Âme romantique et le rêve (béguin)

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1 L5LM31FR (Littératures européennes) « Apocalypses romantiques » FICHE DE SYNTHÈSE L’âme romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la poésie française Albert BÉGUIN [1901-1957], José Corti, 1939 Introduction « Toute époque de la pensée humaine pourrait se définir, de façon suffisamment profonde, par les relations qu’elle établit entre le rêve et la vie éveillée ». Est-ce moi qui rêve la nuit ? Ou bien suis-je devenu un théâtre où quelqu’un, quelque chose, déroule ses spectacles, tantôt dérisoires, tantôt pleins d’une inexplicable sagesse ? L’assemblage imprévu des images du rêve, sur lequel je n’ai aucune prise consciente, a-t-il un rapport significatif avec mon destin, ou avec d’autres événements qui me dépassent ? Ou faut- il croire que j’assiste simplement à la danse incohérente, honteuse, misérable, des atomes de ma pensée, livrés à leur absurde caprice ? Les images du rêve me parlent « un langage qui m’émeut par sa qualité et par une apparente allusion à quelque chose de très important, que je sens lié profondément à moi-même. Mais aucune explication ne m’éclairera sur la nature de ce langage ni sur la vérité de ces allusions ». « Rêves des nuits et rêves plus mystérieux encore qui m’accompagnent tout au long de la journée, si proches de la surface qu’au moindre choc ils y affleurent, il y a là une existence dont d’autres signes encore manifestent la présence permanente et féconde. […] Parfois, je reconnais dans ces floraisons apparues un lointain souvenir, et je me persuade que la mémoire suffit à opérer le charme ; mais, si souvent, il m’est impossible de découvrir à ce qui envahit ainsi ma pensée aucune ressemblance d’autrefois. J’ai l’impression que cela vient de plus loin que moi-même, d’une réminiscence ancestrale ou d’une région qui n’est pas celle de mon être individuel. […] Entre les fables des diverses mythologies, les contes de fées, les inventions de certains poètes et le rêve qui se poursuit en moi, je perçois une parenté profonde. L’imagination collective, dans ses créations spontanées, et l’imagination que libèrent, chez l’individu, des instants exceptionnels, semblent se référer à un même univers. » « Le rêve, la poésie, le mythe prennent figure d’avertissements et m’invitent à ne me satisfaire ni de cette conscience de moi, qui suffit à mon comportement moral et social, ni de cette

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L5LM31FR (Littératures européennes) « Apocalypses romantiques »

FICHE DE SYNTHÈSE L’âme romantique et le rêve.

Essai sur le romantisme allemand et la poésie française Albert BÉGUIN [1901-1957], José Corti, 1939

Introduction « Toute époque de la pensée humaine pourrait se définir, de façon suffisamment profonde, par les relations qu’elle établit entre le rêve et la vie éveillée ». Est-ce moi qui rêve la nuit ? Ou bien suis-je devenu un théâtre où quelqu’un, quelque chose, déroule ses spectacles, tantôt dérisoires, tantôt pleins d’une inexplicable sagesse ? L’assemblage imprévu des images du rêve, sur lequel je n’ai aucune prise consciente, a-t-il un rapport significatif avec mon destin, ou avec d’autres événements qui me dépassent ? Ou faut-il croire que j’assiste simplement à la danse incohérente, honteuse, misérable, des atomes de ma pensée, livrés à leur absurde caprice ? Les images du rêve me parlent « un langage qui m’émeut par sa qualité et par une apparente allusion à quelque chose de très important, que je sens lié profondément à moi-même. Mais aucune explication ne m’éclairera sur la nature de ce langage ni sur la vérité de ces allusions ». « Rêves des nuits et rêves plus mystérieux encore qui m’accompagnent tout au long de la journée, si proches de la surface qu’au moindre choc ils y affleurent, il y a là une existence dont d’autres signes encore manifestent la présence permanente et féconde. […] Parfois, je reconnais dans ces floraisons apparues un lointain souvenir, et je me persuade que la mémoire suffit à opérer le charme ; mais, si souvent, il m’est impossible de découvrir à ce qui envahit ainsi ma pensée aucune ressemblance d’autrefois. J’ai l’impression que cela vient de plus loin que moi-même, d’une réminiscence ancestrale ou d’une région qui n’est pas celle de mon être individuel. […] Entre les fables des diverses mythologies, les contes de fées, les inventions de certains poètes et le rêve qui se poursuit en moi, je perçois une parenté profonde. L’imagination collective, dans ses créations spontanées, et l’imagination que libèrent, chez l’individu, des instants exceptionnels, semblent se référer à un même univers. » « Le rêve, la poésie, le mythe prennent figure d’avertissements et m’invitent à ne me satisfaire ni de cette conscience de moi, qui suffit à mon comportement moral et social, ni de cette

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distinction entre moi et les objets, qui me fait croire que mes organes de perception “normale” enregistrent l’exacte copie d’une “réalité”. » « Les réponses à ces interrogations que nous propose le rêve dépendent d’abord des frontières que nous traçons entre ce qui est nous et ce qui n’est pas nous ; quelle est la part de notre vie où nous acceptons de nous reconnaître ? Il est possible de se limiter aux activités conscientes, comme de vouloir être aussi celui qui imagine, qui rêve, qui invente. On peut n’accorder qu’une valeur inférieure à ces activités mystérieuses, ou bien leur conférer toute la dignité d’instruments de connaissance, – jusqu’à y voir des instruments privilégiés, supérieurs à tous autres, – plus encore, jusqu’à adorer en eux cette part de nous-mêmes où, cédant à “un autre” le gouvernement, nous ne sommes plus que le lieu d’une présence. Les images, les rythmes qui suscitent l’éveil de nos germes souterrains et l’ébranlement d’inexplicables échos intérieurs, seront pour nous les symptômes de déplorables relâchements des facultés, ou les signes d’un mouvement de concentration et de retour au meilleur de nous-mêmes. Dangereuses sirènes ou merveilleux intercesseurs, nous penserons que ces chocs nous invitent à pénétrer aux abîmes de l’inconscience, ou bien au sanctuaire des grandes révélations. » Le romantisme allemand a consacré à ces questions une grande part de ses tentatives. Béguin a été conduit à cette recherche par la résonance produite en lui par le surréalisme et la découverte de Rimbaud : moment où, à nouveau, on cherche désespérément dans l’irrationnel des connaissances sur l’humain. « De nouveau, une génération surgissait, pour laquelle l’acte poétique, les états d’inconscience, d’extase naturelle ou provoquée, les singuliers discours dictés par l’être secret, prenaient rang de révélations sur le réel et de fragments de la seule connaissance authentique. De nouveau, l’homme voulait accepter pour de valables expressions de lui-même les produits de son imagination. De nouveau, les frontières entre le moi et le non-moi se déplaçaient ou s’effaçaient ». Béguin s’est donc intéressé à cette poésie qui, romantique ou moderne, « prétend s’assimiler à une connaissance et coïncider avec l’aventure spirituelle du poète ». Recours au rêve comme moyen privilégié. Difficulté des classifications : impossible de trouver une vraie synthèse sur ce qu’est le romantisme. Béguin a décidé de choisir d’instinct « ses » romantiques. « Je crus distinguer, chez la plupart d’entre eux, une tendance aux grandes synthèses, mais accompagnées du goût des personnalités originales et des aventures spirituelles uniques. Ils répugnaient, dans leurs œuvres, à toute composition purement architecturale ou exclusivement discursive, cherchant une unité qui fût à la fois dans l’intention et dans une relation en quelque sorte musicale entre les divers éléments d’un ouvrage : unité faite d’échos, de rappels, d’entrecroisements de thèmes, plutôt que de lignes bien dessinées. Cette unité, me semblait-il, restait toujours ouverte et visait à suggérer l’inachèvement inhérent à tout acte de connaissance humaine, la possibilité d’un surplus, d’un progrès ; je voyais mes auteurs persuadés que cette ouverture

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sur l’inconnu était la condition même de la connaissance, la fenêtre par où l’on aperçoit l’infini, une nécessité imposée à tout écrivain tendant à saisir quelque fragment du mystère qui nous environne, plutôt qu’à façonner un objet de contemplation esthétique. Et j’observai qu’ils choisissaient les motifs d’une œuvre non point selon des délimitations préalables, mais selon qu’un pur critère d’émotion personnelle les leur désignait ». Béguin : idée qu’on ne peut parler du romantisme que romantiquement, parce qu’on ne connaît que ce qu’on porte en soi (principe romantique). Attention au fait que chacun de ces poètes demande au rêve quelque chose qui ne relève pas de la théorie, mais de toute sa personne ; on ne peut pas isoler dans ce cas la vie et l’esthétique. « Chacun d’eux a demandé au rêve autre chose : ce dont une nostalgie ou un drame tout personnel faisait pour lui une nécessité vitale. L’œuvre et le destin ici sont indissociables ». Tendance commune à ces auteurs : ne rien séparer : « ce penchant profond de l’esprit allemand, qui ignore nos cloisonnements et notre instinct des plans, a trouvé dans le romantisme son moment de triomphe, sa fête majeure et ses plus effrénées orgies. Sans s’engager dans la voie périlleuse des définitions, on peut dire que le romantique ne fait aucun geste, ne subit aucune passion, que toutes les régions de son être n’y soient intéressées ; au-delà de son être même, les destinées universelles, les abîmes cosmiques, les splendeurs célestes apparaissent comme l’origine ou le terme de tout acte, de toute affirmation et du moindre accident. Détacher les idées sur le rêve de ces personnalités totales, c’est leur ôter leur caractère romantique et leur originalité pour les transporter sur le plan de l’abstraction ». Travail entrepris dans la sympathie avec son objet : Béguin a subi (ravi de ce fait) l’esprit de multiplication romantique, en est arrivé « à accepter, de poète en poète, les multiples significations que le rêve assume à l’intérieur de chaque œuvre, de chaque aventure poétique ». « Le rythme de la vie onirique, dont s’inspirent les rythmes de nos arts, peut s’accorder à la marche éternelle des astres ou à la pulsation originelle qui fut celle de notre âme avant la chute. Et partout la poésie tire sa substance de la substance du rêve ». Pourquoi il a rejeté la méthode psychanalytique : parce qu’elle est incompatible avec la conception romantique du rêve. La psychanalyse voit les échanges conscient/inconscient comme un cycle clos, purement individuel. « À l’opposé, les romantiques admettent tous que la vie obscure est en incessante communication avec une autre réalité, plus vaste, antérieure et supérieure à la vie individuelle. Par ailleurs, le but de la psychanalyse est de rendre l’homme névrosé à un honnête comportement social. « Le romantisme, indifférent à cette forme de la santé, cherchera dans les images, même morbides, le chemin qui conduit aux régions ignorées de l’âme : non pas par curiosité, non pas pour les nettoyer et les rendre plus fécondes en vue de la vie terrestre, mais pour y trouver le secret de tout ce qui, dans le temps et dans l’espace, nous prolonge au-

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delà de nous-mêmes et fait de notre existence actuelle un simple point sur la ligne d’une destinée infinie ». Enfin, la psychanalyse réduit les images au symptôme : réducteur. « Le psychanalyste, dans sa prétention à guérir le poète de sa poésie et à lui épargner l’échec, oublie simplement que le poète est celui qui, utilisant à d’autres fins ce qu’il a de commun avec le névrosé, arrive à couper le fil qui retient en lui l’image : dès lors, elle est autre chose ». Première Partie : Le rêve et la nature Livre Premier : Du jour à la nuit Intense goût pour le rêve à partir de 1750, chez les psychologues rationalistes : lieu de persistance des « ténèbres » superstitieuses, enjeu de faire la lumière dessus. De plus, début de l’idée d’un progrès continu de la science humaine, devant déboucher sur la somme totale équivalant enfin à la Connaissance parfaite. Chez les romantiques, on retrouve beaucoup de cette influence de l’Aufklärung, fût-ce sur le mode du contre-pied, du conflit ouvert. Notamment, on retrouve l’idée d’une somme atteinte progressivement : pas comme un savoir fait d’une addition de faits, mais comme une conquête, un « pouvoir » illimité, instrument magique d’une conquête et même d’une rédemption de la Nature. Pas connaissance purement intellectuelle, mais participation de l’être entier, avec ses régions les plus obscures, que lui révéleront la poésie et d’autres sortilèges. Ambition démesurée, prométhéenne, ouvrant la porte à toutes les confusions comme aux plus concrètes aventures spirituelles. On y retrouve certains principes de critique et de recours à l’expérience appris chez leurs aînés. Écoles psychologiques du XVIIIe siècle, issues du mécanisme cartésien : font prévaloir dans l’ensemble les explications physiologiques. Domaine psychique vu comme champ clos où s’affrontent diverses forces et fonctions. Notion très antimétaphysique de la vie de l’âme, qu’on retrouvera dans toute la psychologie expérimentale et scientifique du XIXe siècle. « Qu’elles insistent sur l’origine matérielle ou rationnelle des phénomènes psychiques, toutes identifient “l’âme” avec le champ de la conscience, et nullement avec un principe vital qui, du néo-platonisme à la Renaissance et à l’irrationalisme moderne, est conçu comme l’animateur commun du microcosme et du macrocosme ». Conception toute spatiale de l’individu, à l’opposé de ce que la pensée irrationnelle ou religieuse appelle « science de l’âme ». Dans l’explication du rêve, les nuances entre penseurs de l’époque seront dues à l’oscillation du pendule : origine plutôt physique ou origine plutôt psychique de ce « phénomène ». Aristote faisait déjà dériver les songes de traces laissées dans les organes sensoriels. Au XVIIIe siècle, la théorie des « excitations » insiste plus que toute autre époque sur l’origine physiologique du rêve. Idée que le sommeil est dû à l’épuisement des « sucs nerveux » ou des « esprits animaux » nécessaires au mouvement et à la sensation. Le rêve, intermédiaire entre

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le sommeil et la rêve, est le fruit des premières agitations de ces « esprits » tant qu’ils ne sont pas encore assez restaurés pour rendre le corps à la veille, ou pas complètement épuisés (d’où sommeil pas encore complet). (Plus s’affirmera la conception romantique de la vie psychique, plus cette idée se renversera, passant à l’idée que le rêve est d’autant plus pur que le sommeil est plus parfait.) Tous ces psychologues du XVIIIe siècle insistent sur la continuité entre vie diurne et vie nocturne, toutes deux soumises à un déterminisme rigoureux. S’intéressent au « comment » de ce mécanisme (le même dans vie diurne et vie nocturne, même si déréglé dans le rêve) plutôt qu’au « pourquoi ». But : en formuler les lois. Première réponse, la « loi d’association », énoncée en premier par Christian Wolff : dans les rêves comme dans les pensées de la veille, « l’éruption des idées ne se fait point au hasard, mais par des routes tracées et fixées par les circonstances qui ont déterminé leur formation » (c’est-à-dire une série d’associations liées à l’image d’origine sensorielle). Souci de préserver l’unité de la vie psychique, d’où insistance sur les ressemblances entre veille et rêve. Point commun entre ces psychologues du XVIIIe siècle et psychologie freudienne : les deux ont pour point de départ l’idée selon laquelle l’activité de la conscience éveillée consiste à reproduire la réalité objective. Tandis que les romantiques, partant d’une métaphysique idéaliste, considèrent que par les rêve et les autres états « subjectifs », nous rejoignons cette part de nous qui « est davantage nous-mêmes » que notre conscience ; « au lieu d’un sujet copiant fidèlement un objet, qui lui est extérieur et lui fait face, ils concevront une interpénétration étroite de l’un et de l’autre – et la seule connaissance sera celle de la plongée aux abîmes intérieurs, de la concordance de notre rythme le plus particulier avec le rythme universel : connaissance analogique d’un Réel qui n’est pas la donnée extérieure ». Pour les psychologues du XVIIIe siècle : en l’absence d’un principe indivisible qui s’appelle l’âme (il y a seulement un entrecroisement de forces diverses), la différence veille/rêve ne résulte que de variations dans la présence ou absence de telle ou telle force ou faculté. La différence veille/rêve est un pur problème de mécanique spirituelle. Plus on avance vers la fin de siècle, plus la thèse négative (rêve = forme dégradée de l’état de conscience normal) laisse place à une vision toujours mécaniste mais moins strictement rationaliste : idée d’une faculté positive présidant à la composition des scénarios oniriques : l’imagination. Ludwig-Heinrich von Jakob (1759-1827) : idée d’une intense activité du « sens interne » et de l’imagination pendant le rêve. Il écrit en 1791 : « Le rêve n’est rien autre que poésie involontaire » : formule qu’on retrouve presque mot pour mot chez Jean Paul en 1798. Ce rapprochement entre songe et création poétique sera l’un des thèmes constants du

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romantisme. Cela dit, les deux auteurs emploient la phrase dans un sens différent. Jean Paul croit à la toute-puissance créatrice de l’imagination, qui seule peut donner une réponse à notre besoin inné de communication avec l’Infini. Alors que pour Jakob, la faculté poétique est un combiné de raison et d’imagination, et il n’est pas question pour lui de confondre « réel » et « inventions poétiques ». Au XVIIIe siècle, il y a aussi un profond mouvement occultiste (qui prépare l’éclosion des sciences nouvelles), une vague sentimentale et poétique (piétisme, Sturm und Drang). Mais cela n’empêche que la conception de l’homme véhiculée par les psychologues, celle du « siècle des Lumières », reste durable jusqu’en 1800. Livre deuxième : Le rêve, la nature et la réintégration L’homme du XVIIIe siècle ne doutait pas que le monde extérieur soit le monde réel et que nos sens nous en donnent l’exacte copie : pas d’autre besoin que de savoir le fonctionnement de nos organes de connaissance, pas d’autre espoir que de les perfectionner à l’infini, pour acquérir un pouvoir toujours plus grand sur le « donné ». Intellect conçu comme le maître, univers conçu sur le modèle de l’intellect, comme mesurable, infiniment analysable, morcelé en compartiments étanches. Rassuré par cette souveraineté de l’esprit humain et par la possibilité de tout expliquer un jour sans qu’aucune puissance obscure ne subsiste, ni en nous ni dans le devenir cosmique, l’homme ne comprend plus ce que peuvent signifier les images : mythe, poésie, religion, lui deviennent de pures matières d’étude, des documents pour le psychologue. Le mythe passe pour la forme primitive d’une connaissance balbutiante, qui n’appréhende que des bribes défigurées du réel. La poésie devient un jeu, une virtuosité divertissante, toujours traduisible en bonne prose. De même, toute religion se défait sous ce regard qui dissèque, qui n’y voit qu’une forme parmi d’autres de la civilisation à un stade primaire. L’âme, divisée en rouages démontables, en facultés juxtaposées, n’a plus de centre, cesse de figurer ce lieu privilégié en nous-mêmes, où il s’agit de descendre pour percevoir une réalité autre que le « donné » extérieur. Le XVIIIe siècle a été, en apparence au moins et dans sa première partie, un siècle sans étonnement, sans angoisse. Quelques âmes vivant dans un malaise annonciateur : Lichtenberg, Moritz, Hamann, Herder, le jeune Goethe et Jean Paul, Rousseau et même Diderot, les piétistes et les occultistes. Tous recommencent à voir le monde comme un prolongement d’eux-mêmes, et leur propre être comme inséré dans le flux de la vie cosmique. La psychologie mécaniste ne leur suffit plus, ni les débats purement intellectuels. « À l’encontre de l’époque empirique qui les précède et de l’âge scientifique qui les suivra, ils n’ajoutent foi qu’aux intuitions qui se renforcent de quelque choc affectif. Le lieu des certitudes se déplace de l’évidence logique vers l’adhésion passionnée ». La révolte titanique et l’humilité mystique vont toujours de pair : « les ambitions prométhéennes du romantisme et

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le culte du génie qu’on assimile à Dieu sont plus proches de la soumission religieuse que l’inertie de l’âme qui caractérise la science expérimentale. » Passage d’une attitude strictement psychologique à une expérience intérieure assez audacieuse pour que renaisse, avec le romantisme, une ère métaphysique. Le romantisme ressuscitera quelques grands mythes : celui de l’universelle Unité, celui de l’âme du monde, celui du Nombre souverain. Il en créera d’autres : la Nuit, gardienne des trésors ; l’Inconscient, sanctuaire de notre dialogue sacré avec la réalité suprême ; le Rêve, où se transfigure tout spectacle, où toute image devient symbole et langage mystique. La tendance, diffuse dans tout le romantisme, à concevoir le monde et l’homme dans leur unité essentielle, s’est affirmée chez les « Philosophes de la Nature », ou « physiciens romantiques » : penseurs du début XIXe siècle assez divers (spéculatifs ou expérimentateurs, occultistes ou magnétiseurs, alchimistes ou chimistes, chrétiens ou panthéistes), mais tous en réaction contre le XVIIIe siècle, et s’intéressant tous aux révélations du sommeil. Leur irrationalisme a été préparé par divers courants spirituels : néoplatonisme de la Renaissance italienne et allemande, Giordano Bruno, Kepler, Paracelse, Nicolas de Cues, Agrippa de Nettesheim : univers conçu comme un être vivant, pourvu d’une âme ; une identité essentielle relie tous les êtres particuliers, qui ne sont que des émanations du Tout. Une relation d’universelle sympathie régit toutes les manifestations de la vie et explique la croyance de tous les penseurs de la Renaissance à la magie : aucun acte, aucun être n’est isolé, ses répercussions efficaces s’étendent à la création tout entière, et l’opération magique atteint tout naturellement les choses ou les êtres les plus lointains. De même, l’astrologie est nécessairement inscrite dans le système de tous ces philosophes : voir analogie essentielle entre nature et homme ; rien d’étonnant si destinée individuelle est liée au cours des astres et des constellations. L’homme est au centre de la création, place privilégiée dans la chaîne des êtres à cause de sa dignité d’être conscient et pensant, de miroir où se reflète et se connaît l’univers. Inversement, l’homme retrouve la création tout entière au centre de lui-même. Connaître, c’est descendre en soi. Connaissance du réel s’opère par une pure contemplation intérieure, par une expérience vécue. Esprits de la Renaissance : l’idée est toujours de saisir l’Unique, le Tout, à travers chacune de ses manifestations visibles. (Valeur toute symbolique de la création visible). Pas de médecine spécialisée où l’on soigne tel organe, mais toujours l’homme entier ; pas de connaissance spécialisée : une connaissance partielle signifie une non-connaissance ; l’« humanisme » englobe l’univers entier, qui nous est communiqué par nos organes tournés vers l’extérieur mais aussi par mille concordances intérieures. « Et le grand mystère, qu’ils poursuivaient par tant de voies diverses, était une formule capable d’exprimer à la fois le rythme du Tout et le rythme analogue de chacune de ses parties vivantes. De là leurs spéculations mathématiques : le nombre seul peut rendre compte d’une réalité conçue comme essentiellement rythmique ».

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La philosophie cartésienne et postcartésienne avait rejeté dans l’ombre cette mystiques « analogique » et « symboliste ». Elle survit dans des sectes d’initiés, très actives au siècle des « Lumières » : dans ces sectes, amalgame progressif entre idées du néoplatonisme, reprises et chargées d’interprétations bibliques par Jakob Böhme, et les mille alluvions d’origine orientale qui survivaient dans l’occultisme traditionnel. Système théosophique du Philosophe inconnu (en France), sectes d’illuminés et magie d’Eckartshausen (en Allemagne) renouvellent cette tradition : idée d’analogie se complique de mythes destinés à expliquer l’origine du mal. La nature et notre esprit sont de même essence, tous deux étant des émanations de la Cause unique. Mais en plus, la corruption de l’esprit humain a entraîné la chute de la nature elle-même. : pensée de Louis-Claude de Saint-Martin (dit « le Philosophe inconnu » ; Français, 1743-1803, courant illuministe. L’homme de désir, 1790) : idée que l’homme qui peut retrouver au fond de lui-même les germes du paradis primitif, opérant sa réintégration en Dieu, peut restituer la nature entière à son unité primordiale. Idée que, si « l’homme de désir » souhaite l’harmonie et l’unité, c’est qu’il en trouve en lui les vestiges, car on ne peut souhaiter que ce qu’on a d’abord connu. « Tout tend à l’unité d’où tout est sorti » (Saint-Martin). La parole, principal agent de cette réintégration, garde l’analogie de la Parole qui créa le monde : acte du poète est sacré et littéralement créateur. De même, la musique peut contribuer à la magie salvatrice puisque son principe, le nombre, est un reflet des nombres qui régissent le cours des astres, des siècles et de la nature entière. Influence de Saint-Martin, en Allemagne, sur Lavater, Hamann, Herder, Jacobi, puis Saint-Martin passionne, à la génération suivante, Baader, Kleuker, Schubert, Zacharias, Werner. Les premiers surtout (Hamann, Herder notamment), en collaborant à la création des mythes nouveaux, renforcèrent l’irrationalisme montant et favorisèrent la naissance du romantisme philosophique. Hamann : le « Mage du Nord » : le premier à tenter une étude psychologique de l’être humain qui, commandée par sa métaphysique chrétienne, dépassât la simple description des facultés et de leur mécanisme. Dès les Mémoires socratiques, 1759, tente de réfuter l’empirisme. La région particulière, irréductible aux facultés de l’âme, où naissent nos idées, d’où jaillit le génie, ce lieu « souterrain » en nous est jà ce qu’on ne tardera plus à appeler « l’inconscient » : première ébauche du mythe romantique. Hamann, en 1762 : « seule la connaissance de soi, cette descente aux enfer, nous ouvre la voie de la divinisation ». On pense à la pensée centrale de Novalis : « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur ; c’est en nous, sinon nulle part, qu’est l’éternité avec ses mondes, le passé et l’avenir ». La richesse de la vie gît donc dans les abîmes inconscients ; c’est par la parole et la poésie qu’on peut la percevoir.

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L’inconscient est désigné comme l’analogie de Dieu visible et invisible à la fois dans la nature. Tout comme notre corps, l’univers sensible a une signification purement symbolique. Symbolisme inhérent aux choses elles-mêmes. Idée qu’à l’origine, la révélation de l’Invisible par le sensible fut parfaite, mais « que la faute soit en nous ou hors de nous », la nature n’est plus pour nous qu’un poème en désordre : disjecta membra poetae : au savant d’en rassembler les fragments épars ; au philosophe de les expliquer ; au poète seul il est réservé, non seulement de les imiter, mais d’en reconstituer l’unité. Nul autre que le poète ne peut retrouver la « langue angélique » originelle, le discours parfait où le symbole visible et la réalité qu’il exprime se confondent. La poésie a pour mission de recréer le langage primitif, de restituer dans leur intégrité la contemplation étonnée et la première présence des choses. Lettre de 1759 : dit que l’état de veille physique, celui d’un homme qui a conscience de lui-même, est en fait un état de sommeil de l’âme. « Il ne faut considérer notre esprit comme éveillé que lorsqu’il a conscience de Dieu, lorsqu’il pense et éprouve Dieu, lorsqu’il reconnaît, autour de lui comme en lui, la toute-puissance de Dieu ». Il est le plus grand précurseur du romantisme par son sens immédiat et son besoin constant de l’unité. Obsession de la totalité, de l’intégrité, de l’organisme, en plein siècle de la dissection infinie. « La nature est pour lui un discours continu, l’être humain un tout indivisible, la poésie perception de la seule réalité cachée. » Son principe : « Tout ce que l’homme entreprend, que ce soit par l’acte ou par la parole, doit jaillir de toutes ses facultés réunies : tout ce qui est isolé est condamnable » (Hamann). Fin XVIIIe siècle : face-à-face hostile entre, d’un côté, empirisme dominant des rationalistes et sensualistes, qui croient l’heure venue du règne de l’homme sur la matière sur un monde objectif dont la réalité ne fait pas de doute pour eux, et de l’autre, les disciples de Jean-Jacques, les lecteurs des mystiques, les sectaires de l’occultisme et du piétisme, les révoltés du Sturm und Drang, ne parlant que primauté du sentiment, valeur symbolique de la nature, réalité au-delà du monde sensible. Ambitionnent aussi un pouvoir, mais exercé non sur les forces mécaniques de notre univers immédiat, mais sur les réalités à la fois transcendantes et intérieures. Renversement : alors que l’esprit scientifique était soutenu par les progrès des sciences, ces progrès sont tels que les rationalistes s’en trouvent presque convaincus de ce qu’ils niaient d’abord, et que leurs adversaires s’emparent des faits nouveaux pour les transférer par « analogie » au domaine psychologique. Ex. : découverte de l’oxygène fournit des armes aux partisans de l’unité fondamentale (idée d’un même élément vital commandant aux règnes organique et inorganique ; principe actif de la combustion comme de la vie humaine, peut passer pour le lien qu’on cherchait entre les deux mondes séparés). Enthousiasme universel suscité par les travaux de Galvani sur l’électricité, par les expériences magnétiques de Mesmer. On voit réapparaître jusque chez les médecins et les

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« scientifiques » le langage analogique de Paracelse et des magiciens. Ex. : directeur de l’Académie de Freiberg, Werner (a eu comme élèves Baader, Novalis, Schubert) : enseignait qu’il « devait exister un lien profond, quoique peu apparent, une analogie secrète, entre la science grammaticale du Verbe – cette minéralogie du langage – et la structure interne de la nature ». La génération suivante, celle des Tieck, des Novalis, des Schlegel, prit au sérieux, au tragique même, les idées nouvelles. Ils les incarnèrent dans leurs incantations ou leurs personnages. C’est alors seulement que les philosophes purent systématiser ces idées incarnées sous l’action des poètes. Mais cette résurrection complète d’un irrationalisme qui avait déjà connu un apogée à l’heure du néoplatonisme et de la Renaissance n’alla pas sans balbutiements et extravagances. Sur les « philosophes de la nature ». Plusieurs auteurs ont concouru à ce courant de pensée original et fragmentaire. Aux confins du lyrisme, de la pensée pure et d’attitudes proprement religieuses. Figures de « savants romantiques », cultivant l’universalisme de façon plus ou moins désordonnée. Ex. : Johann Jakob Wagner, Johann-Carl Passavant (magnétiseur ; a écrit : « Toute philosophie doit s’épurer et se transformer en théosophie, toute science en mystique » ). Tous ont inscrit une apothéose du rêve dans une conception du monde renouvelée des mystiques. Éléments de cette conception : La nature est un organisme animé, et non une mécanique décomposable en ses éléments divers. Besoin de ramener la multiplicité des apparences à une Unité fondamentale. Pas de mort véritable : un individu naît de l’autre ; mourir, « c’est passer à une autre vie, non pas à la mort. La vie est donc la seule réalité, et le mouvement éternel est identifié avec le divin. Mouvement de progrès continu, orienté vers un but ultime. Perception de l’Unité primordiale a ici sa source dans une expérience intérieure de nature religieuse : point de départ commun à tous les mystiques de tous les temps, pour qui la donnée primitive est l’unité divine, d’où ils se sentent exclus et où ils aspirent à rentrer par la voie de l’union mystique. « Les penseurs romantiques, qui sont les élèves à la fois des naturalistes et des mystiques, chercheront à expliquer le processus même du devenir cosmique comme la voie du retour à l’unité perdue, et ils recourront, pour y parvenir, à des mythes qui tous s’inspirent de l’idée de la chute. » Idée que l’existence séparée est un mal, ayant sa source dans une erreur, un péché, qui a détruit l’harmonie première. Mais le mouvement de la création est un mouvement de réintégration progressive de cette unité. Mythe de cette unité originelle s’exprime dans obsession romantique de la langue primitive, la religion originelle, la société originelle. Idée que, comme l’unité seule est réelle, la marche de

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la vie vers la réintégration est inévitable. « Toutes choses, dans notre univers sensible, ont une signification symbolique, sont le reflet à moitié lumineux, à moitié obscur encore, de la réalité suprême. Et, à tous les étages de la création, cette double nature des choses se retrouve, sous forme de lutte entre des tendances contraires ». Ce qui n’était chez Fichte que pure dialectique devient chez Schelling et les philosophes de la nature le principe même et la loi du devenir. À la loi de polarité (lutte de forces antagonistes) se joint une loi d’éternelle ascension (chaque lutte se résout en synthèse supérieure et ainsi de suite). Vaste analogie entre tous les couples de tendances : correspondance entre le couple jour/nuit, l’opposition des sexes, pesanteur/lumière, force/matière… Mais une grande force parcourt toute la vie cosmique, reliant entre eux et avec l’ensemble tous les êtres existants : cette force (voir découvertes magnétiques), on la nomme sympathie. Idée occultiste de l’analogie prend toutes les formes possibles de la magie, notamment de la mystique des nombres. Calculs infinis mettent en relation la forme géométrique des cristaux, la marche des constellations, la circulation du sang, la reproduction des cellules animales, les périodes géologiques, les étapes de la vie humaine. On s’efforce de déduire les rapports qui règlent à la fois les saisons, les ères astrales, la croissance des végétaux, la multiplication des espèces animales, la gamme des couleurs et des sons. La structure entière de l’univers est conçue comme essentiellement rythmique. On en déduit toutes sortes de correspondances entre les arts, les sons et les couleurs. On retrouvera cela chez Baudelaire. Difficulté pour les romantiques : se défendre de la tentation panthéiste : du coup, ne cessent de répéter que, si Dieu est en tout, il est en même temps le seul être véritable : non certes extérieur à l’univers, certes présent en lui, mais comme son principe de vie, son centre, son âme. Dieu ne peut renoncer à se manifester et à se connaître lui-même dans les choses, mais il n’y a pas identité entre le Tout cosmique et Dieu. Place de l’homme dans cet univers : il est symbole et image du Tout, comme toutes les créatures, mais occupe place privilégiée, en tant que pointe et couronne de l’évolution naturelle : il comprend en lui tout ce qui l’a précédé. La grande analogie qui préside à l’organisation interne de la nature fait de l’homme, selon la tradition occultiste, le microcosme où se reflète et se résume le macrocosme. En plus de cette dignité « biologique » de l’homme, dignité religieuse : l’homme reflète en lui-même la totalité de la nature et il y trouve Dieu. Baader : la nature est « un audacieux poème, dont le sens, toujours le même, se manifeste sous des apparences sans cesse nouvelles ! […] La loi naturelle de l’homme […] le destine à percevoir la voix de Dieu, qui retentit en toutes contrées, à lire et déchiffrer les hiéroglyphes divins. Et l’homme lui-même ne peut faire autre chose qu’acte poétique : deviner, sentir et pressentir dans la nature le grand idéal de Dieu, et ensuite, par l’acte et la parole, imprimer à toute chose, en lui comme hors de lui, son idéal intime, – qui est la copie mutilée, impure et comme défigurée de l’idéal divin ».

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Ainsi, l’homme microcosme est aussi (expression d’Ennemoser) un microthéos : certains de ses actes, notamment l’acte poétique, sont le reflet de l’action divine. Ainsi se justifie l’existence séparée, qui à l’origine est un mal. Steffens : « le monde extérieur lui-même est un aspect de notre être intérieur. Ce grand dialogue du Tout avec lui-même, qui se poursuit en chacun de nous d’une façon particulière et définie, voilà le vrai mystère ». L’esprit de l’homme, créature séparée, est le plus pur miroir de l’univers et de l’Âme universelle. Mieux, cette Âme ne peut atteindre à la conscience et se connaître elle-même que dans son image, qui est l’âme humaine. À condition que l’homme ait habitué son oreille à percevoir le dialogue intérieur du Tout avec lui-même, se soit mis en mesure d’atteindre en soi aux régions inconscientes, qui sont celles de la ressemblance divine. L’idée est, qu’au départ, l’homme avait des pouvoirs magiques bien plus étendus, dont il a été privé par sa chute. Cf. mythe de l’androgyne, réactivé par Baader : idée qu’au départ l’homme était une créature sans sexe, qui se reproduisait par ramification, comme un arbre. La désobéissance de l’homme a donné naissance au Temps, dont il se trouve prisonnier avec toute la nature. Pour se racheter et abolir le temps, l’homme doit descendre en lui, y trouver les vestiges qui, dans l’amour, le langage, la poésie, toutes les images de l’inconscient, peuvent lui rappeler ses origines. Il doit redécouvrir dans la nature elle-même tout ce qui, obscurément, éveille au fond de son âme l’émotion d’une ressemblance sacrée ; il doit s’emparer de ces germes sommeillants et les cultiver. Parmi eux, le rêve a une grande importance. Car notre apparente lucidité est en réalité une nuit profonde, et la véritable clarté ne nous est plus accessible que dans les aspects nocturnes de notre existence. Victor Hugo : « Chose inouïe, c’est au dedans de soi qu’il faut regarder le dehors. […] En nous penchant sur ce puits, notre esprit, nous y apercevons à une distance d’abîme, dans un cercle étroit, le monde immense. » Tout l’effort des romantiques : rejoindre, par-delà les apparences éphémères et décevantes, l’unité profonde et seule réelle. Retrouver en nous les manifestations d’une région « plus profonde que nous-mêmes », où subsiste notre communication avec le divin. Pas question d’analyser les facultés humaines (l’homme n’est pas un mécanisme, une machine démontable). Avant la chute, l’homme-microcosme était un organisme parfait, doué d’un seul moyen de perception, le « sens interne » ou « sens universel » (Baader, 1828 : traité sur le « sens interne »). Ce sens connaissait l’univers par analogie,selon la doctrine occultiste : l’homme n’avait qu’à se plonger dans contemplation de soi-même pour atteindre à la réalité dont il était le pur reflet. Sens qui subsiste en nous, bien que morcelé et effacé. Analogue à la force dynamique qui commande à la nature. Se manifeste dans états d’hypnose, de magnétisme, de somnambulisme, d’exaltation poétique, tous ces états où nous nous abandonnons au rythme de la nature et qu’on peut appeler ek-stases (extases).

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L’ek-stase : ce qui nous emporte hors de notre état coutumier pour nous restituer momentanément à une existence autre. Baader dans son traité sur le « sens interne » : supériorité des sensations qui ne viennent pas du dehors mais de nous-mêmes contre les sensations qui copient le dehors : écrit que « tout artiste, tout poète authentique est voyant ou visionnaire : chaque poème, chaque œuvre d’art véritable est le monument d’une vision ». De même, Passavant, rapprochant vision magnétique et acte poétique : écrit, à propos de la sorcellerie poétique : « Le poète est essentiellement voyant, la poésie est prophétie, vision extatique du passé, de l’avenir, de la totalité ». (On voit que la lettre de Rimbaud a eu ses précurseurs romantiques.) L’âme, pour les romantiques, ne peut être que le lieu de notre ressemblance et de notre contact avec l’organisme universel, la présence en nous d’un principe de vie qui se confond avec la Vie divine elle-même. Comme notre psyché consciente est enfermée dans en elle-même, il faut postuler en nous l’existence d’une autre région par où la prison de l’existence s’ouvre sur la réalité. C’est l’Inconscient. Notion d’Inconscient : existe déjà chez Leibniz, comme conscience larvaire. Chez Herder, il est une région obscure et dangereuse que la nature a bien fait de fermer à notre investigation consciente. Chez Freud, ce sera une somme d’anciens contenus de la conscience oubliés ou refoulés. Différent chez les romantiques : l’Inconscient y « est la racine même de l’être humain, son point d’insertion dans le vaste processus de la nature. Par lui seul, nous restons en harmonie avec les rythmes cosmiques et fidèles à notre origine divine ». Idée qu’on trouve chez les mystiques, et qu’on retrouve chez Ritter, que « Dieu est dans le cœur », et qu’on ne peut le percevoir que lorsque la conscience habituelle fait silence. Mais, différence entre romantiques et mystiques : l’Inconscient des romantiques n’est pas soustrait à la nature et tout entier tourné vers l’Esprit. Au contraire, nous y percevons les passage en nous du flux cosmique, « l’obscur dialogue du Tout avec lui-même » (Steffens). Cette région intérieure est en même temps la vie même de la nature créatrice, qui nous baigne de toutes parts. Dès lors, tout ce que nous arrivons à connaître des images qui hantent ce monde profond nous est infiniment précieux. Steffens : « Le génie existe dans les moments où la toute-puissance de la nature inconsciente, où les profondeurs nocturnes et inaccessibles de l’existence sont dévoilées et révélées à l’état de veille. L’inspiration unit la plénitude de la nuit et la clarté du jour, le mystère de

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l’inconscient et la règle de la conscience. Cela semble tout naturel à une certaine vision intérieure, quoique cela reste absolument inexplicable à la raison. » C’est en lui-même que l’homme-microcosme peut atteindre le réel, sans contradiction entre notre vie organique et notre vie spirituelle, guidées l’une et l’autre par la force dynamique qui est le lien vivant du cosmos. Par ailleurs, idée que, puisque nous sommes engagés dans une existence séparée et dans la conscience depuis la chute, il est vain de vouloir revenir en arrière : nous ne rejoindrons l’harmonie première qu’en menant à son terme le processus de l’histoire, c’est-à-dire en dirigeant le progrès de la conscience, de telle sorte qu’il aboutisse à une manière de « surconscience ». Il ne s’agit donc pas de s’abandonner à l’Inconscient créateur, puisque nous ne pouvons plus y participer qu’imparfaitement, mais de s’en emparer, de l’élever à la conscience, dans la mesure du possible, jusqu’au jour où une magie supérieure opérera la réconciliation finale. Cette réconciliation, que préfigure la création poétique, sera la réintégration, la Fin harmonieuse des temps, l’avènement de l’intemporel. Dès notre existence, notre vie physiologique porte le reflet de notre double appartenance à la vie séparée et à la Vie totale. Conscient et Inconscient sont ainsi un aspect de la grande « polarité » qui ordonne la marche de la vie selon les tendances à la réunion et à la séparation. L’alternance veille/sommeil est l’expression la plus frappante de notre insertion dans la vie cosmique et de cette analogie rythmique qui est le lien universel. Le sommeil n’est pas simplement négation de la vie éveillée, il est aussi « autonome » qu’elle, et avec elle dans le même rapport que le pôle négatif de l’aimant avec le pôle positif. Idée qu’aux premiers temps de l’humanité, la distinction veille/sommeil était moins nette, le pôle tellurique (pôle du rêve, contre pôle solaire qui domine de plus en plus au cours des siècles : conscience et raison contre imagination et sentiment) dominait. Âge des voyants, d’hommes passifs et contemplatifs, comme l’Orient actuel en oppose encore à notre type occidental, actif et cérébral. Les romantiques voient l’apogée humaine dans le mariage entre influence solaire et influence tellurique, contre le credo du XVIIIe siècle voyant le progrès dans un empire croissant de la lumière consciente. Idée, qu’on trouve déjà chez le mystique chrétien Maître Eckhart, que le renoncement à soi-même donne la possession de l’univers. Celui qui n’est plus ceci ou cela devient toute chose. Si l’âme, dans le sommeil, est plus proche de l’Âme du monde, alors le sommeil préfigure la mort : il préfigure les sensations qui nous attendent après notre mort terrestre : la mort est la

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dissolution finale de l’individualité, accomplissement de notre aspiration à rentrer dans le Tout, et le rêve en est un premier avant-goût. Pour les romantiques comme pour les mystiques : « C’est dans le sommeil ou la mort de la perception sensible, dans l’évanouissement de la raison, que nous pouvons approcher de la connaissance seule importante : celle de Dieu, celle du cosmos, et nous unir à eux, grâce à la mort de tout ce qui nous séparait d’eux ». Idée (contre les psychologues du XVIIIe siècle qui voient les images du rêves comme produites par la conscience diurne dégradée) que les rêves les plus purs, originaux et importants, ne sont pas ceux du soir ou du matin, mais ceux de la nuit profonde : c’est lorsque les hommes sont profondément endormis que naissent les rêves prophétiques, les visions à distance, et que le sens universel jouit de la plénitude de ses pouvoirs. Steffens : le rêve est poétiquement révélateur, parce que l’euphorie que nous y éprouvons nous persuade – non logiquement, mais par une conviction spontanée – que le monde entrevu existe, qu’il constitue une forme essentielle et profonde de notre existence la plus vraie. Nous sommes notre rêve aussi bien que notre veille. Baader : sur analogie et affinités rêve-poésie : « Les images font du bien à l’âme. Elles sont sa nourriture spécifique » (Baader). Baader remarque la prédilection de l’âme pour un langage non analytique mais métaphorique. Pour les philosophes des Lumières, c’est le monde diurne qui est réel parce que le monde sensible est vu comme la réalité objective. Tandis que pour les romantiques, le monde « objectif » est une convention que nous posons pour la commodité de nos rapports entre humains, et le monde du rêve, au contraire, est celui qui nous est donné de l’intérieur : il nous est réellement commun à tous, parce que tous nous y participons, ou parce que nous participons en lui à la Réalité universelle. Schelling, au sujet de ce mariage Jour-Nuit : « Si dans la nuit même une lumière se levait, si un jour nocturne et une nuit diurne pouvaient nous embraser tous, ce serait enfin le but suprême de tous les désirs. Est-ce pour cela que la nuit éclairée par la lune émeut si merveilleusement nos âmes et jette en nous le frémissant pressentiment d’une autre vie, toute proche ? » Livre troisième : L’exploration de la nuit

Sur Gotthilf-Heinrich von Schubert. Lecteur de Herder et de Jean Paul. Publie en 1814 Symbolique du rêve. Influencé par Saint-Martin via Baader. Inspiration, aussi, de Schelling et Novalis. Idée de la mort comme résurrection, anéantissement de l’individu comme passage vers harmonie supérieure.

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Moments les plus heureux sont ceux « où notre être se trouve en profond accord avec la nature entière » (Schubert) : preuve irréfutable de notre état primitif (valeur la plus sûre accordée aux certitudes du cœur). Loi de l’Amour comme loi naturelle commune, réglant tous les rapports entre les éléments, animés et inanimés. À chaque étage de la création, tout état contient en lui-même les symboles de l’état supérieur. La Vie est une, la même partout, des plantes aux hommes : « l’instant de la floraison, qui est aussi celui de la mort, est un pressentiment de l’existence animale » (Schubert). Ainsi, d’étape en étape, le devenir naturel tout entier tend vers l’homme, qui est au somment de l’échelle des êtres. Mais à son tour, la vie, humaine révèle en elle-même les signes annonciateurs et les présages d’une vie future. « Le monde de la poésie, plus encore celui de la religion, ne peuvent s’acclimater tout à fait à l’existence terrestre » (Schubert). Idée qu’à ce stade, les pouvoirs qui seront accordés au degré suivant se manifestent sous forme d’« aspirations encore insatisfaites et actuellement sans but précis » : poésie, religion, passion de savoir, enthousiasmes divers : formes les plus manifestes de cette grande aspiration qui, parvenue à nous mûrir et à nous détacher, nous arrache finalement à cette terre pour nous enlever dans le règne de la légèreté : tel est le sens de la mort. Ce germe d’existence future se manifeste dans les pressentiments, les rêves, les phénomènes de sympathie et de magnétisme animal. Symbolique du rêve : ouvrage assez décousu, mais dans l’ensemble, la plus originale des tentatives théoriques consacrées au mythe romantique du Rêve. Jean-Paul l’a lu. Premières phrases de la Symbolique : « En rêve, et déjà dans cet état de délire qui précède le sommeil, l’âme semble parler un tout autre langage qu’à l’ordinaire. Certains objets de la nature, certaines propriétés des choses désignent tout à coup des personnes, et, inversement, telle qualité ou telle action se présentent à nous sous forme de personnes. » Différence entre pensée par mots du langage courant et pensée par images du rêve. Idée que cette dernière est plus alerte, plus efficace. Idée que ce langage est plus approprié à notre âme que celui de la veille, et qu’en plus nous n’avons pas à l’apprendre : il est inné, l’âme le parle dès la première fois où elle échappe aux liens du corps. De plus, la langue des rêves concorde avec la marche de la Destinée, soumise aux mêmes lois. Déplacement de la concordance qui existait, pour les associationnistes, entre la logique humaine et la nécessité naturelle : s’y substitue une nouvelle correspondance entre la liaison des images dans les états de passivité incontrôlée et l’enchaînement des faits extérieurs. Au lieu d’un intellect qui, par l’intermédiaire des sens, enregistre fidèlement un monde soumis à un déterminisme rigoureux, une vie intérieure libre et constamment créatrice se trouve en harmonie avec la vie également spontanée de l’univers. Le langage du rêve, fait d’images, est avec la réalité exprimée dans un rapport de participation réelle. Du coup, ce langage est commun, il appartient à tous les individus.

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Important : une caractéristique de cette langue est de dire une chose par son contraire : la joie par les pleurs, la tristesse par la danse, le mariage par un enterrement. Schubert : « Le poète caché en nous paraît trouver un plaisir bizarre à ce qui nous attriste et avoir, en revanche, une idée très grave de nos plaisirs : preuve qu’il ne se sent pas toujours à son aise dans notre existence actuelle. » Poète caché en nous manie volontiers l’ironie, se servant de boue pour parler d’argent, de coups et de plaies pour signifier des cadeaux ; il nous rappelle la précarité de toute grandeur terrestre. Enfin, le langage du rêve va chercher très loin ses métaphores, et paraît se référer à une langue inconnue de nous. Conscience profonde, chez Schubert, de l’opposition ironique entre notre vie nocturne et toutes les « graves » occupations de notre activité diurne. Idée que le poète caché est malheureux dans une existence pour laquelle nous n’étions point faits. Le rêve est ce lieu en nous-mêmes où nous savons n’appartenir pas tout entiers à la terre. Or, pour Schubert, tous ces caractères de la langue des songes se retrouvent chez les poètes et les prophètes. Voir Herder : idée que l’expression poétique est innée et précéda dans le temps l’invention de la prose. La poésie possède « la clef de notre énigme intérieure » (Schubert) et, comme le rêve, elle a quelque chose de prophétique. La pythie parlait en vers. Schubert va plus loin que ses devanciers avec l’idée que le rythme poétique lui-même joue le rôle d’incantation magique, réveille la correspondance entre nous-mêmes et l’univers dont nous faisons partie. En assoupissant les facultés diurnes, le chant favorise l’éclosion intérieure de la vie inconsciente. Ironie du poète et du prophète vis-à-vis de notre monde diurne, dans lequel nous nous attachons à tt ce qui est étranger à notre vraie destinée. Lien poésie/rêve/culte religieux : les actions sont à prendre dans un sens symbolique. Les paroles des hymnes religieuses [le mot hymne est féminin pour désigner un élément du rituel] opèrent une action psychologique qui dépasse de loin leur simple signification, et tout culte est une hymne faite non pas de paroles mais de gestes doués d’un pouvoir magique. Par conséquent : idée que le rêve est peut-être, comme la poésie et la révélation, le véritable état de veille, au sens où « les originaux des images et des formes, dont se sert la langue onirique, poétique et prophétique, se trouvent dans la Nature » (Schubert). Développe exemples montrant que la nature comme le rêve a le sens de l’ironie (par exemple, insectes qui s’accouplent au moment de mourir, proximité de l’homme et du singe avec ses folies), le don de prophétie (savoir des oiseaux migrateurs).

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Seconde Partie : Le rêve et la poésie Livre quatrième : Le ciel romantique Poètes romantiques allemands : Jean-Paul, Novalis, Tieck, Brentano, Hoffmann, Achim d’Arnim. Les écrivains ont toujours été attentifs au rêve (songe d’Atossa dans Les Perses d’Eschyle, rêve d’Athalie, rêve de Wilhelm Meister), mais les romantiques sont les premiers à en avoir fait un leitmotiv dominant. De même, on ne voit pas avant fin XVIIIe siècle de théoriciens voir dans le rêve le modèle de la création poétique. Ce qui distingue le romantique et en fait l’initiateur de l’esthétique moderne : la haute conscience qu’il a de son enracinement dans les ténèbres intérieures. « Le poète romantique est celui qui, sachant qu’il n’est pas le seul auteur de son œuvre, ayant appris que toute poésie est d’abord le chant issu des abîmes, cherche délibérément et en toute lucidité, à provoquer la montée des voix mystérieuses ». L’emploi que le romantique fait du rêve, comme modèle ou comme source d’inspiration, se distingue de celui qu’en faisaient d’autres poètes pour qui le songe restait un artifice technique, ou bien un simple ornement de l’œuvre. Les romantiques sont les premiers à avoir ébauché une esthétique du rêve. Avant les romantiques : on trouve goût pour le rêve chez poètes légers et élégiaques encore en vogue dans la jeunesse de Goethe : rêve-plaisir, gracieux, souvent érotique. Sinon, tradition du rêve allégorique : Nathan de Lessing, Messiade de Klopstock, traduction des Nuits de Young. Changement apporté par Herder, père du romantisme : le premier à apercevoir les analogies entre poésie des nuits et poésie des contes de fées, qu’il propose pour modèle au poète. Dans essai de 1773 sur Shakespeare, oppose monde du rêve et de la poésie au monde du temps et de l’espace. Le rêve est proposé en exemple au poète pour la souveraineté de l’esprit qui s’y délivre des contingences. 1802, dans sa revue Adrastea : sur la sagesse du Märchen (contes de fées) : « Le monde des rêves nous donne sur nous-mêmes les indications les plus sérieuses. Tout Märchen doit donc avoir le pouvoir magique, mais aussi l’influence morale du rêve » (Herder). Jean Paul est le maître incontesté du rêve, des grands songes cosmiques, peintre des paysages fabuleux où l’univers se fait musique et couleur, où le moi se perd voluptueusement, mais aussi des apparitions terrifiantes : têtes sans regard, champs de carnage et hommes sans mains.

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Œuvre qui est un rêve immense, où s’entendent harmonies célestes et soudaines discordances des astres désorbités, tandis que dans le monde humain, l’Extase, sœur de la Mort, ouvre aux héros lyriques les envols illimités, et que les idylles chantent un tendre accord avec la vie terrestre. Constant effacement de la frontière rêve/réalité. Étrange communication à la fois concrète et immatérielle entre les éléments d’ici bas (fleurs, insectes) et les spectacles radieux des voyages dans l’azur. Le luxe des images de la terre (plantes, perles, larmes, lumières) échange ses symboles insaisissables et multiples avec la vision splendide du paradis et des promesses éternelles. Style magicien où chaque objet perd sans la perdre sa qualité première pour signifier à la fois lui-même et autre chose. Extraordinaire génie métaphorique effaçant ses traces : on ne peut tracer la ligne qui sépare la sensation immédiate de l’autre réalité au cœur de laquelle on est transporté. Et en même temps : symbolisme qui n’est pas diffus mais précis : la matière qui se dissout en pure lumière ou musique recompose un paysage de l’âme, un grand rêve continu et tout plein de certitude intérieure. Pas seulement impressionniste : ne se contente pas d’ivresses mais cherche des réponses urgentes à sa quête spirituelle. Le monde des grands rêves nocturnes qu’on trouve dans les romans de Jean Paul a son climat et ses couleurs, sa végétation et ses habitants, les mêmes à travers de longues années. Gestes identiques y mènent le rêveur, sensations semblables (angoisse, félicité, éblouissement, essor infini ou chute). Quand les héros reviennent dans leur pays terrestre, ils le trouvent métamorphosé, devenu semblable au paysage onirique. Le passage entre rêve et veille se fait insensiblement, et les éléments d’un état de conscience agissent sur l’autre moitié de la vie. Cf. premier rêve de Gustave et « Anéantissement » : sur la confusion rêve/réalité. Et rêve d’Albano à Isola Bella (description p. 169). Géographie du Pays des Rêves jean-pauliens : nette continuité. Voir description : prairies encadrées de forêts, fleurs, grand fleuve. Tout y est léger : ces provinces du paradis sont comme une transfiguration des provinces terrestres, opérée par la lumière magique. Tout y est animé, vivant, sonore, les objets parlent et chantent, langue douce de l’univers, à laquelle répondent parfois des accents lugubres, de sourdes menaces. Univers où les sons, les couleurs et les parfums se répondent, et où les objets se transfigurent sans cesse et quittent leur apparence. Par exemple : une larme devient une vague qui devient navire. Des êtres deviennent pure musique.

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Foisonnement créateur, ainsi au début du rêve de Walt : « Pareil au chaos, le monde invisible voulait enfanter toutes choses ensemble… » Le paradis de la plupart de ces visions est un paradis naissant, tout nouveau dans son éclat matinal, aube d’un monde à peine créé, où toute chose doit être nommée à celui qui la découvre. Le rêve saisit l’univers au moment où s’ébauchent les créatures, dans une période géologique très ancienne, que l’on voit, d’ailleurs, bizarrement survivre dans tant de visions de poètes, de mythes primitifs et de songes nocturnes, comme si l’imagination établissait, entre nous et les âges les plus reculés du globe, un lien inexplicable. Sorte de secrète parenté entre la gigantesque création des mondes et le tumultueux foisonnement des formes qu’enfante l’imagination. « L’anéantissement » : hallucination fiévreuse, chaos cosmique, catastrophe où s’abîme la création. Dans ce monde en devenir, les astres sont aussi peu stables que les formes telluriques. Univers sidéral lui aussi à l’état de perpétuel jaillissement, jusqu’à l’instant où l’Éternité arrête le vertige de cette création chaotique : cf. « Rêve de l’univers », vol éperdu de la créature à travers les espaces sans fond. Victor Hugo, dans Dieu, en fait le symbole du drame de la connaissance et de l’angoisse humaine. Hugo et Jean Paul : les regards humains ne peuvent affronter la suprême lumière : il faut mourir pour connaître. Bien qu’il n’y ait eu aucune influence littéraire entre eux, les « deux grands visionnaires du romantisme reviennent manifestement des mêmes contemplations intérieures. Ils ont eu la même témérité, rencontré dans les abîmes du songe les fantômes aux mille visages qui hantent ces ténèbres, entrevu la source unique des éblouissements. » Chez Jean Paul : harmonieuse légèreté des paradis. Mais a précédé Hugo dans la vision d’enfers horribles, avec suaires gris, cadavres et pluies de sang. Pays de lumière ou d’ombre d’après la mort : ne sont pas inhabités. On y trouve des âmes humaines, environnées d’êtres surnaturels, anges ou démons. Rêves d’angoisse ou heureux sont souvent visités par une présence divine. Le pire cauchemar : l’absence de Dieu. Sentiments du rêveur correspondent aux aspects du pays inconnu : félicité extrême et extrême terreur. Le bonheur suscite des sensations euphoriques, toujours les mêmes : des personnages s’envolent sur des nuages, parcourent l’infini, se laissent bercer dans calices de fleurs. Lyrisme fait d’abandon de soi dans l’infini cosmique. Félicité si vive qu’on en défaille (personnage de Walt). Mais aussi nostalgie lancinante des créatures des songes, qui aspirent à aimer, à étreindre une autre créature pour échapper à l’isolement du moi. « Rêve du ciel » : parvenues à se rejoindre, les âmes ses confondent et tombent en gouttes de rosée sur la terre. L’Amour apparaît partout, il est la porte de

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l’Éternité, il marque la fin du Temps, royaume des impossibles étreintes. Quand il règne, tout n’est que félicité et oraison ; quand il ne règne pas, visions de terreur telles qu’on en meurt. La signification profonde de ces grands rêves, partagés entre l’Amour et l’Effroi, s’impose peu à peu à l’esprit. Presque tous expriment, sous forme d’angoisse intense, de douce nostalgie ou de paisible accomplissement, les aspirations du moi isolé, qui éprouve sa solitude comme une loi implacable de l’existence terrestre, mais qui finit toujours par apercevoir un au-delà où cette solitude prendra fin. Appel de la créature aimante vers une région où l’amour soit enfin parfait ; cri de l’être emprisonné dans les limites temporelles et qui souhaite l’éternité. Satisfaction du cœur à éprouver les origines indistinctes, l’aurore du temps : il y puise la certitude que le monde actuel, où nous sommes emmurés, sera éphémère ; il s’échappe avec bonheur dans le bouillonnement primitif des formes mouvantes et imprécises, des métamorphoses et des naissances. La « grotte étincelante du rêve » montre à l’âme une lumière différente, où les objets deviennent ce qu’ils n’étaient pas l’instant d’avant. Une magie poétique transfigure tout, dans une extase qui s’accroît jusqu’à l’éclosion des suprêmes clartés. Et la mort change de sens dès qu’elle est écroulement des murailles terrestres et l’entrée radieuse dans l’azur divin. Les rêves, comme « fleurs brodées », papillons, passent sur la veille des hommes, et leur bienfaisant génie ressuscite les îles fortunées de l’enfance, reflet du paradis perdu, anéantissant pour un instant l’ombre d’ici-bas. Fin des temps, guérison des blessures de la vie, portes ouvertes de l’Eden, mort des mondes, qui s’engloutissent, comme des îlots éphémères, dans l’océan d’Éternité : toutes ces béatitudes auxquelles aspire l’âme lui sont promises et préfigurées par le rêve. Important : les rêves poétiques de Jean Paul ne sont que pour une faible part le reflet de rêves nocturnes. Le rêve est provoqué. Dans les rêves poétiques, même s’il ne va pas jusqu’à l’allégorie, on trouve une volonté poétique qui interprète et conduit le flux des images. D’où vient, alors, ce double mouvement constant, effroi à la pensée du néant contre appel à l’amour et à l’union des êtres, au climat du paradis ? Voir les vrais rêves de Jean Paul dans son Journal intime : ils évoquent la naissance de la conscience de son moi d’enfant, et la peur de son propre moi. Grandes angoisses dont on suit la genèse dans ses romans, et lyrisme qui a été la réponse à cette angoisse. Rappel de l’événement fondateur : la prise de conscience définitive « d’être un moi ». Pouvoir précoce de s’objectiver, de se voir comme un objet de méditation métaphysique : choc dont les vibrations n’allaient pas s’affaiblir, inspirant au jeune Jean Paul une incessante anxiété, une inapaisable soif de certitude.

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Le problème du moi deviendra chez Jean Paul le centre sensible autour duquel s’organise sa destinée. Idée de l’enfance inconsciente comme paradis perdu. Autre élément déterminant : la déception devant la sécheresse des études de théologie : pendant neuf ans, le poète bride complètement sa sensibilité pour écrire des œuvres satiriques à la manière des humoristes anglais. Misère de Jean Paul, au point qu’un bourgeois lui fait interdire l’entrée d’un jardin parce que trop loqueteux. Rappel sur la nuit du 31 décembre quand le poète et ses amis se regardent comme des morts. Voir le brouillon d’un premier rêve poétique, où s’exprime déjà l’angoisse fondamentale devant l’incertaine identité du moi, la sensation inquiétante de se voir soi-même, qu’on retrouvera si souvent dans œuvres de la maturité et songes. Crise décisive : 1790, mort d’Adam von Oerthel, suicide de son frère cadet, mort de J. B. Hermann. Époque où, précepteur à Schwarzenbach, il est revenu dans pays de son enfance. Il éprouve plus vivement la nostalgie. Son sens de l’infini s’épanouit. L’idée de la Loge invisible germe à la faveur de la méditation autour de la mort d’Hermann. Octobre 1790 : commence un livret intitulé Poésie et un autre appelé Journal. Dans Journal, Jean Paul consigne l’illumination du 15 novembre 1790. Ce n’est simplement pas un sentiment de la mort, mais l’expérience métaphysique de la mort, et désormais cette pensée sera le point central de toute l’attitude de Jean-Paul. Il dit : « je souhaite à tout le monde un 15 novembre ». Cet événement lui a ouvert le monde du surnaturel et des consolantes certitudes. Pour avoir affronté et surmonté la pensée de la mort, Jean Paul sera désormais orienté, dans chacune de ses démarches, dans sa poésie comme dans sa vie, vers une promesse éternelle. Transfiguré lui-même pour avoir osé aller jusqu’au bout de la peur, il verra le monde transfiguré, et son art, dans ses sommets, dira cette métamorphose. Jean Paul n’a été capable de voir, de décrire le monde extérieur dans toute sa magnificence que du jour où il « en a pris congé » et n’y a plus reconnu que le langage, la manifestation d’une autre réalité. Les « Hommes hauts » des romans de Jean Paul sont ceux qui sont arrivés à voir la mort comme la naissance à un monde supérieur, et donc peuvent répondre aux moments d’angoisse ou de rechute par des exaltations lyriques : ils célèbrent alors la beauté d’une terre où transparaît partout la présence de la lumière promise. 1791 est l’année où éclate cette énergie poétique enfin libérée. Dans toutes ces œuvres, importance cruciale des rêves : c’est par eux surtout que s’opère la transfiguration du monde, l’irruption de la clarté après la vision des ténèbres. Le double aspect de la vie onirique correspond ainsi à l’alternance, qui commande à toute sa vie, des pires épouvantes et des plus magnifiques ivresses.

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Ses grands rêves poétiques surgissent de l’expérience du 15 novembre. Spontanément, la certitude nouvellement conquise prend la forme du songe lyrique. Dans ces vastes évasions, Jean Paul cherche à peindre à la fois ses terreurs de jadis et sa confiance actuelle. La transfiguration de la réalité, qui est le trait distinctif de son génie, a ainsi ses racines au plus profond de son drame personnel ; son art d’images et de symboles est, par sa seule forme, une affirmation passionnée en réponse à son interrogation métaphysique. Comment Jean Paul obtient-il ses rêves poétiques ? Quelle technique ou ascèse ? Rappel sur « l’Académie d’amour » à Hof. Il dit d’une lettre de jeune fille racontant son rêve : « c’est un rêve authentique : il est infiniment bien transposé (nachgeträumt) ». Il est probable qu’une partie des songes de Jean Paul soit ainsi « rêvée d’après » un rêve. Tous ont été écrits en état d’exaltation extrême. Extases de rêveur éveillé, mais qui tire ses images de son expérience de rêveur. Alcool, café et musique comme adjuvants. Novalis : « Jean Paul met en poésie des improvisations musicales » : voir, dans ses grands rêves, les caractères du songe (mystère, métamorphoses, intensité des sensations, angoisses et euphories) ; on y voit cette « direction » imposée par l’esprit de l’auteur et par ses préoccupations, toujours les mêmes : effroi à la pensée des espaces déserts, aspiration vers l’amour, intuition rassurante de la vie future. On y trouve aussi cette fluidité dans la composition et le style, ce halo dû au fait que tout est image, symbole, allusion, cette qualité musicale par quoi Jean Paul est l’initiateur inégalé de la poésie romantique. Ces rêves ne diffèrent entre eux que par leur fil conducteur, tendu à travers un paysage invariable. Et quelque soit sa nuance, c’est toujours l’expression semi-concertée, semi-inspirée, de ce centre sensible de la nature de Jean Paul, qui s’est révélé à lui dans la douleur, à la pensée de la mort : le motif de la douloureuse séparation des humains et de l’apaisant envol vers l’Infini, celui de la mort des amis, reviennent sous mille déguisements, trahissant les racines personnelles de la vision. De plus, nous possédons plusieurs versions de certains rêves : le premier des grands rêves cosmiques : le Songe du Christ mort (avec son écho infini dans le romantisme français, chez Nerval, chez Hugo). Voir premier brouillon du 3 août 1789 (donc avant même 1790, au moment où la fameuse nuit est en gestation). Appelé « Image de l’athéisme. Il n’y a point de Dieu ». On voit à la fois l’effroi et la quête d’images frappantes. Tout le symbolisme jean-paulien est incessante allusion à cette réalité intérieure des suprêmes angoisses et des essentielles affirmations, cette réalité profonde qui est le plus étroitement en contact avec notre existence non superficielle. D’où cette liberté qu’a Jean Paul d’intervenir, sans les gâter, dans ses rêves, d’en changer les symboles et l’ordonnance sans risquer d’y

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introduire une froide allégorie : c’est qu’il choisit toujours parmi une rare richesse d’images, qui toutes ont pour lui une profonde intensité affective. Exemple : le rêve de l’Enfer se transforme en rêve du champ de bataille parce que c’est le même effroi qui prend deux visages différents. Un seul des grands rêves atteint une qualité vraiment orphique : le rêve de Walt (dans Flegeljahre), dont toutes les apparitions et les ambiances changeantes restent intraduisibles en un autre langage. Flegeljahre est une œuvre à part : moins d’éclats de lumière aveuglante, mais une clarté continue. La poésie y choisit la forme du polymètre, petit poème en prose inventé par le héros, et qui contraste avec les grands flots du lyrisme d’Hesperus. Le rêve lui-même semble pénétré d’une douceur nouvelle et d’un mystère délicat. Walt : « il lui semblait que lui-même fût mis en poésie, et il se pliait facilement au rythme d’un autre poète inspiré » L’idylle, qui disait l’accueil de la terre et de ses recoins cachés, rejoint ici les grandes certitudes des extases, et ce qui domine alors chez Jean Paul c’est la tendresse. Jean Paul a eu une image de visionnaire délirant en France, à la suite de la traduction incomplète du Songe par Mme de Staël ; en fait, c’est aussi un observateur précis, un psychologue délicat, sans idée préconçue. Trois traités de Jean Paul : La magie naturelle de l’imagination (1795), Sur le rêve (1798), Coup d’œil sur le monde des rêves (1813 ). S’il tente d’approfondir la connaissance des événements du sommeil, c’est pour serrer de plus près l’analogie qu’il établit entre songe et poésie. La magie naturelle : il distingue à peine songe nocturne et songes que nous demandons à la poésie et à la musique. Le poète, comme le génie des rêves, recrée le monde pour y faire apparaître les secrètes mélodies du surnaturel. Annonce le subjectivisme romantique (« ce n’est qu’en nous que nous percevons la véritable harmonie des sphères, et le génie de notre cœur ne nous enseigne ces harmonies, comme aux oiseaux, qu’en faisant l’obscurité dans notre cage terrestre »). Le rêve est poésie involontaire. Le rêveur prête aux figurants de son drame des paroles qui les dépeignent dans leur nature profonde. Comme un vrai Shakespeare intérieur. Citation Jean Paul : « le véritable poète » qui ne fabrique pas les répliques de ses dialogues : « comme dans le rêve, il les regarde agir, tout vivants, il les écoute ». Remarque importante de Jean Paul sur l’effort que nous faisons pour produire une idée : c’est le même effort dans le rêve, mais cet effort nous est masqué.

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Annonce de la théorie de l’inspiration qui prévaudra dans la génération romantique : idée que le poète et le rêveur sont passifs : ils écoutent le langage d’une voix qui leur est intérieure mais étrangère, écho d’un discours divin. Jean Paul : « Dans le beau, comme dans l’horreur, le rêve crée bien au-delà des expériences, bien au-delà de leur assemblage même ; il nous donne à la fois le ciel, l’enfer et la terre ». En somme, le rêve dépasse de toutes parts les données de la veille. Il est en relation avec les événements les plus personnels, mais en même temps il nous met en communication avec ce qui est, enfoui en nous-mêmes, davantage qu’individuel : il nous mène jusqu’à ces profondeurs intérieures où, enfin, dépouillés de nos particularités, nous ne sommes autre chose que la créature devant son destin, devant son sort terrestre, dont la pleine signification n’éclate que s’il se prolonge vers la lumière céleste et les ténèbres infernales. La réponse préférée de Jean Paul aux angoisses de l’homme mûr est le retour, par le rêve, à la naïveté émerveillée de l’enfance. L’âge d’or est dans le passé, et il s’agit de le faire revivre par la magie de l’imagination. Contre l’ambition prométhéenne des « romantiques » et des « poètes maudits », et leur volonté de conquérir pour l’humanité des pouvoirs nouveaux et souverains. Parce qu’à chaque minute il recréait littéralement le monde autour de lui, Jean Paul n’a jamais songé à chercher une méthode de conquête ; il avait besoin d’un climat angélique, et il avait reçu le don de susciter ce climat. Livre cinquième : Provinces de France Nerval : « La vieille Allemagne, notre mère à tous… » Béguin s’élève contre le cliché selon lequel le romantisme français serait importé d’Allemagne (en général pour dire que c’est une maladie avec laquelle l’obscure Germanie a contaminé le classique et sain esprit français). Travaux de littérature comparée et études sur le « préromantisme français » et sur les « sources occultes » communes aux deux pays ont montré que les cénacles français de 1830 avaient à peine connu le romantisme allemand, et que les grandes revendications morales, religieuses, sociales, de la nouvelle école française avaient trouvé leur source en France dès le XVIIIe siècle. Donc : origines essentiellement françaises du romantisme français, les « influences » n’ayant fait qu’autoriser l’éclosion de germes longuement mûris. Différence entre le romantisme français (purement subjectiviste et tourné vers le social pour échapper à la plainte lyrique) et le romantisme allemand. Mais on retrouve tentatives analogues à celles du romantisme allemand, une « tradition du romantisme intérieur », dès l’occultisme du XVIIIe siècle (Saint-Martin, Restif de la Bretonne) : épanouissement chez Nerval, Hugo de l’exil penché sur le gouffre, Baudelaire, Rimbaud. Cf. aussi œuvres philosophiques de Balzac ; de Rousseau au symbolisme et après.

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Nerval et Hugo Nerval : nouveauté radicale dans les lettres françaises, parce que l’effort accompli pour « diriger son rêve éternel au lieu de le subir » est un effort délibéré. Toute la grandeur d’Aurélia est dans la croissante conscience de cette lutte et dans l’intervention de plus en plus claire de la volonté. L’œuvre, au lieu de décrire simplement ce qui s’est passé, devient, parce que Nerval le veut, le lieu où se décide son destin. La phrase, le mot, chargés d’une mission immense, ne sont pas là pour raconter, ne sont pas écrits après coup : le poète en a fait l’instrument à l’aide duquel il a résolu de « forcer les portes mystiques […] qui nous séparent du monde invisible ». L’histoire d’amour banale se transforme bientôt en « une série d’événements logiques » qui ne concernent plus seulement son existence éphémère mais sa destinée de créature terrestre, semblable à toute autre créature. Accidents de la vie prennent une valeur symbolique, d’où surgit l’interrogation éternelle de l’homme que ses relations avec la réalité immédiate et avec d’autres espaces. Le glissement commence par une invasion d’images subies qui se substituent peu à peu à la réalité vécue. Atroce déchirement de l’être entre le plan des événements individuels et le plan de la destinée générale, qui s’impose à lui. Passivement, il subit cette élection fatale, qui le voue à supporter tout le poids du sort de l’homme. Sentiment d’une faute commise, culpabilité de l’existence même. Espoir : tout ce malheur serait une expiation, une suite d’épreuves dont la fin serait le pardon. Seconde partie : redressement héroïque. En acceptant de tout transférer du quotidien sur le plan de l’éternité du mythe, il arrivera à forcer le pardon. L’incohérence chronologique apparente s’explique ainsi : les moments de toute une vie s’ordonnent par rapport à leur signification commune. Une sorte de mémoire intemporelle, analogue à celle du rêve, donne pour point initial à toute une destinée son instant de crise, et l’enfance même de Nerval (que vient transformer cette perspective différente), paraît postérieure aux événements de l’âge mûr, dont elle reçoit maintenant sa coloration nouvelle. « La transfiguration de sa propre vie en un mythe comprenant tout le destin de ses semblables ; la conscience toujours plus nette du lien qui existe entre la solution du drame métaphysique et la fin de ses tourments personnels ; la nécessité de vaincre la menace de la mort par la conquête mystique de la lumière finale : telle est la valeur, triple et pourtant unique, que Nerval donne à sa tentative pour “diriger son rêve” ». Aurélia est une œuvre de rêve, doublement : (1) parce que le songe y constitue un tout indissoluble et continu avec la veille ; et (2) parce que le poème décrit à la fois la conquête du salut et la lente acquisition des présents du rêve. La voie de la rédemption est parallèle à la voie de la connaissance.

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Vers la fin de l’œuvre (passage sur la résolution de « forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté », symétrique à celui du début sur « le rêve est une seconde vie » ; idée du rêve comme préfiguration de la vie après la mort), Nerval précise l’évolution par laquelle la résolution des conflits en rêve s’est communiquée à la vie réelle, parce qu’au préalable il avait reconnu au songe cette efficacité. Confiance faite au monde des rêves comme réalité transcendante, comme résultat d’un long effort pour substituer ces « croyances salutaires » aux accidents de son existence. L’expression de cette croyance encadre l’œuvre, ce qui en fait l’idée centrale. Étapes différentes dans le rapport du rêve et de la veille, dont la cloison a cessé d’être étanche : Nerval en est heureux, puis il est angoissé par la séparation : une fissure béante, au lieu d’une simple frontière, sépare maintenant les deux moitiés de son être. Puise dans certains rêves la certitude de l’immortalité future. Désespoir quand le rêve ne répond à ses interrogations que par images sanglantes, apparition du double, liaison frappante avec images de la veille. Nerval ne pense jamais à l’explication ordinaire selon laquelle le rêve se construit à partir de scènes réelles conservées par la mémoire : il se meut dans une autre logique, à partir de la certitude que monde des rêves est aussi réel que l’autre. D’où l’effort de la volonté pour rejoindre cet autre monde « en communication avec le monde des esprits » et en rapporter des trésors. Victoire obtenue quand les certitudes et promesses acquises en rêve, dans le monde spirituel, désormais lumineux, le sont également pour le monde terrestre. Il redescend apaisé. Sur les paysages oniriques de Nerval : la nostalgie de la perfection originelle inspire la plupart des visions heureuses, mais toujours accompagnée du sentiment douloureux que cet âge d’or n’est pas fait pour nous : les êtres du songe profèrent menaces et avertissements, le retour sur terre est inexorable, ou les divinités s’écroulent lamentablement. « Comme chez Jean Paul et chez Hugo, le sentiment des origines s’associe à la fois à celui de l’enfance perdue et à l’angoissante vision du chaos, où toutes choses sont à l’état de naissance, de continuelle fusion, d’incessante confusion. Il y a d’étranges parentés entre ce que Jean Paul a vu à la faveur des rêves provoqués et les pays volcaniques que Nerval a parcourus dans ses songes ». Nerval : expression modeste et délicatement sobre à côté des orgies jean-pauliennes et hugoliennes. Mais les habitants du songe y prennent une signification mythique plus définie. On y voit les grandes querelles des dieux entre eux (sur la femme abandonnée par ses frères les dieux mais sur qui brille l’Étoile du soir). Puis rêves bienheureux avec la Vierge et le Messie. « Œuvre héroïque et prodigieuse sous l’infinie courtoisie et l’adorable tendresse du ton, Aurélia s’achève sur un triomphe » : Nerval atteint à la solution de son propre drame, mais le

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pardon s’étend à tous les hommes, c’est le drame de toute créature qui trouve la voie de la réconciliation. En outre, c’est la conception de la poésie qui est engagée ici : le rêve comme moyen de connaissance de l’ultime réalité. Dépassement du stade du subjectivisme qui n’est qu’expression lyrique, épanchement, confession de sentiments personnels, il descend jusqu’aux « enfers », jusqu’à ces régions où le mystique atteint enfin à la seul expérience valable. Le rêve est le moyen d’échapper à la conscience de l’individu clos sur lui-même. But de ces poètes : rejoindre le plan où se déroule leur destinée éternelle. Comme le mystique, ils paient de l’anéantissement de leur personne la plongée dans la nuit. En même temps, ces œuvres-là sont aussi celles qui assument le caractère « symbolique » et allusif qui définira bientôt toute la poésie post-baudelairienne. Elles procèdent, comme le songe, de méthodes spéciales : pas selon une quelconque loi d’intelligibilité dont il serait convenu avec le commun des mortels, mais en élisant sonorités et allusions qui éveillent en lui les ondes infinies d’une émotion révélatrice (telle syllabe, telle couleur, tel nom de Dieu). Si le poète est magicien, le miracle se produira : le lecteur saura que le poème lui parle d’une réalité profonde. Exemple typique : les sonnets des Chimères, dont Nerval disait qu’ils « perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible ». Certaines pages d’Aurélia sont inspirées de souvenirs occultistes : analogie profonde avec les Correspondances de Baudelaire, et avec certaines thèses chères au Hugo de l’exil. Sur Hugo. Rappel : Aurélia, Les Fleurs du Mal et les premiers grands poèmes mythiques de Hugo datent tous des mêmes premières années du Second Empire. Images constantes chez Hugo, quel que soit son sujet apparent d’inspiration : les couleurs, le noir, le gris, le blafard (voir ses dessins à l’encre, au café et au charbon). Éclats de trompettes, tonnerre, rires formidables ; objets : suaires, nuages, astres ; haleines torrides, tièdes ou glacées ; hallucination la plus intense : têtes flottant dans le vide, faces hagardes, yeux égarés dans tous les recoins de l’univers. Parmi ce chaos de fragments arrachés à la nature, des choses innommables et visqueuses, des poussières impalpables, des substances rebelles à toute prise et dénuées de pesanteur font que sans cesse on est à la limite de l’univers matériel et d’un autre monde. Image de l’orbite vide au fond des cieux : d’abord empruntée par Hugo au Songe de Jean Paul, et resurgit chaque fois que Hugo est pris par la hantise de l’absence de Dieu. On la trouve sous diverses formes dans poèmes de l’exil.

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De même : récurrence des grands gestes symbolisant l’affrontement du poète avec l’univers extérieur ou avec les espaces du haut et du bas. Impose la vision d’un Hugo géant, penché sur les eaux profondes ou le regard levé vers espaces sidéraux. Ou, le plus souvent, errant dans l’immensité, cherchant à sortir du « noir » pour aboutir à la clarté, se heurtant le front à des plafonds de nuages sombres, rencontrant êtres monstrueux ou éclatants, ou s’abîmant dans gouffres sans fond. Le poème Dieu sera fait tout entier de ces errances éperdues sous les nappes de mers insondables ou au-delà des soleils et des voies lactées – on est près de Jean-Paul. Initiation à l’occultisme : a transformé ses images et sa poésie. Il donnera à son inspiration la portée d’une cosmogonie, d’une explication poétique du monde. Dès 1834, dans Littérature et philosophie mêlées, Hugo réclame « une langue forgée pour tous les accidents possibles de la pensée », et parle de l’inspiration en termes voisins de la mystique. La muse ne se révèle au poète que lorsqu’il a dépouillé son être matériel, qu’il s’est isolé de sa vie extérieure. « Ce n’est que lorsque le monde physique a tout à fait disparu à ses yeux que le monde idéal peut lui être manifesté ». Citation de Hugo sur « l’éternelle aventure du songeur » : « Le rêve qu’on a en soi, on le retrouve hors de soi. Tout est indistinct. […] Vous êtes la fenêtre dans l’inconnu. […] L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. » Celui qui va « sur la cime » : « il est pris. Les profondes vagues du prodige lui ont apparu. Nul ne voit impunément cet océan-là. Désormais, il sera le penseur dilaté, agrandi, mais flottant ; c’est-à-dire le songeur. Il touchera par un point au poète, et par l’autre au prophète. » (voir fin citation : comparable à Jean Paul et Nerval, sur sentiment de l’illimité, devoirs particuliers, sens de Dieu). Idée du rêve comme « entrée dans le défendu ». Mais, fin citation : « si grand qu’on soit, on ne résout pas les problèmes, on presse l’abîme de questions. Rien de plus ». Citations de poèmes et commentaires sur les rêves chez Hugo : mouvement de croissance énorme et d’absorption dans l’ombre, au cours du voyage intérieur du poètes dans espaces non terrestres : gouffre prodigieux où foisonnent les spectres, et cieux infinis où fulgurent les clartés. Ambivalence essentielle du songe, où se révèle le monstre aussi bien que l’archange. Idée essentielle de danger, lié au songe. Voir le démon qui pénètre dans l’âme de l’homme endormi, âme enfantant dans les sommeil des « faces d’effroi, mornes dérisions, plus sombres que le deuil, plus blêmes que la cendre ». Mais aussi, songe comme moment où Dieu se révèle.

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Mais les visions d’angoisse et les « paradis bleus » ne s’équilibrent pas : surgissements de clarté, mais l’ombre règne, en masses énormes, pullulantes de spectres. Il faut y descendre pour atteindre la lumière, mais en traversant les enfers et tous les périls. Idée que tous ces mondes hantés de fantômes blêmes, Hugo les trouve en lui-même, mais que « chez ce grand primitif, la description des espaces universels est en quelque sorte une peinture démesurément grossie des abîmes intérieurs ». « Penseur dilaté, agrandi mais flottant », devenu l’univers, où il continue à errer lorsqu’il se penche sur sa propre vie secrète. Il n’y a plus ni monde extérieur ni monde intérieur ; un formidable appétit du moi a tout englouti. Et la sensation la plus intense au milieu de cette perte du moi, ou de cette perte du monde dans le moi, c’est celle du danger. Le rêve, plein de pensées interdites, est l’entrée dans le défendu. » Citation de Hugo : « Dans le monde mystérieux de l’art, il y a la cime du rêve », d’où découle toute une poésie « singulière et spéciale », faite de tragédie et de comédie. Car « il existe une hilarité des ténèbres. Un rire nocturne flotte. Il y a des spectres gais » (dans Post-Scriptum de ma vie). Également : « Cette quantité de rêve inhérente au poète est un don suprême […]. Qui n’a pas cette quantité céleste de songe n’est qu’un philosophe ! […] L’art respire volontiers l’air irrespirable. Supprimer cela, c’est fermer la communication avec l’infini. » Et : « il faut que le songeur soit plus fort que le songe. Autrement, danger. Tout rêve est une lutte. » Image du songeur dévoré par son rêve, des catastrophes qui arrivent dans ces profondeurs. Rêveur comparé à un mineur menacé par le coup de grisou. Grands mythes de Hugo : l’« esprit où la vision a remplacé la vue ». Hugo pense par images. Impossible de dissocier chez lui vie spirituelle ou intellectuelle des images. Baudelaire sur Hugo : y voit « l’âme collective qui interroge, qui pleure, qui espère et devine quelquefois ». Définit le rêve hugolien comme songe tumultueux, où « des masses d’images orageuses sont emportées avec la vitesse d’un chaos qui fuit ». Distingue chez Hugo « cette faculté d’absorption de la vie extérieure, unique par son ampleur » et qui, alliée à un extraordinaire pouvoir de méditation, crée chez lui « un caractère poétique très particulier, interrogatif, mystérieux, et, comme la nature, immense et minutieux, calme et agité ». Par contraste, Baudelaire est le poète civilisé à l’extrême. Pas du tout primitif. Au contraire, chez lui, une conscience toute moderne tente de retrouver, par une « sorcellerie évocatoire », les dons et divinations que l’humanité primitive posséda, mais qu’elle a perdus. « Ce qui distingue Baudelaire de Hugo, et qui le rapproche à la fois du romantisme allemand et de la poésie post-rimbaldienne, c’est la volonté de magie : « Il faut vouloir rêver et savoir rêver. Évocation de l’inspiration. Art magique. »

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L’âme et le rêve Le sentiment du défendu, qui s’attache aux tentatives prométhéennes, se mêle sourdement à toute la poésie romantique, depuis Hoffmann et Nerval jusqu’à Baudelaire et Rimbaud. Mais l’ignorance est coupable aussi : c’est vanité et folie que de vouloir s’évader ; mais c’est sottise et lâcheté que de ne pas chercher à saisir les signes qui nous révèlent notre vraie nature. Premier mythe : celui de l’Âme, comme centre vivant de l’être, contre tentatives de dissection de notre entendement. Deuxième mythe : l’Inconscient, lieu de notre nature excédant les étroites limites du moi isolé. Troisième mythe : la Poésie, vue comme une série de gestes magiques accomplis par le poète sans qu’il en sache clairement la signification, mais avec la ferme croyance que ces rites sont les éléments d’une sorcellerie souveraine. Le poète est un voyant, un visionnaire ; il arrive à l’inconnu, trouve du nouveau. La poésie est le réel absolu ; sa vérité est supérieure à la vérité historique. Autant de formules qui, à travers tout le siècle, tentent de résumer la conception nouvelle qu’on se fait de la poésie. Puisque l’imagination et les produits de l’inconscient, reconnaissables seulement au choc affectif que nous en recevons, passent pour appréhender une réalité à la fois intérieure et objective, le poète cherchera une méthode pour capter au piège du langage des fragments de la vie secrète. Il assemblera les mots selon leurs affinités sonores, se confiera aux rythmes, aux échos de syllabes et à tous les rapports du matériel linguistique. Il admettra qu’au-delà de leur signification, bonne pour les échanges de la vie collective, les mots ont une autre vertu, proprement magique, grâce à laquelle ils peuvent saisir cette réalité qui échappe à la prise de l’intelligence. De même, il s’abandonnera aux images qui montent des profondeurs de l’être, inexplicables voire saugrenues, mais douées d’une force émotive particulière. Le critère : l’intégrité de leur écho en lui-même et, s’il est sincère, en autrui. Du coup, l’œuvre n’aura pas seulement valeur de plaisir esthétique, mais de connaissance. Elle rapprochera, par la métaphore et conformément aux lois informulables de la vie profonde, les objets les plus éloignés dans le temps et l’espace. Et le poète se persuadera que ces voisinages imprévus correspondent à une parenté réelle des objets eux-mêmes. La poésie serait ainsi une réponse à l’angoisse élémentaire de l’homme enfermé dans l’espace et le temps. Ambition du poète accueillant des groupements imprévus d’objets : les arracher à l’ordre fortuit de notre temps et de notre univers spatial, pour les redistribuer selon un ordre nouveau. Mais cette ordonnance ne serait autre que celle de

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l’unité essentielle : en la retrouvant par sa magie particulière, le poète rejoindrait par instants l’Absolu dont la soif le tourmente. Poétique qui ne fut guère formulée, et consciemment mise en pratique, avant Baudelaire et Rimbaud, mais qui s’appuie sur des intuitions et croyances métaphysiques qui sont celles-là même du romantisme allemand. Toutes ces affirmations – valeur des inventions du hasard et des libres associations surgies de la rêverie, du songe et tous automatismes ; possibilité de connaître par là la réalité qui se refuse à nos autres pouvoirs – ces affirmations ont leur origine dans la conception analogique de l’univers. La poésie issue de la vie secrète ne peut être vue comme une connaissance que si la structure la plus profonde de l’esprit ou de l’être total et ses rythmes spontanés sont identiques à la structure et aux grands rythmes de l’univers. Pour qu’à chaque rencontre d’images corresponde une affinité réelle dans l’univers objectif, il faut qu’une même loi commande à ce que nous nommons extérieur et à ce qui nous paraît intérieur à nous-mêmes. L’idée d’universelle analogie donne signification nouvelle au mythe du rêve. Rêve et Nuit deviennent les symboles par lesquels un esprit, désireux de quitter les apparences pour rejoindre l’Être, tente d’exprimer l’anéantissement du monde sensible. La Nuit, pour le romantique comme pour le mystique, est ce royaume de l’absolu, où l’on n’atteint qu’après avoir supprimé toutes les données du monde des sens. Ambition de la poésie romantique : arriver, par l’acte de la création, à cette même contemplation sans objet, à cette pure présence ineffable, vers laquelle s’oriente le mystique. Ambition qui définit la hardiesse de la tentative romantique – et ses limites. Car vouloir faire de la poésie la voie de la connaissance, dont le terme est le total dénuement d’images, c’est la charger des plus nobles espérances humaines – et la conduire à sa propre négation. La grandeur du romantisme restera d’avoir reconnu et affirmé la profonde ressemblance des états poétiques et des révélations d’ordre religieux, d’avoir ajouté foi aux pouvoirs irrationnels et de s’être dévoué corps et âme à la grande nostalgie de l’être en exil. Mais, au terme de la voie mystique, il n’y a plus que silence et absence d’images ; au terme de la tentative poétique, il y a la parole et la naissance d’une forme. Les romantiques savaient d’ailleurs qu’il fallait revenir vers le sensible : au retour du rêve, le regard humain est capable de cet émerveillement qu’on éprouve quand l’étonnement renaît devant les choses : je nais aux choses. Elles naissent à moi. L’échange se rétablit comme aux premières minutes de l’existence ; l’étonnement restitue au monde sa merveilleuse apparence féerique. Conclusion de Béguin sur la solitude de la créature dans le rêve, qui nous ramène à notre condition la plus simple d’être humain et nous fait découvrir que nous sommes plus que le petit individu que nous étions. Dans ce dénuement, les choses menues, les êtres décevants,

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reprennent une vie toute neuve. Je ne les voyais pas ; maintenant ils me parlent. Ils sont en moi, ils sont moi. Pour avoir fui la vie diurne par tristesse, pour avoir assumé la solitude, j’ai trouvé la joie : créature, je suis avec les autres créatures dans cette plus profonde des communautés, qui n’existe qu’au centre de l’âme, mais qui, revenu à la vie, me permettra de connaître enfin de réelles présences humaines. Quand je sors du rêve, je retrouve mon regard d’enfant. Du songe, je reviens avec ce pouvoir d’aimer la vie et les gens, les choses et les actes, que j’avais oublié et désappris en quittant le paradis enfantin. « La solitude de la poésie et du rêve nous enlève à notre désolante solitude. Du fond des fonds de la tristesse qui nous avait détournés de la vie s’élève le chant de la plus pure allégresse ».