alain renaut, pour un multiculturalisme tempéré

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La France doit faire le choix d’un multiculturalisme tempéré Le Monde.fr | 14.01.2015 à 15h09 • Mis à jour le 14.01.2015 à 15h26 | Par Alain Renaut (Professeur de philosophie politique à l’université Paris Sorbonne et directeur du Centre international de philosophie politique appliquée) A peine clos, s’il l’est, le temps de l’émotion et de l’indignation, devrait commencer celui de la réflexion. Il faut considérer avec pondération, sans préjugés ni emballements, ce qu’a d’exceptionnel aujourd’hui la situation française en matière de traitement de la pluralité culturelle. Le lien entre cet appel à ouvrir enfin ce dossier et les événements de ces derniers jours est transparent. D’une part, notre supposé modèle « républicain » du vivre ensemble, dont certains célébraient naguère la supériorité, au Evacuation d'un blessé. Attentat contre la rédaction du journal CharlieHebdo rue Nicolas APPERT à Paris. Un bilan provisoire de 12 morts journalistes et policiers. | © Marc CHAUMEIL/Divergence pour Le Monde

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Tribune du 14 janvier 2014, Le Monde

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Page 1: Alain Renaut, Pour un multiculturalisme tempéré

La France doit faire le choixd’un multiculturalismetempéréLe Monde.fr | 14.01.2015 à 15h09 • Mis à jour le 14.01.2015 à 15h26 |

Par Alain Renaut (Professeur de philosophie politique à l’université Paris­Sorbonne et directeur du Centre international de philosophie politiqueappliquée)

A peine clos, s’il l’est, le temps de l’émotion et de l’indignation,devrait commencer celui de la réflexion. Il faut considérer avecpondération, sans préjugés ni emballements, ce qu’ad’exceptionnel aujourd’hui la situation française en matière detraitement de la pluralité culturelle. Le lien entre cet appel àouvrir enfin ce dossier et les événements de ces derniers joursest transparent.

D’une part, notre supposé modèle « républicain » du vivre­ensemble, dont certains célébraient naguère la supériorité, au

Evacuation d'un blessé. Attentat contre la rédaction du journal Charlie­Hebdo rue

Nicolas APPERT à Paris. Un bilan provisoire de 12 morts journalistes et policiers. | ©

Marc CHAUMEIL/Divergence pour Le Monde

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vu des attentats terroristes subis, sur celui du multiculturalismebritannique ou néerlandais, n’a pas empêché, en 2015 commeen 2013, la violence terroriste de nous frapper de plein fouet.

D’autre part, rien n’interdit de se demander si la façon dont nousvivons ensemble dans ce pays n’est pas trop déficitaire pourque certains n’en retirent pas l’une des motivations de leurengagement à le faire exploser, dans tous les sens du terme.

Marqueur d’identité culturelle

Dit, en effet, de façon brève et simplificatrice : contrairement àce que beaucoup de nos compatriotes croient, la question n’estpas aujourd’hui de déterminer si la France a été trop loin enmatière de multiculturalisme, mais bien plutôt de constaterlucidement qu’il n’existe rien, dans ce pays, qui s’apparente àune quelconque prise en charge politique des exigences d’unmulticulturalisme tempéré.

Lire aussi : Un communautarisme radicalisé gangrènela démocratie (/idees/article/2015/01/13/un­communautarisme­radicalise­

gangrene­la­democratie_4555088_3232.html)

Nul droit individuel ni liberté individuelle d’accéder à sa culturene sont reconnus au citoyen français, sur le mode où l’avaientété d’autres droits fondamentaux comme les libertés d’opinion,de croyance ou encore d’expression. La France demeureaujourd’hui un pays qui a, par exemple, pris la responsabilité desituer , à travers l’unicité linguistique, un marqueur d’identitéculturelle sur un pied d’égalité avec les principes majeurs de laRépublique que sont le gouvernement du peuple par le peuple,ainsi que la devise « Liberté, Egalité, Fraternité ».

Ainsi n’existe­t­il en France, de jure, aucune forme demulticulturalisme, alors même que, de facto, le caractèremulticulturel de la population est l’une des données collectivesde notre vie. Ce décalage entre le fait et le droit ne peutqu’apparaître profondément conflictogène.

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Soit, au­delà même du terrorisme qui ne trouve dans cettesituation que l’un de ses terreaux, la conflictualité prendra laforme d’une montée en puissance immaîtrisable desrevendications de justice issues de populations de plus en plusexigeantes en termes de reconnaissance par des droits à ladiversité.

« Assimilation »

Soit le conflit naîtra à partir de l’accès au pouvoir d’une idéologiequi se saisira de la désorientation d’une partie des Françaisdevant la présence, parmi eux, de plus en plus de citoyensporteurs d’autres référents culturels (et religieux) que les leurs.

Qu’au début de l’hiver 2014 un idéologue ait pu se croire ensituation, lors d’un entretien avec un journal étranger, de ne pasexclure une surprise que nous réserverait l’Histoire enprocédant à la déportation de cinq millions de musulmans édifiesur les digues qui se sont rompues en ouvrant les vannes auxpires postures que la sphère publique puisse accueillir .

Lire aussi : « Les musulmans de France peuvent jouerun rôle historique », par Hubert Védrine(/idees/article/2015/01/12/le­role­historique­des­musulmans­de­france­

commence_4554509_3232.html)

La contrainte qu’exerce sur la droite son aile extrême­droitièreest, dans le système d’élections qui est le nôtre, un piège quin’échappe aux yeux de personne : qu’un futur candidat à laprésidence de la République en vienne à défendre ouvertementle mot d’ordre de « l’assimilation » (inscrit au cœur de la pirepolitique de colonisation défendue et pratiquée au temps deJules Ferry), et non plus même celui de « l’intégration » est àmes yeux proprement stupéfiant.

Si la droite est (re)devenue culturellement assimilationniste, onne peut que s’étonner d’autant plus de l’effarant silence de lagauche à cette occasion et de l’incapacité où elle se trouve de

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formuler sur le pluralisme culturel le moindre propos cohérent etdistinctif.

Résistances du réel

Concernant la remédiation, cela devrait être la tâche, dèsdemain, d’une intelligentsia responsable d’offrir aux décideurspolitiques l’arrière­plan dont leurs choix auront besoin.Considérer en premier lieu qu’il est bien sûr exclu, pour notresociété et ceux qui sont dignes de la gouverner , des’abandonner au mirage purement provocateur d’une expulsionmassive, mais aussi à celui d’un programme d’assimilation.

Un tel programme serait voué soit à se heurter aux résistancesdu réel et à demeurer pure utopie, soit à ouvrir sur un processusde contrainte homogénéisante dont l’on n’oserait même pasimaginer de quel type de régime politique il s’accompagnerait.

Espérer en second lieu que la pluralité culturelle inscritedésormais au cœur de notre existence collective suscitera, à lafois en termes de thématisation intellectuelle et en termes decréation politique de droits nouveaux, des réponses à la hauteurdes questions qu’elle soulève. Un tout autre programme est iciconcevable, et politiquement praticable dès lors qu’un camps’en saisirait.

Une autre violence

A la faveur de droits individuels nouveaux, ménager pour tousles citoyens, quelles que soient leur culture ou leur religion, despossibilités réelles de choisir , de connaître et de voir respecterla diversité des modes humains d’être­au­monde et de leursmodes d’expression : si une partie de la droite politique seregroupe autour de la thématique assimilationniste, une partiede la gauche ne pourrait­elle, quels que soient les mots utilisés,le faire autour du principe d’un multiculturalisme tempéré par lesouci de l’interculturalisme ?

Lire aussi : Olivier Roy : « La peur d’une communauté

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qui n’existe pas  » (/idees/article/2015/01/09/la­peur­d­une­communaute­

qui­n­existe­pas_4552804_3232.html)

Dans l’état actuel d’une situation culturellement leucémisée,répondre à cette proposition, qui ne demande qu’à s’expliciterpar des mesures précises, par un énième credo républicaind’abstraction des différences serait irresponsable.

Cette réponse, tellement prévisible, nous conduirait à ne pasentendre l’un des tout derniers signaux que nous aurontexpressément transmis ceux qui nous disent ne pouvoircontinuer à refuser la violence, comme ils le font, si ce devaitêtre encore et pour toujours au prix du consentement exigé àune autre violence qui est celle l’effacement ou de l’abstractionde leurs différences.

Alain Renaut (Professeur de philosophie politique àl’université Paris­Sorbonne et directeur du Centreinternational de philosophie politique appliquée)