alberti carine, « antonin artaud tentatives et apories d'une réflexion sur l'art »

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ANTONIN ARTAUD : TENTATIVES ET APORIES D'UNE RÉFLEXION SUR L'ART Carine Alberti Vrin | Le philosophoire 1999/1 - n° 7 pages 242 à 251 ISSN 1283-7091 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-1999-1-page-242.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Alberti Carine, « Antonin Artaud : Tentatives et apories d'une réflexion sur l'art », Le philosophoire, 1999/1 n° 7, p. 242-251. DOI : 10.3917/phoir.007.0242 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 17/10/2013 11h55. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 17/10/2013 11h55. © Vrin

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Page 1: Alberti Carine, « Antonin Artaud  Tentatives et apories d'une réflexion sur l'art »

ANTONIN ARTAUD : TENTATIVES ET APORIES D'UNE RÉFLEXIONSUR L'ART Carine Alberti Vrin | Le philosophoire 1999/1 - n° 7pages 242 à 251

ISSN 1283-7091

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-1999-1-page-242.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Alberti Carine, « Antonin Artaud : Tentatives et apories d'une réflexion sur l'art »,

Le philosophoire, 1999/1 n° 7, p. 242-251. DOI : 10.3917/phoir.007.0242

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Antonin Artaud :

Tentatives et apories d’une réflexion sur l’art.

Carine Alberti

e qui reste bien souvent dans les esprits à propos d’Antonin Artaud, c’est une personnalité attachante, quoique énigmatique et violente, et une

réflexion essentielle sur le théâtre. C’est effectivement l’art auquel il s’est le plus attaché, tout en s’intéressant à la peinture, à la musique, au cinéma. Critiques de “salons”, d’expositions de peinture, textes théoriques sur le cinéma ou le théâtre, dessins, écriture de scénarii et de pièces de théâtre : théorie et pratique se mêlent, on le voit, dans son discours. D’une certaine manière, il s’agit donc chaque fois d’une mise en question de l’art dans ses diverses expressions, même si aucune théorie générale n’est définie.

Car, lorsqu’Antonin Artaud emploie le mot "art" dans ses textes, c’est parfois dans un sens bien particulier. “Faire de l’art, faire de l’esthétisme, c’est viser à l’agrément, à l’effet furtif, extérieur, passager...”1 ou encore “Faire de l’art, c’est priver un geste de son retentissement dans l’organisme”2 ⎯ nous reviendrons ultérieurement sur cette idée qui est une idée-clé dans la réflexion d’Artaud. Pour lui, “un théâtre d’art ne peut être qu’un théâtre à côté”3. Au fond, nous le voyons clairement dans ces quelques phrases, le terme d’art est utilisé dans le sens d’esthétisme pur, “valeur d’agrément et de repos, utilisation purement formelle des formes, harmonie de certains rapports extérieurs”4. Dans ces allégations qui semblent rejeter l’art, c’est en réalité un refus de l’art pour l’art, de l’art trouvant sa fin dans l’œuvre d’art qu’exprime Artaud.

Mais une tentative de définition par la négative ⎯ même si c’est là, selon Artaud, une des caractéristiques du mouvement surréaliste ⎯ ne suffit pas. Parce qu’au fond, lorsqu’Antonin Artaud tente de réinventer un théâtre “idéal” avec Les Cenci, estimant que la forme occidentale du théâtre est inefficace, lorsqu’il écrit le scénario de La Coquille et le Clergyman, lorsqu’il fait de Van Gogh “le seul

1 Lettre à M. Dalio, le 27 juin 1932. 2 Le théâtre et son double, "En finir avec les chefs-d’œuvre". 3 Cf. note 1. 4 Le théâtre et son double, "Théâtre oriental et théâtre occidental".

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[peintre] qui n’ait pas voulu dépasser la peinture comme moyen strict de son œuvre, et cadre strict de ses moyens et le seul qui ait absolument dépassé la peinture, l’acte inerte de représenter la nature”5, c’est l’art dont il tente de toucher et de définir l’essence à travers les exemples du théâtre, du cinéma et de la peinture. Dans A propos de la littérature et des arts plastiques, "L’expression aux indépendants", Artaud fait de l’expression “la vérité profonde de l’art”. Mais quelle expression ? La manière d’exprimer, l’ensemble des signes qui permettent de traduire un sentiment, l’expressivité de l’œuvre ? En réalité, il semble que ce terme puisse être le pivot de la réflexion sur la conception de l’art chez Antonin Artaud. Sa réflexion sur le théâtre nous permettra de voir, à travers une parole parfois morcelée et dont nous ne cacherons ni les obscurités — pas toujours résolues — ni les contradictions, à quel point la question du langage est primordiale dans sa pensée. L’art... un langage ? mais lequel ? et pour exprimer quoi ?

Du cinéma, Antonin Artaud dit qu’il est “un langage au même titre que la musique, la peinture ou la poésie”6. Il n’y a donc pas d’équivoque possible : l’art est, pour Artaud, un langage. Y aurait-il donc un langage propre à l’art ? C’est justement la question à laquelle il tente de répondre dans ses écrits sur le théâtre.

Pour Artaud, ce qui fait l’échec artistique du théâtre occidental, c’est que ce théâtre est attaché au texte et à lui uniquement. Par cette aliénation à ce qui est écrit, le théâtre occidental a perdu toute efficacité. Il a oublié ce qu’était réellement le théâtre, du moins selon Artaud, et ainsi tout ce qui appartient au domaine de la mise en scène n’est devenu qu’un “détournement purement artistique du texte”. Le texte est essentiel, le reste lui est soumis... Au bout du compte, on a l’impression avec Artaud que ce théâtre n’est qu’une littérature oralisée. Or le théâtre, ce n’est pas qu’un texte, sinon quel intérêt y aurait-il à le faire voir ? Si ce théâtre-là ne correspond pas, c’est tout simplement qu’il s’est trompé de voie. En se fixant au seul langage du texte, il s’est perdu.

Mais quel langage serait alors celui du théâtre, tel que le souhaite Artaud ?

Il faut “changer le point de départ de la création artistique, bouleverser les lois habituelles du théâtre, substituer au langage articulé un langage différent de nature”7 (nous soulignons). Il s’agit un instant d’oublier là notre idée du théâtre pour suivre la pensée d’Artaud. On remarque très vite dans sa parole qu’un point

5 Van Gogh le suicidé de la société. 6 A propos du cinéma, "Sorcellerie et cinéma". 7 "Deuxième lettre sur le langage" in Le théâtre et son double.

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est essentiel : l’espace. Le théâtre a un espace pour exister, un espace concret ; et le langage que prône Artaud doit en être le reflet. Le théâtre, l’art du théâtre, s’il refuse enfin de se laisser annihiler par le texte, se présente alors comme un art d’expression par les formes, ce qui peut être finalement une définition qui conviendrait également à la peinture, la sculpture... Le langage du théâtre est donc celui de la scène. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle semble aboutir Artaud : si un langage propre existe, il “se confond avec la mise en scène considérée (1) d’une part, comme la matérialisation visuelle et plastique de la parole ; (2) comme le langage de tout ce qui peut se dire et se signifier sur une scène indépendamment de la parole”8 (nous soulignons). Ici encore on voit que même lorsqu’il s’agit de parole, ce n’est pas le texte qui est mis en valeur, c’est-à-dire le mot mais son oralisation. “Visuelle”, “plastique”, on en revient toujours à cette idée de concret. Car il ne s’agit pas non plus pour Artaud de faire disparaître le texte mais de ne pas se laisser obséder par lui au point d’en oublier que le domaine du théâtre est “plastique et physique”9. La parole doit se soumettre à cette conception, avec l’aide des autres éléments qui participent au théâtre : danse, musique, pantomime... Le théâtre ne doit pas se fixer dans un langage — c’est justement ce qu’a fait le théâtre occidental selon lui —, mais il se sert de tous les langages.

Il ne s’agit pas, bien évidemment, de faire un mixage désordonné de ce qu’on nomme maintenant les arts du spectacle; l’harmonie, la correspondance qui doit exister entre eux impose que rien ne soit laissé vraiment au hasard. Ces spectacles seront au contraire “rigoureusement composés et fixés”10 pour éviter d’aboutir à cet “attirail haïssable et encombrant”11 qu’est selon lui devenue la mise en scène dans le théâtre12. Dans Le théâtre et son double, Artaud écrit que “lier le théâtre aux possibilités de l’expression par les formes, et par tout ce qui est gestes, bruits, couleurs, plastiques, etc., c’est le replacer dans son aspect

8 Cf. note 4. 9 Ibid. 10 A propos du théâtre de la N.R.F., "Lettre à Comoedia". 11 Théâtre Alfred Jarry. 12 En posant l’idée d’un art théâtral comme expression par les formes, — et nous avons vu que cette “définition” pouvait s’appliquer à d’autres arts —, Artaud pose également le problème de l’ “efficacité intellectuelle” de l’art. Pour lui, le principe de l’art c’est l’intelligence et le sentiment, soit l’esprit et la sensibilité. Pour ce qui est du sentiment, les formes, les gestes, les couleurs sont certainement aptes à le mettre en cause. Mais ce nouveau langage peut-il ébranler l’esprit avec la même efficacité que le langage articulé qui fait appel à des catégories intellectuelles déjà préfixées ? C’est une question à laquelle Artaud ne donne pas de réponse. Mais nous verrons plus loin que l’idée d’un langage essentiellement symbolique est peut-être ce qui fait le lien entre esprit et sensibilité.

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religieux et métaphysique”. Pourquoi “religieux et métaphysique” ? Parce qu’effectivement, si la perspective d’un spectacle total n’est pas sans nous rappeler le théâtre antique, du moins tel qu’on l’imagine avec le chœur et ses évolutions scéniques, elle nous rappelle également certaines cérémonies religieuses; le théâtre devient rite, opération magique13. En cela, le théâtre dépasse, transcende le seul domaine formel, physique — tout comme, nous le verrons plus loin, il dépasse le simple domaine de l’homme individuel. Il n’est pas cette “utilisation purement formelle des formes”. Il semble que la même idée soit d’ailleurs développée lorsqu’Artaud écrit de Dufy ou de Matisse que l’exécution du dessin passe au second plan ; les formes, selon lui, “disent toute l’étendue d’une âme qui a su sentir”14. L’expression est vague, trop instinctive ou en tout cas trop subjective pour nous faire avancer dans la définition de ce nouveau langage. Mais ce qui devient certain et que laissait déjà percevoir l’équivalence art-esthétisme pur, c’est que l’œuvre d’art doit dépasser sa forme : “le sujet importe peu et aussi l’objet”15 ; le sujet parce que l’œuvre n’est pas là pour raconter une histoire — nous le verrons plus tard —, l’objet parce que la forme pour soi ne suffit pas. Ainsi pour faire appel ici à une métaphore linguistique, le signifié comme le signifiant sont séparément inaptes à faire une œuvre d’art; l’œuvre d’art est un signe, c’est en tant que totalité qu’il faut la concevoir.

Le mot "signe" n’est pas apparu par hasard dans notre réflexion. Car son utilisation pose rapidement le problème du sens qui, dans un nouveau langage tel que voudrait le définir Artaud, est essentiel. Avec ce langage qui, en fin de compte, est celui de l’art, il ne s’agit plus de rendre clair. Il faut au contraire se détacher de cet impératif de compréhension évidente. Ainsi selon lui, “la hantise du mot clair et qui dit tout, aboutit au dessèchement des mots”16. L’idée est aisément concevable : le mot ne doit plus avoir son sens évident, car ce sens s’est épuisé de toute signification. Et nous pouvons certainement, sans craindre de trahir la pensée d’Artaud, élargir cette idée à l’art : le signe — et nous touchons ainsi au domaine de la peinture, de la musique... — ne doit pas avoir son sens évident, clair, connu. Sinon, où est l’intérêt d’envisager l’art comme un nouveau langage ? Le dégager de la contrainte du sens évident, c’est également redonner toute sa liberté au signe. Le signifiant reprend son importance : les mots deviennent des signes “entendus sous leur angle sonore, perçus comme des

13 On pourra voir à ce propos l’intérêt évident d’Artaud pour le théâtre balinais. 14 A propos de la littérature et des arts plastiques, "L’expression aux indépendants". 15 Cf. note 4. 16 "Quatrième lettre sur le langage" in Le théâtre et son double.

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mouvements [qui] s’assimilent à d’autres mouvements”. Le mot ne peut plus être utilisé comme signe fermé, univoque, ne jouant que sur un plan de signification. D’où cette idée importante de correspondance entre différents plans : aussi bien entre arts (danse, musique, parole dans le théâtre) qu’entre concret et abstrait. L’acteur qui réunit ces différentes expressions est à lui seul un “signe vivant”. On repère très vite ici l’importance pour Artaud de la valeur analogique et symbolique des signes et donc de ce nouveau langage.

Mais, si le signe retrouve ici toute sa liberté, il ne s’agit pas non plus de laisser place au hasard. Il s’agit bien de créer “un vrai langage basé sur le signe au lieu d’être basé sur le mot”17 mais de manière à “rendre inutile toute traduction dans un langage logique et discursif”18. On voit bien ici que ce nouveau langage des formes n’est pas un supplément à la parole claire; il la remplace. Il se détache de plus de notre système de langage qui prône clarté, précision, unicité de sens. L’utilisation du terme “traduction” est significative : notre langage est finalement toujours explicatif, il cherche à décrypter pour faire entrer dans un domaine logique et connu. Avec ce nouveau langage, il s’agit désormais, non plus de comprendre par l’esprit après avoir ramené à des catégories connues, mais de “sentir”. La compréhension apparaît comme intuitive, presque sensitive ; d’ailleurs, à propos du moyen d’action de ces signes, Artaud dit qu’ils “frappent intuitivement”19. Voilà qui reste flou, même si l’on comprend bien que ce qui compte avant tout, c’est de ne plus faire appel à une parole explicative.

On peut néanmoins tenter de préciser la nouveauté de ce signe. Il fait appel à la forme par son signifiant, il se détache du sens habituel et retrouve sa liberté. Il semble que l’on retrouve ici sur le signe ce qu’Artaud dit de la poésie. Pour lui, à la base de toute vraie poésie — soit de tout acte créateur si l’on utilise le terme dans son sens étymologique —, il y a un “esprit d’anarchie”20; c’est-à-dire que la poésie rompt avec les conventions. De la même manière, en décidant de refuser le sens habituel des signes, ce nouveau langage, langage de l’art, remet en cause toute relation, relation d’objet à objet, de la forme au signifiant... ce qui revient à une remise en cause de l’arbitraire du signe. Considéré ainsi, ce langage prend une vie qui lui est propre, il donne également aux signes, aux objets, aux gestes une vie propre. Il recrée une expression faite d’analogie, de correspondance entre des plans que l’esprit logique avait séparés. Reste à tenter de voir maintenant ce que ce nouveau langage va exprimer...

17 Autour du Théâtre et son double, "Le théâtre et la psychologie. Le théâtre et la poésie". 18 Le théâtre et son double, "Sur le théâtre balinais". 19 Ibid. 20 Le théâtre et son double, "La mise en scène et la métaphysique".

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Nous avons vu que ce nouveau langage n’est donc pas une forme pure. Comme tout langage, il sert à exprimer quelque chose. Et si Artaud a mis tant d’insistance à parler de la forme, à faire de l’art un langage par les formes, ce n’est pas pour en faire un art qui trouverait sa fin en lui-même. Artaud a insisté sur l’aspect concret du langage, sur son action dans l’espace. Il demande également que ce nouveau langage ait une efficacité organique sur l’homme ; faisant appel à la fois à ses sens et à son esprit, il doit provoquer des réactions. Ces insistances d’Antonin Artaud renvoient à une même idée : ce langage de l’art a un rapport évident à la vie... mais lequel ?

Lorsqu’on se met à parler à propos de l’art, et surtout du théâtre, d’un rapport à la vie, on ne peut s’empêcher bien sûr de penser à Aristote et à la mimèsis. Mais, avec Artaud, il ne s’agit pas de mimèsis. Pas d’imitation de la vie dans l’art. Il est question de re-créer la vie. Le théâtre n’imite pas, il “refait la vie”21. Ce nouveau langage doit suivre le chemin de la genèse. L’homme ainsi participe à la création. Par l’art, il est un démiurge mais ne se contente pas de refaire ce qui a été fait, il doit retrouver le principe de création même. La pensée d’Artaud, si elle est pour lui très claire peut ne pas l’être tout à fait pour nous. Car, quelle différence faire réellement entre l’imitation de la vie et sa re-création ? Quel est ce chemin de la genèse que l’artiste, le créateur doit retrouver et suivre ? Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas question d’inventer un semblant de vie, inspiré du réel. C’est la même idée qu’il développe à propos de la peinture. De l’art de Van Gogh, il dit que ce n’est pas “représenter la nature” mais “c’est de la nature nue et pure, la nature vue, comme Cézanne, telle qu’elle est, et non comme Corot, Courbet... telle qu’elle apparaît.” (nous soulignons)22.

Nous n’entrerons pas dans le débat de savoir si oui ou non Artaud a raison de mettre sur le même plan ces trois peintres qui n’ont peut-être rien à voir dans la conception de leur art. Ce qui nous intéresse, c’est de voir à quel point il insiste sur une opposition apparence-réalité. C’est l’essence de la vie qu’il veut qu’exprime l’art. De même de Vallotton, il dit “sa peinture n’est pas vraie, elle est réelle, elle a l’air d’exister”23. Il ajoute que “ses paysages ne sont pas des interprétations mais des équivalences”. Une idée nouvelle apparaît vraisemblablement ici. On retrouve tout d’abord avec le terme “équivalence” le principe de l’analogie essentiel dans la conception du langage. Mais l’idée qu’il n’y a pas “interprétation” est intéressante. Comment l’expression d’un objet, d’un paysage peut-elle être tout à fait exempte d’une intentionnalité ou même sans

21 A propos des Cenci. 22 Dossier de Van Gogh. 23 A propos de la littérature et des arts plastiques, "La figure du salon d’Automne".

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aller jusque là, d’une vision personnelle, tout simplement ? Comment l’artiste pourrait-il à la fois ne pas exprimer de vision personnelle et ne pas imiter la nature ? Voilà des questions qui surgissent de la conception d’Artaud mais qu’il n’a pas tenté de résoudre. Pour lui, l’art, ce nouveau langage, doit re-créer la vie. En réalité, recréer ainsi, c’est également ou plus précisément créer une autre réalité : nouveau langage, nouvelle réalité. D’ailleurs, il le dit lui-même, cette expression dont nous parlions dans notre première partie, cette vérité profonde de l’art, c’est “l’équivalent d’une nouvelle réalité”.

Cette réalité, nous venons de le voir, est profondément attachée au réel. Mais, de même que dans la première partie nous relevions que ce langage réclamait que le signe se détache de son sens ordinaire, connu, la nouvelle réalité créée ne doit pas peindre une vie individuelle. Ce qu’Artaud tient à rejeter, c’est l’expression d’une psychologie individuelle, et c’est précisément ce qu’il reproche au théâtre occidental d’avoir fait : “Le théâtre tel qu’il se pratique dans toute l’Europe depuis près d’un siècle est limité à la peinture psychologique et parlée de l’homme individuel” (nous soulignons)24. L’art ne peut pas se contenter, du moins dans la conception qu’en a Artaud, de ne s’intéresser qu’à l’individu et à ses particularités. Il n’est pas non plus question de se détacher de l’homme car l’art ne serait alors plus rien pour lui ; il doit rester en relation avec les angoisses et les préoccupations de sa vie. Mais ne pas devenir un art psychologique. On comprend assez vite alors l’intérêt d’Artaud pour le mythe : “Créer des mythes [est le] véritable objet du théâtre”, créer la vie “sous son aspect universel, immense”25. Le mythe n’est pas histoire, il a rapport à l’universel. D’ailleurs dans le Second manifeste du Théâtre de la cruauté, Artaud propose d’utiliser ce qu’il appelle “des thèmes cosmiques, universels”, afin que le théâtre s’adresse à l’homme total. De même que le langage devait permettre de ne plus séparer les différents plans comme l’expression par la parole et par la danse, le concret et l’abstrait, l’art permet de relier l’homme dans ses angoisses intérieures à l’universel.

Ainsi, la conception de l’art qu’a Artaud est celle d’un nouveau langage, avant tout expression par les formes d’une réalité à la fois proche de l’homme et faisant appel en lui à ce qui est universel ; il se rattache à la vie mais pas comme individuelle; c’est l’idée d’une force agissant à travers une peinture qui touchera l’homme dans son aspect total, universel. Il est la création de “ce monde éphémère, mais vrai, ce monde tangent au réel”26.

24 Lettre à R. Daumal, le 14 juillet 1931. 25 "Troisième lettre sur le langage", in Le théâtre et son double. 26 Cf. note 11.

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Oui, mais tout cela au fond, c’est de la théorie. Et peut-être d’autant plus vague qu’elle fait incessamment appel aux sens. Et c’est intuitivement que nous nous rangeons aux côtés d’Artaud ou que nous rejetons au contraire ses propositions. Nous allons tenter de voir maintenant quelle réalisation a pu essayer de mettre en place ces idées, quel résultat elle a obtenu si elle a réellement existé... et au fond, ce que peut apporter une telle "définition".

La recherche menée par Antonin Artaud que nous avons observée dans ces deux premières parties nous semble peut-être trop sensitive pour être effective. Mais cette recherche, nous l’avons suivie au travers de textes assez théoriques, ou du moins tentant de mettre en place une réflexion. Pourtant, — et nous l’avions évoqué dès l’introduction —, Artaud ne s’est pas arrêté aux “textes sur..” il a également mis en pratique, d’ailleurs non sans difficultés.

Le vrai théâtre, celui qu’il veut fonder à présent nécessite plusieurs conditions d’existence : Artaud y prône un retour aux origines par l’entremise des mythes, un aspect universel grâce à la mise en scène de thèmes “cosmiques”; ce théâtre fait également un détour vers les cérémonies rituelles, les opérations magiques qui dépassent l’homme dans son individualité. Par l’intermédiaire de ce recours à la cérémonie, Artaud défend aussi l’idée de la création d’un nouvel espace théâtral dans lequel il n’y a plus de séparation scène-salle, ce qui facilite évidemment la participation du spectateur qui devient d’une certaine manière lui-même acteur ; l’identification est également facilitée par l’abolition de la distance, mais Artaud insiste bien sur le fait qu’il ne s’agit pas d’identification à la personne mais plutôt à l’événement en train de s’accomplir.

Voilà, dégagées de leur contexte théorique, les attentes d’Artaud. Les a-t-il mises en pratique ? Il a tenté. Avec la réalisation de La Coquille et le Clergyman d’abord ; la réalisation de ce film, au scénario œdipien d’après Camille Dumoulié27, ne lui a pas plu. Le film fut pour lui un contresens. Pourquoi cet échec alors qu’Artaud semble avoir si bien défini son projet ? Probablement parce que son optique de réalisation implique trop de sa propre personnalité, de ses sens à lui et que, parce qu’il n’est pas seul en jeu dans une telle réalisation, il n’y retrouve plus seulement sa sensibilité, son projet. Continuons avec le théâtre. Artaud écrit Les Cenci, ou plutôt il a recours à une sorte d’ “écriture collective”, qui pour lui garantit la dépersonnalisation du sujet, la disparition, d’une certaine façon, de la prédominance de la pensée d’un auteur. Les personnages y sont également dépersonnalisés, parce qu’ils sont plus que des hommes. Cette idée, Artaud la tient pour essentielle afin d’éviter de tomber dans la psychologie qui est le travers du théâtre occidental. Il développe la même idée à propos de la

27 Antonin Artaud par Camille Dumoulié, Seuil, 1996.

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L’Art 250

peinture : “Il y a... de jeunes peintres qui ont retrouvé le sens de la véritable peinture. Ils peignent des joueurs d’échecs ou de cartes qui sont semblables à des dieux”28 (nous soulignons). Il s’agit toujours de dépasser le domaine individuel. La pièce est un échec. Peut-être parce qu’elle pâtit d’un manque de moyens financiers. Mais surtout, elle apparaît aux yeux d’Artaud comme un échec parce qu’il n’a pas pu “être à toutes les places” ! C’est donc par rapport à sa propre conception que la pièce est un échec. Nous pouvons néanmoins noter qu’elle n’est pas non plus un franc succès du côté du public. Pourquoi y voit-il un échec ? Parce qu’il ne s’y retrouve pas assez, cela semble clair. N’y a-t-il pas là un paradoxe évident entre son concept de dépersonnalisation, de disparition de l’auteur... et le fait qu’Artaud considère sa pièce comme un échec, entre autres parce qu’il ne s’y retrouve pas ? A moins que cette impression d’échec ne soit plutôt ou également due à l’obligation pour Artaud de reconnaître qu’il est face à l’inexprimable. Cette angoisse de la difficulté d’expression est d’ailleurs bien présente dans ses écrits. Et, nous l’avons dit, sa conception de l’art est extrêmement sensitive : l’art est une force agissante, à efficacité organique ; il a rapport à l’universel et à la vie; le théâtre, — et on peut étendre l’idée à l’art —, est l’expression d’un nouveau rapport de l’homme au monde et à soi. D’accord pour accepter tout cela... mais quelle force agissante ? quelle efficacité ? quel rapport au monde ? Voilà ce qu’Artaud ne peut définir et qui reste donc en suspens. Pourtant ses idées ne vont pas disparaître avec lui. Et, au fond, le Happening des années soixante est une prolongation de tout cela : en principe, celui-ci supprime la dualité scène-salle et par là la dualité acteur-spectateur ; il supprime l’action préalablement fixée dans un texte car il faut que tout puisse arriver et en cela il dépasse la conception d’Artaud.

Faisant, d’une certaine manière, de l’art un langage, Artaud cherche à “inventer”, à créer un nouveau langage. Ayant observé le théâtre qui lui est contemporain, il veut mettre en scène un nouveau théâtre. Est-ce à dire, parce qu’il est question de nouveauté ou de remise en question de l’existant, qu’Artaud insère sa réflexion dans une histoire de l’art ? Artaud n’est pas un historien de l’art; il n’est pas non plus véritablement un critique d’art qui s’appuierait sur une connaissance réelle de l’art; ses critiques de salons sont une fois de plus imprégnées non de réflexions personnelles sans intérêt pour l’art mais d’une indéniable prégnance de la réaction purement sensitive.

Il est pourtant un texte dans lequel Artaud s’interroge sur ce que peut être l’art désormais. Dans "Le cubisme, les valeurs picturales et le Louvre"29, il

28 L’évolution du décor. 29 In A propos de la littérature et des arts plastiques.

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Antonin Artaud 251

écrit : “Ce sont les grands principes sur lesquels les œuvres reposent comme aussi ceux sous le coup desquels tombe toute œuvre existante que nous devons rechercher”. Rechercher pour quoi ? Pour envisager une histoire de l’art ou plutôt pour savoir ce qui est de l’art. Et un peu plus loin il en déduit que “les manifestations donc de l’art que renferme le Louvre ne valent qu’en tant que vaudront les principes sur lesquels ils furent bâtis, dont la valeur est justement remise en question”. Est-ce à dire que l’art est périssable, qu’il peut être “dépassé” ? C’est ce que semble laisser entendre cette phrase. Mais Artaud affirme ailleurs que l’art “c’est l’aujourd’hui encore aujourd’hui demain” (A propos de la littérature et des arts plastiques, "L’art et la grandeur"), soit l’éternel. Il n’est pas pour autant censé être statique; l’art représente des valeurs qui évoluent. Et vers quoi ? Trouvant que les sens ont une part dominante dans nos jugements, et doutant ainsi de l’existence d’un “absolu”, Artaud envisage l’avènement d’un art “affranchi des conditions des sens, un art nouveau qui consommerait le divorce des sens d’avec la raison, qui admettrait seulement des sensations d’un ordre purement intellectuel”. Mais quelles seraient ces sensations d’un ordre “purement intellectuel” qui prétendraient appartenir à l’art, qui reste avant tout un mode de perception du monde sensitif ? Et surtout, comment Artaud peut-il seulement envisager un tel “art”, lui qui donne une place primordiale aux sens ? Ce n’était là en réalité qu’une supposition rapidement rejetée : “En définitive, ne pouvant imaginer pour notre raison rien de sensible en dehors des formes que nous présentent nos sens, nous serons obligés d’en revenir à la peinture de tout le monde, et aussi la poésie, mais en suivant plus strictement les exigences de la raison”. Compromis peu convaincant.

On a dit d’Artaud qu’il était un “poète des possibilités”. Il est clair que ce n’est pas une route concrète qu’il trace au travers de ses écrits sur l’art; d’autant que les réalisations se révèlent des échecs. Au fond, il s’agit plutôt d’un discours dominé par une sensibilité exacerbée qui donne un rôle si essentiel à la perception sensitive que celle-ci prend souvent le pas sur la réflexion au point de la brouiller, de la rendre inefficace. Mais peut-être est-ce là tout le problème de la question de l’art qui semble faire intervenir tant de subjectivité que, pour tout un chacun, l’art reste bien souvent quelque chose d'indéfinissable.

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