adorno critica rațiunii instrumentale fr
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ALEXANDRE PROULX
CRITIQUES DE LA RAISON INSTRUMENTALE ;
HORKHEIMER, ADORNO, HABERMAS
Mmoire prsent la Facult des tudes suprieures de l'Universit Laval dans le cadre du programme de matrise en philosophie
pour l'obtention du grade de Matre es arts (M.A.)
FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSIT LAVAL
QUBEC
2010
Alexandre Proulx, 2010
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Rsum
travers l'examen de plusieurs critiques de la raison instrumentale, ce mmoire
cherchera dterminer s'il en est une qui soit le mieux mme de rpondre de la
complexit de la socit occidentale moderne. Tout d'abord, la problmatique sera
introduite avec la lecture de Max Weber propose par Jrgen Habermas. Il sera question
chez Weber du phnomne de la rationalisation de la socit. Partant de l'vidence que la
sphre cognitive-instrumentale de la raison s'impose fortement dans la modernit,
notamment par le complexe montaire-bureaucratique, il s'agira d'expliquer, en revenant
sur le processus historique du dsenchantement du monde, comment la rationalit par
rapport une fin a-t-elle pu devenir aussi dominante dans nos institutions sociales?
Ensuite, la critique de la rification de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno sera
aborde. Elle voudra montrer que la raison est totalitaire dans son essence; la raison a
toujours produit de la domination et de la violence dans tous ses rapports: la nature, la
socit et la subjectivit. Depuis le tout premier mot de l'homme, mana, jusqu'
YAufklrung en passant par le mythe, la raison est totalitaire. Enfin, Jtirgen Habermas
proposera un changement de paradigme qui, selon lui, est ncessaire pour dpasser le
concept de raison rduit son seul potentiel cognitif-instrumental. C'est dans le
paradigme du langage que Habermas trouvera les ressources manquantes pour saisir le
riche potentiel de la rationalit communicationnelle. Puis, grce ce nouveau paradigme,
il pourra adquatement conceptualiser les deux niveaux qui composent la socit
moderne: le systme et le monde vcu. C'est seulement aprs avoir considr
l'importance du rle que joue le systme pour la reproduction matrielle et le monde vcu
pour l'intercomprhension que Habermas abordera la colonisation systmique du monde
vcu, une critique de la raison instrumentale nuance et reprsentative de l'ambivalence
qui caractrise la socit moderne.
Il
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Table des matires
Rsum II Table des matires III Introduction 1 Chapitre I - Weber : le dsenchantement du monde 6
A. Les manifestations du rationalisme occidental et la tripartition de Parsons 7 1- Socit 7 2-Culture 8 3- Personnalit 8
B. La typologie wbriennede l'action 10 1- L'agir traditionnel et l'agir affectif. 10 2- La rationalit par rapport une fin 11
a) La rationalit instrumentale 11 b) La rationalit du choix 11
3- La rationalit par rapport une valeur 12 C. Le dsenchantement du monde .' 13
1- Les caractristiques des grandes religions universelles 13 a) L'injuste souffrance l'origine des grandes religions 14 b) Les conceptions du divin : thocentrisme et cosmocentrisme 15
b.l Thocentrisme 15 b.2 Cosmocentrisme 16
c) Le jugement sur le monde : affirmation ou ngation 16 c l Affirmation du monde 16 c.2 Ngation du monde 17
2- Les religions et la rationalisation culturelle 17 a) Les indices de la rationalisation : dsenchantement et systmatisation 17 b) La perspective morale-pratique de la rationalisation chez Weber 18 c) La perspective cognitive-instrumentale de la rationalisation chez Habermas.. 21
3- Le passage de la rationalisation culturelle la rationalisation de la personnalit et de la socit 22
a) Le puritanisme, point final du dsenchantement 23 b) L'thique protestante de la vocation et l'esprit du capitalisme 25 c) La Zweckrationalitat institutionnalise dans l'entreprise capitaliste et l'tat moderne 27
D. La chape d'acier trempe et le nouveau polythisme des valeurs 29 1- L'autodestruction des fondements thiques de la raison instrumentale 29
a) Weber et l'effondrement de l'thique dans la modernit 29 b) Habermas et la possibilit d'une thique laque dans la modernit 30
2- La thse de la perte de sens 31 a) Weber et le nouveau polythisme des valeurs 31 b) Habermas et l'unit formelle de sens 32
3- La thse de la perte de libert 33 a) Weber et la chape d'acier trempe 33
III
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b) Habermas et la libert reflexive et critique qui sous-tend l'institutionnalisation de la Zweckrationalitt 35
Chapitre II - Horkheimer et Adorno : la raison totalitaire 37 A. Lukcs : la critique du phnomne de la rification 37
1- Le ftichisme de la marchandise, modle fondamental de la rification 37 a) Qu'est-ce que la rification? 37 b) La facult d'abstraction 38 c) La rification objective et subjective 39 d) L'alination comme consquence de la rification 41
2- La limite intrinsque la rification 42 a) La dislocation des sous-systmes et l'mergence de la crise 42 b) La prise de conscience du proltariat comme solution la rification 43
3- Habermas et sa critique de la thorie de la rification 43 a) La critique de l'universalit de la rification 43 b) Le problme du fondement normatif dans la thorie de Lukcs 44 c) L'histoire contre la thorie de Lukcs 45
B. Horkheimer et Adorno : la domination comme essence de la raison 46 1- Qu'est-ce que l'Aufklrung? 47
a) L'espoir dans le progrs 47 b) Le savoir comme instrument de la raison 48 c) De la raison objective la science ; l'unit comme critre du savoir 50
2- La dialectique, mythe et raison 52 a) Le mythe entre raison et nature 52 b) De la substitution spcifique vers la fongibilit universelle 54 c) De l'immanence mythique la nouvelle immanence du calcul 55
3- La naissance de la raison en mana , le tout premier mot 57 a)mana, la terreur du tout autre 57 b) mana, l'embryon de la domination rationnelle 58
4- La critique de la subjectivit comme domination de soi 59 a) Ulysse et les sirnes, la prfiguration de la dialectique de la raison 59 b) Sous l'autoconservation, l'auto-alination 61
C. Le fondement normatif de la critique de la raison 62 1- La persistance des vraies lumires comme fondement inavou 63 2- La facult mimtique, une solution bien enfouie 64 3- Habermas et la critique de la raison comme mtaphysique de la domination 65
D. Les premires ambitions de la thorie critique 66 1- Retrouver la thorie comme praxis 66 2- La difficult de fonder une autorflexion critique 68 3- Un intrt mancipatoire universel, un retour l'idalis.me 69
Chapitre III - Habermas : le changement de paradigme 71 A. La thorie de la connaissance 71
1- L'ancrage de l'intrt mancipatoire dans le langage 72 a) Le systme des intrts de la connaissance 72 b) Lapraxis de la thorie dans le dialogue 74
2- La faiblesse de la thorie critique autorflexive 75 B. La rationalit dans le paradigme du langage 76
IV
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1- Les mcanismes de la coordination sociale de l'action 76 a) Weber et la typologie officieuse de l'action 77 b) L'activit sociale dans le paradigme du langage 79
b.l La coordination par l'influence 79 b.2 La coordination par l'entente 79
2- Le concept d'intercomprhension 81 a) L'bauche de la dfinition 81 b) L'intercomprhension dans la rationalit communicationnelle 81
3- La pragmatique formelle 82 a) Les actes de langage 83 b) Les prtentions la validit 86
Chapitre IV - Habermas : la socit deux niveaux 90 A. Le monde vcu 91
1-Vers la dfinition 91 2- La mise en situation et le monde vcu 93 3- Les structures du monde vcu 94
a) La tradition culturelle 95 b) L'intgration sociale 96 c) La socialisation des individus 97
B. Le systme 98 1- L'activit stratgique tendue un ordre instrumental 98 2- Le fonctionnalisme systmique 99
C. L'ambivalence de la modernit 101 1- La formation des socits modernes 101 2- La modernit libre les potentialits du monde vcu 102 3- Le systme spcialis dans la reproduction matrielle 104
D. La colonisation systmique du monde vcu 105 1- La colonisation de la tradition culturelle 106 2- La colonisation de l'intgration sociale 107 3- La colonisation de la socialisation des individus 108
E. Le paradigme du langage et la thorie sociale 108 Conclusion 111 Bibliographie 117
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Introduction
S'il nous est possible de communiquer par l'criture aujourd'hui, c'est bien sr,
nul ne nierait une telle trivialit, parce que l'homme est dou de raison, comme l'a bien
soulign Aristote il y a longtemps. Il y a encore plus longtemps, en introduisant le mot
Logos, Heraclite marquait l'histoire de la philosophie en liant en un seul terme la pense
et le langage, du moins selon une certaine ligne interprtative. Il semble que la
philosophie, en tant que pratique discursive, i.e. qui procde de discours et de
raisonnements, ait port trs tt le flambeau de la raison. Cela a certainement perdur
jusque dans la modernit. On a qu' penser Descartes, Kant, ou encore Hegel. Ils
accordent tous la raison un rle central dans leur philosophie. En ce sens, il n'est pas
tonnant que, plus rcemment, Habermas veuille faire de la raison sa principale
proccupation philosophique : Le thme fondamental de la philosophie est la raison. La
philosophie s'efforce depuis ses dbuts d'expliquer le monde dans son entier, la
multiplicit des phnomnes dans leur unit '. Or, le principal intrt de Habermas ne
sera pas dirig vers l'histoire de la philosophie de la connaissance, il voudra plutt
prendre le pouls actuel de la raison selon une perspective foncirement pratique. Nous
ferons galement ntre cet angle d'analyse de la rationalit dans ce projet. C'est donc
dans cette optique pratique que nous verrons comment le constat d'imposantes
pathologies sociales propres la modernit a marqu ngativement la conception de la
rationalit de plusieurs penseurs. Plus prcisment, nous nous pencherons sur la tendance
forte associer la raison son seul potentiel cognitif-instrumental. Est-ce que la raison
est instrumentale? Est-ce que l'homme se trouve rifi dans la modernit? L'objectif de
ce mmoire sera de rpondre ces questions. travers l'examen de diffrentes critiques
de la raison instrumentale, notre tche sera donc de dterminer s'il en est une qui soit le
mieux mme de rpondre de la complexit de la socit occidentale moderne.
Notre expos sera divis en quatre chapitres. L'ouverture de la problmatique se
fera dans le premier avec Max Weber. Plus exactement, elle se fera avec la lecture
systmatique que Habermas nous propose de l'uvre de Weber. Cette distinction sera
' Habermas, Jurgen, Thorie de l'agir communicationnel (Tome 1) [1981], Fayard, 1987, p. 17.
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importante puisque Weber n'a pas crit les choses aussi clairement que dans la
reconstruction de son propos prsente par Habermas, dont l'interprtation ne fait
d'ailleurs pas l'unanimit. Quoi qu'il en soit, nous verrons chez Weber le diagnostic
d'une socit prise dans l'instrumentante de la raison, qui serait de toute vidence, selon
lui, le type de rationalit qui s'est immisc avec prgnance dans toutes les sphres de la
socit : dans la science, le droit, l'thique, les modes de vie, etc. Ds lors, parce que la
raison instrumentale se manifesterait dans toutes les institutions sociales, la question qui
traversera tout le dveloppement de Weber sera la suivante : comment
l'institutionnalisation de la rationalit par rapport une fin a-t-elle t possible? Pour
bien rpondre cette question, Weber remontera l'histoire afin de mettre en vidence,
selon une perspective tout autant sociologique que philosophique, les conditions
d'mergence de la rationalit instrumentale. C'est ainsi que nous prendrons le chemin
wbrien du dsenchantement du monde en cherchant essentiellement lucider la
rationalisation des socits modernes qui a dbut avec le dcentrement progressif de
notre comprhension du monde et qui a men l'mergence du capitalisme et de la
bureaucratisation des rapports sociaux. Autrement dit, il s'agira dans ce chapitre de voir
comment la diffrenciation des sphres culturelles de valeurs combine l'apparition
d'une conduite de vie mthodique ont pu favoriser l'expansion fulgurante des modles
d'organisation sociale, aujourd'hui dominants, que sont l'conomie capitaliste et
l'administration tatique moderne. Aprs quoi, nous terminerons le premier chapitre en
prsentant les consquences nfastes que Weber associe l'tat actuel de la socit
domine par la raison instrumentale. Ainsi donc, nous chercherons d'une part pourquoi,
aux yeux du sociologue, la modernit est prise, sans vritable issue, dans une perte de
sens; pourquoi elle est prise dans une lutte interminable prenant la forme d'un nouveau
polythisme des valeurs. D'autre part, nous chercherons pourquoi la modernit gnre,
toujours sans vritable issue, une perte de libert que Weber dnonce en utilisant la figure
d'une chape d'acier trempe.
Le second chapitre examinera principalement la thorie de la rification
dveloppe par Max Horkheimer et Theodor W. Adorno dans La dialectique de la raison.
Il montrera que, d'un ct, leur thse radicalise l'explication wbrienne de la raison
instrumentale; de l'autre, elle assombrit encore davantage les consquences sur l'homme
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et la socit moderne qu'avait rapidement dplores Weber. Horkheimer et Adorno nous
rappelleront, dans un premier temps, que le discours des Lumires parlait de son savoir
comme d'un progrs qui transformerait le monde en une civilisation vritablement
humaine. Mais les auteurs voudront ensuite montrer qu'il y a indubitablement un
dcalage entre le concept d'Aufklrung et sa ralisation effective, et ce, tant sur le plan
thorique, o ses lois ne laissent rien l'cart, que sur le plan pratique, o la barbarie a
gagn en efficacit. Sur ce dernier point, Auschwitz en est certainement l'exemple le plus
tristement clbre, qui a marqu dans l'horreur notre mmoire collective. C'est justement
dans ce trs sombre contexte historique de la deuxime guerre mondiale que Horkheimer
et Adorno crivent en commun La dialectique de la raison. Alors, il n'est pas trs
tonnant que dans ce livre, au lieu de croire qu'il s'agit maintenant de remettre sur ses
rails l'activit rationnelle, tel que le programme de la thorie critique premire version le
proposait, les auteurs vont plutt vouloir dmontrer que la Raison est fondamentalement
mine et voue l'chec. Le commentateur Yves Cusset expose bien dans ce passage les
prmisses d'criture du livre:
Cet ouvrage venait sceller un diagnostic historique dont Max Weber avait dj peru avec acuit les principaux symptmes : le foss irrductible entre le projet mancipateur de la raison moderne, issu de la philosophie des Lumires, et qui portait en lui l'exigence d'une justice humaine universelle, l'espoir d'une libration de l'homme, via la publicit de libres opinions, l'gard des dpendances issues de la religion comme de l'ensemble des traditions communes, et la ralit d'une rationalisation de la socit, d'une division du travail allant de pair avec l'uniformisation des rapports sociaux, avec une chosification, une rification de la conscience humaine. Foss entre un projet d'mancipation de la nature interne des hommes et la ralit de son alination, de sa domination par la nature externe 2.
Horkheimer et Adorno voudront donc montrer, l'aide d'un jeu de concept dialectique,
oscillant entre la raison et son oppos, le mythe, que la raison humaine est totalitaire et
qu'elle l'a toujours t. Selon eux, la domination est son essence depuis le tout premier
mot de l'homme : mana. La raison est rifiante par la nature mme de son principal
procd d'identification des choses, le concept :
1 Cusset, Yves, L'Espoir de la discussion, ditions Michalon, 2001, p. 7.
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Semblable la chose, l'outil matriel qui, dans diffrentes situations, reste le mme, sparant ainsi le monde - chaotique, complexe, disparate - de ce qui est connu, un et identique, le concept est l'outil idal qui permet de saisir toutes les choses par le bout o elles se laissent saisir. Et c'est ainsi que le penser devient parfaitement illusoire chaque fois qu'il tente de renier sa fonction de division, de distanciation et d'objectivation 3.
Nous suivrons donc attentivement leur dmarche critique et nous chercherons valuer la solidit de leur thse.
Notre troisime chapitre entreprendra un important changement de perspective
dans l'analyse. Les difficults que nous aurons pris soin de soulever au cours des deux
premiers chapitres, des difficults auxquelles tant Weber que Horkheimer et Adorno
seront confrontes, nous dirigeront vers le chemin du changement de paradigme
emprunt par Habermas. En approfondissant l'examen de la rationalit l'uvre dans le
monde social, nous nous demanderons si la conception de la raison unilatralement
instrumentale, comme hritage de la philosophie de la subjectivit, ne ferait pas
l'conomie d'un concept de raison de fait plus complexe, qui colle davantage aux
rapports sociaux modernes? Nous verrons donc ce qu'en pense Habermas en adoptant
avec lui le paradigme du langage, aprs quoi il nous sera possible de distinguer les
rapports sociaux selon deux mcanismes de coordination de l'action : la stratgie et
l'intercomprhension. Nous procderons ensuite l'analyse des actes de langage qui, tout
en approfondissant le fonctionnement des deux mcanismes de coordination de l'action,
nous permettra de prsenter une importante thse chez Habermas qui rpond la
question : comment est-t-il possible d'associer l'intersubjectivit au mode originaire du
discours? Finalement, pour clore le chapitre, nous nous intresserons au rle essentiel
qu'assument les prtentions la validit dans les actes de langage orients vers
l'intercomprhension, de sorte que nous puissions saisir d'o, au plus profond du
paradigme du langage, la rationalit tire sa force de coordination intersubjective de
l'action. Tout ce cheminement confirmera la ncessit du changement de paradigme, i.e.
la ncessit de passer du paradigme de la subjectivit celui du langage, de faon bien
voir la rationalit inhrente la nature du langage.
3 Horkheimer, Max, Adorno, Theodor W., La dialectique de la raison [1944], Gallimard, 1974, p. 55.
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Le quatrime et dernier chapitre prolongera la voie ouverte par le troisime. Donc,
toujours sur la trace de Habermas, le but du chapitre sera de mettre en lumire
l'indubitable ambivalence qui caractrise la socit moderne. Pour ce faire, nous nous
pencherons tout au long du dveloppement sur l'tat actuel de la socit qui est scinde
en deux niveaux : en systme et monde vcu. Par rapport ce dernier niveau, nous
verrons d'abord pourquoi Habermas doit ajouter le concept de monde vcu comme
complment celui, introduit dans le chapitre trois, de l'intercomprhension. Nous
montrerons alors que c'est seulement dans la relation de rciprocit entre les ressources
que procure le monde vcu et l'agir communicationnel que la coordination sociale de
l'action peut se raliser autour de l'entente et que celle-ci peut produire, et a
effectivement produit dans la modernit, des gains de sens et de libert. L'autre niveau de
la socit, le systme, sera ensuite abord. Il s'agira pour nous de prendre la mesure de la
ncessit du systme pour la reproduction matrielle du monde vcu dans le contexte trs
complexe de la socit moderne. Puis, il faudra expliquer comment ce mme systme en
arrive, nanmoins, menacer l'existence des ressources symboliques du monde vcu. Ce
dernier pan thorique, la colonisation systmique du monde vcu, terminera le parcours
des critiques de la raison instrumentale de l'expos en montrant clairement la tension
entre les deux niveaux de la socit propre la modernit, entre les gains et les pertes de
sens et de libert. Comme quoi les choses ne sont pas simples, si, certes, la socit rvle
la dimension de la raison instrumentale, il n'en demeure pas moins que la reconstruction
d'un concept plus large de la rationalit, qui tient pleinement compte du monde social
grce au paradigme du langage, permet de dgager la raison communicationnelle et toute
sa puissance symbolique et cratrice de changements sociaux.
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Chapitre I
Weber : le dsenchantement du monde
Max Weber constate son poque qu'une rationalisation de toutes les sphres de
la socit est en cours en Occident comme nulle part ailleurs. Cette observation d'une
espce de rationalisation propre l'Occident entranera tout le dveloppement de son
uvre. Weber affirme lui-mme que la question de savoir pourquoi en dehors de
l'Europe, le dveloppement de la science, de l'art, de l'tat, de l'conomie, ne s'est pas
engag dans les voies de la rationalisation propre l'Occident 4 fut au cur de toute son
entreprise sociologique. Il s'efforcera de dcouvrir les caractristiques qui ont rendu
possible le rationalisme occidental, surtout sous ses formes d'institutionnalisations
sociales dominantes que sont l'conomie capitaliste et l'tat bureaucratique moderne.
Nous verrons de surcrot que Weber associe le processus progressif de la rationalisation
un dveloppement de la Zweckrationalitt (rationalit par rapport une fin) qui implique
une perte de sens et une perte de libert.
Dans son livre Thorie de l'agir communicationnel, Habermas consacre tout un
chapitre La thorie de la rationalisation chez Max Weber. Sous ce thme, Habermas
propose une lecture systmatisante de l'uvre de Weber. Mme si elle ne fait pas
l'unanimit parmi les commentateurs de Weber, nous allons adopter dans ce chapitre
l'approche interprtative de Habermas sur le procs wbrien de la rationalisation. Il est
donc trs important de garder l'esprit, tout au long de ce prsent chapitre sur Weber,
que le parcours propos n'est pas directement celui de Weber, mais bien celui, trs
stimulant, qu'offre la lecture de Weber par Habermas. Notons qu' travers ce choix notre
thme pourra efficacement tre introduit. En effet, dans une approche descriptive, nous
prsenterons d'emble ce qu'est la rationalit instrumentale et ce qui l'a rendue possible
pour ensuite en aborder une premire critique mme la thorie de Weber, celle de la
perte de sens et de la perte de libert qu'elle encourt. Mais l'avantage de passer par
Habermas pour lire Weber est surtout de rester trs prs des prmisses de la thorie
dialectique de Habermas, puisqu'elle sera au cur de notre travail rappelons-le, en faisant
4 Habermas, Jiirgen, Thorie de l'agir communicationnel (Tome 1) [1981], Fayard, 1987, p. 172.
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immdiatement voir quelques ajouts et critiques qu'elle apporte la thorie sociale de
Weber. ce propos, Stphane Haber rsume bien la motivation de Habermas par son
audacieuse interprtation de Weber :
Elle ne vise pas en effet tudier, des fins antiquaires, les ides d'un sociologue du pass, mais bien contribuer laborer une interprtation du prsent qui soit la fois empiriquement pertinente et philosophiquement fonde. [...] il pourra s'agir soit de prolonger les conclusions de cette uvre pour les actualiser, soit d'en rvler, le cas chant, les difficults, les impenss, ventuellement de signaler les potentialits inexploites par l'auteur lui-mme, au cas o elles nous permettraient d'affiner la comprhension de notre temps 5.
Nous verrons ds lors se dessiner le parcours qui nous amnera la thorie de l'agir communicationnel de Habermas que nous aborderons dans notre troisime chapitre.
A. Les manifestations du rationalisme occidental et la tripartition
de Parsons
Le diagnostic wbrien du rationalisme occidental s'appuie sur de nombreux
exemples touchant peu prs tous les domaines de la vie humaine. partir de la longue
liste d'exemples soulevs par Weber et en adoptant la tripartition du sociologue Talcott
Parsons, Habermas proposera une classification sommaire des manifestations du
rationalisme occidental. Elle comprend les trois champs suivants de la vie humaine :
socit, culture et personnalit.
1- Socit
La rationalit sociale concerne essentiellement les deux modles d'organisation
sociale dominants en Occident que sont l'conomie capitaliste et l'tat moderne. Il est
noter que le droit formel devient le moyen d'organiser les rapports l'intrieur de
chacune de ces deux institutions ainsi qu'entre elles. Le droit priv intervient surtout dans
l'conomie et le droit public dans l'tat. Weber, en bon sociologue, place son objectif
explicatif dans la sphre sociale de la rationalit. Il souhaite comprendre comment
l'institutionnalisation de la rationalit par rapport une fin fut possible. Plus
5 Haber, Stphane, Habermas et la sociologie, PUF, 1998, p. 64.
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gnralement, sont inclus dans la sphre de la socit toutes formes d'institutionnalisation
des diffrentes manifestations de la rationalit.
2- Culture
En ce qui a trait la culture (i.e. rationalit du symbolisme, de la signification, du
sens), une diffrenciation de sphres de valeurs procdant chacune de leurs rgles propres
pourra tre dcele. Plus prcisment, cette diffrenciation interne de la culture comporte
trois sphres de valeurs : celle cognitive-instrumentale reprsente par la science et la
technique, c'est la recherche d'un idal de vrit et d'efficacit dans une dmarche de
savoir empirico-thorique; celle morale-pratique porte par le droit et l'thique, c'est la
recherche d'un idal de justesse normative dans un processus moral-pratique; et
finalement la sphre esthtique-expressive dont l'art et les choix de styles de vie
dcoulent, c'est la recherche d'un idal de beaut et d'authenticit. Nous verrons que
l'autonomie de ces sphres de valeurs s'impose dans la modernit suite l'effondrement
de l'unit des images mtaphysiques et religieuses du monde. C'est ce que Weber mettra
en vidence sous le titre du dsenchantement du monde.
3- Personnalit
Finalement, la personnalit inclura essentiellement la conduite de vie, une
formulation trs gnrale qui vise principalement l'attitude l'gard du monde
qu'inculque une dification thique particulire. Autrement dit, la conduite de vie dpend
de l'ancrage motivationnel de l'agir dans un systme axiologique dtermin. Weber se
penchera sur le cas particulier de la conduite de vie mthodique de l'thique protestante.
Il fera voir que cette laboration thique amne lgitimer le type de l'agir par rapport
une fin.
Weber juge qu'il n'a pas laborer sur chacun des cas de la rationalisation dans la
socit moderne puisque la plupart ne causent pas de problme. De manire gnrale, la
rationalisation gnre une augmentation du savoir thorique et pratique dans les
domaines de la vie o elle a lieu. L'homme se fait de plus en plus matre et possesseur de
la nature comme le voulait Descartes. Toutefois, on le rappelle, Weber considre
ncessaire d'expliquer l'institutionnalisation de l'activit rationnelle par rapport une
8
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fin car il pense que la solution pour comprendre pourquoi la rationalit occidentale est
diffrente du reste du monde rside dans cette explication. L'conomie capitaliste et
l'appareil d'tat bureaucratique moderne sont bass, en Occident, sur la rationalit
instrumentale. Pourtant, ailleurs elles restent prises dans des images religieuses qui
limitent l'autonomie de la raison.
Dans ce chapitre, nous allons suivre le procs de la rationalisation que dveloppe
minutieusement Weber pour rpondre de l'apoge de la raison instrumentale institue
socialement dans l'conomie capitaliste et l'tat moderne. Autrement dit, en utilisant la
division de Parsons vue plus haut, on tentera avec Weber d'expliquer les manifestations
de la rationalit sociale (mergence du capitalisme et de la bureaucratisation des rapports
sociaux) partir de la rationalisation culturelle (dsenchantement du monde et
dcentrement de la comprhension du monde) et de la rationalisation par rapport la
personnalit (apparition de la conduite de vie mthodique de l'thique protestante).
Notons au passage que cette trilogie de Parsons reviendra aussi dans notre quatrime
chapitre en lien avec le concept de monde vcu de Habermas. Elle constituera les trois
sphres de reproduction du monde vcu par l'activit communicationnelle.
Mais revenons notre prsent chapitre. Il se divisera comme suit : le tableau
caractristique des grandes religions universelles occupera le cur du chapitre puisque la
perception religieuse du monde est l'origine de toute la problmatique de la rationalit
dans la thorie de Weber. Nous constaterons la grande importance dans l'analyse de
Weber d'une tude sociologique du portrait religieux dans l'optique de l'influence sur la
vie pratique des images du monde diffuses. Une telle tude est selon lui la cl de vote
pour comprendre comment prirent naissance les structures de conscience moderne. En
d'autres termes, il s'agira de suivre le chemin du dsenchantement du monde qui
permettra finalement de tracer la liaison entre l'thique protestante et la possibilit trs
spcifique de l'institutionnalisation de la rationalit en finalit dans l'conomie capitaliste
et l'tat moderne. partir de ce portrait de la rationalit moderne, nous aborderons
certaines rserves et inquitudes de Weber. Notamment quant la perte de libert (la
chape d'acier trempe) qu'entranent la puissance et l'autonomie de la raison
instrumentale, et quant la perte de sens (un nouveau polythisme des valeurs) comme
consquence du dcentrement culturel. Tout en abordant ces critiques de Weber sur
-
l'poque, nous allons aussi introduire la pense de Habermas sur ces mmes thmes.
Habermas proposera une vue beaucoup plus ambigu de la modernit.
Or, avant d'aborder directement le dsenchantement du monde qui est au cur de
toute l'uvre de Weber, nous nous attarderons quelque peu sur le concept complexe de
rationalit qu'il suggre pour mieux situer la place de la raison instrumentale.
fi. La typologie wbrienne de l'action
La rationalit prend d'emble deux significations, rappellera Weber, une
signification thorique et une signification pratique : [...] une matrise thorique
croissante de la ralit par des concepts abstraits toujours plus prcis, ou plutt, qu'on
pense la rationalisation au sens de l'obtention mthodique d'un objectif pratique
dtermin, grce au calcul toujours plus prcis des moyens adquats 6. Weber engagera
sa recherche dans la rationalit pratique qu'il sous-divisera en diffrentes parties.
1- L'agir traditionnel et l'agir affectif
D'abord, pour qu'il y ait rationalit, il faut une conscientisation et une
planification de l'action par sa propre rflexion. C'est pourquoi l'acteur doit tre
affranchi des conditionnements traditionnels ou des rgulations affectives de telle sorte
qu'il puisse tre conscient de ses prfrences 7. L'obissance aveugle la tradition
n'exige pas de rationalit. Rpondre du commencement du monde en rptant des
dogmes religieux, accorder automatiquement son agir social avec les murs et coutumes
(rites pour rsoudre des problmes, etc.), rpter le mme choix de vie familial de
gnration en gnration (mme travail de pre en fils, etc.), ce sont tous des exemples o
la tradition prvaut sur le questionnement rationnel. De mme lorsque l'affectivit motive
davantage l'action que la raison. chaque fois que l'instinct ou l'motion, bref toutes
sortes d'affects, prvalent la raison dans l'orientation de l'action. Prcisons toutefois
que ni l'agir traditionnel, ni l'agir affectif ne sont ncessairement irrationnels ou
inconscients; seulement, le premier moteur de l'agir, dans ces cas, est extra rationnel.
6 Habermas, Jrgen, Thorie de l'agir communicationnel (Tome 1 ) [ 1981 ], Fayard, 1987, p. 182. 1 Idem., p. 186.
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2- La rationalit par rapport une fin
a) La rationalit instrumentale
La rationalit instrumentale compose l'une des deux branches de l'agir en finalit
dans l'arbre de Weber. Elle sera prcise partir de son modle dominant : la technique.
La technique se prsente de prime abord comme Y emploi rgl de moyens : Toute rgle
ou tout systme de rgles autorisant un agir susceptible d'tre reproduit en toute sret
constitue en ce sens une technique . A cette dfinition plutt large, il faudra ajouter
quelques critres objectifs de spcification. D'abord, en prsence d'une problmatique
pratique qui propulse une recherche de moyens, il faut tablir un degr de rationalit
selon un critre d'efficacit afin de dmarquer une seule technique parmi plusieurs
possibles. videmment, cette efficacit doit tre quantifie selon une mesure prcise qui
doit tre objectivement contrlable. Cela exige que l'atteinte du but vis soit aussi
objectif, comme le prcise Habermas : En ce sens nous pouvons toujours parler de
techniques du moment que les buts ralisables avec leur aide sont conus comme
lments du monde objectif9. Finalement, le processus technique doit pouvoir se
rpter, autrement ce ne serait qu'un cas fortuit qui tomberait dans l'oubli sans tre lev
socialement comme expression de la rationalit.
b) La rationalit du choix
Toujours dans le champ de la rationalit par rapport une fin, outre l'aspect
instrumental de l'efficacit des moyens, il y a une rationalisation possible eu gard au
choix des buts viss. C'est la rationalit du choix ou encore la rationalit slective :
[...] on mesure la rationalisation dans le choix d'une action d'aprs la justesse dans
l'valuation calcule [Kalculation] des buts, compte tenu de valeurs conues avec
prcision, de moyens et de conditions donns 10. La rationalit slective rside donc
dans la force du lien logique entre ces trois facteurs (les prfrences issues de maximes,
les moyens disponibles et la situation) et les buts choisis. En d'autres termes, il y a
rationalisation slective lorsqu'un calcul valuatif augmente, en toute prtention
Idem, p. 183. Idem, p. 184.
0 Idem, p. 187.
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objective, le degr de cohsion entre les facteurs de slection (prfrences, moyens,
conditions) et les buts slectionns.
3- La rationalit par rapport une valeur
L'autre branche de la rationalit pratique est la rationalit par rapport une valeur,
aussi appel rationalit normative ou rationalit axiologique. Notons au passage que, pour
Weber, l'adoption de valeurs chappe la rationalit, il est un sceptique eu gard au
fondement des postulats axiologiques. La rationalit normative se trouve donc ailleurs.
Elle consiste valuer la puissance d'inclusion des actions que porte une valeur. Pour le
dire dans les mots de Habermas :
La rationalit des valeurs qui sous-tendent les prfrences de l'action ne se mesure pas d'aprs la teneur matrielle mais d'aprs les proprits formelles, c'est--dire d'aprs leur aptitude plus ou moins forte fonder une faon de vivre rgie par des principes. Seules les valeurs qui se prtent suffisamment l'abstraction et la gnralisation [...] possdent, pour orienter l'action, une force assez intensive pour transcender les situations individuelles singulires, la limite pntrer systmatiquement tous les domaines de la vie, et ramener une biographie entire, voire l'histoire de groupes sociaux, une ide qui en tablit l'unit ".
Une valeur rationnellement leve a donc la capacit d'englober une grande varit de
sphres d'activits tout en rgissant, toujours le plus prcisment possible, l'action
singulire. Il y a imbrication, dans la porte d'une valeur, d'un niveau de gnralit lev
et d'un niveau de normativit dtaill pour le cas singulier. L'objectivit dpend de la
cohrence d'une action par rapport aux exigences axiologiques qui la sous-tendent. La
rationalit normative implique de surcrot de la part du sujet qu'il agisse en tout et partout
en fonction de son devoir, nonobstant les consquences prvisibles.
Dans son examen du processus progressif de dsenchantement, qui sera abord
dans notre prochaine section, Weber fera voir qu'il y a eu renversement en importance
entre les deux types de l'agir rationnel : Des progrs obtenus dans la dimension de la
rationalit par rapport une fin peuvent favoriser un agir sceptique l'gard des valeurs,
un agir purement rationnel par rapport une fin jouant au dtriment de l'activit
11 Idem, p. 186.
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rationnelle par rapport une valeur. La culture occidentale rationalise semble se
dvelopper dans cette direction .
Cependant, Habermas va reprocher Weber d'tre rest pris dans un concept de
rationalit trop troit, ce qui a pour effet d'affaiblir sa typologie de l'action. Malgr qu'il
ait eu l'intuition d'une typologie plus large, elle est reste non officielle puisqu'il n'a pu
en dployer la porte. C'est pourquoi Habermas tentera de librer le potentiel thorique
de la typologie officieuse de l'action prsente chez Weber et voir en quoi elle peut mieux
nous outiller conceptuellement devant la complexit des socits modernes. Nous aurons
l'occasion de revenir sur cela dans notre troisime chapitre.
C. Le dsenchantement du monde
Dans cette partie, nous suivrons le processus progressif de dsenchantement du
monde rendant possible l'hgmonie de la raison instrumentale au dtriment de la
rationalit axiologique. Le parcours commencera dans la sphre culturelle de la
rationalit avec un portrait des caractristiques des grandes religions en faisant ressortir
celles qui favoriseront l'thicisation du monde. Ensuite, dans la sphre de la personnalit,
il sera question de la mthodique de vie de l'thique protestante, pour enfin voir comment
elle a contribu, dans la sphre sociale, l'institutionnalisation de la raison instrumentale.
1- Les caractristiques des grandes religions universelles
L'emprise sur le monde que peut poursuivre l'homme est troitement lie la
structure religieuse comme facteur socioculturel de l'agir. Ds lors, nous allons regarder
avec Weber, quelle est cette structure religieuse qui, en Occident, aurait dirig
progressivement la culture vers le type d'agir rationnel par rapport une fin. Avec son
esprit encyclopdique, Weber possdait une remarquable rudition concernant les
grandes religions du monde. Il a entrepris de fines tudes sur la religion chinoise, la
religion hindoue et le judasme antique. Le christianisme et l'Islam devaient tre l'objet
de sa prochaine tude qu'il n'a pas pu mener terme. Nous prsenterons un schma
gnral qui classifie ces grandes religions eu gard aux dimensions de leur reprsentation
de Dieu, ainsi que de leur perspective de salut. Il s'agira de faire ressortir les images du
12 Idem, p. 187.
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monde mtaphysico-religieuses de l'Occident qui ont montr une affinit contingente
pour la rationalisation du monde.
a) L'injuste souffrance l'origine des grandes religions
Chacune des grandes religions est ne de la mme interrogation thique
fondamentale concernant la rpartition ingale des biens matriels et idaux du monde.
Cette problmatique met en relief l'injuste souffrance. Il y a une flagrante ingalit dans
le partage des biens matriels et idaux entre les hommes. Certains sont accabls par la
maladie, la misre, la pauvret et d'autres malheurs sans raison apparente, alors que
d'autres vivent en toute quitude dans la richesse et la grce. Comment justifier la fois
tant de misre pour certains, alors que d'autres bnficient d'une trs grande richesse?
C'est dans le besoin d'une explication l'injuste souffrance que les grandes religions
viendront proposer une nouvelle image du monde. Cette nouvelle motivation religieuse
prend naissance dans un jugement subversif de la souffrance par rapport aux socits
primitives. La souffrance est dornavant innocente, ce qui permet de la qualifier
d'injuste. Cela signifie qu'il y a, la base des grandes religions, un premier pas de
dsenchantement. Contrairement la pense animiste, les malheurs de l'existence ne sont
plus des mauvais sorts infligs par les dieux en rponse une faute. Un malheur n'est
plus la punition impose par un dieu offens, ce n'est plus le signe de la justice divine. Le
souffrant est dornavant innocent.
Permettons-nous une courte excursion dans le Phdre o Platon fait bien ressortir
l'interprtation de la souffrance dans la pense d'un monde enchant :
* Quand, pour venger de vieilles offenses, les dieux frapprent certaines familles de maladies ou de flaux redoutables, le dlire, s'emparant de mortels dsigns et faisant entendre sa voix inspire ceux qui devaient l'entendre, trouva le moyen de dtourner ces maux, en recourant des prires et des crmonies propitiatoires. C'est ainsi qu'en inventant les purifications et les expiations le dlire prserva celui qui en tait favoris des maux prsents et des maux futurs; car il apprend l'homme vraiment inspir et possd la manire de s'affranchir des maux qui surviennent 13.
Le dlire, qui s'oppose ici la raison, est salu par Platon en tant que connexion avec les dieux. On est en prsence d'lments d'un discours religieux enchant, la souffrance est
Platon, Phdre, traduction Emile Chambry, GF-Flammarion, 1992, p. 140,244d-245c.
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mrite suite des offenses, mais la magie, porte par les crmonies propitiatoires, peut
sauver de cette souffrance grce un sorcier, un mdiateur des dieux qui communique
avec eux dans son dlire. Il n'y a pas d'action directement transformatrice du monde
autrement que par le rituel magique.
Mais revenons au principal de notre propos. Pour un mme problme de fond, soit
celui de l'injustice dans la souffrance humaine, des solutions trs diffrentes sont
proposes. Les nouvelles images du monde mtaphysico-religieuses introduiront deux
grandes directions de la reprsentation de Dieu, soit un dieu crateur personnel ou un
ordre cosmique incr et impersonnel. En outre, on verra apparatre deux grandes
orientations du salut, soit dans le monde ou en dehors du monde.
b) Les conceptions du divin : thocentrisme et cosmocentrisme
b.l Thocentrisme. Weber fait ressortir deux voies conceptuelles de la
reprsentation de Dieu qui s'opposent. D'une part en Occident (et d'abord au Moyen-
Orient), on a propos un Dieu personnel crateur et supra sensible. Dans cette conception
supra mondaine de dieu, la figure par excellence est Yahv. Il est la cause premire de
toute chose. En revanche, Yahv est diffrent de sa cration en tant qu'tre mtaphysique.
L'ternit divine est au-del du monde tangible cr. Le croyant se considre
individuellement comme porteur de l'agir du Dieu unique et transcendant. C'est par
chacun de nous que Dieu pntre le monde des phnomnes. Le croyant devient ni plus ni
moins que l'instrument de la toute puissance de Dieu. Il y a en ce sens dans l'agir une
qute personnelle de la satisfaction du Dieu-Juge. Les lois de Dieu s'inscrivent dans le
monde par l'homme et son rapport privilgi avec l'tre crateur. L'thique prendra ici
sens dans l'esprance de la grce divine promue par une histoire du salut. Les mrites et
les uvres sont la matire du jugement dernier ou le signe d'une dcision de rdemption
prise de toute ternit par Dieu. La religion est accessible la masse car l'attitude
spculative n'est pas trs complexe ce qui rend les chances de rdemption galitaires.
Malgr qu'il existe quelques virtuoses de la religiosit parmi les intellectuels, ils ne
bnficient pas pour autant d'une grce divine prfrentielle. C'est un rapport direct,
galitaire et surtout personnalis avec l'tre transcendant, je m'adresse directement en
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prire Dieu. Ces caractristiques du thocentrisme sont communes au judasme, au
christianisme et l'islam.
b.2 Cosmocentrisme. D'autre part, une reprsentation de Dieu toute diffrente
prend forme en Orient. Le divin est plutt vu comme un ordre cosmique impersonnel non
cr. La divinit est immanente et ternelle, comme fondement de l'ordre immuable du
monde. Brahman en est la plus vidente figure14. L'homme de manire gnrale, et non
plus personnelle, participe au divin comme rceptacle, comme lment du cosmos. Il est
partie intgrante de l'ordre divin. Dans cette optique, l'thique emprunte la voie d'une
auto-rdemption qu'offre le savoir. Le croyant cherche pouser le cosmos en identifiant
ses fondements cachs derrire les apparences. L'attitude spculative sur le monde est
trs dveloppe. Ds lors, contrairement aux religions occidentales, on porte une attention
plus particulire l'exprience religieuse et spirituelle de la couche intellectuelle de la
socit.
c) Le jugement sur le monde : affirmation ou ngation
c l Affirmation du monde. Weber propose un second angle d'analyse face aux
religions. Il les classera selon leur valuation positive ou ngative du monde. Cette fois-
ci, la sparation ne se constatera pas gographiquement. On constate un jugement positif
l'gard du monde motiv par les religions chinoises (confucianisme et taosme) et la
mtaphysique grecque. Selon ces doctrines, le monde corporel a une valeur intrinsque.
Weber va poser deux hypothses pour expliquer la vision positive du monde offerte par
les deux principales religions de la Chine. D'une part, elle est lie la pense magique
toujours trs forte. En effet, on attribue des pouvoirs mystrieux de simples choses
naturelles, ce qui leur confre une valeur inhrente. D'autre part, l'interprtation du
monde chappe une stricte division dualiste des choses. Il y a, en partie, un dualisme
14 Vers le VIe ou VIIe sicle avant notre re, en effet, un courant de pense trs mystique s'est dvelopp en Inde. Les matres de cette cole affirmaient qu'au fond de chaque homme existe une ralit intrieure qui le fait exister comme tre vivant. Cette ralit qui continue vivre aprs la mort s'appelle Vtman en mme temps, les mmes matres parlaient d'un absolu situ au fond de toute choses visibles et invisibles, de quoi tout procde et tout retourne. Cet absolu, c'est le brahman. La dlivrance peut s'atteindre, selon cette tradition, une fois que le fidle, grce des pratiques mditatives, a ralis pleinement que Vtman est en fait identique au brahman, c'est--dire au mystre dont tout tre est imprgn Gira, Dennis, Comprendre le bouddhisme, Bayard ditions Centurion, 1989, p. 21.
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qui est labor, mais il n'est pas suffisamment radical pour inspirer une dprciation du
monde en faveur d'un second monde, celui de la rdemption.
c.2 Ngation du monde. Or le christianisme, le judasme, le bouddhisme et
l'hindouisme noncent un jugement oppos, la ngation du monde. Ces religions
dfinissent radicalement un dualisme et la possible rdemption de l'homme. Habermas
rsume bien les deux lignes doctrinales qui mnent au refus du monde. On reconnatra
d'abord le christianisme et le judasme, ensuite le bouddhisme et l'hindouisme :
[...] est requise une structure d'images du monde, qui dvalue le monde soit comme un ici-bas historiquement phmre, oppos l'au-del du Dieu crateur, soit comme une devanture purement phnomnale oppose au fondement de l'essence des choses, mais qui, dans tous les cas, situe le point de rfrence de la recherche individuelle du salut dans une ralit derrire le monde dchue de l'apparence 15.
Le judo-christianisme prsente un dualisme vertical qui oppose le monde transcendant
de Dieu, un monde essentiel et intemporel, au monde immanent de la vie terrestre, un
monde inessentiel et passager. Toujours sous une lecture dualiste du monde qui conduit
sa ngation, le bouddhisme et l'hindouisme se figurent un ordre cosmique de vrit, de
fondement immuable dcouvrir derrire la couche immdiatement sensible du monde
de l'apparence. On pourrait l'appeler dualisme de profondeur.
2- Les religions et la rationalisation culturelle
a) Les indices de la rationalisation : dsenchantement et systmatisation
Selon Weber, le degr de rationalisation d'une religion se mesure en observant
deux critres. C'est d'abord le degr auquel elle s'est dpouille de la magie. C'est
ensuite le degr de systmaticit auquel elle a port le rapport entre Dieu et le monde, et
par suite, la relation proprement thique au monde . Ce sont bien sr, et Weber le
prcise lui-mme, deux critres en relation interne d'influence.
Le premier critre value, selon le niveau de dsenchantement, la possibilit
d'action transformatrice sur le monde. Parce que la magie influence grandement la
conduite pratique de vie, elle vient limiter le pouvoir d'action sur le monde qu'on attribue
15 Habermas, Jiirgen, Thorie de l'agir communicationnel (Tome 1 ) [ 1981 ], Fayard, 1987, p. 182. 16We/w,p.218.
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l'homme. C'est la puissance magique des choses de la nature qui transforme le monde,
l'homme est personnellement impuissant. Dans les mots de Habermas : Le monde de la
reprsentation magique entrave une attitude pragmatique l'gard des innovations
techniques, de la croissance conomique, etc. 17 Les rituels magiques occupent la place
de ce qui deviendra l'intervention technique. Au lieu de se porter l'action dans le
monde immanent, l'homme interpelle les forces magiques actives de son jardin enchant.
D'autre part, le critre de systmaticit concerne le rapport entre Dieu et le
monde. Voici comment Habermas explique ce critre : Toute attitude l'gard du
monde exprime une rationalisation, dans la mesure o, de faon unitaire et unifiante, elle
vise la nature et la socit dans leur entier, prsupposant par l un concept systmatique
du monde [...] qui, dans un sens monothiste ou cosmologique, rfre un point unique t o
la multiplicit des phnomnes . On mesure donc la rationalit d'une image
mtaphysico-religieuse, par sa capacit de ramener le monde l'unit principielle
(fondement de l'tre ou Dieu crateur). La diversit de l'exprience tend plus ou moins
vers un seul principe thorique.
Or, comme on l'a dj mentionn, Weber ne s'intressera pas la systmaticit
thorique des religions pour elle-mme, mais bien sa porte pratique, l'attitude
thique qui s'y dgage. Le dsenchantement du monde religieux ouvre la voie la
rationalisation, qui prend toute son importance, selon Weber, dans l'thicisation du
monde qu'elle produit. Nous allons maintenant aborder la structure religieuse qui a pu
amener son paroxysme l'thicisation du monde par une systmatisation pratique
attache au dsenchantement du monde.
b) La perspective morale-pratique de la rationalisation chez Weber
Parmi les caractristiques des religions prcdemment exposes (reprsentation du
divin, valuation du monde), Weber va faire ressortir celles qui favorisent l'thicisation
du monde. Pour que progresse F objectivation thique du monde, il faut que l'image
religieuse dgage le monde comme lieu de l'action pratique oriente, avant tout autre
aspect valuatif, vers la confirmation thique.
17 Idem. n Idem, p. 2\9.
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Ainsi constitue, Weber voit la ngation du monde comme un moteur essentiel
l'thique rationnelle. L'attitude religieuse de refus du monde d'ici-bas favorise une
dualit nettement marque entre un Dieu et le monde matriel. On se reprsente un
monde divin, o rgne l'ide du bien et du bonheur, partir duquel on juge comme son
oppos le monde physique, i.e. comme lieu du mal et du malheur. Autrement dit, le
monde des phnomnes, auquel l'homme appartient du point de vue charnel, s'oppose
un monde divin du bien destin l'me juste. Il voit l'apoge de cette attitude ngative
propice la rationalit thique dans les religions du salut. Weber le mentionne dans ce
passage : Les religions du Sauveur et les religions prophtiques [...] vivaient [...] dans
un rapport de tension permanent vis--vis du monde et de ses ordres. Et cela, d'autant
plus qu'elles taient proprement des religions de la rdemption 19. Le monde dvalu
devient une plateforme thique. L'agir pratique dans le tangible est d'autant plus propice
au jugement moral que le monde sensible contraste avec la conception du monde divin.
La sublimation de l'homme est confirmer, et mme plus, mriter pendant son
appartenance temporaire au monde de la souffrance. Ds lors, le dfi pratique que peut
porter une attitude thico-religieuse est de raliser ici-bas un monde rgi par les normes
morales religieuses. La vie pratique alimente l'interprtation thico-religieuse : l'action
peut tre moralement bonne, mais le sujet agissant peut aussi corrompre la volont
divine.
La ngation du monde est vue comme un moteur essentiel pour la rationalisation
d'un point de vue thique, toutefois, ce n'est pas une caractristique religieuse suffisante.
La ngation est essentielle mais non suffisante, et cela Weber le dmontre par l'exemple
des religions indiennes telles que le bouddhisme et l'hindouisme qui, comme on l'a vu,
propose une image du monde d'emble trs ngative, sans toutefois gnrer une attitude
et un potentiel de rationalit thique lev. En effet, l'attitude prconise par ces religions
face au monde de la souffrance, le monde de la durkha en sanscrit, est celle du retrait
dans la mditation. Les fidles recherchent, dans la mditation, le noble chemin octuple
qui se rsumerait vulgairement en une qute gnrale de la temprance. La passivit
pratique de cette approche thique est patente; il n'est donc pas tonnant que Weber n'y
ait pas vu un systme effectif de transformation du monde.
19 Idem, p. 220.
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Ainsi, une ngation du monde ne va pas ncessairement de pair avec une attitude
pratique sur le monde. la ngation du monde doit se joindre une image de l'homme
comme instrument de la volont d'un dieu transcendant pour mener ce que Weber
appelle une forme asctique de recherche active du salut. Autrement, dans une vision de
l'homme comme simple rceptacle passif de l'essence divine immanente, on tend plutt
vers une forme contemplative de la recherche mystique du salut, ce qui est trs limit eu
gard la vie pratique, voire presque totalement effac de l'intervention transformatrice.
Donc la ngation a produit ou une fuite mystique du monde, ou bien une force thique de
conduite de vie active l'intrieur du monde. En rsumant l'aide des propos mmes de
Weber, disons que le rejet catgorique du monde peut prendre deux formes : d'une part,
la dtention contemplative du salut par la mystique, dtention qui veut signifier un
avoir , non pas un agir, et o l'individu n'est pas l'instrument, mais le rceptacle
de la divinit. L'agir dans le monde ne peut donc apparatre que comme une menace
pesant sur le domaine foncirement irrationnel et extra mondain du salut 20. Et de
manire encore plus succincte avec Habermas : Le mystique se confirme en se retirant
du monde, l'ascse en agissant dans le monde .
Cela signifie que, dans le portrait de la sociologie des religions de Weber, c'est
la croise du thocentrisme et du jugement ngatif du monde que peut se dployer son
plein potentiel l'thicisation du monde. Un croisement des facteurs qui se rencontre dans
le judo-christianisme.
Par ailleurs, Weber tablit, en tudiant les courants religieux de la Chine, qu'une
affirmation religieuse du monde exclut une rationalisation thique. Une attitude pratique
strictement oriente vers une adaptation au monde dans lequel un ordre bnfique
prexiste ne motive pas une action rationnelle de transformation des choses. L'homme
doit plutt, par sa capacit d'adaptation, entrer en symbiose avec l'ordre du monde.
Weber dit : Ce qui fait dfaut, tout comme chez les anciens grecs, c'est tout ancrage
transcendant de l'thique, toute scission entre les commandements d'un dieu supra
mondain et un monde cr, tout centrage sur un objectif atteindre, situ dans l'au-del,
20 Idem, p. 221. 21 Idem.
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et toute conception d'un radical . En outre, il mettra l'accent sur le fait que le
confucianisme et le taosme prservent, dans leur doctrine respective, une dimension
fortement magique qui prend gnralement forme dans des cultes vous aux anctres et
aux hros historiques. Ainsi accable d'une forte dimension d'enchantement, la
rationalit pratique se trouve contrainte. Cependant, les tudes historiques de J. Needham
montrent au contraire que, du Ier sicle avant J.-C. jusqu'au XVe sicle aprs J.-C, la
Chine tait en avance sur tout l'Occident sur le plan du savoir thorique et pratique, ce
qui ne colle pas au schma des caractristiques de la rationalit thique de Weber. C'est
chez Habermas que nous trouverons une rponse cette incongruit. Il faudra ajouter
l'impact sur la pratique de la rationalisation cognitive.
c) La perspective cognitive-instrumentale de la rationalisation chez
Habermas
Pris dans une analyse culturellement trop univoque, trop concentre sur l'aspect
moral-pratique, Weber aurait nglig le rle de la rationalit cognitive-instrumentale que
portent certaines religions et la philosophie grecque. C'est pourquoi il n'a pas vu que,
dfaut d'accentuer un dualisme thique, l'attitude apprciative du monde, stimule par les
religions chinoises et la philosophie grecque, gnre un dualisme cognitif immanent qui
objective le monde selon les aspects de l'tre et du devenir. Le potentiel de rationalit
pratique reste immense car le monde concret de l'tant est repris sous des principes
physiques qui collent aux phnomnes et qui servent ensuite la matrise des besoins
matriels. C'est ce que montra la science chinoise d'antan, trs avance techniquement
pour son temps. Si cette science orientale plafonna dans une certaine satisfaction des
besoins matriels, des besoins qui, jusqu'alors, motivaient son progrs, en revanche, en
Occident, il y aura rencontre entre la mtaphysique grecque et l'image religieuse judo-
chrtienne qui fera natre une nouvelle puissance rationnelle.
En effet, ce point de jonction mtaphysico-religieux sera capital pour l'emprise de
l'homme occidental sur son environnement. Leur exercice thorique tant strictement
coll aux besoins, on dira que les religions chinoises rpandent une vie active
d'adaptation au monde. Quand l'affirmation du monde cosmologico-mtaphysique qui
22 Idem, p. 222.
21
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caractrise la pense grecque, elle sera oriente vers une vie contemplative, ds lors
passive. Le bios theoreticos adopt par les philosophes grecs a permis de pousser plus
loin qu'en Chine l'unification systmatique du monde ontique (sous la perspective de
l'tre et du devenir), puisqu'elle valait pour elle-mme, loin des intrts pratiques et
toujours motive par les nouvelles questions que suscite l'observation du monde et sa
reprsentation thorique. Plus l'intervention instrumentale dans les processus
empiriques tait spare de l'interprtation thorique de ces processus, plus l'individu
pouvait systmatiser de faon rigoureuse ses relations au monde vcu, dit Habermas,
cette fois dans les perspectives abstraites d'un ordre cosmologique et mtaphysique dont
les lois fournissent le support de tous les phnomnes sans exception 23.
On comprend mieux maintenant pourquoi Habermas a tenu ajouter la dnomination
mtaphysique l'image occidentale du monde, alors que Weber en restait l'aspect
religieux. Il fallait raccorder l'apport cognitif de la philosophie grecque.
3- Le passage de la rationalisation culturelle la rationalisation de la
personnalit et de la socit
Rappelons que les images mtaphysico-religieuses, au fur d'un dsenchantement
progressif, oprent une unification systmatique de la rationalit culturelle. Ce sont des
images riches en rponses face aux diverses interrogations sur le sens. Elles posent,
chacune leur manire, un point nodal o se joignent sous un seul principe fondamental
les sphres de validit cognitive-instrumentale, morale-pratique et esthtique-expressive.
D'autre part, l'explication par Weber du paroxysme de la raison moderne dans la
Zweckrationalitt suit le processus progressif de dsenchantement du monde. Un
processus qui aboutira un clatement du noyau unitaire mtaphysico-religieux de la
rationalit culturelle.
Cela signifie que le dsenchantement du monde a permis, dans un premier temps,
une unification systmatique pour ensuite produire un clatement des images
mtaphysico-religieuses du monde en trois sphres de valeurs diffrencies. Au point o
nous en sommes dans notre exploration de la lecture habermasienne de Weber, nous
devons comprendre comment l'unit culturelle garantie par un seul principe (Dieu, tre,
23 Idem, p. 226.
22
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nature, etc.) a pu clater en sphres autonomes de validit. Certes, les images du monde
de la mtaphysique grecque et celle religieuse du judo-christianisme accentuaient une
seule attitude axiologique, soit respectivement contemplative ou rdemptrice. Mais elles
rpondaient tout de mme des autres sphres de validit par un principe unifiant. Cette
transition entre la tradition mtaphysico-religieuse et la pense moderne parat d'autant
plus problmatique que son scheme de pense unifiant tait exempt de forces critiques
argumentatives. Or, pour franchir cette barrire, rpond Habermas, il faut tout d'abord
une gnralisation du niveau d'apprentissage, atteint avec la conceptualit des images
religieuses-mtaphysiques du monde; il faut donc une application consquente, aux
domaines profanes de la vie et de l'exprience, des manires de pense conquises
travers la rationalisation thique et cognitive . Pour que se dveloppe la
comprhension du monde dcentre, il a fallu que la rationalit pratique, porte par les
images unifiantes du monde, se rpande parmi les ordres de vie mondains et quotidiens,
pour qu'ensuite elle se scularise, c'est--dire qu'elle se dissocie de son principe
d'origine. Weber verra ce chemin vers la scularisation de la vie pratique dans l'ordre de
la conduite mthodique rationnelle de l'thique protestante de type calviniste.
a) Le puritanisme, point final du dsenchantement
Selon les tudes de Weber, le dsenchantement trouvait son aboutissement dans le
puritanisme, forme la plus extrme des prceptes de l'thique protestante : Ainsi, dans l'histoire des religions, trouvait son point final ce vaste processus de dsenchantement du monde qui [...] rejetait tous les moyens magiques d'atteindre au salut comme autant de superstitions et de sacrilges. Le puritain authentique allait jusqu' rejeter tout soupon de crmonie religieuse au bord de la tombe; il enterrait ses proches sans chant ni musique, afin que ne risqut de transparatre aucune superstition , aucun crdit en l'efficacit salutaire de pratiques magico-sacramentelles 25.
24 Idem, p. 227. 25 Weber Max, L'thiqueprotestante et l'esprit du capitalisme, Pion, Paris, 1967, p. 122; Que Weber prenne l'exemple de la mise en spulture sans crmonie religieuse, pour souligner, en quelque sorte, l'aboutissement du dsenchantement du monde est particulirement significatif, puisque de nombreux anthropologues attribuent, aux premires spultures, les touts premiers signes religieux attests. Peut-tre que le premier lieu de rituels, referents un monde enchant, serait aussi le tout dernier, en tre dpouill. L'apparition de la religion est souvent associe aux premires spultures. On suppose en effet que l'enterrement des morts et des offrandes associes atteste d'une conception de l'au-del , Dortier, Jean-Franois, L'homme, cet trange animal..., Sciences humaines ditions, 2004, p. 301. De nombreuses
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Cette doctrine rigoriste outrepasse, dans la tradition chrtienne, le degr de
dsenchantement du catholicisme parce qu'elle a vacu les pratiques sacramentelles de
salut opres par le prtre, une sorte de relve aux rites des sorciers d'antan. En effet,
dans le catholicisme, on compense l'imperfection humaine par la magie dont le prtre a le
pouvoir : On pouvait se tourner vers lui dans le repentir et la contrition, dit Weber; en
administrant les sacrements il dispensait le rachat, l'espoir de la grce, la certitude du
pardon, assurant par l la dcharge de cette monstrueuse tension [...] 26. Or, rien de tel
dans le puritanisme, l'individu ne peut gure procder, par une quelconque forme de
magie, une rmission de ses pchs, un blanchiment des taches de son pass, un
dchargement de ses fautes. La mallabilit de la grce du Dieu catholique est radique
par le Dieu des puritains. Weber le rappelle clairement dans ce passage : Le Dieu du
calvinisme rclamait non pas des bonnes uvres isoles, mais une vie tout entire de
bonnes uvres riges en systme. Pas question du va-et-vient catholique,
authentiquement humain, entre pch, repentir, pnitence, absolution, suivis derechef du
pch . Pour le puritain, l'uvre est un tout indissociable de ses moments les plus
sombres. La vie tout entire est le signe de la grce ou de la disgrce de Dieu et cela
dfinitivement. L'enjeu est donc en tout moment crucial face l'thique salutaire puisque
aucune sorcellerie ne permettra de ramener un tat de grce au mortel. On a vacu de
l'thique toute forme de magie rdemptrice, consquemment, on a attribu plus de poids
l'agir rationnel en valeur, une thique religieuse de la conviction qui pntre le
moindre petit lment de la vie pratique quotidienne. Elle devient une entire manire de
vivre. D'ailleurs, cette tendance inclusive de l'thique protestante ira jusqu' embrasser
le domaine social du travail selon une perspective de salut. Le protestantisme motivera
l'esprit du capitalisme, une tape majeure vers l'institutionnalisation de la rationalit
instrumentale dans la socit.
traces de rituels funraires sont releves dans les fouilles archologiques de tombes nandertaliennes, certaines datant jusqu' environ 100 000 ans. Le corps est protg contre les prdateurs, le squelette a t plac en position trs prcise, des offrandes accompagnant le dfunt, sont autant de signes dont On n'a imagin aucune raison autre que religieuse pour expliquer une telle pratique mortuaire , Idem, p. 303.
26 Idem, p. 144. 27 Idem, p. 145.
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b) L'thique protestante de la vocation et l'esprit du capitalisme
Lorsque Weber fait l'analyse du lien entre le protestantisme asctique et ce qu'il
appelle l'esprit du capitalisme, il se base, entre autres, sur les crits de Richard Baxter.
Cet auteur s'inscrit dans la branche de l'thique puritaine drive du calvinisme. C'est
l'exemple qui porte les consquences les plus radicales du fondement de la vocation
(Beruf) parmi le protestantisme asctique en gnral. Il s'agira essentiellement dans ce
qui va suivre de comprendre les diffrents lments de cette citation de Weber :
[...] l'valuation religieuse du travail sans relche, continu, systmatique, dans une profession sculire, comme moyen asctique le plus lev et la fois preuve la plus sre, la plus vidente de rgnration et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l'expansion de cette conception de la vie que nous avons appele, ici, l'esprit du capitalisme 28.
Nous verrons que l'thique calviniste est une plateforme idale pour propulser la
rationalisation conomique. Autrement dit, le calviniste pouse, via une thique de la
conviction, un mode de vie personnelle et sociale capitaliste. Pour le protestant, le succs
dans le mtier est la confirmation d'un tat de grce.
Conformment la doctrine chrtienne, dans la pense protestante du calvinisme,
on considre que doit rgner l'autorit divine dans le monde. Ainsi, en tant qu'tre actif
de ce monde et instrument de la gloire divine, l'homme a le devoir moral face Dieu de
rpondre ses commandements et de les perptrer : Mais Dieu veut l'efficacit sociale
du chrtien, car il entend que la vie sociale soit conforme ses commandements et
qu'elle soit organise cette fin. L'activit sociale du calviniste se droule purement in
majorem Dei gloriam. D'o il suit que l'activit professionnelle, laquelle est au service
de la vie terrestre de la communaut, participe aussi de ce caractre . C'est dans cette
interprtation prcise du rle social de l'homme, en fonction de la volont de Dieu, qu'on
peut parler d'une thique de la vocation favorable l'esprit du capitalisme. Et cela passe
essentiellement par une rorientation dans le travail du dogme de l'amour du prochain.
En effet, pour les puritains, l'expression par excellence de l'amour du prochain est
d'exercer dans la socit, au meilleur de soi-mme, sa profession telle que voulue et
28 Idem, p. 236. 29 Idem, p. 128.
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dtermine par Dieu. L'uvre est troitement lie au travail puisque c'est dans ce champ
d'activit que l'homme peut augmenter la puissance de Dieu sur terre. L'univers de sens
religieux endosse les moyens qu'offre la raison pour augmenter la productivit et
l'efficacit dans le travail. Plus encore, la confirmation du salut personnel dpend
troitement du succs de son activit professionnelle comme vocation. Il faut assurer au
meilleur de soi-mme sa vocation professionnelle pour le bien divin et du fait mme pour
signer sa propre sublimation.
La liaison entre l'thique protestante et son institutionnalisation sociale se trouve
dans l'asctisme30 comme conduite de vie mthodique-rationnelle. C'est dans le rapport
la richesse que l'asctisme prend son sens. Voici l'interprtation nuance de la richesse
selon la confession calviniste. D'abord, conformment aux textes bibliques, la richesse
reprsente en tant que tel un danger car elle est attirante pour le bien-tre matriel, mais
n'offre aucun sens moral en soi. Il y a un grand risque de se perdre, car la recherche de la
richesse matrielle comme finalit au travail est une maldiction. Cependant, ce n'est pas
la possession de la richesse qui est le problme moral, mais le danger qui en dcoule.
Celui de gaspiller son temps une fois la richesse matrielle acquise comme stricte finalit
du travail. Autrement dit, c'est l'oisivet, le repos dans la possession, la jouissance de la
chair qui finalement dtournent du principal but thique du travail; la vie sainte dans
l'augmentation de la gloire de Dieu dans l'uvre. Le puritain doit faire la besogne de
celui qui l'a envoy, aussi longtemps que dure le jour [Jean IX, 4]. Il ne faut pas perdre
son temps, c'est le pire des pchs. L'accumulation de la richesse n'est donc pas un mal
en soi lorsqu'elle est le fruit d'un labeur rationnel, dur et constant dans son mtier.
30 Qu'est-ce que l'asctisme? L'tymologie du mot renvoie au grec asksis (o^eiv) qui signifie exercice. Andr Lalande propose la dfinition suivante : Mthode morale consistant ne tenir aucun compte du plaisir et de la douleur, et satisfaire le moins possible les instincts de la vie animale et les tendances naturelles de la sensibilit . C'est dans un sens proche de son tymologie que la doctrine puritaine reprendra le terme. Et non pas dans un sens souvent associ la morale religieuse o on recherche principalement la douleur comme expiation ou mortification, juge utile au progrs de l'me, et agrable Dieu (Lalande). Weber prcise la dfinition, pour les puritains : L'asctisme tait devenu une mthode de conduite rationnelle visant surmonter le status naturae, soustraire l'homme la puissance des instincts, le librer de sa dpendance l'gard du monde et de la nature, afin de le subordonner la suprmatie d'une volont prmdite et de soumettre ses actions un contrle [Selbstkontrolle] permanent et un examen consciencieux de leur porte thique (L'thiqueprotestante et l'esprit du capitalisme, op. cit., p. 236.) C'est donc avant tout une mthode de faonnement systmatique et rationnelle de la vie morale tout entire.
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La possibilit de basculer dans ce qui est vu comme mal, par la tentation du repos
et de la consommation matrielle, rend perverse la richesse. Ds lors, la valorisation
thique de la profession fait apparatre l'investissement conomique comme consquence
de l'asctisme, et du fait mme comme encouragement l'esprit du capitalisme. Weber le
mentionne dans ces mots : Si pareil frein de la consommation s'unit pareille poursuite
dbride du gain, le rsultat pratique va de soi : le capital se forme par l'pargne force
asctique. Il est clair que les obstacles qui s'opposaient la consommation des biens
acquis favorisaient leur emploi productif en tant que capital investir 31. Cette
rorientation de la richesse dans l'investissement constitue, en quelque sorte, un thos
spcifiquement bourgeois, la bonne conscience de faire de l'argent. Consquemment,
l'esprit du capitalisme trouve dans l'asctisme des puritains un tremplin sans pareil.
c) La Zweckrationalitt institutionnalise dans l'entreprise capitaliste et
l'Etat moderne
On l'a dit, Weber voit dans l'entreprise capitaliste et l'tat moderne les deux
instances sociales par excellence du phnomne de la rationalisation formelle. La
Zweckrationalitt a atteint sa plus grande force structurante dans la socit par ces deux
modles institutionnels. C'est d'une manire tout fait contingente qu'historiquement les
conditions culturelles rendant possible la naissance de l'esprit du capitalisme se sont
rencontres en Occident. Plus prcisment, cela a pu se produire dans le nord de l'Europe
o les sectes protestantes ont permis d'ancrer dans une thique de la conviction la
motivation professionnelle et les institutions orientes vers le succs. Ce contexte
particulier, dont Weber insiste pour dire qu'il aurait pu ne jamais exister, a rpandu dans
la mondanit une conduite de vie qu'il nomme mthodique . Mthodique
essentiellement parce qu'il y a rification de la sphre professionnelle, i.e. qu'elle est
segmente et rehausse moralement. Voici brivement le modle de rationalit
institutionnelle que cela rend possible.
Weber relve quatre caractristiques constitutives de l'institutionnalisation de la
rationalit par rapport une fin : a) les orientations d'action rationnelles, par rapport
une fin, du ct des forces de travail, insres dans un procs de production planifi; b)
31 Idem, p. 237.
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un environnement conomique calculable pour l'entrepreneur capitaliste, en ce qui
concerne les marchs des biens, du capital, du travail [...] . Ces deux premires
caractristiques impliquent l'obligation pour tous les membres de l'organisation, autant la
direction que les employs, d'agir rationnellement par rapport une fin. L'effort de
chacun doit permettre d'atteindre efficacement les buts fixs comme raison d'tre de
l'organisation, par exemple fabriquer des chaussures ou encore percevoir les impts.
Ensuite, la planification cohrente de la production peut se faire seulement en concentrant
les moyens matriels de l'organisation entre les mains d'une seule personne. Ce chef qui
prend les dcisions afin d'assurer le bon fonctionnement de l'organisation procde par
calcul, ce que lui permet la concentration des moyens. Il peut valuer toutes les
ressources disponibles afin de prendre les dcisions optimales dans la distribution de ces
ressources en vue des buts fixs. Les moyens sont concentrs pour unifier l'orientation
vers les objectifs. Il faut une cohrence globale laquelle participe chaque sphre de
l'organisation. Le chef dcide et le travailleur de son ct est impuissant au point de vue
structurant, mais est fonctionnellement programm, sa ligne d'action est clairement
dfinie par en haut pour maximiser la productivit.
Les deux autres caractristiques concernent le milieu extrieur dans lequel volue
l'institution : c) un systme de droit et une administration d'Etat qui peuvent garantir
cette possibilit de calcul; et pour ce faire d) un appareil d'tat qui sanctionne le droit et
institutionnalise pour sa part, les orientations rationnelles par rapport une fin, dans
l'administration publique. Autrement dit, le milieu juridique et administratif dans lequel
l'entreprise capitaliste s'insre doit tre rationalis. Cela signifie notamment pour
l'entrepreneur que les diffrents facteurs influents dans son environnement seront
calculables et prvisibles. a revient dire qu'il doit y avoir une correspondance entre la
rationalisation des entreprises capitalistes, celle du juridique et celle de l'tat o elle
s'enregistre. Weber le prcise ici :
Le progrs en direction de l'tat bureaucratique jugeant et administrant suivant le droit rationnellement dict et la rglementation rationnellement conue est li troitement au dveloppement capitaliste moderne. Le capitalisme moderne repose essentiellement sur le calcul. Il a besoin pour exister d'une justice et d'une administration dont, en principe du
32 Habermas Jurgen, Thorie de l'agir communicationnel (Tome 1 ) [ 1981 ], Fayard, 1987, p. 230.
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moins, le fonctionnement pourrait, d'aprs les normes gnrales bien tablies, tre calcul aussi rationnellement que l'on calcule le rendement prvisible d'une machine 33.
D. La chape d'acier trempe et le nouveau polythisme des
valeurs
1- L'autodestruction des fondements thiques de la raison instrumentale
a) Weber et l'effondrement de l'thique dans la modernit
partir de la tradition judo-chrtienne en affinit avec la rationalisation,
l'thique protestante a produit, sur le plan des ides, la base motivationnelle qui a permis
l'mergence, l'expansion et finalement la prminence de la Zweckrationalitt. Weber
propose la thse qu'une fois solidement tablie, la raison par rapport une fin se dtache
progressivement de sa dpendance initiale la morale. La Wertrationalitt diminue en
importance dans la coordination sociale de l'action. Weber va mme dire qu'elle a cr
les conditions de son autodestruction. Pour Weber, la raison instrumentale sera
tentaculaire dans la modernit, elle tend rompre avec ses origines en relguant au
second plan la sphre morale de l'existence. Avant d'aborder quelques rserves sur cette
thse de Weber, Habermas la prsente comme suit : Weber croit que les sous-systmes d'activit rationnelle par rapport une fin forment un environnement destructeur pour l'thique protestante [...]. La rationalit morale-pratique de l'thique de la conviction ne peut tre elle-mme institutionnalise dans la socit dont elle rend possible le dmarrage. plus long terme elle est au contraire remplace par un utilitarisme qui doit beaucoup une rinterprtation empiriste de la morale, notamment une valorisation pseudo-morale de la rationalit des moyens en vue d'une fin, et qui n'a plus de relation interne la sphre morale des valeurs 34.
Un tel effondrement en importance de l'ancrage moral dans la rationalit de l'action, la suite duquel domine un dvouement cognitif-instrumental, fait en sorte que l'instabilit guette en permanence la modernit. Dans cette ligne, l'approche explicative d'un monde vu comme un cosmos de causalit naturelle charme davantage la raison moderne que les
33 Idem, p. 230. 34 Idem, p. 240.
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anciennes images mtaphysiques et religieuses. C'est pourquoi la science trouvera
s'institutionnaliser bien plus facilement que ne le pourront les survivances thiques.
Nanmoins, elle laissera vacant un lot de questions fondamentales du domaine moral-
pratique qui alimentera l'onde de choc de l'instabilit sociale. Voici un passage o Weber
prsente brivement sa thse :
Tandis que l'ascse entreprenait de transformer le monde et d'exercer son efficace en lui, les biens extrieurs de ce monde prirent sur l'homme un pouvoir croissant et finalement inluctable, comme jamais auparavant dans l'histoire. Aujourd'hui, l'esprit de l'asctisme religieux s'est chapp - est-ce dfinitivement, qui sait? - de ce carcan. En tout cas, le capitalisme triomphant n'a plus besoin de ce soutien, depuis qu'il repose sur un fondement mcanique 35.
Le devoir d'accomplir son travail professionnel reste au cur des proccupations de
l'homme moderne mme si la racine thique fondant auparavant ce devoir est morte. Seul
son spectre survit dira Weber. Le travail, notre poque conomique, n'est ni accompli
au nom de valeurs spirituelles ou culturelles, ni pour une stricte ncessit de
conservation. Weber dira que l'individu renonce, en gnral, le justifier. Du moins plus
profondment que par le pouvoir matriel et social qui en dcoule, pourrait-on ajouter.
b) Habermas et la possibilit d'une thique laque dans la modernit
propos de cette thse de Weber, deux choses laisseront Habermas perplexe.
D'une part, empiriquement on peut dmontrer, et c'est ce qu'a fait Bernhard Groethuyen
en 1927, qu'une conscience morale scularise, rgie par des principes, s'est maintenue
dans la bourgeoisie franaise au XVII-XVIIIe sicle. Cela signifie qu'une thique de la
conviction, contrairement ce que prtend Weber, peut persister sans fondements
religieux. Un ordre de vie dsenchant et dcentr apparatrait donc empiriquement
viable pour une thique de la conviction.
D'autre part, toujours contre Weber, sur le plan thorique, la ncessit d'un socle
religieux la rationalit axiologique ne fait gure vidence pour Habermas. En effet, si la
rationalisation a entran la diffrenciation d'une sphre de valeurs morale-pratique
autonome, alors il va de soi, thoriquement, que puisse s'exercer dans la socit une
forme de rationalit thique malgr l'effondrement de son ancrage religieux d'antan.
35 Idem, p. 258.
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D'ailleurs, les thiques philosophiques profanes de la modernit (kantiennes, de droit
naturel, utilitaristes) tendent en ce sens. L'instabilit que constate Weber, Habermas ne la
niera pas pour autant, mais il l'associera au problme d'une colonisation systmique du
monde vcu. Nous reviendrons sur ce point dans notre quatrime chapitre.
2- La thse de la perte de sens
a) Weber et le nouveau polythisme des valeurs
Un nouveau polythisme des valeurs marque la modernit. C'est la formulation
qu'emploie Weber pour souligner sa thse de la perte de sens. L'clatement des principes
symboliques unifiants de l'ancienne raison substantielle a conduit un pluralisme
d'interprtations culturelles de l'action. Cette dsagrgation des images du monde en
sphres culturelles de valeur diffrencies et autonomes fait natre de virulents conflits de
perspectives symboliques. Il n'y a plus de hirarchie absolue des valeurs qui ramifie la
sphre sociale thorique et pratique. Le relativisme moral compose la structure moderne
de conscience. Ds lors, il y a lutte des valeurs les unes contre les autres, rsultat d'une
perte de sens dans le monde social d'activits. En effet, la rencontre simultane de
critres culturels abstraits (vrit, justesse normative, beaut et authenticit), en un seul
lieu de rationalisation sociale, engendre des tensions entre diffrentes attitudes. En
fonction de la prtention la validit prconise, une attitude particulire sera favorise
eu gard chacun des concepts formels de monde : objectif, social et subjectif. Il y a
donc permutation possible de l'attitude de l'acteur entre objectivante, expressive et
conforme aux normes, dans sa relation au trois concepts formels de monde. D'ailleurs,
Habermas a construit un tableau, que nous avons reproduit plus bas, o s'entrecoupe
chacune des attitudes par rapport chacun des concepts de monde.
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Tableau 1. Relations p ragmatiques-formelles36
Mondes
Attitudes fondamentales 1. Objectif 2. Social 3. Subjectif
1. Objectivante Rapport cognitif-instrumental Relation cognitive-
stratgique Autocomprhension
objectivante
2. Conforme aux normes
Rapport moral-esthtique
l'environnement non objectiv
Relation obligatoire Autocomprhension sanctionnante
3. Expressive
Rapport moral-esthtique
l'environnement non objectiv Auto-mise en scne Autocomprhension sensitive-spontane
Nous ne discuterons pas en dtails du contenu de ce tableau ici, nous nous en
tiendrons cette remarque globale : le tableau de Habermas fait voir les nombreuses
approches rationnellement motives pour un mme problme. Autrement dit, il en ressort
qu'un cart d'interprtation culturelle entre les acteurs se traduit, dans la sphre sociale,
en lutte d'orientation de l'action. C'est ainsi que la comprhension dcentre du monde
dstabilise la socit devenue sans signification symbolique commune et immuable. Le
nouveau polythisme est une lutte en finir entre les diffrentes valeurs difies : [...] l'unification thique du monde est devenue aussi irralisable au nom d'une croyance subjective que son unification thorique au nom de la science. Weber voit le signe de l'poque dans le retour un nouveau polythisme, o, certes, le combat des dieux prend la forme dpersonnifie, objective, d'un antagonisme entre des ordres de vie et de valeurs irrconciliables. Le monde rationalis a perdu tout sens, parce que les diffrents ordres de valeur dans le monde sont pris mutuellement dans un combat
insoluble v
b) Habermas et l'unit formelle de sens
Pour Habermas, le diagnostic de Weber du nouveau polythisme des valeurs
comme consquence invitable de la diffrenciation des sphres culturelles de valeur est
36 Idem, p. 248. 37 Idem, p. 257.
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beaucoup trop tranch. Il prsentera plutt un portrait ambivalent de la modernit. Certes
il y a, consquemment la structure moderne de conscience, un pluralisme moral qui
s'installe dans les socits capitalistes avances. Toutefois, cette multiplicit
d'interprtations du sens ne dbouche pas ncessairement sur une lutte des valeurs les
unes contre les autres. Au contraire, malgr l'impossibilit de fonder une rationalit
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