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FASSE FACULTÉ DE SCIENCES SOCIALES ET ÉCONOMIQUES CHAIRE ETHIQUE & FINANCE IRIS CNRS EHESS www.icp.fr/fasse/CEF & PER F ORMATIVITÉ La crise financière a-t-elle quelque chose à dire aux sciences sociales ? De l’expertise à l’espace public. Propositions pour une enquête partagée Michèle Leclerc-Olive IRIS, CNRS-EHESS CAHIER DE RECHERCHE numéro 2011>01

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FASSEFACULTÉ DE SCIENCES SOCIALES

ET ÉCONOMIQUES

CHAIRE ETHIQUE & FINANCE

IRIS

CNRS

EHESS

www.icp.fr/fasse/CEF

& PERFORMATIVITÉ

La crise financière a-t-elle quelque choseà dire aux sciences sociales ?

De l’expertise à l’espace public. Propositions pour une enquête partagée

Michèle Leclerc-OliveIRIS, CNRS-EHESS

CAHIER DE RECHERCHE numéro 2011>01

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LA CRISE FINANCIERE A-T-ELLE QUELQUE CHOSE A DIRE AUX

SCIENCES SOCIALES ? DE L’EXPERTISE A L’ESPACE PUBLIC :

PROPOSITIONS POUR UNE ENQUETE PARTAGEE

Michèle LECLERC!OLIVE

IRIS

CNRS!EHESS

CHAIRE ETHIQUE ET FINANCE

Cahier de recherche /Working papers

N°2011-01

Mars 2011

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LA CRISE FINANCIERE A-T-ELLE QUELQUE

CHOSE A DIRE AUX SCIENCES SOCIALES ?

DE L’EXPERTISE A L’ESPACE PUBLIC :

PROPOSITIONS POUR UNE ENQUETE PARTAGEE

Cet article n’a pas la prétention de proposer une analyse de la crise financière. En dépit du désarroi que suscitent les articles de la plupart des médias, certaines sources accessibles en ligne offrent sinon des clés de compréhension, au moins des données qui permettent de se faire une idée de l’ampleur du phénomène et de ses évolutions possibles. Retenons que pour certains experts, c’est l’ensemble du système de Bretton Woods qui est menacé, voire sur le point de s’effondrer. Sans entrer dans la confrontation entre les discours experts, mais en tenant compte néanmoins de cet arrière-fond, je voudrais aborder quelques questions étroitement liées, qui concernent très directement la communauté scientifique et la sociologie en particulier. En effet, si l’ampleur de la crise est telle que certains chercheurs l’affirment, entraînant non seulement de profonds dégâts sociaux, mais mettant en péril des monnaies nationales, peut-on lui apporter une réponse éthique ? S’il apparaît que la réponse est d’ordre politique, pour formuler une volonté politique claire de reconstruction d’un système plus équitable, ne faut-il pas, en tant que citoyen, veiller à ne pas abandonner ce champ à ces experts qui précisément nous ont conduits à la crise ? En tant que chercheur, ne faut-il pas se demander si cette crise n’a pas aussi quelque chose à nous apprendre, sur le style de sociologie que l’on pratique et plus largement sur l’épistémologie même des sciences sociales ?

Les observations et réflexions qui suivent, par leurs échos mutuels, délimitent un champ de recherche dont les questions, esquissées par ces rapprochements, doit faire l’objet d’un travail interdisciplinaire. Plus exactement, un groupe de chercheurs affiliés à des disciplines diverses (histoire, mathématique, finance, droit, sociologie, économie, épistémologie, philosophie, etc.), pourrait se constituer en « assemblée de citoyens », comme il y en eut pour la bioéthique, et d’autres défis d’intérêt général, voire en « forum hybride1 ». À moins que la

1 M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique,Seuil, 2001. La quatrième de couverture rappelle que ces auteurs refusent la traditionnelle opposition entre spécialistes et profanes, professionnels de la politique et citoyens ordinaires.

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finance internationale ne constitue un champ sacré, plus inaccessible encore que l’effet de serre, le traitement des déchets radioactifs ou le sida ?

La finance islamique, qui connaît aujourd’hui une croissance très élevée2

constitue-t-elle une alternative éthique aux produits financiers « toxiques » que notre système « conventionnel » a générés ? Peut-on échapper à cette mise en débat public au motif que les formations professionnelles offertes à l’avenir aux experts garantiraient la moralisation de ce secteur d’activités ?

Inviter des spécialistes des questions retenues, co-produire des réflexions et trouver les mots permettant à chacun de s’approprier les enjeux de société attachés à la crise « financière » : telle pourrait être la feuille de route de cette assemblée pluridisciplinaire de citoyens-chercheurs.

L’idée qui guide ce travail exploratoire est qu’il ne paraît pas raisonnable de laisser ces questions dans les seules mains des décideurs politiques et économiques, des « experts » ; que des citoyens éclairés peuvent, par les questions qu’ils adressent aux experts, contribuer à la formation d’un savoir partagé et à la formulation de pistes de transformation des dispositifs économiques et financiers qui déterminent en grande partie la vie quotidienne de chacun, en tout cas à la formation d’un débat public.

Cette initiative n’aurait pas été prise si nous avions eu le sentiment que les différentes « écoles » sociologiques qui jusqu’à la crise financière avaient revendiqué une expertise en la matière3, avaient élaboré depuis lors des analyses éclairantes. Malheureusement, à l’inverse, non seulement la crise reste opaque pour une partie importante de la population, mais il semble que ces problématiques ad hoc se trouvent fragilisées sinon franchement disqualifiées par la crise financière actuelle.

L’enquête préliminaire menée ici comporte donc un double aspect. D’une part, il s’agit de décrire et de formuler les enjeux que la crise révèle ; d’autre part il s’agit

2 Les placements boursiers « islamiquement corrects » (Sharia’a compliant) connaissent un véritable « boom », non seulement dans les émirats arabes, au Pakistan et en Malaisie, mais aussi à Londres et à New York. La valeur des actifs islamiques, qui dépasse les 700 milliards de dollars, connaît une croissance estimée entre 10 et 15 % par an. 3 Le réseau international Social Studies of Finance Association créé en 2000, affirmait il y a peu de temps : Le monde complexe de la finance contemporaine dépasse le domaine des sciences économiques. Une compréhension consistante des transformations des marchés financiers, de l’industrie bancaire et du financement des entreprises demande l’intervention de nouvelles approches qui puissent aborder toutes les dimensions de ces phénomènes. Le point de vue sociologique a prouvé la pertinence de ses méthodes et outils sur les marchés financiers. Des travaux récents en sociologie économique, anthropologie culturelle, sciences politiques ou sociologie des sciences et des techniques ont mis en évidence la spécificité des cultures financières. Des contributions en provenance des sciences économiques, comme celles de l’économie institutionnelle, l’école de la régulation ou l’économie des conventions, dialoguent de plus en plus avec ces nouvelles approches. Nous pensons que cette mouvance académique, que nous avons définie avec l’expression « Social Studies of Finance », se constitue avec l’objectif commun de suivre la finance à travers la société.

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d’amorcer un retour critique sur les doctrines sociologiques qui se sont emparées de ce domaine et, prenant à notre compte les recommandations de l’une d’entre elles, d’analyser la dimension performative de ces doctrines : quelle responsabilité épistémologique porte, par exemple, la thèse de Michel Callon selon laquelle la théorie économique est « performative » ?

Un premier chapitre présentera quelques considérations liminaires sur le partage des disciplines, l’expertise et la notion d’assemblée de citoyens qui me paraît offrir le cadre approprié pour une telle réflexion collective.

Le deuxième chapitre fournira quelques repères historiques, conceptuels et scientifiques qui caractérisent le contexte dans lequel se déploie le sujet polymorphe de cette investigation : pétrodollars, produits dérivés et produits financiers « Sharia’a compliant ».

Le troisième chapitre, plus technique – sans excès ! – propose une série d’analyses partielles, historiques et philosophiques sur les probabilités et la finance. Ces analyses convergent en ce qu’elles pointent chacune à leur manière la nécessité d’un espace public de citoyens éclairés qui ne laissent pas aux seuls experts le soin de décider des interventions politiques pour « moraliser » et encadrer le système bancaire et financier.

Enfin, le dernier chapitre reviendra sur la question du politique et abordera le second volet de l’enquête épistémologique : la crise financière a-t-elle quelque chose à dire aux sciences sociales ? Le concept de performativité servira de point de départ à cette réflexion, justifiant a posteriori les chapitres qui précèdent.

I. La finance : une affaire d’experts ?

1) LE PUBLIC ET L’EXPERTISE

Les relations du public avec les questions financières sont au fond paradoxales. Un nouveau style de marchés financiers s'est imposé au cours des années soixante-dix et quatre-vingts. Ces innovations, tant conceptuelles que techniques, ont profondément modifié le monde de la finance et le monde économique. « Même les non-initiés, les personnes les plus éloignées de la Bourse, y ont été confrontés, constate Olivier Godechot. À la fin des années soixante-dix, la Bourse était, pour eux, un univers lointain, séparé et secret, une activité réservée à un petit monde de professionnels fort semblable à celui des notaires. Aujourd'hui, pour le plus grand nombre, les marchés financiers sont devenus étrangement familiers4. » L'auteur souligne par là que la plupart des grands médias, la presse écrite

4 O. Godechot, Les traders. Essai de sociologie des marchés financiers, La découverte, 2001.

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principalement, mais certaines radios également, nous tiennent quotidiennement informés de l’évolution des cours sur les places boursières. Cette proximité quotidienne rend-elle les mécanismes de ces transactions transparents pour les profanes ? Rien n’est moins sûr. Cette transformation est concomitante en effet d'un changement radical dans les outils de calcul utilisés pour décider de ces ventes/achats : c’est grâce à des outils probabilistes sophistiqués (dont l'élaboration valut à ses auteurs le prix d’économie de la banque de Suède) que bien peu de personnes et même d’experts de la finance classique sont capables de manier, et grâce à l'informatisation d'une partie de ces calculs, que ces marchés fonctionnent, même si des marchés aux pratiques plus traditionnelles sont toujours opérationnels. On assiste donc à un phénomène paradoxal puisque les activités des marchés financiers sont à la fois familières, quotidiennes mais opaques.

Par ailleurs, cette opacité est renforcée par l’adhésion de principe de la plupart des scientifiques aux grandes fractures disciplinaires. L’excellence est réputée éminemment spécialisée. Dans le champ de la connaissance, pas ou peu de revendication au droit d’ingérence. Cette conception insulaire des disciplines ne résiste pas à l'analyse historique. Il suffit de s'intéresser aux débats des années vingt pour se rendre compte que « la paix » qui gouverne les relations entre les disciplines a la fragilité de la juxtaposition silencieuse et du repli autiste sur soi, et non la robustesse d'un véritable débat où controverses et énigmes partagées tissent des liens d'amitié solides au-delà des divergences scientifiques. En réponse au canular du physicien Alan Sokal, Shinichi Fujimura répondait que Sokal « ne peut pas s’aventurer dans une discussion des arguments spécifiques et des travaux empiriques dans le domaine des études sociales et culturelles des sciences, parce qu’il ne les comprend pas »5. On lui reproche avant tout « d’avoir brutalement remis en cause, avec son « expérience de physicien », des équilibres instables, des positions fragiles et des dispositifs subtils à travers lesquels se gèrent depuis longtemps les rapports entre sciences de la nature et sciences de l’homme, sciences « dures » et humanités, connaissance scientifique et connaissance idéologique, savoirs d’experts et sens commun, science et politique, rationalité occidentale et cultures traditionnelles, scientisme et idéologies intégristes, disciplines « pures » et spécialités hybrides, etc.6 ». Affirmer que la coexistence entre ces champs relève de la simple courtoisie, dissimule les controverses et débats qui les ont engendrés, nie l’historicité de ces partages et occulte les fécondations réciproques entre ces champs au début du XXème siècle

5 Fujimura, « L’autorité du savoir en question », dans B. Jurdant (dir), Impostures scientifiques. Les malentendus de l’affaire Sokal, La découverte, 1998, p. 10. 6 B. Jurdant, « Introduction », dans B. Jurdant (dir), op. cit. p. 232.

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(pour ne rien dire des siècles antérieurs) 7.

Certes, certains auteurs clament leur volonté de renoncer à ce qu'ils stigmatisent comme « le grand partage » entre nature et société8, en proposant une problématique où humains et non-humains occupent des positions similaires. Mais curieusement, alors qu’elles s’attachent à décrire comment des thèses économiques se concrétisent (et perdurent) dans des pratiques et des dispositifs techniques, ces problématiques sociologiques semblent renoncer à la question réciproque : que signifient les opérations intellectuelles qui conduisent aux modélisations à l’aide desquelles un phénomène social devient un « quasi-objet » ? Comment des systèmes de relations instables – les risques par exemple – sont transformés en « choses », en produits financiers susceptibles d’être évalués, « appréciés » au sens plein du terme ? Les opérations de pricing et de titrisations ont pour conséquence de « chosifier » ce qui, tout en étant réel, n’en est pas pour autant un phénomène dont les mesures présenteraient une cohérence et une stabilité permettant de les traiter comme des quasi-objets9. Ces sociologies ne se préoccupent pas non plus des hypothèses anthropologiques sous-jacentes aux modélisations probabilistes utilisées dans les nouveaux marchés financiers sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

L’absence de volonté d’associer le public aux grands débats que cette crise soulève, se soutient également d’entreprises de relégation du concept d’espace public dans le champ de la philosophie politique. La sortie récente de l’ouvrage de Walter Lippmann, The Phantom Public, publié en 192510, et préfacé à grand bruit par Bruno Latour, mérite en effet l’attention11 en ce qu’elle illustre cette

7 En témoignent par exemple les travaux de G. H. Mead, mais aussi les réflexions sur la « nouvelle biographie », autour de L. Strachey ou V. Woolf. Un exemple parmi d’autres: Mumford Lewis, « The task of Modern Biography », English Journal, 1934, XXIII. « The old-fashioned individual, that creature of reason and sobriety and deliberation, was like the Newtonian universes; the « new » individual, on the other hand, is as difficult to conceive and to explain as is the modern universe of physics. For the sake of practical convenience, the biographer, like the working engineer, is sorely tempted to limit his investigation, so to say, to Euclidean space and Newtonian motion ; but to do this he must ignore the fact that his subject now, in certain relations, behaves like a moving particule, and in certain others like a wave – now he is a rational being, and now an explanation which should assume his continued rationality willthrow the entire picture into the most twisted kind of confusion ». Les sciences physiques servent ici de métaphore, mais chez Mead elles sont prises au sens propre.8 B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006.9 La notion de « chômage » peut être considérée comme un tel quasi-objet qui facilite la formation d’un monde à la fois commun et conflictuel. 10 Le public et ses problèmes, publié en 1927 par John Dewey est considéré le plus souvent comme une réaction à ce texte de Lippmann. Peu cité par les chercheurs qui se réclament du pragmatisme des années vingt, ce dernier fut l’élève de William James et de George Santayana. J. Dewey publia d’ailleurs plusieurs articles dans les colonnes de The New Republic, journal créé par Lippmann en 1914. 11 La première de couverture, en forme d’avis de décès, semble vouloir nous convaincre en effet qu’une période est révolue.

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évolution. La thèse centrale de l’ouvrage est qu’« Il faut remettre le public à sa place, d’une part pour qu’il exerce les pouvoirs qui lui reviennent, mais aussi et peut-être surtout pour libérer chacun d’entre nous de ses mugissements et de ses piétinements de troupeau affolé12. » Certes cette publication enrichit notre compréhension des controverses des années vingt trop souvent négligées. Mais contribuer à la connaissance historique de cette période cruciale pour le monde occidental, n’est sans doute pas l’unique raison de cette traduction tardive. Bruno Latour n’évoque-t-il pas Machiavel pour nous convaincre de l’importance des thèses de Lippmann sur la démocratie ? Elles présentent pour le moins à ses yeux un intérêt égal aux travaux de John Dewey : « Qui a raison de Lippmann ou de Dewey ? L’auteur de ces lignes balance toujours entre les deux. (…) Tous les deux sur la trace de la vérité politique infiniment plus vivace que les traditions dont les Européens ont hérité, parce qu’elle a découvert dans le détail des affaires – les fameux pragmata – le secret de sa possible vérification13 ».

Lippmann soutient « qu’il n’appartient pas au public d’agir. Ni de juger le fond d’un dossier. (…) Ni de manipuler les outils techniques spécifiques nécessaires au traitement d’un dossier », résume Dewey14. À la lumière de la crise financière actuelle, ce point de vue, largement partagé par certains courants de sociologie des sciences (le sociologue doit traiter des énoncés scientifiques ou techniques sans tenir compte de la validité qui leur est reconnue par les scientifiques eux-mêmes) doit peut-être être réexaminé. Ce qui se joue sur ces marchés, et notamment sur les marchés de produits dérivés, n’est-il vraiment compréhensible que par quelques initiés ? Jusqu’à quel point la disjonction entre acteurs experts et spectateurs profanes n’est-elle pas précisément la croyance fondatrice de l’ordre social qui nous est imposé ? Ce champ de la finance mérite d’être « désacralisé ». Un philosophe comme Nassim Nicholas Taleb s’y emploie, mais malheureusement les velléités d’instaurer un réel débat avec « le public » sont rares.

Nicolas Bouleau, dans un article publié en 1998, exprimait ce souhait de réduire « la coupure entre la finance et l’opinion publique ». Convaincu à l’époque des performances de ces nouveaux outils mathématiques au service de la finance – « les marchés dérivés étant des sortes de médias qui expriment beaucoup plus précisément qu’avant les anticipations et les risques15 » – il ne proposait néanmoins que d’améliorer la réputation de ces nouveaux dispositifs. Mais à présent, alors que les perplexités sont multiples, la confiance dans les capacités du

12 W. Lippmann, Le public fantôme, Demopolis, 2008, p. 143. 13 B. Latour, « Préface », dans W. Lippmann, Le public fantôme, Demopolis 2008, p. 44. 14 J. Dewey, « Pratique de la démocratie. Critique du Public fantôme », The New Republic, décembre 1925, dans W. Lippmann, Le public fantôme, Demopolis, 2008, p. 175. 15 N. Bouleau, « Les réticences de l’opinion envers la finance », Esprit, novembre 1998.

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public à comprendre n’est plus d’actualité. La finance islamique aujourd’hui en pleine croissance souhaite à son tour que des vulgarisateurs rendent accessibles au plus grand nombre, les fondements de ces pratiques financières « éthiques ». Daud Vicary Abdullah, directeur de la Asian Finance Bank déclarait récemment : « The sophistication of the audience is not such to be able to pick up the differentiation yet (between conventional and Islamic banking) and we need a lot more people within the industry who can articulate in words of one syllable what the simple building blocks are so people can be educated and understand … There’s still a tendency to get all complicated and talk in Arabic terminology16 ».

Au-delà de ces projets de marketing, aucune proposition ne se fait entendre pour ouvrir des assemblées de citoyens, et les alertes lancées il y a plusieurs années déjà par quelques chercheurs sont restées sans écho. Des mathématiciens comme Benoît Mandelbrot, à l’aide des fractales et ses travaux sur l’aléatoire sauvage, ou N. Taleb, avec la métaphore du cygne noir17, ont en effet dès le début des années 2000 (et même bien avant) montré la grande instabilité des marchés de produits dérivés18. Il conviendrait de comprendre pourquoi la communauté des chercheurs – et le public avec elle – ne semble pas être prête à entendre ces analyses qui ne font que tirer les conséquences des logiques probabilistes elles-mêmes, et à confronter ces modélisations aux observations que l’on peut faire sur les cours des produits financiers.

2) LES FORMATIONS D’EXPERTS

Peut-on se dispenser d’un tel débat public au motif que la formation professionnelle des experts pourrait garantir à l’avenir une compétence politique et morale justifiant que nous leur déléguions le soin de veiller à l’intérêt général ? Une enquête exhaustive et comparative apporterait des éclairages intéressants, notamment sur la question de savoir si la finance islamique tient ses promesses et comment elle assure une formation éthique à ses futurs opérateurs financiers. Ces formations comportent une introduction plus ou moins ambitieuse sur les principes de la Sharia’a relatifs à l’usage de l’argent. Mais il reste à examiner au plus près les contrats tant dans leur logique technique qu’argumentative. La Sharia’a prescrit un partage des risques entre prêteurs et emprunteurs, interdit le

16 D. V. Abdullah, 6th International Islamic Finance Conference, Kuala Lumpur, novembre 2008. 17 B. Mandelbrot et R. Hudson, Une approche fractale des marchés. Risquer, perdre et gagner, Odile Jacob, 2004 ; Nassim Nicholas Taleb, The black Swan. The impact of the Highly Improbable, Random House, New York, 2007, ou Le hasard sauvage. Des marchés boursiers à notre vie : le rôle caché de la chance, Les belles Lettres, 2008. 18 Le style argumentatif de ces travaux est par ailleurs d’une grande fécondité heuristique pour l’ensemble de nos disciplines.

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prêt à intérêt (riba) mais autorise le profit. De nombreux contrats « Sharia’a compliant » sont proposés qui semblent pouvoir se substituer aux produits de la finance conventionnelle, y compris à la plupart des produits dérivés (Allen & Overy, un bureau international d’avocats, propose plusieurs produits de ce type). Nous avons montré ailleurs19 que c’est au cœur même des procédures de base du calcul probabiliste que résident les hypothèses anthropologiques qui, d’un point de vue descriptif, sont éminemment discutables et d’un point de vue performatif, contribuent à l’autonomisation du calcul financier par rapport à toute préoccupation éthique.

Alors qu’en France, les formations aux techniques les plus sophistiquées utilisées sur les marchés des produits dérivés subissent un repli au moins provisoire, la finance islamique connaît à l’inverse un développement qui dépasse les seules sphères hyper spécialisées. L’université Paris Dauphine a annoncé la fermeture (provisoire) du master « 203 », spécialisé dans l’analyse quantitative et le trading, qui, à côté du célèbre master « Probabilité et finance20 » de Nicole El Karoui, formait de nombreux futurs traders et « quants » recherchés pour les marchés de produits dérivés. En revanche, l’École de Management de Strasbourg propose depuis la rentrée 2008 un diplôme universitaire en finance islamique (qui a vocation à devenir un master). Les cours portent sur les marchés financiers, l’assurance, l’immobilier ; à cela s’ajoute une approche de ces thèmes du point de vue de la Sharia’a et l’adaptation des règles du droit français à ces contraintes. Une introduction générale à l’islam, à l’économie islamique et au droit musulman est aussi dispensée. Cette initiative s’appuie sur un important programme de recherche financé par l’ANR, alors N. El Karoui déclarait récemment devoir chercher des financements privés pour soutenir son enseignement et ses recherches21.

Il y a plusieurs années déjà que le réseau des grandes écoles de commerce français s’est engagé dans cette voie.

La Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris a créé en 1996 au Liban l’École Supérieure des Affaires. Installée à Beyrouth, cette institution bénéficie d’un partenariat étroit avec l’ESCP. Cette ESA a contribué à la création en 2006 d’un diplôme en finance islamique reconnu internationalement. « The Islamic Finance Qualification (IFQ) is a ground-breaking qualification that covers Islamic finance from both a technical and Sharia’a perspective, providing the first international benchmark in the area of Islamic finance. » L’ESA a par ailleurs créé une

19 Michèle Leclerc-Olive « Probabilités et formalisations du jugement », in Pierre-Antoine Fabre, Pascale Gruson, Michèle Leclerc-Olive, (éds.), Le sujet absolu. Une confrontation de notre présent aux débats du XVII

e siècle français, Paris, Éditions Jérôme Million, 2007, 291 p. 20 Polytechnique et Paris VI. 21 Janvier 2008. Interview accordée à Tatania Kalouguine.

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Fondation internationale pour la recherche sur la Finance Islamique, Al Mutaqa, dont le principal objectif est de devenir un centre de dialogue et d’interaction entre professeurs-chercheurs et professionnels afin de mener à bien des activités de recherches théoriques et appliquées. C’est en partenariat avec l’institut britannique “Securities and Investment Institute” (SII) que cette fondation a suscité la création de l’IFQ.

L’analyse des systèmes de formation et de leurs évolutions, tant dans leurs ramifications institutionnelles que dans le détail des programmes pédagogiques et de recherche, apporterait des éclairages précieux sur le contexte et les enjeux sociétaux impliqués dans l’évolution des pratiques des marchés financiers. Cette analyse des contenus de formation et des principes éthiques inscrits dans les opérations techniques elles-mêmes, requiert le détour technico-scientifique qui sera esquissé dans le troisième paragraphe. Il convient, préalablement, de rappeler quelques données historiques qui caractérisent le contexte de cette crise financière.

II. Nouveaux produits financiers et innovations épistémologiques

Il n’est pas possible de retracer ici l’histoire détaillée du système financier international depuis les accords de Bretton Woods en 1944. Rappelons seulement que les deux protagonistes de cette conférence étaient John Maynard Keynes (à la tête de la délégation britannique) et Harry Dexter White, assistant au secrétaire au Trésor des États-Unis. Le plan de Keynes prévoyait un système monétaire mondial basé sur une unité de réserve non nationale, le bancor. Mais ce fut la proposition de White qui prévalut, et le système monétaire mondial s’organisa autour du dollar américain, lui-même rattaché nominalement à l'or. L’un des changements majeurs qui ont probablement contribué indirectement à l’emballement des prix sur les nouveaux marchés, est la décision du président Nixon, en août 1971, de supprimer cette convertibilité du dollar en or.

C’est au cours des années soixante-dix que les nouveaux marchés financiers (où s’échangent des produits à terme et des produits optionnels) sont créés. Certes, dès 1848, il était possible aux USA d’échanger des contrats à terme sur le commerce de céréales. Ces contrats étaient cotés et s’échangeaient au Chicago Board of Trade. Mais l’activité de ce marché était lente (faute d’outil de calcul performant) et sporadique, et elle fut de toute façon interrompue par la crise de 29.

Les travaux de mathématiques financières qui ont valu à Myron Scholes et Robert C. Merton le prix de la banque de Suède d’économie en 1997 (Fischer Black est mort en 1995) concernent d’abord les travaux de Black et Scholes qui, en 1973,

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modélisent l’évolution du prix d’une action à l’aide d’un processus stochastique22

et la fameuse équation qui en découle lorsqu’on applique ce modèle à une option23. L’idée fondamentale de Black et Scholes fut de mettre en rapport le prix implicite de l'option et les variations de prix de l'actif sous-jacent à l’aide d’outils probabilistes. Merton a ensuite établi à partir de ces outils mathématiques, un modèle d’évaluation des options.

Parallèlement, au début des années soixante-dix, se créent des Bourses de produits dérivés, notamment le Chicago Board Options Exchange (CBOE) qui a ouvert ses portes en 1973. Il servit de modèles à la création de nombreux autres marchés, à New York, Londres, Paris ou Tokyo et ailleurs. De faible importance en 1970, dès 2002 les contrats dérivés représentent à l’échelle mondiale environ « 108 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de 18 000 dollars » par habitant de la planète24.

En 1972, Black et Scholes ont confronté leur formule aux prix observés sur le marché expérimental créé avant l’ouverture du CBOE25. L’ajustement n’était pas très convaincant et cette situation s’est prolongée au-delà de cette ouverture. Mais à partir 1976 les tests réalisés montrent un ajustement satisfaisant puisque l’écart-type est au plus égal à 2 %. Cette adéquation croissante se maintient jusqu’à la crise de 1987. « On peut par conséquent distinguer trois phases dans l’histoire empirique de l’évaluation des options. D’abord, la phase antérieure à l’ouverture du CBOE et ses premières années, quand il y avait des différences essentielles entre les prix observés et les valeurs Black et Scholes. Ensuite, vint une deuxième période, qui commença en 1976, et s’étendit jusqu’à l’été 1987, durant laquelle le modèle BSM constituait une excellente description des prix observés. Enfin, une troisième phase va de l’automne 1987 à nos jours26, au cours de laquelle l’ajustement de la réalité au modèle a de nouveau été faible27 ». C’est l’un des arguments utilisés par M. Callon pour soutenir la distinction entre self-fulfilling prophecy et performativité : ce que les acteurs « performent » n’est ni une description ajustée des prix des options et de leurs évolutions qui se formeraient indépendamment de ces formules, ni une pure convention arbitraire. Ce n’est

22 C’est-à-dire dont l’incertitude est supposée probabilisable. 23 Une option est un produit dérivé qui donne le droit, mais pas l’obligation, d’acheter ou de vendre un actif financier à un prix fixé à l’avance (strike) pendant un temps donné ou à une date fixée, dans une optique de spéculation ou d'assurance. Elle est dite « de type européen » si la date de vente est fixée (sinon il s’agit d’une option américaine). 24 D. MacKenzie et Y. Millo, « Construction d’un marché et performation théorique. Sociologie historique d’une Bourse de produits dérivés financiers », Réseaux n° 122, 2003. 25 Ces données et les suivantes sont extraites de l’article de Mackenzie et Millo cité plus haut. 26 L’article, avant d’être traduit en français, est publié dans l’American Journal of Sociology en juillet 2003. 27 D. MacKenzie et Y. Millo, « Construction d’un marché et performation théorique. Sociologie historique d’une Bourse de produits dérivés financiers », Réseaux n° 122, 2003, p. 43.

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d’ailleurs pas la formule BSM à elle seule qui ferait advenir le monde dont elle suppose l’existence, c’est un agencement de dispositifs techniques, d’humains et non-humains. « Whereas the notion of a self-fulfilling prophecy explains success or failure in terms of beliefs only, that of performativity goes beyond human minds and deploys all the materialities comprising the sociotechnical agencementsthat constitute the world in which these agents are plunged: performativity leaves open the possibility of events that might refute, or even happen independently of, what humans believe or think28. »

L’agir déborde toujours le cadre dans lequel il a été conçu, enchaînant des situations incomplètement maîtrisées. Pour rendre compte de cette adéquation perdue, Kenneth D. MacKenzie a introduit en 2005 la notion de contre-performativité. Pour M. Callon, « What Popper called refutation, is another name for counter-performativity, or what I have called overflowing29. »

La crise de ces dernières années ne suggère-t-elle pas de réviser cette problématique selon laquelle « economics, in the broad senses of the term, performs, shapes and formats the economy, rather than observing how it functions30»? « It is because economics is an anthropology of the economy, engaged in the transformation of the world through a network of alliances, that it is a political anthropology31 ». Que les modèles économiques néo-classiques constituent un programme politique, qui en a douté ? La question n’est malheureusement pas là. Quelle est au fond la performativité de thèses sur la performativité des sciences économiques, si ce n’est de dissuader de mener des enquêtes sur l’adéquation des modèles ?

Si le concept de performativité permet à première vue d’échapper à l’alternative aporétique selon laquelle soit la théorie économique décrit un monde réel qui lui est complètement extérieur, soit elle n’est qu’une pure croyance, on peut se demander si ce concept n’a perdu simplement toute utilité dans le champ des pratiques financières. En effet comment évaluer l’idée même de performativité en tant que thèse épistémologique, si ce n’est en la soumettant à ses propres critères de validité. La notion de performativité « has led to the replacement of the concept of truth (or non-truth) by that of success or failure32. » La crise dans le champ de la finance est par conséquent en même temps une crise dans le champ des Social Studies of Finance.

28 M. Callon, « What does…? » pp. 323-324. 29 M. Callon, « What does … » op. cit. CSI p. 17. 30 M. Callon, The Law of the Markets, 1998, p. 2. 31 M. Callon, « Why virtualism paves the way to political impotence. A reply to D. Miller’s critique of The Law the Markets », Economic Sociology, 2005. 32 M. Callon, « What does … » op. cit. p. 320.

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Le caractère « overflowing » de l’agir sur les marchés financiers ne relève pas que des seuls défauts d’ajustement des modèles qui auraient simplement à être améliorés à partir des leçons tirées de la crise. La fonction des marchés financiers n’est pas que de fluidifier et sécuriser l’activité économique « réelle ». Les acteurs achètent, vendent, cherchent à gagner de l’argent. Et il convient surtout de ne pas oublier que les situations doivent être analysées comme des agrégations de décisions (non indépendantes !) et non comme des phénomènes naturels présentant des régularités modélisables. Il en découle qu’il n’y a PAS de modèle, même asymptotiquement valide, fut-il « ethic compliant », comme le démontre N. Taleb. L’hypothèse sous-jacente à la notion de performativité est celle d’un possible ajustement réciproque, où les acteurs ne sont que des agents d’un phénomène qui les incluent et les dépassent. La question de la responsabilité s’y trouve du même coup dissoute.

Autorisons-nous donc à enquêter non seulement sur ce que « font » les acteurs utilisant ces modèles – leur performativité –, mais aussi sur la manière dont ces modèles « décrivent » les situations et les pratiques des acteurs des marchés financiers – leur « constativité », si on peut se permettre ce néologisme. C’est à partir de l’examen de leurs hypothèses, implicites et explicites, que ces modèles peuvent être étudiés. Cette enquête ne postule pas l’existence d’un homoœconomicus par rapport auquel il s’agirait de tester la validité des modèles. Affirmer le caractère historique des pratiques et des manières de calculer, ne signifie pas pour autant ignorer les conditions générales de ces pratiques, récentes ou non.

Pendant que les Social Studies of Finance débattent de la notion de performativité, les mathématiciens cherchent à améliorer le modèle BSM.

Depuis le krach boursier du 19 octobre 1987, qui sépare les deux dernières périodes identifiées par MacKenzie et Millo, de nombreux efforts ont en effet été entrepris pour adapter le modèle mathématique à cet environnement boursier plus irrégulier que précédemment. Pourtant, en 2003, MacKenzie pouvait encore écrire : « Mathematical finance is part of the infrastructure of the modern world. The techniques developed out of the research of Black, Scholes and Merton continue to work perfectly well in millions of transactions daily, and to abandon them would be unthinkable folly33. »

Le modèle BSM est un processus de diffusion classique dont les mouvements aléatoires sont continus et de faible amplitude. Outre les hypothèses sous-jacentes à toute modélisation probabiliste (voir plus loin), la modélisation log-normale

33 D. MacKenzie, « An equation and its worlds: Bricolage, Exemplars Disunity and Performativity in financial economics », Social Studies of Science, vol. 33 n°6, 2003.

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de l’actif sous-jacent34 repose sur un certain nombre d’hypothèses spécifiques35

qui constituent un biais majeur, car elle ne peut prendre en compte les « événements à chocs ». Des modifications du modèle sont alors proposées qui introduisent la possibilité de « sauts » (de processus discontinus) et élèvent les probabilités d’événements rares. Mais toutes ces modélisations restent probabilistes. Pourtant, les distributions empiriques des cours boursiers, disponibles sur de longues périodes, ont été analysées et comparées aux distributions théoriques générées par la formule de BSM. Ces comparaisons ont fait dire à B. Mandelbrot que l’aléatoire en économie, est beaucoup plus « sauvage » qu’en physique. Des formules qui reposent sur des hypothèses de régularité auxquelles ne satisfont pas les phénomènes économiques n’empêchent évidemment pas de s’en servir (elles fournissent en effet des repères partagés, une convention) mais elles n’immunisent pas en revanche contre ces événements … pas si rares que le dit la théorie. En 2005, B. Mandelbrot attirait déjà l’attention sur la fréquence des crises observées depuis que la formule de BSM était utilisée, fréquence observée incompatible précisément avec la fréquence théorique déduite des hypothèses postulées par la formule de BSM et qui étaient prétendument adéquates ! Par exemple, observation dirimante : les 3 chutes du cours du Dow Jones en août 1994. Selon les modèles standard, la probabilité d’une seule chute de cette ampleur est de 1 sur 20 millions (observable une fois, en jouant tous les jours pendant 100 000 ans).Que dire de leur triple occurrence en un mois (probabilité : 1 sur 500 milliards) et bien évidemment de la crise actuelle…

L’observation de ces nombreux cours boursiers sur la longue période et la fréquence des crises observées depuis une vingtaine d’années conduisent à penser que l’aléatoire financier n’est pas stochastique, c’est-à-dire que l’incertitude est au mieux une incertitude36 « radicale » au sens de Keynes, un aléatoire « sauvage » au sens de Mandelbrot ou un cygne noir de N. Taleb.

34 De nombreuses hypothèses implicites accompagnent ces décisions épistémologiques. Rappelons que la modélisation de l’agrégation de mesures ou de décisions à l’aide d’une distribution de probabilité normale requiert plusieurs conditions : la coopération d’un nombre infini d’agents indépendants et la petitesse des contributions de chacun au résultat total. 35 On note en particulier que ce modèle suppose l’absence de possibilité d’arbitrage, c’est-à-dire que le taux d’emprunt est le même que le taux d’épargne, et d’une volatilité constante qui ne sera plus observée après 1987.36 « Par connaissance « incertaine », je n’entends pas simplement distinguer ce que l’on sait pour certain de ce qui est simplement improbable. Le jeu de la roulette n’est pas sujet dans ce sens à l’incertitude ; pas plus que la perspective qu’un Bon de la Victoire soit tiré au sort. Ou bien encore, l’espérance de vie n’est que légèrement incertaine. Même la météorologie n’est que modérément incertaine, ou le prix du cuivre et le taux d’intérêt à vingt ans d’ici, ou l’obsolescence d’une nouvelle invention, ou la situation des propriétaires privés de la richesse dans le système social en 1970. En ces matières il n’y a pas de bases scientifiques sur lesquelles fonder une quelconque probabilité calculable. Nous ne savons tout simplement pas. Néanmoins, la nécessité d’agir et de décider nous oblige en tant qu’hommes pragmatiques à faire au mieux pour oublier ce fait embarrassant et à nous comporter exactement comme nous le ferions si nous avions derrière nous un bon calcul à la Bentham d’une série d’avantages et de désavantages éventuels, chacun multipliés par la probabilité qui lui aura été affectée, et attendant d’être additionnée … »

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Les années soixante-dix ne sont pas que la décade de l’émergence, dans le monde occidental, des marchés de produits dérivés et des ressources mathématiques permettant ces transactions. C’est également le début de la multiplication vertigineuse des pétrodollars et de l’émergence, timide certes, des produits financiers islamiques. Après la guerre du Kippour (1973), les principaux producteurs de pétrole décident d’augmenter le prix du baril de pétrole qui passe ainsi de 3 à 12 dollars le baril. Les pétrodollars sont alors investis massivement dans le système bancaire américain37 (les économistes islamiques n’ont pas encore à ce moment-là créé les contrats « Sharia’a compliant » aujourd’hui disponibles). L’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) créée en 1970, décide au sommet de Lahore (1975) d’installer à Jeddah la première banque islamique de développement (BID) dont le statut s’inspire de celui de la Banque Mondiale. Le nombre d’établissements augmente rapidement, notamment dans les pays du Golf et en Asie du Sud-est (en Malaisie depuis 1983). Durant la décennie 1980-1990, les banques « conventionnelles » se sont montrées très réservées à l’égard des banques islamiques, mais ensuite leur présence dans ce secteur est devenue de plus en plus active : soit en implantant des filiales dans les pays du Golf (HSBC), soit en créant un département dédié à cette activité au sein même de leur établissement (Barclays, Société Générale, Calyon, etc.). Les banques conventionnelles ont ainsi apporté au secteur un savoir-faire qui a permis le développement de ces nouveaux produits financiers islamiques comme les Sukuk par exemple. Le taux de croissance de ce secteur se situait entre 12 et 15 % avant 2005, pour un volume évalué à 300 milliards de dollars à cette date, et pourrait atteindre 700 milliards voire 1 000 milliards aujourd’hui, bien qu’il ne draine encore qu’une très petite partie des liquidités des pays du Golf. De l’avis même de nos institutions38, ce secteur pourrait et devrait se développer largement en France non seulement parce que celle-ci abrite la communauté musulmane la plus importante d’Europe, mais parce que ces produits « éthiques » pourraient intéresser d’autres secteurs de la société.

Quelles sont les caractéristiques de la finance islamique ? En quoi peuvent-elles se déclarer « éthiques » ?

Rappelons que le « riba » (terme désignant à la fois l’usure et l’intérêt) est interdit par le Coran. Comme pour l’église catholique jusqu’en 1830, l’argent en soi est improductif et doit le rester. Il ne peut être considéré comme un bien en soi dont

J. M. Keynes, « La théorie générale de l’emploi », The quarterly Journal of economics, février 1937. Traduction française J. Grossman / D. Diatkine. 37 Il semble qu’à l’inverse, une partie non négligeable de la manne engrangée par les pays exportateurs de pétrole entre 1999 et 2005 (plus de 350 milliards de dollars) ait été directement recyclée dans l’économie mondiale.38 Voir par exemple les déclarations de la table ronde organisée par la commission des finances du Sénat (14 mai 2008) ou les récentes déclarations de Christine Lagarde.

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le prix pourrait être déterminé par l’offre et la demande. La cession de dettes, en particulier, est prohibée : ce qui pourrait donner à penser que l’éthique islamique protègerait des défauts des produits dérivés. Mais si le « riba » est illicite, le profit ne l’est pas. Les économistes musulmans ont ainsi créé des contrats (soumis à l’approbation de Sharia’a bord) – Mudaraba39, Musharaka, Ijara, Morabaha, Suduk, etc. – qui sont autant de raisonnements en forme de fiction juridique qui veillent à substituer à la vente de l’argent une série d’opérations fondées sur un principe participatif (le partage des gains et des pertes entre l’investisseur et l’entrepreneur au terme du contrat) ou sur une forme de leasing pour l’acquisition d’un bien. En fait, cette panoplie de produits « islamiquement corrects » est controversée au sein même du monde musulman. Tarik Ramadan, par exemple, affirme que les produits financiers islamiques ne sont jamais que des produits conventionnels travestis. Mais d’autres auteurs, à l’inverse, soutiennent que les options et autres contrats à terme contingents sont « Sharia’a compliant »: « There is nothing inherently objectionable in granting an option, exercising it over a period of time or charging a fee for it, and that options trading like others varieties of trade is permissible mubah and as such it is simply an extension of the basic liberty that the Quran has granted40 ». Le bureau Allen & Overy, organisation internationale d’avocats d’affaires, qui regroupe plus de 2 500 avocats répartis dans une trentaine de bureaux situés dans les plus grandes villes du monde, développe une argumentation très pointue pour montrer que des produits dérivés peuvent être « Sharia’a compliant ». Ces produits ont été adoptés par la Malaisie où la shafi`i school est largement dominante.

Un manuel41 sur les pratiques bancaires islamiques et la finance « Sharia'a-compliant » est présenté dans les termes suivants par l’éditeur :

“ Although Islamic financial products do not pay interest, they can often be as advantageous, or more so, than conventional products. And, at a time when derivatives-based markets have failed, Islamic financial instruments, based on the firm establishment of underlying assets, are going to be ever more popular.

Also, mirroring the Western concept of « socially responsible investment (SRI) », Islamic investment is based on ethical principles, excluding areas such as gambling, alcohol, weapons and products that involve high-risk high-return. Islamic and conventional banking have converged in recent years and investors and asset managers have become increasingly attracted

39 On se souvient des contrats Mohatra dénoncés par Pascal dans la VIIIème Provinciale. 40 Hashim Kamali, Islamic Commercial Law: An analysis of Options, 1995. 41 Habiba Anwar et Roderick Millar, Islamic Finance. A guide for international business and investment,GMB Publishing, Institute of Islamic Banking and Insurance, septembre 2008.

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to financial products and institutions that adhere to Shari'a principles, both for sound investment reasons and to fulfil an SRI brief.

Islamic finance is being used more and more by ethically aware investors in the West and has become a truly international phenomenon, with Barclays Capital, BNP Paribas, Citibank, Credit Suisse, Deutsche Bank and HSBC all now are offering Islamic banking services worldwide. Personal loans and credit cards, Islamic hedge funds, Islamic bonds and Islamic real estate vehicles are all now available in this fast growing sector. ”

Quels sont finalement les produits financiers conventionnels qui ne trouvent pas d’équivalents dans la nomenclature des produits « Sharia’a compliant » ? Cet inventaire, ainsi que l’analyse des procédures de calcul sous-jacentes, requièrent une enquête minutieuse. C’est en effet au cœur même des procédures de calcul que se donnent à voir les hypothèses anthropologiques qui gouvernent les outils financiers.

III. Finances, probabilités et risques : des espoirs déçus

Quelles sont en effet les hypothèses anthropologiques qui régissent les standards probabilistes ? J’ai analysé ailleurs en détail ces hypothèses, par un détour historique qui a consisté à examiner les modus operandi au moment de l’élaboration du calcul des probabilités à la fin du XVIIème siècle42. Dans cette phase d’émergence, le calcul de probabilités était tenu pour une promesse de formalisation fidèle du jugement de l’homme raisonnable. Retenons de cette enquête que les modélisations probabilistes exigent que les expériences aléatoires puissent être décrites de manière exhaustive et que l’on puisse faire des hypothèses raisonnables d’indépendance43. De plus, lorsque ces hypothèses sont satisfaites, définir une probabilité consiste à créer une application « additive » : c’est-à-dire que l’on considère que la connaissance de la « probabilité » d’un événement nous indique ipso facto celle de l’événement contraire44. L’espoir du début s’est peu à peu émoussé en raison de difficultés techniques internes, et il

42 M. Leclerc-Olive, « Probabilités et formalisations du jugement » dans P. A. Fabre, P. Gruson, M. Leclerc-Olive (dir) Le sujet absolu. Une confrontation de notre présent aux débats du XVIIème siècle français,Jérôme Millon, 2007. 43 En dehors de cette hypothèse, on a en général des difficultés pour agréger des phénomènes. C’est le cas par exemple pour la « Value-at-Rsk » (VaR) proposée par la banque JP Morgan en 1990 pour calculer les bornes du domaine où les pertes sont inférieures à un certain seuil, en dehors duquel on ne sait rien, mais à l’intérieur duquel on a une probabilité p de se trouver. Voir N. Bouleau, « Malaise dans la finance, malaise dans la mathématisation », Esprit, décembre 2008.44 Il s’agit d’une hypothèse très exigeante, rarement satisfaite en dehors des situations légitiment modélisées par des tirages dans des urnes. Cela revient à considérer que « croire que non p » est identique à « ne pas croire que p ».

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s’est définitivement éteint dès que l’on a su élaborer des outils mathématiques plus à même de formaliser le jugement expert. Ces nouvelles théories de l’incertitude (les théories des possibilités) qui renoncent à cette hypothèse très exigeante d’additivité, ne sont pas citées ici au motif qu’elles constitueraient cette formalisation fidèle attendue, mais pour leur capacité heuristique à éclairer par comparaison rétroactive ce que l’efficacité calculatoire des probabilités avait occulté : le calcul des probabilités constitue un modèle de l’aléatoire dont l’applicabilité est plus restreinte que ce que l’on a voulu croire. Par exemple, contrairement à l’espoir de Poisson et en dépit des efforts des mathématiciens, l’application du Théorème Central Limite requiert des hypothèses de régularité que tout phénomène aléatoire ne satisfait pas nécessairement. Cette révision à la baisse du champ d’applicabilité des probabilités, se double ainsi d’une critique du modèle probabiliste lorsqu’il est utilisé comme modèle d’un phénomène global formé par l’agrégation d’une multitude de phénomènes individuels.

De plus, les données dont on dispose et qui sont soumises à modélisation, ne nous disent en général rien sur les « queues » des distributions : événements rares – le cygne noir – mais dont le poids peut déstabiliser la régularité postulée. Ce phénomène des « fat tails » est sans doute l’un des plus discriminants : si des décisions complexes doivent être prises dans un environnement qui comporte de tels phénomènes, aucun standard probabiliste ne peut non seulement garantir la maîtrise des risques, mais même simplement la possibilité de modéliser45. Il est, dans ce cas, très aventureux de considérer un risque comme une « chose46 » qui pourrait être vendue ou achetée sur un marché.

Non seulement, par construction même, les distributions empiriques n’incluent quasiment jamais les événements rares (précisément parce qu’ils sont rares) mais, plus radicalement, considérer une distribution empirique comme l’exemplification répétée d’une loi de probabilité (l’agrégation de phénomènes élémentaires de même loi) dote d’emblée la réalité sociale visée d’une régularité qui reste à prouver – et que les crises précisément infirment. Cet argument proprement pragmatiste (en ce qu’il envisage la succession effective des opérations de mesure affiliées à des contextes évolutifs), était déjà évoqué au début du siècle par certains statisticiens comme Lucien March47 : « Pour ce qui intéresse la statistique, on peut poser qu’en principe la théorie de cette science n’a point

45 N.Taleb, “ The fourth quadrant : a map of the limits of statistics”, http://edge.org/3rd_culture/taleb08/taleb08_index.html 46 Des recherches abordent indirectement cette question de la spécificité des « objets » échangés sur des marchés, dès lors que l’on y fait la distinction entre les « exchange role markets » et les « fixed role markets ». Voir par exemple, P. Aspers, « Performativity, neoclassical theory and economic sociology », Economic Sociology, vol 6, n°2, février 2005. 47 M. Armatte, « Lucien March (1859 – 1933) Une statistique mathématique sans probabilité ? » Journ@l électronique d’Histoire des Probabilités et de la Statistique, vol 1. N°1, mars 2005.

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nécessairement à invoquer le calcul des probabilités. Celui-ci est fondé sur des conditions, soit connues a priori, soit impliquant une suffisante continuité difficilement assimilable aux conditions fondamentales des faits d’observation dont traite la statistique48 ». On pourrait objecter que les outils probabilistes actuels, parce qu’ils sont utilisés en temps quasiment continu, rendent cette distinction obsolète. Cette objection mérite d’être examinée en effet minutieusement. Il me semble qu’elle ne devrait pas résister cependant à cet examen. D’une part, ces outils n’intègrent pas de changement dans la forme des lois de distribution mais au mieux des changements de valeurs des paramètres. D’autre part, les modèles utilisés sont irrémédiablement stochastique : ils postulent un hasard maîtrisable, alors même qu’aujourd’hui, en biologie par exemple, les chercheurs ont été amenés à introduire le terme de « tychastique » pour symboliser une notion d’émergence qui échappe à toute prédiction raisonnable49. Enfin, l’induction numérique qui est pratiquée, considère les données comme des mesures de choses et non comme des décisions. Pourtant, ce sont bien les décisions de ventes/achats qui définissent les prix : la méthode du mark to market (qui consiste à évaluer les actifs selon leur cours spot50) en est l’illustration. C’est donc en tant que modélisation d’agrégation de décisions et non en tant d’agrégation de mesures d’objets qu’il faut examiner les outils mathématiques utilisés.

« La modélisation des risques n’est pas une modélisation comme une autre », écrit N. Bouleau. Keynes écrivait déjà en 1909 qu’« il n’y a pas de méthode probabiliste a priori valable en toute circonstance pour la construction de nombres indices51 ». Les cotations sont au mieux des indices, non des mesures. Elles peuvent ne pas concorder, car elles sont fonctions du point de vue adopté. C’est la part d’interprétation qu’elles incluent qui rend cette concordance hautement improbable. Les marchés (les décisions qui s’y prennent) sont dépendants des agences de notations qui, par leurs évaluations des créances « titrisées », occultent l’ampleur des risques. Les opérations de calcul, elles-mêmes très sophistiquées, portent en réalité sur des données non assurées, dont la durée de validité est surévaluée. Comme le souligne N. Bouleau, il est particulièrement choquant « que les institutions financières ne consacrent globalement qu’une part dérisoire de leurs budgets à étudier et comprendre les risques collectifs interbancaires de leurs

48 Cité par M. Armatte, op. cit. p. 12. 49 Des chercheurs proposent une modélisation de ces processus « tychastiques » (qui incluent les processus stochastiques comme cas particuliers) dont il conviendrait évidemment d’identifier les limites propres. Voir par exemple, J-P. Aubin, N Bonneuil, D. Pujal, P. Saint-Pierre, Évaluation et gestion dynamiques de portefeuilles, 2001, lastre.asso.fr/aubin/Page6.pdf 50 Le cours spot est le cours immédiat qui se distingue du cours forward (ou cours à terme). 51 L. M. Keynes, « The Method of Index Numbers with Special Reference to the Measurement of General Exchange Value », Collected Writings of John Maynard Keynes, G. Moggridge (ed.) Macmillan Cambridge University Press, 1983, vol. XI.

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activités de marché52 » ; mais peut-être y a-t-il aussi à renoncer à l’idée que les marchés et les institutions financières vont produire elles-mêmes les ressources conceptuelles et opérationnelles qui vont limiter les possibilités de spéculation ? Peut-on dans ce cas se reposer sur de nouvelles procédures, de nouvelles ressources « éthiquement compliant » transmises par des dispositifs pédagogiques exigeants ? L’impossibilité de modéliser ces situations à haut risque nous oblige à renoncer non seulement à une approche purement technique (« conventionnelle »), mais même, semble-t-il, à l’espoir d’une moralisation de la finance par elle-même.

IV. De la performativité à l’espace public

J’ai formulé plus haut des réserves sévères à l’égard du concept de performativité, dès lors qu’il est découplé de son « autre », la constativité – la science comme ensemble d’énoncés à prétention descriptive. Il semble par ailleurs que les modèles stochastiques – fussent-ils reformulés en termes éthiques –, ne pourront décrire adéquatement les agrégations de décisions prises sur les marchés financiers. Le politique s’invite au cœur du débat.

N’y-t-il pas dès lors à s’interroger aujourd’hui sur la convergence entre deux recommandations. L’une est formulée par Bruno Latour dans l’introduction au texte de W. Lippmann, Le public fantôme, où le théoricien de l’acteur-réseau dit son adhésion à peine hésitante à la thèse programmatique de Lippmann : « Il faut remettre le public à sa place, d’une part pour qu’il exerce les pouvoirs qui lui reviennent, mais aussi et peut-être surtout pour libérer chacun d’entre nous de ses mugissements et de ses piétinements de troupeau affolé53. »

L’autre, formulée par M. Callon en termes épistémologiques, dissuade de s’intéresser à la validité descriptive des modèles standards utilisés pour prendre des décisions sur les marchés financiers. La notion de performativité avait même l’ambition d’étendre son champ de pertinence à l’ensemble des sciences de la nature : « Ma thèse est que les sciences de la nature et celles de la vie, tout comme les sciences sociales, contribuent à faire advenir les réalités qu’elles décrivent54. »

Il ne s’agit pas ici de nier la fécondité de la notion de performativité dans tous les domaines des sciences sociales, mais il convient d’en circonscrire le champ de

52 N. Bouleau, « Malaise dans la finance … » op. cit.53 W. Lippmann, Le public fantôme, Demopolis, 2008, p. 143. 54 M. Callon, « What does it mean … » op. cit. p. 7.

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pertinence qui n’inclut pas, selon moi, les phénomènes qui présentent des discontinuités.

En général, un écart sépare le « calcul » qui documente une décision, de la décision elle-même, invalidant l’usage actuel de la notion de performativité dans le champ des marchés financiers. La performativité instaure une continuité qui ne lui permet pas de penser les ruptures (d’autant plus si elles sont brutales), les décisions contre-intuitives, etc. « Où il y a performativité, un événement digne de ce nom ne peut advenir » écrit Jacques Derrida dans L’université sans condition.Cette difficulté à penser les discontinuités est patente si on retient l’usage que fait de ce terme Judith Butler. Selon cette auteure, la performativité « ne suppose ni un acte unique, ni un processus causal initié par un sujet et aboutissant à un ensemble d’effets figés », mais une série de pratiques « qui opèrent comme une réitération de normes55 » instaurant donc une certaine continuité. Probabilité et performativité ont toutes deux partie liée avec la continuité à plus d’un titre.

Si on conçoit les modèles mathématiques comme des modélisations de décisions, et non de mesures d’objets agrégés, il faut faire retour sur les analyses critiques adressées aux modèles probabilistes. J’ai déjà développé ce point dans d’autres articles56. Je me permettrai donc de n’en rappeler que l’essentiel. D’abord, une remarque méthodologique : ce n’est pas la comparaison avec les données qui permet de mettre au jour les hypothèses implicites d’un modèle (au mieux celle-ci permet-elle de mettre en question la validité du modèle, sa capacité à rendre compte plus ou moins bien de telles données). C’est en revanche, au vu des écarts avec les données, la présence de modèles alternatifs qui permet, par comparaison entre les modèles, de donner à voir ces hypothèses. Ainsi, ce sont les modèles « non additifs » de l’aléatoire qui, en retour, montrent les limites des modélisations probabilistes additives.

Ces théories non additives, les théories des possibilités par exemple, qui tentent de modéliser le jugement, montrent que la décision ne découle pas en général mécaniquement du calcul « comme un fruit mûr tombe de l’arbre ». Ces théories permettent une profonde mutation de point de vue.

Dans un cadre probabiliste, on considère implicitement que l’on peut distinguer ce qui est un avantage de ce qui constitue un danger57, et qu’on peut leur affecter un poids en fonction de leur degré de probabilité ou de vraisemblance. Calculer (l’additivité permet de produire UN résultat) signifie que l’on prétend adopter une position de surplomb à partir de laquelle la décision s’impose58. Nous ne sommes

55 J. Butler, Bodies that Matter: On the Discursive Limits of « Sex », Routledge, 1993, p. 10. 56 M. Leclerc-Olive, op. cit..57 Arnault et Nicole, La logique ou l’art de penser, Flammarion, 1970, p. 427. 58 Notons que cette opération de quantification de l’incertain est celle qui a permis de découpler peu à peu l’éthique de l’action économique.

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cependant pas loin du paradoxe. L’invention du calcul des probabilités qui voulait au XVIIème siècle, apporter au dogmatisme de la causalité universelle les correctifs nécessaires, se mue ici en un nouveau dogmatisme, éclipsant à son tour la complexité des problèmes. Les usagers des probabilités ne sont pas rares à considérer qu’une probabilité élevée équivaut à une certitude59.

L’émergence de théories non probabilistes ouvre à nouveau l’espace de décisions que la maxime de Port-Royal avait fermé. Un même énoncé (ou événement) peut être envisagé à la fois comme un avantage et un danger, un obstacle et une circonstance opportune. Aucun calcul ne dispense d’un jugement. Les quantifications élaborées ne sont plus qu’une aide à la décision. Celle-ci ne découle plus mécaniquement de la délibération issue des « documents » qui l’étayent. La décision n’est plus l’application de recommandations déduites des expertises techniques. Elle est irrémédiablement un pari, requalifiant ainsi le politique, et plus encore l’espace public. Assumer collectivement des risques, suppose que l’on accepte que les préférences que l’on s’apprête à faire valoir, soient toujours fondées sur des informations incomplètes. Qu’elles peuvent évoluer à l’écoute d’informations complémentaires (la science constative) et de l’exposé des préférences des autres : c’est une affaire de citoyens et non simplement d’un État gouvernant des individus. Aucune position privilégiée, aucun calcul ne garantit la décision issue de la délibération. À la position de surplomb se substitue l’obligation de l’engagement des citoyens, ouvrant sur un espace public d’expérimentation politique et de responsabilité partagée. Ce n’est sans doute qu’à ce prix que pourrait se former une maîtrise raisonnée des risques des marchés60.

59 Voir, par exemple, le cours de probabilités dispensé à l’École Polytechnique, intitulé « Aléatoire » dont l’un des chapitres est introduit par les phrases suivantes : « Nous allons présenter dans ce chapitre l’un des résultats essentiels de la théorie des probabilités, qui va justifier toute la théorie que nous avons construite à partir de l’approche heuristique du chapitre 2. Ce résultat montre rigoureusement que, quand le nombre de répétitions de l’expérience tend vers l’infini, la fréquence de réalisations d’un événement converge vers la probabilité de réalisation de cet événement. Ainsi, notre modèle est bien cohérent avec l’intuition. Par ailleurs, ce résultat, appelé Loi des grands nombres, a d’autres portées fondamentales. Philosophiquement tout d’abord, puisqu’il permet de voir le monde déterministe comme la limite macroscopique d’une accumulation de phénomènes élémentaires microscopiques aléatoires. Portée numérique aussi, car nous verrons que ce théorème est à l’origine des méthodes de calcul numérique appelées Méthodes de Monte-Carlo, qui sont extrêmement puissantes et robustes. Elles sont par exemple très utilisées en Physique ou en Mathématiques Financières. » Ce texte récemment encore disponible sur internet (p. 117. catalogue.polytechnique.fr/Files/poly160407final.pdf) ne l’est plus aujourd’hui. Pourtant, Keynes écrivait déjà en 1909 : « Il n’est pas raisonnable de croire que le probable est vrai ; il est seulement raisonnable d’avoir une confiance (belief) probable dans le probable … » J. M. Keynes, « A treatise on probability », Collected Writings of J. M. Keynes, vol. VIII, Mac Millan, p. 339. Voir M. Leclerc-Olive, “Crise financière et espace public : traduire les langages de l’aléatoire” in Hermès n° 56, Mondialisation et traduction, 2010 60 Paul Jorion, « La mesure du risque de crédit doit être un service public », Le Monde, 7 février 2011.

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Les remarques conclusives de cet article s’ouvrent sur plusieurs fronts et invitent à poursuivre les enquêtes à peine ébauchées.

La conception stochastique du hasard est trop régulière pour s’adapter à de nombreux phénomènes sociaux (mais aussi naturels, biologiques, par exemple)

- Il y aurait un grand bénéfice heuristique à considérer que les modélisations mathématiques concernent des agrégations de décisions (incluant du coup un acteur) et non des agrégations de mesures, aussi « floues » soient-elles, renvoyant à un simple « agent ».

- Dans le champ des Social Studies of Finance, la décision épistémologique qui consiste à isoler la notion de performativité des autres séquences du processus de connaissance, porte la responsabilité in fine de rendre opaque les segments décisionnels alors même qu’elle prétend porter toute son attention sur le « faire ».

- L’absence de continuité à chaque instant (chaque décision) entre les données synthétisées (par quelque procédé que ce soit) et la production de la décision (une donnée supplémentaire) renvoie les phénomènes de marché à un hasard tychastique toujours susceptible d’échapper à la modélisation, rendant irrémédiablement aventuré de s’en remettre exclusivement aux experts pour décider ultimement des paris collectifs à prendre, fussent-ils représentés par le comité d’ulémas les plus vertueux !

- Les modélisations mathématiques nous apprennent beaucoup de choses sur les situations dont elles prétendent rendre compte (et notamment à partir de ce qu’elles échouent à restituer). Elles constituent des documents à partir desquels peuvent se prendre des décisions politiques, une aide à la décision, sans espoir de déhiscence, et dont l’importance requiert que les citoyens soient formés pour y participer.

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Abstract:

Can the financial crisis teach the social sciences? From expert evaluation to the public sphere: suggestions for a sharing inquest.

The purpose of this article is not to expose a full analysis of the financial crisis, but rather to propose a crucible of reflections on it. In spite of the most confusing media reports, some sources, we can easily find on line, are regularly casting some light to apprehend the facts, and to see the extent of the phenomenon and its possible consequences. According to finance professionals, the Bretton Woods system is in danger, and perhaps about to break down. Without taking part in the quarrels of experts but making allowances for them, I’d like to tackle some of this questionings. Actually they could directly concern the scientific community and especially sociology. Researchers claim the crisis provoked some deep social damages. In that case, is it possible to give some ethical answers? A clear political will should offer to build a more ethical financial system. As citizens, we must not leave the field clear for the financial experts who led us to this financial crisis. As researchers, we should wonder if this crisis can teach us something about the kind of sociology we use to practise and more generally about the epistemology of the social sciences.

Auszug :

Hat die letzte Finanzkrise der Sozialwissenschaften etwas zu sagen? Von Expertise bis zum öffentlichen Hand : Vorschläge für eine gemeinsame Untersuchung.

Der vorliegende Artikel handelt von keiner umfassenden Analyse der Finanzkrise, sondern von Nachdenken über diese Krise. Trotz der Konfusion von den Artikeln in der Mehrzahl der Medien, bieten irgendeine Online-Quellen Daten an, die manche Schlüssel über die Fakten geben und die Weite des Phänomens und seine Folgen darstellen. Nach gewissen Finanzexperten ist Bretton-Woods-System im Begriff zusammenzubrechen. Die Konfrontation der Experten wird hier erkannt, aber nicht diskutiert. Ich möchte doch Befragungen anschneiden, die ganz direkt damit zu tun haben und die die Wissenschaftsgemeinde und die Soziologie besonders angehen. Wenn das Ausmaß der Krise so breit ist, wie die Forscher es bestätigen, und wenn ihre Folgen tiefe soziale Schaden angerichtet haben, kann man doch einen ethischen Vorschlag machen? Ein politischer Wille sollte ein Weg zu einer neuen faireren Finanzarchitektur ebnen. Als Bürger dürfen wir kein Raum den Finanzexperten frei lassen, die uns ausgerechnet nach dieser Finanzkrise hingeführt haben. Als Forscher müssen wir uns Fragen darüber stellen, was die Finanzkrise uns über die Art unserer Soziologie und unsere Erkenntnistheorie der Sozialwissenschaften beibringt.

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Extracto:

¿La crisis financiera puede enseñar algo a las ciencias sociales? Desde el peritaje hasta el sector público: propuestas para un estudio compartido.

El objetivo de este artículo no es una análisis completa de la crisis financiera, pero es un crisol con un par de reflexiones sobre ella. A pesar de la confusion de la mayoría de los medios de comunicación, podemos encontrar también datos en la web para entender mejor los hechos y representarse más o menos la amplitud del fenómeno y de sus consecuencias. Para unos profesionales de las finanzas, el sistema de Bretton Woods esta quasi acabado o va a hundirse. El enfrentamiento de estos expertos no puede solo orientarnos, pero quisiera abordar unos cuestiones que tienen que ver y que incumben a la comunidad científica, especialmente a la sociología. ¿Si, como unos investigadores científicos acreditan, la dimensión de esa crisis es tan grande que ha inducido profundos daños sociales, podemos sugerir una respuesta ética? Una volunta política debería allanar el camino para uno sistema de gestión financiera más justa. En calidad de ciudadanos, hay que tener cuidado y no desertar este sector ante los expertos que nos han llevado a la crisis. En calidad de científicos, tenemos que examinar lo que puede enseñarnos esa crisis sobre el estilo de sociología que usamos y más adelante sobre la epistemología de las ciencias sociales.

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La chaire Ethique et Finance, créée en 2007, s’inscrit dans la continuité de la tradition d’étude de la Faculté des Sciences sociales et économiques (FASSE) de l’Institut Catholique de Paris dans ces domaines, et dans le cadre de la réflexion de ses enseignants-chercheurs sur les principales problématiques de l’économie au niveau mondial et leur impact sur l’homme.

A partir d’une observation des pratiques financières et d’une connaissance des théories, la chaire cherchera à élaborer une réflexion éthique sur la finance contemporaine.

La chaire a trois missions principales :1. Promouvoir la recherche sur les questions liées à l’éthique de

la finance 2. Contribuer à la diffusion des enjeux de l’éthique de la finance

dans les débats publics à travers l’organisation de conférences, séminaires, colloques

3. Développer des cursus de formation initiale de haut niveau – premier cycle, masters, et de formation continue sur les questions d’éthique de la finance.

L’approche retenue par la chaire en 2010 est différente des approches traditionnelles de l’éthique des affaires. Elle repose sur un constat bien établi par les travaux de sociologie de la finance : la théorie financière ne décrit pas une réalité objective ou abstraite, elle invente et construit des pratiques concrètes : c’est ce qu’on nomme la performation opérée par la théorie financière sur les pratiques professionnelles. Les théories de la finance sont activement engagées dans la réalité qu’elles croient décrire : la théorie financière devient dès lors une force sociale puisqu’elle conduit à former les pratiques. La limite des approches usuelles de l’éthique de la finance vient de ce qu’elles n’abordent pas le pouvoir de performation de la théorie financière. La performativité est l’axe d’étude choisi pour le séminaire de la chaire sur l’année universitaire 2010 – 2011.