de m’entraîner àme remettre debout. J’ai rêvé d’un géantqui posait une énorme main sur ma têtepour m’empêcher de me relever. Son

poids était terrible. Je me suis réveilléeavec la migraine, comme dit maman. Jeme raisonne :

« Lolo, essaye de te lever, fais uneffort. » Je m’agrippe au mur, et je memets à genoux en tremblant. J’ai du mal etle souffle court. J’essaye de poser un piedsur le matelas et je me soulève toutdoucement. Mais je n’ai pas assez deforces et je retombe aussitôt.Heureusement le matelas amortit le choc.Je reprends souffle et je recommence. Dixfois, vingt fois et à chaque fois je tombe.Mais cette fois, j’ai compris. Il faut queje mange et que je m’entraîne tous lesjours. C’est le seul moyen d’échapper auplacard.

22

Grannie est revenue cet après-midi.Elle est passée très vite me voir dans monplacard et il n’y avait pas deux minutesqu’elle était avec moi que la ported’entrée a claqué. J’ai cru que c’étaitmaman et j’ai eu peur pour elle. MaisGrannie m’a souri étrangement, a posé undoigt sur sa bouche, et est vite sortieretrouver l’arrivant. J’ai entendu la voixde papa dans le couloir.

« Tu es là depuis longtemps, maman ?

— Non, deux minutes à peine. Tafemme ne va pas débarquer, au moins ? »J’ai souri. On aurait dit une des

maîtresses de papa.

Il a soupiré :

« Elle est à son bridge. Rien d’autre àfaire dans la vie, celle-là ! »

Grannie n’a pas fait de commentairemais elle a dit :

« Alors, comme je te l’ai expliqué autéléphone, je suis prête à prendre lacharge de Lolo. Je veux l’emmener avecmoi et l’aider à guérir. Personne nes’occupe vraiment d’elle ici ! »

Papa n’a rien dit, mais je l’ai bienimaginé en train de baisser la tête commeun enfant grondé.

Avec Grannie il prend toujours un aircoupable.

« Laisse-moi l’emmener et fais-moiune lettre pour me donner ton accord.

— Je ne peux pas, Rose ne voudrajamais ! Elle aussi a son mot à dire, c’estsa fille après tout !

— Oh, si peu ! »

Alors là, papa s’est quand même unpeu fâché :

« Tu n’as pas le droit de dire ça ! Ellel’aime, même si elle ne s’en occupe pasbeaucoup. Tu ne peux pas la lui prendrecomme ça ! »

J’imagine papa, essayant de défendremaman devant Grannie qui lui a toujoursreproché son mariage. Il la défend pourjustifier son choix.

« Écoute Georges, je ferai tout ce quiest en mon pouvoir pour m’occuper moi-même de Lolo. Si tu ne veux pas m’aider,tant pis, je me passerai de ton aide. Maisau moins ne me mets pas des bâtons dansles roues ! »

Je n’ai pas entendu la réponse de papa.Il y a eu un long silence, puis Grannie etlui se sont mis à rire et j’ai pensé qu’ilsn’étaient pas fâchés. J’ai toujours peurd’être un sujet de dispute. Ça arrive entrepapa et maman et j’aime pas ça.

Et puis Grannie est revenue me faire ungros câlin et elle est repartie très viteaprès m’avoir chuchoté à l’oreille :

« Je reviendrai Lolo, je reviendrai techercher mais, chut, c’est un secret. » J’ai

fait oui de la tête, elle m’a embrassée etelle a filé très vite.

Je suis fatiguée, je ferme les yeux et jerêve de mon départ chez Grannie.

23

Grannie est repartie aussi discrètementqu’elle était venue. C’est au tour de papad’ouvrir la porte de mon placard.

Gentiment, il s’assied sur le rebord demon lit, se penche vers moi et m’attiredans ses bras.

« Tu veux partir Lolo ? Tu veux allervivre chez ta grand-mère ? Tu veuxm’abandonner ? »

Je reste silencieuse, les paupièresbaissées. Je ne sais quoi répondre. Et sic’était un piège ?

Papa commence à m’embrasser dans le

cou et à caresser mon torse de ses grossesmains qu’il glisse sous ma chemise denuit. Je sens tout mon corps trembler, sanscomprendre vraiment pourquoi. Peut-êtreque j’ai pas assez l’habitude d’êtrecaressée ?

« Je tiens trop à toi, tu sais ? Je t’aime,moi, même si je ne sais pas te le dire. Tune vas pas nous quitter Lolo, dis ? »

Je garde les lèvres serrées, et les yeuxfermés. La main de papa se fait chaude etcaressante. Elle masse mes côtes, monpetit corps tout maigre, mes épaulespointues.

« Mais t’as que la peau sur les os ! »s’étonne soudain papa. Il s’en était jamaisrendu compte. « Va falloir te nourrir plus,

tu sais », continue-t-il.

Moi, j’aime pas ses caresses, parceque je sais que maman va encore crier sielle me voit faire un câlin, parce qu’il meserre trop fort.

J’essaye de me détourner et d’échapperà son étreinte, mais ses bras corpulentsme retiennent prisonnière.

J’étouffe, je deviens toute rouge.

« Papa, laisse-moi, s’il te plaît ! »

Mon cri a jailli avant même que j’enprenne conscience.

Et tout à coup la porte s’ouvre engrand, brutalement, laissant entrer unelumière vive qui m’aveugle aussitôt. Jeporte instinctivement mon bras contre

mon visage, comme pour me protéger descoups.

Dans l’encadrement du placard mamanest là, blanche comme la neige et qui meregarde et regarde papa. Soudain ses yeuxsont noirs de haine.

« Georges ! Laisse-la ! Tout de suite !Encore en train de faire tes cochonneries,et avec ta fille cette fois ! Foutue gamine,elle a dû tenter de t’amadouer ! Quellefemelle elle va faire quand elle seragrande ! »

Papa sursaute et cache ses mains dansses poches.

« Mais pas du tout Rose, tu tetrompes… » commence papa. Mais

maman l’interrompt sèchement :

« Sors ! Sors immédiatement de ceplacard, espèce de vieux vicieux, obsédésexuel ! Et que je ne t’y reprenne plus àrôder autour d’elle ! »

Papa se lève et baisse la tête enpassant devant maman, évitantsoigneusement son regard.

Il disparaît dans le couloir. Maman ades pistolets dans les yeux. Elle meregarde méchamment, m’accuse en crianttrès fort : « Et toi Lolo, que je ne t’yreprenne plus à te serrer contre lui, àmoitié nue ! C’est dégoûtant, à ton âge !

Et maman s’en va, l’air mauvais, enclaquant des talons.

J’ai rien compris. Je sais seulementque papa n’a pas le droit de me faire descâlins. Je lui avais pas demandé,d’ailleurs. C’est sûrement de ma faute,après tout, mais je ne l’ai pas fait exprès ;pourtant, comme dit Tata, fautqu’j’apprenne à faire exprès de ne pasfaire exprès…

24

Il y a eu des cris aujourd’hui encore.Cela fait combien de temps que je suisrevenue de chez Grannie ? Une semaine ?Un mois ? Je ne sais pas, mais j’ai tenuparole. Je me suis entraînée tous les joursen cachette et je tiens maintenant deboutcontre le mur en comptant jusqu’à dix. Il ya du progrès, mais je n’ai rien dit àpersonne. Je le cache soigneusementparce que je suis pas sûre qu’ils seraienttrès contents.

Les cris, c’est papa et maman commetous les jours. Sauf qu’aujourd’hui j’aientendu papa prononcer le mot faillite. Je

sais pas très bien ce que ça veut dire,mais maman a hurlé :

« Alors tu n’as plus de travail, plusd’argent ? ! Et qu’est-ce que je vaisdevenir, moi ? »

Et là, ils se sont mis à crier très fort.

« Toi, toi, toujours toi, tu ne pensesqu’à toi ! On va réduire notre train de vie,et pour commencer tu vas t’occuper toi-même de la maison et des enfants. Ça nete fera pas de mal !

— Me séparer d’Antoinette ? Mais tun’y penses pas ! Non, jamais, j’aimeraismieux m’en aller !

— C’est ça, va-t’en, la porte est grandeouverte. Fous le camp une fois pour

toutes et fous-nous la paix ! »

Ça criait très très fort dans le couloir.Mon cœur s’est mis à battre aussi fort queles cris. J’osais plus respirer. Je me suiscaché la tête sous l’oreiller pour ne plusentendre ni les cris, ni les pleurs deCharles. Papa a donné une gifle à maman.Ça, je l’ai entendu. Je voudrais mourir.Pourquoi le monde, les gens, mes parents,sont-ils si horribles ? !

Mais je ne vais pas mourir. J’ai fait lapromesse à Grannie de me rétablir pouraller vivre chez elle. Quand est-cequ’elle va venir me chercher ?

Elle est revenue. Toute fraîche, toute

souriante, avec son parfum qui sent bon lemuguet.

Je tiens debout contre le mur jusqu’à100 maintenant. Et puis je pédale aussisur le dos. Je me sens très fière de moi etj’ai envie de continuer.

Grannie est venue parce que j’ai septans aujourd’hui. Je crois qu’ils avaienttous un peu oublié à la maison, maisGrannie est arrivée avec son appareilphoto, un gros gâteau au chocolat, commeje les aime, des bougies et des cadeaux.Du coup, tous les autres se sont crusobligés de venir me fêter monanniversaire dans mon placard.

Maman m’a déposé un baiser machinalsur le front en disant :

« J’ai aussi quelque chose pour toimais je te le donnerai plus tard, ce n’estpas encore prêt. »

Je sais bien qu’elle a fait semblant etqu’elle n’avait rien acheté, mais j’ai souriet j’ai joué le jeu. J’ai décidé d’être plusmaligne qu’eux. D’ailleurs, depuis que jereprends des forces, je pleure moins. J’aidécidé de m’endurcir. Si je veux sortir duplacard je dois changer, et sept ans, c’estun changement. L’âge de raison, ils ontdit. Je vais être raisonnable.

Tata n’est pas venue. Papa m’a serréedans ses bras, très vite et pas trop, il acompris maintenant, et moi je suis pas dutout à l’aise ; Charles m’a glissé uncarambar dans la main.

J’ai soufflé les bougies, Grannie a faitdes photos, plein de photos et ils sonttous repartis, Grannie aussi. Elle devaitparler à maman cette fois et, commed’habitude, j’ai tout entendu.

« Je voudrais prendre Lolo en pensionquelque temps chez moi, à la campagne,le temps de lui refaire une santé, quoi ! »

Papa, comme convenu, n’a rien ditmais maman a tout de suite sorti sesgriffes :

« Vous voulez me voler mon enfant ?C’est bien ça, hein ? Vous vous rendezcompte de ce que vous me dites ? Meprendre MA Lolo ? Jamais, vousm’entendez bien ? Jamais ! Pour qu’ellesoit pourrie, gâtée par vous et qu’elle

revienne pleine de sales manies et desales habitudes ? Et vous penseriez quoide moi si je m’en déchargeais ? »

Grannie s’est bien gardée de dire cequ’elle en penserait. Elle s’est contentéede répondre d’une voix étonnée :

« Quelles manies, quelles habitudes ? »Je sentais bien qu’elle faisait attention àne pas se fâcher.

« C’est vrai, ça chérie, à quoi fais-tuallusion ? a questionné papa à son tour.

— Tu sais très bien que ta mère n’ajamais su s’occuper des enfants. Lapreuve, tu as été en nourrice et en pensiondès ton plus jeune âge. Cette discussionn’a aucun sens ! »

Là, Grannie a été touchée dans sonamour-propre.

« Je vous préviens, ma chère belle-fille, que si vous vous y opposez, je feraiconstater l’état de santé de Lolo et leplacard où elle habite, et le manque desoins de votre part ! Il y a des lois pourcela ! Je demanderai sa garde définitive !

— Ah oui ? Eh bien essayez donc,chère belle-mère, essayez un peu ! J’aides certificats médicaux prouvant queLolo a besoin de beaucoup de repos. Elledoit rester au lit. Je suis sa mère, je mebattrai, et vous ne l’aurez jamais, vousm’entendez ? Jamais ! Et puisque c’estcomme ça, sortez, sortez immédiatementde chez moi ! »

Je n’ai pas entendu papa, mais commed’habitude maman a eu le dessus. J’aisimplement entendu la porte claquer etpuis le silence est revenu. Terrible. Jecrois que je préférais encore les cris.Qu’est-ce que je vais devenir ?

25

Les jours passent. Mes ongless’enfoncent dans le papier peint de monplacard, mais moins profondémentqu’avant. Mes jambes me soutiennent pluslongtemps. Je n’ose pas encore marcher,faire quelques pas, mais je les sens quitremblent moins. C’est un peu commedeux animaux qui se laissent apprivoiser.

Tous les jours je m’entraîne, encachette. C’est dur, je transpire à grossesgouttes, je fais des efforts terribles, maisje m’y tiens. J’y arriverai, j’ai un butmaintenant.

Les jours se suivent. Papa, maman et

Charles ont décidé d’aller au ski, à lamontagne. Tata me gardera, commed’habitude.

Je n’ai rien dit. Je m’en fiche. Je n’aiplus qu’une idée en tête : remarcher…

Aujourd’hui Grannie est revenue avecHenri et son appareil photo. Elle en a faitplein de moi dans le placard, en chemisede nuit et avec Tommy. Après elle a rangéson appareil dans son sac et elle a donnédes sous à Tata en l’envoyant faire descourses. Mais, dès que Tata est partie,Henri sort et revient avec une petitevalise.

« Vite, Lolo, dis-moi où sont tes

affaires ? On t’embarque. »

Je regarde Grannie inquiète. Où, onm’embarque où ?

« Écoute Lolo, je te kidnappe sinon tune t’en sortiras jamais. Est-ce que tu esd’accord ? Je te cache à la campagne, onne dit rien à personne. Et, s’ils veulent terécupérer, je me battrai. Mais j’ai besoinde ton accord. Je ne veux pas te forcer. »J’essaye de la détailler. Elle a un beauvisage où quelques rides apportent de ladouceur à ses yeux mauves. Des yeuxdéterminés et tranquilles. Je n’hésite paslongtemps. Elle m’a toujours aimée,toujours aidée. Je fais mes prières tousles matins et tous les soirs. C’est Dieu quime l’envoie. Je lui tends les bras et je

crie presque : « Oui Grannie, emmène-moi, emmène-moi avec toi, s’il te plaît ! »

On est partis encore une fois commedes voleurs. Moi dans les bras d’Henri,ma valise dans ceux de Grannie. On estpartis vite, vite, en claquant la porte et enlaissant un petit mot et un gros billet àTata.

J’ai quand même très peur, mais je faisconfiance à Grannie et je ne veux surtoutpas penser à la suite. Je sais que je seraibien là où elle m’emmène.

Mais ce n’est pas dans sa campagne àelle. Elle me cache chez une de sescousines dans le midi. L’air est parfumé

de mimosas. J’aime cette odeur.

Grannie, Tantine (la cousine deGrannie), comme je l’appelle et Henris’occupent de moi. Et Gribouille aussi, lechat de Grannie, qu’elle a tenu à emmenerpour moi. J’ai une chambre toute jaune,comme les tournesols qui poussent dansles prés, comme les soleils de mesdessins sur les murs. Une chambre où lalumière entre à flots.

Le docteur est venu me voir et il apassé longtemps à me regarder, partout.Grannie ne lui a rien caché : ma maladie,mon placard, mes jambes toutes molles.

Il n’a rien dit, mais un pli a barré sonfront et puis il est sorti avec Grannie dansle jardin, pour pas que j’entende ce qu’ils

se disaient. J’ai rien su mais ils sontrestés longtemps dehors, ensemble.

Et depuis je prends des médicaments,des vitamines, du fer et le kiné de la villevoisine vient tous les jours me faire fairedes exercices.

Je m’applique, je tire la langue, fronceles sourcils, mais je tiens bon, je fais desprogrès et je sens que mes forcesreviennent. Je sors debout pour lapremière fois avec un « déambulateur »,comme ils disent, et sur lequel jem’appuie. J’arrive à faire quelques pas.Mes joues sont plus roses, mes jambesplus fermes. J’ai grossi. Grannie estheureuse et inquiète à la fois.

Elle savoure ma convalescence, elle

sait qu’elle m’a sauvée, mais elle seprépare aussi à la bataille pour megarder…

Grannie aime me voir ainsi. Je mangedes fruits, des légumes frais et elle mefait l’école tous les matins pendant quatreheures – pas plus dans la journée, pourpas trop me fatiguer, dit-elle – avec leslivres de Toto.

Ce sont des livres de son enfance, avecdes dessins tout simples, mais quim’apprennent la grammaire, la lecture,l’écriture et même le calcul.

Toto achète des tomates et des saladesqu’il paye mais il en soustrait le prix descitrons. C’est compliqué mais j’aimetoute cette cuisine et j’ai hâte de marcher

pour aider Grannie à faire ses confituresde cerises, qui sentent bon dans toute lamaison.

J’ai oublié Tata, papa, maman et mêmeCharles qui, malgré tout, me manque unpeu par moment. Mais si peu. Je me sensrevivre…

Grannie a constitué tout un dossieravec l’aide du médecin et du kiné qui ont« attesté de mon état », m’a-t-elleexpliqué.

« Mauvais soins, mauvais traitements,manque total d’intérêt pour sa guérison. »D’après eux, j’aurais fini par mourir.

Ce sont ses armes de bataille à

Grannie, son sabre et son épée pour sebattre contre papa et maman.

On se cache toujours comme desvoleurs mais elle a très peur au fondd’elle.

« Jamais, tu m’entends Lolo, jamais jene permettrai qu’ils te reprennent à moi.Plutôt mourir ! »

Moi je ne veux pas que Grannie meureet je me mets à pleurer, comme d’habquoi ! Grannie me serre fort contre elle, àm’en étouffer.

« Pleure pas Lolo, je disais ça commeça. Mais je t’aime trop, mon poussin,pour accepter qu’on te fasse du mal. »

Je me mouche dans son épaule, c’est

trop bon l’amour, ça me rend toute molleà l’intérieur.

Aujourd’hui on a bu du cidre sous latonnelle, au soleil. Il avait un goût devacances, d’école buissonnière. Jouraprès jour je les redécouvre, tous cesgoûts, et aussi les couleurs, les odeurs.

Des abeilles bourdonnaient dans lesfeuilles des vignes, les raisins bien mûrsexplosaient sous mes dents, j’en avaisplein la bouche et ça me faisait rire. Oh,rire, il y a si longtemps que je n’avais pasri comme ça ! On a fêté mon retour à lavie et j’étais un peu pompette.

Je marche avec des béquilles

maintenant et chaque jour je me sensmieux. Le kiné a dit que bientôt jepourrais me passer d’elles.

J’ai tellement envie de courir, attraperdes papillons, sauter au-dessus duruisseau, faire des galipettes dans le pré.

J’aimerais bien aller à l’école, pouravoir des amies de mon âge avec quijouer, mais je dois attendre encore. C’esttrop tôt et trop risqué. Il faut me cacher.Grannie a fait une demande pour megarder. Papa et maman se battront euxaussi, ça va être dur. Est-ce qu’on medemandera mon avis ?

Coup de tonnerre ! Grannie a sa tête

des mauvais jours tout comme Henri.

Tantine et eux ont aperçu un hommerôder autour de la maison et qui a prisdes photos de la propriété et des voitures.Il s’est même approché de la fenêtre dusalon où je lisais tranquillement avant des’enfuir quand Henri a crié après lui.

À présent, Grannie, Tantine et Henrifont un conciliabule. J’ai entendu le motde détective.

« On ne va pas fuir longtemps commeça ! a déclaré Grannie. C’est une situationinvivable ! Pour elle comme pour nous.Ils veulent la guerre ? Ils l’auront ! Jevais mettre les services sociaux sur leurdos. Je vais demander une enquête ! Jevais faire parler les voisins, et Tata aussi

si je lui donne de l’argent. Je suis prête àme battre, ils ne me font pas peur ! »

Grannie serre les poings et les dents.Je la sens très fâchée et j’ai envie dedisparaître sous terre. Grannie, je ne veuxpas qu’elle ait des ennuis à cause de moi.

Le lendemain, coup de téléphone !C’est papa qui, grâce au détective privé,a retrouvé la trace de Grannie. CommeTantine n’est pas sur la liste rouge… !

D’après ce que j’ai entendu et compris,maman exige que Grannie me ramène toutde suite.

« Non, jamais, mais comprends, enfin,Georges, dit Grannie, elle est mieux chez

moi ! Tu ne veux pas qu’elle guérisse ? »

J’ai pas entendu la réponse de papamais Grannie s’est énervée soudain :

« Tu as réussi à faire patienter tafemme tout ce temps pour éviter à toutprix le scandale dans la famille ? Tu m’asretrouvée parce qu’elle savait que c’étaitmoi, dis-tu ? Mais tu ne pourras plusl’empêcher de porter plainte si je refusede la lui rendre ? Eh bien, qu’elle le fasse! Qu’elle aille trouver la police, elle neme fait pas peur, TA femme, elle ne m’ajamais fait peur, d’ailleurs ! Alors cen’est pas aujourd’hui… ! Si tu ne m’aidespas à la garder, Georges, je dirai tout, j’aides témoins, des photos, des preuves.Fais attention, parce que toute cette

histoire risque de très mal tourner pourvous ! »

Alors papa s’est mis à crier si fortdans le téléphone, que j’ai tout entendu. Ildevait être tout rouge, comme quand ilcrie après maman.

« Là, tu vas trop loin ! Et de toutesfaçons on ne te croira pas ! Nous aussi ona des certificats de médecins pourprouver son état de santé, nous aussi on ades témoins ! Elle n’a aucune trace decoups, on l’a toujours bien nourrie ; elleétait simplement alitée ! On ne peut riennous reprocher ! C’est pas comme pourtoi ! Ce que tu as fait, maman, ças’appelle “enlèvement”, c’est du raptd’enfant pur et simple ! Tu sais où ça peut

te conduire ? En prison, alors fais gaffe !Rose ira jusqu’au bout cette fois, tu sais ?Je n’ai pas souvent été d’accord avec ellemais, aujourd’hui… »

Grannie l’a coupé aussitôt :

« Aujourd’hui, c’est une question desurvie ! Tu ferais bien d’y réfléchir ! » etelle lui a raccroché au nez brusquement.Et sa main tremblait très fort.

26

Grannie n’a pas voulu déménager. Elleest prête, dit-elle. Elle ne parle plus decette histoire et continue à s’occuper demoi comme si tout était normal.

Mais dès le lendemain matin, Henrientend sonner à la porte. Il est midi.Henri va ouvrir. Deux policiers sont là.Un monsieur les accompagne, qui dit êtremédecin.

« La B.P.M. (Brigade de Protection desmineurs) a reçu une plainte à Paris de lapart des parents d’une petite LaurenceDuchemin. Nous venons perquisitionner.Êtes-vous en possession de cette petite

fille de sept ans ? »

Grannie a pâli mais elle les fait entrerle plus naturellement du monde.

« Ma petite-fille ? Oui, elle est avecmoi, je l’ai prise quelques temps pour serétablir. Sa santé est fragile voyez-vous…»

Mais déjà les policiers sont dans lesalon où je suis tranquillement en train delire un livre, Gribouille sur les genoux.

Les deux policiers s’approchent demoi, l’air un peu étonné de me voir sicalme.

« Ça va petite ? Tu es bien traitée ? »me demande l’un d’eux.

Bien traitée, moi ? Il y avait bien

longtemps que je n’avais été aussi bientraitée !

« Oh oui, monsieur l’agent ! » Car pourmoi tous les policiers sont des agents depolice. L’homme sourit et me regardeattendri.

« Tu sais pourquoi tu es ici ? »

Je le regarde droit dans les yeux, touten arrêtant ma caresse sur la tête deGribouille qui me fixe étonné : « Oui,bien sûr que je sais puisque c’est moi quiai supplié Grannie de m’emmener avecelle ! »

Là, je lis carrément la surprise dans lesyeux du policier. Il s’assied soudain àcôté de moi et me prends la main.

« Tu vas tout me raconter, petite ».Grannie a vu le geste.

« Je vous fais un petit café ? ».

Le policier hésite, il est tenté, je levois bien, mais il doit rester un policierneutre. La voix devient plus ferme : «Non, merci. Je n’ai pas le temps. »Pourtant il a le temps de me poser millequestions, auxquelles je réponds sanshésiter. Et je lui raconte tout : Papa,maman, Tata, Charles, toute ma viejusqu’à aujourd’hui. Sans oublier ni lecroquemitaine, ni le grand méchant loup !

Le policier reste très longtemps et,souvent, il me repose les mêmesquestions auxquelles je donne les mêmesréponses. L’autre monsieur marche dans

le salon, regarde les livres dans labibliothèque, s’intéresse aux objets…Puis ils me laissent à la garde dutroisième monsieur, le médecin, et vonts’enfermer dans une autre pièce avecGrannie, Tantine et Henri.

Les policiers ont appelé les servicessociaux qui sont venus me chercher avecune dame ; c’est l’assistante sociale. Elleessaie d’être très gentille avec moi. Maismoi, je ne veux pas quitter Grannie. Jehurle, je me débats : « Non, laissez-moi,je veux rester ici, je veux pas qu’onm’emmène ! »

Puis je supplie avec des sanglots dansla voix :

« Grannie, s’il te plaît, les laisse pasfaire, je veux pas te quitter, s’il te plaîtGrannie, je veux pas retourner dans monplacard ! »

J’ai le cœur déchiré parce que j’aimedésespérément Grannie, je ne veux pasqu’on lui fasse du mal, ni qu’on me retireà elle, et je veux pas repartir d’où jeviens !

Grannie s’approche de moi et mecaresse la tête. Elle a le visage fatigué etles yeux rouges, je vois bien qu’elle aussia pleuré malgré le triste sourire qu’ellem’adresse.

« T’inquiète pas Lolo, tu ne retournespas chez toi, on t’emmène ailleurs. Dansune grande maison. Tu ne partiras pas

longtemps, tu sais, ma puce, compte surmoi pour me battre et te récupérer trèsvite. Ça sera un peu comme des vacancesdans un autre endroit. En plus, tu espresque rétablie maintenant, et tu vasavoir une vraie école pour rattraper letemps perdu. »

Elle passe sa main dans mes cheveux.Je la sens qui tremble un peu. Soudainj’ai froid, d’un grand froid intérieur. Et jene comprends plus rien. Pourquoi parle-t-elle de temps perdu ? Avec Grannie, letemps n’était jamais perdu. Au contraire,c’était du temps gagné sur le mal et sur lasouffrance, sur la peine et sur la violence,sur la solitude et sur le désespoir. AvecGrannie, c’était la douceur, le miel,l’amour, le paradis.

« Dis petit Jésus, tu ne vas pasm’enlever du paradis maintenant que tum’y as mise enfin ? »

Et pourtant si, on m’a enlevée duparadis ! J’ai été forte, je voulais pasfaire encore plus de peine à Grannie quiessayait de cacher tout son chagrin, maisil débordait de ses yeux, malgré elle.

« Je vais partir moi aussi. Mais je tejure, tu reviendras très vite, je tereprendrai et plus rien ne nous séparerajamais ! »

Je me jette dans ses bras et cache matête dans son épaule. On pleure toutes lesdeux mais la dame me tire doucement parla main. Elle a l’air presque aussi émueque nous.

« Viens, chérie, dit-elle. Viens, tureverras ta grand-mère. Ne t’inquiètespas. »

Et Grannie me repousse gentiment.Alors je me laisse faire. Je me sens toutevide, je n’ai plus d’énergie, qu’unimmense désespoir au fond de moi.

27

… Nous sortons tous de l’église, latête basse, et accompagnonssilencieusement le cercueil qu’on vamettre en terre dans le petit cimetièrederrière l’église. Les souvenirss’imposent à moi et m’aveuglent commedes flashs éblouissants. Derrière mespaupières lourdes de larmes je revois lesscènes de notre séparation, je revis larupture d’avec Grannie.

Grannie a été arrêtée immédiatement,avec Henri et Tontine, et ils ont étéconduits à la gendarmerie du pays poury être auditionnés. Les gendarmes

avaient prévenu le procureur de laRépublique qui aussitôt avait saisi lejuge d’instruction pour « une ouvertured’information » ; Grannie a été mise enexamen sous contrôle judiciaire.

Munie de ses certificats médicaux,dossiers et témoignages divers, Grannies’est défendue en contre-attaquant,endossant à elle seule l’entièreresponsabilité du rapt d’enfant.

Pendant douze heures, elle est restéeen garde à vue, assistée de ses médecin,avocat, kiné, qui ont fait de leur mieuxpour la défendre, pour me sauver.

Aujourd’hui Henri m’a rendu visite

tout seul. Grannie n’a pas encore le droitde venir me voir parce qu’elle est souscontrôle judiciaire.

J’ai demandé ce que ça voulait dire etil me l’a expliqué avec des mots toussimples : « Pendant deux jours elle n’apas le droit de quitter la gendarmerie oùon la questionne sans arrêt » ; comme moije ne quitte pas ce pensionnat, ni tous cesautres enfants qui, eux aussi, sontprisonniers de leur sort et des décisionsdes grandes personnes.

On les appelle « grandes personnes »mais sont-elles si grandes ? Elles sebattent comme des enfants, et sontégoïstes et méchantes comme souvent ilsle sont eux-mêmes.

Le lendemain, l’aide sociale àl’enfance et un juge des enfants viennentm’examiner pour voir si je suis en danger.

… Cette fois le croquemitaine estvraiment venu me chercher. Il m’aconduite ici, dans cette grande bâtisse quise veut accueillante pour tous les enfantsmais qui me donne la chair de poule. Est-ce qu’un ogre va venir nous manger ? Jen’ose plus lever les yeux, je n’ose plusparler. On est une trentaine, mais je mesens très seule.

… J’ai sept ans, l’âge de raison, maisj’ai l’impression d’être beaucoup plusvieille ! Je suis toute petite dans le corps,et déjà si grande dans ma tête. Je sais ceque c’est que souffrir, je connais

l’injustice, la méchanceté, la cruauté,mais je n’en parlerai pas aux autres. Niaux pédopsy, comme on les appelle ici, etqui viennent nous voir plusieurs fois parsemaine, ni aux autres enfants. Ils ont l’airgentils, mais comme moi, souvent, ont leregard perdu. Leurs yeux sont absents. Jene leur raconterai rien. Mon placard,maintenant, c’est mon cœur. J’y aienfermé tout mon amour, et mon amour ilest pour Grannie, et pour elle seule. Je neveux pas d’amis, tout juste des camaradesavec qui je fais semblant de jouer. Ici jefais semblant de tout. Je n’arrive pas àêtre pour de vrai.

Pourtant toutes les grandes personnesqui s’occupent de nous – les éducateurs,les assistantes sociales, les médecins –

voudraient que ce centre soit comme unegrande famille pour nous tous. Mais pourmoi c’est une prison. On nous fait l’écoleet on a des sorties en groupe le mercredi,le samedi et le dimanche. Tout le mondeessaie d’être très gentil, même avec lesplus durs d’entre nous. Mais noussommes tous en manque de parents, enmanque d’un vrai foyer.

Moi, je ne pense qu’à Grannie. Alorson fait mécaniquement nos devoirs et nosleçons, on est polis et sages parce qu’onn’a plus de force pour résister. Mais onse fiche de tout. On a qu’une idée en tête :retrouver ceux qu’on aime.

Mes camarades préférées s’appellentAline et Martha. À elles non plus, je ne

raconte pas ma vie. On joue ensemble,mais je ne partage pas mes secrets. Ils mefont trop mal.

Les jours sont redevenus gris. Il pleutdans mon cœur et le soir, dans le petit litdu dortoir, j’ai toujours Tommy dans mesbras, que j’ai pu emmener avec moi, pourlui parler à l’oreille.

Tommy pèse entre mes bras. Il estlourd de toutes mes confidences. Parfoisla nuit je me réveille en hurlant, lachemise de nuit trempée de sueur, et lasurveillante accourt, pieds nus dans seschaussons.

« Chut, chut petite, tout va bien,rendors-toi, tu vas réveiller tout lemonde. »

Mais déjà d’autres filles se sontassises dans leur lit avec des regards dereproche.

Alors je me glisse très loin sous mescouvertures, pour me cacher. J’ai honte !

Grannie, j’y pense, je la réclame sansarrêt. Et aujourd’hui enfin – je suis làdepuis quand ? Je ne sais plus, tout estbrouillé dans ma tête – Grannie est venue,accompagnée d’une assistante sociale.Elle a le droit de me visiter de temps entemps mais jamais seule, pour le moment.Je cours, je me jette dans ses bras, moncœur bat très vite, j’étouffe de joie. J’aitellement eu peur de la perdre !

Je marche derrière le corbillard. Lessouvenirs défilent au rythme de mespas…

Les jours passent. Je suis toujours bientraitée dans mon institution. Les policierssont venus plusieurs fois me reposer desquestions, encore des questions, toujoursles mêmes. Je ne savais pas que lesentretiens étaient filmés. Alors j’airaconté, raconté, et parfois même plusque je ne voulais au départ : Maman quime punit et m’aime pas ; papa qui fuitdevant maman et s’occupe pas de moi,Tata qui me bat. Et soudain, sans savoirpourquoi, c’est comme un robinet quis’ouvre, comme le trop-plein de labaignoire qui se vide. J’ai besoin deparler, de faire sortir toutes mes peurs,

mes souvenirs, tout ce qui me hante. Jen’arrive plus à me taire. Et je raconte, jeraconte…

Ma vie n’est encore une fois plusqu’une attente. Les jours, les nuits ne sontque des paliers mouvants entre deuxvisites de Grannie. Le juge d’instruction areçu mes parents et ouvert une enquêtesociale, à l’issue de quoi il a demandéune mise en accusation. Et là, ça a ététerrible.

À l’audition chacun a accusé l’autre.George a commencé en disant que Rosel’avait piégé en tombant enceinte de moialors qu’il voulait la quitter. Mais qu’ilm’aimait malgré tout et que sa femme

faisait ce qu’elle pouvait pour le priverde sa fille en lui interdisant pratiquementl’accès au placard où elle m’avaitreléguée sans son avis.

Rose a protesté, en expliquant qu’elleavait la charge de tout dans cette maison,qu’elle ne m’avait mise à l’écart que pourmon bien, pour que je ne me fatigue pas etque, de toutes façons, elle avait eu raisonparce qu’elle avait surpris son mari à metripoter ; vous vous rendez compte,monsieur le juge ?

Papa s’est défendu férocement enexpliquant qu’elle ne comprenait rien à latendresse puisqu’elle en était incapable,mais le juge a mis papa en garde à vue eten détention une quinzaine de jours pour

attouchements, il voulait vérifier ladernière accusation de maman avant quen’ait lieu le procès.

Maman a fait une grosse déprime. Ellepleurait sans arrêt parce qu’elle aussiavait été mise en examen. Mais elle aattendu que papa soit libéré, pour faire cequ’elle avait décidé. Elle voulait sansdoute lui faire peur une fois encore car, lejour de la libération de papa, elle aenvoyé Tata et Charles se promener pourtout l’après-midi en expliquant qu’ellesortait, elle aussi, et ne rentrerait pasavant vingt heures.

28

… Une dame est venue me chercher aufoyer. Elle est habillée tout en noir. Elleaussi elle m’a pris la main, comme lepolicier avant, et avec un air tout tristem’a dit : « Ma petite, il s’est passé ungrand malheur… ».

Là, j’ai tout de suite pensé à Grannie etmon cœur et mon ventre se sont serréstrès fort.

« Grannie est morte ?

— Non, petite ! Ta maman a eu unaccident, et elle est partie. »

J’ai aussitôt pensé : « Ah, c’est maman

! » et j’étais soulagée.

« Partie où ? j’ai alors demandé.

— Partie au ciel. Elle est morte,chérie, je suis désolée. »

Je ne voyais pas pourquoi elle étaitdésolée puisqu’elle ne la connaissait pas.Et puis, sur le moment, ça ne m’a pas faitgrand-chose. Maman morte, au ciel, meferait moins de mal que vivante. Pourtant,malgré tout ce qu’elle m’avait fait, jel’aimais bien. Mais sur le moment, jen’arrivais pas à avoir de la peine.

« Alors, je vais repartir chez Grannie ?» C’était la seule chose qui m’importait,maintenant que maman n’était plus là pours’y opposer.

La dame a pris un visage encore plustriste, un peu choqué. Elle ne comprenaitpas pourquoi je ne pleurais pas, et elle aconclu : « On verra, on verra… » Et puiselle s’est levée, elle m’a embrassée etelle est partie.

Et c’est là que, tout d’un coup, j’aicompris. Les mots se sont infiltrésjusqu’à mon cœur. « Maman est morte. »Je ne la reverrai plus jamais. Je nepourrai plus jamais essayer qu’ellem’aime. Elle est morte sans me dire aurevoir, sans m’avoir jamais prise dansses bras depuis si longtemps, sansm’avoir embrassée !

Mais alors pourquoi je ressens un telvide ?

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Nous arrivons au cimetière. Lecercueil n’a pas l’air très lourd. C’est lemême que celui de ma mère lorsque jel’avais suivi après la messe. On le glissedans le caveau familial.

Depuis j’ai appris ce qui s’était passé: Une fois Tata et Charles partis, Roses’est enfermée dans la salle de bains.Elle a avalé un tube de barbituriques etdu whisky, puis s’est allongée toutehabillée dans sa baignoire après s’êtreouvert les veines avec une lame derasoir… et s’être maquillée juste avant !

Ça, c’était bien ma mère ! La mise en

scène jusqu’au bout. Elle a juste laisséun mot scotché sur le miroir :

« Vous aurez ma mort sur laconscience ! »

Papa est rentré à la maison ce jour-là, après quinze jours de détention. Ilavait attendu maman à sa sortie deprison mais il n’y avait personne. Alorsil a erré dans les rues tout l’après-midi,très déstabilisé, ne sachant quoi faire.

Il ne s’est enfin décidé à revenir chezlui que tard le soir. Tata était rentréeavec Charles depuis longtemps etcroyait « Madame toujours dehors ».Papa l’a cherchée dans toutes les pièceset a trouvé la porte de la salle de bainsfermée à clef. Alors il l’a défoncée. Mais

c’était trop tard. Maman était mortedepuis longtemps. On n’a rien pu fairepour la sauver.

Quand papa est venu me voir dansmon institution, il avait de grandscernes bleus sous les yeux et une barbede trois jours que je ne lui avais jamaisvue.

Georges a été détruit. Sa vie a basculéce jour-là. Il n’était plus qu’une poupéede chiffon.

Il est venu me chercher pourl’enterrement. Il m’a serrée très fortcontre lui et je ne me suis pas sentie à

l’aise du tout. J’ai pensé qu’il étaitresponsable de la mort de maman.

Je suis restée très raide. Alors il m’aregardée longuement et il a pleuré.J’avais jamais vu papa pleurer, mais çane m’a rien fait. J’étais indifférente à tout.À maman, à papa.

Je suis allée à l’enterrement et c’estpassé très vite. On m’a ramenée à moninstitution en me disant que le procèsaurait lieu très bientôt parce quemaintenant que maman était partie, papaétait d’accord pour me laisser à Grannie.

Mon cœur a étouffé de joie. J’aicommencé à espérer de nouveau, et àcompter les jours, les heures, les minutes.

Papa a tout abandonné. La bagarre, lademande de sa fille, tout…

« Rendez Lolo à sa grand-mère. Je mesuis totalement trompé. C’est elle, et elleseule, qui saura s’occuper de ma fille etla rendre heureuse. Je retire la plainte. »

Ce qu’il n’avait pas su faire pour Rose,son bonheur, il voulait le faire pour moimaintenant.

… Six mois après, le procès a eu lieu,ou plutôt les procès : celui de Grannie etcelui de papa et Tata. Je n’y suis pas alléemais un « administrateur ad hoc », commeon m’a expliqué, est venu représenter mesintérêts. Il a montré la vidéo de mes

conversations avec les policiers, lescertificats des médecins, kiné etc… Onm’a raconté le reste. Dans un box il yavait papa et Tata, côte à côte. Dans unautre, Grannie. Papa s’est laissé accusersans se défendre, la tête basse, le dosrond. Il reconnaissait tout, il étaitcoupable de tout et voulait qu’on merende à sa mère. La disparition de mamanl’avait brisé. Il avait d’un coup perdu saraison de vivre, de hurler, de frapper. Iln’avait plus rien. Les juges l’ontcondamné à un retrait partiel de sonautorité parentale pour non-assistance àpersonne en danger et à deux ans deprison avec sursis, dont trois mois ferme.

Tata est venue aussi à la barre. Lesyeux durs, le visage fermé, les lèvres

sèches, elle a répondu en aboyant desmots qui cognaient comme des cailloux,qu’elle « faisait qu’obéir aux ordres deMadame, mais que sans elle, Grannieaurait pas pu m’emmener vu qu’ellel’avait déjà laissée faire plusieurs foisauparavant et que c’était à mettre sur soncompte, tiens, si c’est ça qu’avait sauvéla vie de la petite ! » Et elle a ajouté :

« Y’a qu’à la rendre à sa grand-mère.Elle sera mieux là-bas. »

Papa a confirmé.

Tata n’a eu qu’un an dont un moisferme et interdiction à vie de s’occuperd’enfants, où que ce soit.

Grannie, elle, s’est défendue de son

mieux :

« Mon seul but était de sauver cetteenfant qui aurait fini par mourir touteseule dans son placard, victime desmauvais traitements, d’une sous-alimentation et d’un abandon quasicomplet. Croyez-moi, monsieur le juge, jel’aime plus que tout au monde et c’est laseule chose qui ait motivé mon geste. »

Et pour finir Henri a été accusé decomplicité d’enlèvement.

Tous les gens qui s’étaient occupés demoi sont venus au procès. Il s’est déroulécalmement mais moi je n’y étais pas et,tout de suite après, c’est Grannie, libre,qui est enfin revenue me chercher avecCharles qu’elle tenait par la main. Le juge

l’avait décidé comme ça, pour qu’on nesoit plus séparés tous les deux.

François, le lapin, m’a encore sauté àla figure pour me dire :

« On va tous vivre avec Grannie, etpapa viendra nous voir. Et tu sais pasquoi, Lolo ? Y’a plein de bonbons et dechocolats chez elle ! »

C’était vraiment le bonheur !

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La vie a repris son cours. Une foissorti de prison papa a pu venir nousvoir. Et il est revenu, régulièrement. Ils’est remarié deux ans après. Charles etmoi sommes restés chez Grannie, puisCharles est parti en pension à l’âge deonze ans. Grannie pensait qu’il devaitgrandir dans un univers plus masculin.

Nous sommes restés proches l’un del’autre dans notre cœur, car il estretourné, plus tard, vers quinze ans,vivre avec papa. Il avait besoin de sonpère.

C’est Grannie seule qui m’a aidée à

grandir, à découvrir les choses belles dela vie, des petits bonheurs tout simplesque je n’avais pas vraiment goûtésjusqu’alors.

Et l’odeur de son café au petitdéjeuner, la musique de sa voix, lachaleur de ses bras m’ont enfin donné laconfiance qui me manquait.

C’est Grannie qui a fait de moi unefemme, et c’est à elle que je dois ce queje suis aujourd’hui.

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… Tout le monde est parti. Je n’ai pasvoulu être raccompagnée. J’ai voulurester un moment, tranquille, à garderpour moi seule la mémoire de Grannie.

Je m’assieds sur le bord du caveau defamille dont la pierre froide me glace unpeu. Je caresse machinalement cettesurface rêche comme je caressais lesjoues douces de Grannie quand je suisrevenue vivre avec elle définitivementaprès le procès. Et je ferme les yeux et jela revois, le visage ivre de bonheur, oùpeut se lire tout l’amour qu’elle meporte.

Je lui prends la figure entre mespetites mains et la caresse longuementcomme pour vérifier que c’est elle, ouic’est bien elle, ma Grannie, la mêmepeau douce, la même chaleur, le mêmesourire qui me dit alors : « Enfin, je teretrouve et pour toujours cette fois ! Jet’aime, tu sais ! »

Composition et mise en pages réalisées

par ETIANNE COMPOSITION

à Montrouge.

Achevé d’imprimer par N. I. I. A. G.

en juillet 2007

pour le compte de France Loisirs, Paris

N° d’éditeur : 49416

Dépôt légal : Avril 2007

Imprimé en Italie

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