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L’ALGÉRIE PAR MM. LES CAPITAINES DU GÉNIE ROZET ET CARETTE. L’UNIVERS OU HISTOIRE ET DESCRIPTION DE TOUS LES PEUPLES, DE LEURS RELIGIONS, MŒURS, COUTUMES, ETC. PARIS FIRMIN DIDOT FRÈRES, ÉDITEURS, IMPRIMEURS DE L’INSTITUT, RUE JACOB, 56 1850

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LALGRIEPAR MM. LES CAPITAINES DU GNIE

ROZET ET CARETTE.LUNIVERS OU HISTOIRE ET DESCRIPTION DE TOUS LES PEUPLES, DE LEURS RELIGIONS, MURS, COUTUMES, ETC.

PARIS FIRMIN DIDOT FRRES, DITEURS, IMPRIMEURS DE LINSTITUT, RUE JACOB, 56

1850

Livre numris en mode texte par : Alain Spenatto. 1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC. Dautres livres peuvent tre consults ou tlchargs sur le site :

http://www.algerie-ancienne.comCe site est consacr lhistoire de lAlgrie. Il propose des livres anciens, (du 14e au 20e sicle), tlcharger gratuitement ou lire sur place.

ALGRIE. DLIMITATION.

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Frontires politiques: lest; louest. Limites naturelles : au nord au sud. LAlgrie a une frontire politique lest et louest et une limite naturelle au nord et au sud. Frontire de lest. La frontire de lest la spare de la rgence de Tunis. Elle commence dans le sud vers le 32e degr de latitude, et passe entre les terres de parcours de deux oasis, dont lune appartient la rgence de Tunis et lautre lAlgrie. La premire est le Belad-el-Djrid, la seconde est lOuad-Souf. Comment la dlimitation peut-elle stablir dans de vastes plages sablonneuses voues ternellement au parcours ? Le voici; la rgion, gnralement dserte, qui stend entre les deux oasis est parcourue, chaque anne, au printemps, par les troupeaux de deux tribus nomades, les Hamma et les Rbia. Les Hamma dpendent du Belad-el-Djrid, et consquemment de Tunis. Les Rbia dpendent de lOuad-Souf, et consquemment dAlger. Les uns et les autres conduisent leurs troupeaux dans la rgion voisine de leurs oasis respectives. Au rapport des voyageurs, les Rbia ne dpassent pas une certaine montagne de sable appele Bou-Nb, et les Hamma ne dpassent pas un certain puits appel El-Asti ; cest donc entre ces deux points, spars entre eux par une distance denviron vingt-cinq kilomtres, que la ligne frontire doit tomber. Au nord de ces deux positions rgne limmense plaine du lac Melrir, rendue presque impraticable autant par le manque absolu deau que par des dangers dune nature toute particulire et sur lesquels nous donnerons plus tard quelques dtails. Parmi le petit nombre de passages qui traversent cette solitude, il en est deux, dont lun, appel Mouia-et-Tadjer (leau du ngociant), appartient notoirement la rgence dAlger, et dont lautre, appel Foum-echchot (la bouche du lac), appartient la rgence de Tunis. Le large espace qui les spare est demeur jusqu cejour vierge de pas humains. On peut donc, sans craindre de voir jamais natre aucune contestation cet gard, regarder

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cette large bande neutre comme la frontire des deux tats. Au nord de cette rgion aride et dserte la vgtation reparat, dabord rabougrie et chtive, assez rgulire cependant pour rappeler avec elle le rgime du parcours. Les tribus qui au printemps livrent leurs troupeaux ces vastes pturages sont les Frchich Tunis, et les Nememcha Alger. Une rivire spare sur presque toute ltendue de leur territoire de parcours les deux grandes peuplades: cest 1OuadHelal, qui prend sa source un peu au sud de Tbessa. Ce cours deau trace donc galement la sparation des deux tats. La frontire de lAlgrie passe quelques kilomtres de Tbessa. Frontire de louest. - La dlimitation de lAlgrie et de lempire de Maroc a t xe par le trait conclu le 18 mars 1845, entre M. le gnral comte de la Ru, plnipotentiaire de lempereur des Franais, et Sidi-Ahmida-ben-Ali, plnipotentiaire de lempereur de Maroc. Il a t arrt en principe que la limite resterait telle quelle existait entre les deux pays avant la conqute de lempire dAlgrie par les Franais (article Ier.). Les plnipotentiaires ont dtermin la limite au moyen des lieux par lesquels elle passe, sans laisser aucun signe visible sur le sol (art. 2). Sans entrer dans le dtail de cette dlimitation, nous dirons que la frontire de lAlgrie telle, quelle a t xe dun commun accord entre les deux plnipotentiaires, passe dans le sud vingt-cinq kilomtres lest de loasis marocaine de Figuig, dans le nord dix kilomtres de la ville marocaine dOudjda, et quelle vient aboutir sur la cte vingt-quatre ou vint-six kilomtres louest de Djema-Ghazaouat ou Nemours, qui est notre dernier tablissement maritime de ce ct. Ainsi dlimite, lAlgrie embrasse de lest louest peu prs la mme largeur que la France. La distance en ligne droite de La Calle Nemours est de quatre-vingt-quinze myriamtres, et celle de Strasbourg Brest de quatre-vingt-dix. Elle se trouve en outre, si lon y comprend la Corse, renferme peu prs entre

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les mmes mridiens. En effet La Calle tombe sous le mridien dAjaccio, et Nemours sous le mridien qui contient Cherbourg, Rennes, Nantes, la Rochelle et Bayonne. Ajoutons cette dernire particularit, que le mridien de Paris passe quelques lieues seulement louest dAlger. Limites naturelles. Limite naturelle du nord. La limite naturelle de lAlgrie au nord, cest la Mditerrane. Elle baigne la cte suivant une ligne incline gnralement lest nord-est, de sorte que les deux points extrmes du littoral algrien prsentent une diffrence assez considrable en latitude; tout le rivage est compris entre le 37e, et le 35e degr. Deux pointes seulement dpassent dans le nord le 37e parallle ; ce sont le cap de Fer et les Sept Caps. Aucune anfractuosit ne dpasse dans le sud le 35e. La diffrence entre les latitudes des points extrmes est donc environ de deux degrs ou deux cents kilomtres. Cest cette disposition combine avec lobliquit rsultant des diffrences de longitude qui produit lingalit des distances entre la cte de France et les principaux ports de lAlgrie. La distance moyenne de Marseille lAlgrie est de huit cent quatre kilomtres. La plus grande distance, celle dOran, est de neuf cent quatre-vingt-dix kilomtres. La plus courte, celle de Bougie, est de sept cent six kilomtres. Le mouillage de Bougie, qui est le plus rapproch de la cte de France, est en mme temps le meilleur de la cte dAfrique. Cest une double proprit qui ne peut manquer dexercer une grande inuence sur lavenir de cette ville, ds que lAlgrie sera entre dans la voie dun dveloppement normal. Au reste, la distance absolue nest pas le seul lment qui mesure la facilit des communications entre notre frontire maritime de France et notre frontire maritime dAlgrie. Elle dpend encore de la frquence et de la direction des vents.

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Dans le bras de mer qui spare la Provence de notre colonie dAfrique, les vents rgnants sont ceux de la partie est et de la partie ouest; on les dsigne par le nom de traversiers; ils poussent galement dEurope eu Afrique et dAfrique en Europe. Mais les vents de la partie ouest lemportent de beaucoup sur les autres, et parmi les diffrentes directions dans lesquelles ils soufent, cest celle du nord-ouest qui domine, autant par la frquence que par lintensit : or cette direction est beaucoup plus favorable pour naviguer du nord au sud que du sud au nord. Il en rsulte un fait assez remarquable; cest quil est plus facile daller en Algrie que den revenir. Limite naturelle du sud. La dlimitation mridionale des tats barbaresques est reste pendant fort longtemps dans une obscurit profonde. Allaient-ils se perdre par degrs insensibles dans les profondeurs de lAfrique centrale, ou bien sarrtaientils des bornes prcises, infranchissables ? Ctaient des questions que la gographie navait ni rsolues ni mme poses. En 1844 dhonorables dputs demandaient encore au gouvernement du haut de la tribune si lAlgrie ne devait pas sallonger jusqu Timbektou. Cest alors que je s connatre la limite naturelle qui borne lAlgrie au sud; je vais reproduire les rsultats principaux de ce travail(1). La limite mridionale de lAlgrie est une ligne doasis unies entre elles par des relations journalires, rattaches aine populations du nord par les premires ncessits de la vie, spares brusquement des populations du sud par les habitudes, par les besoins et par un abme de sabls arides et inhabits, qui commence au pied mme de leurs palmiers. Ces oasis sont au nombre de six, savoir : lOuadSouf (mridien de Philippeville ), lOuad-Rir, et Temacin ( mridien de Djidjeli ), Ouaregla (mridien de Bougie), lOad-Mzab(mridien dAlger), et enn les Ould-sidi-Cheik (mridien de Mostaganem et dOran)._______________ (1) Recherches sur la gographie et le commerce de lAlgrie mridionale, liv. Ier., chap. IV.

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Au midi de cette ligne les premires villes que lon rencontre sont celles de Rdmes et dEl-Golea , Rdmes sur la route du Fezzan, El-Golea sur la route du Tout. Loasis algrienne la plus voisine de Rdmes est lOuadSouf; elle en est loigne d quatre cents kilomtres. Loasis algrienne la plus voisine dEl-Golea est lOuad-Mzab; elle en est loigne de deux cent quatre-vingt-dix kilomtres en ligne droite. Les communications entre lOuad-Souf et Rdmes sont assez rares, et elles exigent des caravanes nombreuses; car l rgion quil faut traverser nest plus le Sahara, o lon ne voyage jamais plus de deux jours sans rencontrer une oasis; cest un dsert hriss de montagnes de sable qui se succdent sans interruption. depuis le moment o lon perd de vue les palmiers de Rdmes jusqu ce que lon touche ceux de lOuad-Souf. Dans une traverse aussi longue et aussi rude il nexiste quun seul puits. Encore court-on le risque dy rencontrer les Toureg, qui, dans lespoir de piller les caravanes, peuvent les attendre coup sr au voisinage de ce point de passage oblig. Des difcults et des dangers de cette nature tablissent une ligne de dmarcation aussi imprieuse que la traverse dun bras de mer. Entre lOuad-Mzab et El-Golea les communications ont lieu par Metlili. Cest une ville situe quarante-cinq kilomtres environ ouest-sud-ouest de Rardeia, chef-lieu de lOuad-Mzab. La proximit et le commerce mettent les deux villes en relations journalires. Entre Metlili et El-Golea les communications sont beaucoup plus rares. Lespace qui les spare est une contre hrisse de roches nues et sillonne de ravins arides. Pour trouver un peu deau il faut se rsigner un allongement considrable. Ces difcults tablissent entre les deux points une vritable solution de continuit. Cest cependant par Metlili que les communications de lAlgrie avec le sud prsentent le moins dobstacles. Cette ville est la vritable porte de sortie mridionale de nos possessions. Elle donne passage au peu de marchandises que lAlgrie verse encore dans le Soudan ou que le Soudan lui expdie. Mais cela ne suft pas pour lui enlever le caractre de

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frontire naturelle que lui assignent les deux cents kilomtres de roches arides et inhabitables situes entre elle et El-Golea.Quant aux oasis de lOuad-Rir, de Temacin et dOuaregla, elles ne communiquent avec Rdmes et El-Golea que par lOuad-Souf ou par lOuad-Mzab. Elles nont pas de relations immdiates avec le sud. La limite de leurs territoires marque donc la limite de la contre laquelle elles appartiennent. La dernire oasis algrienne louest est celle des OuladSidi-Cheik , qui dans le sud communique plus particulirement avec loasis de Tout. Mais les distances sont trs considrables et les puits trs rares; ainsi pour se rendre de la principale ville des Oulad-Sidi-Cheik Timimoun, qui est la principale ville du Tout, il faut traverser un espace de quinze grandes journes de marche dans les sables, sans rencontrer autre chose quun ou deux puits misrables, au fond desquels le voyageur cherche quelquefois en vain une goutte deau. De pareils obstacles limitent aussi bien le territoire des nations que la cime des montagnes, que les vagues de la mer. Nous ajouterons un dernier fait qui nous parait xer dune manire dcisive la limite naturelle de lAlgrie. La population nomade des six oasis vient chaque anne stablir dans la zone septentrionale et y acheter la provision de bl ncessaire la consommation de tout le Sahara. Au del des six oasis aucune peuplade ne participe ce mouvement, aucune ne dlasse la ligne quelles dterminent. Cette ligne forme donc comme une crte naturelle de partage entre les intrts qui se tournent vers le nord et les intrts qui se tournent vers le sud. Cest partir de cette ligne, o nit le Sahara, que commence, proprement parler, le dsert, vaste solitude parcourue plutt quhabite par la redoutable tribu des Toureg, quelle spare la fois de la race blanche et de la race noire. Le bord du dsert tablit donc pour lAlgrie au sud une dlimitation aussi rigoureuse que le rivage de la Mditerrane au nord. LAlgrie telle que nous venons de la dnir est comprise entre le 32 et le 37 degr de latitude, entre le 6 degr de longitude

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orientale et le 4 degr de longitude occidentale. Elle embrasse donc cinq degrs du nord au sud et dix degrs de lest louest. Elle occupe une supercie de trois cent quatre-vingtdix mille neuf cents kilomtres carrs ou trente-neuf millions quatre-vingt-dix mille hectares. La supercie de la France tant de cinq cent vingt-sept mille six cent quatre-vingt-six kilomtres carrs ou cinquante-deux millions sept cent soixante-huit mille six cents hectares, il en rsulte que ltendue de lAlgrie est les trois quarts de celle de la France. DIVISION. Division naturelle en deux rgions. Division politique en trois provinces. Subdivisions des trois provinces. LAlgrie prsente dans sa distribution intrieure une loi entirement conforme celle qui xe la dlimitation de son territoire : elle a des divisions naturelles du sud au nord et des divisions politiques de lest louest. Entre le rivage de la Mditerrane et la ligne doasis qui la limitent, lune au nordet lautre au sud, rgne une ligne intermdiaire, trace de lest louest, et qui, comme elles, traverse lAlgrie dune frontire lautre. Cette ligne la partage en deux zones connues sous les deux noms de Tell et de Sahara. Le Tell est la zone qui borde la Mditerrane; Le Sahara est celle qui borde le dsert; mais les deux zones se distinguent et se dnissent surtout par la diffrence de leurs produits : le Tell est la rgion des crales; le Sahara est la rgion des palmiers. La ligne qui dlimite le Sahara et le Tell na rien dapparent, rien qui la signale aux regards du voyageur, lorsquil ignore la srie des points que la tradition locale reconnat pour lui appartenir. Quelques-uns de ces points portent le nom de Foum-esSahara (la bouche du Sahara). Telle est la gorge troite et profonde lissue de laquelle est situ le village dEl-Gantra, sur la route de Constantine Biskra.

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En gnral la ligne de sparation du Tell et du Sahara suit le pied des versants mridionaux dune double chane, dirige au sud-est dans la partie orientale et lest-nord-est dans la partie occidentale de nos possessions. La distance du Sahara la mer est variable; cest sous le mridien de Bne quelle est la plus grande. A la hauteur de cette ville le Sahara ne commence qu deux cent quatre-vingt-dix kilomtres du littoral. Constantine, quoique situe dans lintrieur des terres, se trouve encore loigne de cent quatre-vingts kilomtres de la limite du Tell. Alger nen est qu cent dix kilomtres, et Oran quatre-vingtdix. Ainsi le Sahara est trois fois plus rapproch de la cte sous le mridien dOran que sous celui de Bne. La dlimitation reconnue et consacre par la population indigne assigne au Tell cent trente-sept mille neuf cents kilomtres carrs et au Sahara deux cent cinquante-trois mille kilomtres carrs de supercie. La dnition seule des deux zones suft pour faire pressentir linuence capitale que cette division naturelle doit exercer sur lexistence et la destine de lAlgrie. Les populations sahariennes nayant pas de bl, ou nen obtenant que des quantits insigniantes, se trouvent dans la ncessit den acheter aux tribus du Tell. Cette obligation les amne chaque anne dans la zone du littoral, et les rend invitablement tributaires du pouvoir qui loccupe. Division politique. Lensemble des deux zones naturelles qui composent lAlgrie est coup transversalement par des lignes qui en dterminent la division politique. Elles partagent ltendue de nos possessions en trois provinces que lusage a fait dsigner par les noms de leurs chefslieux. Chaque province comprend la fois une portion du Tell et une portion du Sahara. Bien que la division en provinces ait surtout un caractre politique, elle se rattache cependant la division naturelle par un lien de dpendance que nous devons faire connatre. Chaque anne au printemps les tribus de Sahara viennent stablir, avec tout le mobilier de la vie nomade, vers les limites

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mridionales du Tell. Elles y demeurent pendant tout lt, vendant leur rcolte de dattes et achetant leur provision de bl. Les lieux de sjour sont presque invariables; chaque anne la mme poque retrouve les mmes tribus campes aux mmes lieux. Les transactions nombreuses qui saccomplissent durant cette priode de lanne, et qui intressent toute la population de lAlgrie, se concentrent sur certains points, qui runissent alors dans un mouvement de fusion commerciale les deux zones extrmes de nos possessions. Dans ce mouvement dchange, chacun des marchs consacrs ces transactions appelle lui un certain nombre de tribus du Tell et du Sahara. Il se forme ainsi divers faisceaux dintrts, dont les ls partant les uns du nord, les autres du sud, viennent converger et se runir en certains points xes. Lordre administratif aussi bien que lintrt politique font un devoir de respecter dans la formation des provinces existence et lintgrit de ces faisceaux. On voit comment une division politique trace dans le Tell dtermine une division correspondante dans le Sahara. Ltendue relative du Tell et du Sahara varie sensiblement dans les trois provinces. Dans la province dAlger la surface du Tell nest que le tiers de celle du Sahara; elle en est la moiti dans la province dOran; elle est presque les deux tiers dans la province de Constantine. Ainsi, au point de vue de lagriculture et de la colonisation la province dAlger est la moins bien partage des trois; la province dOran occupe la seconde place, et la province de Constantine la premire. Cest l que ltendue relative du Tell, ou des terres de labour, est la plus considrable. Si lon compare ltendue absolue du Tell dans les trois provinces, cest encore celle de Constantine qui lemporte sur les deux autres. En effet dans les provinces runies dAlger et dOran, le Tell, ou rgion des terres de labour, occupe un espace de soixante-quatre mille cinq cents kilomtres carrs. Dans celle de Constantine seule il couvre une tendue de soixante-treize mille quatre cents kilomtres carrs.

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La province de Constantine ouvre donc elle seule un champ plus large la colonisation agricole que les deux autres ensemble. La division de lAlgrie en provinces ne correspond en aucune faon la division administrative et politique de la France. Il ny a aucune comparaison tablir pour ltendue entre une province algrienne et un dpartement franais. La plus petite province, qui est celle dOran, contient cent deux mille kilomtres carrs de supercie; le plus grand dpartement, qui est celui de la Gironde, en contient dix mille huit cent vingtcinq. La plus petite province dAlgrie est donc dix fois plus vaste que le plus vaste des dpartements franais. Au taux superciel de nos divisions mtropolitaines, lAlgrie, qui occupe en surface les quatre cinquimes de la France, devrait contenir soixante-huit dpartements. Au-dessous du partage en provinces il nexiste aucune division rgulire et normale; la population indigne a ses circonscriptions aussi ingales dtendue que dissemblables de forme; ladministration franaise a aussi ses circonscriptions, non moins ingales non moins dissemblables, et en outre beaucoup plus incertaines dans leur dlimitation. Nous ne nous arrterons point cette division, ce livre encore informe, sans homognit, sans xit, et surtout sans unit, organisation phmre, provisoire, variable, que chaque jour modie sans la complter. Nous dirons seulement que les provinces comprennent trois sortes de territoires: des territoires civils, mixtes et arabe; quelles se subdivisent soit en arrondissements, cercles et communes, soit en califats, agaliks, cadats et chikats; quelles reconnaissent en outre des directions et des sous-directions des affaires civiles correspondant aux prfectures et aux sous-prfectures franaises, des commissariats civils, des directions et des bureaux arabes, des divisions et des subdivisions militaires. Il faut esprer que la division territoriale de lAlgrie sortira quelque jour de ce chaos, pour rentrer dans un cadre rgulier, normal, analogue celui dont la mtropole lui offre le modle.

LALGRIE. CONFIGURATION GNRALE

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Massif mditerranen. Massif intrieur. Zone des landes : Zone des oasis. Lorsque lon ctoye le rivage de lAlgrie, depuis la frontire de Tunis jusqu celle de Maroc, on voit se drouler une srie de montagnes qui bornent lhorizon une distance variable, mais toujours assez rapproche. Le plus souvent elles bordent le littoral, et viennent se terminer aux falaises abruptes dont la Mditerrane baigne la base ; quelquefois le rideau sloigne et dessine le fond des golfes, une distance de trente quarante kilomtres. Cette zone montagneuse occupe dans la direction du sud au nord une profondeur moyenne denviron vingt lieues. Elle est traverse par les diffrents cours deau, qui, sur des pentes en gnral fort roides, descendent la Mditerrane. La physionomie fortement houleuse de ce massif donne aux valles qui le sillonnent une forme gnralement tortueuse; elle produit certaines coupures troites et profondes qui se remarquent dans te cours des principales rivires , du Chlif prs de Mda , du Bou-Sellam prs de Stif, du Roumel Constantine, et de la Seybouse prs de Guelma. Quoique gnralement montueuse et ravine, la zone du littoral renferme quelques plaines assez tendues, qui forment exception sa constitution gnrale, et contribuent, comme toutes les exceptions, la mettre en relief. Telles sont la plaine de Bne , celle de la Mtidja , la valle plate et longue du Chlif infrieur, et enn la plaine dOran. Au del de cette premire zone, forme dune longue agglomration de montagnes, la conguration du sol change daspect et de caractre. De lest louest, depuis la frontire de Tunis jusqu celle de Maroc, rgne une autre zone, presque aussi large que la premire, forme dune suite dimmenses plaines. Ici les eaux, arrtes par le bourrelet montagneux du littoral, ne trouvent pas dissue la Mditerrane; elles sacheminent par des dclivits assez douces vers de grands lacs sals appels Chott ou Sebkha, qui occupent le tond des plaines.

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Il nexiste quune seule exception cettergle; cest le Chlif qui traverse la fois et la zone plane de lintrieur et le bourrelet montueux du littoral. Cette suite de bassins ferms, larges et plats, dtermine, en y joignant la valle suprieure du Chlif, cinq rgions, que les indignes dsignent par les noms suivants : 1 Les Sbakh, 2 le Hodna, 3 le Zarz, 4 le Sersou, 5 les Chott. A travers limmensit des plaines dont se compose cette seconde zone surgissent quelques montagnes, qui de loin erg loin font exception la conformation gnrale de la contre et en rompent luniformit. Elles tablissent une sparation naturelle entre les cinq rgions dont elle se compose. Lhorizon de cette contre plane est born au sud par un second rideau de montagnes, tendu encore de la frontire orientale la frontire occidentale de lAlgrie. LAurs dans la province de Constantine et le DjebelAmour dans la province dAlger en sont les deux masses les plus remarquables. Enn au sud de ce second bourrelet de montagnes rgne une seconde zone de plaines, plus vaste encore que la premire; elle se compose comme elle de bassins ferms, au fond desquels stendent de larges lacs de sel; comme elle aussi, elle renferme, exceptionnellement encore, quelques massifs de montagnes, mais plus rares et moins levs. Cest larrire-scne du Sahara, et pour ainsi dire le vestibule du dsert. Cette seconde nappe va se terminer dans le sud, la ligne doasis qui forme la limite naturelle de lAlgrie. Ainsi, dans sa conguration orographique, cette contre se partage du nord au sud en quatre zones sensiblement parallles la cte; deux zones gnralement montueuses et deux zones gnralement plates. Presque toutes les eaux qui traversent le premier massif vont aboutir la Mditerrane; au contraire presque toutes les eaux qui traversent le second massif restent captives dans lintrieur des terres, et vont aboutir des bas-fonds sans issue. Tels sont les caractres physiques minents des deux zones montueuses.

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On peut donc appeler la premire MASSIF MDITERRANEN et la seconde MASSIF INTRIEUR. Quant aux deux zones plates, elles contiennent lune et lautre dimmenses espaces dpourvus deau; cest l leur caractre commun. Mais la premire reste livre son aridit, ne comporte en gnral que peu de culture, et nadmet gure que le rgime du parcours. La seconde possde des eaux souterraines assez abondantes, qui sobtiennent par le forage de puits et donnent naissance aux oasis. On exprime donc le caractre distinctif de chacune de ces deux zones en appelant la premire ZONE DES LANDES et la seconde ZONE DES OASIS. En rsum, lobservateur qui pourrait embrasser dun seul coup dil lensemble des mouvements orographiques qui couvrent le sol de lAlgrie verrat deux larges sillons se dessiner de lest louest en travers de sa surface. Dans les parties saillantes il reconnatrait le massif mditerranen et le massif intrieur; dans les parties creuses la zone des landes et celle des oasis. Comment cette division, dtermine par les ondulations matrielles du sol, rentre-t-elle dans la division en Tell et Sahara, fonde sur la diffrence des produits ? Le voici. Le massif mditerranen appartient exclusivement au Tell. La zone des oasis appartient exclusivement au Sahara. Les deux bandes intermdiaires, la zone des landes et le massif intrieur offrant, raison mme de leur situation, un caractre moins prononc, appartiennent, dans lest, la rgion du Tell, et dans louest la rgion du Sahara. Ainsi dans le massif mditerranen il ny a point un seul point o la datte mrisse. Dans la zone des oasis, au contraire, partout o lindustrie de lhomme peut obtenir de leau, le palmier donne des fruits. Dans la zone des landes la rgion orientale (plaine des Sbakh) ne produit pas de dattes, mais elle donne assez de crales pour la consommation de ses habitants. Cest pour cela quils lui ont assign une place dans le Tell.

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La rgion centrale (plaine du Hodna) produit des dattes. Trois localits sy adonnent la culture du palmier : ce sont les bourgs de Msla et de Mdoukal et la petite ville de Bou-Sada. Cest pour cela que les indignes ont compris cette rgion dans le Sahara. Msla est le point le plus rapproch de la cte o la datte mrisse: elle est situe cent vingt-trois kilomtres au sud de Bougie. La rgion occidentale de la zone des landes, forme des plaines de Zarez, de Sersou et des Chott, ne produit ni dattes ni bl; aussi ces landes ingrates seraient-elles juste titre repousses par les deux rgions, si les pturages dont elles se couvrent durant la saison des pluies ne leur assignaient une place naturelle dans le domaine des peuples pasteurs et dans la circonscription gnrale du Sahara. ASPECT DE LA CTE. tablissements franais du littoral. La Calle. Bne. Ruines dHippne. Philippeville. Stra. Kollo, point non occup. Djidjeli. - Golfe de Bougie ; Bougie. La Kabylie proprement dite. Dellis. - ALGER et ses environs. - Boufarik. Blida. Sidi-Feruch. Le tombeau de la chrtienne. Cherchell. Tenez. Mostaganem. Arzeu. Oran. Mers-el-Kbir. De Mers-el-Kbir la frontire du Maroc. Nemours. Rsum. Description de la cte. tablissements franais forms sur le littoral. Caractre gnral de la cte dAlgrie. Ce qui forme le caractre gnral de la cte dAlgrie, cest lencaissement des valles, et la roideur dinclinaison des lignes dcoulement qui aboutissent la Mditerrane. A Alger la plaine de la Mtidja, qui de part et dautre va se perdre dans la mer par des pentes en apparence douces, se trouve dj releve de trente cinquante mtres. Blida, situe au fond de cette grande plaine, cinq lieues et demie seulement de la cte en ligne droite, domine cependant de deux cent soixante mtres la surface des eaux. Voici un parallle qui nous parat mettre en relief ce caractre minent des

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ctes dAlgrie. Constantine est spare de lembouchure du Roumel par une distance en ligne droite de dix-sept lieues; Paris est spar de lembouchure de la Seine par une distance en ligne droite de trente-cinq lieues. Si les pentes taient gales, la hauteur du Roumel Constantine serait la moiti de la hauteur de la Seine Paris; et comme le niveau de la Seine au pied du pont de la Tournelle est suprieur de vingt-quatre mtres cinquante centimtres a celui de lOcan, la diffrence entre le niveau du Roumel Constantine et celui de la Mditerrane devrait tre denviron douze mtres : elle est de quatre cent quatre-vingtquinze mtres ! La place du Palais-Royal Paris domine de trente-deux mtres cinquante centimtres le niveau de lOcan; la place de la Kasba Constantine domine le niveau de la Mditerrane de six cent quarante-quatre mtres. Et cependant Constantine nest pas une exception. Le plateau de Stif, situ dans les mmes conditions de distance la mer, la domine de onze cents mtres. Il en est de mme du plateau de Mda. Miliana, Mascara, Tlemcen, occupent des rgions hautes de huit cents neuf cents mtres. Ainsi, relativement nos ctes de France, et surtout aux ctes de lAmrique, o les grands euves ont des pentes insensibles, la cte de lAlgrie se prsente celui qui laborde par le nord comme une muraille rugueuse sur laquelle les eaux roulent et se prcipitent avec imptuosit. Cest pour cela quelle na pas de euves navigables. Mais en revanche la vitesse des courants et la frquence des chutes la dotent dune spcialit qui peut-tre nappartient au mme degr aucune contre du monde. Les rivires de lAlgrie, dpourvues de toute valeur comme moyen de transport, en ont une considrable comme puissance motrice et comme puissance fcondante. L o elles se prcipitent entre les rochers il est facile et peu dispendieux demployer les eaux la cration dusines. L o elles coulent dans les valles il est facile de les dtourner pour les employer aux irrigations. La conformation des berges les rend galement propres ce double usage, et ce qui semble au premier abord

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un vice radical devient ce nouveau point de vue une qualit minente. Aspect des ctes dAlgrie de lest louest. le de la Galite. A treize lieues environ au nord de lle de Tabarka, o vient aboutir la frontire orientale de lAlgrie, slve une le dserte, longue de prs dune lieue de lest louest, surmonte de deux pics, dont le plus lev a quatre cent soixante-seize mtres. Ces deux pointes se voient de fort loin. Lorsque le temps est clair on les dcouvre de Bne, malgr la distance de vingt-huit lieues qui les en spare. Cette le, que les gographes de lantiquit appellent Galata, porte aujourdhui le nom de Galite. Elle se prsente comme une masse grise et aride; elle est peuple exclusivement de lapins et de chvres, qui dvorent toutes les plantes naissantes; ce qui contribue lui donner un air triste et dsol. Mais en dbarquant on y trouve une petite couche de terre vgtale qui permettrait de la mettre en culture. Il y existe un assez bon mouillage du ct de la terre ferme; une source, situe au fond dune grotte basse, ct du point de dbarquement, fournit en toute saison leau ncessaire lapprovisionnement dun navire. Les restes de construction que renferme lle de la Galite prouvent quelle a t autrefois habite. Au sommet du pic il existe encore un pan de mur, reste dune ancienne vigie. Les pierres en sont relies par un ciment extrmement dur, form de chaux et de fragments de briques. La Galite, depuis que ses habitants lont abandonne, a servi de refuge aux pirates. Pendant les guerres de lempire les croiseurs anglais y avaient tabli des vigies. Durant les premires annes de loccupation franaise ctait le rendez-vous et lentrept des contrebandiers italiens, qui apportaient aux Arabes des munitions et des armes. Les bateaux corailleurs, qui joignent souvent quelque industrie clandestine leur industrie apparente, y relchaient frquemment avant que nos btiments de guerre vinssent la visiter. La sufsance des eaux,

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labondance du gibier et du poisson en rendent le sjour supportable. Il rgne lest de la Galite des courants dangereux, qui portent sur lle. Cest ce qui a fait dire aux vieux marins de la Mditerrane que lle de la Galite attire les btiments. Aussi recommandent-ils; lorsquon se trouve lest, de ne pas trop sen approcher. Quoique lle soit dserte, presque tous les habitants des ctes de lest la regardent comme une dpendance de lAlgrie; et les visites de nos navires de guerre quivalent dailleurs une prise de possession. A six lieues ouest-sud-ouest de la Galite, onze lieues nord de la terre ferme, il existe deux cueils, dont lun est recouvert de quatre brasses deau et lautre dune brasse. On les appelle Sorelli, les deux sueurs. Le 20 dcembre 1847, dix heures du soir, par une nuit sombre, la frgate anglaise lAvenger vint donner sur ces roches; en quelques instants lquipage, compos de deux cent soixante et dix personnes, avait pri, lexception de cinq matelots et de trois ofciers, qui purent gagner la cte sur une des chaloupes de la frgate. Le 26 lcueil tait encore couvert de dbris. La Calle. En revenant de la Galite vers la terre ferme, et longeant la cte, la premire saillie qui se remarque sur un rivage en gnral bas et uniforme est celle du cap Roux. Il se compose de roches rousstres, escarpes de tous cts. On y remarque une grande tranche, partant du sommet et descendant jusqu lamer. Cest par l que la compagne franaise dAfrique faisait descendre directement les bls achets aux Arabes, dans les btiments destins les recevoir. Elle y avait construit un magasin, dont on aperoit encore les dbris sur un roc qui, vu de la mer, parat inaccessible. On retrouve dans le choix de cette position un nouveau tmoignage des tribulations que le commerce franais en Afrique eut subir pendant les deux derniers sicles. Lorsque le navire a dpass de quelques lieues les falaises du cap Roux et le cne isol de Monte-Rotundo, qui domine le cordon bas, rocailleux et uniforme de la cte, on dcouvre en avant,

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projete sur des terres plus hautes, une petite tour ronde leve sur un mamelon. Cest le moulin de la Calle, espce de vigie construite par lancienne compagnie dAfrique, et restaure par les Franais depuis que la position a t roccupe. La Calle est btie sur un rocher isol, rattach au continent par un petit isthme de sable bas et troit que la mer franchit dans les gros temps. Le rocher de la Calle est min par les eaux ; quelques blocs dtachs du massif et tombs a la mer portent encore des traces de construction, et annoncent quil sy produit de temps en temps des boulements. Il existe en outre dans le roc des trous verticaux naturels, parfaitement cylindriques, qui descendent du sol de la ville jusqu la mer, et au fond desquels les vagues sengouffrent avec des bruits sourds et sinistres. La presqule rocheuse dtermine une petite darse, o les corailleurs et les petits caboteurs trouvent un abri : ils y sont assez bien couverts des vents du nord et du nord-est ; mais quand les bourrasques du nord-ouest slvent ils doivent au plus tt se hler terre; car las vente de cette partie y donnent en plein , et y soulvent une mer affreuse. Le poste du moulin occupe une colline qui domine lentre de la darse. On voit que la position de la Calle ne brille pas sous le rapport nautique; mais elle est voisine dun riche banc de corail, que la compagnie franaise dAfrique a exploit pendant plus dun sicle. Abandonne en 1827 par les Franais, lors de la dernire rupture avec la rgence, la Calle fut livre aux ammes; elle rentra en notre pouvoir neuf ans aprs. Au mois de juillet 1836 un petit dtachement fut envoy pour reprendre possession de cet ancien comptoir, auquel se rattachait le souvenir de tant davanies. Il ne rencontra pas de rsistance; un groupe dArabes sans armes, assis paisiblement sur les ruines de cette ville franaise, attendait avec impatience larrive de ses anciens matres, dont ils reconnaissaient les droits. La petite garnison trouva la Calle dans ltat o incendie de 1827 lavait laisse. Les poutres carbonises, les murs debout mais calcins, les rues couvertes dher-

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bes, prouvaient que les indignes, aprs y avoir mis le feu, ne sen taient plus inquits : ils avaient abandonn aux btes fauves les restes de ces demeures de pierres quils ddaignaient pour eux-mmes. Ltablissement de la Calle se fait remarquer par un luxe deau et de verdure assez rare en Afrique. Trois lacs, loigns moyennement de la ville de deux mille quatre cents mtres et trs rapprochs les uns des autres, tracent autour delle comme un large canal; lespace intrieur pourrait tre facilement spar du continent si la scurit dont cette ville na cess de jouir ne rendait cette mesure inutile. Au-dessus de ces trois bassins se dploie un large ventail de forts o domine le chne-lige, et dont on peut valuer la contenance quarante mille hectares; une partie de ces forts a t livre lexploitation. Ces entreprises doivent augmenter la population de la Calle, qui jusquici est demeure trs faible; elle se composait au 1er janvier 1847 de deux cent trente-trois Europens, dont cent dix franais. De la Calle Bne. A quelques lieues louest de la Calle, sur un escarpement rougetre, saluons les ruines dune vieille forteresse qui rappelle encore un souvenir national. Ce sont les dbris de ltablissement connu sous le nom de Bastion de France, qui devana celui de la Calle. Les Arabes lappellent encore Bestioun. Quoique ces ruines datent peine de deux sicles, elles out dj revtu la teinte fauve que le temps en Afrique applique sur les dices romains. A quelque distance de cette ruine franaise nous atteignons le cap Rosa, terre basse, sans culture, couverte de broussailles; lieu sauvage, presque inhabit, peupl de btes fauves et de gibier, ou se trouvent les dbris dun temple de Diane mentionn sur les itinraires romains. Les parages du cap Rosa offrent pendant la belle saison laspect le plus anim; la mer y est couverte dune multitude de barques, dont les unes glissent sous leur voile triangulaire et dont les autres demeurent immobiles. La cause de cette animation est enfouie aufond des eaux: il y a l un trsor sous-marin exploit depuis plusieurs

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sicles; cest le banc de corail le plus beau et le plus riche de la cte dAfrique. Le golfe de Bne, dans lequel nous entrons, est compris entre les hautes falaises du cap de Garde, qui se rattache aux cimes de lEdough, et les terres basses du cap Rosa. Au moment o lon arrive en face de ce large bassin les plages et les plaines disparaissent derrire lhorizon de la mer; il ne parat au-dessus des eaux que quelques sommets lointains de montagnes dont on croit quelles baignent le pied. Cette illusion prte tout dabord au golfe une profondeur dmesure; mais mesure que lon se rapproche le contour de la plage se dessine plus nettement, et en limite ltendue. Enn on distingue les dices blancs de la ville de Bne, btie au fond du golfe, au point o le sombre rideau des falaises vient se perdre dans la ligne blanche de la grve. Au moment o le navire arrive au mouillage une apparition assez remarquable attire lattention du voyageur. Il voit surgir de la mer la forme colossale dun lion, accroupi au pied des rochers, la tte haute, et tourne vers lentre du golfe, dont il semble tre le gardien. Cest un lot dun seul bloc. Bne. Cette ville est mentionne dans les itinraires anciens sous le nom dAphrodisium. Mais elle est appele Annaba ( la ville aux jujubes ) par les indignes, qui , dles lhistoire, ont conserv le nom de Bna aux restes de lancienne Hippne. Il a dj paru dans cet ouvrage, la naissance de cette publication, une notice qui retraait limage de Bne, telle que la conqute nous lavait livre. Depuis lors cette petite ville, alors pauvre, sale, misrable, dvaste, et dpeuple par des violences rcentes, a compltement chang daspect : la place de ses masures se sont levs des dices dun style simple, mais dune apparence dcente; les marais qui croupissaient devant ses portes et infectaient lair de miasmes mortels ont entirement disparu, dabord sous des remblais informes, plus tard sous des maisons et des jardins. La population, rduite alors leau malsaine de ses

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citernes, a vu arriver dans lenceinte de ses murs, par les soins des ingnieurs franais, leau pure et limpide de, la montagne. Aussi linauguration de la premire fontaine publique y futelle accueillie avec enthousiasme. Les indignes de la ville et des environs se runirent autour du rservoir deau vive, et tmoignrent par des danses et des feux de joie le prix quils attachaient ce bienfait. Les travaux dassainissement excuts dans la plaine, les plantations faites autour de la ville, lintroduction des eaux courantes dans lenceinte de ses murs, ont compltement chang la physionomie de Bne, quelles ont replace dans des conditions normales de salubrit. Ajoutons encore, pour rendre justice tous, que les hordes barbares du voisinage, mentionnes dans un prcis qui date des premiers jours de la conqute, se sont apprivoises depuis seize ans au contact de notre civilisation. Aujourdhui ces hordes barbares connaissent nos usages, acceptent notre domination, et entrent sincrement dans nos vues. Ainsi les premires pages de cette publication ; esquisse de ltat du pays en 1830, donnent au lecteur la mesure des progrs accomplis depuis cette poque par la domination franaise et la civilisation europenne. Cest mille mtres peine de la ville, au fond du golfe, que la Seybouse dbouche dans la mer. Cette rivire, qui dans la saison des pluies roule avec limptuosit dun torrent ses eaux charges de vase et de dbris, conserve pendant lt, jusqu deux kilomtres environ de son embouchure, une largeur et une profondeur qui la rendent navigable. Cest une des rares exceptions de ce genre que prsente la cte de lAlgrie. La ville de Bne, outre la scurit dont elle jouit, la fertilit de son territoire, laspect pittoresque de ses environs, trouve encore dans ses mines de fer et dans ses forts de nouveaux lments de prosprit. Le mont Edough renferme lui seul vingt-cinq mille hectares de bois; quant au fer, on peut dire quil est partout. Plusieurs concessions ont dj t faites. Le gisement le plus remarquable est celui de Mokta-el-Hadid ;

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cest une haute colline forme exclusivement de minerai de fer magntique ; les Arabes lont appele Mokta-el-Hadid ( la carrire de fer ) cause dune haute et large caverne taille dans la masse mtallifre, reste danciennes exploitations. La population de Bne se composait au 1er janvier 1847 de six mille-six cents Europens, dont mille neuf cent soixante et un Franais, et de trois mille sept cent quatre-vingt-treize indignes, dont deux mille quatre cent soixante-trois musulmans, six cent treize ngres et sept cent dix-sept isralites. Ruines dHippone. Ne quittons pas Bne sans saluer ces ruines clbres sur lesquelles plane le souvenir dune des plus grandes illustrations du monde chrtien. Elles occupent deux mamelons verdoyants situs douze cents mtres de la vile actuelle, quelques centaines de mtres au-dessus de la Seybouse, tout prs de son embouchure. On y parvient en remontant dans la plaine, le cours dun ruisseau, la Boudjima, que lon traverse sur un pont dorigine antique, restaur il y a une dizaine dannes par les Franais. Au dbouch de ce pont deux chemins se prsentent ; lun en face, cest la route de Constantine ; lautre droite conduit Hippne. Ds les premiers pas apparat une trace de muraille qu son paisseur on reconnat pour avoir fait partie des anciens remparts. A quelque distance de l, dans la plaine qui spare les deux mamelons, un pan de mur rougetre, haut denviron dix mtres, pais de trois, se montre parmi les touffes doliviers et de jujubiers qui ombragent le tombeau de la ville ancienne. On y remarque la naissance dun arceau fort lev. Dnormes fragments dune maonnerie paisse et solide gisent lentour; quelques antiquaires voient dans ces dbris un reste des remparts ; dautres y cherchent les vestiges de cette basilique de la Paix, dans laquelle saint Augustin pronona son fameux discours De tempore barbarico, o, lapproche des Vandales, qui savanaient de louest, il exhorte le peuple dHippne la rsignation et au courage.

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Le dbris le plus curieux et le mieux conserv de lancienne Hippne est celui que lon rencontre en gravissant la colline la plus rapproche de Bne par le versant qui regarde la ruer. L, au-dessus des arbres sculaires qui couvrent la dclivit infrieure de la montagne, slve un grand mur adoss aux pentes du mamelon. Au pied de cette muraille rgnent de vastes souterrains, dont les votes ont prouv par leffet du temps, et peut-tre aussi des tremblements de terre, de larges ruptures. Ces ouvertures bantes laissent voir plusieurs salles carres, spares par dnormes arceaux. Plusieurs des pidroits sont endommags ou abattus, et les arceaux, privs de leurs supports, ne se soutiennent plus que par la force dadhrence du mortier. Dans les votes demeures intactes on remarque vers la clef des ouvertures carres de soixante soixante et dix centimtres d ct, mnages par larchitecte romain. Elles font connatre la destination primitive de ces souterrains, qui ne pouvaient tre que de grands rservoirs ; on voit encore au-dessus des principaux pidroits de petites galeries votes, dont le sol, dispos en forme de cunette et ciment, dirigeait les eaux dans les citernes. Rien ne rvle la destination de la haute muraille adosse la montagne; mais il est prsumer quelle appartenait, comme les substructions imposantes quelle domine, . un dice considrable. Il nexiste pas de source auprs dHippne, et le voisinage de la mer altre trop celles de la Seybouse et de la Boudjima pour quil soit possible den faire usage. Les ingnieurs romains y avaient pourvu par la cration dun aqueduc, qui prenait naissance dans les pentes du mont Edough, traversait sur des arches deux valles profondes et la rivire de lArmua ( aujourdhui Boudjima ), et conduisait ainsi dans la cit royale les eaux de la montagne. On retrouve les traces imposantes de cet aqueduc sur toute ltendue de son ancien parcours, depuis la prise deau dans les gorges sauvages de la montagne jusquaux citernes monumentales dont on vient de lire la description. Il existe encore en face du coteau dHippne, sur le bord de la Seybouse,

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des restes de maonnerie, des perons dchausss, restes probables dun quai de dbarquement. Cest l sans doute que les galres romaines, moins volumineuses que nos btiments actuels, venaient aborder. Avant que le blier des Vandales net renvers les remparts dHippne et commenc sur ses basiliques, sur ses palais, sur ses habitations, sur ses aqueducs mme, luvre de destruction que le temps et les Arabes ont acheve, la campagne dHippne, vue de la plus haute de ses deux collines, o lon pense que slevait la rsidence, des rois de Numidie, devait offrir un magnique spectacle. De quelque ct quon se tournt, on voyait descendre en espaliers, sallonger dans la plaine ou remonter sur le mamelon voisin, les terrasses dune ville riche et anime, comme devaient ltre les grandes cits de lAfrique romaine. Une ceinture de tours et de courtines en dessinait les contours. Au pied du coteau, lUbus, qui est la Seybouse actuelle, dployait son cours; on le voyait monter du nord au midi, puis se replier vers le couchant, puis disparatre comme un let noir au milieu de la nappe dor dont la culture couvrait les plaines. Au del stendait le golfe, vaste croissant, dont lil dominait toute ltendue. Ctait dabord une grve aux contours rguliers; mais bientt le rivage changeait daspect. A droite il sescarpait en dunes de sable, sur lesquelles se dessinait comme une large dchirure lembouchure de la Alafra, qui tait alors le Rubricatus. Au del le regard allait se perdre dans la direction du promontoire o slevait le temple de Diane, et que nous appelons aujourdhui le cap Rosa. A gauche et un mille environ la cte commenait se hrisser de falaises. Cest l qutait assise la petite ville dAphrodisium, devenue lAnnaba des Arabes et la Bne franaise. Entre le nord et le couchant lhorizon tait born par la haute chane du Pappua, appel depuis Djebel-Edough. Des bois sculaires, qui ont survcu tous les orages, quelques champs cultivs, des prairies, des rochers arides nuanaient ce vaste rideau et dentelaient la crte de la montagne.

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Le pied du Pappua et la partie haute de la plaine taient sems de mamelons, o parmi les oliviers, les jujubiers et les myrthes devaient apparatre de blanches villas, signes de bientre et de prosprit. Mais le fond de la plaine, submerg pendant lhiver, dessch au retour de lt, avait d tre longtemps un foyer dexhalaisons marcageuses, qui rendaient insalubre le sjour des deux villes. Pour combattre cette inuence pestilentielle, dont lhistoire de Pinien et de Mlanie, raconte par saint Augustin, prouve que lantiquit navait pas entirement dtruit leffet, un systme de canaux avait t combin de manire jeter toutes les eaux dans lUbus. LArmua, sujet comme aujourdhui des crues rapides, franchissait ses berges en hiver; on lui avait creus un dbouch; un large canal le recevait au-dessus dHippne, passait derrire les deux collines, et venait traverser sous des arches le quai de lUbus. Cest par cette combinaison douvrages, dont nous avons nous-mme retrouv les vestiges, quon tait parvenu assurer lcoulement des eaux. Sept chausses paves de larges dalles partaient dHippoRegius. Deux conduisaient Carthage, lune par le littoral, lautre par lintrieur; une troisime se dirigeait sur Tagaste, patrie de saint Augustin, et pntrait de l dans lAfrique proconsulaire; une autre, remontant le cours de lUbus, allait aboutir la ville importante de Tipasa, construite lune des sources du Bagrada. Une autre unissait Hippo-Regius Cirta, capitale de la Numidie. Enn les deux voies les plus occidentales menaient la colonie de Rusicada, o est aujourdhui Philippeville, lune par le littoral, lautre par lintrieur. Cest par cette dernire que devait arriver le ot vandale en lanne 430 de notre re, anne funeste, qui unit dans une destine commune Hippne royale et saint Augustin. Il existe encore dans le voisinage des ruines dHippne de nombreux vestiges des villas et des bourgades qui, au temps de sa splendeur, devaient animer ces plaines et ces coteaux, devenus silencieux et mornes.

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Parmi ces ruines une des plus remarquables porte le nom de Guennara. Cest l que doit avoir exist la bourgade de Mutugenne, nomme plusieurs fois dans la correspondance de saint Augustin. Quatre hautes murailles encore debout, construites moiti en briques(1), moiti en pierres jaunies par le temps, tristes et inhabites, voil ce qui reste aujourdhui de cette petite ville morte ; et an que toujours et partout la mort ne se montre point nous comme le nant, mais comme une transformation de la vie, des myriades doiseaux et un guier au feuillage large et vert sont les htes vivants et vivaces de cette demeure depuis longtemps abandonne par les hommes. Le voyageur qui parcourt ces plaines rencontre aussi et l quelques dbris dapparence plus modeste et de date plus rcente; ce sont des puits, dus la charit de quelques bons musulmans qui, pour lamour de Dieu ( Sab-Illah ), ont voulu de leurs propres deniers fournir de leau au voyageur altr. Cest dans cette vue quont t btis ces petits monuments dutilit publique. Aussi portent-ils en gnral le nom de Sebbala, expression du sentiment religieux qui a prsid leur fondation. Il en existe un assez grand nombre au voisinage de toutes les grandes villes, et lon ne stonnera pas, nous le pensons, de trouver ces pieuses inspirations de la bienfaisance musulmane associes au souvenir de saint Augustin. La chane du mont Edough savance comme un trumeau de sparation entre le golfe de Bne et celui de Philippeville; elle stend depuis le cap de Garde, qui ferme le premier, jusquau cap de Fer, qui ouvre le second. Le cap de Garde, appel parles Arabes Ras-el-Hamra (le cap de la rouge), est form de terres leves, dun aspect sauvage et dune aridit repoussante. Les profondes crevasses qui le sillonnent, les dchirements produits par le choc des vagues, les dbris et les grandes masses droches qui lentourent,_______________(1) Les dimensions des briques mritent dtre mentionnes; car elles nont pas moins de cinquante centimtres de largeur dans les deux sens, sur douze centimtres dpaisseur.

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tout porte lempreinte de la dsolation. Si lon sen rapproche par mer, on y dcouvre de larges et profondes cavernes. Un petit dice carr se dtache en blanc sur le versant oriental du morne, dont il occupe un des contre-forts. Cest le fort gnois : il est situ deux lieues de Bne et habit par une petite garnison franaise. Il protge une baie assez commode et lun des meilleurs mouillages de lAlgrie. Tout prs del, dans un des ravins qui sillonnent la masse rocheuse du cap, il existe une carrire de marbre blanc, qui dut tre exploite pendant des sicles par les Romains, en juger par la haute et profonde excavation taille pic dans le banc calcaire. On y retrouve la trace encore frache du ciseau des carriers. Quelques colonnes bauches gisent abandonnes sur la rampe qui servait lextraction des blocs. Les Arabes, protant des dbris de pierres accumuls en ce lieu par les travaux de lantiquit, en ont construit un petit marabout que la pit des dles a couvert doripeaux. Entre cet dice, de forme basse et de couleur terne, et cette haute et large muraille taille dans le roc vif, il y a toute la distance des deux civilisations que ces monuments reprsentent : on dirait une petite touffe de mousse venue sur un vieux chne mort. Depuis le cap de Garde jusquau cap de Fer la cte droule une longue srie de falaises couronnes par les pentes rapides du mont Edough. Quelques accidents se dtachent sur ce cordon abrupte, et xent lattention du voyageur. Tantt ce sont de petites plages dfendues par des roches dtaches; une de ces baie, plus profonde que les autres, forme le petit port de Takkouch. L se trouvent, demi caches dans un massif doliviers sauvages, les ruines dune ville romaine appele jadis Tacatua. Tantt ce soit des rochers de formes bizarres et fantastiques, analogues au lion de Bne. Lun deux , par exemple, lorsquon se trouve dans ces parages aprs midi, apparat de loin comme une norme voile latine compltement noire; aussi les marins indignes lappellent-ils la voile noire. Quelquefois un marabout blanc se

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montre de loin sur la crte des falaises. Les marabouts en Algrie occupent presque toujours des sites pittoresques. Ils sont couverts gnralement dune couche de chaux, qui contraste avec la teinte noire des tentes ou le vert fonc de la vgtation ; ce qui les fait apercevoir de trs loin. Souvent lil cherche en vain dans les profondeurs de lhorizon dautres tmoins de la prsence des hommes; seuls ils animent les solitudes o le hasard les a placs Lun de ces marabouts solitaires levs au pied de lEdough porte le nom de Sidi-Akkcha. Il est situ au fond dune petite baie, o les caboteurs viennent quelquefois chercher yin abri; il occupe le sommet dune colline, dont le pied est garni de beaux vergers; ce qui fait ressortir la sauvage aridit des abords du cap de Fer. Ce marabout fut, il y a quelques annes, le thtre dune excution sanglante, dont nous raconterons bientt les dtails. Un autre marabout, situ un peu lest de Sidi-Akkcha, offre un intrt dun genre diffrent. On laperoit au pied du cap Arxin, que les indignes appellent Ras-Aoum, le cap Nageur. Au-dessus dans la montagne rgne une sombre fort, entrecoupe de hauts rochers et enveloppe frquemment par des brumes qui lassombrissent encore. Il nous est arriv plusieurs fois de traverser cette partie de lEdough au milieu des nuages, et nous nous reportions involontairement ces bois sacrs de lantiquit, ces sanctuaires redoutables au fond desquels le paganisme accomplissait dhorribles sacrices et clbrait des mystres lugubres. Par une concidence remarquable, il existait autrefois, prcisment au-dessous de ces forts, ct du marabout blanc, une ville romaine, dont les ruines y subsistent encore, et cette ville est mentionne par les itinraires anciens sous le nom de Sulluco, forme un peu altre de sub luco, sous le bois sacr. Mont Edough. Arrtons-nous un moment dans ce massif tapiss de bois, vein de mtaux, destin, par sa proximit de la nier et les lments de richesse industrielle quil possde, devenir lun des points les plus intressants de notre colonie.

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Le mont Edough ne se perd point, comme tant dautres, dans la foule de noms barbares que les bulletins militaires ont cherch vainement tirer de leur obscurit. Il renferme la fameuse mine dAn-Barbar, et ce titre il a reu, dans ces derniers temps, le baptme dune clbrit toute spciale, la clbrit que donne la police correctionnelle. Il est limit lest, louest et au nord par la Mditerrane, au sud par la vaste plaine du lac Fzara, et forme ainsi une longue presqule de quatre-vingt-dix mille hectares de supercie entirement circonscrite par des rgions basses qui lisolent de toutes parts. Il contient une population denviron neuf mille Habitants, tous indignes. Les deux points culminants de cette chane sont, lest, celui dAn-bou-Sis, et louest celui du Chahiba. Entre ces deux sommets rgne une dpression considrable, occupe par lantique marabout de Sidi-bou-Medn, sanctuaire vnr, visit en plerinage par tous les bons musulmans de la contre circonvoisine. Lespace qui spare Sidi-bou-Medn du Chahiba est travers par une valle troite, ombrage de beaux arbres : cest l que repose le trsor tant disput dAn-Barbar. De la longue corde tendue entre An-bou-Sis et le Chahiba partent les rugosits qui, dans les quatre directions cardinales, dterminent les pentes gnrales de la montagne. Lensemble de la chane reprsente donc assez dlement une grande tente dont le Chahiba et lAn-bou-Sis seraient les montants, et dont les piquets seraient plants sur les bords de la Mditerrane et du lac Fzara. Lhistoire place au pied de cette montagne deux des pisodes les plus imposants de lhistoire dAfrique. Lorsque le roi vandale Gensric vint mettre le sie devant Hippne, lanne mme qui vit mourir saint Augustin, les habitants de lEdough, spectateurs naturels de ce grand vnement, virent steindre la fois du haut de leurs montagnes la domination du grand peuple et lexistence du grand homme. Un sicle aprs Blisaire ramenait en Afrique. ltendard de lempire. Le dernier des successeurs de Gensric, Glimer, fuyait

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devant lui, et dans sa fuite il demandait un asile aux gorges de lEdough, appel alors Pappua. Cest de l quil envoyait demander Blisaire une cithare, un pain et une ponge, message emblmatique que larchologie na pas encore expliqu. Des souvenirs plus modernes, des souvenirs qui se rattachent directement loccupation franaise, ajoutent ces traditions antiques lintrt dun drame rcent. Pendant les premires annes de notre conqute les montagnards de lEdough restrent peu prs trangers ce qui se passait dans la plaine de Bne, situe au pied de leurs rochers. Quelques Franais habitant cette ville saventuraient de loin en loin dans la montagne, bien arms, bien escorts, et ils atteignaient ainsi le pic le plus voisin de Bne; mais arrivs sur la crte dont le prolongement forme le cap de Garde ils sarrtaient prudemment, et redescendaient vers la ville. Cet tat de choses dura dix ans, les montagnards ne paraissant Bne que pour vendre du charbon, des fagots ou des fruits, les touristes tmraires de Bne nallant dans lEdough quan de pouvoir dire quils y taient alls. Quant ltat politique des tribus on ne savait trop quen penser. Les montagnards ne commettaient aucun acte dhostilit collective, mais ils sabstenaient aussi de toute manifestation bienveillante. Cet tat dquilibre incertain durait depuis lorigine, lorsquune circonstance inattendue vint tout coup porter le trouble dans la montagne et dessiner nettement les positions. Vers la n de 1841, un marabout de la tribu des BeniMohammed, qui occupe le cap de Fer lextrmit de la chane, simagina que la Providence lavait choisi pour tre le librateur de sa patrie. Ce nouveau Pierre-lErmite se mit donc parcourir toutes les tribusde lEdough et y prcher la guerre sainte. De l il pntra dans les montagnes du Zerdza, qui slvent de_______________ (1) Le massif du Zerdza occupe le centre de lespace compris entre Constantine, Guelma, Bne, Philippeville et El-Harrouch. Le camp dEl-Har

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lautre ct du lac(1), et chercha ainsi y ranimer le fanatisme de ses co-religionnaires. Quoique les populations de ces montagnes ne soient pas plus belliqueuses que ne le sont en gnral les tribus de la province de Constantine, cependant Si-Zerdoud parvint trouver des auditeurs qui crurent en lui et prirent les armes. Deux actes dhostilit prludrent cette petite croisade: un ofcier envoy avec une faible escorte sur le march des Beni-Mohammed prs du cap de Fer y fut assassin de la main mme de Zerdoud. Peu de temps aprs le camp dEl-Harrouch fut attaqu par les tribus du Zerdza, la tte desquelles gurait encore Zerdoud. En mme temps des actes de brigandage isols, provoqus par les prdications du marabout, furent commis dans la plaine de Bne, ordinairement si sre et si tranquille. Dans lespace de quelques jours Si-Zerdoud devint la terreur de toute la contre. Inform de ces vnements, le gnral Baraguay dHilliers, que les Arabes appellent Bou-Dera (lhomme au bras), cause dune glorieuse inrmit, le gnral Baraguay dHilliers prit ses mesures pour mettre la raison ce fanatique et ses adhrents. Trois colonnes partirent la fois de Constantine, de Philippeville et de Bne, et se dirigrent vers le massif isol de lEdough. La vigueur et lensemble de ces oprations combines ne tardrent pas amener la soumission du Zerdza. Cependant Si-Zerdoud, retir dans le Djebel-Edough, y continuait ses prdications et y entretenait la rsistance. Mais elle ne fut pas de longue dure. Les trois colonnes pntrrent dans la montagne par la plaine du lac, cest--dire par le sud, et aprs avoir travers la chane la hauteur du port de Takkouch, nirent par acculer les insurgs dans la petite pointe de terre occupe par le marabout de Sidi-Akkcha. Les montagnards demandrent laman, qui leur fut aussitt accord ; mais _______________rouch, situ sur la route de Philippeville Constantine, en est le poste le plus rapproch.

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pendant les pourparlers de soumission un coup de fusil parti de la broussaille vint blesser ct du gnral un de ses mkahli ou hommes armes indignes. Aussitt la trve fut rompue; le gnral franais, indign dune aussi odieuse infraction aux lois de la guerre, donna lordre de tout massacrer, et cet ordre fut excut sur-le-champ. Quelques Arabes, placs dans limpossibilit de fuir autrement, tentrent un moyen dsespr de salut en se jetant la mer : ils se noyrent; les autres, au nombre dune centaine, furent impitoyablement gorgs. Cet acte de rigueur, ordonn et accompli immdiatement aprs lattentat qui lavait provoqu, cette punition terrible mais subite dun crime agrant produisit une impression profonde sur toutes les tribus. Dans une vengeance aussi prompte, aussi clatante que la foudre, elles crurent voir la trace du doigt de Dieu. Au moment de lexcution ctait une rigueur salutaire; une heure aprs ce net t quune barbarie inutile. Cependant lauteur de linsurrection, le marabout Zerdoud, ntait point au nombre des victimes; on sut bientt quau moment o les Arabes staient dcids demander laman il stait jet dans les bois avec quelques partisans exalts, et avait ainsi chapp au massacre. Mais leffroi rpandu dans toute la contre par lhcatombe de Sidi-Akkcha devait produire ses fruits. Quelques jours aprs un indigne se prsentait la porte du commandant suprieur de Philippeville, et demandait lui parler en secret. Ctait le secrtaire de Zerdoud ; il venait offrir de livrer son matre. Une petite colonne partit aussitt, sous la conduite de ce guide, et fora la marche en suivant ses traces. Elle pntra dans les montagnes par les forts qui en couvrent les versants mridionaux au sud de Sidi-Akkcha. On arriva ainsi au-dessus dun ravin profond couvert dpaisses broussailles. Alors le guide, levant la main dans la direction o la gorge paraissait se rtrcir et sapprofondir le plus, dit voix basse au chef de la colonne : Cest l. A linstant les soldats se mirent en devoir de cerner le point

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indiqu; mais avant que ce mouvement ait pu sexcuter dune manire complte le bruit de la marche des troupes dans le fourr stait fait entendre jusquau fond de ces retraites silencieuses. Tout coup le massif de broussailles qui cachait le fond du ravin sagita dune manire trange. Un homme en sortit. - Cest lui, dit tout bas le guide. Aussitt le bruit dune dcharge de mousqueterie t retentir les chos de la montagne. Zerdoud tomba pour ne plus se relever. Sa tte et son bras furent, spars de son corps, pour tre exposes aux yeux de tous les Arabes, comme le seul acte de dcs auquel ils pussent ajouter foi. Ctait le moyen dter tout prtexte des contes absurdes et de prvenir de nouveaux malheurs. Depuis cette poque lEdough est demeur dle aux promesses de soumission quil avait faites et au besoin de tranquillit quil prouve. Non-seulement les montagnards viennent comme par le pass apporter Bne les produits de leur modeste industrie; mais ils accueillent avec une hospitalit cordiale les Franais qui leur rendent visite. Les habitants de Takkouch ont demand la cration dun tablissement franais ct de leur port, qui offrirait ainsi un dbouch leurs produits. Ils ont offert de former une garde nationale pour contribuer la dfense de ce port. Devant le pic dAn-bou-Sis, sur le col appel Fedj-elMdel, sest lev un petit village franais, compos de trois ou quatre maisons. L sans foss, sans mur denceinte, sans haie mme, vivent en cnobites quelques gardes forestiers. Une route trace par les ordres du gnral Randon conduit cet tablissement, qui, plac cinq lieues de Bne, parmi les bois et les montagnes, jouit dune scurit que rien jusqu ce jour nest venu troubler. Dans le cours de lt 1845 nous parcourions le thtre des vnements qui viennent dtre raconts. En passant auprs dun ravin dsert, silencieux, Sauvage, les Arabes qui nous accompa-

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gnaient quittrent un moment la route, et sapprochrent avec respect dun petit d en maonnerie blanche, demi cach dans les broussailles ; ctait la tombe de Zerdoud. Quelques jours aprs, en descendant, la tombe de la nuit, le dl, dAoun, pour aller camper dans la plaine situe en arrire du cap de Fer , nous apermes sur la gauche, dans une anfractuosit dserte de la montagne, une tente isole au fond de laquelle brillait une lumire. Tous les regards de nos guides indignes se portrent la fois vers ce point; nous traversions la tribu des Beni-Mohammed, o linsurrection avait pris naissance: cette tente solitaire avait t celle de lagitateur, elle abritait encore sa veuve et son ls. Golfe de Philippeville. Philippeville. Stra. Kollo. Aprs avoir doubl le cap de Fer on entre dans le golfe de Philippeville, le rentrant le plus profond de la cte dAlgrie; il na pas moins de trente-neuf lieues douverture de lest louest, sur six lieues denfoncement du nord au sud. Il est compris entre le cap de Fer lest et le cap Bougaroni louest. La saillie du cap Srigina le divise en deux baies, celle de Kollo et celle de Stra. Cet immense bassin se fait remarquer par laspect verdoyant des terres qui le circonscrivent; quelques sites dlicieux apparaissent au fond de petites plages entrecoupes de pointes de roches. Lun des plus agrables est form par la petite valle de lOuad-el-Rra, qui descend des versants occidentaux du Fulfula, et vient dboucher la mer, au pied du cap de ce nom. Lorsque la mode aura accrdit en France lusage des villas algriennes, ces vallons frais et ombrags se couvriront dhabitations blanches, et ces belles campagnes, aujourdhui dlaisses, emprunteront la culture le seul charme qui leur manque aujourdhui, celui de lanimation. Philippeville. La partie la plus recule du golfe est borde par une plage de sable ou jusquen 1838 les embarcations des navires franais envoys pour reconnatre la cte taient accueillies coups de fusil. Cest l que sest lev Philippeville. Elle

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occupe lemplacement dune ville romaine, appele Rusiccada, dont le nom sest conserv sous la forme Ras-Skikda, applique lun des deux mamelons entre lesquels stendait lancienne ville. Lhistoire ne nous a pas fait connatre limportance de la colonie de Rusiccada, mais les dbris accumuls sur le sol ont permis de lapprcier ; on y a trouv un thtre bti sur le penchant de la colline de louest, et du ct oppos un amphithtre destin peut-tre aux reprsentations navales appeles par les anciens naumachies. Enn des citernes monumentales existaient dans la rgion leve du mamelon de louest. et l surgissaient des cintres de votes, des restes de temples, et enn des constructions de formes bizarres, dont la destination primitive na pu encore tre assigne avec certitude. Tous ces vestiges, qui tmoignent de limportance de lancienne Rusiccada, de la solidit et de la grandeur de ses monuments, se voyaient la surface du sol au moment o les Franais prirent possession de la plage et de la valle de Skikda. Mais quand la pioche eut commenc remuer la terre pour y asseoir les fondations de la nouvelle ville, elle nit au jour des inscriptions, des statues, des colonnes, des sculptures, et surtout un norme amas de pierres de taille, hritage de gnrations depuis longtemps teintes qui a dj fourni les matriaux dune cit neuve, et qui est loin encore dtre puis. A deux mille mtres lest de Philippeville une petite rivire dbouche la mer : cest le Safsaf, dont la belle valle est devenue depuis quelques annes lobjet de concessions aussi importantes par la position des concessionnaires que par ltendue des lots. La fondation de Philippeville date du mois doctobre 1838. Ds le mois de janvier une premire reconnaissance avait t dirige de Constantine jusquau point o est aujourdhui le camp du Smendou, cest--dire six lieues et demie. Au mois davril une seconde exploration, atteignit les ruines de lancienne Rusiccada. Au mois de septembre la route tait ouverte et viable jusquau coi de Kentours, neuf lieues de Constantine ;

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quelques jours aprs les deux camps interrndiaires de Smendou et dEl-Harrouch furent tablis. Ce dernier ntait loign de la mer que dune journe de marche. Enn le 5 octobre une colonne expditionnaire, commande par M. le marchal Valle, partit de Constantine. Le mme jour elle allait bivouaquer au camp du Smendou. Le 6 elle passa la nuit au camp dEl-Harrouch, et le 7, quatre heures du soir, le chapeau tricolore fut arbor dnitivement sur les ruines de la colonie romaine. Ctait le premier exemple dune prise de possession accomplie sur le littoral par une colonne franaise arrivant du sud ; quoiquon ft en pays kabyle, loccupation eut lieu sans rsistance. Seulement dans la nuit quelques coups de fusil tirs sur les avant-postes protestrent contre une conqute laquelle les Kabyles devaient bientt souscrire. Lemplacement de Philippeville, acquis au prix dune expdition coteuse, pouvait. bon droit tre regard comme la proprit du vainqueur. Toutefois le gouvernement, quoique matre du terrain, craignit de laisser son premier pas sur le territoire kabyle le caractre dune usurpation. Apprciant la nature du droit de proprit chez les peuples dorigine berbre, leurs habitudes de stabilit, lintrt quil avait lui-mme respecter, encourager ces habitudes, il voulut obtenir, moyennant indemnit, la cession des terrains ncessaires la fondation de 1a ville quil projetait. Cest ainsi que la France inaugura sa domination sur le territoire kabyle, et il est certain que cet acte dquit scrupuleuse contribua puissamment lui concilier lesprit de ces peuples. Le gnie militaire arrta immdiatement le trac de ta ville nouvelle; une grande rue fut mnage au fond de la valle troite qui spare les deux mamelons; ce fut 1a ligne de sparation entre les constructions militaires et les constructions civiles. Philippeville devenait 1e port de Constantine, le vestibule de toute la province; aussi prit-elle un accroissement rapide: les constructions slevrent comme par enchantement; une agitation lectrique, une activit fbrile animrent tout coup ce rivage, qui depuis prs de quinze sicles navait vu que des

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ruines mornes et silencieuses ct de huttes parses et chtives. Au mois davril 1839, cest--dire six mois aprs sa fondation, Philippeville comptait dj 716 habitants. Au 1er janvier 1847 elle renfermait une population de 5,003 Europens, dont 2,520 Franais, et de 849 indignes, dont 652 musulmans, 58 ngres et 139 isralites, auxquels il faut ajouter une population indigne ottante de 246 personnes. Il est remarquer que cest de toutes les villes dorigine franaise celle o les indignes se sont tablis en plus grand nombre. Stora. La plage dcouverte de Philippeville battue en plein par le vent et la houle appelait, comme complment indispensable, un point de dbarquement. Il nen existait proximit quun seul, une lieue de la ville, au fond dune anse, abrit des vents douest par des hauteurs abruptes, incultes, couvertes de broussailles qui se dressent alentour comme un rideau. Ce point portait dans la gographie indigne le nom de Stra, nom qui signie, lui-mme rideau(1). La position de Stra fut donc occupe, et se transforma bientt en village. On y a trouv, comme Philippeville, des restes imposants de constructions romaines, de vastes magasins vots et de magniques citernes, dont le gnie militaire a tir parti, en les rtablissant avec autant de soin que dintelligence dans ltat o elles se trouvaient il y a deux mille ans. Aujourdhui la citerne monumentale de Stra est la fois un dice dune utilit prsente incontestable et un modle curieux de restauration archologique. Il faut le dire, la position de Stra est malheureusement aussi ingrate pour les architectes que celle de Philippeville est dsesprante pour les marins. Quoi que lon fasse, le village se trouve imprieusement born dans son dveloppement par la roideur des pentes qui le dominent. On se attait du moins de trouver une ample compensation ce vice radical dans la sret du mouillage, lorsque la mer vint _______________(1) Cest de l sans doute quest venu notre mot de store.

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tout coup restreindre une conance un peu trop htive et rduire sa juste valeur le mrite nautique de Stra. Nous pensons faire acte de justice en rappelant les principales circonstances de cette affreuse catastrophe; circonstances aussi honorables pour la population de Philippeville que pour la marine franaise. Le 16 fvrier 1841 nous dbarquions Philippeville, aprs une traverse dlicieuse, par une mer calme et un beau temps; ctait peu de jours aprs lhorrible tempte qui bouleversa la rade de Stra. Tout le rivage tait jonch de dbris. Nous trouvmes la population de Philippeville consterne des malheurs dont elle venait dtre tmoin; presque tous les navires lancre avaient t briss contre les rochers. Lle de Sridjina, qui forme la pointe de Stra, avait, disait-on, plusieurs fois disparu sous les eaux quoiquelle ait plus de vingt mtres de hauteur. Mais parmi tant dpisodes lugubres il y en avait un qui dominait tous les autres : ctait le naufrage de la gabarre de ltat la Marne. Ds les premiers coups de la tempte les quipages de presque tous les navires marchands taient descendus terre. Il nen fut pas, il ne pouvait pas en tre de mme de la marine militaire: l tout le monde resta son poste ; plusieurs passagers des btiments de commerce y avaient mme cherch un refuge, comme dans une arche inviolable; ils eurent se repentir cruellement du parti quils avaient pris. Ce fut vers midi que ce malheureux navire commena traner ses ancres, et vers deux heures le commandant t tirer le canon dalarme. Aussitt la population et une partie de la garnison de Philippeville coururent au village de Stra et se runirent sur ltroite plage qui faisait face au btiment en dtresse. Les diffrents services sentendirent pour faire prparer et apporter tout ce qui, dans le matriel con leur garde, pouvait devenir instrument de sauvetage. En mme temps une ambulance fut organise pour donner aux naufrags premiers secours. Le commandant de la Marne, reconnaissant limpuissance

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de ses ancres, avait fait couper les cbles, qui ne faisaient plus que gner sa manuvre, et il gouvernait pour schouer sur une plage de sable, qui aurait favoris le sauvetage des hommes; mais par malheur il tranait encore une dernire ancre, dont il avait t impossible de rompre la chane. Le navire, horriblement tourment par la mer, montrait alternativement aux spectateurs du rivage sa quille et son pont: on voyait alors sur ce plancher, qui allait se rompre, tout ce que peuvent la discipline et la conance : parmi les cent vint matelots qui composaient lquipage, et dont plus de la moiti allaient rendre Dieu leur me rsolue, pas un cri, pas un signe dhsitation ou de dcouragement. Tous, attentifs la voix du commandant, qui seule se faisait entendre, excutaient ses ordres avec calme et prcision. Les nombreux tmoins de cette scne imposante en conserveront toute leur vie le souvenir religieux. Cependant la gabarre chassait toujours, tranant cette malheureuse ancre, qui lempchait de diriger sa marche. Un rocher eur deau la sparait de la plage, et elle aurait pu facilement lviter si elle et t libre; mais cela fut impossible, et elle vint le heurter de toute sa masse et de toute sa vitesse. Ce fut un horrible moment; le pont se rompit en trois, et il ny eut plus pour chacun quune bien faible chance de salut. Toute la population assistait ce spectacle, immobile, consterne, tendant les bras ces malheureux, plus calmes quelle, qui allaient mourir vingt mtres du rivage, sans quil ft humainement possible de leur porter secours. Le commandant t jeter un cble vers la plage pour essayer un va et vient; mais le cble, emport par le vent et la mer, ne pouvait tre saisi par ceux du rivage. Vainement des, hommes intrpides essayaient-ils de slancer pour saisir ce frle moyen de communication, quelques-uns furent emports par la mer et disparurent. Enn pourtant on parvint le saisir; cent bras sy cramponnrent aussitt, et les matelots commencrent se hisser

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la force des mains ; mais plusieurs, engourdis par le froid, vaincus par la fatigue, assaillis par les lames qui se dressaient contre eux avec fureur, abandonnrent le l de salut et rent engloutis. Bientt un coup de mer plus violent que les autres secoua si rudement le cble, quil larracha du rivage en blessant plusieurs de ceux qui le tenaient. Toute communication fut de nouveau rompue ; on avait ainsi sauv une dizaine dhommes, pour vingt et plus qui avaient pri. Le capitaine, quon voyait toujours calme et impassible, plus glorieux, notre sens, sur ce misrable tronon de navire que dans le commandement dune escadre, le capitaine donna lordre dabattre le grand mt. Heureusement, en accostant le rocher, le pont du btiment tait rest tourn vers la terre, de manire que la chute du grand mt pouvait former une sorte de pont entre les dbris du navire et le rivage. Les choses se passrent ainsi, et le sauvetage sexcuta plus heureusement que la premire fois; mais plusieurs, trop conants dans leurs forces, avaient essay de se jeter la mer; tous avaient pri. Enn sur ce dbris de carcasse, thtre dun si horrible drame, et que la tempte menaait encore denlever, il ne restait plus que deux hommes, le charpentier du bord et le commandant. Le matelot seffaait respectueusement pour laisser passer son chef, lorsque celui-ci, par un geste brusque et impratif, lui lit signe de passer le premier. Le soldat obit ; mais peine descendu sur le pont fragile quil avait tant dintrt traverser vite, il se retourna et tendit la main son commandant pour laider y descendre lui-mme. Ceux qui du rivage ont assist cette scne si simple, si courte et si touchante, se la rappellent encore avec attendrissement. Le commandant et tous ceux quon avait pu sauver taient plus ou moins grivement blesss; les soins ne leur furent pas pargns. Entre des hommes que lon est parvenu conserver si grandpeine et ceux qui oint expos leur vie pour les arracher la mort il existe un lien intime de parent. Dailleurs ladmiration

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que le courage de ces braves gens et la fermet de leur chef avaient inspire la population de Philippeville sufsait bien pour appeler sur eux toute la sollicitude des habitants. Le commandant de la gabarre la Marne tait M. Gattier, qui, deux ans aprs, devait son tour tendre la main aux naufrags politiques de Barcelone. Kollo. - Lle de Sridjina et le cap du mme nom marquent la sparation entre le golfe de Stra et celui de Kollo. Depuis le village de Stra jusqu la ville de Kollo la cte se prsente au navigateur ardue mais verdoyante; une petite le. situe peu prs moiti chemin prsente un phnomne zoologique assez remarquable : elle est habite par des oiseaux despces diffrentes, et qui plus est despces ennemies, trange rpublique o le goland, lhirondelle de mer, le ptrel et mme le pigeon font leur nid ct de lpervier et du milan, et paraissent vivre dans la plus complte scurit avec ces destructeurs naturels de leurs espces. M. le commandant Brard, qui nous empruntons ce fait(1), ajoute que cette confraternit entre des animaux vous par leurs instincts une inimiti rciproque se remarque frquemment sur les rochers et les lots qui bordent la cte dAfrique. La ville de Kollo est la seule position maritime de quelque importance, sur la cte dAlgrie, qui ne soit pas occupe par les Franais. Cependant elle a t visite plusieurs fois par nos colonnes; mais loccupation dnitive en a toujours t ajourne. Elle est btie au pied du cap Bougaroni, derrire une petite presqule appele El-Djerda, dun aspect triste, borde de roches droites et parallles, disposes comme des tuyaux dorgue. Les maisons sont bties en pierres et couvertes en tuiles. Elle est habite par des marins habiles, qui vivent de cabotage. Les environs offrent laspect le plus vari et le plus pittoresque. Au sud de la ville stend la plaine de Telezza, couverte dune riche vgtation. Au del le fond du tableau est form_______________ (1) Description nautique des ctes de lAlgrie, par M. A. Brard, capitaine de corvette.

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de grandes masses qui slvent graduellement. La plupart des collines se montrent couronnes de bois; plusieurs sont cultives jusque vers leur sommet. Une rivire, lOuad-Morkan, traverse la plaine de Telezza et vient se jeter dans la mer ct de la ville. La petite ville de Kollo occupe lemplacement dune cit romaine, dsigne sur les itinraires sous le nom de Collops magnus. On y retrouve plusieurs dbris de constructions qui datent de cette poque. Au pied dEl-Djerda sur le bord de la mer, dans une baie appele Bahar-en-Na ( la mer des femmes ), on voit des pans de murs et au-dessus des souterrains. Il paratrait que Kollo aurait prouv par leffet des atterrissements ce qui est arriv plusieurs anciens ports, et notamment celui dAigues-Mortes : il existe au sud, environ deux milles, un tang spar de la baie par une langue de sable denviron cent mtres. Les traditions locales rapportent que ce lac communiquait autrefois avec la mer, et formait un beau port capable de contenir un grand nombre de btiments. Les habitants lui donnent le nom dEl-Djabia. Un pilote indigne a assur M. le commandant Brard y avoir trouv jusqu treize brasses deau (21 m. 10).On aperoit encore, dit-on, aux environs du bassin et mme dans lintrieur, sous les eaux, des constructions qui paratraient conrmer la tradition locale(1). La baie actuelle de Kollo est signale par les marins comme un bon port de commerce. Les petits btiments y trouvent un abri contre presque tous les vents, un fond dune bonne tenue et un dbarquement facile. Il est probable que ladministration franaise ne tardera pas loccuper. Il deviendra alors une des portes de communication avec Constantine. La Compagnie dAfrique y a possd un tablissement, de 1604 1685, pour le commerce intrieur et la pche du corail. Cap Bougaroni. Le cap Bougaroni est le point le plus avanc au nord de toute la cte dAlgrie. Il est le seul avec le Cap de Fer qui dpasse le trente-septime degr de latitude. Il se distingue encore _______________(1) Description nautique, page 119.

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de tous les autres caps par sa forme. Cest une grosse masse ronde plongeant dans la mer, comme une tour gigantesque, des profondeurs que la sonde ne peut atteindre, moins quelle ne soit jete tout prs du rivage. Il existe au pied de ce mle un banc de corail qui avait motiv au dix-septime sicle tablissement de la Compagnie franaise Kollo. Lorsque lon contourne le cap Bougaroni on voit se dtacher de la masse une premire saillie, que lon prend pour le cap lui-mme. En continuant, on en voit surgir une seconde, puis une troisime, et le regard du voyageur est ainsi tromp sept fois de suite avant davoir dnitivement doubl le cap pour entrer dans le golfe de Djidjeli, ou dans celui de Philippeville. Cest pour cette raison que les navigateurs europens lont appel Bougaroni (trompeur) et les navigateurs indignes le Cap des sept caps (Ras-Seba-Rous ). Djidjeli.- Enn, aprs avoir dpass la septime pointe du cap Bougaroni, on voit apparatre la ville et le golfe de, Djidjeli. Au fond du golfe, derrire le cap, une rivire se jette la mer sous le nom dOuad-Nedja. Elle nest autre que le Roumel, qui baigne le pied des rochers de Constantine. Djidjeli a t occupe de vive force par les Franais le 13 mai 1839. La ville est assise sr une petite presqule rocailleuse, runie la terre ferme par un isthme dprim que les hauteurs circonvoisines dominent petite distance. De la pointe orientale de la presqule part une longue ligne de rochers; il semble au premier abord quil sufrait de remplir en blocs de maonnerie les intervalles qui les sparent pour crer en arrire de cette muraille continue un large et sr abri; ce fut lerreur de Louis XIV lorsquen 1664 il envoya Duquesne prendre possession de Djidieli. Il songeait alors y crer un port militaire; mais on reconnut que la darse manquait de fond, et lon renona une conqute phmre, que les relatons ouvertes avec les Kabyles du voisinage rendaient difcile tendre, et dont la situation nautique ne justiait pas dailleurs les esprances quon avait conues. Aujourdhui Djidjeli est prive de

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communications avec nos tablissements de lintrieur. Elle nest accessible aux Franais que par mer : tout le massif de tribus compris entre elle et Kollo est demeur jusqu ce jour dans linsoumission. Djemila serait le point de la route de Constantine Stif, avec lequel elle correspondrait naturellement. Mais labandon de cet tablissement a retard louverture de la route entre ces deux points. Djidjeli, sous la domination romaine, avait t leve au rang de colonie; elle a conserv sous une forme un peu altre le nom dIgilgilis, quelle portait alors. On y retrouve quelques dbris de ses dices antiques. Vers 361 de notre re une insurrection violente ayant clat dans le massif qui forme aujourdhui la Kabylie, un des premiers gnraux de lempire fut envoy pour la rprimer. Ctait Thodose, pre de lempereur qui sagenouilla devant saint Ambroise. Parti dArles en Provence, il vint dbarquer dans le port dIgilgilis. Cest dans lantiquit le seul fait historique relatif Djidjeli. Djidjeli est habite par une garnison de sept huit cents hommes et une population europenne de 265 individus, dont 99 Franais. Les habitants indignes sont au nombre de 794, dont 792 musulmans et 2 isralites. Golfe de Bougie. Djidjeli nest loign que de vingt kilomtres du cap Cavallo, o commence le golfe de Bougie. Quelques groupes dlots se montrent dans lintervalle; en arrire, de petites plages entrecoupes de falaises basses et noires; micte, des champs cultivs; enn lhorizon les hauteurs couronnes de bois dessinent le bord suprieur dune petite valle verte et riante. Rien de plus imposant que le spectacle de la cte lorsquon a dpass le cap Cavallo et quon pntre dans le golfe de Bougie. Un vaste amphithtre de hautes montagnes apparat dans lenfoncement; presque toutes ont leurs sommets hrisss de roches nues; quelques-unes conservent de la neige jusquau mois de juin : au-dessous de la zone des roches et des neiges rgne un large bandeau de forts; au-dessous encore commence la zone des vergers ;

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enn la culture des potagers et des crales occupe les dclivits infrieures. Quelques accidents remarquables se dtachent sur ce fond majestueux : dans lest cest le Babour, aplati, en forme de table, au sommet, sillonn de rides profondes sur les ancs ; au centre cest le Kendirou, habit par une tribu de mineurs qui exploitent de riches gisements de fer; dans louest cest le Toudja, au pied duquel slvent de beaux villages, construits dans une fort dorangers. Il se produit en entrant dans le golfe de Bougie une illusion analogue celle que nous avons dj signale pour le golfe de Bne. Quelques arbres levs situs eur deau sloignent par leffet du mirage, et prtent la baie une profondeur immense. Mais mesure que lon se rapproche de Bougie lillusion se dissipe, et le golfe montre dans leur ralit sa forme et son tendue. Enn on arrive au mouillage; on se trouve alors au pied des roches grises du Gouraa, en face dun groupe de maisons blanches, spares entre elles par des m