alexandre scriabine, étude du processus créatif par pierre ucla
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“D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé
l’art.”
Inutile de vous mettre en quête de l’origine de cette
citation grandiose : j’en suis l’auteur.
C’est par ce lieu commun affligeant que j’envisageais de
débuter mon écrit avant d’être saisi par le remords et
d’effacer cette première phrase. Car il s’agit bien là d’unlieu commun, n’est ce pas ? Tout le monde aime l’art.
Qui oserait lever la voix pour clamer son rejet de toute
forme d’art, quelle qu’elle soit ? Il peut s’agir de
musique, de peinture, de littérature, d’arts plastiques,
de cinéma, de théâtre, de danse ou de n’importe
laquelle des formes d’expression que nous avons
coutume de regrouper sous cette bannière. Mais notre
irrésistible attraction pour l’art s’étend bien au delà de
ces disciplines canoniques et il peut aussi bien s’agir de
toute activité de création, qu’importe sa banalitéapparente ou sa simplicité supposée.
De cette affirmation découlent naturellement plusieurs
questions: Qu’est ce que l’art ? Quel est son but (s’il
s’avère qu’il en a bien un) ? Quelle est l’origine de l’élan
créateur ? Qu’est ce que créer ?
C’est de ces questions - complexes mais non moins
fondamentales - que j’aimerais traiter dans cet écrit.
Mais comment parler d’art et de création sans parler du
créateur ? Pour me lancer dans ce questionnement, il
me fallait choisir un artiste afin de disposer d’un
exemple concret de processus créatif. Mes affinités avec
l’univers musical m’ont fait opter pour le compositeurrusse Alexandre Scriabine qui, s’il ne jouit plus
aujourd’hui de la renommée d’un Mozart ou d’un
Beethoven, fut en son temps un compositeur reconnu.
J’ai découvert Scriabine par le biais d’une de ses
oeuvres pour piano que j’ai travaillée il y a quelques
années et, si l’esthétisme de son travail ne m’avait alors
pas frappé, je gardais néanmoins le souvenir de son
caractère novateur.
Je ne devais découvrir que quelques mois plus tard à
quel point mon instinct m’avait guidé vers le sujet idéal.
Si vous tapez le nom de Scriabine dans un moteur de
recherche quelconque et que vous ouvrez la première
page venue, vous y lirez probablement qu’il s’agissait
d’un compositeur gravement mégalomane et animé
par une inquiétante mystique. Mais vous n’y lirez pas
qu’il s’agissait d’une personne incroyablement habitée
par la vie. Ni qu’il était profondément humaniste et
qu’il aimait sincèrement chaque être humain. Ni qu’il
était mû par un élan créateur d’une telle intensité qu’il
en rayonnait de bonheur intérieurement. Ces aspects
du personnage font partie de son intimité la plus
profonde et pourtant, ils sont indubitablement les
moteurs de toute son oeuvre artistique. Tous sont
gravés dans chacun des caractères de son journal
philosophique, journal de pensées qu’il tenait au jour le
jour dans ses moments de solitude. Aucun fait
marquant de sa vie réelle ne figure dans ce journal,
mais il consiste en une verbalisation à la fois poétique
et philosophique de ce qu’est l’élan créateur qui
l’habite.
L ’ A R T
D E C R E E
R
o u l a p l a c
e d e l a c r é a t i o n
d a n s n o t r
e v i e
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“Je n’apporte pas la
vérité mais la
liberté.”
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Voici un premier extrait du journal philosophique
d’Alexandre Scriabine. Ces pages ont été
rédigées alors que le compositeur n’avait encore
qu’une trentaine d’années et pourtant, elles sont
frappantes de par leur profondeur et de par le
recul qu’avait Scriabine sur sa propre activité de
compositeur. En effet, ainsi que je l’expliquais
dans l’introduction, aucune page de ce journal(et certainement pas ce feuillet) ne saurait être
méprise pour une page d’un quelconque journal
intime relatant les péripéties prosaïques de
l’auteur. Au contraire, ce journal est imprégné
d’une intensité poétique palpable et si la
première lecture de ces quelques pages semble
donner crédit à l’hypothèse de la mégalomanie
(“Je suis Dieu”), nous verrons bien vite qu’en
apportant quelques éclaircissements, cette ode àla création et à la vie prendra tout son sens.
Pour pouvoir appréhender la doctrine de
Scriabine, je vous propose d’en examiner
quelques aspects fondamentaux. Le découpage
proposé dans cette partie n’est pas du fait de
Scriabine lui même qui ne rédigeait pas là un
journal destiné la lecture mais il est le résultat de
mon analyse du document.
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Dès les premières pages de son journal,
Scriabin annonce son échec. Car c’est
bel et bien par un échec que s’est
soldée la quête dans laquelle il affirme
s’être lancé dans sa “tendre jeunesse”,
quête d’une révélation, d’une vérité
absolue qu’il a recherchée aussi bien
auprès de hommes que dans les cieux.
Comme tant d’autres, Scriabine a
d’abord cherché à atteindre l’absolu,
“l’éternelle beauté”, à travers le prisme
de l’art. Mais à la différence des autres,
il admet rapidement son échec et porte
alors un tout autre regard sur l’action decréer dont la finalité était jusqu’alors
masquée par cet autre (“toi qui m’as
tourné en dérision, qui m’as jeté dans
un cachot ténébreux…”) qui aspire à ce
que nous ignorions l’étendue de notre
puissance créatrice. Paradoxalement, la
conscience de cet échec, loin d’abattre
Scriabine, le réjouit et amplifie son
amour pour la vie et pour les hommesauprès desquels il se fait prophète de
cette révélation.
Il me semble que la vie d’artiste de
Scriabine prend un tournant alors qu’il
découvre toute l’étendue des
possibilités créatrices qui s’offrent à lui,
alimentées par son propre désespoir. Si
l’aspect créatif inhérent au tragique ne
présente pas de grande originalité (les
lamentations d’Orphée, ce héros
musicien, n’ont elles pas donné
naissance au premier opéra ?), on peut
aussi lire cet extrait comme un
témoignage de l’effort permanent
nécessaire à l’artiste pour surmonterson angoisse d’être privé de sa capacité
de créer ou de ne plus être capable de
qui se distingue de la rigidité des
cadres établis, une oeuvre originale
qui exprime la liberté de son créateur.
N’est ce pas en effet ce que Scriabine
s’attelait déjà à faire lorsqu’il
composait, durant la même période
où il écrivait ces lignes, des oeuvres
telles que sa 4ème sonate ou sa 2ème
symphonie ? Cette liberté créatrice ne
saurait se résumer à quelques mots
griffonnés dans son journal pour lui
seul. Nous verrons dans la seconde
partie que la liberté de composition deScriabine est visible et même flagrante
lorsqu’on examine son langage musical
et les formes novatrices qu’adoptent
ses oeuvres.
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Ce qui me semble frappant dans cet extrait est
son aspect profondément didactique qui peut
sembler incongru étant donné que Scriabine
enfermait son journal sous clé pour en défendre
la lecture à tout autre que lui même. Mais lecompositeur semble ici éprouver le besoin de
justifier (auprès de lui même ?) cette idée qu’il a
développée jusqu’alors selon laquelle il
n’existerait pas de vérité mais que la simple
conception d’un tel absolu s’oppose
fondamentalement à toute forme de liberté
créatrice (“la vérité exclut la liberté, et la liberté
exclut la vérité”). Pour autant, Scriabine sait
combien cette révélation est douloureuse, car si
sa connaissance de sa toute puissante liberté
créatrice le remplit d’une joie immense, il est lui
même d’abord passé par la souffrance d’avoir été
torturé par la recherche de cette absolue vérité.
C’est pour cela qu’il cherche à nous consoler en
ouvrant nos yeux à de nouvelles perspectives
soumises à notre seule volonté qui, si elles
restent assez mystérieuses pour l’instant,
prendront tout leur sens après les explications
portant sur un second point de l’idéologieScriabinienne.
Dès lors, Scriabine n’a de cesse de manifester
l’intensité du désir créateur qui l’anime et qui
doit lutter contre les “spectres terribles de la
vérité pétrifiée” qui correspondent à cet état
d’immobilité de l’esprit de l’homme qui cherche
dans l’absolu dans la création artistique au lieu
de la comprendre comme le moyen d’expression
ultime de notre liberté mise au service de
l’humanité.
Et, en effet, Scriabine ne demande pas mieux
que de faire le don de toute son énergie créatrice
au monde entier, de “charmer par (sa) création,par (sa) merveilleuse beauté” ou encore
“d’éclairer l’univers de (sa) lumière”.
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“Le monde est le résultat de
mon activité, de ma création,
de ma volonté libre.”
Dans ces quelques lignes, Scriabine
commence à développer ses réflexions
sur le processus de création qu’il aborde
ici d’un point de vue théorique. En effet,
le compositeur me semble troquer
l’habit de poète, qu’on l’avait vu revêtir jusqu’alors lorsqu’il prêchait avec
exaltation la liberté créatrice qui est la
nôtre, contre l’habit de philosophe,
désireux de réfléchir à l’action même de
créer. Scriabine part du fil de sa
conscience au sein de laquelle il
distingue toute une suite d’évènements
et aboutit finalement à cette
conclusion : “le monde est le résultat de
mon activité, de ma création, de ma
volonté libre”. On retrouve ici le motif
surprenant qui se dessinait depuis les
premières pages de son journal et par
lequel Scriabine prétend “créer le
monde” et ira même jusqu’à écrire “Je
suis Dieu” à plusieurs reprises.
Mais c’est à travers le prisme de
l’expérience individuelle de la
conscience qu’il faut analyser ces
fragments de la pensée de l’artiste.
Scriabine ne prétend aucunement
être le créateur de l’univers qui nousest extérieur, du temps et de l’espace
qui l’investissent et l’ont toujours
investi. Il se borne simplement à
analyser chacun de ses états de
conscience qui témoignent de
l’existence de cet univers mais qui
sont finalement les seuls à en
attester. En d’autres termes, le monde
dans lequel nous vivons n’a pas
d’existence en dehors de notre
conscience de son existence.
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A partir de là, il est nécessaire de bien comprendreplusieurs choses sur le développement
philosophique de Scriabine à propos processus
créatif. D’une part, cette conception de chacune
des actions de notre conscience (lorsque nous
“distinguons” ou encore “différencions” les objets
pour reprendre la terminologie employée par
l’auteur) comme un acte de création donne un
sens extrêmement large à la notion de créativité,
et par extension, d’art. En effet, si Scriabine n’a pas
la prétention de qualifier d’oeuvre d’art chacun deses états de conscience, il en résulte néanmoins
qu’il identifie pour ainsi dire le fait de créer au
simple fait d’être. On comprend dès lors
l’importance de la création dans la vie de Scriabine
et son envie constante et débordante de créer.
D’autre part, il apparaît naturellement que ce que
Scriabine applique à sa propre conscience, il
l’applique à l’humanité toute entière. Ainsi, pour
reprendre la logique et les expressions du
compositeur, nous sommes tous Dieu car nouscréons tous le monde, nous créons tous chaque
individu avec lequel nous interagissons par
l’action de notre conscience qui le distingue. Ceci
soulève selon moi un paradoxe intéressant, qui
fait de l’idéologie de Scriabine un courant à la fois
égoïstement centré sur nous mêmes et un courant
humaniste. Centré sur nous mêmes dans la
mesure où toute expérience étant le produit de
notre propre conscience, nous sommes amenés à
considérer qu’il n’existe rien en dehors de celle-ciet que même les personnes que nous rencontrons
n’ont d’existence (ou du moins n’ont de réelle
importance pour nous) que lorsqu’elles
interagissent avec nous (que ce soit directement,
ou en se rappelant à notre conscience par le biais
de la mémoire).
Pour autant, on peut aussi considérer qu’il s’agitd’un courant humaniste dans la mesure où tout ceci
n’empêche pas Scriabine de crier son amour pour
l’humanité et comme nous l’avons vu, de vouloir la
libérer des entraves d’une vérité absolue pour lui
permettre de se réaliser pleinement en créant
librement. Notons que la liberté de création peut
maintenant être interprétée sous un nouveau jour
en s’appuyant sur notre développement pour se
comprendre en réalité comme la liberté d’être,
d’exister, de créer le monde.
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L’île des morts - Rachmaninov
La danse macabre - Saint Saëns
Prélude à l’après-midi d’un faune -
Debussy
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“Aimez vos ennemis qui
ont créé vos sentiments.”
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Il me semble retrouver dans les fragments de
pensées de Scriabine des traces indéniables de
son passé religieux. Scriabine a en effet reçu unesolide éducation chrétienne venant de sa grand-
mère. On ne peut s’empêcher percevoir dans son
“Aimez vos ennemis qui ont créé vos sentiments”
comme un écho du “Aimez vous les uns les autres”
prêché par le Christ. Il en va de même pour toute
son idéologie d’amour de l’humanité et de partage
inconditionnel avec celle-ci. Scriabine est
convaincu qu’il a quelquechose à apporter à
l’Homme et il pense pouvoir le faire grâce à sa
musique. Ceci est particulièrement vrai vers la finde sa vie lorsqu’il composera des oeuvres comme
son poème de l’extase ou son fameux mystère
resté inachevé, qui avaient pour objectif de
transformer les spectateurs jusque dans les
profondeurs de leur âme après l’écoute. Certains
ont poussé cette idée jusqu’à prétendre que d’une
certaine façon, Scriabine s’identifierait au Christ
lui-même en étant porteur d’un message
transcendant.
Toutefois, pour en revenir à ce que Scriabine écrit
ici “Aimez vos ennemis qui ont créé vos
sentiments”, une autre lecture est assurément
indispensable. En effet, l’idée que développe le
compositeur dans cette section est que nos
ennemis, nos adversaires, ceux que nous haïssons,
nous sont infiniment précieux dans la mesure où
ils sont les seuls à pouvoir faire naître au sein de
notre conscience certains sentiments comme la
haine, la colère, l’emportement, le dégoût, la peurou encore la rancoeur. S’il n’est pas évident, de
prime abord, que tous ces sentiments nous sont
précieux tant nous avons coutume de les ranger
dans les sentiments négatifs, et donc à proscrire
dans la mesure du possible, Scriabine les examine
ici à l’aune de la créativité. Il me semble que nous
cherchons tous à atteindre le bonheur, la quiétude,
la aix intérieure. C’est vers cet état idéal - et donc
inaccessible - que nous tendons tous et c’est vers
lui que nous dirigeons tous nos efforts. Mais que
serait le bonheur sans la tristesse ? Que serait laquiétude sans la possibilité de s’emporter ? Que
serait enfin la sérénité sans l’angoisse et l’anxiété ?
Nous sommes indéniablement des être de
contrastes, d’autant plus sensibles au froid qu’on a
été exposé à la chaleur, d’autant plus sensibles au
bonheur qu’on a été confronté aux tourments et
d’autant plus habités par la vie qu’on est
conscients de notre mort. C’est en cela que les
sentiments suscités par l’adversité nous sont
précieux. Si on recentre cette réflexion sur ce quinous intéresse, à savoir l’art et le processus créatif,
on se rend compte que la plupart des grands chefs
d’oeuvre reposent également sur cette opposition
entre la lumière et les ténèbres et que le processus
créatif requiert le concours de l’adversité.
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L’accord mystique
Scriabine est à l’origine d’un nouvel accord
qui sera caractéristique de son oeuvre. Il lui
arrivera d’écrire des pans entiers de
partitions en juxtaposant des modulations
autour de cet “accord mystique”, tantôt en
altérant certaines de ses composantes,
tantôt en changeant leur hauteur. L’accord
en question est construit à partir d’une
gamme synthétique : une gamme par ton
dans laquelle un des degrés est altéré.
On retrouve notamment cet accord dans
l’introduction de Prométhée ou le poème du
feu, porté par violons qui jouent en trémolos
pianissimo. Toute la pièce va se construire
progressivement au dessus de cet accord
central qui symbolise le chaos originel, le
néant duquel surgira l’éveil d’une conscience.
Les nuances permettent au compositeur de donner des
indications d’intensité sonore au musicien et ainsi de faire
vivre une pièce musicale par le biais des contrastes. Elles
s’échelonnent ainsi : pianissimo < piano < mezzo forte <
forte < fortissimo
Un trémolo est la répétition très
rapide d’une même note par un
instrument à corde frottées (violon,
alto, violoncelle, contrebasse).
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