algérie: les retours de la mémoire de la guerre d'indépendance

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This article was downloaded by: [Columbia University] On: 09 October 2014, At: 17:10 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Modern & Contemporary France Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/cmcf20 Algérie: Les retours de la mémoire de la guerre d'indépendance Benjamin Stora Published online: 19 Aug 2010. To cite this article: Benjamin Stora (2002) Algérie: Les retours de la mémoire de la guerre d'indépendance, Modern & Contemporary France, 10:4, 461-473, DOI: 10.1080/0963948022000029547 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/0963948022000029547 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan,

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This article was downloaded by: [Columbia University]On: 09 October 2014, At: 17:10Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T3JH, UK

Modern & ContemporaryFrancePublication details, including instructions forauthors and subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/cmcf20

Algérie: Les retours dela mémoire de la guerred'indépendanceBenjamin StoraPublished online: 19 Aug 2010.

To cite this article: Benjamin Stora (2002) Algérie: Les retours de la mémoire dela guerre d'indépendance, Modern & Contemporary France, 10:4, 461-473, DOI:10.1080/0963948022000029547

To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/0963948022000029547

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ISSN 0963-9489 print/ISSN 1469-9869 online/02/040461-13 q 2002 ASM&CFDOI: 10.1080/096394802200002954 7

Modern & Contemporary FranceVol. 10, No. 4, 2002, pp. 461–473

Abstract

After independence, the history of national liberation in Algeria was largelymanaged by the single-party state. Founding figures of Algerian nationalismsuch as Messali Hadj and Ferhat Abbas were shrouded in silence. Since 1988a plurality of voices has emerged and a number of historic figures have beenrehabilitated. The state of quasi-civil war which has existed since 1992between government forces and Islamic insurgents has, nevertheless,continued to inhibit discussion of human rights abuses during the war of inde-pendence. The recent resurgence in France of the debate over the use oftorture during the Algerian war has been largely ignored by the Algeriangovernment. The status of harkis, Algerian Muslims who fought on the side ofthe French during the war of independence, also remains acutely sensitive inofficial Algerian circles. Events such as the ‘Berber Spring’ of 2001 arecontinuing to press the authorities towards greater openness.

Dans les silences d’une histoire officielle

En Algérie, après l’indépendance de 1962, le passé de la guerre anticoloniale de1954–1962 a été violemment refoulé, et falsifié. L’histoire a été massivement utiliséepour justifier le sens d’une orientation étatique. Une histoire officielle s’est édifiéemettant au secret des pans entiers de la guerre d’indépendance.1 Disparaissaientainsi les affrontements tragiques entre le Front de libération nationale (FLN) et lesmessalistes, le rôle des immigrés dans la construction du nationalisme algérien, lamise à l’écart des ‘berbéristes’ et communistes dans les maquis ou l’engagement desfemmes dans la lutte nationaliste. Les noms des principaux acteurs de cette révolu-tion ont été effacés. L’écriture de l’histoire fut confiée à des idéologues du parti duFLN, et non à des historiens. La création en 1971 du fonds des archives nationales(FDA) et du Centre national des études historiques (CNEH) en 1975 a renforcé cetteperspective. Les deux organismes sont rattachés à la présidence du Conseil, voire au

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BENJAMIN STORAInstitut national des langues et civilisations orientales, Paris

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chef de la sûreté. Le CNEH est considéré comme ‘le seul organisme habilité chargéd’orienter et de stimuler les études historiques nationales’. Pour Ahmed Benaoum,dernier directeur en titre du CNEH, ce centre ‘tel qu’il a existé n’avait ni hypothèses,ni mission officielle que celle d’écrire et de réécrire une histoire instrumentalisée parle pouvoir politique.’2

Jusqu’aux années 1990, le mode de commémoration de cette guerre provenait dela nécessité de s’imaginer des racines et des origines qui occultaient les pèresfondateurs du nationalisme algérien des années 1930 (comme Messali Hadj ou FerhatAbbas), puis les instigateurs du soulèvement anticolonial de novembre 1954(Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, par exemple). Le passé se reconstruisait sanscesse pour structurer un présent où régnait un parti unique. Pendant ce temps, lamémoire de la révolution algérienne partait en lambeaux. Mémoire de ceux quiavaient fait cette révolution comme mémoire du fait révolutionnaire lui-même, actefondateur de la République algérienne. Le passé ne servait plus d’explication duprésent, pour élargir les champs des possibles, mais recouvrait le présent pour fairedisparaître le futur.

Puis, brusquement, dans les années 1990–2001, en Algérie le passé semblerattraper le présent. Sous un énorme titre, ‘5 juillet 1962–5 juillet 1992, 30 ansd’amnésie’ qui barre toute la ‘une’ du quotidien El Watan, l’éditorialiste écrit:

Trente ans, l’âge adulte, celui de la maturité. L’Algérie l’a atteint aujourd’hui. C’estpourquoi elle a le droit de savoir ce qui s’est passé pendant la longue période coloniale etdurant les sept ans terribles de la guerre de libération nationale. Qu’importent les forceset les faiblesses de tous ceux qui se sont jetés dans les batailles. Ce qui importe c’est quesoit rendue l’Histoire à la nation. L’Algérie c’est aujourd’hui une quinzaine de millionsde jeunes qui ont besoin de valeurs, de repères et de balises pour aborder le prochainsiècle, forts de leur personnalité historique.3

Cette soudaine résurgence d’une histoire de la guerre d’indépendance, que l’on avoulu ‘oublier’, se comprend par les spasmes qui secouent l’actualité. Les émeutesd’octobre 1988 mettant fin au système du parti unique, puis la terrible guerre civilequi plonge l’Algérie dans une tragédie faisant plus de 120.000 morts, enfin lesémeutes en Kabylie de mai–juin 2001, ont bousculé bien des certitudes, libéré desparoles.

Le présent commande au passé. Trois causes

Les émeutes d’octobre 1988 en Algérie, avec l’éruption de la jeunesse algérienne, ontpermis de soulever le couvercle étouffant d’une mémoire unanimiste. Finis leshistoires héroïques, les légendes et les stéréotypes. On voit maintenant la volonté desavoir ce qui s’était réellement joué dans cette guerre d’indépendance de sept ansentre l’Algérie et la France. De savoir pourquoi un parti unique, le FLN, s’étaitinstallé après l’indépendance de juillet 1962. À cette première cause d’ébranlement,viennent s’ajouter deux autres éléments.

Avec la terrible guerre civile secouant le pays, l’interrogation historique s’estamplifiée: pourquoi l’Algérie s’est-elle progressivement installée dans une tragédiequi a fait plus de 120.000 morts, depuis l’interruption des élections de janvier 1992,

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et pourquoi l’irruption d’une guérilla islamiste aux méthodes cruelles? Paradoxale-ment, au moment où cette guerre civile se déroule, des pères fondateurs du national-isme algérien sortent de l’exil de mémoire: l’aéroport de Tlemcen porte le nom deMessali Hadj en 1998, et l’université de Sétif celui de Ferhat Abbas en 1995. Etdepuis la terrible tragédie qui secoue l’Algérie, des ‘chefs historiques’ du déclenche-ment de l’insurrection de novembre 1954, Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella etMohamed Boudiaf (assassiné en juin 1992 alors qu’il était devenu président de laRépublique) font retour dans l’espace public, politique. Les recherches autour de lacruelle violence qui frappe ce pays ont été l’occasion d’un réexamen des héritageshistoriques définissant le nationalisme algérien depuis ses origines.

Enfin, après les émeutes qui touchent principalement la Kabylie en mai–juin 2001,période désormais connue sous le nom de ‘printemps berbère’, les exigences del’ouverture démocratique font émerger lentement la période douloureuse de la guerrecontre la France.4 Dans cette volonté de retrouvailles avec une histoire plus complexese joue la fin des mythes. Sortir d’une mémoire de guerre anticoloniale lyrique, c’estenfin accéder à l’indépendance réelle, disposer de sa propre histoire, comprendre lesressorts d’une violence barbare qui a secoué le pays. À la préférence héroïque de la‘sécurité nationaliste’ d’autrefois, succède le désir de s’ouvrir à l’autre, d’exister parsoi-même. Ce processus n’est pas une réhabilitation du passé, du système colonial,mais plutôt une attitude qui cesse de se définir en permanence par rapport à lui. C’estfondamentalement l’ex-colonisé, qui en saisissant sa propre histoire, interpelle laFrance et lui demande d’aller plus loin, d’assumer aussi son passé colonial. Ledouble mouvement mémoriel renforce la conviction qu’un travail sur la guerred’Algérie doit articuler, à l’étude des événements, une analyse des relations à cettehistoire, de chaque bord de la Méditerranée. Ce mouvement correspond aussi àl’évolution de l’attitude des victimes elles-mêmes (algériennes ou françaises) qui,après avoir recherché le silence et l’oubli, ont peu à peu pris conscience que, le tempspassant, le sacrifice de milliers d’innocents, et de combattants, allait disparaître. Laguerre d’Algérie étant finie il s’agit de la comprendre. Pour éviter de la reprendre enpermanence dans le présent.

Octobre 1988, la fin d’une histoire unanimiste

Octobre 1988, moment du départ des émeutes urbaines qui ont ébranlé profondémentle régime algérien, apparaît comme une date fondatrice pour l’écriture d’une autrehistoire de la guerre d’indépendance algérienne. Elle représente dans l’histoire post-coloniale de l’Algérie une date rupture, en ce qu’elle marque la fin du récitunanimiste de type populiste scandé par le parti unique, le FLN, installé au pouvoirdepuis 1962. Aux temps optimistes et conquérants de l’édification de la nationséparée du long moment colonial, succédera, à partir de ce moment, un moment dedoutes puis d’interrogations.

Les raisons de cette perte d’une position fédératrice du discours, héritage d’unnationalisme de guerre anticoloniale, sont connues: la crise de légitimité de l’État,l’usure des générations au pouvoir par recours à la séquence-guerre d’indépendance,la remise en cause des modèles d’interprétation (socialisme, nationalisme arabe,

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laïcisme), la crise économique, la fin de l’État-providence. Le temps des remisesen question sera celui de la dispersion. De fait, octobre 1988 représente une dateinaugurale, celle d’un récit du passé et du présent ouvert sur une question pluriellede l’histoire, révélant une explosion de paroles longtemps enfouies, de discoursconcurrents. Le décret du 2 avril 1990 permet l’apparition d’une presse libre.5 Desacteurs de la guerre de libération longtemps censurés peuvent enfin témoigner etdébattre. Ainsi les éditions Dahlab nouvellement créées publient dans la seule année1990, les mémoires de Benyoucef Benkhedda, le président du Gouvernementprovisoire de la République algérienne (GPRA) écarté au moment de l’indépendance,de Saad Dahlab, l’un des principaux négociateurs à Evian, ou de Mahmoud Abdoun,le premier trésorier du FLN pendant la guerre de libération.6 La fin du monopoled’état sur l’édition entraîne la création de maisons d’éditions privées, permettent lapublication d’écrits inédits, ou la réédition d’ouvrages ‘introuvables’ dans leslibrairies algériennes (à l’exception de la fameuse ‘librairie du parti’, située près de laGrande Poste d’Alger…). Ainsi les éditions Rahma publient en 1991 les quatreouvrages d’Yves Courrière sur la guerre (Les fils de la Toussaint, Le temps desléopards, L’heure des colonels, Les feux du désespoir) longtemps interdits à Alger,ma biographie de Messali Hadj ou la thèse de Ramdane Redjala sur L’opposition enAlgérie après l’indépendance. Des épisodes peu connus de la guerre d’indépendancesont portés à la connaissance du public comme, par exemple, l’histoire du Dina, lebateau chargé de transporter des armes pour les maquis,7 les rapports entre lescombattants de l’intérieur et les représentants au Caire,8 ou les actions humanitairesentreprises par la diaspora algérienne au bénéfice du FLN.9

Commence une période d’effervescences, de défis à l’État porté par des mouve-ments de tous horizons, berbères, féministes, islamistes, sociaux, immergés depuistoujours dans les profondeurs de la société. Cette crise de l’intelligibilité historiquesera mal ressentie, à la fin des années 1990, par des segments de la société où percerala nostalgie d’une ‘véritable’ communauté nationale, unie par une même et seuleconception de l’histoire.

Octobre 1988, par ailleurs, émerge, se situe dans un contexte plus vaste, plusglobal de l’Histoire. Un an à peine avant la chute du mur de Berlin et le ‘printempsde Pékin’ de 1989, se disloque un monde bipolaire mis en place en 1945. L’Algérieparticipe de ce processus, de ce mouvement vers plus de démocratie, de cito-yenneté, de redéfinitions des rapports au ‘Nord’ et où l’on trouvera aussi des fièvresnationalistes.

L’événement lui-même survient par et dans la violence, s’inscrivant par là dansune tradition de la force pour faire plier l’État. La nation algérienne a émergé par laguerre d’indépendance, et cela marque les esprits. Pourtant, octobre 1988 apparaîtcomme ‘civile’, et non pas ‘militaire’. Ce moment rompt avec les calendrierscommémoratifs de la guerre de libération algérienne. Il signifie l’arrivée sur ledevant de la scène d’une génération qui n’entend plus trouver ses lettres de légitima-tion dans la fameuse période 1954–1962. La date ‘Octobre’ libère les traditionnellesréférences idéologiques, mais va raviver des craintes, exacerber des préjugés que lesacteurs subiront quand ils ne s’en serviront pas.

Car, 10 ans après, cette date fera désormais l’objet d’interprétations différentes, de

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questionnements qui renvoient chacun à la tragédie du présent. Pour les uns, octobre1988 a plongé l’Algérie dans le chaos, le désordre, d’autres disent qu’il n’est pluspossible de faire marche arrière. Ces interrogations signifient l’installation d’unepluralité irréversible. La conception d’une histoire toujours édictée par le haut etfonctionnant par le complot (la rue manipulée par des clans occultes) elle aussi entreen crise (sans pour autant disparaître…). L’important est l’apparition d’une nouvellesociété.

En Algérie, une histoire plurielle arrive surtout par le bas, fragile et difficile àécrire. Des fragments d’histoire de vies passées refont surface pour dire que leprésent n’est pas aussi simple que ce que l’on a bien voulu dire. Ces témoignages ontd’autant plus de mal à être entendu que ce passé est trop proche, et qu’il intéresse desgénérations toujours présentes. Les acteurs ont toujours voulu parler. Des livres sontparus sur des événements tragiques à l’intérieur des mouvements nationalistes. Desrécits ont toujours existé, mais pour qu’une parole soit entendue par la société,encore faut-il que le présent l’exige, que la société soit prête à l’écouter. L’intérêts’éveille pour la mémoire des vieux militants, avec le désir de reconstruire l’histoirepar en bas, par les témoignages, en quittant les luttes de sommet. Dans ce registre,outre les témoignages déjà cités publiés par les éditions Dahlab, émerge le grandlivre de Mohamed Benyahia, La conjuration au pouvoir, récit d’un maquisard, undes plus forts récits de maquisards algériens pendant la guerre d’indépendance. Enrupture avec une vision manichéenne, héroïsée, l’auteur raconte dans son parcours decombattant, les souffrances, mais aussi les lâchetés, les compromissions de ceux quiont usurpé le pouvoir après l’indépendance.10 D’autres récits de vie montrent toutel’importance d’une histoire saisie ‘par en bas’. Ali Zamoum publie Les mémoiresd’un survivant, parcours d’un maquisard kabyle en révolte contre l’occupant françaiset la bureaucratie naissante pendant la guerre, Hocine Bouzaher édite son journal demarche, Saïd Smail évoque les désillusions d’un militant après 1962, MohamedHilmi, raconte l’engagement d’un comédien avec le FLN.11 Achour Cheurfi publiedes centaines de biographies d’acteurs de la vie politique algérienne.12 Les sourcesécrites (par les publications), et surtout orales, foisonnent comme jamais auparavant.Dans cette prolifération, l’État perd progressivement le monopole des archives dedifférentes sortes (écrites et audiovisuelles), qui, d’instruments de surveillance setransforment en outils de connaissance.

Le retour des récits historiques de la guerre d’indépendance se situe bien au-delàdes histoires organisées autour de la vieille hypothèse répressive des États, et de sesinterrogations habituelles (pourquoi le politique est-il réprimé?). Elles disentcomment l’Algérie pénètre en modernité, se forme comme nation contemporaine,comment une culture autoritaire a pu être partagé par une grande partie de la société,et posent la question de savoir, aujourd’hui, quel travail de mémoire opérer sur soi.Mais c’est surtout par une nouvelle guerre, cruelle, que la mémoire de la guerred’indépendance va revenir.

Le retour d’une guerre par une autre

Les acteurs et spectateurs de la tragédie algérienne commencée en 1991–1992, auront

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sans cesse recours à la ‘première’ guerre d’Algérie, celle livrée par les indépen-dantistes algériens contre la présence coloniale française entre 1954 et 1962, pourtenter de comprendre l’effrayante ‘seconde’ guerre en Algérie. Quarante ans après,par superposition des récits, grille de lecture d’une guerre posée sur une autre, lesacteurs ont véhiculé cette idée de la répétition du conflit, comme si un excédent deviolence de la première guerre pouvait se déverser dans la suivante.

La ‘première’ guerre d’Algérie fut, largement une guerre sans front: sentinellesabattues, personnalités assassinées, routes sabotées, lignes téléphoniques coupées,fermes ou entreprises incendiées. Les confrontations massives entre forces militairesrégulières et armées de maquisards ont été peu nombreuses. Pour les initiateurs du1er novembre 1954, conscients du rapport de forces, l’essentiel consistait à entreteniren permanence un climat d’insécurité à l’échelle nationale. Ce sera, à l’évidence,l’objectif recherché plus tard par les groupes armés islamistes en Algérie. Hier,comme dans les années 1990, l’ennemi reste invisible et la confusion est entretenuequant aux auteurs des attentats terroristes. L’affrontement, hier comme aujourd’hui, apour enjeu la ‘fidélité’ des populations civiles.

La ‘première’ guerre d’Algérie fut longtemps une guerre sans visages. Aprèsl’éviction politique du leader indépendantiste Messali Hadj, peu de Français etd’Algériens connaissaient les noms des responsables de l’insurrection de novembre1954. Il fallut l’arraisonnement d’un avion, le 22 octobre 1956, pour que Ahmed BenBella, Hocine Aït Ahmed et Mohamed Boudiaf soient découverts par les opinionspubliques; et il a fallu la formation du GPRA, en septembre 1958, pour que reviennesur la scène médiatique le visage connu de Ferhat Abbas, président de ce gouverne-ment provisoire algérien, quatre ans après le début des ‘événements’ d’Algérie.L’histoire semble se répéter: qui donc connaît les noms ‘d’interlocuteurs valables’dans la conduite des négociations entre le pouvoir et les islamistes armés?

Par ces caractères singuliers (guerre sans front, sans visages), la ‘première’ guerred’Algérie a été une guerre sans images. La censure étatique a rendu presqueimpossibles les représentations visuelles du conflit. Trente ans après, les aspectsmilitaires, répressifs ou terroristes du drame algérien resteront peu montrés à latélévision (française ou algérienne). Comme en 1954–1962, l’absence d’images deguerre provoque cette sensation d’oubli du conflit en cours.13

La ‘première’ guerre d’Algérie fut, aussi, une guerre d’inspiration religieuse(‘Djihad’). Certes, la ‘charte de la Soummam’, adoptée au congrès du FLN en août1956, proclama la séparation de la religion et de l’État algérien indépendant; il y eutégalement les déclarations de certains leaders algériens, imprégnées de socialisme etde tiers-mondisme. Mais ces positions ne peuvent faire oublier que, dès 1954, etjusqu’en 1962, le FLN étendit son emprise sur la population musulmane en inter-disant la consommation de tabac et d’alcool sous peine de mutilations, au nom del’Islam. Dans les zones qu’ils contrôleront dans les années 1993–1996, les islamistesreprendront ces consignes, en y ajoutant pour les femmes, le port obligatoire duhidjab (voile islamique). Pourtant, cette question du voile, comme moyen d’affirma-tion de soi (et de résistance) n’est pas nouvelle. Il n’est que de relire le premierchapitre de Sociologie d’une révolution où, dans le chapitre ‘L’Algérie se dévoile’,Frantz Fanon, l’un des artisans de l’idéologie du FLN, écrivait: ‘Après le 13 mai

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1958, le voile est repris, mais définitivement dépouillé de sa dimension exclusive-ment traditionnelle. Il y a donc un dynamisme historique du voile très concrète-ment perceptible dans le déroulement de la colonisation en Algérie. Le voile estmécanisme de résistance.’

D’autres parallèles peuvent être établis, en particulier le problème de la violence.Différentes formes de violence à l’œuvre dans la guerre civile peuvent se rapporter àla ‘première’ guerre d’Algérie: terrorisme urbain, ‘ratissage’ de l’armée, exécutionssommaires, pratiques de la torture, terreur aveugle; la courbe ascendante des faits deterrorisme et ‘le dernier quart d’heure’ (le combat touche sans cesse à sa fin par lavictoire des armes) décrété par l’armée. Ainsi, vingt-quatre heures après l’attaquede la cité d’Ain-Allah, le 3 août 1994, qui a causé la mort de cinq Français, lesresponsables algériens affirment que cette opération était ‘un dernier sursaut desterroristes islamistes, et la preuve que ceux-ci étaient désormais aux abois’. Il fautégalement remarquer que, à l’exception de la Kabylie, la carte des actions terroristeset des maquis entre 1993 et 1996 se superpose, en partie, à celle des maquis de la‘première’ guerre d’Algérie, notamment la région se situant derrière Alger, laMitidja, et les zones de l’ancienne wilaya IV (Algérois), autour de Blida et deMédéa; ainsi que le Nord constantinois (wilaya II). La carte de la violence épouse lacarte des revanches portées par des enfants qui ont le sentiment que leurs pères ontété trahis et/ou dépossédés, des fruits de la victoire anticoloniale. Dans un camp,comme dans l’autre.

Ces similitudes, relevées par de nombreux observateurs de scène politiquealgérienne dans une multitude d’articles de presse, seront sans cesse mises en avantdans les analyses des acteurs eux-mêmes. Au point qu’elles finiront par brouiller laperception réelle du conflit, déstabilisant la mémoire ancienne et toutes les prévisionscrédibles.

Derrière la fréquence répétitive du vocabulaire, la reconnaissance des découpagessinguliers, des pratiques nouvelles et différences politiques s’imposent pourtant entreles deux séquences. La principale différence, à l’évidence, est que, pour l’essentiel,ce sont des Algériens qui se combattent, aux prises avec eux-mêmes pour ladéfinition d’une identité nationale, dans le cadre d’un État souverain. La France setrouve indirectement impliquée (par la présence d’une forte immigration algériennesur son sol, et le soutien apporté aux pouvoirs en place depuis 30 ans) dans la guerrecivile qui déchire l’Algérie.

Il faut ajouter que les islamistes d’aujourd’hui, contrairement au FLN de la guerred’indépendance, ne parviendront pas à entraîner (ou disloquer) les autres partispolitiques algériens. Ils ne disposeront jamais tout au long de la guerre civile debases arrières permettant l’établissement d’une ‘armée des frontières’. Ils ne par-viendront pas à obtenir le soutien de l’intelligentsia occidentale. Pas plus qu’il neferont entendre leur voix dans les instances internationales (la ‘guerre diplomatique’avait été une arme essentielle pour le FLN). Enfin, parmi les différences essentielles,existe la revendication berbère, mise entre parenthèses par les nationalistes algériensdans la guerre d’indépendance. La demande explicite, ouverte, de la langue berbère(tamazight), dans le cadre de la nation algérienne constituée, dessine de nouvellesfrontières idéologiques pour l’Algérie. En dépit des réminiscences, on ne saurait

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donc ignorer les différences profondes qui séparent, en Algérie, les ‘événements’d’hier de ceux des années 1992–1999.

Les ‘mots’ de Bouteflika dans l’été 1999

À travers une série de discours, d’inaugurations de lieux, le nouveau présidentalgérien élu en avril 1999, Abdelaziz Bouteflika, tente dans l’été 1999 de jeter unpont mémoriel, d’effectuer un travail de réappropriation d’une histoire algérienne enpartie occultée depuis de nombreuses années. Par une série de discours, il veutrecoller une Algérie en morceaux, en recomposant un passé multiforme. Il insiste parexemple sur la grandeur arabo-musulmane, lorsqu’il évoque les relations algéro-marocaines. Une allocution à Constantine le 5 juillet 1999 marque une volonté defaire redécouvrir les juifs d’Algérie à travers le patrimoine, et par-là même dans leurhistoricité en terre d’Islam. Dans le même temps, un chercheur algérien publie unouvrage, à Alger, sur Les Juifs d’Algérie , où l’on peut lire en introduction:‘Beaucoup de choses ont été ensevelies au nom de la culture de l’oubli. Dans cettelogique, si des célébrations ont été omises dans l’ordre des citations, il est tout à faitnormal qu’il soit ainsi pour le cas des juifs d’Algérie.’14

L’utilisation de la langue française, dans certains des discours publics d’hommespolitiques, signale la longue présence coloniale française, que l’Algérie se doitd’assumer. La réhabilitation des figures dissidentes du nationalisme algérien, commeMessali Hadj, où d’autres personnages assassinés par le FLN et le pouvoir commeAbane Ramdane, Mohamed Khider et Krim Belkacem, se fait par réinscription dansl’espace public par noms donnés à des aéroports. L’inauguration d’une stèle, à Jijel, àla mémoire du GPRA dit le retour d’une structure politique écartée du pouvoir parl’armée au moment à l’indépendance. Tous ces gestes et discours réorganisent lamémoire collective après 40 ans de confusion idéologique et de perte d’une histoireréelle, et entendent recoller une Algérie en morceaux, en recomposant un passémultiforme. Le geste le plus remarqué concerne Messali Hadj, l’aéroport de Tlemcenportera désormais son nom. Cette démarche redessine un espace symbolique etimaginaire, celui de la nation et du nationalisme, destinée à accorder les mémoirescollectives et individuelles.

Réinvestir le nationalisme est, bien sûr, un moyen de relégitimer l’État. Parler lelangage de la société, faire revivre son vécu, c’est combler le vide entre l’État et lanation. En revisitant le passé, Abdelaziz Bouteflika, qui a été fort mal élu en avril1999, explique donc comment son action peut se comprendre dans le présent. Maisce jeu politique, cette manière de dire une Algérie plurielle en réhabilitant les grandsexclus du nationalisme algérien, se présente comme une manière de sortir d’unnationalisme de guerre, donc de l’enfermement. Une autre histoire de l’Algériecommence à peine à s’écrire…

Résistances de l’État, et ‘règlements de compte’ dans la vague mémorielle

Dans les années 1990, le passé de la guerre de libération contre la France revientpour inonder le présent tragique par ‘une’ de journaux interposées. La frénésie de la

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consommation du passé se voit au quotidien dans des récits de batailles, destémoignages d’acteurs politiques, des souvenirs en forme, quelquefois, de mea culpa,souvent de mises en accusation.

Ce grand déballage provoque surprises, malaises et interrogations. D’abord par lefait que ce débat, qui pouvait agiter les historiens et universitaires algériens sur lerapport entre l’histoire et l’histoire immédiate, reste essentiellement aux mains deshommes politiques, idéologues ou journalistes, avec des risques évidents de manipu-lations ou d’éclatements du récit historique. La responsabilité des ‘élites intel-lectuelles’ est posée, cette fois sur leur capacité à dissocier un savoir scientifique desenjeux directement politiques. Cette crainte d’histoires servantes des idéologies dupouvoir—ou d’oppositions—est révélatrice de la constitution d’un savoir séculier,séparé de l’État et soulève une série de questions: quel est le rôle de l’historiendans le traitement de l’histoire immédiate? Pourquoi le passé fait-il soudainementirruption dans les débats de la scène politique maghrébine? Que pèse le passé sur leprésent?

Mais cette ‘perte’ du contrôle dans l’écriture de l’histoire n’est pas irrémédiable,comme en témoignent divers épisodes récents en Algérie. Ainsi alors que le débat surla torture s’amplifie en France à la fin de l’année 2000,15 un ‘lourd silence’ dupouvoir algérien s’installe, vraisemblablement gêné par les répercussions que cedébat pourrait entraîner sur ses possibles responsabilités dans des massacres ettortures actuels.16

Le recours à l’histoire comme légitimation dans les batailles politiques du présentn’a pas disparu. Ainsi, Ali Kafi, toujours, ancien responsable du FLN dans leConstantinois pendant la guerre d’indépendance algérienne, déclare le 8 mars 2000que ‘les officiers algériens ayant activé dans l’armée française sont des représentantsde la cinquième colonne.’ Se sentant visé par ces propos, Khaled Nezzar, qui avaitdéserté les rangs de l’armée française en 1958 pour rejoindre les rangs de l’Armée delibération nationale (il deviendra par la suite général en chef de l’armée algérienne)déclare qu’il s’agit ‘d’accusations graves’ et de ‘falsifications de l’histoire’.17 Legénéral Khaled Nezzar avait fait paraître—en même temps qu’Ali Kafi—sesMémoires, où il avait raconté sa désertion de l’armée française, et son passage àl’ALN.18

Visite de Bouteflika, batailles de mémoires. Les harkis

Lors de sa venue en France du 14 au 17 juin 2000, un discours d’AbdelazizBouteflika à l’Assemblée nationale française, n’est pas passé inaperçu.19 Le Présidentalgérien évoque le passé commun franco-algérien pour éviter la répétition denouvelles tragédies. Le travail de mémoire tente ainsi de se débarrasser desexcitations et des haines passées. Mais l’utilisation massive de l’histoire, parAbdelaziz Bouteflika a également des objectifs de légitimité étatique. Son proposs’inscrit dans la longue durée, comme s’il était impossible lorsque l’on évoque lesrelations historiques entre la France et l’Algérie, de s’arracher de cette notion. Ils’articule sur trois temps de mémoire à la fois distincts, et liés, avec au centre leprocessus de colonisation.

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Abdelaziz Boutefl ika perçoit exclusivement le temps colonial en tant queprocessus d’acculturation et de dépersonnalisation de l’indigène musulman. Il ne luiaccorde pas le moindre apport positif. Utilisant un vieux thème républicain, il évoquela compatibilité entre raison et religion, par référence au temps des Lumières et desencyclopédistes. Il parle aussi du temps des années 1970, celui de la dénonciation du‘néo-colonialisme’. Ce discours devant les députés français s’adresse à plusieurspublics. De nombreux parlementaires assis sur les travées ont fait la guerre d’Algérie,et les voilà en face de lui. Il parle à la société française pour essayer de briser lesimages de violence, de casser l’opinion dominante et les clichés selon lesquelsl’Algérie est condamnée à une spirale de violence inéluctable. Et il parle par le biaisde la télévision aux Algériens afin de démontrer la reconnaissance dont bénéficie leurpays et afin de prouver qu’il n’a pas renoncé à ses convictions devant l’anciencolonisateur, qu’il ne se renie pas.

En revanche, trois publics sont absents. Les ‘pieds-noirs’ sont oubliés ou alorsévoqués de manière allusive. Il ‘oublie’ aussi les soldats français. Plus d’un milliond’appelés sont partis en Algérie, et restent attachés à cette histoire, à ce pays. Or laréconciliation franco-française, si elle doit avoir lieu, passe par la réconciliation de lamémoire combattante. Cet aspect ne sera pas évoqué non plus lors de la visite que leprésident algérien effectue à Verdun, lieu symbole de la … Première Guerremondiale.

Mais c’est surtout la question des harkis, ces soldats supplétifs musulmans qui ontcombattu aux côtés de l’armée française, qui posera le plus de problèmes. Dans sondiscours à l’Assemblée, Abdelaziz Bouteflika gomme la mémoire des harkis qui ontcombattu aux côtés de la France. Ces soldats étaient pour la plupart des ruraux dont‘l’algérianité’ est niée. Puis, dans un entretien à la télévision française, il les traite de‘collabos’, provoquant des manifestations de fils de harkis dans plusieurs villes deFrance. Le Président de la République française Jacques Chirac, dans son allocutiondu 14 juillet 2000, expliquera que les propos concernant les harkis, prononcés parson homologue algérien, l’ont ‘choqué’. Jacques Chirac déclare que les harkis sont‘des Français à part entière [qui] bénéficient du respect et de la reconnaissance de lacommunauté nationale française’. Le débat est pourtant lancé en Algérie sur lesharkis, en dépit des réticences fortes des ‘gardiens du temple’ de la révolution menéesous l’égide du FLN. Un éditorialiste du quotidien algérien La Tribune n’hésite pas àtransgresser le tabou-harki en écrivant:

Près d’un demi-siècle après le déclenchement du processus insurrectionnel, l’évidencealgérienne est que la stigmatisation quasi consensuelle des harkis reste pour laconscience collective l’incontournable soupape de toutes les peurs, de tous les aveugle-ments. Plus que la guerre fratricide entre le FLN et le MNA [Mouvement nationalalgérien]—dans l’ensemble circonscrite au territoire français—, la transgression harkie,par ses origines souvent terriennes et montagnardes, mettait en cause les équilibrescommunautaires, les valeurs morales et spirituelles qui furent longtemps au principedes résistances à l’ordre colonial. Sa diffusion territoriale, ses projections en termesd’organisation sociale, familiale, tribale, son effet de masse d’une certaine manière—selon certaines estimations, les forces harkies s’établissaient à plus de cent soixante millehommes en armes à la veille de l’indépendance—, tout concourrait à donner à la trans-

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gression harkie le sens d’une rupture profonde, irrésistible, irréductible à ses motivationsdéclarées ou perceptibles. La domination coloniale pouvait ainsi supporter une autreréponse que la construction d’un État national souverain et cette réponse, loin d’être lefait d’élites dévoyées, provenait des profondeurs d’une Algérie encore largement agro-pastorale.20

L’auteur ne craint pas d’ajouter que ‘la scotomisation de la question harkie dans lasociété algérienne vérifie avec constance la volonté partagée de taire, d’oublier. Celad’autant plus qu’après l’indépendance du pays les passerelles familiales, mêmemasquées ou ténues, ont assez régulièrement contourné les impasses et les errancespolitiques.’ Il est un fait que de nombreuses familles, d’origine harkie, enracinée enmilieu rural, vivent toujours en Algérie. L’histoire de cet aspect ‘vendéen’, ‘contre-révolutionnaire’ de la guerre d’indépendance, découvrant un paysan attaché à sa‘petite patrie’ et rejetant l’idée neuve, jacobine de la nation indépendante, unifiée,reste à écrire.21

Conclusion: une histoire en miroir entre les deux rives

En Algérie le rapport au passé se fait toujours de manière passionnée. En ce début deXXIe siècle, le pays connaît un épuisement des nationalismes politiques créés pourles indépendances. Les mouvements indépendantistes, comme le PPA-MTLD enAlgérie, à forte coloration populiste, ont su mobiliser des foules considérables pour laréappropriation de l’identité bafouée ou perdue. Cette dimension de la réappropria-tion identitaire, aujourd’hui, ne provoque plus que des replis nationalistes, desisolements identitaires. Or, les jeunes générations du Maghreb sont à l’écoute desbruits de la ‘culture-monde’, et veulent sortir du trop-plein d’une histoire exclusive-ment nationaliste. Difficiles rapports entre une mémoire officielle, quelquefoisfalsifiée, trop pleine, et un oubli d’histoire impossible. Cette contradiction se dénouepar la naissance de mouvements citoyens qui visent à une réappropriation del’histoire, débarrassée du poids, contrôle étatique. Ainsi, le 20 août 2001, plus de100.000 jeunes manifestent en Kabylie, au moment de la commémoration de la tenuedu congrès historique du FLN tenu en 1956 dans la vallée de la Soummam.22 Lesdélégués de la coordination inter-wilayas disent dans un communiqué que cettemarche vise à ‘la réappropriation des dates historiques par le peuple algérien […]et tient à s’opposer catégoriquement à tout autre objectif, notamment toute visited’officiels.’23

À partir d’avril 2001, l’attention se focalise ainsi sur des manifestations enKabylie. Les manifestants, qui défilent en scandant ‘pouvoir assassin’ et ‘la hogra’(honte), sont durement réprimés. Les liens mémoriels entre les violences de laguerre d’Algérie et les événements algériens actuels n’en sont que plus forts. Cetteobsédante répétition au fil des noirs récits qui interfère dans les grilles de lecture desdeux conflits est d’autant plus puissante que, quelques jours après le début desémeutes de Kabylie, le Général Paul Aussaresses livre son témoignage.24 Lesmémoires de la guerre d’Algérie entrent ainsi en résonance des deux côtés de laMéditerranée.

L’Algérie se trouve confrontée à des mouvements démocratiques qui, eux aussi,

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réinterrogent et interpellent l’histoire récente: faut-il juger les auteurs d’actesrépréhensibles qui ont entravé le fonctionnement démocratique de l’État et de lasociété? La multiplication d’associations de ‘familles de disparus’, de ‘victimes duterrorisme’, de ‘vérités sur les personnes enlevées’, apparaissent comme autant desymptômes d’une future ‘judiciarisation’ de la vie politique au Maghreb. Ainsi, dansle cadre d’un séminaire organisé par la Ligue algérienne des droits de l’homme enaoût 2001 à Tigzirt, l’universitaire Mohand Ouali Aït Yahia affirme que dans toutetransition démocratique sérieuse, ‘une société doit affronter son passé pour construireson avenir.’ Et c’est dans ce sens que la loi portant sur ‘la concorde civile’ pose, pourl’exposant, un problème: l’impunité. Il donne l’exemple du Chili pour illustrerl’impossibilité d’achever une démocratisation dans ‘la vérité et la justice’.25

En Algérie, la nécessité de revisiter son histoire, en particulier celle de la guerred’indépendance, s’accompagne de la nécessité de passage à l’état de droit. ‘Le droit àla connaissance de l’histoire’ devient une des revendications actives qui traversentl’ensemble de la société. Grâce à l’alphabétisation des masses, à l’urbanisation etl’industrialisation, la connaissance plus grande du monde extérieur par le développe-ment des images satellitaires, l’État ne peut plus freiner le processus de volontécitoyenne. Ce processus place l’Algérie dans un mouvement d’ensemble où ladémocratie et les droits de l’homme sont devenus des fondements essentiels delégitimité quels que soient le passé, le patrimoine culturel ou l’environnementreligieux. Voilà l’occasion, dans les combats du présent et la tragédie de la guerrecivile, de revisiter l’histoire coloniale longue, et la guerre de libération nationale.

Notes et références

1. Pour un approfondissement de cet aspect, occultation et falsification, je renvoie à mon ouvrage, Lagangrène et l’oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie (La Découverte, 1991, édition poche, 1998).

2. Cité par REMAOUN, H. et MANCERON, G., D’une rive à l’autre, la guerre d’Algérie de la mémoireà l’histoire (Syros, 1992).

3. BOUMEDIÈNE, A., ‘30 ans d’amnésie’, El Watan (5 juillet 1992).4. Pour un récit et une réflexion de cette période, voir l’article d’OURAD, M., ‘Les cinq leçons de la

colère kabyle’, in Actualités et culture berbères, numéro 37 (hiver 2002), pp. 18–24.5. Tout cela ne va sans difficultés, et les journalistes algériens n’hésitent pas à critiquer le code de

l’information qualifié de ‘code pénal bis’, en raison de son caractère répressif, restrictif. Sur ce point,et le meurtre de journalistes par les islamistes, voir le témoignage du journaliste algérien BALHI, M.,Chroniques infernales (Marinoor, 1997).

6. BENKHEDDA, B., Les origines du 1er novembre 1954 (Dahlab, 1990) et La crise de 1962 (Dahlab,1990); DAHLAB, S., Mission accomplie pour l’indépendance de l’Algérie (Dahlab, 1990);ABDOUN, M., Témoignage d’un militant du mouvement nationaliste (Dahlab, 1990).

7. BOUZAR, N., L’Odyssée du Dina (Bouchène, 1991).8. BELHOCINE, M., Le courrier Alger-Le Caire (Casbah Éditions, 2000).9. BENATIA, F., Les actions humanitaires pendant la guerre de libération (Dahlab, 1991).

10. BENYAHIA, M., La conjuration au pouvoir, récit d’un maquisard (Arcantère, 1988).11. ZAM OUM , A., Tamurt Imazighen , Mémoires d’un survivant , 1940–1962 (Rahma, 1991);

BOUZAHER, H., Jusqu’au bord du ciel, Alger (Dar El Oumma, 1993); SMAÏL, S., Mémoirestorturées (Aurassi, 1993); HILMI, M., Le carrefour du destin (Casbah Éditions, 1999).

12. CHEURFI, A., Mémoire algérienne, dictionnaire biographique (Dahlab, 1996) et Dictionnairebiographique de la classe politique algérienne (Casbah Éditions, 2001).

13. Je renvoie sur cet aspect à mon ouvrage, La guerre invisible (Presses de Sciences Po, 2001).

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14. CHENOUF, A., Les Juifs d’Algérie, 2000 ans d’existence (Ed el Maarifa, 1999), p. 6.15. À la suite d’un appel lancé par des intellectuels condamn ant l’usage de la torture par l’armée

française, le 14 décembre 2000, dans une allocution télévisée, le Chef de l’État s’exprime sur latorture. Il souligne que des atrocités ont été commises dans les deux camps, qu’il faut ‘condamner sansréserve’, mais qui n’étaient que le fait de ‘minorités’ (TF1, 14 décembre 2000). De nombreuxhistoriens soulignent néanmoins ‘l’emploi “systématique” de la torture par l’armée française enAlgérie’ in Le Monde (3–4 décembre 2000).

16. Cf. les polémiques ultérieures autour du livre de SOUAÏDA, H., La sale uerre (La Découverte, 2001).17. ‘Kafi falsifie l’histoire’, in Le Matin (20 mars 2000).18. Mémoires du général Khaled Nezzar (Chihab, 1999). Le colonel Mohamed Zeguini, ancien capitaine

de l’armée française qui a déserté en mars 1958 a lui aussi fait paraître ses Mémoires, une vie decombats et de lutte, à Alger, aux éditions En Nahdia, en 2000.

19. Discours d’Abdelaziz Bouteflika à l’Assemblée nationale française le 15 juin 2000.20. BELHACÈNE, C. La Tribune (1 novembre 2001).21. Voir la tentative de HAMOUMOU, M., Et ils sont devenus harkis (Fayard, 1993).22. Le 20 août 1956, le nationalisme algérien qui s’est lancé dans la guerre d’indépendance contre la

France, se dote d’une plate-forme que les participants adopteront quelques jours plus tard dans uncongrès tenu dans la vallée de la Soummam. Le projet, élaboré à la fin de l’année 1955, parAbane Ramdane, Amar Ouzegane, Tamam Abdelmalek et Mohamed Lebjaoui ne subit que quelquesmodifications. Le FLN se dote d’une direction et d’un programme où l’accent est mis principalementsur le politique au détriment du rôle des ‘militaires’ dont le rôle ne cesse alors de s’affirmer.

23. ‘La marche d’Ifri: se réapproprier les dates historiques de l’Algérie et maintenir intacte la mobilisationcitoyenne’, Le Matin (20 août 2001).

24. AUSSARESSES, P., Services spéciaux. Algérie, 1955–1957 (Perrin, 2001).25. La Tribune (22 août 2001).

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