combats - cégep régional de lanaudièremusulman et de quelques autres, paru chez gallimard. après...
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pour un humanisme combattantCombatsCombats
600$
Volume 8 • Numéros 1 et 2 • Automne-Hiver 2004-2005 (numéro double)
• Contre un système privé de santé
• Des textes sur Aquin, Arcan, Derrida
• Collaborations de Donald Alarie, Marc Chabot,
Claude Jasmin, Bruno Roy
ARTS VISUELSLe Temps des Québécois au Musée de la
Civilisation
ENTRETIENYvon Gauthier
PAGE 3COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005
CombatsPour un humanisme combattant, tel est lemot d’ordre de Combats. Revue d’idées,Combats est un organisme à but non lucratifqui a son siège social au Cégep régional deLanaudière à Joliette. L'organisme bénéficied'une généreuse donation de monsieur JeanGauthier, retraité de l’Organisation Mondialede la Santé. La revue reçoit aussi une aide duProgramme d'aide aux projets communautairesdu Syndicat des enseignantes et enseignantsdu cégep de Joliette, ainsi que du député deJoliette, par le Programme d'aide à l'actionbénévole du Gouvernement du Québec.
CONSEIL D'ADMINISTRATION
• Yves Champagne • Paul-Émile Roy• Andrée Ferretti
RÉDACTION
Directeur : Alain Houle
Rédacteur en chef : Louis Cornellier
Secrétaires à la rédaction : André BarilJean-Sébastien Ricard et Olivier Roy
Adresse : Combats20, rue Saint-Charles Sud, casier postal 1097Joliette, Québec J6E 4T1Tél : 450-759-1661poste 252 (André Baril)
Courriel : andr.baril@sympatico.calouiscornellier@parroinfo.nethoule.alain@sympatico.caroyoli01@aol.comricardjs@hotmail.com
Site internet : www.combats.qc.ca (on y trouvera notamment les anciens numéros)
PRODUCTION
Infographie et impression : Kiwi CopieDépôt légal : Bibliothèque nationale du Québec
POLITIQUE4 Qui nous soignera? Qui nous guérira?
Contre le droit à la médecine privéeLouis Cornellier
5 Albert Memmi : triste portrait du décolonisé Alain Houle
6 Penser dans un «pays colonisé»? Alain Houle
7 Les blessures de la penséeMarc Chabot
9 L’éducation à l’ère de la mondialisation André Baril
11 Claude Jasmin à Terrebonne Alain Houle
11 Si jeunesse savait Claude Jasmin
13 Une Constitution pour le Québec : qu’attendons-nous? Pierre-Marc Daigneault
16 Libérez-nous des Libéraux! Louis Cornellier
17 Et si le lointain n’était qu’un divertissement sans consistance ? Éric Cornellier
18 Axor sur la rivière Batiscan Michel Tessier
20 Le discours médical en question Jean-Sébastien Ricard
HOMMAGE24 Derrida, notre ami, ce monstre
Olivier Roy
POLÉMIQUE 27 La preuve par deux
M.-J. Daoust, J.-Cl. Martin et L.-M. Vacher
LITTÉRATURE 29 Hubert Aquin homme « quantique », écrivain kamikaze
Pierre-Paul Roy
32 L’imparable solitude Bruno Roy
35 Lire Nelly Arcan avec Marguerite Duras André Baril
CINÉMA 36 Le cinéma japonais au FFM: portrait d'une jeunesse
Claude R. Blouin
SPORT 39 Les loisirs au temps de la Rome antique
Yves Préfontaine
PHILOSOPHIE 40 Philosopher avec le constructiviste Yvon Gauthier
André Baril
42 Entretien avec le philosophe Yvon Gauthier André Baril
44 Entre science et culture Yvon Gauthier
ARTS VISUELS 46 Le Québec, les Québécois, un parcours historique, de Jocelyn
Létourneau: de la mélancolie à l’ambiguïtéAlain Houle
49 Le Temps des Québécois : le culte des reliques
POÉSIE 51 Donald Alarie
52 Marcel Sylvestre
53 Dominique Corneillier
SOMMAIRE
Courtoisie : Musée national des beaux-artsdu Québec
Page couverture :Charles Alexander, L’Assemblée des six Comtés, en1837; huile sur toile.
PAGE 4 COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005
Il vient un temps où, dans le débat surl’avenir du système de santé au Québec, secontenter du discours de l’efficacité relèvede l’indécence et du scandale moral. Ilvient un temps où il faut vomir les lâchesqui désespèrent de la justice et de la com-mune dignité des hommes au nom d’unesoumission à un réel contraignant créé parleurs semblables.
Il faudra, clament-ils au nom d’unsupposé gros bon sens qui écoeure, se ren-dre à l’évidence et accepter que lamédecine privée vienne sauver sa con-soeur publique qui agonise. Un de cesnouveaux mercenaires, le Dr Luc Bessette,nouveau propriétaire d’une clinique médi-cale toute privée, parle de terrasser le« communisme médical » et prétendmême, dans une perversion du langagedont les néolibéraux semblent friands, queson initiative vise à « la démocratisationdes soins » (Le Devoir, 15 septembre2004). Avant que ce discours, soi-disantrationnel et généreux, ne contamine tropd’esprits inquiets qui y voient une solutionaux ratés de notre système de santé, ilimporte, de toute urgence, d’expliquer enquoi il est faux et infect.
Comment, en effet, est-on parvenu àfaire croire aux Québécois que l’injectiond’argent privé en santé profiterait à la po-pulation? Que cherche le privé? À fairedes profits. Ce n’est pas un mal en soi,mais il faut avoir l’esprit tordu pour croireque cette réalité bénéficierait à l’ensembledes patients et de la population. Pourchaque dollar investi, l’entrepreneur privéentend retirer plus que sa mise. Ainsi, onmet de l’argent dans le système, mais onen retire encore plus. Le processus engen-dre donc bien quelque chose comme un
gain, mais sur le dos des malades et non àleur bénéfice puisqu’il entre dans le sys-tème moins d’argent qu’il en sort. Fairecroire le contraire relève donc de la pluspure propagande.
Mais si certains sont prêts à payer,réplique-t-on? Cela n’aura-t-il pas poureffet de « soulager » le système public?Faux et infect, encore une fois. Si certains,en effet, sont prêts à payer, cela veut direque le discours qui prétend que les con-tribuables les plus riches sont égorgés parles impôts est faux. Ils veulent payer?Qu’on les fasse payer, mais pour amélio-rer un système universel dont tous, c’est-à-dire aussi eux-mêmes, profiteront.
Un lecteur d’un quotidien mon-tréalais, qui se réjouissait du lancement dela clinique toute privée du Dr Bessette,affirmait que la médecine privée était unchoix personnel. « Certains préfèrent,ajoutait-il, avoir un véhicule à 50 000$,d’autres une grande propriété et il y a aussiceux qui préfèrent se payer de bons ser-vices médicaux. » On sera poli en souli-gnant la naïveté du raisonnement. Qui,pensez-vous, aura les moyens de payer les100$ du 20 minutes facturés par le DrBessette, sinon ceux qui auront et levéhicule de luxe et la grosse cabane? Unchoix personnel? Au mieux, niaisefoutaise et, au pire, cruelle hypocrisie.
Quant à l’argument qui affirme queles payeurs contribueront à réduire leslistes d’attente, on connaît, aussi, sa faus-seté : les 10 patients privés du Dr Bessette,ce seront autant, sinon plus, de patientspublics privés de médecin. Les médecinsont certainement plusieurs qualités, maisle don d’ubiquité leur échappe encore.
Un enjeu moral
Certains, qui n’ont pas encore com-pris que l’enjeu fondamental de ce débatrelève de la morale, se scandalisent du faitque l’on puisse payer au privé, et cher,pour faire soigner des animaux ou pours’acheter une troisième Mercedes, maisnon pour guérir des humains. La santé deshommes ne vaut-elle pas plus que celle desanimaux ou qu’une bagnole chromée?Justement, tout est là.
C’est parce que la santé des hommes,
de tout homme et de toute femme, n’a pasde prix qu’elle doit être absolument àl’abri de toute logique financière. À la li-mite, je supporte que le chien du voisin aitdroit au traitement royal du vétérinaire etque le mien soit abandonné aux aléas de sanature animale. Je me fous que ce mêmevoisin remplisse sa cour avec des voituresde luxe. Il n’achète, ce faisant, que de l’ac-cessoire qui ne remet pas en cause notrecommune humanité. Dès lors qu’il peuts’acheter la santé plus que moi, plus qued’autres, une frontière morale est franchieet nous entrons, en acceptant ce bris ducontrat d’humanité, dans la trahison dugenre humain. Que des inégalités existent,soit. Mais pas, jamais, devant l’essentielqu’est le droit à la vie. Seuls les rats, dit-onparfois, quittent le bateau quand il coule.Les hommes, eux, ensemble, travaillent àle renflouer.
La loi morale, écrivait Kant, stipulequ’il faut se conduire « de telle sorte que jepuisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ». La vogue dela médecine entièrement privée, si elle serépandait, transformerait le droit à la santé,c’est-à-dire aussi à la dignité humaine, enprivilège réservé à quelques-uns. Elle nesaurait, en ce sens, se revendiquer d’unquelconque souci de démocratisation etencore moins d’un quelconque respect dela morale universelle. Aussi, si la sociétéquébécoise entend mettre l’humain aucœur de son projet social, une seule solu-tion s’impose : interdire, clairement et ra-dicalement, cette dérive qui ne ferait quetenter la faiblesse et l’égoïsme deshommes, les miens y compris. Et qu’on enprofite, du même coup, pour mettre unterme aux fuites déjà existantes à cetégard.
Nous ne saurions, en cette matièrecomplexe (le fonctionnement d’un sys-tème de santé), nous passer de la néces-saire parole des experts. L’heure est venue,toutefois, d’entendre aussi les moralistesqui nous rappellent à nos devoirs de frèreset de sœurs humains. Tous ensemble, sansexclusive et sans privilège, nous noussoignerons ou nous périrons. Si c’est ça du« communisme médical », l’humanité ennous nous impose peut-être de redire« camarades » sur le chemin des urgences.
- QUI NOUS SOIGNERA? QUI NOUS GUÉRIRA? -CONTRE LE DROIT À LA MÉDECINE PRIVÉE
Louis Cornellier
C’est parce que la santé
des hommes, de tout
homme et de toute femme,
n’a pas de prix qu’elle doit
être absolument à l’abri de
toute logique financière.
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On connaît l’immense succès rencontré
par le Portrait du colonisé d’Albert
Memmi, ce grand penseur humaniste d’o-
rigine tunisienne. Portrait dans lequel
beaucoup de Québécois se reconnurent,
lors de sa parution en 1957.
Près de cinquante ans plus tard,
l’heure est au bilan de la décolonisation.
Agé de 84 ans, Memmi persiste et signe
un magistral Portrait du décolonisé arabo-
musulman et de quelques autres, paru
chez Gallimard.
Après les fruits amers de la
colonisation, voici venu le temps des
fruits secs de la décolonisation, de la
promesse non tenue au terme des luttes de
libération nationale visant à éradiquer la
misère des pays du Tiers-Monde, des con-
flits armés à répétition , de l’intégrisme et
du terrorisme ambiant.
Aussi, c’est avec profit qu’on lira
l’analyse critique que fait Memmi de
l’idéologie de la victimisation, toujours
encline à tenir l’Occident responsable de
tous les maux de la terre plutôt que de se
livrer à sa propre autocritique.
Comme le souligne Memmi, s’il
s’est avéré exact que les pays riches ne
veulent pas comprendre grand-chose à
l’interdépendance des nations, il faut bien
se rendre à l’évidence que la tyrannie, la
corruption et la mauvaise gestion de la
richesse constituent les principaux obsta-
cles à l’émancipation des pays pauvres.
Du même souffle, Memmi
n’hésite pas à condamner l’attitude sui-
cidaire des terrorismes de tout acabit qui
aggravent les conflits au lieu de les solu-
tionner.
Le Québec : une nation née trop tard?
Bien qu’il ne soit pas explicite-
ment fait état de la situation du Québec
dans le présent ouvrage, contrairement à
ce que l’on retrouvait dans Portrait du
colonisé, quelques remarques sur la «fail-
lite» du projet de l’État-nation nous met-
tent pourtant la puce à l’oreille sur l’évo-
lution de la pensée de Memmi.
Ainsi, Memmi conçoit que «pour
qu’une nation existe il lui faut un projet
commun» (p. 72). Peut-on appliquer à
notre propre projet de libération nationale
ce que Memmi diagnostique pour les
nations arabes ayant accédé à l’indépen-
dance?
Memmi considère que ces
nations seraient «nées trop tard». Passée
l’exaltation des luttes de libération con-
duisant à l’indépendance, une question de
taille se pose : «Dans quel but faut-il se
battre aujourd’hui? Une fatigue ancienne
semble remonter à la surface.» (p. 73)
Et notre auteur d’enfoncer le
clou. Entre un présent national évanescent
et les limbes d’une vision de l’avenir,
«(l)’État-nation s’est … épuisé avant de
s’affirmer pleinement; parce qu’il n’a pas
su mettre au point la société nouvelle que
réclament les jeunes générations […]»
(p. 76) Eh oh! Mousquetaires de la sou-
veraineté, cela vous dit quelque chose?
Les journalistes ont bien évidem-
ment questionné à nouveau Memmi sur sa
position quant à notre éventuelle sou-
veraineté, lors du récent passage de l’au-
teur au Québec.
Fort conséquent avec ce qui
précède, Memmi affirma alors à Elias
Levy que «l’indépendance absolue est un
concept chimérique» (La Presse) et à
Falvio Caccia que les Québécois n’ont
«pas d’intérêt à acquérir une indépen-
dance totale» (Le Devoir). Mais quoi
d’autre, alors?
Memmi confie à Levy que «ses
amis québécois» avaient compris que
vivant «à une époque d’interdépendance»
et tout en défendant vigoureusement leur
langue et leur identité, il ne leur restait
qu’à faire reconnaître leur société dis-
tincte au reste du Canada…Toute une
trouvaille! On se demande bien qui sont
ces nouveaux «amis» de Memmi qui
doivent se faire retourner dans leur tombe
Hubert Aquin et Gaston Miron…
C’est le philosophe des sciences
Gaston Bachelard qui disait que les grands
hommes, lorsqu’ils avancent en âge,
s’avèrent parfois nuisibles à la cause qu’ils
soutenaient. Nous devrons donc apprendre
à nous passer des lumières de Memmi si
nous voulons un jour advenir. ■
ALBERT MEMMI : TRISTE PORTRAIT DU DÉCOLONISÉAlain Houle
Les journalistes ont bien
évidemment questionné à
nouveau Memmi sur sa
position quant à notre
éventuelle souveraineté,
lors du récent passage de
l’auteur au Québec.
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Ginette Pelland en-seigne la philo-sophie au collégialdepuis une ving-taine d’années.D’obédience freu-dienne, ses nom-breux essais pour-suivent une ré-flexion sur l’identitéquébécoise. D a n sson dernier livreÉcrire dans un
pays colonisé, éditions Trois-Pistoles,un essai aux allures pamphlétaires, ellepart du constat suivant lequel la Francecontrôlerait les deux tiers du marché
du livre québécois, pour en déduirequ’ainsi «perdure un colonialisme cul-turel éhonté.» ( p.27) Pelland dénonceéditeurs, libraires et médias qui entretien-nent cette situation de dépendance cultu-relle. Du même souffle, l’auteure consi-dère avec raison que la littérature québé-coise n’est toujours pas «reconnue» enFrance. Cela dit, faut-il en conclure avecnotre auteur que la culture d’ici est con-
damnée à végéter dans un «ghetto men-tal»? Si la preuve du chauvinismefrançais, parisien surtout, n’est plus àfaire, déplorer cette non-reconnaissancene relève-t-il pas, en définitive, d’une atti-tude propre au «néo-colonisé»?
Les Québécois souffriraient tou-jours collectivement d’un complexe con-sistant à considérer la littérature françaisesupérieure aux productions locales. Cequi nous condamnerait encore à «importerla pensée des autres» (p. 54)Paradoxalement, pour étayer ses propos,les références aux cultures occidentale etfrançaise foisonnent, notamment :Aristote, Montaigne, Montesquieu,Nietzsche, Freud, Gide, Heidegger, Sartreet Albert Memmi. Du côté québécois,hormis une allusion au Frère Untel et àGaston Miron auquel elle consacre unchapitre, où sont les auteurs censésassumer notre autonomie de pensée?
Même les littérateurs d’ici sontrarement mis à contribution. De façonassez comique, l’un des rares «résistants»convoqués est le poète Denis Vanier «quiécrivait pour ne pas se tuer» alors que,plus loin, notre auteur dénonce le systèmedes bourses et subventions faisant del’écrivain québécois un «assisté social»,«irresponsable» et «narcissique». Ce quidéfinit assez bien le personnage deVanier…
On connaît l’intérêt de GinettePelland pour l’œuvre de Michel Tremblayà qui elle consacra un essai intituléHosanna et les duchesses, porteur d’uneréflexion forte sur l’identité sexuelle desQuébécois liée à l’absence du père. DansÉcrire dans un pays colonisé, Pelland for-mule d’étonnantes affirmations. D’unepart, elle dit que «la langue maternelle dupeuple québécois, c’est la langue duthéâtre de Michel Tremblay» (p. 98), quecette langue «est un miroir pour seregarder en face». (p. 127) D’autre part, ils’agit d’une langue «indigente» dont «ilfaut néanmoins sortir».(p. 128) Si on veutbien reconnaître que la langue du théâtrede Tremblay n’est pas celle du romancier,comment peut-on réduire le parler québé-cois à ce « patois aliénant » sans tomberdans la caricature?
En fait, l’ensemble de l’argu-
mentation de Pelland repose sur une re-lecture du Portrait du colonisé écrit parMemmi en 1957, «notre lecture de chevetobligé» (p. 135) précise l’auteur, Portraitdans lequel les Québécois de l’époque sereconnurent, Aquin et Miron tout parti-culièrement.
Or, dans son Portrait dudécolonisé, Memmi constate que la situa-tion a bien changé. Et sans qu’il fasseexplicitement référence au cas du Québec,ne pourrions-nous pas nous appliquercette remarque qui évoque ces «colonisés(…) qui ne le sont plus, ou presque plus,qui continuent quelquefois à se croire tels[…]» (p. 13)
Au sujet du rapport entre lalangue du colonisateur et celle ducolonisé, Albert Memmi dans son récentPortrait du décolonisé apporte une ré-flexion intéressante. L’écrivain décolonisévit un «drame commun […] à tous lesfrancophones, terrorisés par Paris commele sont aussi les provinciaux del’Hexagone. Se sentant en outre coupablede trahison, l’écrivain décolonisé se li-vrera à des grimaces et des contorsionspour s’en excuser; il prétendra par exem-ple qu’il aura détourné, violé, détruit lalangue du colonisateur, et autres sottisescomme si tous les écrivains n’en faisaientpas autant!» (p. 57)
Ainsi, sur la question de savoir si noussommes toujours «colonisés» par la cul-ture française, Memmi apporte cettenuance à considérer : «Les relations inter-nationales ne sont certes pas régies par lapitié et la philanthropie; il s’agit d’uneautre sorte d’emprise, qu’il faudraitanalyser, mais plus de colonisation ou denéo-colonisation. La colonisation a com-mis bien assez de crimes, inutile de lui enimputer d’autres.» (p. 38)
Le jour où nous cesserons d’at-tendre l’éventuelle reconnaissance del’autre, qu’il soit Français, Américain,Canadien, peut-être serons-nous enfin enmesure de bâtir notre avenir. Ce dont lesautres pourront éventuellement prendreacte… ■
PENSER DANS UN «PAYS COLONISÉ»?Alain Houle
Dans Écrire dans un pays
colonisé, Pelland formule
d’étonnantes affirmations.
D’une part, elle dit que «La
langue maternelle du peu-
ple québécois, c’est la
langue du théâtre de Michel
Tremblay», que cette langue
«est un miroir pour se
regarder en face». D’autre
part, il s’agit d’une langue
«indigente» dont «il faut
néanmoins sortir».
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Il y a des débats
éternels. Des pro-
blèmes qu’une so-
ciété n’arrive pas
à résoudre et que
chaque génération
reprend à son
compte. L’existence de Dieu, la valeur de
la démocratie, la fin de la violence, le sens
de la vie ou la définition de l’être humain.
Des problèmes qui ont des résolutions
variables. Des problèmes qui n’entraînent
pas toujours des conflits majeurs entre les
générations mais que nous devons sans
cesse remettre sur nos tables de travail. Les
citoyens d’une démocratie ne peuvent pas
en faire l’économie. Plus que les autres
individus qui vivent encore dans l’autori-
tarisme du politique ou du religieux, ils
sont invités à réfléchir à ces problèmes et à
organiser une certaine cohérence démocra-
tique pour que leur société tienne et soit
encore une société. Jusqu’où doit aller l’é-
galité entre les humains ? Que suppose
cette égalité ? Jusqu’où va la liberté de dire
et de penser ? L’être humain a-t-il encore
un avenir ? Peut-on décider d’entrer en
post-humanité sans consulter les humains
à ce sujet ? Il suffit d’ouvrir le quotidien du
matin pour constater que nos sociétés
démocratiques sont aux prises avec des
débats majeurs qui concernent tous les
citoyens. Mais il n’y a rien de moins effi-
cace qu’une démocratie. Les démocraties
sont lentes parce qu’elles attendent l’ac-
cord du plus grand nombre avant d’agir.
En démocratie, on discute, on essaie de
convaincre, on établit des règles pour des
actions concertées. Un démocrate doit
apprendre à discuter, un démocrate doit
attendre avant de passer à l’action. Il doit
consulter, rédiger des rapports, discuter
encore, trouver un modus vivendi,
respecter une décision majoritaire et
penser les lois pour tous. Vivre en démo-
cratie suppose donc une attitude d’esprit
qui ne va pas toujours avec le rêve d’un
individu ou d’un groupe particulier. Nos
démocraties ne sont pas seulement lentes,
elles sont essoufflées. Bien des gens d’en-
treprises ou des entrepreneurs de toutes
sortes voudraient nous faire croire que la
démocratie est quelque chose de désuet,
inutile, trop loin des « nouvelles tendances »
en économie. Ils ne le diront jamais
clairement mais le mépris de l’État est
aussi le mépris de notre démocratie. Tout
est fait pour nous en convaincre. Les
démocraties sont paresseuses, insigni-
fiantes et inutiles. Nous manquons aussi de
vigilance. De plus, l’État oublie même sa
mission première qui est d’agir au nom de
tous et non d’un groupe ou d’une associa-
tion. Que faire de nos forêts ? Quelle édu-
cation pour nos enfants ? Pourquoi des
garderies d’État ? Pour qui les soins de
santé gratuits ? Pour quand des logements
abordables ? Des barrages, des éoliennes
ou des centrales nucléaires ? Qu’est-ce à
dire ? D’abord tenir le langage pour l’outil
essentiel de l’être. C’est par notre capacité
d’entendre l’autre et notre capacité d’ex-
primer nos idées le plus clairement possi-
ble que nous demeurons des démocrates et
des citoyens. La parole fait l’être. La
parole fait l’humain. Nos idées doivent cir-
culer. Nos idées ne peuvent pas être
imposées simplement par la force
physique. Le philosophe Éric Weil disait
que la philosophie a pour fonction pre-
mière d’éviter la violence. Or, la violence
est la tentation qui guette toujours l’hu-
main. Qu’il y ait un souci de la formation
générale dans nos cégeps ne signifie
qu’une chose : nous croyons que chaque
- LES BLESSURES DE LA PENSÉE -Marc Chabot
Qu’il y ait un souci de la
formation générale dans
nos cégeps ne signifie
qu’une chose : nous
croyons que chaque
citoyen doit prendre
conscience de l’autre et de
l’importance de la parole.
Sans cela, nous ne vivons
que des blessures de la
pensée.
professeur de philosophie au cégep François-Xavier-Garneau
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citoyen doit prendre conscience de l’autre
et de l’importance de la parole. Sans cela,
nous ne vivons que des blessures de la
pensée. La douleur de ne pas pouvoir dire
blesse l’être et mène l’humain au bord de
la violence. Une violence contre l’autre ou
contre soi. La philosophie ne peut pas tout
faire, mais elle est là comme un enseigne-
ment d’urgence. La formation d’un
citoyen compte. Nous avons fait le choix
de vivre dans une société différente, une
société qui respecte la démocratie du
mieux qu’elle peut. Une société qui offre à
tous les citoyens les moyens d’avoir des
idées et de pouvoir les défendre devant les
autres. La philosophie est un lieu où des
débats peuvent s’amorcer entre les indi-
vidus. Le lieu où l’on doit se battre avec le
langage pour bien dire ce que nous pen-
sons. Le lieu de la vigilance. Le lieu de
l’argumentation cohérente. Discourir
ensemble de l’égalité des hommes et des
femmes, du racisme, de nos différences, de
nos cultures multiples, de nos choix et de
nos idées de toutes sortes ne peut pas être
considéré comme une perte de temps.
Tenir une telle position, c’est vouloir,
encore une fois, imposer le silence aux
individus. Les humains savent maintenant
que la démocratie a bien des défauts, mais
elle est un système qui permet la défense
des idées. Mieux vaut des idées défendues
par le plus grand nombre qu’une idée
imposée par la convergence, la mode, la
tendance, l’air du temps ou les nécessités
dites économiques. Une bonne formation
générale passe aussi par l’apprentissage de
la littérature. Un roman, c’est souvent
l’histoire d’un être particulier qui tente de
s’expliquer devant les autres. Un roman,
c’est l’histoire individuelle qui existe. Une
subjectivité qui s’avance lentement devant
les autres et tente de s’expliquer, de se
raconter, de narrer un fait de la vie ou une
période spécifique de l’histoire. Ici encore,
le langage tient une place privilégiée.
C’est là qu’on peut devenir encore plus
humain, plus ouvert. C’est là où l’on ren-
contre la pensée d’un être particulier dans
sa profondeur ou sa superficialité. C’est là
que l’on rencontre un humain pendant
quelques heures. Le reste du jour on peut
se contenter de croiser des humains sans
rien savoir d’eux. Peut-être que la philoso-
phie et la littérature sont des activités de
prévention. Prévenir quoi ? Les blessures
de l’âme, les blessures de la pensée. Les
blessures qu’on ne voit jamais et qui si
souvent brisent l’être. Je dis souvent à mes
élèves : la philosophie pourrait se définir
comme ce qui nous donne la chance de
cesser de se faire penser par les autres. Il
s’agit d’une possibilité. Cela exige de nous
un travail. On peut préférer se faire dire ce
qu’il faut faire, mais pendant combien de
temps ? Au profit de qui ou de quoi ? ■
CombatsPour les anciens numérosallez voir sur
www.combats.qc.ca
PAGE 9COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005
Est-ce maintenant au tour du
monde de l’éducation de subir les
soubresauts de la mondialisation?
En tout cas, la nouvelle condition
étudiante et la remise en question
de l’institution collégiale semblent
clairement l’annoncer.
De nouveaux prolétaires pour la
mondialisation?
C’est connu, dans la société capi-
taliste, le gain, le profit, la plus-
value ou ce que les sciences de
l’administration préfèrent appeler
le bénéfice, est principalement
accaparé par ceux et celles qui dé-
tiennent, par le biais du droit de
propriété privée, les moyens de
production. À différentes époques,
sous la pression populaire, les gou-
vernements ont pris partiellement
la cause de la population. Ici au
Québec, les fondements de l’État-
providence furent mis en place au
tournant des années 1960.
Cependant, le règne de
l’État-providence est remis en
question au cours des années 80.
C’est à nouveau la crise et la mon-
dialisation va permettre aux entre-
prises de déjouer l’impôt et
d’amorcer le processus d’intégra-
tion verticale, aujourd'hui appelé la
convergence. Les économistes au
service des États modernes réagis-
sent, ils proposent de puiser non
plus dans la production des
matières premières, mais à toutes
les étapes, incluant la consomma-
tion. En instaurant par exemple la
taxe sur la valeur ajoutée, l’État se
met un peu en phase avec l’entre-
prise : dans les deux cas, la récolte
du profit peut se faire à chaque
étape de la transformation des biens
ou du développement des services.
Le gouvernement canadien gonfle
ses coffres avec des revenus nou-
veaux tirés des taxes sur la consom-
mation.
Aujourd’hui, le maintien du sys-
tème en place exige de nombreuses
dépenses. Il y a bien sûr les dépen-
ses nécessaires : renouveler les
infrastructures et subventionner la
recherche et le développement
technologiques. Mais l’État, par
différents crédits d’impôt, con-
tribue aussi aux dépenses ostenta-
toires ou spectaculaires, censées
faire oublier les malheurs de la con-
dition humaine. Où trouver de nou-
velles ressources pour alimenter
l’industrie de l’image? Après avoir
instauré un rapport de force avec
les travailleurs salariés du monde
industriel et après avoir mis à pro-
fit les populations des pays en voie
de développement (les avoir mis à
feu et à sang, diraient les plus radi-
caux d’entre nous), le régime capi-
taliste poursuit son expansion
planétaire.
À nouveau, les gouvernements sont
aux aguets, car sans modifier le
système économique dominant, où
trouver une nouvelle source de
richesse dans les pays industriels
avancés? Cela nous amène au
changement structurel en cours : les
gouvernements se tournent donc
vers les futurs techniciens du
savoir; cela est possible, car autre-
fois dissociés, le temps de forma-
tion et le temps de travail se
rejoignent sous l’effet de la techno-
science. On se forme, on travaille,
on se forme, etc. L’école doit main-
tenant faire partie du rouage
économique. Ce tournant est déjà
bien avancé aux E.U. et dans cer-
taines provinces du Canada. C’est
au tour du Québec de subir cette
nouvelle avancée du capitalisme
dans le champ du savoir et de la
culture.
Dans ce contexte, nos étudiantes et
nos étudiants deviennent les
L’ÉDUCATION À L’ÈRE DE LA MONDIALISATIONAndré Baril
Comment l’être humain
pourrait-il accepter une
nouvelle avancée moderne
si on ne prend même plus
la peine de comprendre le
cadre historique et
philosophique qui a
justement permis à
l’humain d’instaurer
l’espace de vie
démocratique?
PAGE 10 COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005
nouveaux prolétaires de la mondi-
alisation, on les fera payer dès le
premier jour de leur insertion dans
le nouveau système de production
scientifique et technique, c’est-à-
dire tout au long de leurs études
post-secondaires. Avec le nouveau
régime des prêts et bourses implan-
té par le ministre Pierre Reid, l’ef-
fet évident sera d’accroître l’endet-
tement des plus démunis, comme le
soulignait aussi Josée Boileau (Le
Devoir, 13 avril 2004). Les jeunes
ont d’ailleurs quitté le Sommet des
générations organisé par le gou-
vernement Charest en octobre
2004. Serions-nous en train d’ou-
blier que la gratuité scolaire a per-
mis une entrée réussie dans la
modernité à au moins deux généra-
tions entières?
À l’école de la mondialisation?
Mais il n’y a pas seulement le con-
texte économique. Que penser de la
volonté du Conseil supérieur de l’é-
ducation et de la Fédération des
cégeps de modifier la formation
générale dans l’enseignement col-
légial? Les réformateurs n’espèrent
pas seulement ouvrir l’école sur le
monde de l’économie, ils croient
que la mondialisation constitue le
nouveau monde commun et que les
individus peuvent désormais se
réaliser eux-mêmes à travers les
multiples apprentissages. Grâce à
la mondialisation, l’individu
accéderait tout de suite à l’expé-
rience du monde. La culture mon-
diale serait en phase avec la culture
populaire. Du coup, l’individu
n’aurait plus à passer par l’intermé-
diaire d’une formation philo-
sophique ou littéraire, il n’aurait
plus besoin de se référer à une cul-
ture dite humaniste, classique,
fondamentale ou générale.
L’argument semble décisif.
Pourtant, dès 1984, dans un texte
décapant intitulé Le plus complexe
à venir, Andrée Ferretti dénonçait
l’illusion d’une formation centrée
sur les apprentissages utiles à la vie
active et productive. Prenant
l’exemple de la nouvelle techno-
logie qui émergeait alors, elle
écrivait : «C’est une illusion de
penser que la facilité de l’ordina-
teur favorisera le développement
intellectuel de ses utilisateurs en
leur donnant accès à une somme
considérable de savoirs à manipuler
plutôt qu’à maîtriser. Apprendre,
c’est, au contraire, se soumettre à
des contraintes dont la première
consiste précisément à développer
notre mémoire comme support de
compréhension du monde.» De fait,
le mémorable constitue sans doute
l’un des principaux piliers de
l’école.
Et cette mémoire nous permet
justement de voir en quoi la com-
munication à l’échelle planétaire
renoue avec la période antique et
les Temps modernes : pour une
troisième fois, les rituels collectifs
et les institutions traditionnelles
subissent de fortes secousses sis-
miques. Alors, comment l’être
humain pourrait-il accepter une
nouvelle avancée moderne si on ne
prend même plus la peine de com-
prendre le cadre historique et
philosophique qui a justement per-
mis à l’humain d’instaurer l’espace
de vie démocratique?
Tout récemment, le titulaire de la
chaire de philosophie de la culture
à l’Unesco, Jacques Poulain, rap-
pelait que les États modernes ont la
responsabilité d’accorder à chaque
individu «ce qui lui permet d’être
citoyen du monde à part entière :
en lui accordant le droit à l’éduca-
tion philosophique». Ce fameux
chemin par lequel il faut passer
pour accéder à notre humanité ina-
liénable, il faut encore l’arpenter,
car il n'y a pas d'autre chemin : c'est
seulement par l’usage public de la
raison, par le partage du jugement
de vérité, que les humains peuvent
advenir comme sujets autonomes et
responsables.
Alors, pour une fois que la société
québécoise est à l’avant-garde, qui
osera nous enlever ce que les autres
populations dans le monde ne
cessent de réclamer? ■
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Le Département d’Arts et lettres du
Cégep de Terrebonne accueillait le célèbre et
dynamique auteur de La petite patrie, Claude
Jasmin, dans le cadre du cours De l’écrit à
l’image d’Éric Lamonde.
Claude Jasmin, 74 ans, bon pied,
bon œil et la langue toujours bruissante de
sens, cet «enfant expérimenté» (Peter
Brooks) a bien voulu échanger avec nos étu-
diantes et nos étudiants en Communication,
au sujet de son expérience du procédé
d’adaptation cinématographique d’une
œuvre littéraire. On se souvient que son
roman La Sablière a fait l’objet d’un «beau
film», dixit Jasmin, de Jean Beaudin, Mario.
Ce qui amena notre écrivain à tenter
de répondre à la question fondamentale :
-Adapter une œuvre, est-ce comme traduire,
c’est-à-dire trahir? pour reprendre le formule
de Milan Kundera, auteur des Testaments
trahis. Question que pose tout particulière-
ment l’œuvre en bonne partie autoréféren-
tielle de Jasmin qui poursuit toujours l’explo-
ration de son temps retrouvé.
Conteur hors pair, à la mémoire et à
l’expérience de vie prodigieuses, Jasmin sait
captiver son auditoire et l’entraîner dans les
méandres de son imaginaire. Il évoqua
notamment la riche galerie de personnages
puisée à même son milieu familial et social,
dont l’oncle Amédée de Terrebonne, notaire
«communiste» et «mécréant», père de la
grande figure du journalisme qu’a été Judith
Jasmin.
On peut lire l’auteur et échanger
avec lui sur son site, à l’adresse suivante :
htpp://www.claude-jasmin.com/
J’entends des : « Les jeunes, tous des
dévoyés, des paresseux incultes. » Le lamen-
to classique. Je reviens d’un bref séjour chez
des cégépiens. Trentaine de beaux jeunes vi-
sages, aux oreilles longues, curieux d’appren-
dre. Le « vieil homme » raconte ses joies et
déceptions, ses illusions enfuies, les mauvais
coups du sort. Avant tout, raconte les liens à
tisser avec « paroles et images », bédé, télé,
cinéma, la matière scolaire enseignée par leur
enthousiaste prof, Éric-le-Rouge, mon invi-
teur. À la fatidique « période des questions »,
je me demandais : combien sont-ils à travers
le territoire québécois à, ainsi, écouter, ques-
tionner, jauger ? Pourquoi tant de rapides
jugements sur la jeunesse ? Cet après-midi là,
ils sont brillants et si attentifs. Il y a que les
médias ne causent guère sur ceux qui se pré-
parent, on n’en a que pour les délinquants et
les décrocheurs qui bomment aux vitrines des
dépanneurs « taxant » les tits-culs frileux.
Minorité d’inconscients mais utile
Aux perpétuels chevaliers-
à-la-triste-figure, je viens
proclamer ici qu’il y a une
multitude (23 cégeps autour
de la métropole !) de jeunes
cœurs qui ne demandent
pas mieux que de s’armer
sur tous les plans.
Culturellement aussi.
Certains questionnements,
lucides, pointus, me firent
voir qu’au milieu de ce
grouillement de jeunes vies,
certains sont déjà bâtis
pour faire face.
CLAUDE JASMIN AU CÉGEP DE TERREBONNEAlain Houle
Claude Jasmin avec la directrice du Cégep de Terrebonne, Céline Durand, Alain Houle, coordonnateur du ProgrammeArts et lettres, et Éric Lamonde, enseignant en français et littérature.Photo de Mathieu Roger
Si jeunesse savait…Claude Jasmin
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aux crottes d’écoute. Dans de grands champs,
à l’orée d’une petite ville, vaste collège tout
neuf (il a deux ans !) : couloirs lumineux,
classes pleines de clarté, biblio accueillante,
neufs ordinateurs partout. Une jeune popula-
tion fringante, avide de connaissances, avec
aussi, tics nerveux et grimaces qui parlent,
une certaine angoisse. La frayeur ordinaire,
que j’ai connue en 1950 : « Que me réserve
l’avenir ? » C’est bouleversant quand un
regard farouche vous supplie de le récon-
forter. Ne pas mentir, ne pas masquer les dif-
ficultés prévisibles.
À chaque occasion, je veux dire
« Non, pas le temps ». Si on insiste, je faiblis,
je dis : « Bon, j’irai ». Au jour fixé, je regrette
mon « oui » : n’ai-je pas mérité de rester
tranquille chez moi ? Pourtant jamais, jamais,
la séance terminée, je n’ai regretté mon
voyage au pays-jeunesse. C’est stimulant. Ceux
qui, pessimistes, imaginent des « veaux
insignifiants » devraient aller rôder dans ces
cégeps remplis de jeunes caboches insa-
tiables. Je reviens donc de Terrebonne, je suis
allé à Joliette. J’irai à Rigaud bientôt.
Avant de part ir, je me dirai :
« T’étais si bien à lire tranquille, à te laisser
illuminer par les érables flamboyants.» Et,
encore une fois, je rentrerai le cœur en fête
car c’est un chaud spectacle ces jeunes filles
et ces garçons qui sourient à vos piques
malignes, qui froncent les sourcils aux rap-
pels des chagrins, qui montrent des visages
épanouies quand vous parlez de l’indispen-
sable confiance préalable. Surtout de l’iden-
tité solide, qu’ils doivent se construire, se
débattant du grégaire besoin d’attroupements
juvéniles.
Cette jeunesse se méfie, avec rai-
son, à la fois des complaisances flatteuses (il
faut dire des vérités dérangeantes) et aussi des
noircisseurs (il y faut montrer un optimisme
modéré). Parmi tous ces jeunes, je les obser-
vais attentivement, il y aura quelques destins
bafoués, la dure loi des existences humaines.
Il y aura aussi des favorisés-du-sort. Il n’en
reste pas moins que tous ces profs doivent
offrir mille moyens, mille facettes en possi-
bilités, ils font « le plus beau métier du
monde », je le répète partout même si tous,
hélas, n’en sont pas conscients.
Aux perpétuels chevaliers-à-la-
triste-figure, je viens proclamer ici qu’il y a
une multitude (23 cégeps autour de la métro-
pole !) de jeunes cœurs qui ne demandent pas
mieux que de s’armer sur tous les plans.
Culturellement aussi. Certains question-
nements, lucides, pointus, me firent voir
qu’au milieu de ce grouillement de jeunes
vies, certains sont déjà bâtis pour faire face.
Alors, un peu vidé, je marche vers
le parking tout ragaillardi. Faux : la jeunesse
actuelle n’est pas que stupides drogués pré-
coces, gigueurs frénétiques à rock’n’roll !
Elle contient des âmes éprises de « davantage
savoir ». Aurais-je fait face à des groupes
d’élite ? Allons, partout, ils m’ont paru tout
à fait conformes aux jeunes rencontrés dans
les rues, certains se font des chevelures foli-
chonnes, d’autres se fixent un anneau dans
une narine, affichent leur nombril, se vêtent
de haillons aux déchirures calculées. Attirail
candide pour se démarquer « des vieux ».
Je me souviens de nos accoutrements
d’une « bohème » artificielle pour provoquer
parents et voisins.
Derrière cette parade vestimentaire
sont tapis « des enfants grandis », ils souhai-
tent une seule chose : le bonheur; cette quête,
qui depuis même avant Socrate, est
l’espérance des hommes. Impossible de le
leur promettre ce «maudit bonheur » (Rivard)
mais il est permis de déclarer, installé devant
les pupitres, qu’il est accessible à tous désor-
mais, malgré le clivage des classes sociales.
Que le bonheur se prépare cul-sur-banc-d’é-
cole. Que, cher Yvon Deschamps, « le bon-
heur haït les moroses ». « Les choses étant ce
qu’elles sont » (De Gaulle), le bonheur, oui,
se mérite. Si « il devrait être interdit de dés-
espérer les hommes » (Albert Camus), il
devrait être interdit de désespérer des jeunes
juste parce qu’on a vu, aux actualités
télévisées, cinq ou six voyous guettant lâche-
ment des proies fragiles. ■
PAGE 13
N.d.l.r. Il y a quelque temps, MarcBrière fondait le «mouvement pour unenouvelle constitution québécoise» (mo-nocoq). À cette occasion, le juge à laretraite et vice-président au Parti québécoisdans Notre-Dame-de-Grâce nous avaitprésenté son projet (vol. 6, no. 1 et 2). Voicimaintenant le texte d’un jeune hommequi défend un objectif semblable. Nousremercions Marie-Josée Rivard, respon-sable du programme des bourses à lafondation Jean-Charles Bonenfant, denous en avoir fait connaître l’existence.
«L’âme de la cité n’est rien d’autre quela constitution, qui a le même pouvoir quedans le corps la pensée» disait Isocrate . 2. Ilexiste en effet peu de sujets aussi fondamen-taux pour une communauté politique quecelui de sa constitution. Au minimum, cettedernière définit la forme de l’État, en établitles différents organes et en circonscrit lespouvoirs. Dans certains cas, elle va mêmejusqu’à énoncer les grands principes quidoivent guider la conduite de la chosepublique, notamment les droits et libertésfondamentaux des individus et des collecti-vités. En bref, la constitution fixe les « règlesdu jeu politique ».
Le Québec, à l’instar des autresprovinces canadiennes (exception faite de laColombie-Britannique), ne s’est jamais dotéd’une Constitution . 3. Certes, plusieurs loisd’importance fondamentale telles que laCharte des droits et libertés de la personne 4.
ont été adoptées par l’Assemblée nationale.Malgré le fait que ces lois soient nécessairesau bon fonctionnement de notre communautépolitique, elles ne possèdent pas de statutconstitutionnel. Or, la question est la sui-vante : le Québec devrait-il, tout comme lesÉtats fédérés d’Allemagne, du Mexique etdes États-Unis, se donner une Constitution ?
Nous défendrons la thèse selon laquellel’adoption d’une Constitution québécoise estpossible d’un point de vue légal et pleine-ment compatible avec nos institutions par-lementaires. Nous soutiendrons par ailleursqu’une telle démarche procurerait des béné-fices importants en ce qui a trait à la protec-tion des droits et libertés des Québécois.
Il est à noter que ce projet concerne lescitoyens de toutes allégeances politiques. Desannées soixante à aujourd’hui, l’adoptiond’une Constitution québécoise a d’ailleurs étédéfendue par des députés (ou a été inscrite auprogramme) du Parti libéral, de l’Unionnationale, du Parti québécois et de l’Actiondémocratique. En outre, dans les dernièresannées, de nombreux intellectuels se sontprononcés en faveur d’une Constitutionquébécoise et, en 2002, les participants auxÉtats généraux sur la réforme des institutionsdémocratiques ont appuyé à 82% cette idée . 5.
1. Quelques définitions essentielles
D’abord et avant tout, que signifie le mot« constitution » ? Les professeurs Morin etWoerhling la définissent comme «...l’ensem-ble des règles juridiques, quelle que soit leurnature ou leur forme, qui portent sur la dévo-lution, l’exercice et la limitation du pouvoirpolitique dans le cadre de l’État » 6. . Lesauteurs précisent par ailleurs qu’elle régit lesrelations, d’une part, entre les différentsorganes étatiques et, d’autre part, entre l’Étatet les individus. Ainsi définie, la constitutionest entendue au sens général ou matériel duterme. Jean-Charles Bonenfant écrivaitd’ailleurs à ce sujet que tous les États possè-dent une constitution (au sens matériel)« ...car dès que dans un territoire des person-nes sont gouvernées, elles le sont selon cer-
taines règles qui peuvent être plus ou moinsdéveloppées mais qui existent toujours ». 7.
Quant à la Constitution formelle, elle possèdegénéralement quatre caractéristiques. 8.
Premièrement, le caractère constitutionnel dudocument est reconnu explicitement par écrit.Ensuite, on y énonce les principes fondamen-taux servant de référent normatif à la viepublique. Troisièmement, la prépondérancedes règles constitutionnelles y est affirmée.Cela signifie que ces règles sont placées ausommet de la hiérarchie juridique et rendentinvalide ou inopérante tout règle aveclaquelle elles entrent en conflit. Enfin, laConstitution formelle possède une certainerigidité, c’est-à-dire qu’elle est plus difficile àmodifier ou à abroger que les lois ordinaires.Il est à noter que les deux définitions nes’excluent pas mutuellement puisque laConstitution formelle est comprise dans laconstitution matérielle.
2. Le cadre constitutionnel du Québec
2.1 Les « sources » de la constitution duQuébec 9.
En premier lieu, le Québec ne possèdepas de Constitution formelle au sens d’undocument écrit, solennel, rigide etprépondérant énonçant les grands principessur lesquels il est fondé et qu’il aurait luimême choisi mais il est toutefois pourvud’une riche constitution matérielle. Tournons-nous vers les divers éléments qui composentcette dernière.
D’une part, la Partie V de la Loi consti-tutionnelle de 1867, 10. intitulée « Constitutionsprovinciales», fait indéniablement partie de laconstitution du Québec. En effet, plusieurscaractéristiques fondamentales de l’Étatquébécois y sont définies, par exemple, lespouvoirs et limitations de l’Assemblée lé-gislative. En outre, les dispositions contenuesdans ce document sont prépondérantes et nepeuvent être modifiées unilatéralement par leQuébec. Bien que la Partie V soit formelle auplan de la rigidité et de la prépondérance, ellene peut être considérée de plein droit commela Constitution formelle du Québec. Elle
UNE CONSTITUTION POUR LE QUÉBEC : QU’ATTENDONS-NOUS ?
Pierre-Marc DaigneaultBoursier-stagiaire 2003-2004Fondation Jean-Charles-Bonenfant
COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005
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résulte de négociations entre les représentantspolitiques des quatre provinces fondatricesdu Canada et n’est donc pas à proprementparler québécoise et ce, malgré le fait que desparlementaires du Bas-Canada aient participéà son élaboration.
D’autre part, plusieurs des élémentscomposant la constitution québécoise nerevêtent pas la forme constitutionnelle, con-trairement à la Partie V de Loi constitution-nelle de 1867. Tout d’abord, les loisorganiques, dont la Loi sur l’Assembléenationale 11. constitue un excellent exemple,portent sur l’organisation et le fonction-nement de la puissance publique. Ensuite,nous retrouvons parmi les sources de laconstitution les conventions parlementaires.Celles-ci sont «...issues de la pratique etgénéralement non écrites, elles concrétisentune entente entre ceux qui dirigent l’État etsont perçues par eux comme obligatoires ». 12.
Le principe de solidarité ministérielle qui« force » un ministre à endosser et défendrepubliquement la position du gouvernementou à démissionner s’il s’y oppose illustre bienl’importance des conventions dans notre sys-tème politique. Certaines règles de commonlaw, comme celle concernant la prérogativeroyale du lieutenant-gouverneur, font égale-ment partie de la constitution québécoise.Enfin, la jurisprudence constitutionnelle,c’est-à-dire l’interprétation, la modification etl’élaboration par les tribunaux des règles dedroit constitutionnel, en constitue une autresource. Mentionnons à titre d’exemple, lesnombreuses décisions du Conseil privé con-cernant le partage des compétences entre lesprovinces et le gouvernement central.Examinons maintenant si le Québec a lacapacité légale de se donner une Constituionformelle.
2.2 Le pouvoir constituant du Québec envertu de la Constitution canadienne
La Constitution canadienne «...estla loi suprême du Canada; elle rendinopérante les dispositions incompatibles detoute autre règle de droit ». 13. Bien que leQuébec n’est jamais adhéré à la Constitutioncanadienne de 1982, il est tout de même liépar elle d’un point de vue juridique. Celle-ciénonce à l’article 45 : Sous réserve de l’arti-
cle 41, une législature a compétence exclu-sive pour modifier la constitution de saprovince.
C’est en vertu de l’article 45 que leQuébec a aboli en 1968 son Conseil législatifet a modifié le nom de son Assembléelégislative pour celui d’Assemblée nationale.Le pouvoir constituant du Québec n’estcependant pas absolu : il est encadré par l’ar-ticle 41 de la Constitution canadienne et parla jurisprudence constitutionnelle. Parmi leslimites à ce pouvoir de modification constitu-tionnelle, notons entre autres le partage descompétences entre les gouvernements centralet provinciaux, l’usage du français et del’anglais, la charge de la Reine et du lieu-tenant-gouverneur et les droits de natureconstitutionnelle garantis par la Constitutioncanadienne. Par conséquent, la Constitutioncanadienne accorde le droit au Québecd’adopter (le droit de modifier inclut celuid’adopter) une Constitution de son choix enautant que cette dernière respecte les con-traintes ci-dessus.
3. Le projet : une Constitution québécoiseformelle
3.1 Sa procédure d’élaboration
D’abord et avant tout, qui devraitêtre responsable de l’élaboration de laConstitution du Québec ? Deux options sontpossibles : le processus peut être mené soitpar les députés de l’Assemblée nationale, soitpar une assemblée constituante, c’est-à-direun corps politique, habituellement formé dedélégués du peuple, qui a pour mandat derédiger une Constitution. À l’instar du pro-fesseur Bonenfant, nous estimons qu’unedémarche constituante menée parl’Assemblée nationale serait supérieure. 14.
D’une part, l’Assemblée nationale est l’or-gane politique à travers lequel s’exprimentles Québécois depuis plus de deux cent ans etjouit d’une très grande légitimité. D’autrepart, les risques que l’exercice d’élaborationse transforme en une « ...cacophonie confuseaboutissant à des impasses en série » 15. sontmoindres dans le cas où l’Assembléenationale en prendrait la responsabilité. Eneffet, l’assemblée constituante est vulnérable
aux « ...groupes d’intérêts inconciliables... » 16.
qui pourraient l’investir et y éterniser lesdébats. Une démarche constituante menéepar l’Assemblée nationale peut garantir unereprésentation efficace des intérêts populairespour autant que des consultations généralesqui impliqueraient largement tous lescitoyens soient tenues. Enfin, avantage nonnégligeable, une commission parlementairespéciale peut être mise sur pied beaucoupplus rapidement qu’une assemblée consti-tuante.
3.2 Son mode de ratification
Deux procédures de ratificationsont possibles 17. : la ratification parl’Assemblée nationale et la ratification mixte(par l’Assemblée nationale et par référen-dum). Nous privilégions la ratification mixte.En alliant l’accord des élus avec celui du peu-ple, cette méthode assurerait un degré plusgrand de légitimité au document constitution-nel. Les Québécois sont d’ailleurs habituésde s’exprimer par référendum sur les ques-tions constitutionnelles telles que la sou-veraineté (1980 et 1995) et la réforme dufédéralisme (1992). Nous croyons en outrequ’il serait important qu’au moins les deuxtiers des députés de l’Assemblée nationale seprononcent, lors d’un vote libre, en faveurd’une éventuelle Constitution pour que celle-ci soit adoptée. Quant au résultat du référen-dum, l’Assemblée nationale a déjà statué surla question : l’option gagnante est celle quiobtient 50% des votes plus un. 18.
3.3 Son contenu
Nous croyons que le contenu dudocument constitutionnel québécois devraitprincipalement être puisé à même l’héritagelégislatif du Québec et ainsi comprendre« ...les grands textes législatifs auxquels nousattachons une importance particulière... ». 19.
Cette tâche sera facilitée par le fait que leQuébec est « ...fondé sur des assises constitu-tionnelles qu’il a enrichies au cours des anspar l’adoption de nombreuses lois fondamen-tales... ». 20. Cette manière de procéder auraitl’avantage d’assurer une plus grande conti-nuité au niveau politique et légal.
Quels éléments devraient être inclus
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dans la Constitution québécoise? Pour êtrecomplète, cette dernière devrait comporter,outre le préambule consacrant le principe despeuples à disposer d’eux-mêmes, quatre sec-tions. 21. Tout d’abord, il importe de définirl’identité du peuple québécois, notamment lacitoyenneté québécoise (qui n’existe pas ausens institutionnel du terme) ainsi que lessymboles nationaux du Québec. La structurede l’État québécois serait présentée dans laseconde partie, notamment les tribunaux,l’administration publique, le parlement et lesystème électoral. Des éléments comme laLoi sur l’Assemblée nationale 22. et la con-vention parlementaire sur le gouvernementresponsable (en la mettant par écrit) pour-raient notamment s’y retrouver.Troisièmement, une Constitution québécoisedevrait impérativement garantir les droits etlibertés de diverses natures dont jouissent lesQuébécois (droits individuels et collectifs ;droits politiques, judiciaires, économiques etsociaux). La Charte des droits et libertés dela personne 23. devrait absolument y êtreinsérée. Enfin, il faudrait expliciter la placeréservée au droit général international et pré-ciser le statut des traités et ententes interna-tionaux par rapport au droit interne québécois.
Conclusion : mais qu’attendons-nous ?
Il a été démontré que l’adoption d’uneConstitution formelle, document qui faitactuellement défaut au Québec, contribueraità assurer une meilleure protection des droits.Or, si la démarche constituante comporte unsi grand avantage, qu’attendent donc lesQuébécois pour s’y lancer? D’une part, lapopulation est beaucoup plus préoccupée parles aspects « concrets » des politiques tels queles taxes sur l’essence et les listes d’attentespour les opérations chirurgicales. Il est doncdifficile de l’intéresser aux grands enjeux dela Constitution et des institutions politiques.D’autre part, rappelons que le Parti libéral duQuébec, actuellement au pouvoir, ne s’est pasprononcé explicitement en faveur de l’adop-tion d’une Constitution québécoise. À cetégard, Benoît Pelletier, ministre délégué auxaffaires intergouvernementales canadiennes,ne nie pas qu’il puisse être opportun que leQuébec se dote un jour de sa propre
Constitution, dans les limites cependant quisont posées par le droit constitutionnel cana-dien. Le ministre soutient néanmoins qu’ilserait risqué pour un gouvernement libéral de«s’aventurer» dans une telle démarche aucours du présent mandat. 24. En effet, pour uncertain nombre de Québécois, l’adoption parle Québec de sa propre Constitution, mêmedans les balises imposées par le fédéralismecanadien, serait vue comme une premièreétape vers l’accession à la souveraineté, cequi ne serait certes pas de nature à plaire auParti libéral du Québec.
Or, une démarche constituanteréussie nécessite à la fois le support de la po-pulation et un leadership politique. Espéronsque ces conditions gagnantes seront réuniesdans un avenir rapproché…
1. Cet article est le résumé d’un mémoire intitulé Une
Constitution formelle pour le Québec : mais qu’atten-
dons-nous ? qui a été déposé dans le cadre du programme
de stage de la Fondation Jean-Charles-Bonenfant à
l’Assemblée nationale du Québec, juin 2004, 45 p. (avec
les références bibliographiques).
2. Isocrate, Aeropagitique, (14).
3. Nous utiliserons la majuscule lorsqu’il est question de la
Constitution formelle d’un État et la minuscule dans le
cas de la constitution matérielle ou lorsque le terme est
utilisé de manière générale. Ainsi, nous écrirons
«Constitution québécoise» ou «constitution québécoise»
selon le contexte.
4. Québec, Charte des droits et libertés de la personne :
Lois refondues du Québec, chapitre C-12, à jour au 1er
juillet 2004, Québec, Éditeur officiel du Québec, 2004.
5. Québec, Secrétariat à la réforme des institutions démo-
cratiques, Les résultats du scrutin des États généraux,
Québec, Secrétariat à la réforme des institutions démo-
cratiques, Adresse Internet :
www.mce.gouv.qc.ca/srid/resultats_scrutin.htm, accédé
en janvier 2004, dernière mise à jour en juin 2003.
6. Nous ajoutons les italiques. Jacques-Yvan Morin et José
Woehrling, Les constitutions du Canada et du Québec :
du Régime français à nos jours, Montréal, Les Éditions
Thémis, 1992, p. 123.
7. Jean-Charles Bonenfant, «La constitution», série d’arti-
cles parus dans La Presse et reliés sous forme de
brochure, Montréal (Québec), 1976, p. 5
8. Nous avons adaptés ces éléments qui sont tirés de :
Commission des droits de la personne et des droits de la
jeunesse, Pierre Bosset (dir.), Après 25 ans la Charte
québécoise des droits et libertés, vol. 1, Bilan et recom-
mandations, Québec, Commission des droits de la per-
sonne et des droits de la jeunesse, 2003, p. 93.
9. Nous empruntons le concept de «sources» de la constitu-
tion aux auteurs suivants : Jacques-Yvan Morin et José
Woerhling, Les constitutions...; Henri Brun et Guy
Tremblay, Droit constitutionnel, 3ième édition,
Cowansville (Québec), Les Éditions Yvon Blais, 1997.
Morin et Woerhling écrivent à la page 133 que l’utilisa-
tion du terme «sources» met à la fois l’accent sur la
recension et l’origine historique des éléments composant
la constitution.
10. Royaume-Uni, Acte de l’Amérique du Nord britannique,
1867, 30-31 Victoria, (codifiée avec modifications) dans
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982
sur le Canada (Royaume-Uni) dans Canada, Lois du
Canada, chapitre 11, 1982.
11. Québec, Loi sur l’Assemblée nationale : Lois refondues
du Québec, chapitre A-23.1, à jour le 1er juillet 2004,
Québec, Éditeur officiel, 2004.
12. Jacques-Yvan Morin et José Woerhling, Les constitu-
tions..., p. 135.
13. Article 52 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982, loc.cit.
16. Journal des débats de l’Assemblée nationale du Québec :
Commission de la Constitution, séance du 14 août 1969,
p. 3048
17. Jacques-Yvan Morin et José Woehrling, Demain le
Québec…, Sillery (Québec), Septentrion, 1994, p. 211
18. Ibid.
19. Une ratification effectuée uniquement par référendum,
c’est-à-dire sans l’appui de la législature et la sanction du
lieutenant-gouverneur, est inconstitutionnelle. Voir
notamment à ce sujet Benoît Pelletier, La modification
constitutionnelle au Canada, Scarborough (Ontario),
Carswell, 1996, p. 160-165; Henri Brun et Guy
Tremblay, op. cit., p. 226-229; Jacques-Yvan Morin et
José Woerhling, Les constitutions..., p. 501-502.
20. Québec, Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et
des prérogatives du peuple québécois et de l’État du
Québec : Lois refondues du Québec, chapitre E-20.2, à
jour au 1er juillet 2004, Québec, Éditeur officiel du
Québec, 2004, art. 4.
21. David Payne, Projet : Pour une constitution du Québec,
Québec, [s.n.], mars 1984, p. 40
22. « Préambule » dans Québec, Loi sur l’exercice des
droits..., loc. cit.
23. I. De l’identité du peuple québécois et de ses
symboles nationaux
II.De l’État du Québec et de ses institutions
fondamentales
III. Des droits et libertés des Québécois
IV. Des relations internationales du Québec
24. Benoît Pelletier, Rencontre avec les stagiaires par-
lementaires du Québec et de l’Ontario, Assemblée
nationale, automne 2003 ; Entretien avec Benoît Pelletier
(réalisé par Pierre-Marc Daigneault), Secrétariat des
affaires intergouvernementales canadiennes, 22 juin
2004.
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« Le Québec va mieux qu’il y a un an! »,
déclarait Jean Charest le 17 juin dernier à
l’Assemblée nationale, en fin de session par-
lementaire, en réponse à une question du chef
de l’ADQ. Ses sbires, évidemment, l’ont
applaudi. Ne devrions-nous pas, en effet,
nous aussi, nous réjouir du nouveau Québec
libéral?
Les grandes agglomérations urbaines,
unifiées il y a peu après des années de mor-
cellement et de chicanes stériles, sont plus ou
moins revenues, dans certains cas, à l’époque
des splendides isolements municipaux au
nom de la microdémocratie. Déjà fini, le
temps de la solidarité et du goût de l’avenir
partagé. En une petite année, les Libéraux
auront réussi à renvoyer les pleureurs dans
leurs beaux quartiers. Et ça va bien, se con-
gratule leur chef.
Joyau de la Révolution tranquille, les
cégeps, de plus en plus mal financés, conti-
nuaient malgré tout de permettre à un nombre
plus que respectable de jeunes Québécoises
et Québécois d’avoir accès, dans leurs
régions, à une formation professionnelle et
générale de qualité à très bas prix. Ça ne
marche plus, ce modèle, a décrété le ministre
Reid sur la base de… on ne sait trop quoi.
Une journée, il fallait l’abolir. Le lendemain,
le conserver. Le surlendemain, le réformer en
l’abolissant. Aujourd’hui? On l’ignore. Mais,
rassurez-vous, ça va bien, nous dit le capi-
taine.
L’ineffable Jean Coutu avait voulu, il y a
quelques années, commercialiser l’eau du
Québec. Sa proposition, comme il se doit,
avait été accueillie avec une brique et un
fanal. Ça allait, croyions-nous, assez bien.
C’était, toutefois, sans compter sur
l’ingénieux ministre de l’Environnement
Thomas Mulcair qui vient de découvrir qu’il
y aurait peut-être une piastre à faire avec ce
beau projet de commercialisation de cette
ressource essentielle à la vie. Au profit des
régions, précise-t-il pour mieux faire passer
son sapin. Pourquoi pas, tant qu’à y être, pour
financer les nouveaux cégeps abolis et
améliorés de son collègue? Vous êtes in-
quiets? Arrêtez-moi ça! Ça va mieux qu’il y a
un an!
Des preuves supplémentaires? En voici
plein, en vrac. Kanesatake, par exemple, en
pleine crise sociale, peut compter sur le mi-
nistre Jacques Chagnon pour… ne rien faire.
Les syndiqués et les employés de l’État, ces
engeances nuisibles, comme chacun devrait
le savoir, au développement harmonieux
d’une économie prospère, sont dans la mire
du gouvernement. Une fois bien sous-traités
ou encore soumis au régime minceur de la
ministre du Conseil du Trésor, ils seront mis
hors d’état de nuire.
Quant aux coûts de l’assurance-médica-
ments, rassurez-vous, ils subiront le même
sort que ceux des garderies. Les privilèges
pour les malades et les parents de jeunes
familles, ça achève. Ceux des pharmaceu-
tiques, dites-vous? Contrairement à vous, le
gouvernement libéral n’est pas contre la
prospérité économique. D’ailleurs, preuve
supplémentaire s’il en est, sa grande argen-
tière rêve de partenariats public-privé dont
elle a confié l’analyse de la pertinence et de la
faisabilité à des firmes privées, d’experts il va
sans dire. C’est sûr, comme on dit, que ça va
bien aller. Entre-temps, toujours dans le
même souci d’efficacité, son collègue
Béchard continue de se demander ce qu’il
pourrait bien faire payer de plus aux assistés
sociaux à qui il a promis un ferme 533$.
L’année prochaine, pour eux aussi, ça devrait
aller encore mieux, si la tendance se main-
tient.
Comment expliquer, alors, que, devant
tant de belles réalisations qui s’accompa-
gnent de perspectives d’avenir tout aussi
emballantes, la grogne s’installe et que la
clameur fasse entendre de plus en plus claire-
ment un retentissant « libérez-nous des
Libéraux! »?
Ou alors, plus subtil, chercherait-il à
faire comprendre par là à ses bienfaiteurs
autoproclamés que de ce Québec qui va
mieux qu’il y a un an, il n’en veut pas, parce
qu’il n’est pas pour lui? ■
LIBÉREZ-NOUS DES LIBÉRAUX!
Louis Cornellier
(FIN DE SESSION PARLEMENTAIRE À QUÉBEC)
Le peuple québécois,
plein d’ingratitude,
pousserait-il l’audace
jusqu’à nier que
ça va bien?
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militants souverainistes…
Quant à la supposée «mise en exil»
(p. 76) du peintre et auteur du Refus global
Paul-Émile Borduas, là encore, il faudrait
nuancer. La correspondance de l’artiste
établit clairement que Borduas est parti de
son propre chef, soulagé de quitter le milieu
tracassier de l’École du Meuble, afin de
poursuivre à l’étranger son «sauvage besoin
de libération» et accessoirement sa carrière
de peintre.
La Révolution tranquille
Toujours selon Létourneau, ce
serait un autre cliché que de considérer la
Révolution tranquille comme «le produit
d’une volonté largement partagée par la po-
pulation pour un changement radical de l’ordre
des choses». (p. 78) Peut-être pas si «large-
ment partagée», en effet, mais «changement
radical» tout de même, par la mise en place
du système de l’«État-providence».
Sur le thème de la Révolution tran-
quille, Létourneau ne se possède plus. Il
faudrait, selon lui, «déboulonner ce mythe
refondateur» (p. 82). Il propose même
comme modèle emblématique de l’époque la
triste figure de Claude Ryan!
Si Létourneau évoque bien l’exis-
tence d’une idéologie du rattrapage de type
techno-réformiste, défendue par les Libéraux,
il passe sous silence la thématique du
dépassement, préconisée par les milieux
nationalistes et socialisants.
Toutefois, Létourneau reconnaît
qu’en matière d’éducation, avec le Rapport
Parent, «le monde québécois de l’éducation
est bouleversé». (p. 87) Sauf que là encore, il
sous-estime le caractère émancipateur de cet
accès à la connaissance, de même que la
démocratisation de la culture dont est tou-
jours porteuse l’école québécoise. Et ce mal-
gré les «steppettes» erratiques du ministre
Reid.
La fin des ambivalences?
Dans les années 1970, Pierre Elliott
Trudeau et René Lévesque cherchèrent à
«désambivalencer» les Québécois (p. 94). Ce
qui amène Létourneau à conclure :
Jusqu’ici, le Québec est resté une ques-
tion qu’aucune réponse n’est venu clore, une
énigme qu’aucun Œdipe n’a réussi à résoudre
par un argument tranché. (p. 108) […] la col-
lectivité québécoise […] résiste à son embri-
gadement dans un seul lieu d’être identitaire
et politique.» (p. 109)
Mais comme l’a si bien exprimé Marcel
Rioux dans Les Québécois, ouvrage paru en
1974, si notre identité demeure encore incer-
taine c’est que tout au long de leurs quatre
siècles de vie en Amérique du Nord, les
Québécois ont dû tenir compte des autres,
parce que, coloniaux, conquis, colonisés,
dominés, minoritaires, ils n’ont jamais tenu le
bon bout du bâton. (p. 14) Ce peuple qui n’a
jamais été libre, n’a jamais pu - ou n’a jamais
su - aller au bout de lui-même […]. Le do-
miné a toujours peur de se montrer sous son
vrai jour. Il se produit une espèce de dédou-
blement de la personnalité, l’une, superfi-
cielle, où le dominé se comporte comme il
croit que le dominant veut qu’il se comporte;
et l’autre, refoulée, n’apparaît qu’épisodique-
ment et reste comme en attente d’une libéra-
tion. (p.90)
Et Rioux de citer un autre texte
important de Jean Bouthillette, Le Canadien
français et son double, que devraient méditer
tous les tenants de l’ambiguïté :
« La Conquête avait engendré en nous le
terrible dialogue de la liberté et de la mort.
C’est dans le dialogue de la liberté et de la vie
que se fera notre Reconquête. Mais à l’heure
de tous les possibles et des échéances déchi-
rantes, ce que doit d’abord vaincre notre peu-
ple, c’est sa grande fatigue, cette sournoise
tentation de la mort » (p. 121)
Modernité artistique?
Si l’un des objectifs de Létourneau
et de l’exposition est de démontrer que le
Québec accède à la modernité bien avant les
années 1960, il faut reconnaître qu’en matière
artistique, le propos est lacunaire et fort
mince. Amalgamer dans une même phrase
des esthétiques aussi diverses et contradic-
toires que celles de Mordecai Richler,
Michel Tremblay, Guido Molinari et René
Richard relève plus du «name dropping» que
de l’analyse.
Ainsi, dans la revue des person-
nages célèbres de notre histoire placée à la fin
de l’ouvrage, revue par ailleurs fort partiale et
incomplète, on apprend que Borduas est
«considéré comme le premier peintre mo-
derne du Canada français». Où sont passés
Alfred Pellan, Suzor-Côté et Adrien Hébert
dont on ne dit mot alors qu’une Vue de
Montréal illustre pourtant l’ouvrage? ■
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«Par rapport à moi, le talus qui bordema route est plus riche que l’Océanie.Comment pourrais-je me décider à m’enaller un mètre plus loin, quand je n’aimême pas pu dénombrer les joies de cetendroit où je me suis arrêté ? J’ai seule-ment compris qu’elles étaient innom-brables.» (Jean Giono, Rondeur des jours,Éditions Gallimard, 1943)
Dans un interview qu’il accordaitrécemment à Gary Lawrence (Le Devoirdu 10 juillet 2004), le journaliste-vedetteMarc Laurendeau confiait avoir toujourscultivé le «désir de l’ailleurs». Prétextantvoyager plus souvent qu’autrement pours’instruire, Laurendeau rêve d’avoir vutous les coins du monde à la fin de sa vie.Mais attention, il ne compte pas s’attarderdans quelques déserts, glaciers, jungles ouautres endroits sauvages, car pour lui, le«plus excitant, [c’est] d’être à Bombay,Pékin ou Moscou». Pourquoi ? Parce que,affirme Laurendeau, «c’est là, [dans lesvilles], qu’on prend le pouls d’un pays, etparce qu’à chaque instant, il y a quelquechose qui nous frappe».
Pour la plupart d’entre nous, l’attitudede Laurendeau est parfaitement légitime.Voyager, n’est-ce pas une manière mer-veilleuse de découvrir le monde et d’a-grandir nos horizons ? N’est-ce pas, ensomme, une manière élégante et agréablede devenir plus intelligent et plus éclairéque ces pauvres gens qui, par manque demoyens, d’ambition ou de courage, restentchez eux, se condamnant ainsi à vivre dansl’ignorance des enjeux qui bouleversent levaste monde ? Pourtant, devant l’expres-sion d’une telle boulimie voyageuse, unautre point de vue est possible.
Afin d’illustrer ce point de vue quirefuse d’ériger le voyage en expérienceessentielle à la compréhension du monde,relisons une phrase immortelle du grandBlaise Pascal : «J’ai découvert que tout lemalheur des hommes vient d’une seulechose, qui est de ne savoir pas demeurer enrepos, dans une chambre» (Pensées,
Librairie générale française, 1962).Relisons aussi ces vers magnifiques dupoète portugais Fernando Pessoa : «Demon village, je vois de la terre / tout cequ’on peut voir de l’Univers / C’est pourcela que mon village est aussi grand /qu’un autre pays quelconque, / Parce queje suis de la dimension de ce que je vois /et non de la dimension de ma propretaille…» (Le gardeur de troupeau, Édi-tions Gallimard, 2001).
Giono parle des joies de l’explorationd’un talus qui borde «sa» route, Pascal, del’expérience existentielle de la solituded’une chambre et Pessoa, de la dimension
cosmique du village d’un gardeur de trou-peau. De son côté, Laurendeau, notrejournaliste globe-trotter, n’en a que pourles grandes villes, parce que ce serait là oùça se passe. Diantre ! la vraie vie, celle quivaut la peine que l’on en rende compte,aurait-elle déserté les forêts, les déserts, lesglaciers, les jungles, les villages, les taluset la solitude des chambres pour se réfu-gier dans les grandes villes ? N’étant pasen si mauvaise compagnie avec Giono,Pascal et Pessoa, que l’on nous permetted’en douter.
Davantage encore, il importe de rap-peler que c’est par la fidélité et l’attache-ment à son lieu d’origine que l’êtrehumain accomplit sa vocation de rendre lemonde meilleur, plus accueillant et plusriche de sens.
Pour que toute l’exubérance et lasignification de notre présence au mondeéclatent au grand jour, il devient nécessairede dénoncer la vanité de tous lesLaurendeau de ce monde. De dénoncer lasuperbe de tous ces voyageurs bon chicbon genre qui entre deux voyages, où ilsprétendent avoir été «bouleversé[s] par lamouise dans laquelle s’enlisent certainesrégions» ou «choqué[s] par la pauvreté»dont ils ont été témoins, reviennent faireles paons dans les médias, en posant àceux qui en ont vu d’autres.
Nous n’avons jamais eu besoin defaire le tour du monde pour vivre pleine-ment. Car le monde est ainsi fait, qu’àl’endroit même où l’on se trouve, la sou-veraineté du vivre s’accomplit en touteplénitude, à chaque instant de notre vie.Comme le dit Giono dans la Rondeur desjours : «rien n’est rien si nous ne com-prenons pas qu’il est plus émouvant pourchacun de nous de vivre un jour que deréussir en avion le raid sans escales Paris-Paris autour du monde». ■
Face à tous ceux qui
prétendent un peu vite que
les voyages forment la
jeunesse (peu importe
l’âge des voyageurs, car de
nos jours, sans crainte du
ridicule, tout le monde se
prétend jeune de cœur), il
importe de réaffirmer que le
monde qui nous est proche
- ma maison, mon village,
ma ruelle, mes voisins, mon
quartier, le ruisseau ou la
rivière qui passe non loin
de chez moi, etc. – est
aussi riche et aussi beau
que le lointain.
ET SI LE LOINTAIN N’ÉTAIT Q’UN DIVERTISSEMENT SANS CONSISTANCE?Éric Cornellier
AXOR SUR LA RIVIÈRE BATISCAN : CECI N’EST PAS UNE CENTRALEHYDROÉLECTRIQUE!
Michel TessierPour les ami(e)s de la Batiscan
PAGE 18
Le 5 octobre dernier, à St-Adelphe
petite municipalité près de Trois-
Rivières, des représentants de la
compagnie Axor sont venus nous
faire part de leur projet d’établir
une centrale hydroélectrique à la
hauteur de la chute du Deux. Oups!
pardon, il s’agirait plutôt d’une
opportunité de développement
récréo-touristique… Ces messieurs
d’Axor, déplorant la faible fréquen-
tation de ce site naturel magnifique,
proposent d’en augmenter l’acces-
sibilité, d’y aménager une piste de
VTT, un sentier pédestre, une
plage, des aires à pique-nique et
bien d’autres belles choses. On ne
saura jamais qui leur a demandé de
s’occuper ainsi du développement
de ce site, mais bon, ils nous ont
répété à maintes reprises qu’eux, en
tant que vrais environnementa-
listes, avaient beaucoup à cœur
notre bien. Bien sûr, il y aura un
coût pour ce merveilleux
développement mais pas de pro-
blème, les messieurs d’Axor ont
aussi la solution : une centrale
hydroélectrique. Donc, nous y
voilà.
Un mur de béton de 18 mètres de
hauteur (équivalent d’un édifice de
6 étages), la rivière refoulée sur une
distance de 13 km, ennoyant au
passage 1,7 km2 de berges
forestières ( équivalent à 170 ha ou
17 millions de pi2 ), faisant dis-
paraître à jamais les chutes et nom-
breux rapides qui font le paysage
entre la chute du Deux et la chute
du Sept, exigeant d’une quinzaine
de propriétaires de chalets qu’ils
évacuent les lieux pour une poignée
de dollars, voilà la solution Axor,
sans oublier un charmant débit
esthétique pour masquer le tout!
« Nous ne dégraderons pas l’envi-
ronnement, nous le modifierons
quelque peu …» diront-ils sans rire.
Bien amère et bien grosse pilule à
faire avaler. Aussi, les messieurs
d’Axor ont recours à l’argument de
l’énergie propre, dont le Québec
aurait un urgent besoin. « Préférez-
vous recourir à l’électricité pro-
duite au charbon? » nous disent-ils.
Comme si c’était la question qui se
posait présentement au Québec!
Bien sûr que l’hydroélectricité est
une des formes d’énergie les moins
polluantes qui soit, mais a-t-on
besoin de la centrale d’Axor, cen-
trale d’une puissance de 17
mégawatts? À titre de comparai-
son, d’ici les dix prochaines
années, Hydro-Québec ira en appel
d’offre pour la construction
d’éoliennes pour 2 000 mégawatts
et, d’ici 2006, toujours selon
Hydro-Québec, la mise en place de
mesures d’économie d’énergie per-
mettra une économie de plus de
350 mégawatts, l’équivalent de 20
St-Adelphe ! Plus près de nous, les
pluies de notre été 2004 ont aug-
menté les réserves d’Hydro-
Québec d’environ 2 400 méga-
watts, soit trois fois la production
d’énergie de la très controversée
centrale du Suroît, d’ailleurs sur le
point d’être abandonnée par le gou-
vernement Charest. Soyez sérieux,
messieurs d’Axor, les 17 méga-
watts produits à St-Adelphe n’ont
aucun impact significatif dans le
bilan énergétique du Québec.
Alors pourquoi cette centrale? Qui
en a besoin? Il n’y a qu’une seule
réponse plausible : pour un promo-
teur privé, la production d’électri-
cité est très payante. Assez payante
pour qu’il puisse aussi payer
une piste de VTT aux riverains et
tout faire pour acheter les récal-
citrants !
Et nous revoilà plongés dans les
mêmes débats qui ont cours depuis
5 ans entourant l’avenir de la
Batiscan. Dans un nouvel embal-
lage, ces promoteurs font miroiter
des possibilités de retombées
économiques, tout comme la com-
pagnie Boralex à St-Stanislas et
d’autres pour la chute du Neuf, à
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Not re -Dame-de -Montauban .
Nouvel emballage mais mêmes
arguments : l’opposition vient de
l’extérieur, ce sont des pseudos-
environnementalistes voire des
extrémistes, si les gens n’en veulent
pas, on s’en ira, etc.
Souvenons-nous qu’en moins de 5
ans, n’eût été de l’opposition de
citoyens et citoyennes de la région,
nous serions témoins de la cons-
truction d’une troisième centrale
sur la Batiscan : et pourquoi pas 5
ou 10 ?! Tant qu’il y aura la moin-
dre dénivellation sur cette rivière, il
y aura un potentiel hydroélectrique!
Est-ce vraiment ce que la région
désire comme type de développe-
ment?
Nous sommes nombreux à
avoir la conviction qu’une centrale
hydroélectrique est une mauvaise
solution au manque réel d’infra-
structures récréo-touristiques de
notre région. Les mini-centrales ne
créent pas d'emplois, sont une
source de division au sein de la
population et portent atteinte au
patrimoine naturel collectif. La
protection et la mise en valeur de la
rivière Batiscan ne sont pas et ne
seront jamais l’objectif premier
d’un promoteur privé.
Il revient aux communautés
régionales, avec le support de l'É-
tat, de contrôler le développement
de cette richesse naturelle aux mul-
tiples potentiels. Encore faut-il que
l’État ne laisse pas chaque munici-
palité se débattre et se déchirer
autour d’enjeux qui dépassent
largement un tronçon de rivière.
Pourquoi de l’électricité privée au
Québec? En regard de la produc-
tion hydroélectrique du Québec, de
l’ordre de 34 000 mégawatts,
pourquoi laisser le champ libre à
des promoteurs pour 17
mégawatts? Comment se fait-il
qu’au moment où fait rage un
important débat sur l’avenir énergé-
tique du Québec, un moratoire sur
les petites centrales ne soit pas
reconduit ? Pas certain qu’un
référendum local puisse répondre à
de pareilles questions …
Nous souhaitons canaliser nos
énergies vers la recherche de solu-
tions plus acceptables pour notre
collectivité. Nous croyons aux
forces vives de notre communauté:
il y a suffisamment de gens intelli-
gents et de bonne foi, prêts à se
mobiliser pour la recherche de
solutions constructives et de projets
novateurs, créateurs d’emplois
durables et respectueux de l’envi-
ronnement. La semaine dernière, le
conseil municipal de Ste-Thècle,
municipalité voisine aussi affectée
par ce projet de centrale, a adopté
une résolution condamnant ce pro-
jet. Messieurs d’Axor, tout comme
Boralex, vous mettez au défi la
région de vous indiquer la sortie, ce
sera fait. ■
"Ce soir-là, tous les gens
participants à la rencontre
ont fait connaître leur totale
opposition (…) avec une
fermeté et une unanimité on
ne peut plus claires. (…) Ce
sont de véritables assauts
guerriers que subissent les
gens de la Batiscanie
depuis cinq ans par ces
rapaces qui débarquent
avec une poignée de
fric(…)" Jean-Marc
Beaudoin, chroniqueur au
Nouvelliste, le quotidien
régional.
Aux armes citoyens!vendredi 1er octobre, p. 3
COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005
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Une certaine conviction populaire pré-
tend qu’avant toute chose, le bien le plus pré-
cieux qu’un individu puisse posséder est la
santé. Cette conviction repose sur l’idée selon
laquelle, sans la santé, un individu se voit
privé de toutes ses capacités : la santé est la
condition de possibilité de toute subjectivité,
sans elle, la subjectivité ne peut réaliser les
projets par lesquels elle se constitue. Comme
toute conviction populaire, cette idée contient
en son fond une vérité incontournable :
l’existence d’un individu dépend pour beau-
coup de sa volonté à persister dans l’être. Et
il est certain que le fait que les questions re-
latives au domaine de la santé se trouvent au
sommet des préoccupations populaires n’est
pas étranger, du moins en partie, à cette con-
viction générale.
Or, cette conviction qui accorde une telle
importance à la santé n’occulterait-elle pas
des réflexions encore plus fondamentales
quant au devenir-sujet propre à l’individu
moderne ? Peut-on voir dans cette obsession
pour tout ce qui touche au domaine de la
santé une conséquence du rapport ambigu
qu’entretient l’individu moderne avec sa sub-
jectivité, ambiguïté qui elle-même prend
racine dans la difficulté pour le sujet de
penser sa corporéité, de se définir au sein de
celle-ci, immanence ontologique du corps et
du sujet qui irait bien au-delà d’un matéria-
lisme réducteur et qui tiendrait compte dans
son entièreté de l’expérience du corps, non
pas comme un instrument, mais comme lieu
intégral de la subjectivité ? Y a-t-il un lien
entre le développement de la science médi-
cale et le fait que cette corporéité n’ait pas
encore totalement trouvé son séjour ?
Finalement, ne trouve-t-on pas derrière le dis-
cours politique officiel sur tout ce qui touche
au domaine de la santé une réticence
inavouée quant à l’accomplissement d’une
certaine subjectivation, ce discours ne cache-
t-il pas un dispositif de résistances qui
coupent les individus d’une pleine expérience
de leur singularité en faisant primer le lan-
gage de la technique sur la possibilité de cha-
cun et de chacune à choisir sa vie, à créer sa
vie ? Toutes ces questions forment la trame
d’un examen critique général de cette «crise
de la santé» qui contamine une bonne partie
du discours politique et social actuel. Au-delà
d’une déconstruction de la pensée médicale
moderne, cet examen se veut d’abord et avant
tout un appel à renouveler les prémisses
d’une médecine qui – malgré les intentions
humanistes nobles qui semblent l’animer –
dilue le sujet en l’arrachant à ses possibilités.
En renouveler les prémisses donc, afin d’en
faire un gai savoir réellement à hauteur
d’homme.
Subjectivité et corporéité: l’histoire d’une
ambiguïté
L’interpénétration du champ intellectuel
et du champ social est un fait indéniable.
Ainsi, autant le travail des idées puise cons-
tamment ses ressources au sein des préoccu-
pations occupant l’espace social, autant les
idées et concepts développés par la philoso-
phie trouvent leur chemin au sein du sens
commun. Du point de vue de l’histoire des
idées, le cas de Descartes est intéressant en ce
sens que la conception qu’il présente semble
recouper plusieurs points avec le sens com-
mun actuel. C’est à une compréhension
essentiellement connaissante et réfléchissante
de la subjectivité qu’en arrive Descartes au
cours de ses Méditations métaphysiques. En
effet, le «je», épuré de tous les éléments jugés
accessoires à sa véritable essence, se limite à
être une simple pensée. Le corps retrouve sa
place au terme d’une série d’arguments com-
plexes, mais sa nature divisible et changeante
le situe au second rang par rapport à la pen-
sée – définie en tant qu’unité indivisible –,
véritable lieu du moi. Coupant avec l’anthro-
pologie chrétienne concevant le rapport du
spirituel au sensible dans le cadre d’une doc-
trine de l’Incarnation, Descartes argumente
un tel dualisme en vue de donner à la science
moderne naissante sa légitimité méta-
physique, la séparation entre raison et sensi-
LE DISCOURS MÉDICAL EN QUESTIONJean-Sébastien Ricard
Peut-on voir dans cette
obsession pour tout ce qui
touche au domaine de la
santé une conséquence du
rapport ambigu qu’entretient
l’individu moderne avec sa
subjectivité, ambiguïté qui
elle-même prend racine dans
la difficulté pour le sujet de
penser sa corporéité, de se
définir au sein de celle-ci,
immanence ontologique du
corps et du sujet qui irait
bien au-delà d’un matéria-
lisme réducteur et qui
tiendrait compte dans son
entièreté de l’expérience du
corps, non pas comme un
instrument, mais comme lieu
intégral de la subjectivité ?
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bilité (et donc entre pensée et corps) garantis-
sant la distance entre le sujet et l’objet.
Assurément, Descartes convient que la rela-
tion qu’entretiennent la pensée et le corps dif-
fère de celle unissant un pilote et son navire :
mon corps n’est pas n’importe quel corps,
mais bien le mien. Cependant, le fait qu’il
s’agisse de mon corps implique une posses-
sion du corps par le sujet et donc une secon-
darité de la corporéité par rapport à la subjec-
tivité : le sujet a un corps dont il peut dispo-
ser à sa guise. Conception instrumentale de la
relation sujet-corps sur laquelle la science
moderne se fonde, le sujet étant la raison qui
sépare le vrai du faux parmi les informations
apportées par les sens.
Nous est-il permis de croire que la vision
contemporaine du rapport entre la subjecti-
vité et la corporéité telle que le sens commun
la conçoit conserve en son fond les traces de
la métaphysique cartésienne, les résidus de
cette compréhension dualiste ? L’attitude
moderne a-t-elle pu s’imposer à l’individu
moyen en-dehors de l’héritage du rationa-
lisme de Descartes ? En d’autres termes, nous
est-il permis de croire que, dans son existence
quotidienne, l’homme actuel se rapporte à
son corps de manière instrumentale en se
montrant incapable de saisir sa subjectivité
autrement que comme transcendante par rap-
port à sa chair, ses os, ses organes, ses fluides,
etc., comme si le sujet se trouvait en-dehors
du corps ? Bien sûr, l’hédonisme et le maté-
rialisme qui semblent s’imposer de plus en
plus au sein des sociétés occidentales pour-
raient nous amener à croire le contraire.
Cependant, un bref examen de cette culture
de la jouissance nous montre à quel point
celle-ci rejoue l’argumentaire cartésien en
proposant au sujet un bonheur qui passe par
une intrumentalisation systématique du
corps. Nous pourrions être porté à croire que
cet utilitarisme vulgaire qui place au sommet
de sa morale l’usage des plaisirs de type
physiologique annonce la fin de la vision
dualiste de la subjectivité, or il n’en est rien.
Ne peut-on justement pas voir derrière cet
«ethos» le triomphe d’un sujet transcendant
qui mobilise son corps comme objet de jouis-
sance ?
La possibilité même de poser cette ques-
tion dévoile un des traits majeures de la com-
préhension moderne du corps humain : celle-
ci parvient mal à refouler sa contamination
par le discours de la technique. Celui-ci,
plutôt que de dévoiler l’interpénétration du
sujet et du corps, l’impossibilité de les penser
dans un rapport hiérarchique, entérine, voire
accentue, cette secondarisation du corps en le
considérant comme objet d’arraisonnement
par la technique. (Nous verrons plus loin
comment la médecine a joué (et joue encore)
un rôle dans la genèse de ce phénomène.)
Même au-delà du sens commun, cette
vision des choses a su faire son chemin. Le
cas de Husserl est flagrant puisque la
démarche phénoménologique de ce dernier
consiste à retourner à la vérité de la chose
dans sa monstration afin de rendre justice à
son essence. Pour le dire autrement, tout l’ef-
fort de pensée de Husserl repose sur une
volonté d’en arriver à la réalité telle qu’elle
apparaît en elle-même. Ainsi, la
phénoménologie se propose de renouveler
notre rapport au monde en l’accueillant dans
son immanence. Or, dans ses Méditations
cartésiennes, un de ses ouvrages les plus
fameux où il est essentiellement question du
sujet (dans son rapport à lui-même, au monde
et à l’autre), Husserl, malgré son immanen-
tisme, se montre incapable de penser
autrement que dans un rapport de secondarité
le corps. En effet, sa recherche, bien
qu’habitée par la volonté de partir totalement
à neuf, ne parvient pas à sortir du sens com-
mun : le corps, en tant que «corps propre», est
décrit comme appartenant au sujet. Bien sûr,
avant Husserl et après lui, nombreux sont les
philosophes qui ont su décrire autrement la
place du corps dans la constitution de la sub-
jectivité. Cependant, le fait qu’un philosophe
aussi important que Husserl puisse, en son
époque post-marxiste et post-nietzschéenne –
et ainsi marquée par la faillite d’une certaine
métaphysique –, en arriver à des conclusions
similaires à ce que croit la majorité tend à
démontrer à quel point il semble difficile de
concevoir autrement la corporéité.
L’objectivation du corps : le rôle de la
médecine 1.
Avant d’être ce qu’elle est devenue,
la pratique médicale cherchait à voir la ma-
ladie comme fait négatif surgissant sur la toile
de fond que constitue la nature. Ainsi,
jusqu’au début du 19ème siècle, la rencontre
avec la maladie prenait forme comme ren-
contre avec un mal qui au fur et à mesure de
son développement devenait de plus en plus
visible, comme un autre au sein du corps.
Afin de rendre plus perceptible ce mal, le
malade devait demeurer dans son milieu
naturel (à savoir, dans sa maison avec sa
famille), puisque c’est au sein de celui-ci que
l’altérité de la maladie risque le moins d’être
contaminée par d’autres éléments altérant : le
maintien de la mêmeté du sujet est une con-
dition essentielle à l’identification de cette
altérité qui ne peut que discorder par rapport
à la stabilité de la condition «naturelle» du
malade.
Sur le plan disons «anthropologique»,
cette médecine, bien que contemporaine de
Descartes, ne semble pas partager avec le
philosophe cette idée d’un rapport purement
technique du sujet au corps. Au contraire, la
place qui occupe l’altérité se limite à l’identi-
fication des différences entre la «nature» du
sujet et la maladie (ce qui n’est pas le cas dans
la pensée cartésienne où la secondarité du
corps par rapport au sujet constitue en soi une
forme d’altérité). Et cette «nature» propre au
sujet ne se limite pas seulement à son intel-
lect, mais aussi à ses relations sociales, ses
habitudes de vie et, surtout, à son corps en
tant que tel qui, avant que cet autre que cons-
titue la maladie ne vienne s’ajouter à son état,
participait d’une certaine unité. Pour le dire
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autrement, la médecine, en tant que discours
scientifique, reposait sur la rencontre entre un
sujet (le médecin) et un objet (la ma-ladie).
Ainsi, le corps du malade n’était pas objet de
connaissance puisque celui-ci s’inscrivait au
sein de la mêmeté de l’individu, mêmeté qui
sert de toile de fond à partir de laquelle la
maladie, comme autre, peut se faire voir. Pour
cette médecine, subjecti-vité et corporéité
s’interpénètrent, seule la maladie est disso-
nante.
Ce sont les bouleversements qui
s’opèrent au sein du discours médical à partir
du 19ème siècle qui reconfigurent l’espace
occupé par l’altérité dans le rapport à soi du
malade. Tournant le dos à l’idée selon la-
quelle la maladie puisse ressortir par rapport
au corps, la médecine part en quête d’un nou-
vel objet justement plus «objectivable» (la
maladie est trop mêlée au corps pour être
clairement définie comme objet). Il faut donc
qu’une manière de faire inédite prenne place
pour qu’une nouvelle objectivité médicale
soit permise. Cette pratique neuve qui redis-
tribue les éléments clés du jeu des possibilités
propre au savoir médical se trouve dans
l’examen des cadavres que l’on découpe afin
d’en voir l’articulation. Cette manipulation
des morts, jugée immorale pendant
longtemps, donne à la médecine l’objet
qu’elle cherchait : le corps, auquel on confère
son unité propre, avec ses règles et sa logique,
devient l’objet d’un savoir technique spéci-
fique. La médecine objective le corps en
l’isolant afin d’en découvrir l’organisation
(rapport des parties entre elles et avec le tout,
rapport du tout avec ses parties) et acquiert
par cette voie une efficacité qu’elle n’avait
pas jusqu’alors en développant des instru-
ments adaptées à cette organisation.
Conséquence de cette réorchestration du
savoir médical dans la compréhension
ontologique de l’homme, le modèle cartésien
de la subjectivité s’impose au sens commun
qui voit la corporéité à travers le succès de la
médecine. L’autre du sujet, du sujet qui
cherche à se maintenir en santé, n’est plus la
maladie, mais bien le corps en tant que tel. Ce
dernier devient objet de maîtrise technique
lorsque la conscience du sujet se montre prête
à le confier – comme n’importe quel bien –
au médecin qui, par son savoir et ses outils,
peut en maintenir le fonctionnement. Ainsi, la
science médicale introduit le dualisme au sein
du sens commun en l’empêchant de con-
cevoir une forme de subjectivité complexe et
composite qui voit son unité de par le corps.
Pour cette nouvelle compréhension, impossi-
ble de saisir l’expérience de la corporéité
comme étant essentiellement subjective,
comme si le corps avait une réalité propre en
dehors du sujet. Désormais, l’individu voit sa
subjectivité comme un supplément qui, en
tant que supplément, s’additionne à sa nature
d’objet, nature symbolisée par son corps.
Les intentions politiques sous-jacentes au
discours médical
La vie politique, entendue ici
comme vie des pouvoirs, joue un rôle évident
dans la manière avec laquelle l’individu se
«subjetivise». À travers ses Essais,
Montaigne l’avait bien compris : l’individu, à
travers le monde social, subit le jeu des pou-
voirs. En s’engageant dans la société, le sujet
engage sa propre subjectivité à être déter-
minée par celle-ci, par les rapports de force
qui la traversent. D’où l’importance pour
Montaigne du travail d’écriture de soi à l’é-
cart du monde social, dans une situation de
«loisir» par rapport à celui-ci, loisir permet-
tant à l’individu de travailler à déterminer par
lui-même sa subjectivité, à exercer le pouvoir,
certes, mais à l’égard de soi uniquement.
Pour le dire autrement, plus le pouvoir que je
subis en est un d’immanent, plus ma subjec-
tivité échappe au déterminisme de la société.
Cependant, la vie de l’être humain est
toujours en partie une vie en société où le
pouvoir des dominants cherche à se maintenir
au détriment des dominés en tentant de se
faire oublier. D’ailleurs, la stabilité d’un rap-
port de pouvoir tient toujours à son caractère
d’invisibilité. Pire encore, le pouvoir des
dominants cristallise son efficacité en par-
venant à se faire aimer par ceux qui le subis-
sent. L’individu peut donc se croire à l’abri
des luttes politiques qui animent le monde
social tout en subissant de la part de celui-ci
des pressions qui infléchissent dans un sens
déterminé le mode de subjectivation qu’il
croit choisir librement. Ainsi, l’authenticité
de ses choix peut toujours être une authenti-
cité d’apparence.
Peut-on croire que le développe-
ment croissant de la médecine et la domina-
tion de son discours au sein de la sphère
sociale contribuent à assurer la stabilité d’un
certain pouvoir désubjectivant ? Un examen
sérieux de la question amène à répondre par
l’affirmative. En effet, la raison médicale sub-
stitue une part de l’immanence du travail sur
soi en imposant du dehors une nécessité qui
ne peut pas ne pas être désirable : la santé
comme salut. En tant que science, la
médecine se présente comme étant totale-
ment neutre, son savoir s’oriente vers le bien-
être de tous les hommes, en constitue une
condition de possibilité incontournable. Or,
cette neutralité n’est qu’une illusion, le dis-
cours médical demeurant l’instrument d’un
contrôle social qui éloigne les individus de
leur propre réalité en les arrachant en partie à
leur subjectivité. Comme Foucault le dira à
partir de la fin des années 70, la politique
actuelle se doit d’être pensée comme une
«biopolitique».
L’articulation d’une telle politique
s’appuie en surface sur un désir d’égalité
sociale : la santé constitue une forme de ca-
pital symbolique auquel tous peuvent aspirer
peu importe leur position sur l’échiquier
social. Cependant, la possibilité d’acquérir un
tel capital doit passer par l’abandon partiel du
contrôle de notre corps aux mains de la tech-
nique médicale – technique qui regroupent,
bien sûr la technologie et la médication, mais
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aussi l’adoption de certaines habitudes de vie
(alimentation équilibrée, exercice physique,
réduction de la consommation d’alcool et de
tabac, etc.). L’importance accordée à la
médecine cache ainsi, derrière la neutralité
artificielle du savoir de celle-ci, une possibi-
lité de contrôle qui s’étend à plusieurs
niveaux.
Il est clair qu’un tel savoir dissimule le
désir de stabiliser des rapports de pouvoirs
qui assurent la domination d’une certaine
classe sociale. Le discours médical se
présente comme ayant le dernier mot sur bon
nombre de problèmes de santé en identifiant
comme cause première les habitudes de vie
des individus. Or, de telles habitudes ne sont-
elles pas déterminées en bonne partie par l’o-
rigine sociale de celui qui les adopte ? Car il
est clair que dans beaucoup de cas, l’é-
conomique et le culturel forment la couche
sous-jacente de nombreux problèmes de
santé . Mais plutôt que de chercher à soulever
le voile qui recouvre les rapports de pouvoirs
au sein du monde social et qui brouille la pos-
sibilité de voir la violence qui s’y exerce de
manière souterraine, le discours politique
dominant mobilise le savoir «objectif» - et
objectivant – de la médecine qui, dans sa neu-
tralité d’apparence, cache les problèmes so-
ciaux les plus fondamentaux. Par ce fait, elle
substitue à la recherche de solutions réelles à
ces problèmes la prescription de techniques
souvent désubjectivantes qui arrachent au
dominé ce qui lui reste de liberté. Comme si
le fait que les individus natifs d’Hochelaga-
Maisonneuve meurent avant ceux qui vien-
nent d’Outremont pouvait s’effacer seule-
ment en suivant les conseils d’un médecin.
Et même dans la perspective où une telle
situation serait possible, un question demeure :
en quoi l’amélioration de la santé des
hommes et des femmes les plus défavorisés
consiste en une plus grande «qualité de vie» ?
En parvenant à se faire désirer par ceux qu’il
permet de dominer, le biopouvoir arrache
aux individus la possibilité de définir
par eux-mêmes leur propre subjectivité en
leur faisant oublier leur condition réelle de
dominés. Ainsi, le gouvernement de la santé
(idée à partir de laquelle l’équipe de Jean
Charest a élaboré une bonne partie de ses
politiques actuelles) n’est ni plus ni moins
qu’un affermissement de la domination des
plus faibles, domination qui trafique leur
mince possibilité de libération en remplaçant
par le contrôle médical les rares pouvoirs
qu’ils peuvent exercer sur eux-mêmes.
Vers une nouvelle médecine ?
Nous venons de le voir, le discours
médical tel qu’il s’est développé au cours de
la modernité donne une inflexion particulière
à la conscience que les individus ont d’eux-
mêmes. Dans un premier temps, au niveau
ontologique, celui-ci transforme au sein du
sens commun la manière avec laquelle l’indi-
vidu se rapporte à sa corporéité en secon-
darisant celle-ci par rapport à sa subjectivité
la plus fondamentale. Dans un second temps,
au niveau politique, la médecine contribue à
solidifier une domination sociale violente en
se présentant comme étant le pouvoir le plus
désirable, masquant ainsi les véritables
enjeux. Un élément central unit ces deux con-
séquences : elles désorientent l’individu face
à ses propres possibilités en l’empêchant de
voir les voies les plus authentiques vers sa
subjectivation.
Le travail sur soi – cette définition
constante par l’individu de sa propre subjec-
tivité que prescrit Montaigne – ne peut en
effet prendre forme sans que l’expérience du
corps y soit intégrée. Il faut le moins possible
chercher à participer à la domination, s’en
abstraire en refusant d’être dominé, certes,
mais aussi en résistant à la tentation d’exercer
le pouvoir sur l’autre, la seule domination
souhaitable étant celle sur soi-même. Ainsi, la
liberté n’existe que dans l’origine immanente
du pouvoir que subit l’individu. Une réelle
politique de la subjectivité devrait œuvrer à
assouplir le plus possible la domination en
donnant aux individus les moyens de se
choisir.
Cette politique de la subjectivité devrait
orienter le discours médical dans ce sens. En
effet, pour l’individu, secondariser le corps
dans le travail de sa propre subjectivité, con-
siste à refuser cette immanence essentielle à
la liberté. Conséquemment, le corps se doit
d’être compris dans sa dimension subjective,
le plus loin possible de toute objectivation.
Cette perspective ne mène en rien à con-
damner la pratique médicale dans son ensem-
ble. Au contraire, s’il est nécessaire de penser
de par le corps la subjectivité, la médecine
acquiert une valeur inédite. Celle-ci devient
l’un des moyens privilégiés pour valoriser
cette immanence de la constitution de soi.
C’est toutefois en considérant le malade dans
son caractère subjectif, la maladie participant
de manière intégrale à l’expérience faite par
l’individu de sa propre subjectivité, que cette
médecine nouvelle est envisageable. Ainsi,
plutôt que de contrôler l’humain, la médecine
pourra travailler à le libérer. ■
1. C’est en grande partie sur les excellents travaux de
Foucault portant sur les développements de la médecine
et sur les implications politiques sous-jacentes aux dis-
cours médical que s’appuieront l’essentiel des réflexions
qui seront développées dans la suite de cet article. Nous
nous référerons ainsi à Naissance de la clinique (Presses
Universitaires de France, 1963) qui retrace les conditions
d’apparition du savoir médical tel que nous l’entendons
aujourd’hui tout en nous efforçant de rendre palpable les
implications «ontologiques» d’un tel savoir.
2. Un exemple évocateur de cette réalité est celui du taba-
gisme qui, plus souvent qu’autrement, demeure le seul
luxe au sein des milieux populaires.
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« Monsters cannot be announced. Onecannot say: ‘‘here are our monsters’’,without immediately turning the mons-ters into pets. »
"Some Statements and Truisms aboutNeologisms, Newisms, Postisms,
Parasitisms, and other smallSeismisms"
Je ne sais pas ce qui est mort dansla matinée d’avant-hier avecDerrida ni ce qui meurt encoreaujourd’hui sous ce nom, mais laune parisienne de ce matin, parti-culièrement tenace, ne m’a pas lâché
d’une semelle. Je suis de ceux —et nous sommes nombreux, j’ensuis sûr — qui reconnaissaient enDerrida un intime sans pourtantl’avoir jamais rencontré. Unintime, on l’a souvent dit, c’estquelqu’un qui ne fait pas de cadeau,quelqu’un prêt à vous inquiéter, àvous défier même, s’il en sent lebesoin. L’intime, c’est la plupartdu temps l’ami qui joue à l’ennemi,l’ami dépouillé de tout ce qui faitprécisément d’un ami un ami.Entre lui et nous, l’intime ménagetoujours, en raison de sa proximitémême, une impitoyable distance.Et c’est justement ce que Derridasavait faire de mieux : ne pas fairede cadeau, inquiéter, défier. Puisjouer à l’ennemi aussi, d’une amitiétoujours sans borne, ce qui veutaussi dire toujours distante. L’unaprès l’autre, ses « livres » nousarrivaient comme autant de preuvesd’amitié et creusaient un peu pluscette distance qui rapproche et « éloi-gne » (Entfernung), pour repren-dre le bon mot de Heidegger. « Laproximité ne consiste pas dans lepeu de distance » (Essais et con-férences, Gallimard, p.194.), seplaisait d’ailleurs à souligner cedernier, et c’est sans doute dansl’espace de cet éloignement qui faitdisparaître le lointain (Ferne), cetespace pieux où l’être éloigné peutenfin risquer une approche, queDerrida, notre ami, se glissait àchaque fois. Voilà pourquoi ses« livres » se donnent à lire commeune longue correspondance. Il lessignait comme on signe les lettres
d’une prodigieuse histoire d’amitié— du sceau à la fois sévère et bien-veillant auquel on reconnaît nos« intimes ». En ce sens, Derrida étaitpeut-être notre ami le plus mons-trueux : un ami qui refuse detomber sous la loi de l’ami et vientà chaque fois avec la sienne,
je suis de ces fumeurs qui main-tenant portent leur cendrier sureux, on ne sait pas où et quand ilsles vident (Circonfession inJacques Derrida, Seuil, 1991,p.134.)
si on entend par « monstre » ce quiprécisément ne tombe sous aucuneloi, ce qui fait exception à la règle,la conteste. L’intime, il faut se ren-dre à l’évidence, a toujours quelquechose de monstrueux. C’est làtoute sa puissance : il n’est a prioritenu à aucune règle. Derrida était cependant pleinementconscient du danger que courenttous les monstres : celui de finirdans la réédition d’un manuel dezoologie. C’est le syndrome del’homme-éléphant : un monstre quireçoit un nom n’est plus un mons-tre, mais un animal de foire ou decompagnie. Et c’est contre ce dan-ger redoutable qu’il a toujours tentéde se prémunir. Ses textes sontd’ailleurs remplis d’avertissementstestamentaires, de gloses funé-raires, semblables à celles que l’ontrouve à l’entrée des tombeaux decertains dignitaires égyptiens. je suis, comme, celui qui, revenant,d’un long voyage, hors de tout, la
- HOMMAGE -DERRIDA, NOTRE AMI, CE MONSTREL’AUTOPSIE DE JACQUES DERRIDA
Olivier Roy
Les mots de notre ami
paraissaient toujours
revenir d’un voyage
accablant : ils nous
arrivaient dans l’indigence
la plus complète, la plus
lamentable, comme des
cailloux qui auraient à
jamais quitté le repos de
leur sol […] On aurait envie
de dire, paraphrasant Miron,
en vue de villes et d’une
terre qui leur soient
enfin natales.
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terre, le monde, les hommes et leurslangues, essaie de tenir après coupun journal de bord, avec les instru-ments oubliés fragmentaires rudi-mentaires d’une langue et d’uneécriture préhistoriques, de com-prendre ce qui s’est passé, de l’ex-pliquer avec des cailloux desmorceaux de bois des gestes desourd-muet d’avant l’institutiondes sourds-muets, un tâtonnementd’aveugle d’avant braille et ils vontessayer de reconstituer tout ça,mais s’ils savaient ils auraient peuret n’essaieraient même pas […] iln’y aura ni monogramme ni mono-graphie de moi (Circonfession, op.cit., p.159-160.)
La question m’a collé à la semelletoute la journée : à l’heure de sonautopsie, Derrida parviendrait-il àdemeurer le monstre qu’il s’était,du long de sa vie, tant entêté àrester ? — En Égypte, on désespèrede découvrir des scellés intacts.Son écriture de la préhistoire, sonhistoire de primate allait-elle résis-ter à la lame du premier bistourivenu ?
* * *
J’avais à rendre un résumé duPhèdre lorsque je suis tombé sur Lapharmacie de Platon. Mon pro-fesseur Georges Leroux m’en avaitpresque sauvagement recommandéla lecture : « Si vous travaillez surle Phèdre, vous ne pouvez pas nepas lire cela : vous n’en avez pas ledroit », me lança-t-il de sa voixcaverneuse, lâchant chacun de cesne pas avec une déférence quasireligieuse. J’ai donc ouvert cetexte, je dois le dire, tenaillé par ledésir violent, mais inquiet qui com-mande toutes les formes de soumis-
sion, me pliant à l’injonction pater-nelle comme on succombe auplaisir en y résistant — la mortdans l’âme. Je ne saurais aujour-d’hui décrire le prodigieux effetque me fît cette lecture, mais jecrois que les quelques lignes instal-lées comme dans une marge à la findu texte, dans cette mise en scènemagistrale où l’on découvre unPlaton hanté par son propre calame,me suivent encore
La nuit passe. Au matin, on entenddes coups à la porte. Ils semblentvenir du dehors, cette fois, lescoups…Deux coups… quatre…- Mais c’est peut-être un reste, unrêve, un morceau de rêve, un échode la nuit… cet autre théâtre, cescoups du dehors… (La pharmaciede Platon in La dissémination,Seuil, 1972, p.213.)
et me suivent peut-être d’encoreplus près depuis que les mots denotre ami résonnent comme lescoups d’un revenant à nos portes.J’y ai découvert une intelligencesingulière et déliée, un tour de forcede l’esprit d’autant plus passion-nant qu’il s’attaquait au Père de lapassion spirituelle par excellence :la passion philosophique. Cettelecture semble cependant m’avoirporté son coup le plus fatal, m’avoirirrémédiablement atteint dans unesorte de ricochet paradoxal, unesorte de plus-value du traumatisme,où le contrecoup surpasse en forcele coup d’envoi. Avec le recul, j’enarrive à croire que c’est une cer-taine expérience de l’étrangeté etdu dénuement qui m’a le plus mar-qué dans cette rencontre. Les motsde notre ami paraissaient toujoursrevenir d’un voyage accablant : ils
nous arrivaient dans l’indigence laplus complète, la plus lamentable,comme des cailloux qui auraient àjamais quitté le repos de leur sol,comme des bouts de bois qui serépercuteraient dé-sespérément lesuns sur les autres sans rendre aucunson. On aurait envie de dire, para-phrasant Miron, en vue de villes etd’une terre qui leur soient enfinnatales. D’ailleurs, si Derrida avaitrencontré Miron, nul doute qu’ilaurait reconnu en lui un grand com-pagnon de fortune. Ce que notreami était venu nous dire, « […]nous le savions d’expérience dugénie de l’époque », écrivait dansune intuition tout à fait géniale unautre de nos grands amis, JeanLarose (L’amour du pauvre,Boréal, 2e édition, 1998, p.52.). Cequi explique en partie la relationsingulière qu’il entretenait avecnous, ses amis québécois : l’exil de« sa » langue, le déracinement quitravaillait le cœur de chacun de« ses » mots, comme s’ils traînaientavec eux leur propre formule d’ex-patriation, était aussi le nôtre, celui
de cet étrange lieu linguistiquequ’est le Québec, où le problème dela traduction se pose quand mêmedans des formes, avec une force,des traits, une urgence, politique enparticulier, tout à fait singuliers,[…] où à chaque instant, à chaquepas, les textes n’arrivent, nonseulement n’arrivent qu’en traduc-tion, mais remarquent la traduc-tion, souligne la traduction ; il n’ya qu’à ou bien se promener dans larue ou aller au café, et aussitôt lesénoncés vous arrivent en plusieurslangues simultanément, ou bien àl’intérieur d’un même énoncé,plusieurs langues se croisent,quelques fois trois. Je fais depuis
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deux ou trois jours, l’expérienced’énoncés en trois langues, dansune seule phrase ; c’est quandmême la singularité de ce qui sepasse ici (L’oreille de l’autre, oto-biographies, transferts, traduction,textes et débats avec JacquesDerrida, sous la direction deClaude Lévesque et Christie V.McDonald, VLB, p.192),
Il est fort probable que Derrida sesoit particulièrement reconnu ennous, particulièrement senti chez
lui en ce lieu par excellence du« plus d’une langue » et de ladéconstruction qu’est le Québec.Nous, « […] jeunes Américainsfrançais, [nous] sommes les vraisenfants de Derrida », pouvait ainsidire Larose (L’amour du pauvre,Boréal, 2e édition, 1998, p.52.).En ce jour malheureux, nous devri-ons apprendre à pleurer notre amicomme on pleure un père. Ou peut-être, plus profondément, d’unedouleur plus écrasante, plus néces-saire encore, comme une mère.
* * *
Comment pleurer un père ?Comment se montrer fidèle à sonhéritage ? Ces questions figurentparmi les plus embarrassantes queDerrida nous ait adressées. Dansune entrevue très touchanteaccordée en août au journal LeMonde, Derrida envisageait le pire :« quinze jours ou un mois après mamort, il ne restera plus rien. Sauf cequi est gardé par le dépôt légal enbibliothèque. » Trouverons-nous laforce de le contredire ? La force derelancer cet héritage, de le remettreen jeu autrement, la force de luifaire de nouvelles vies ? Faisons donc de ce jour, de ce tristejour pour nous tous, le premier jourde ses nouvelles vies.
Montréal, le 11 octobre 2004
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N.d.l.r. Les mémoires d’éléphant s’en
souviendront, une polémique est née autour
du projet visant fonder l’enseignement
philosophique sur des débats plutôt que sur
les textes philosophiques. Les étudiants
Olivier Roy et Jean-Sébastien Ricard, aujour-
d’hui membres du comité de rédaction de la
revue, ont contesté cette approche en ayant
notamment recours à la tradition herméneu-
tique. Voici le dernier volet de cette discus-
sion. Nous laissons, comme il se doit, le
dernier mot à ceux qui ont été pris à parti.
Daoust, Martin et Vacher prétendaient
qu’une formation philosophique centrée sur
l’étude des grands auteurs ne tend que trop
souvent à former non pas des esprits critiques
préoccupés de vérité et d’argumentation
logique et sérieuse, mais plutôt des fats
aimant mieux gloser indéfiniment, avec ou
sans raison, sur de vieux textes, que réfléchir
rationnellement aux problèmes.
Or que font nos deux critiques dans leur
réplique à la réplique?
Eh bien dans les trois quarts de leur
texte, ils glosent sur Kant, profitant de ce que
Daoust, Martin et Vacher ont commis l’im-
pardonnable imprudence de rappeler au pas-
sage une simple petite (mais fameuse)
maxime des Lumières sortie de la plume de
Kant. Accessoirement ils montrent ainsi, en
bons élèves satisfaits, qu’ils savent un peu
d’allemand (räzonieren) et qu’ils ont lu
Qu’est-ce que les Lumières? Après quoi, ils
glosent aussi sur Montaigne, sous le prétexte
d’une autre citation célèbre.
Ils soutiennent alors triomphalement que
Vacher, Martin ou Daoust n’ont pas compris
le sens profond du texte de Kant, ô scandale,
ni la pensée véritable de Montaigne — ce que
d’ailleurs ces trois malheureux n’avaient
jamais prétendu faire, mais un détail aussi
trivial importe peu à nos pontifiants her-
méneutes, qui cherchent moins à faire
avancer la question soulevée qu’à étinceler
d’érudition et à étaler leur pénétration exégé-
tique.
Pour faire bonne mesure, ils saupoudrent
encore un pincée de Platon, suggérant bien
sûr au passage qu’ils savent également un peu
de grec (skholè), puis un soupçon de Fernand
Dumont et de Peter Sloterdijk.
Tout cela pour en arriver à quoi?
D’une part, notre approche dialogique
serait impropre à développer l’humanité
(totale) et la liberté (radicale) des élèves parce
qu’elle ne saurait se réclamer de Montaigne
ou de Kant, que nous aurions mal compris,
mauvais philosophes que nous sommes. À ce
sujet, une simple remarque. Nous ne croyons
pas qu’une interprétation du texte de Kant
(juste ou non) soit un préalable indispensable
à la formulation d’une conception péda-
gogique contemporaine. Mais puisqu’ils ont
cru bon de s’aventurer sur ce terrain, nous les
renverrions volontiers à une lecture plus
rigoureuse du texte de Kant et de sa distinc-
tion entre les usages privé et public de la rai-
son. Cette distinction soustrait à l’autorité de
celui qui s’est vu confier une fonction la
légitimité de la détermination des fins et des
modalités de l’exercice de cette fonction.
«J’appelle usage privé [de la raison] celui
qu’on a le droit de faire de sa raison dans tel
ou tel poste civil ou fonction qui nous est con-
fié… Dans ce cas, il n’est certes pas permis
de raisonner: il s’agit d’obéir.» Par ailleurs,
Kant nous dit: «J’entends par usage public de
notre raison celui que l’on en fait comme
savant devant l’ensemble du public qui lit.»
En tant qu’il s’adresse, au moins potentielle-
ment, à l’ensemble du «public qui lit», l’être
humain jouit de la liberté pleine et entière de
son entendement propre. Quant aux
éventuelles conséquences pédagogiques qu’il
conviendrait ou non de tirer de cela, s’ils
appliquaient correctement la distinction
kantienne et s’ils l’osaient, ils affirmeraient
sans doute qu’en tant que profs de philo nous
nous arrogeons en classe un droit qui ne nous
appartient pas, celui de déterminer les fins
pertinentes de l’enseignement de la philoso-
phie et les moyens les plus efficaces pour les
atteindre. Nous devrions plutôt obéir et nous
contenter de la définition de l’enseignement
de la philosophie selon la tradition historico-
herméneutique, l’usage plein et sans restric-
tions de notre propre entendement devant être
réservé à ces plaisants échanges avec des
gens comme nos auteurs qui défendent une
orthodoxie sclérosante et totalement inadap-
tée à la clientèle desservie: la manière d’en-
- POLÉMIQUE -LA PREUVE PAR DEUX
M.-J. Daoust, J.-Cl. Martin et L.-M. Vacher
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seigner la philosophie dont ils font l’apologie
ne permettrait guère aux élèves d’oser utili-
ser leur entendement propre, y substituant
l’interprétation et la compréhension des
grands auteurs. Dans une telle optique, les
Lumières ont-elles beaucoup de chances de
progresser dans l’enseignement de la philoso-
phie? Qu’il nous soit permis de rester scep-
tiques.
D’autre part, la méthode historico-her-
méneutique qu’ils affectionnent est bonne. Ils
le réaffirment tout bêtement, convaincus
d’avoir saisi — comme Dumont, Sloterdijk et
autres noms célèbres qui leur tiennent lieu
d’arguments — toute «la puissance subver-
sive que peut avoir pour un étudiant de cégep
la rencontre avec 25 siècles de réflexion cri-
tique».
Pour eux l’appel à l’autorité, combiné à
de douteuses associations d’idées et de cita-
tions, a valeur de raisonnement. Autrement
dit: prétendez qu’un grand auteur, de
préférence mort, vous approuverait, et vous
voilà justifiés. On croit rêver.
On chercherait en vain les raisons que
nos critiques, en se servant de leur propre
entendement et en le tournant vers les réalités
contemporaines, auraient pour appuyer leur
thèse enflée et contestable. Ils illustrent ainsi,
on ne peut mieux, les effets pervers d’une
fréquentation trop exclusive de l’histoire et
des textes, que nous dénoncions.
Si tel est l’affranchissement que produit
la rencontre avec vingt-cinq siècles de pensée
critique, on peut douter de son pouvoir libéra-
teur: l’érudition zélée («25 siècles», imaginez
un peu!) à laquelle ils se condamnent pour
briller dans la tradition qui les a formés, leur
interdit de parler et raisonner en leur nom
propre, occupés qu’ils sont à en rendre
compte correctement avant d’oser un mot qui
soit le leur.
Oh, soyons honnêtes: dans le quart
restant de leur réplique, ils s’aventurent hors
de l’exégèse des classiques. Ils affirment que
pour Daoust, Martin et Vacher «l’enseigne-
ment philosophique semble se réduire à une
éducation civique».
Au fait, à quoi ressemble généralement
un enseignement d’éducation civique?
Parcourons quelques programmes de cette
discipline glanés dans l’Internet: «Valeurs et
principes de la démocratie. Droits de
l’homme. Droits et devoirs de la personne.
Principes d’égalité et de justice. Citoyenneté
et démocratie. Initiation aux formes de la vie
politique, aux institutions et à leur fonction-
nement. Élections et assemblées représenta-
tives. Formation du jugement politique.
Préservation et transformation des institu-
tions sociales. Civilité et vie en société. La
lutte contre les discriminations. Les concepts
de solidarité et de sécurité. Connaissance des
risques majeurs et examen des problèmes de
santé publique. Rôle des citoyens, des asso-
ciations ou des organisations non gouverne-
mentales. Rapports entre les citoyens et la loi.
Citoyenneté et intégration (avec le thème de
la nationalité). Citoyenneté et travail.
Citoyenneté et transformation des liens famil-
iaux. Sens du Droit en tant que garant des lib-
ertés...» Etc.
À présent, si l’on ose cette remarque
déplacée, quelles sont les questions que
Vacher aborde dans ses ouvrages péda-
gogiques? «L’esprit humain peut-il connaître
la réalité extérieure? Quelle est la valeur de
la raison humaine? Dieu ou le surnaturel
existent-il? Quelle est la place de la vie dans
l’univers? Le monde n’est-il fait que de
matière? Qu’est-ce que le temps? Quels sont
les rapports de la pensée et du langage?
L’homme est-il un animal ou a-t-il une âme
spirituelle? Peut-on concilier la liberté et le
déterminisme? Les valeurs sont-elles rela-
tives? Quel est le fondement de la morale? Le
respect de la vie est-il un absolu éthique? Le
régime capitaliste est-il bon ou mauvais?
L’action politique est-elle compatible avec
les valeurs morales? La vie — et la mort —
ont-elles un sens?»
Conclusion de nos subtils juges (conclu-
sion grotesque, fondée sur pratiquement rien,
en fait): Vacher et ses amis réduisent l’en-
seignement de la philosophie à de l’éduca-
tion civique. CQFD.
Deux sophistes lettrés, purs produits
d’une tradition exagérément centrée sur l’his-
toire de la philosophie.
Voilà, à bien y penser, ce qui finalement
est tout de même assez extraordinaire: c’est
exactement ce que Vacher avait toujours dit.
Nous remercions nos contradicteurs d’avoir
déployé tant d’efforts pour administrer une
preuve supplémentaire (et inattendue) que
nous avions raison, mais pour notre part, nous
ne prolongerons pas cette polémique. S’ils y
tiennent, nous leur laissons de bonne grâce le
dernier mot, d’autant que cette revue est la
leur. ■
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« Le commencement est le com-mencement seulement à la fin. »Schelling
Introduction
POURQUOI REVENIR sur Hubert
Aquin, mort en 1977? C’est que le Parti
Québécois est en « saison d’idées » par les
temps qui courent. En particulier depuis la
publication de la lettre de Jacques Parizeau
sur une élection référendaire. C’est aussi et
surtout la faute au poète Michel Garneau qui
écrit : « […] Les politiciens ne feront pas
l’indépendance. C’est aux créateurs de don-
ner le goût de l’indépendance, de créer un
mouvement qui met le monde en état d’en-
thousiasme. » J’ai donc pensé revenir sur
l’œuvre et sur l’homme que fut Hubert
Aquin. Plus de vingt-cinq ans après sa mort,
il est temps qu’on reconnaisse, entre autres,
l’héritage intellectuel d’Hubert Aquin, celui
qu’on semble avoir oublié dans les coulisses
de l’Histoire. Comme l’écrit le sociologue
Stephan Larouche en avril 2002 : « Cet
écrivain fut le premier, et peut-être encore le
seul, à avoir saisi avec une lucidité impitoy-
able toute la complexité du Québec et de sa
communauté. Plus qu’un témoin de son
époque, il aura été sans aucun doute l’un des
acteurs ayant le plus contribué à l’élaboration
et à l’expression du nationalisme et de la cul-
ture québécoise. »
L’Homme quantique
HUBERT AQUIN, À MON AVIS fut le
premier écrivain québécois à poser la ques-
tion : que devenons-nous en ces temps où tout
change? Sommes-nous encore des hommes
II, néolithiques, déboussolés par des événe-
ments qui nous dépassent, ou déjà des
embryons d’hommes III? Et il nous donna la
réponse en l’écrivant, en la vivant. Aquin a
compris qu’il y a mutation de l’humanité et
qu’elle tient aux découvertes de la science.
Mutation qui est une sorte d’incendie qui
s’allume dans la paille de la modernité au
XVIIe siècle et qui s’embrase avec le XXe.
Aquin sort du monde classique pour entrer
dans le monde quantique. Un monde dont les
phénomènes ne sont pas continus, mais
abrupts.
L’HOMME AQUIN entre dans la tour
quantique pour y habiter. Quand on y habite,
cette tour évoque la merveilleuse abbaye de
Thélème dont Rabelais avait écrit la règle :
« Fais ce que veut ». C’est la règle absolue
dans le mon-
de quantique.
Tout y est
possible et
c’est la seule
r é a l i t é .
Aquin disait
ne jamais
vouloir être
réduit à un
rôle, ni à une
fonction, ni
même à une
profession. Il ajoutait : à quoi cela tient-il, je
me le demande? Il ne voulait pas que son
entité soit réduite. La preuve en est l’éventail
assez extraordinaire de ses activités : comédien,
directeur du journal le Quartier Latin, licence
de philosophie, diplôme en philosophie poli-
tique, boursier du gouvernement français et
du Québec, président du comité des résidents
de la Maison des étudiants à Paris,
chroniqueur de théâtre et de cinéma à la
Radio-diffusion française, journaliste et inter-
viewer à Paris, mise en ondes et réalisateur à
la radio de Radio-Canada, adaptations, rédac-
tions et réalisations à la télévision. Directeur
d’émission, cadre, toujours à Radio-Canada,
enseignant au collège Sainte-Marie, à
l’UQÀM, aux États-Unis, courtier en valeurs
immobilières, grand voyageur – France,
Suisse, Belgique, Afrique. Grand amateur de
- LITTÉRATURE -HUBERT AQUIN HOMME « QUANTIQUE », ÉCRIVAIN KAMIKAZE
Pierre-Paul Roy
S'il est, sur le plan de la
langue, plus correct d'utiliser
les expressions « respon-
sabilité sociale de l'entre-
prise» et «investissements
responsables», c'est ici à
dessein que nous
employons l'expression
«éthique du capital» car
nous voulons clairement
souligner que ce siècle devra
s'interroger sur la morale de
son utilisation même du ca-
pital redonnant ainsi à
l'Homme le rôle qui lui
revient, afin d'éviter une
décomposition sociale plané-
taire…
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course automobile, membre de l’équipe de la
revue Liberté, membre actif du
R.I.N.(Ralliement pour l’Indépendance
Nationale). À l’O.N.F. : réalisateur, produc-
teur et scénariste. Traducteur, conférencier,
consultant, recherchiste (archives de James
Joyce). Le 23 septembre 1958, il aurait
indiqué « écrivain » sur son passeport.
« DEMEURER M’EST DOULOU-
REUX, écrit-il, sinon dans une chose en
mouvement. Ce qui me fascine, c’est l’im-
mobilité de mon corps sur le siège d’une auto
que je conduis à 90 [miles] à l’heure. Mon
immobilité physique se trouve ainsi étrange-
ment proportionnelle à la vitesse de l’auto; je
réalise, par ce paradoxe grisant, la synthèse
charnelle de la philosophie antique qui cher-
chait en vain à concilier ce qui fuit et ce qui
est. Je suis ce qui fuit. Mon essence est fuite,
c’est-à-dire existence. Une chose ne peut pas,
à la fois, être et ne pas fuir. Ce qui fuit est : il
n’y a pas d’être en dehors de la fuite, car l’être
fuit tout en étant immuable dans son essence
qui est la fuite. Donc, le néant ne peut exister
puisqu’il ne fuit pas… »
SA FAÇON DE VIVRE la vitesse fait
penser au sport extrême qui serait, à mon
avis, une des caractéristiques du monde quan-
tique selon la règle du « Fais ce que veut » :
« Ta main tremblait sur le volant incertain,
Fangio, ton pied hésitait à pousser plus à fond
l’audace. Le soleil de Floride flambait dans le
ciel, mais toi, astre pur, tu rayonnais à toute
vitesse, tu gravitais sur la piste chaude
comme un satellite divin qui aurait perdu son
centre… » Ou encore, « Je ne sais pas ce que
c’est que l’amour, mais s’il existe, il doit
ressembler à la vitesse. Cette course conti-
nuelle et dangereuse, cette fuite délirante, ce
doit être cela l’amour…La vitesse, je le sens
maintenant de toute mon âme et jusque dans
ma chair, est un acte d’amour; c’est la séduc-
tion fugace d’une partenaire absolue, couchée
sur le sol et noire comme les pavés des villes.
Ainsi quand je suis au volant, aliéné par mon
extase multiple, je prends sournoisement pos-
session de ma ville, je la parcours comme un
frisson, je glisse sur sa peau en l’effleurant,
et je dessine sur son corps obscur la courbe
d’une épaule, la ligne infléchie de son dos et
de sa cuisse, le dessin ovale, circulaire ou
ellipsoïdal d’une grande forme féminine.
Oui, je veux finir en dessinant à toute vitesse
l’arc parfait d’un virage. Je mourrai dans le
fracas de l’extase, en plein mouvement, dans
une courbe trop belle. La prochaine, peut-
être, qui sait? » L’œuvre d’Aquin est donc tra-
versée en filigrane par les thèmes de la lib-
erté, de la vitesse, de la démesure et de la
nécessité d’agir à tout prix : nous sommes au
cœur du monde quantique. Lire et relire
Aquin : « Chaque livre est une pédagogie
destinée à former son lecteur » (Jacques
Derrida).
L’écrivain kamikaze
MORT LE 15 MARS 1977, Hubert
Aquin aurait eu soixante-quinze ans le 24
octobre 2004. Pendant ces 27 ans addition-
nels de vie, il lui eut été possible d’écrire et de
nous laisser un chef-d’œuvre; car de l’avis du
regretté écrivain Jean-Éthier Blais, il avait
l’étoffe d’un très grand écrivain : « Aquin fait
partie des quelques rares artistes québécois
qui sont des références historiques. Chez lui,
intensité, liberté, lucidité et art s’allient pour
donner une œuvre fulgurante, inachevée et
désaxée. Ils sont rares les écrivains dont la vie
résume les ambiguïtés, les culpabilités et les
souffrances d’un peuple, et dont la mort est le
prix à payer pour l’aider à avoir confiance en
lui-même. » L’écriture d’Aquin, un « frisson
nouveau », pour reprendre le mot de Victor
Hugo sur la poésie de Baudelaire. Plus qu’un
grand écrivain dira Gordon Sheppard, un
écrivain de stature mondiale (A world-class
writer). Il l’écrit dans son beau livre HA! A
Self-Murder Mystery que nombre de critiques
qualifient de chef-d’œuvre – espérons que ce
livre soit traduit en français. Que dit encore ce
monsieur?
« POUR GORDON SHEPPARD, écrit
Luc Perrault dans La Presse du 19 octobre
2003, il s’agit de faire connaître à un public
cultivé vivant hors Québec l’œuvre d’Aquin,
qu’il considère comme le plus grand écrivain
que le Canada ait connu. Celui-ci, estime-t-il,
peut prétendre à une stature internationale.
Pour son malheur, il n’a pas eu droit, comme
bon nombre d’artistes québécois, à son
Angélil. » Et l’auteur Sheppard lui-même :
« […] Quand j’ai lu Aquin (en français) pour
la première fois, tout de suite j’ai su que
c’était un grand écrivain. » L’intention avouée
de Gordon Sheppard, dans sa quête obses-
sive, passionnée est de faire comprendre à
l’univers entier qu’Hubert Aquin est l’un des
grands écrivains d’Occident.
PIERRE BOURGAULT qui s’y connaît
en littérature disait à Sheppard que l’incipit
de Prochain épisode d’Aquin est l’une des
plus belles phrases jamais écrites en français :
Cuba coule en flammes au milieu du lac
Léman pendant que je descends au fond des
choses. Et Bourgault d’ajouter : Tout le sui-
cide d’Hubert est dans cette phrase. Et toute
sa vie.
L’AUTEUR PAUL OHL : « Oui, sa
mort m’a convaincu des dangers de la plume.
La preuve est qu’il est disparu dans ses écrits.
Un écrivain peut tomber dans un piège.
Quand tu entres dans un monde d’illusion et
de fascination que t’offre l’écriture, il faut que
tu sois prêt à souffrir les conséquences; je
veux dire être prêt à regarder au plus profond de
ton être, à libérer une partie de toi-même que
tu ignores, généralement une partie dan-
gereuse. Tu dois savoir si tu peux, ou non,
relever le défi. C’est la grande question que
pose pour moi la mort d’Hubert. » Gaëtan
Dostie, lui, nous dit qu’Hubert Aquin était
une sorte de Léonard de Vinci qui voyait
assez loin dans le futur pour percevoir la
direction à prendre pour les Québécois.
ROSELINE TREMBLAY dans
L’écrivain imaginaire : « Dans Prochain
épisode la question du pays est le fondement
de l’aventure intérieure, esthétique et
amoureuse du narrateur, forcé d’écrire un
anti-roman dans un anti-pays. Le désastre
national engendre le désastre personnel et
COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005
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l’écrivain doit y mettre fin. Il n’est pas au ser-
vice de la nation, il est habité par elle : être
veut dire être de son pays. » Ceux qui veulent
écrire sont souvent les êtres plus sensibles
que les autres. Cette sensibilité devient de
plus en plus fine jusqu’à l’obsession.
L’obsession de rendre visible cette sensibilité.
En ce sens, pour capter ce phénomène in-
saisissable, il faut être un peu fou.
Il sera Meursault, en version engagée.
[…] le militant kamikaze sacrifié pour la
nation écrivant sous la dictée de Dieu.
HUBERT AQUIN KAMIKAZE? OUI.
Dans Prochain épisode, il l’annonce haut et
fort : « Depuis l’âge de quinze ans, je n’ai pas
cessé de vouloir un beau suicide : sous la
glace enneigée du lac du Diable, sous l’eau
boréale de l’estuaire du Saint-Laurent, dans
une chambre de l’hôtel Windsor avec une
femme que j’ai aimé, dans l’auto broyée
l’autre hiver, dans le flacon de Beta-Chlor
500 mg, dans le lit du Totem, dans les ravins
de la Grande-Casse et de la tour d’Aï, dans
ma cellule CG19, dans mes mots appris à l’é-
cole, dans ma gorge émue, dans ma jugulaire
insaisie et jaillissante de sang ! Me suicider
sans relâche, c’est là ma mission. » Oui,
kamikaze en ce sens que par son suicide il
détruit le présent du passé, qu’est sa
mémoire, le présent du présent qui est sa
vision, son intuition, et le présent du futur qui
est son attente. Kamikaze, oui, geste qui
aspirera et fera jaillir au soleil en gerbes
géantes ce qui était plat sous terre et qu’on ne
voyait plus. Kamikaze, oui : « Je ne cons-
truirai mon œuvre que sur les ruines de ma
vie […] je veux avoir la force de faire un
malheur qui m’enfantera.» Il arrive au ruis-
seau de disparaître sous terre, et de reparaître
au tournant…
L’homme québécois, un fils à maman?
SUR LE PLAN POLITIQUE, Hubert
Aquin était très déçu par le Parti Québécois
qui, le lendemain de la victoire du 15 novem-
bre 1976, ne voulait pas enclencher
l’indépendance. Nombreux ceux et celles qui
alors disaient : nous nous sommes fourvoyés,
pas de révolution; nous avons élu la bour-
geoisie du Québec… encore une fois. « La
bourgeoisie doit surtout empêcher un nou-
veau départ de la pensée révolutionnaire. Une
action révolutionnaire dans la culture ne
saurait avoir pour but de traduire ou d’expli-
quer la vie, mais de l’élargir » (Guy Debord).
Pour Aquin, le peuple québécois doit prendre
son avenir en main et s’imposer sur les scènes
politique et économique en construisant un
véritable État québécois : si nous restons dans
la Confédération, notre histoire est écrite d’a-
vance et n’offre aucune possibilité de
rebondissement.
POUR LE LECTEUR d’une autre
génération que celle d’Hubert Aquin ou
encore pour un étranger à l’extérieur de la
société québécoise, il est très difficile de com-
prendre l’échelle de valeurs d’Aquin et de sa
génération qui ont grandis dans une société
harassée de métaphysique. Imaginez ces
garçons de treize, quatorze ans avec un
directeur de conscience, à qui il faut raconter
péchés et fantasmes. Sans doute chez nombre
d’hommes la morbidité d’un tel acte et l’im-
pression profonde, souvent indélébile, mar-
quent la psyché. Hubert Aquin est quelqu’un
qui a vécu les conflits et problèmes de sa
génération sur le mode tragique.
PEUT-ÊTRE nous aura-t-il rendu un fier
service ce Gordon Shepppard anglophone, en
nous disant que le terrible secret alimenté par
un sentiment de culpabilité chez les
Québécois et refoulé, est la faiblesse de
l’homme et la force de la femme. La
Conquête, l’Église et eux-mêmes y auront
contribué. Donc si c’était vrai que l’homme
québécois est un fils à maman, un mollasson?
D’ailleurs, il prend Jean-Éthier Blais à
témoin, qui reconnaît qu’Aquin est « un très
grand artiste », mais qui ne se gêne pas pour
dire qu’à travers l’auteur on reconnaît « le fils
à maman ». Cela expliquerait ceci : l’ambiva-
lence, l’ambiguïté des Québécois.
Conclusion
QUAND JE RELIS La fatigue culturelle
des Canadiens français – , un texte charnière
dans la carrière d’Aquin – en réponse à La
trahison des clercs de Pierre Elliott Trudeau,
la supériorité de la puissance d’expression du
premier sur le second est absolument évi-
dente. Aquin développe une argumentation
serrée contre l’idée de nation laquelle, selon
Pierre Elliott Trudeau conduit à la violence,
est rétrograde et sanguinaire. Hubert Aquin a
écrit, entre autres, de grands romans et de
nombreux essais comme préambule d’un
chef-d’œuvre à venir. J’oserais même dire
que si Hubert Aquin avait pu faire partie de
l’équipe de René Lévesque, suite à la prise du
pouvoir par le Parti Québécois en 1976,
l’indépendance du Québec et le chef-d’œuvre
annoncé seraient peut-être advenus. Le
Québec n'était pas encore à la hauteur du
génie d'Aquin. Le titre du dernier livre sur
lequel Aquin travaillait est Obombre : jeter
une ombre sur .… Le titre jette une ombre sur
son œuvre inachevée, à l’image du Québec.
Aussi, son suicide est geste kamikaze signi-
fiant « vent divin ». Souffle qui redonnera vie
à son œuvre : une œuvre qui fait d’Aquin non
plus le simple témoin de son temps ou le
grand écrivain révolutionnaire, mais notre
contemporain essentiel. ■
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Il est remar-quable de cons-tater que l’écri-ture et l’engage-ment d’AndréeFerretti fondentle don d’elle-même dans laplus entièretransparence. Sion connaît la
femme intègre et engagée, malheureusement,on a oublié trop vite qu’en 1987, uneécrivaine s’était magistralement révélée avecun premier récit intitulé Renaissance enPaganie. Jean Basile avait dit de l’écritured’Andrée Ferretti qu’elle « déploie un universqui n’appartient qu’à elle. 1. » Il parlait d’unstyle naturel, nullement forcé. Dans ce trèscourt récit, nous sommes naturellement enprésence de vrais personnages de roman.Pour sa part, concernant le même récit,Madeleine Ouellette-Michalska concluaitceci : « On ne peut s’empêcher de faire le rap-prochement avec Marguerite Yourcenar. 2. »Vigueur et beauté, réussite formelle,économie de langage, intelligence sont aurendez-vous. Puis, quand parut en 1990 Lavie partisane, un recueil de neuf récits, JeanRoyer avait écrit que ce livre « est un vérita-ble livre d’écrivain […] dont le style s’animede sensualité et d’enthousiasme du côté de lavie. 3. » Andrée Ferretti, donc, une véritableécrivaine.
Ses récits sont sérieux et ses person-nages possèdent une intériorité qui se réper-cute sur les événements racontés. Certes,chez elle, il n’y a pas à s’en surprendre, lescontenus sont inévitablement politiques carils n’éliminent ni le questionnement ni ledoute. Dans Renaissance en Paganie, parexemple, l’absolutisme religieux est aussicontraignant que la pensée totalitaire; dans Lavie partisane l’écrivaine relate des destins defemmes présentées comme des figures de li-berté malheureusement oubliées de l’histoire.Les deux livres ont en commun des person-nages qui s’inscrivent dans la mémoire uni-verselle. Voici, désormais, que ces qualités etcette mémoire se retrouvent dans son premier
roman, L’été de la compassion (VLB éditeur,2003). Comme dans les livres précédents,l’écriture s’avère aussi émue que dense, aussifébrile que précise. En effet, cela faisait main-tenant trois jours que j’avais lu ce livre etj’avais toujours en travers de la gorge cetHörbiger de malheur, ce destructeur d’hu-manité. L’apparente bonté de ce personnagediabolique est un instrument dans le jeu desséductions et des abus. Il y a dans L’été de lacompassion une universalité troublante dupouvoir destructeur à travers les mécanismes
de la manipulation qui illustrent, en fin decompte, le mal absolu. Andrée Ferretti a euraison d’écrire ce roman. Moins pour ne plusoublier (ce sont des drames inoubliables) quepour comprendre le mal dans son essence.Car comprendre - c’est là que réside l’espoir- nous fait plus humains.
Sur la quatrième page de couverture, onlit ceci : « Une grande amitié se noue entreBéatrice, une fillette canadienne-française dedouze ans, et David, un Juif de vingt-deuxans qui a échappé de peu à la folie meurtrièrede l’Allemagne hitlérienne. […] Le dénoue-ment du roman démontre aussi bien la réus-site que la faillite de leur relation. » Le sujet
m’a conquis. Je sentais déjà l’intensité dupropos, la densité du drame humain. Peuimporte : j’allais lire une histoire d’amour, medisais-je, tout en imaginant son impossibilité.Et c’est cette impossibilité qui allait mefasciner, m’éblouir peut-être.
Il me faut le dire, j’ailu des pages d’unegrande profondeur,des pages essentiellesaussi, à travers sesexcès et ses bontés,pour la compréhen-
sion de la nature humaine. J’avais entre lesmains un grand roman. Audacieux par lesujet (l’antisémitisme et le nazisme), engagépar le parallèle tracé entre la question juive etla question nationale du Québec, profondé-ment humain par les destins respectifs deDavid et de Béatrice, universel par la rencon-tre de l’Histoire avec un grand H avec lapetite histoire. Et puis, il y a cette grandeleçon de l’ouverture à l’autre qui ne tombepas dans le message lénifiant et pastoral. Bienau contraire. Cette ouverture à l’autre estnaturelle comme devrait l’être tout échangeentre les hommes et les femmes, peu importeleur âge, leur sexe ou leur origine. Sans cetteouverture, Béatrice n’aurait pu développerune amitié réelle avec David, dix ans de plusvieux qu’elle, étranger de surcroît, de naturesi différente d’elle également. Tout cela estpossible en l’absence de préjugés. Si le ton
moraliste n’y estpas, c’est que l’au-teure a écrit L’étéde la compassionen authentique écri-vaine qui voit leschoses de l’inté-rieur. Comme celase passe dans lavraie vie. Il n’y adonc pas de leçonde vie et c’est bienainsi. Chacun avec
ses espoirs, chacun avec ses désespoirs. Unroman d’une grande justesse.
Dirais-je, ici, que la connaissance est un
L’IMPARABLE SOLITUDE Bruno Roy, écrivain
Au centre de l’échange, sesmots transportaient certesun drame mais aussi une
vérité universelle quechacun porte en soi : son
imparable solitude. Celle-ci,que découvre Béatrice, ne
l’empêche pas,heureusement, de conserver
son goût de vivre. C’estl’autre leçon du roman : onpeut apprendre à chaqueenfant « comment il peut
devenir un pilier de cemonde désirable et si ardemment désiré. »
Photo : © MICHEL GIROUX CSN
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personnage du roman autant que Béatriceelle-même tant cette connaissance est lemoteur qui fait évoluer les principaux prota-gonistes de l’histoire. La réalité surgit desmots, pas directement de l’action. En effet, lerécit s’ordonne autour des échanges presquesecrets entre la fillette et le jeune adulte.D’une certaine manière, le lecteur est tou-jours, à travers des dialogues émouvants,dans la pensée intime de l’un et de l’autre.C’est ainsi qu’il assiste au développementd’une conscience autant locale qu’universelle,autant sociale qu’historique. Ce point de vuede l’intérieur et de l’extérieur offre au lecteurune saisie complexe mais réelle d’une identitésingulière autant que multiple.
L’enfant Béatrice, David l’adulte.L’enfance joyeuse, l’enfance infernale. Cequi est intéressant, c’est que la romancièren’as pas seulement juxtaposé ces deuxenfances, elle les a fait se rencontrer dans deslieux et des souvenirs, dans des odeurs et descouleurs tantôt diaboliques (les confidencesde David), tantôt magistrales (les toiles dufleuve). Au centre de cette rencontre, uneamitié absolument gratuite, sans aucun espoirde quelque retour que ce soit. Ce qu’il y a deplus beau, de plus vrai, de plus exemplaire.Ça fait du bien à l’âme du lecteur qui se ditqu’il y a là une vérité toute humaine quiféconde un espoir pour la sauvegarde de l’hu-manité. Il y a aussi, sur la touche du cœur, despersonnages de femmes québécoises (fortes,autonomes et en santé), qui, avec le coupleVendroux (qui a sauvé David des griffes dusoldat allemand qui l’a violé) déploient unegénérosité à l’endroit des ouvriers et uneabsence de préjugés sans pareille. Il y a làaussi un sens de l’engagement, une passionmême pour reprendre l’un des titres de sesessais, qui ramène cette part de notre huma-nité à sa véritable signification : le respect etl’amour de l’autre qui n’ont rien à voir avec lecalcul intéressé ou l’ambition personnelle.
Un mot sur Loyseau, ce personnage utileà la compréhension des enjeux du roman. Saprésence permet d’approfondir cetteambitieuse question de l’antisémitisme et dunazisme. Ce qui est impossible avec l’enfantBéatrice qui, à son âge, ne peut saisir tous lesenjeux politiques. Voici que l’histoire peut serépéter, se répète et que la manipulation n’est
pas une caractéristique nationale ou ethnique.Elle est de l’ordre du comportement humain.C’est ainsi qu’Andrée Ferretti, grâce au per-sonnage de Loyseau, sort du cliché, voire dupréjugé qui veut que le mal provienne tou-jours des autres. Ce qui se passe ailleurs peutse passer ici. Ainsi, lorsque Loyseau se faitl’écho de la conscience de David, en verba-lisant autrement son drame et en l’universa-lisant, il détourne, par le biais de sonapproche intellectuelle, ses réelles intentionsqui sont à la fois celle d’agresser David etainsi, par une sorte de retour du destin, cellede venger son propre destin de jeune adultesurpris par son patron, de confession juive,alors qu’il tentait lui-même d’abuser un jeunegarçon. Cela ajoute au drame de David qui,ne pouvant échapper aux malheurs de sonenfance, s’enferme en lui-même. Cettedimension, dans le roman, n’est pas banale.Elle est nécessaire pour comprendre plus pro-fondément le drame qui poursuit sans cesse laconscience de David et du sens qu’il doitdonner à son destin : à quoi, finalement,n’échappe-t-il pas ? se demande-t-il. Et il y atoute cette question de la vengeance, celle deLoyseau, celle de David, celle du destin. Sansle savoir, Béatrice se charge de la vengeancede Loyseau en l’écartant du village. Davidvoudra tuer son bourreau et le suicide du jeuneallemand exilé accomplira la vengeance surson propre destin. « Il y a une nuit dans la nuit», avait déjà dit la grand-mère de Béatrice.
De plus, j’ai particulièrement étéintéressé par l’analogie qu’Andrée Ferrettisuggère, tout au long de son roman, entre laquestion juive (la judéité) et la questionquébécoise (le destin national). Cela n’étaitpossible qu’avec une connaissance réelle deces deux questions. Ce qui est définitivementson cas. Comme dans ses récits précédents,s’y cache un sérieux et évident travail derecherche. C’est pourquoi le parallèle va plusloin que l’intuition et que la comparaisondemeure appropriée. L’analogie ne reposepas sur une histoire commune mais sur desmécanismes d’exclusion de l’un et de l’autrequi, tout en ayant leur propre historicité, con-servent leur point de convergence. Et ce quiest fort efficace, c’est que cette conscienced’un destin comparable qui ne tombe pasdans le pathos surgit de la tête d’une petitefille de douze ans. Cela se passe donc en
dehors de tout préjugé puisque c’est l’infor-mation brute qu’elle reçoit qui lui permet defaire spontanément des liens que d’aucunn’oserait faire : ce malheur d’être Québécoisqui, bien que moins abominable, est si sem-blable au malheur d’être Juif.
«Toujours tentée par les comparaisons,Béatrice pensait comment, depuis LordDurham, les Canadiens anglais et leursassimilés avaient également sans cesse voulufaire disparaître les Canadiens français, soiten essayant de les aliéner, soit en appliquanttoutes sortes de mesures qui avaient poureffet de les minoriser et de les dépouiller despouvoirs essentiels à leur développementéconomique et culturel. Bien sûr, elle savaitque leur volonté d’écraser ceux qu’ils consi-déraient comme des vaincus ne les avait pasconduits à envisager le génocide physique deson peuple, mais elle ne pouvait s’empêcherde penser avec colère qu’ils n’en prenaientpas moins tous les moyens pour le fairemourir à petit feu.»
Cette conscience qu’« on nie auxCanadiens français la pleine valeur de leuridentité », Béatrice la tient de sa tantePhilomène qui lui enseigne que « le refusdélibéré des Anglais [d’adresser à leurs ouvri-ers] un seul mot dans leur langue exile lesCanadiens français dans leur propre pays ».C’est cet appel à la solidarité et ce senti-ment d’exil intérieur, juxtaposés à une volon-té de faire disparaître un peuple en l’aliénant,qui permet la comparaison. Me vient cetexemple du père de Gabrielle Roy qui, sousprétexte qu’il ne votait pas du « bon bord »,fut congédié in extremis du gouvernement duCanada quelques semaines avant ses soixanteans perdant, du même coup, tout droit deréclamer une pension. C’est la manière qu’ilfaut retenir, manière qu’on associe générale-ment aux régimes totalitaires mais dont ontrouve des traces en régime dit démocratique.C’est pourquoi la comparaison tient le coup.Et c’est la grande intuition de Béatrice depenser qu’il y a des liens à établir entre lavolonté d’exterminer les Juifs et la volonté defaire disparaître les Canadiens français.
«Béatrice admire et envie cette solidaritédes Juifs entre eux. Elle partage ainsi l’opi-nion de nombreux Canadiens français qui
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croient que, si leurs compatriotes manifes-taient entre eux une telle solidarité, lesAnglais auraient moins beau jeu pour leurmanger la laine sur le dos. Malgré son jeuneâge, il ne se passe pas un jour, depuis qu’entroisième année elle a appris la mort dansl’âme, la défaite des plaines d’Abraham desFrançais et des Canadiens contre les Anglais,sans que le destin de la nation ne vienne trou-bler son cœur et son esprit. Elle se sent per-sonnellement atteinte par les effets innom-brables et quotidiens de la domination exer-cée sur son peuple, et de celui-ci à la subir luiparaît lâche et la révolte.»
Outre cette capacité à faire desliens, Béatrice a une aptitude à l’écoute quiest aussi celle du silence. Et c’est ce qui« sauve » David de son propre silencedestructeur, celui-là si contraire à son amiecanadienne-française de douze ans. Cela estpossible, parce que Béatrice reste elle-mêmedans sa relation avec David. Bien des choseslui échappent dans sa compréhension « intel-lectuelle » des événements historiques liés àl’existence personnelle de son ami, mais elles’en tient à sa propre compréhension, incom-plète certes, mais suffisante pour saisir lanature du drame qui lui est raconté. Cetteécoute et ce silence sont aussi possibles parcequ’il y a eu, particulièrement entre la grand-mère, la tante Philomène et sa nièce, uneforme de transmission d’un certain nombrede valeurs qui ont façonné la conscience deBéatrice. Entre’autre, cette conviction qu’a satante que dans les grands films, l’histoire desprotagonistes s’inscrit souvent dans l’histoiregénérale d’un peuple : « Cette conjugaisonplaît à Philomène qui croit qu’un individu nepeut devenir un héros, au cinéma commedans la vie, que s’il sait solidement lier en luice qui le rend unique : ses forces intimes etcelles qu’il doit à l’univers particulier qui l’aforgé. » C’est cette valeur de transmissionqu’on retrouve dans le roman d’AndréeFerretti et qui, à travers Béatrice, illustre lesens de la continuité. Hélas! Cette transmis-sion si nécessaire ne se fait plus aujourd’hui,tenant les jeunes dans l’absence de leur pro-pre histoire et de celle de l’humanité.Soutenue et encouragée par sa grand-mère etsa tante, Béatrice développe une invulnérabi-lité face aux coups extérieurs; ce qui la rendplus forte. C’est pour cette raison qu’elle peut
recevoir les confidences de David sans quecela change son regard positif sur la vie.
Quant au destin du jeune allemand,même exilé à Saint-Vallier, ce si beau coin depays aux allures de fleuve, il se poursuit sansabandon de lui-même face à l’autre, quelqu’il soit. « Je vous le répète, Béatrice, insisteDavid, car je vois que vous ne comprenez pasbien. Je suis à jamais prisonnier d’un monstrequi est en moi, qui est moi. » Plus on avancedans le roman, plus Béatrice comprend qu’ilest des destins, comme celui de David, quisont imparables, irréparables. Et c’est le ren-forcement de sa maturité qui s’en trouveaccéléré : « Béatrice saisit alors tout à fait lesens de ce que lui disait parfois sa grand-mère :que chaque souffrance est particulière, quechacun est blessé au point le plus sensible deson être, que ce point est unique, le lieuimpénétrable de sa solitude. » Et face à ceconstat, ce que Béatrice peut donner demieux, c’est de rester elle-même : sensible àl’autre et pleine de vie. Et c’est ce bien-êtreque David, dans sa lettre d’adieu, lui exprimealors que devenu un homme, il mourra, mal-gré tout,de sa propre main « accomplissant le seulacte libre qui lui est désormais accessible » :
«Réjouissez-vous, au contraire, à la pen-sée que je vous suis infiniment reconnaissantde m’avoir aidé à me regarder en face, alorsqu’avant notre rencontre je voulais délibéré-ment être une épave afin d’égarer en moi laréalité. Vous m’avez donné bien plus quevotre temps et votre énergie, bien plus quevotre compassion et votre amitié, vousm’avez offert tout votre être comme on tendun miroir enchanté dans lequel l’être le pluslaid pourra se trouver quelque beauté. […]Soyez toujours convaincue, chère, très chèreBéatrice, que vous m’avez sauvé, et que lalumière de votre âme, si éclatante dans votreregard, votre sourire et votre rire, m’accom-pagnera jusqu’au dernier instant, jusqu’auseuil de l’imparable solitude ».
Et c’est précisément dans le regardde l’autre que David a pu avancer quelquepeu. Au centre de l’échange, ses mots trans-portaient certes un drame mais aussi unevérité universelle que chacun porte en soi :son imparable solitude. Celle-ci, que décou-vre Béatrice, ne l’empêche pas, heureuse-
ment, de conserver son goût de vivre. C’estl’autre leçon du roman : on peut apprendre àchaque enfant « comment il peut devenir unpilier de ce monde désirable et si ardemmentdésiré. » Ici, dans L’été de la compassion, il ya continuité de pensée avec son premier récit.En effet, ainsi que l’écrivait Jean Basile à pro-pos de Renaissance en Paganie, « Il y anaturellement quelque chose d’étrange à con-damner le monde à la "violence de la beauté"et d’autant plus qu’il faut apprendre à nosenfants "la blancheur opaline de l’aube"…4.»Constamment, la chose est récurrente, l’écri-ture d’Andrée Ferretti s’inaugure par sa rela-tions à l’avenir, voire à la beauté. Lorsqu’elleécrit, elle retrouve le sens profond de sonengagement; engagement, a déjà signalé JeanBasile, inscrit dès le premier récit : « Seshéros nous disent par sa bouche qu’après lamort, à soi-même donnée ou décidée pard’autres, il reste encore la beauté « qui peutchanger le monde » car elle est « l’ultime vio-lence qu’il peut supporter 5.».
Ici, nous retrouvons Andrée Ferretti avectoute sa force de vivre dans ce pays tant aiméqu’est le Québec et que sa réelle naissance,un jour, espère-t-elle, conduira à sa maturité.Il est même à se demander si lorsqu’elle avaitdouze ans, elle ne ressemblait pas à Béatrice,ne croyant déjà plus ni à Dieu ni au diable, sielle n’était pas portée à prendre le monde surses épaules, à s’en tenir responsable, person-nellement destinée à sauver le monde, si ellene s’était pas promise, dès sa jeunesse, à s’en-gager dans la bataille d’un pays à naître. Jen’en serais aucunement surpris. Ne voulons-nous pas, chacun de nous, à l’instar de Béa-trice - cette lumière de l’âme dans le regard -,nous élever au-dessus de notre condition.
Bref, de son roman, le lecteur en sortému, mais surtout réconforté par toutes lesBéatrice de ce monde que la lecture de L’étéde la compassion fera naître. ■
1. Jean Basile, « Ferretti, l’auteure, fait revivre Aquin », La
Presse, 27 juin 1987.
2. Madeleine Ouellette-Michalska, « Aquin et Hypatie filant
le parfait bonheur en Paganie », Le Devoir, 13 juin 1987.
3. Jean Royer, « Pour un octobre de lumière », Le Devoir,
1er décembre 1990.
4. Jean Basile, « Ferretti, l’auteure, fait revivre Aquin », La
Presse, 27 juin 1987.
5 . Jean Basile, Ibid.
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«Toute sa vieDuras a craint debasculer dans lafolie. Elle lafréquenta si sou-vent qu’elle déci-da d’en faire unecompagne plusqu’une ennemieà abattre : Être àsoi-même sonpropre objet de
folie et ne pas en devenir fou, ça pourraitêtre ça le malheur merveilleux, écrit-elledans Les yeux verts» (Laure Adler,Marguerite Duras, Gallimard 1998, coll.Folio, 2000, p. 74)
J’avais aimé Putain. Le second récit deNelly Arcan. Folle, m’a plu tout autant.S’agit-il d’une «autofiction»? Je m’en ba-lance, cette étiquette ne dispense personne dese demander si le style de l’écrivain l’a portéjusqu’à la fin, ni de s’interroger, en tournantla dernière page de cette œuvre, si les person-nages ont traversé ou non une expériencehumaine significative . Nelly Arcan a unstyle, c’est indéniable (elle en dévoile lateneur à la page 43), mais je laisserai aux spé-cialistes le soin de le décrire. Quant à savoirsi ses personnages ont fait une expérience sig-nificative, c’est ce dont je voudrais justementparler.
Le roman de Nelly Arcan va à mon senstrès loin dans la compréhension de ce quipourrait entraîner, à notre époque, l’échecamoureux à répétition. Le récit d’un amourconsumé en quelques mois que nous proposela narratrice permet de jeter un certain regardsur les relation de couple dans une sociétéobsédée par l’image.
C’était raté d’avance, commente la nar-ratrice, mais il faut quand même savoirpourquoi! Ainsi commence, sur un tonpresque détaché, la revue des causes possi-bles. Aucune longueur inutile, pas de morale.Le roman contient plutôt des descriptionsprécises et rapides de la rencontre initiale, dela première discussion, des étreintes qui ontsuivi (oui, les pratiques sexuelles), puis descrises et finalement de la séparation. Cetteanalyse exhaustive des causes possibles estsimplifiée par la construction littéraire, car lesévénements s’enroulent sur eux-mêmescomme un amas de gaz dans une spirale gra-vitationnelle.
Parmi les raisons qui conduiront à la ca-tastrophe finale, il faut évoquer, côté femme,«le problème d’apparition», j’y reviendrai
plus longuement, car à mon sens la richessedes romans de Nelly Arcan réside précisé-ment dans sa façon d’aborder ce qu’elleappelait déjà, dans Putain, « l’exigence deséduire ».
Côté homme, il y a eu la confusion tra-ditionnelle : l’image qu’il se faisait d’elle,mêlée aux souvenirs d’anciennes amoursainsi qu’à son univers fantasmatique. Mêmeaujourd’hui, la sexualité polymorphe du mâledéfie le monde raisonnable : ici, il jouit enregardant les «porn stars» sur Internet. Il y enaurait long à dire sur la difficulté qu’ont leshommes d’amener leurs fantasmes et leurdésir à la portée d’un jugement. Pour l’heure,disons que les femmes ont raison : au regardde la sexualité, les hommes sont définitive-ment le sexe faible.
Les femmes semblent elles aussi trèsfragiles, mais dans un autre sens, prisonnièresdu regard de l’autre. À cet égard, il y a chezla femme une inquiétude constante et la nar-ratrice de Folle l’exprime admirablement :«Tout le monde croit que je me raconte deshistoires parce qu’il existe des blondes ditesincendiaires et des brunes laides dont on arien à dire mais tout le monde oublie que labeauté d’une femme ne sert à rien si elle n’en-tre pas dans le goût d’un homme…»
Dans les premières pages de L’amant,Marguerite Duras avait essayé de décrire cetaspect de la condition féminine. La narratricese rappelle que les femmes de Saigon pas-saient leur temps à préparer leur apparitiondans le monde. Pour Duras, les femmes setrompaient : «ce ne sont pas les vêtements quifont les femmes plus ou moins belles». Elledisait que «ce manquement à elles-mêmes»était une «erreur» qui avait parfois de graves
conséquences : « Certaines deviennentfolles ».
Une dimension de l’amour sembleéchapper à la femme. Est-ce l’homme lui-même? Pas certain Marguerite Duras avaitessayé d’indiquer la sortie de l’angoisse fémi-nine tout en continuant d’exister commefemme, elle disait : « il n’y avait pas à attirerle désir ». (L’amant, éd. Minuit, 1984, page28)
Or justement, il faut relire le premierroman de Nelly Arcan pour redécouvrir lespassages où elle tente de saisir, à sa manière,ce qui déroute les femmes : «… les femmesont souvent trop de ce qu’elles ont, elles sonttoujours trop ce qu’elles sont, rivées à leursexe, incapables de réinventer leur histoire oude penser la vie en dehors des magazines demode, inépuisablement aliénées à ce qu’ellescroient devoir être…» (Putain, Seuil 2001,coll. Points, page 42)
Retournons maintenant au secondroman de Nelly Arcan, au passage où la nar-ratrice évoque son « problème », sa « tare »,écrit-elle aussi. En passant devant un miroir, àla sortie du bar avec son nouvel amoureux, lanarratrice doutera de sa propre présence aumonde. Elle dira : « Ce soir-là à Nova je t’aimontré sans le vouloir cette tare de naissancequi a fait de moi un monstre incapable d’ap-paraître dans les tarots de ma tante, j’ai tou-jours dit que mon problème en était un d’ap-parition » (Folle, éd. Seuil, 2004, p. 154).
Apparaître dans le monde, exister dansle regard de l’autre. Telle est la conditionhumaine. Pour les deux, pour l’homme autantque la femme, bien sûr. Mais à cause de ceque l’on attend des femmes dans leurs rap-ports personnels ou amoureux avec leshommes, une forme d’abandon dirais-jenaïvement, leur apparition dans le monde lesobsède plus particulièrement (« il ne faut pasoublier que c’est le corps qui fait la femme »,pouvait-on lire aussi dans Putain, page 48).
Le personnage créé par Nelly Arcandans son second roman incarne à merveillecette obsession, qui est aussi une « faiblesse »,avoue la narratrice : « Au début de notre his-toire tu me croyais imbue de ma personneparce que je me regardais tout le temps dansles miroirs que je rencontrais, ensuite tu ascompris que j’étais faible et tu ne m’a plusaimée … » (Folle, toujours la page 154).
En terminant la lecture, je me dis que lanarratrice a retrouvé un peu de sa liberté, ellea décrit la source de son angoisse. Une bellevictoire, « en ces jours où on maquille les fil-lettes et où on doit avoir dix-huit ans toute savie » (Putain, page 101). ■
«Ce soir-là à Nova je t’ai
montré sans le vouloir cette
tare de naissance qui a fait
de moi un monstre
incapable d’apparaître dans
les tarots de ma tante, j’ai
toujours dit que mon
problème en était un
d’apparition.» (Folle, éd.
Seuil, 2004, p. 154)
LIRE NELLY ARCAN AVEC MARGUERITE DURAS André Baril
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Dans une société
d'abondance, que
reste-t-il à désirer?
Là où l'on associe
puissance, instanta-
néité et technologie,
quel sens donné à la durée? Vous valorisez
dextérité, intellectuelle ou manuelle, (les
compétences?!)? Qu'advient-il alors de ce
qui ne se mesure pas en termes de perfor-
mance? Que me dit de cela un festival dont
j'ai appris à espérer le retour, fin août,
comme une occasion non seulement de
voir des films japonais autrement absents,
mais aussi des cinéastes susceptibles de
tenir à jour mes connaissances de l'état du
cinéma et de la société au Japon et dans le
monde, mais aussi des critiques de partout
et des cinéphiles d'ici dont les points de
vue contrastés me permettent de nuancer,
réviser, préciser les miens? Oui, que m'en
dit-il, au milieu des rumeurs de sa méta-
morphose, au moment où tournent en rond
les bolides de la Molson Indy? Parmi les
films vus, l'ancien professeur que je fus
vous propose un retour sur ce que serait
être un garçon de 19 ans dans un monde
urbain, industrialisé, hédoniste et forcené à
la fois. De l'irrésolution des six héros de
Hard Luck Hiro à la criminalité de celui de
(Is A), les cinéastes Sabu et Fujiwara, dans
des styles et avec un bonheur différent,
mettent en cause le sens et le désir de vivre
d'une jeunesse de société riche.
Hard Luck Hiro
On ne saurait rêver cinéaste plus
oulipien que Sabu. Depuis son premier
film, il revisite le thème de la course et la
manière dont elle fait ressortir les valeurs
des personnages, et dont on peut commu-
niquer aux spectateurs les sensations
qu'elle suscite. Trois couples de gars, en un
récit conduit comme un bolide le serait
autour de la place Bourget, à Joliette, sont
précipités, qui hors de leur apathie, qui de
leur prétention à saisir un raccourci à ce
qu'il doit. Le film lance des gags
savoureux sur le racisme (par méprise, un
gangster prend un jeune pour un Thaï et
commente la différence culturelle...),
l'éducation à coups de poing d'un autre, le
kitsch des décors et de la mode, les specta-
cles de boxe dignes de la WWF...
Employés de bureau, apprentis
gangsters, cuisiniers, leur velléité, par l'ex-
périence de la peur et l'urgence de l'ex-
primer, se mue en engagement à aller au
bout de leurs rêves. Curieusement, ce film
regroupait ces éléments qui, à l'instar des
ingrédients colorés d'une ratatouille
présentés en générique, auraient pu me
ravir. Du clip commandé, le cinéaste
aurait pu, en se jouant des divers angles
selon lequel un même événement est
perçu, nous entraîner au moins dans le
ravissement de la virtuosité. Mais il a
choisi de glisser des inserts de couples
dansant au ralenti, d'images documentaires
de ravitaillement lors d'une course, d'une
palette limitée dans l'expression de la peur,
de redites qui m'ont rendu nostalgique de
la brièveté des Exercices de style de
Queneau!
J'ai donc regretté n'être pas laissé
dans le plaisir des éléments évoqués plus
haut, d'autant plus que le cinéaste manifestait
une joyeuse confiance dans la capacité de
- CINÉMA -LE CINÉMA JAPONAIS AU FFM: PORTRAIT D'UNE JEUNESSE.
Claude R. Blouin
Tandis que le film de Sabu
évoque les valeurs des
jeunes, le film de Fujiwara
nous présente un jeune
homme qui connaît plus de
choses qu'il n'en peut
aimer. Et cela est mortel,
comme nous le rappelait le
père Ernest Gagnon, à la
suite de Thomas d'Aquin...
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la jeunesse de son pays d'apprendre non
pas du succès seulement, mais de ses
échecs aussi. Les héros, de consomma-
teurs, se font acteurs ...
(Is A)
Fujiwara prend la jeunesse par
son extrême le plus inquiétant, parce qu'il
se joue des stéréotypes: il se concentre sur
un jeune qui jouit d’une dextérité, tant
intellectuelle que manuelle, recherchée par
les employeurs. Ce premier de classe fait
ce qu'on lui demande, mais se retire dans
un silence, qu'il ne rompt qu'en dactylo-
graphiant ses pensées sur son ordinateur
portable. Jamais ne se confronte-t-il à ses
aînés, dont rien ne lui laisse croire qu'ils se
posent les questions, partagent les doutes
surtout qui le préoccupent. Maîtres atten-
tifs, père aimant et présent comme
rarement le cinéma québécois en montre
peu, ces exemples sont impuissants chez
l’enfant non seulement à prévenir la cons-
truction et le déclenchement, à 14 ans,
d'une bombe, mais encore, en dépit de l'ap-
pui du père et d'un tuteur, la récidive,
lorsque 4 ans plus tard, jeune homme, l'as-
sassin recouvre la liberté. Première entorse
au récit habituel de ce type: ni psycho-
logues, ni sociologues n'interviennent ici.
Même si le père s'interroge sur ses man-
quements et si ses collègues se demandent
où étaient les parents, le récit ne permet
pas d'attribuer à l'absence à la pauvreté, la
cause de cette délinquance. Or, si le récit
est fictif, il est inspiré du cas d'un jeune de
14 ans devenu, à Kobé, ville du cinéaste,
assassin. Nous sommes donc devant un
phénomène où la génétique et la sociolo-
gie sont impuissantes ou en tout cas vite
limitées dans l'explication du comporte-
ment. Deuxième écart: le jeune homme a
tué, entre autres, le fils et l'épouse d'un
policier qui ne se sent vivre que dans la
pensée de venger ces morts. Rien de neuf,
direz-vous. Sauf que celui-ci est convain-
cu que ces quatre ans d'emprisonnement à
l'école de réforme ne l’ont pas changé, en
dépit de ce que proclame son dossier d’ex-
cellence. Or, peu après cette libération, un
jeune homme est tué. Le policier
soupçonne notre héros; la victime s’avère
avoir été le dénonciateur… Notre désir de
croire en la réhabilitation sinon notre con-
viction du manque d’ouverture de l’enquê-
teur, est donc ébranlé.
Mais le récit ne joue pas seule-
ment sur la tension entre criminel et poli-
cier. Il oppose aussi celui-ci en tant que
père d’un fils assassiné au père du fils,
vivant certes, mais assassin… Les deux
font l'expérience de l'impuissance pater-
nelle à exercer de manière absolue le rôle
de protecteur. Par trois fois, sur des ponts,
le long de garde-fous, se rencontrent des
hommes qui n'ont pu avec l'adolescent
construire de pont, le garder d'une folie
moins vue en termes psychiatriques que
comme le produit d'une rationalisation par
le jeune intellectuel. Rationalisation
inspirée de quoi? De son interprétation de
l'évolution, qui mène l'être humain de la
Nature, paradisiaque sans l'homme, à la
mer et à l'état de poissons, puisque la fonte
des glaces annoncées menace tous les con-
tinents. La civilisation est représentée en
gros plans par des déchets , canettes, ordi-
nateurs, téléphone (la sonnerie répétitive
signale une fausse absence, puisque mère
et soeur sont bien là, prostrées, après
l'agression approuvée par un copain du
héros...), photos enfin de victimes, de l'as-
sassin lui-même du temps perdu où il était,
chaleureux, ouvert à autrui, enfant...
La technologie, cette adresse à
monter une à une les pièces d'horlogerie
présentées en gros plan, transpose un
instrument de mesure du temps en un outil
pour déclencher sa fin! Voici donc un
jeune homme qui connaît plus de choses
qu'il n'en peut aimer. Et cela est mortel,
comme nous le rappelait le père Ernest
Gagnon, à la suite de Thomas d'Aquin...
Le dernier plan montre une jeune
fille qui fleurit la stèle commémorative des
morts d'une explosion dont elle est elle-
même une rescapée. Il suggère que le con-
sentement à vivre plutôt qu'à nier la peine
et l'angoisse libère la possibilité de recon-
naître que nos deuils ou nos impuissances
n'occultent pas tout le champ de nos possi-
bles. Cette honnêteté, et de permettre l'ex-
pression même des interrogations qui nous
laissent sans réponse et de nous adresser à
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autrui, c'est à elle que, comme en creux,
nous invite ce récit.
Ce premier film d'un cinéaste de
35 ans embrasse peut-être trop, mais c'est
avec affection et courage, puisqu’il prend
le problème posé par son aspect le plus
résistant à notre espérance: le cas du
récidiviste issu d'un milieu confortable et
aimant, et auquel on ne trouve pas de
mobiles sur lesquels agir... Le cinéaste
m'avouait que c'est la paralysie des milieux
policier et judiciaire ainsi que des associa-
tions de parents lors du meurtre commis
par l'enfant qui l'avait motivé dans le désir
d'écrire une fiction. Et le A du titre renvoie
à l’Anonymat dans lequel le mineur doit
être préservé… et auquel le réalisateur
souhaitait que chacun puisse se demander
si ce n’est pas de lui qu’il s’agit…
Regardons bien le visage de ceux
qui, obéissants, affectent une mine impas-
sible, réussissent en ce que nous appelons
réussir. Sous le conformisme et les gestes
attendus, cela bouge...Noir, dites-vous?
Moins que de laisser entendre qu'il y a des
interrogations non partagées, et que l'on
puisse indéfiniment éluder dans le travail
l'éternel «À quoi bon?»
Un festival, à la fin août de
chaque année, rassemble ces images et
sons mis en rythme, pour nous aider à
trouver, génération par génération, culture
par culture, une façon de vivre avec les
questions pour lesquelles une réponse se
dérobe. Et dont c'est déjà donner une
forme à l'espérance que de reconnaître que
nous nous les posons... ■
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La littérature sur les divertissements
du temps de la Rome antique est rarissime
dans la famille livresque qui traite du
phénomène du loisir ancestral. De là l’im-
portance des manuscrits Les Gladiateurs
de l’Amérique de Paul Ohl et L’Histoire du
sport de Jean-Paul Massicotte et Claude
Lessard.
L’empire romain sous le règne de
César était friand de divertissement et les
jeux du cirque étaient populaires. C’était
l’époque du pain et des jeux qu’on retrou-
ve dans l’histoire sportive. César calmait
son peuple par des combats de gladiateurs,
d’animaux et de course de chars.
Particulièrement pendant la crise
économique où les jeux et divertissement
du cirque servaient de panacée et de
baume un peuple non tribal.
Selon Paul Ohl ces combattants
étaient des esclaves, des prisonniers et des
amuseurs publics qui divertissaient la
plèbe romaine. Les citadins de Rome
demandaient à satiété des spectacles de
gladiateurs et autres jeux du cirque. C’était
pour eux un loisir décadent qui assouvis-
sait leur soif de violence. Et ces jeux du
cirque romain pouvaient attirer jusqu’à
250 000 spectateurs dans le « Circus
Maximus » mieux connu sous le nom de
Colisée de Rome. Une pléthore de gladia-
teurs sont morts dans le cirque de Rome.
La véhémence inspirait les gladiateurs
romains et le peuple était leur complice.
C’était le trésor public qui soutenait les
jeux.
Et on retrouvait à Rome des écoles de
gladiateurs qui regroupaient diverses caté-
gories. On pense aux mirmillons, rétiaires,
et bestiaires qui combattaient dans le
Colisée de Rome. C’était le « curator » qui
était responsable de ces guerriers-gladia-
teurs. Les athlètes étaient instruits par des
instances qui s’appelaient lanistes. Ces
combats de gladiateurs prirent leur origine
dans l’Étrurie. Ces guerriers romains sont
les ancêtres des athlètes professionnels de
notre ère moderne. Les jeux du cirque
prirent fin en 403 après Jésus-Christ.
Contrairement aux Grecs, les
Romains n’avaient aucune attirance pour
l’athlétisme qui était sacré pour les Grecs.
D’où l’importance majeure des jeux de la
Grèce Antique sur les jeux de Rome dans
le Colisée. Et les combats de gladiateurs
ont été le début du déclin de l’ère romaine.
Rome comme cité sportive était fastueuse
et glorieuse avec ces combats. Mais
l’époque féodale du moyen âge avec ses
combats de chevaliers a remplacé l’ère
romaine et ses combats de gladiateurs.
En définitive, les sportifs profession-
nels d’aujourd’hui qui livrent bataille dans
les enceintes et les amphithéâtres de notre
ère moderne sont les gladiateurs de la
Rome Antique. ■
- SPORTS -LES LOISIRS DU TEMPS DE LA ROME ANTIQUE
Yves Préfontaine
Contrairement aux Grecs,
les Romains n’avaient
aucune attirance pour
l’athlétisme qui était
sacré pour les Grecs.
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C’était à la fin des années 70. À
l’époque où j’amorçais des études en
philosophie à l’Université de Montréal, un
ami m’avait recommandé les cours
d’Yvon Gauthier. Je m’en rappelle encore,
il était déjà un personnage, il marchait en
longeant le grand tableau, s’arrêtant un
bref instant pour écrire un concept ou une
formule. Il marchait vite, mais parlait
posément, cherchant à nous amener dans
le vif du sujet; nous ne comprenions pas
toujours ses constructions logico-mathé-
matiques, mais ses suggestions épisté-
mologiques et philosophiques étaient
autant d’invitations à lire les contempo-
rains et à exercer notre jugement critique,
tandis que sa bonne humeur, ses phrases
lapidaires et ses métaphores nous faisaient
vraiment rire. Je découvrais alors un
philosophe patenté habité par la joie de
vivre.
En effet, Yvon Gauthier a toujours été
un professeur de philosophie qui ose faire
école (le constructivisme) et qui a l’ambi-
tion de participer au renouvellement de la
logique (en proposant de nouvelles inter-
prétations des notions de négation et d’in-
fini). Il a publié une dizaine d’ouvrages,
sur les fondements des mathématiques, sur
la logique, sur les sciences sociales, etc. Il
a rédigé une centaine d’articles, discutant
des travaux des penseurs d’ici et d’ailleurs,
articles écrits dans plusieurs langues et
parus dans diverses revues savantes du
monde entier. Et il donné des conférences
un peu partout, notamment au Brésil, en
France, en Russie et même en Chine où il
s’est rendu en 2002.
Mais quel est son propos? Eh bien,
avant de répondre, je ferais une petite
remarque sur la conception que nous nous
faisons du savoir aujourd’hui. Nous avons
souvent tendance à penser que notre
époque a provoqué «l’éclatement du
savoir» et nous croyons du même souffle
que l’esprit universel s’est éteint avec
Goethe, génie qui pouvait encore, comme
l’écrit Milan Kundera dans son roman
L’immortalité, embrasser les divers savoirs
de son temps.
Or, pour le philosophe des sciences
qui a longtemps fréquenté l’œuvre de
Hegel, le savoir est d’abord et avant tout
une forme, un dessin, un plan généré par la
capacité proprement humaine à discrimi-
ner, à différentier, à diviser, à séparer le
semblable du semblable, pourrait-on dire.
«L’activité de diviser est la force et le tra-
vail de l’entendement», écrivait Hegel en
1807. Gauthier va retenir la leçon : «la dif-
férence est la condition de l’extériorisation
ou de l’objectivité» (Théorétiques, éd. Le
Préambule, 1982, p. 228). Ce point de
départ est-il toujours actuel? En tout cas,
dans sa très profonde étude du structura-
lisme, le génial Jean-Claude Milner le
reprend à sa façon, en commentant Platon;
nous ne sortons jamais de la Caverne, dit
Milner, mais un savoir est quand même
possible : «Le savoir issu du seul repérage
de la distinctivité et non-distinctivité est en
droit et en fait le plus haut et le plus puis-
sant des savoirs» (Le périple structural,
éd. Seuil, 2002, p. 174)
Justement, lire Yvon Gauthier,
c’est faire l’expérience d’une sensibilité
discriminante, d’une pensée incisive, c’est
découvrir à quoi ressemble l’acuité de la
pensée quand elle se met à l’étude de la
très grande et très diversifiée production
scientifique. Il y a une unité du savoir,
mais elle n’émane ni d’une source
naturelle ni d’une finalité surnaturelle, pas
même d’un sujet collectif, elle réside plus
simplement dans l’acte de connaître lui-
même. Tel est en effet le sens de la
Lorsque Yvon Gauthier jette
son regard aussi bien sur la
cosmologie, le calcul des
probabilités, la logique
intuitionniste, la théorie des
particules élémentaires que
sur l’anthropologie, la
psychologie génétique ou la
théorie critique de la société,
c’est toujours pour mettre à
l’épreuve la solidité des
constructions scientifiques
récentes et de les justifier à
l’aide des activités du sujet
linguistique constructeur.
- PHILOSOPHIE -PHILOSOPHER AVEC LE CONSTRUCTIVISTE YVON GAUTHIER
André Baril
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philosophie arborée par Yvon Gauthier
depuis des décennies : le constructivisme.
Comment rendre compte en quelques
lignes du constructivisme, une école de
pensée qui a eu des ramifications dans
divers domaines au cours du 20e siècle? Je
me risquerai à deux idées. D’abord, le cons-
tructivisme d’Yvon Gauthier fonde notre
rapport délibéré au monde sur l’activité du
dire « La question du langage est, plus pro-
fondément et plus intimement que la ques-
tion de l’être, la question où "nous"
sommes en question. Nous commençons
seulement à comprendre que l’être,
l’esprit, la conscience sont de plus simples
objets que le langage. Car le langage est,
comme le disait déjà Hegel, un "extérieur
intérieur" », écrivait Gauthier dans son pre-
mier ouvrage, L’arc et le cercle, publié en
1969. De plus, le constructivisme affirme
que le savoir est le fruit d’un acte créateur,
exactement comme peut l’être une
constante que le mathématicien a réussi à
extraire de ses laborieux calculs (et cette
constante, faudrait-il peut-être ajouter,
assure la fermeture du modèle formel tout
en libérant le sujet de son propre labeur).
Au fil des ans, Gauthier a souvent
exposé le sens de son travail. Pour lui, l’é-
tude des fondements du savoir «combine
les approches logique, mathématique et
philosophique dans un effort d’analyse de
‘la’ mathématique». De plus, «les fonde-
ments ont aussi pour fonction de situer les
mathématiques dans le panorama des
activités théorétiques. C’est ici que la
philosophie reprend une partie de ses
droits», ajoutera-t-il dans son Logique et
fondements des mathématiques (éd.
Diderot, 1997, p. 66).
Qu’est-ce à dire? Afin de répondre,
permettez-moi de distinguer trois paliers
dans l’édifice du savoir. D’abord, il y a la
patiente recherche fondamentale menant à
une preuve ou à la création d’un savoir
nouveau. Vient ensuite la mise à l’épreuve,
suscitée par une crise, un changement de
paradigme, ou par un questionnement sur
les fondements de nos savoirs. Ce travail
proprement critique, l’analyse fondation-
nelle, est une tâche qui incombe générale-
ment au savant qui s’intéresse à la philoso-
phie ou à l’épistémologue instruit aux
méthodes de preuve, bien au fait l’appareil
analytique de quelques sciences. C’est le
cas d’Yvon Gauthier. Enfin, il y a le temps
de l’approbation, de la reconnaissance de
la théorie par la communauté, voire par la
population en général, quand le travail de
vulgarisation est bien sûr mené à terme
(entendez : traduit dans une forme journa-
listique, car s’il faut en croire Hemingway,
elle est devenue la forme universelle de
l’expression).
Dès lors, lorsque Gauthier jette son
regard aussi bien sur la cosmologie, le cal-
cul des probabilités, la logique intuition-
niste, la théorie des particules élémentaires
que sur l’anthropologie, la psychologie
génétique ou la théorie critique de la
société, c’est toujours pour mettre à
l’épreuve la solidité des constructions
scientifiques récentes et de les justifier à
l’aide des activités du sujet linguistique
constructeur. Dans cette perspective, l’hy-
pothèse réaliste d’un univers qui se serait
fait sans nous pour nous modeler par la
suite n’est guère plus intéressante que
l’hypothèse idéaliste d’un Esprit capable
de contenir le monde dans sa totalité. À
chaque fois, on gomme les conditions de
possibilité de notre rapport délibéré au
monde.
En somme, Yvon Gauthier est l’un de
nos rares philosophes des sciences et le
seul au Québec à avoir proposé une
analyse constructiviste du savoir contem-
porain avec une telle force et une telle
constance. Je l’ai rencontré en septembre
2004, à l’édifice Stone Castle, un pavillon
de l’Université de Montréal situé rue
Édouard-Montpetit où il a son bureau et
dispense son enseignement depuis 1973. Il
a bien voulu répondre à mes questions,
même les plus naïves… ■
COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005
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- Pour commencer, j’aimerais vous de-mander comment vous êtes arrivé à laphilosophie…
Très tôt, j’ai commencé à m’intéres-
ser à la philosophie en lisant, contre l’avis
de mes professeurs, la Phénoménologie de
l’esprit de Hegel. Pourquoi Hegel? Parce
qu’il proposait ce qui est pour moi la défi-
nition de la philosophie, une compréhen-
sion de l’expérience humaine la plus vaste
possible.
- C’est-à-dire une compréhension de notre
triple rapport au monde, de soi à soi, de soi
à autrui et de soi au monde.
Voilà. Hegel a le
projet, l’ambition de
décrire l’ensemble
de l’expérience hu-
maine et de la con-
cevoir dans un sys-
tème. Évidemment,
ce projet a échoué.
- Pourquoi?
Pour Hegel, la chose en soi n’est pas
ailleurs mais en nous. L’Esprit, pour
Hegel, c’est le terme qui devait rendre
compte de toute l’histoire du monde. Or,
dans cette vision, le langage humain est
encore subordonné à l’esprit. C’est une
vision idéaliste. A mon sens, Hegel a
oublié que le locuteur, ce que j’appelle l’a-
gent linguistique constructeur, était un
esprit fini. Mais il y a une autre définition
de la philosophie chez Hegel. La philoso-
phie signifie aussi l’inquiétude du savoir.
- C’est cette vision que vous appliquez
aujourd’hui en étudiant les fondements des
sciences…
Oui, le savoir scientifique est la
traduction de l’inquiétude du savoir. Avec
l’abandon des réponses fondées sur
l’Esprit, avec le rejet de la métaphysique
ou de ce que j’appelle les termes inassi-
gnables, le tournant vers la philosophie des
sciences s’est imposé de lui-même. Un
terme inassignable désigne un terme qui
n’a pas de référence, ni dans l’expérience
concrète ni dans le calcul. Par exemple
l’Etre, ou encore le Néant, ou la Nature, la
Matière ou encore le Monde sont des ter-
mes inassignables.
- Certes, les sciences tournent notre regard
vers la Nature ou plutôt le monde
physique, puisque vous n’aimez pas le
nom inassignable de Nature, mais est-ce
mieux?
Pour justifier les constructions scien-
tifiques, plusieurs, comme le philosophe
américain Willard Quine, né en 1908 et
mort tout récemment en l’an 2000, ont
élaboré une philosophie naturaliste qui
consistait à réduire la théorie de la con-
naissance ou l’épistémologie à une
branche de la psychologie empiriste. C’est
une vision du monde qui fait un parallèle
avec la théorie de l’évolution : s’il y a une
évolution des espèces, il y a aussi une évo-
lution de nos capacités cognitives. Mais
cette analogie n’est pas très solide. À la
fin, le naturaliste devrait admettre que
l’évolution humaine se détache de l’évolu-
tion biologique initiale. Autrement dit, rien
ne dit que la physique soit compréhensible
à partir d’une théorie de l’évolution!
- Essayons de faire le point. Nous voulons
comprendre la totalité de l’expérience
humaine mais nous ne pouvons pas fonder
cette compréhension sur la notion tradi-
tionnelle d’Esprit. Ce serait l’idéalisme.
En même temps, nous ne pouvons pas jus-
tifier nos constructions mathématiques en
les concevant comme de simples généra-
lisations des actions d’un organisme ou
d’un animal sur son environnement. Ce
serait du réalisme ou encore du natu-
ralisme. Y aurait-il d’autres avenues possi-
bles?
Certains diront qu’il reste la société.
Alors abordons la dimension sociale de la
connaissance. Il y a un courant de pensée,
le constructionnisme social, qui dit notam-
ment que la science est une activité sociale
parmi d’autres. C’est l’idée que le
développement des mathématiques ou de
la physique est dépendant des structures
sociales. Le constructivisme ne peut pas
l’accepter. Je reviens à l’agent linguistique
constructeur. Est-ce que le sujet humain
est parfaitement défini par le contexte
social? La réponse est non. Les sujets indi-
viduels peuvent contribuer à un ideal-type
collectif comme le disait Weber, aujour-
d’hui on dirait intersubjectif, mais pas
dans le sens d’un sujet collectif qui déter-
minerait les individus. Évidemment, l’in-
dividu est nourri par la communauté et
c’est encore la société qui accueille ou non
les constructions des sujets individuels.
Mais la création est le fait d’un sujet. Un
exemple, le théorème de Pythagore. C’est
l’école de Pythagore qui a donné naissance
à ce théorème, mais c’est un individu,
peut-être un élève de Pythagore, qui en en
donné la première formulation.
- Alors, qu’en est-il des fondements de
notre savoir?
En un sens, le constructivisme mathé-
matique que je défends est la doctrine la
plus réaliste pourrait-on dire, car plutôt
que de se référer à un monde déjà consti-
- ENTRETIEN AVEC LEPHILOSOPHE YVON GAUTHIER -
André Baril
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tué, elle s’associe à la pratique construc-
tive des mathématiciens. Du point de vue
constructiviste, le savoir relève de nos
modèles, de notre langage logico-mathé-
matique. Par exemple, prenons le chaos.
Contrairement à Platon qui disait que le
chaos est sans mesure, on peut dire aujour-
d’hui qu’il y a une mesure du chaos. On a
des modèles qui nous donnent une prise
sur le réel. On ne peut pas supposer,
comme tendent à le faire les réalistes naïfs,
que nous recevons passivement la copie
intacte d’une réalité primitive.
- Il y a un dicton qui dit que Dieu a créé les
nombres naturels, l’humain a inventé tout
le reste…
On attribue parfois ce dicton au ma-
thématicien allemand du 19e siècle
Leopold Kronecker, mais en réalité il di-
sait le contraire : les nombres naturels sont
des constructions de l’esprit humain, pas
des constructions de l’esprit divin. Et il
ajoutait qu’à partir de cette arithmétique
élémentaire on pouvait construire l’arith-
métique générale qui recouvre l’ensemble
des mathématiques, l’algèbre abstraite, la
géométrique algébrique, par extension
conservatrice, des opérations élémentaires
de l’arithmétique. Dans cette perspective,
malgré ce qu’en pensait un élève de
Kronecker, Georg Cantor, le créateur de la
théorie des ensembles, il n’y a justement
pas d’ensembles infinis. D’ailleurs, Cantor
empruntait sa plus grande justification de
ces ensembles infinis à la théologie : Dieu
étant infini, il ne peut avoir créé que des
objets infinis. Mais comment Dieu, ayant
créé des objets infinis, peut-il concevoir le
fini? (rires)
- Que dire alors de la notion d’infini
dans le cadre mathématique?
Comme l’a dit le plus grand mathé-
maticien du 20e siècle, Hilbert, la notion
d’infini sert uniquement de «détour», pour
faciliter les calculs. Mais une fois que l’on
a utilisé le détour, on revient au fini, à la
métamathématique, la théorie des sys-
tèmes formels et on dit : puisque nos cal-
culs sont finis, on n’a pas besoin de l’infi-
ni puisqu’il n’apparaît jamais à la fin du
calcul… Mais comme on a d’abord fait le
chemin par le détour, c’est ensuite plus dif-
ficile de refaire la preuve sans la notion
d’infini. C’est peut-être ce qui explique
que les mathématiques constructivistes
arrivent après les mathématiques clas-
siques. Quand même, au moment où
Cantor créait sa théorie des ensembles infi-
nis ou des ordinaux transfinis, deux autres
mathématiciens, Weierstrass et Cauchy
montraient que l’on pouvait utiliser des
nombres irrationnels finis comme limite
dans la continuité des fonctions, de sorte
qu’il y avait là une arithmétisation de
l’analyse. Aujourd’hui, on peut envisager
une arithmétisation de la logique et c’est
précisément sur ce projet que je travaille.
Cette tâche est nécessaire, car la théorie
des modèles, c’est-à-dire la sémantique de
la logique repose encore sur la théorie de
Cantor. Or Cantor a tort! (rires) Il faut faire
abstraction des ensembles infinis pour éla-
borer des calculs qui donneront des objets
mathématiques.
- Pour donner une nouvelle illustration des
questions fondationnelles, prenons un
autre thème, l’incomplétude des systèmes
formels.
Dans l’opinion générale, est répandue
l’idée que tous les systèmes formels sont
incomplets. Non, le phénomène d’incom-
plétude est limité à l’intérieur des mathé-
matiques à un certain nombre de théories
logiques. Il y a de nombreux systèmes
formels qui sont non contradictoires, con-
sistants et complets. Même en logique, la
théorie des prédicats du premier ordre est
une théorie consistante, complète et déci-
dable. Autrement, le mathématicien ne
pourrait pas démontrer, en un temps fini,
un théorème nouveau! Par ailleurs, le
théorème d’incomplétude a introduit une
autre idée, c’est que les mathématiques
sont créatives. Avec cette nouvelle opi-
nion, nous soulevons le rapport paradoxal
entre la fermeture du formalisme et la
créativité des mathématiques.
- Reste un autre étage à l’édifice du savoir :
que dire de la vulgarisation et de l’en-
seignement?
La vulgarisation vise à traduire des
informations scientifiques dans un langage
non spécialisé. Le vulgarisateur est un
intermédiaire, il doit être bien informé et
mettre l’accent sur cette fonction de mé-
diation, c’est-à-dire qu’il a le devoir de
donner les sources. Dans une bonne revue
de vulgarisation, dans la revue Scientific
American ou Pour la science, on donne les
sources. Pour approfondir, il faut aller aux
sources, faire une lecture de première
main. Bref, un bon vulgarisateur est celui
qui va transmettre les sources du savoir à
un public élargi, en le prévenant des con-
clusions trop rapides.
- Et l’enseignement?
Pour moi, le professeur doit être
moins sévère que sa matière. Le professeur
doit avoir cette vivacité de dire ce qu’il
pense tout en soulevant un débat. Le pro-
fesseur de philosophie n’a pas à imposer, il
a à présenter une position pour que l’on
sache d’où il parle. Les étudiants pourront
ensuite utiliser ce point de référence, qui
pourrait être un point à l’infini comme en
géométrie projective, un point que l’on
peut éliminer par la suite. C’est ça l’invita-
tion philosophique. Au fond, on com-
mence à penser le monde comme méta-
physicien, on veut mettre en mots la tota-
lité de l’expérience. Le poète fait la même
chose, mais non seulement veut-il com-
prendre, il veut aussi «être» le Tout. C’est
peut-être pour cela qu’il se désespère plus
vite, je pense à Hölderlin et à Rimbaud…
Tandis que les philosophes … ■
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N.d.l.r. Avec l’aimable permis-sion de l’auteur, nous publionsici un extrait de l’avant-proposdu prochain ouvrage d’YvonGauthier, à paraître, aux Pres-ses de l’Université de Montréal.
Le titre « Entre science et culture »signifie que l’on peut pratiquer unpassage entre la philosophie dessciences exactes et la philosophiedes sciences humaines. La philoso-phie des sciences humaines (ousociales) est-elle pour autant unephilosophie de la culture ? Ilfaudrait sans doute ajouter ici« sciences de la culture » si l’on consentà redonner à la notion de cultureson sens le plus large d’ensembledes productions culturelles del’homme (englobant le langage etles autres institutions sociales). Lascience apparaît alors comme uneproduction culturelle à côté de l’artou de la littérature, mais occupe-t-elle le premier échelon dans lahiérarchie des savoirs et dansl’éventail des pratiques culturelles ?Ce n’est pas là une question quirelève de la philosophie des scien-ces qui s’occupe essentiellement dela logique interne du discoursscientifique. Cette logique internen’est pas une grammaire uni-verselle du savoir, sorte de méta-physique ou de protophysique ouphysique première, qui viendraitfonder en dernière instance les pré-tentions au savoir de toutedémarche scientifique. La logiqueinterne vise plutôt à dégager ducontenu d’un savoir les principesconstitutifs du discours scien-tifique, les règles de son engen-drement et la valeur cognitive ou laportée philosophique de ses conclu-
sions. Ce n’est donc pas la logiqueformelle, pas plus que la méta-physique, qui peut servir de recoursultime dans l’évaluation critiquedes savoirs, mais plutôt une logiqueinterne plus près du mode de cons-truction des objets de science. Lescritères de scientificité, pourformels qu’ils soient, devrontrefléter la singularité d’une disci-pline scientifique tout en l’intégrantdans l’ensemble plus vaste dusavoir scientifique.
Le clivage ancien entre sciences dela nature (et de la vie) et sciences del’esprit (et de la culture) subsistetoujours et la mathématisationrécente de disciplines comme labiologie, l’économique ou la lin-guistique ne constitue pas encoreun remblai suffisant. Certainesnotions ou théories peuvent cepen-dant servir de pont entre les terri-toires du savoir scientifique, lanotion de modèle au sens formel duterme et la théorie des probabilités,par exemple. C’est pour cette rai-son que j’ai cru important de lesintroduire dans un ouvrage d’initia-tion.
Pour le philosophe des sciencesexactes, la physique demeure lascience pilote, peut-on dire, si onne veut pas employer le termerebattu de paradigme. La ques-tion « Qu’est-ce qu’une théoriescientifique? » est adressée d’abordà la physique. Mais la questionentraîne d’autres questions surles notions d’hypothèse et de modèleet les outils de la logique formelleou de la théorie des probabilitésqu’il faut introduire pour mieux définirles critères de scientificité qui permet-tent de mieux circonscrire le con-
cept de théorie en sciences exactes.C’est là l’objet du premier chapitre.Un deuxième chapitre aborde latradition de l’épistémologie his-torique qui a tenu lieu de philoso-phie des sciences en France jusqu’àrécemment. L’histoire des sciencesest nécessaire pour nourrir unesaine épistémologie, elle n’est passuffisante. Il faut pouvoir évaluercritiquement les acquis de lascience passée dans ce que j’ai appeléune histoire récessive du savoir.Ainsi de Copernic à Einstein, deGalilée à Heisenberg, de lamécanique newtonienne à la cri-tique de Mach, il faut savoir ce quidemeure dans la théorie physique.C’est l’objet du troisième chapitre.
[…] Ce sont donc les sciencesphysiques qui nous servent d’abordde cible épistémologique. La biolo-gie, qui est une science aux yeux decertains dans la mesure même oùelle est réductible à la physico-chimie, a une logique interne qu’onvoudrait contenir dans le conceptd’émergence qui permettrait juste-ment d’échapper au réduction-nisme. Mais le concept est maldéfini et pourrait entraîner avec luiune logique floue. Les sciences dela vie, de la biologie moléculaire àl’éthologie en passant par la géné-tique des populations et la théoriesynthétique de l’évolution, obéis-sent à une logique interne qu’on nepeut guère formaliser, c’est-à-diredécrire en un système de règlesopératoires ou un algorithme fini,malgré les vœux d’un informaticiencomme Alan Turing ou d’un physi-cien comme Erwin Schrödinger –voir de ce dernier son ouvragecélèbre Qu’est-ce que la vie ? Les
ENTRE SCIENCE ET CULTUREAVANT-PROPOS
Yvon Gauthier
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méthodes que la science du vivantemprunte à la linguistique ou à lacybernétique, de la transcription del’information génétique à la trans-cription inverse, n’ont pas con-tribué à stabiliser une logiqueinterne qui pourrait servir d’appui àl’analyse critique. Mais une épisté-mologie de la biologie reste possi-ble et de nombreux essais y ont étéconsacrés.
De la philosophie des sciencesexactes à la philosophie des scienceshumaines (et sociales), il faut jeter desponts et aménager des passages cri-tiques. Ces passages ne peuventêtre que souterrains, relevant de ceque j’ai appelé la logique interne.C’est dans la discussion fondation-nelle que doivent s’ouvrir cespassages. J’ai déjà défini ailleurs larecherche fondationnelle en mathé-matiques (voir mon ouvrageLogique et fondements des mathé-matiques, Diderot, Paris, 1997).Pour les fondements de laphysique, la philosophie de laphysique ou l’épistémologie cri-tique, que ce soit en sciencesexactes ou humaines, la vocationfondationnelle n’est pas différente :la recherche fondationnelle est unethéorie de la pratique et elle sup-pose une discussion critique aussibien avec les praticiens qu’avec lesintervenants, philosophes ou autres,qui s’engagent dans le débat dusavoir scientifique, où tous sontbienvenus sans masque (ou sansétiquette), mais bien armés! C’estainsi que dans ces passages cri-tiques, des philosophes des scien-ces contemporains comme Basvan Fraassen, Nancy Cartwright ouIan Hacking, mais aussi des scien-tifiques comme Ilya Prigogine oudes philosophes généralistes com-me Habermas sont invités au débatcritique. Mais les enjeux ici nerelèvent pas des opinions de cha-cun, mais des options ou postures
fondationnelles qui ont pour nomréalisme, antiréalisme, empirismeconstructif, constructivisme, cons-tructionnisme et la multiplicitéindéfinie de leurs variantes. Il fauttrouver un chemin dans ce dédalede passages critiques et j’ai essayédans cette deuxième partie de jouerle rôle du passeur qui essaie d’or-donner le débat dans un sens cons-tructif et constructiviste – jem’explique brièvement là-dessusen conclusion de l’ouvrage. Com-ment alors assurer le passage, dansla troisième partie de l’ouvrage, àune épistémologie critique dessciences sociales?
En surface, la physique et la so-ciologie ne peuvent que s’opposersur le front épistémologique, mal-gré le vœu positiviste chez AugusteComte d’une sociologie comme« physique sociale ». La sociologiede la connaissance, ou laWissenssoziologie (l’Ecole deFrancfort), tentera d’en rapprocherles enjeux épistémologiques, alorsque le programme fort du construc-tivisme social (l’Ecole d’Edim-bourg) voudra les réunir dans uneseule problématique sociologi-sante. Le constructivisme social,que nous appellerons construction-nisme à la suite de Ian Hacking etd’autres, devra être soumis aussi àl’examen critique.
[…] Les passages d’un savoir à l’autresont critiques parce qu’ils sont cons-truits dans le sol de la recherchefondationnelle, c’est-à-dire larecherche qui s’intéresse auxfondements du savoir de la logiqueaux mathématiques et des sciencesexactes aux sciences sociales ethumaines. Les fondements cri-tiques ont pour mission de circons-crire une perspective ou un point devue fondationnel qui appartient àl’ordre philosophique et non pas à
un savoir particulier. La philoso-phie qui n’a pas d’objet, si ce n’estsa propre histoire, doit trouver horsd’elle les objets d’un savoir qu’ellene saurait posséder. Cette distancia-tion de l’objet est le destin de laphilosophie, destin qu’elle doitconvertir en vocation critique. Loind’être une axiologie ou théorie desvaleurs du savoir scientifique, laphilosophie critique des sciencescontribue plutôt à mieux définir laposture fondationnelle qui doit pré-valoir dans l’analyse critique dudiscours scientifique. Je ne cacheraipas que le point de vue défendu iciest celui d’un constructivisme radi-cal – à distinguer radicalement duconstructionnisme, comme on leverra plus loin – dont la défense etl’illustration a été reprise maintesfois. Les passages critiques servi-ront à mettre en relief les contourset les aspérités de cette positionfondationnelle à l’occasiond’analyses concrètes et de remar-ques ponctuelles sur la littératurecontemporaine en philosophie dessciences.
La philosophie ou l’épistémologiecritique des sciences n’a rien à voiravec la méthodologie d’une scienceparticulière, ni avec la taxinomie oula classification des savoirs quirelève d’une méthodologiegénérale apparentée jadis à unephilosophie de la nature.[…]. Maisle constructivisme radical ne reniepas l’idéal constructiviste que Kanta inauguré et que Hegel a exacerbé,il le tempère seulement par le rejetdes aspirations métaphysiques etpar la promotion d’un esprit cri-tique qui bien au fait du savoir con-temporain veut en donner la pleinemesure philosophique sans outre-passer les limites de la science dansune sagesse philosophique quiaccueille en elle l’inquiétude dusavoir. […] ■
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Le Musée de la civilisation de Québec
présente depuis peu une nouvelle exposition
permanente intitulée Le Temps des
Québécois. Cette présentation se veut une
synthèse des grands évènements qui ont
façonné les 400 ans de notre histoire.
Avant de nous rendre sur les lieux
pour contempler de visu le résultat , [voir
texte suivant], nous nous sommes plongés
dans la lecture de l’ouvrage de l’historien
Jocelyn Létourneau Le Québec, les
Québécois, un parcours historique (éditions
Fides), qui accompagne la dite exposition
(précisons : ce livre ne constitue pas un cata-
logue de la présentation, ce qui aurait été
«trop coûteux» aux dires du responsable des
communications de l’institution).
Comme de nombreux historiens ont
été amenés à participer au projet, la directrice
de l’établissement muséal, Claire Simard,
souligne que l’on a voulu éviter une interpré-
tation «souverainiste» ou «fédéraliste» de
notre histoire. Mais on est en droit de se
demander pourquoi avoir confié au seul
Jocelyn Létourneau, qui semble avoir plus
d’affinités avec le fédéralisme qu’avec le
nationalisme, la rédaction d’un tel ouvrage?
À la parole «engagée» qui caractérise les pro-
pos de l’intellectuel, le professeur de
l’Université Laval opposerait le «regard
lucide et dégagé» du «scientifique»…
(p. 106)
La vision ambiguë de Létourneau
Toujours selon les dires de Madame
Simard placés en avant-propos du livre,
Jocelyn Létourneau aurait constaté, après
maintes enquêtes auprès de ses étudiants, que
les jeunes partageaient «une vision assez
mélancolique, de l’histoire du Québec»;
vision axée sur la conception d’un «peuple
abandonné, reclus, se redressant mais tou-
jours hésitant à s’accomplir». (p. 2)
Ce n’est toutefois qu’à la page 54
de son essai que Létourneau juge bon de pré-
ciser l’origine de cette «vision mélanco-
lique». Elle serait le fait de notre premier his-
torien, François-Xavier Garneau, vision
reprise notamment par Lionel Groulx.
Avec la montée du nationalisme au
XIXe siècle, nos premiers historiens reprirent
la thèse de la «vocation messianique de la
race canadienne», de la noblesse de nos ori-
gines et de notre destin contrarié par la
Conquête anglaise, d’abord véhiculée par le
clergé et les hommes politiques.
Létourneau entend déconstruire les
récits mythiques qui jalonnent notre che-
minement comme peuple pour «rétablir les
faits» dans leur positivité, qu’il s’agisse de
l’exposé hagiographique de nos «glorieuses»
origines, des conséquences de la Conquête,
de la Rébellion de 1837-38, de la «grande
noirceur» duplessiste voire de la supposée
«Révolution tranquille».
Le problème est que maints histo-
riens se sont déjà attelés à la tâche et que ce
ne sont pas les interprétations qui font défaut.
Mais Jocelyn Létourneau, dans sa volonté de
remettre les pendules à l’heure, se comporte
comme s’il était le grand découvreur de l’his-
toire du Québec.
Le projet de Létourneau viserait à
«mettre à jour les processus ambivalents»,
«l’identité ambivalente des Québécois», «les
lieux ambigus de l’histoire canadienne».
Histoire qui serait somme toute porteuse
d’une «indétermination enviable». Évidem-
ment, à tant présupposer «l’ambivalence»,
que dis-je, à l’appeler de tous nos vœux, on
- ARTS VISUELS -
Alain Houle
LE QUÉBEC, LES QUÉBÉCOIS, UN PARCOURS HISTORIQUE, DEJOCELYN LÉTOURNEAU: DE LA MÉLANCOLIE À L’AMBIGUÏTÉ
on est en droit de se
demander pourquoi avoir
confié au seul Jocelyn
Létourneau, qui semble
avoir plus d’affinités avec le
fédéralisme qu’avec le
nationalisme, la rédaction
d’un tel ouvrage?
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finit par se convaincre et à en trouver plus
qu’il n’est besoin…
Le récit des origines
L’histoire du Québec était jadis
enseignée comme relevant de l’histoire
sainte. Les Canadiens français constituaient
un «peuple élu», porteurs du flambeau de la
civilisation chrétienne, histoire riche d’une
galerie de personnages célèbres héroïques et
de «saints martyrs» morts pour la foi. Mais
quelle histoire populaire n’en procède pas
moins de la sorte?
Or, quand Létourneau remet en
question la thèse du «grand empire français
en terre d’Amérique» en soulignant les
ambivalences de notre mère-patrie vis-à-vis
le développement de sa colonie, rendant par
là notre destinée incertaine, il ne parle pas
autrement que les tenants de la «vision
mélancolique» de jadis à aujourd’hui.
Nos ancêtres étaient «débrouillards,
inventifs, désordonnés et rebelles» énonce
Létourneau. Il aurait pu préciser que c’est
exactement ce que l’on apprend à la lecture
du récit de voyage que fit Lahotan en
Nouvelle-France en 1608, où il ressort que
les Canadiens sont «entreprenants, braves,
infatigables» voire «présomptueux et «rem-
plis d’eux-mêmes», se considérant
«supérieurs» aux Français de passage… Il
n’y avait donc là rien qui présageait que la
Conquête anglaise allait faire de nous un peu-
ple de «porteurs d’eau et de scieurs de bois»,
sinon que la réalité de notre oppression col-
lective allait causer des torts immenses.
De la Conquête à la Rébellion
La Conquête de 1760 était certes de
nature à freiner l’élan vital des plus entre-
prenants, qui se révélèrent plus enclins à col-
laborer avec les nouveaux arrivants, selon le
mode de «l’interdépendance contrainte»,
qu’à contester l’ordre des choses. Deux
écoles d’historiens s’affrontèrent sur la ques-
tion de savoir si la Conquête avait été une
«catastrophe» ou une «divine surprise» nous
épargnant notamment des suites de la
Révolution française. L’historien Michel
Brunet a démontré, en fouillant dans les re-
gistres, que les Canadiens tirèrent somme
toute peu de «profit» du partage de la richesse
insufflée par l’économie anglo-saxonne.
Quand survient l’épisode des trou-
bles de 1837-38, Létourneau entend démon-
ter «le récit accrédité d’une nation en gesta-
tion vers l’indépendance». Pour lui, «il ne sert
à rien d’illuminer le passé d’une clarté qui lui
fait défaut». (p. 31) N’empêche qu’à défaut
«d’illuminer», il ne s’étend guère sur le sujet.
Près de 80,000 citoyens avaient signé le texte
des 92 Résolutions du Parti patriote deman-
dant en vain à Londres la formation d’un
«gouvernement responsable». Il ne nous dit
pas que ce sont d’abord les jeunes Anglais du
Doric Club qui prirent les armes pour faire le
coup de feu dans les rues de Montréal et que
le soulèvement des Fils de la Liberté entraîna
de terribles représailles, dont maints villages
incendiés et plus de mille personnes jetées en
prison. Selon sa lecture, les «radicaux»
étaient peu nombreux et l’on comptait, parmi
ceux qui prirent les armes, des «idéalistes sur-
voltés» et de «pauvres habitants». Ici, nous
frôlons l’injure, à tout le moins le mépris…
L’expansion impérialiste
Le XIXe siècle fut marqué par une
intense industrialisation qui s’empara de tout
le pays. Sur ce sujet encore, Létourneau
entend relativiser la perception d’un long
hiver de survivance qu’auraient traversé les
Québécois au profit du thème lénifiant du
«pays à construire». Comme si les deux
univers, les deux solitudes, pour reprendre
l’expression du romancier Hugh McLennan,
n’avaient pas cohabités.
Plus d’instruction et moins de reli-
gion auraient sans doute été bénéfiques à
notre développement collectif, en déduisirent
les esprits libéraux de l’époque. Bien que l’on
continue à mettre la faute sur le clergé qui
aurait failli dans son rôle d’éducateur, il ne
faut pas négliger l’attitude des «habitants»
qui ne voyaient pas d’intérêt à faire éduquer
leurs garçons étant donné que les emplois
bien rémunérés étaient réservés aux Anglais.
Quand fut adoptée la
Confédération, Létourneau opine que les
Canadiens français n’étaient pas contre
puisqu’ils élirent tant au provincial qu’au
fédéral des partis favorables à l’entreprise. Il
ne dit mot des propos de Louis-Antoine
Dorion qui dénonça l’absence de référendum
sur l’entrée dans la Confédération…
La «grande noirceur»
À partir de la Deuxième Guerre
mondiale, le Québec se modernise de façon
exponentielle. Les Québécois, écartelés entre
leurs valeurs traditionnelles générant un
mode de vie archaïque et le progrès porteur
d’avenir, se choisirent un leader charisma-
tique, Maurice Duplessis, qui tend à concilier
deux modes de vie antagonistes, agricultura-
lisme/industrialisme, tout en défendant avec
acharnement l’autonomie provinciale.
Que la version d’un Duplessis «roi-
nègre» ne tienne pas la route, comme le rap-
pelle Létourneau, cela n’est pas non plus une
révélation récente. C’est surtout dans les
années 1970 que nos «Princes» mettent des
chefs syndicaux en prison, de même que des
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militants souverainistes…
Quant à la supposée «mise en exil»
(p. 76) du peintre et auteur du Refus global
Paul-Émile Borduas, là encore, il faudrait
nuancer. La correspondance de l’artiste
établit clairement que Borduas est parti de
son propre chef, soulagé de quitter le milieu
tracassier de l’École du Meuble, afin de
poursuivre à l’étranger son «sauvage besoin
de libération» et accessoirement sa carrière
de peintre.
La Révolution tranquille
Toujours selon Létourneau, ce
serait un autre cliché que de considérer la
Révolution tranquille comme «le produit
d’une volonté largement partagée par la po-
pulation pour un changement radical de l’ordre
des choses». (p. 78) Peut-être pas si «large-
ment partagée», en effet, mais «changement
radical» tout de même, par la mise en place
du système de l’«État-providence».
Sur le thème de la Révolution tran-
quille, Létourneau ne se possède plus. Il
faudrait, selon lui, «déboulonner ce mythe
refondateur» (p. 82). Il propose même
comme modèle emblématique de l’époque la
triste figure de Claude Ryan!
Si Létourneau évoque bien l’exis-
tence d’une idéologie du rattrapage de type
techno-réformiste, défendue par les Libéraux,
il passe sous silence la thématique du
dépassement, préconisée par les milieux
nationalistes et socialisants.
Toutefois, Létourneau reconnaît
qu’en matière d’éducation, avec le Rapport
Parent, «le monde québécois de l’éducation
est bouleversé». (p. 87) Sauf que là encore, il
sous-estime le caractère émancipateur de cet
accès à la connaissance, de même que la
démocratisation de la culture dont est tou-
jours porteuse l’école québécoise. Et ce mal-
gré les «steppettes» erratiques du ministre
Reid.
La fin des ambivalences?
Dans les années 1970, Pierre Elliott
Trudeau et René Lévesque cherchèrent à
«désambivalencer» les Québécois (p. 94). Ce
qui amène Létourneau à conclure :
Jusqu’ici, le Québec est resté une ques-
tion qu’aucune réponse n’est venu clore, une
énigme qu’aucun Œdipe n’a réussi à résoudre
par un argument tranché. (p. 108) […] la col-
lectivité québécoise […] résiste à son embri-
gadement dans un seul lieu d’être identitaire
et politique.» (p. 109)
Mais comme l’a si bien exprimé Marcel
Rioux dans Les Québécois, ouvrage paru en
1974, si notre identité demeure encore incer-
taine c’est que tout au long de leurs quatre
siècles de vie en Amérique du Nord, les
Québécois ont dû tenir compte des autres,
parce que, coloniaux, conquis, colonisés,
dominés, minoritaires, ils n’ont jamais tenu le
bon bout du bâton. (p. 14) Ce peuple qui n’a
jamais été libre, n’a jamais pu - ou n’a jamais
su - aller au bout de lui-même […]. Le do-
miné a toujours peur de se montrer sous son
vrai jour. Il se produit une espèce de dédou-
blement de la personnalité, l’une, superfi-
cielle, où le dominé se comporte comme il
croit que le dominant veut qu’il se comporte;
et l’autre, refoulée, n’apparaît qu’épisodique-
ment et reste comme en attente d’une libéra-
tion. (p.90)
Et Rioux de citer un autre texte
important de Jean Bouthillette, Le Canadien
français et son double, que devraient méditer
tous les tenants de l’ambiguïté :
« La Conquête avait engendré en nous le
terrible dialogue de la liberté et de la mort.
C’est dans le dialogue de la liberté et de la vie
que se fera notre Reconquête. Mais à l’heure
de tous les possibles et des échéances déchi-
rantes, ce que doit d’abord vaincre notre peu-
ple, c’est sa grande fatigue, cette sournoise
tentation de la mort » (p. 121)
Modernité artistique?
Si l’un des objectifs de Létourneau
et de l’exposition est de démontrer que le
Québec accède à la modernité bien avant les
années 1960, il faut reconnaître qu’en matière
artistique, le propos est lacunaire et fort
mince. Amalgamer dans une même phrase
des esthétiques aussi diverses et contradic-
toires que celles de Mordecai Richler,
Michel Tremblay, Guido Molinari et René
Richard relève plus du «name dropping» que
de l’analyse.
Ainsi, dans la revue des person-
nages célèbres de notre histoire placée à la fin
de l’ouvrage, revue par ailleurs fort partiale et
incomplète, on apprend que Borduas est
«considéré comme le premier peintre mo-
derne du Canada français». Où sont passés
Alfred Pellan, Suzor-Côté et Adrien Hébert
dont on ne dit mot alors qu’une Vue de
Montréal illustre pourtant l’ouvrage? ■
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L’exposition Le Temps des Québécois,
au Musée de la Civilisation de Québec, s’est
fixée un lourd mandat : évoquer les 400 ans
d’existence de notre nation. Pour y arriver,
pas moins de 500 objets - sans compter les
archives sonores et visuelles - y sont conviés.
Il s’agit d’artefacts porteurs d’une valeur
symbolique, mais qui versent souvent dans le
pittoresque et l’anecdotique, pour ne pas dire
dans la mélancolie.
Ainsi, lorsque j’ai pris connaissance
de l’imposante liste des dits objets - liste qui
aurait fait les délices d’un surréaliste ou d’un
Borges -, je me suis demandé comment dia-
ble pouvait-on organiser un tel bric-à-brac
pour en faire un tout cohérent.
Dans le domaine des objets «atten-
dus», on retrouve bien sûr quelques artefacts
archéologiques, des documents d’époque,
livres, ordonnances, drapeaux, armes,
médailles et monnaies, bustes de personnages
- plus souvent en plâtre qu’en bronze - des
maquettes, mais surtout des objets de la vie
courante, quelques belles pièces de mobilier
et des vêtements.
Où sont les œuvres d’art?
Évidemment, les objets de culte
abondent : du chef-d’œuvre d’orfèvrerie et de
mobilier jusqu’à ceux d’un kitsch absolu. Par
contre, les œuvres d’art véritables ne sont pas
légion. Un beau portrait de madame de La
Naudière par Baillairgé, une Nativité
attribuée à François Coypel, de la mythique
collection Desjardins, composée pour
l’essentiel de copies de maîtres européens,
une toile d’un petit maître hollandais rap-
pelant le peu d’envergure des nouveaux riches
anglophones, une huile de Pierre Gauvreau
de 1955 pour résumer l’art moderne, une
œuvre de Lise Nantel et Marie Chevalier et
une autre de Francine Larivée pour souligner
l’art féministe des années 1970; c’est à peu
près tout. La majorité des objets se retrouvent
dans des vitrines, y compris les tableaux, cela
réduit peut-être les problèmes de surveillance
mais donne une impression de froideur digne
des cabinets de curiosité de jadis. Pourtant, le
livre de Létourneau, «complément» à l’expo-
sition, est abondamment illustré par de nom-
breuses gravures et peintures, ce qui aurait pu
donner plus d’envergure à l’ensemble.
Une collection hétéroclite
Évidemment, le Musée se devait de
mettre sa collection en valeur, mais quel
éclectisme! Et que d’objets de valeurs iné-
gales. Souvent, on se demande ce que l’objet
choisi nous apprend sur le personnage ou le
thème traité. En voici quelques exemples fla-
grants.
En quoi la chape de Mgr de Laval -
pour magnifique qu’elle soit - nous ren-
seigne-t-elle sur les mœurs du saint homme?
À ce compte, mieux aurait valu présenter son
cilice… Et que dire de la fontaine murale de
Louis Hébert, notre «premier colon»? Le
chapeau de Louis Riel? Celui du cardinal
Léger? Le flageolet «made in England» dont
jouait Denis-Benjamin Viger pour se conso-
ler dans la prison Au Pied du Courant? Que
nous révèlent, sur leur personnalité respec-
tive, le porte-documents de Duplessis, le
porte-cigarettes de Lesage, le bureau de René
Lévesque, la machine à écrire de Félix
Leclerc, la guitare de Michel Rivard? Avec
ces «pieuses reliques», nous sommes au
rayon nostalgie, à la jonction du fétichisme
de l’objet et de la dimension subliminale.
Matière à comparaison
On a quand même réussi à mettre
les pièces du puzzle en place et à donner une
certaine cohérence à l’ensemble. Il n’em-
pêche qu’on a l’impression de se retrouver
dans la caverne d’Ali-Baba, d’autant que
l’accrochage est serré et l’espace pour cir-
culer fort réduit. On s’étonne qu’un musée
disposant d’autant d’espace cantonne cette
exposition permanente dans un tel périmètre.
Il faut savoir que l’exposition «remplace» les
trésors des tsars, reportée à une date
ultérieure. Peut-être a-t-on un peu manqué de
temps pour peaufiner le tout?
Par comparaison, l’autre exposition
permanente consacrée à notre passé,
Mémoires, en montre depuis l’ouverture de
l’établissement en 1988, nous semble plus
réussie, parce que plus vivante et dynamique.
Elle dispose de plus d’espace et les ensem-
bles thématiques sont mieux ciblés et plus
percutants.
LE TEMPS DES QUÉBÉCOIS : LE CULTE DES RELIQUESAlain Houle
Que nous révèlent, sur leur
personnalité respective, le
porte-documents de
Duplessis, le porte-
cigarettes de Lesage, le
bureau de René Lévesque,
la machine à écrire de Félix
Leclerc, la guitare de Michel
Rivard? Avec ces «pieuses
reliques», nous sommes au
rayon nostalgie
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Une certaine cacophonie
L’exposition comprend aussi des
documents sonores et audiovisuels qui
ajoutent certes un complément d’informa-
tion. Encore faut-il prendre le temps de lire
toute cette documentation écrite qui jalonne
les présentoirs, de même qu’écouter ces voix
qui émergent du passé, ce qui finit par devenir
fastidieux, même pour les mieux intention-
nés. Comme quoi l’abondance est parfois
l’ennemie du bien. D’ailleurs les archives
sonores - non dénuées d’intérêt - génèrent
une cacophonie sonore qui finit par étourdir.
On a parfois l’impression d’être dans une
foire commerciale.
Un Québec moderne et pluri-ethnique
Une des préoccupations des con-
cepteurs semble de montrer l’apport des
autres cultures au développement du Québec.
Ainsi, dès l’entrée, nous sommes accueillis
par une bande-vidéo donnant la parole à une
jeune autochtone qui se questionne sur son
identité. On aurait pu mentionner au passage
que le Québec traite mieux ses «premières
nations» que le gouvernement fédéral.
D’ailleurs, la boucle est bouclée en
fin de parcours où l’on présente un documen-
taire inédit et fort d’actualité dans lequel on
entend l’écrivain Neil Bissoondath recon-
naître que le Québec de la Loi 101 permet
dorénavant aux communautés ethniques de
mieux s’intégrer que la fallacieuse notion de
multi-culturalisme canadien qui confine plus
au ghetto qu’à l’ouverture sur la réalité du
pays.
Par contre, la vaisselle en prove-
nance du restaurant Sam Wong de Québec,
l’enseigne et la kippa du boutiquier juif et le
tambour africain relèvent plus du cliché.
Mieux eut valu évoquer les figures de
Norman Bethune, de Leonard Cohen ou
d’Oscar Peterson.
Une histoire plurielle
Pour en revenir à la collaboration de
l’historien Jocelyn Létourneau - voir le texte
précédent -, on peut au moins dire que son
interprétation de l’histoire n’oblitère guère les
thématiques abordées. Ainsi, dans la vidéo
sur la Conquête, on peut voir le sympathique
Jacques Lacoursière résumer adéquatement
les deux approches - événement catas-
trophique ou providentiel - , mais conclure
assez curieusement que les historiens
«ignorent» aujourd’hui cet épisode pourtant
marquant de notre histoire.
La vidéo sur les Patriotes est parti-
culièrement saisissante, faisant intervenir à
nouveau Lacoursière, mais aussi Gérard
Bouchard et en montrant la version québé-
coise par rapport à la réaction anglaise à
l’évènement.
Vision d’avenir
Dans le film Un Québec en mouve-
ment, Jacques Turgeon résume finement le
passage d’une société aux structures tradi-
tionnelles centrée sur la paroisse et la famille
étendue à une société moderne où l’État est
appelé à jouer un rôle majeur dans tous les
secteurs de la vie et dans son actuel «désin-
vestissement». Car si l’État est appelé à se
retirer de la vie des citoyens, comme le veut
la présente tendance néo-libérale, qui donc
assumera les grandes orientations sociales et
économiques constitutives du Québec con-
temporain?
De tout cela, il faut en conclure que
Le Temps des Québécois est une
auberge…espagnole où tous trouveront
quand même quelque chose à se mettre sous
la dent, mais à leurs risques et périls. ■
L'IMPRESSION DU CENTRE-VILLEL'IMPRESSION DU CENTRE-VILLE
GRAPHISMEIMPRIMERIE
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(COIN STE-ANNE)
JOLIETTE (QUÉBEC) J6E 3E1
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PAGE 51COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005
- POÉSIE -Donald Alarie
N.d.l.r. L’auteur a récemment publié un recueil de nouvelles, Au café ou ailleurs,aux éditions XYZ.
NOTRE ARCHITECTUREMENTALE
pendant que d'autres préparent des mois de haine*nous employons toute la force qu'il nous reste
pour tenter de changer le cours des choseset faire ainsi éclater les bulles d'incertitude
qui accentuent la tristesse du ciel
cela ne nous assure pasque la vie sera renouvelée aussi facilementqu'une garde-robe au début du printemps
ou que les grandes tours des capitalesqui se sont effondrées avec une telle rapidité
vont bourgeonner de nouveaudans les jours qui viennent
sous les yeux éblouis des passants
mais notre architecture mentaleretrouve ainsi peu à peu ses formes vitales
et qui sait ce que nous parviendronsà construire dans le futur
*Roland Giguère
UN VÊTEMENT INDÉSIRABLE
malgré l'assurancedont nous essayons de faire preuve
certains soirs de fatigue extrêmele vertige nous prend par la taille et nous renverse*
avec une facilité déconcertantecomme si notre coeur n'avait jamais appris
à battre de façon autonome
les refuges les plus sécuritairesceux dont nous connaissons tous les secrets
depuis notre arrivée en ce mondes'avèrent incapables de nous protéger
de mettre un terme à l'effroiqui nous recouvre tel un vêtement indésirable
il ne reste alors que le sommeilet les rêves qu'il nous offre parfois
pour oublier que notre sortest malheureusement encore entre des mains
souvent d'une propreté douteuse
*Roland Giguère
BALLET INVENTIF
une feuille tombant d'un arbrenous émeut jusqu'aux larmes
ses riches couleurs ne nous leurrent pasnous connaissons son destin tragique
nous la regardons descendreen valsant dans la lumière
ballet inventifqu'elle s'applique à faire durer
nous savons qu'elle donnetout ce qu'elle peut
pour laisser une impression rassurante
il faut l'accompagner etl'aimer durant son voyage*
comme le méritent tous les êtresqui n'ont que leur fragilité
pour survivre
*Hector de Saint-Denys Garneau
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- POÉSIE -Marcel Sylvestre
L’ATTENTE
Dans un labyrinthe indifférent à
l’histoire
Un rendez-vous transfiguré
en linceul
Glace l’ossature
de l’âme
Pourtant je persiste et signe
l’existence
Oscillant comme un
pendule
Entre l’ennui et
l’espérance.
LES HUMILIÉS
Ferraillant leur amour
Avec des mains de moribonds
Les sans nom des trottoirs
Espèrent la compassion
D’un geste, d’une main
Leurs yeux chiffonnés de
Regards fauves épient
Des passants indifférents
Aux poches pleines
D’argent sonnant.
LE POÈTE
Il y avait l’idée qu’un pays
ne valait pas un vent
et c’est ainsi
qu’une colonie de fourmis
resta fidèle à la reine
et au faiseur de pirouettes
Il y avait un rêve d’indépendance
mis en balance
avec de vertes Rocheuses
et des plaines à l’Ouest
Il y avait quelque chose comme
un signal de poète
une province comme une île
et une manifestation d’amour
pour qu’elle demeure presqu’île.
COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005
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LA VIE DE DOMINIQUECOUTEAUX.
Dominique Corneillier
Un couteau sans manche et qui n'a pas de lame. -Lichtenberg, Georg Christoph
Il suit une règleComme on ressentirait l'ambiance
Dans sa nuit il travaille à l'accointance des sphèresIl n'est pas précaire
Il mise gros
Couteaux
Sa vie se stabilise à la mesure de la pâteIl ne traduit pas le spirituel en mots
Il se tient dans l'immanence de l'humourLà où se tendent les peaux
Couteaux
Il ne naît pas dans la symétrieIl divague noble dans la logique
C'est son épistémologie à luiQu'il vous propose dans la panique
Pour le travail autonome il a les mots
Couteaux
À la frontière des images et de l'air du tempsIl dialogue avec ses contemporains
Il a sur les villages des environs des anecdotesSi vous voulez il vous entretient
Il a eu la vie qu'il faut
Couteaux
Dans la codification des isoloirsDans la noirceur atténuée des jeux de lumières
Il est encore lui-mêmeCe n'est pas qu'il ait une forte personnalité
Mais plutôt qu'il se donne :
À la crinière des connaissances CouteauxIl se donne
Aux croisements des tribus dans la zone il se donneDans la préciosité feinte des bordels il se donne
Partout où le regard paye son tribut à l'hypothèse de l'âmeVoyez comme il se donne
Il vendra ses œuvres jusqu'à la poussière des solsDans un juillet qu'il ignore
Couteaux
Avant que vous vous trouviez un genreCouteaux avait le sien
Ce qui fait que souvent on le confondAvec une personnalité de la télévision :
Il vous fait penser à ElvisIl danse avec assuranceIl a des airs de Matisse
Il vous caresse les seins avec les fusains de la nuit
Soudain Couteaux disparaît Et c'est peu dire tant il vous manqueTant sa présence était une confidence
Une utopie qui aurait la chance de son styleIl a tous les destins sur la peau
Couteaux
C'est voyez-vous qu'il n'a pas de secretIl est forêt plutôt qu'arbre
Il est poésie romantique sur l'écorce des bouleaux Quand l'époque est à la nature des institutions
Vous êtes Émile Il est Rousseau
Couteaux
Il a fait des études en artImaginez vous retrouver dans son état
Il peint le Christ en abstraction
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À la manière de BorduasSauf qu'il ne refuse pas en bloc sa situation
Il favorise le dialogueIl est d'une autre époque de toute façon
Et il est beau
Couteaux
Il n'ira pas vous contredireIl ne vous décevra pas
Il est tout à lui depuis ses origines :Ces arabesques de l'histoire à sa poitrine
Il suit la normeIl est autonome
Couteaux
C'est sa fête qui est à l'orée du versComment voulez-vous qu'il ne soit poésieQu'il ne soit taxi la nuit plutôt que métro
Couteaux
Le poète ne peut pas dire de lui-mêmeQu'il chante comme l'oiseau
Lui il le peut
Couteaux
??
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