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BRUNET Louis Master 2 Expertise des conflits armés Politique de défense Monsieur le SGDSN Louis GAUTIER Le rôle stratégique des actions militaires de la Turquie durant le conflit syro-irakien (2015-2017) Introduction La politique étrangère de la Turquie a longtemps été marquée par l’influence de la doctrine Davutoglu, autrement dit « zéro problème avec les voisins ». Universitaire, conseiller puis ministre des affaires étrangères jusqu’en 2014, sa vision géopolitique a fortement influencé la politique étrangère russe à partir des années 2000. Sa vision consiste à étendre l’influence turque jusqu’aux frontières de l’ancien empire ottoman par des conquêtes diplomatiques plutôt que militaires. Cependant, le début de la crise syro-irakienne en 2013, l’isolement progressif de la Turquie sur la scène internationale et les relations de plus en plus tendues avec le président Recep Tayyip Erdoğan, poussent Ahmet Davutoglu à la démission. Son départ s’accompagne d’une implication plus directe de la Turquie dans les affaires du Moyen Orient. En effet, la compétition régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite laissant la Turquie à l’écart, ainsi que les velléités de plus en plus fortes des Kurdes, appuyés par les américains, incite la Turquie à prendre part au conflit. Ce réveil tardif se fait pourtant de manière particulière et unilatérale, puisque la Turquie oscille entre les différents

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BRUNET Louis Master 2 Expertise des conflits armés

Politique de défense Monsieur le SGDSN Louis GAUTIER

Le rôle stratégique des actions militaires de la Turquie durant le conflit syro-irakien (2015-2017)

Introduction

La politique étrangère de la Turquie a longtemps été marquée par l’influence de la doctrine Davutoglu, autrement dit « zéro problème avec les voisins ». Universitaire, conseiller puis ministre des affaires étrangères jusqu’en 2014, sa vision géopolitique a fortement influencé la politique étrangère russe à partir des années 2000. Sa vision consiste à étendre l’influence turque jusqu’aux frontières de l’ancien empire ottoman par des conquêtes diplomatiques plutôt que militaires. Cependant, le début de la crise syro-irakienne en 2013, l’isolement progressif de la Turquie sur la scène internationale et les relations de plus en plus tendues avec le président Recep Tayyip Erdoğan, poussent Ahmet Davutoglu à la démission. Son départ s’accompagne d’une implication plus directe de la Turquie dans les affaires du Moyen Orient. En effet, la compétition régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite laissant la Turquie à l’écart, ainsi que les velléités de plus en plus fortes des Kurdes, appuyés par les américains, incite la Turquie à prendre part au conflit. Ce réveil tardif se fait pourtant de manière particulière et unilatérale, puisque la Turquie oscille entre les différents camps au gré de ses intérêts, tantôt du coté occidental, tantôt du coté syro-russo-iranien.

Il est possible de parler d’actions militaires turques dans ce conflit, uniquement à partir de 2015. Ce travail cherche donc à analyser le rôle, dans la stratégie régionale, des actions militaires de la Turquie durant le conflit syro-irakien, de 2015 jusqu’à la bataille d’Idleb. Pour cela une première partie s’interrogera sur le rôle stratégique de l’opération bouclier de l’Euphrate dans la lutte contre les Kurdes. Ensuite, la seconde partie traitera de l’importance de la bataille d’Idleb dans l’objectif d’anéantissement du projet kurde du Rojava. En troisième partie, la poursuite de cette politique en Irak, conjointement avec l’Iran et enfin, une dernière partie montrera en quoi les actions militaires sont mises au service de la puissance turque. Suite à cette analyse liant les versants opérationnels et stratégiques, sera réalisée une carte de synthèse des actions militaires de la Turquie durant ce conflit.

Il est important de préciser et expliquer que la tentative de coup d’état de l’armée turque de 2016 ne sera pas traitée dans ce travail. Le 15 Juillet 2016, l’armée, à l’époque très indépendante

en Turquie tente un coup d’état contre le gouvernement de l’AKP d’Erdogan. Cette tentative ayant échouée, le gouvernement a immédiatement entrepris de nombreuses réformes afin de limiter le poids politique de l’armée et la remettre sous un contrôle plus fort du gouvernement. Par exemple, les effectifs sont réduits et limités, le recrutement est revu et le mode de fonctionnement de l’armée est profondément bouleversé. S’exerce alors une professionnalisation de l’armée et un changement de doctrine : du kémalisme laïc à la défense nationale et une tolérance plus accrue envers l’Islam. Cet événement, bien que majeur pour l’armée turque, ne sera pas traité dans ce sujet car relève du champs politique et des affaires internes à la Turquie.

I- L’opération bouclier de l’Euphrate : une manœuvre pour libérer Raqqa ou mettre à mal le projet du Rojava kurde ?

Chronologie

- 24 Aout 2016 : Lancement de l’opération « Bouclier de l’Euphrate » par l’offensive sur Jarablus.

- 27-30 Aout 2016 : Poursuite des combats au Nord de Manbij, entre Jarablus et Al Bab.- Septembre-Octobre 2016 : Combats dans le Nord d’Al Bab- Décembre 2016-Janvier-Février 2017 : Bataille d’Al Bab- Jeudi 23 Février : Conquête d’Al Bab par les forces turques et rebelles alliés- 29 Mars 2017 : Fin de l’opération bouclier de l’Euphrate

Pour comprendre le déclenchement de l’opération bouclier de l’Euphrate par les forces turques, lors de l’été 2016 il faut revenir sur les raisons de son déclenchement. A ce moment, le plan de récupération de Raqqa est à l’étude chez chaque partisan du conflit. Par l’alliance syro-russe d’un côté, mais aussi par les Etats-Unis qui soutiennent les kurdes en utilisant une structure nommée Forces Démocratiques Syrienne, qui associe aux kurdes quelques combattants arabes. Raqqa, est la capitale autoproclamée de l’Etat Islamique et sa reconquête est indispensable pour l’affaiblissement puis l’éradication de Daesh. Au début du conflit, la Turquie est régulièrement critiquée pour sa position non franche vis-à-vis de l’Etat Islamique. En effet, le fait que l’Etat Islamique combattent les kurdes peut, d’une certaine manière, servir les intérêts des turcs. La proposition de rejoindre la coalition menée par les américains afin de reprendre Raqqa peut donc servir au turc de donner des preuves de leur opposition à Daesh.

La Turquie, alliée des Etats-Unis, a proposé deux plans aux américains afin d’exclure le recours aux kurdes dans la reprise de Raqqa. En amont, les forces turques ont été placées à deux points stratégiques de la frontière, au nord de la ville d’Al Bab et au nord de la ville de Tel Abyad (voir carte de synthèse). En fonction de la position des forces, deux routes vers Raqqa sont envisageables. Tout d’abord, le passage d’Al Bab offre la possibilité d’avancer dans des

territoires rebelles, non affiliés à Daesh, contre qui la Turquie n’est pas en conflit et qui permet donc une progression sans entrave vers Raqqa. Cependant, il existe plusieurs inconvénients à cette première proposition turque. D’abord car la distance est très longue mais aussi car cet itinéraire nécessite une attaque de Raqqa par le sud, ce qui est compliqué étant donné que l’Euphrate forme un rempart naturel au sud de la ville. L’autre plan consiste en une attaque depuis Tel Abyad, beaucoup plus proche de Raqqa et permettant une attaque par le nord. Cependant, La région de Tel Abyad est tenue par les kurdes et il est impossible que ceux-ci laissent passer les turcs sans affrontements ou que les turcs de leur côté, n’en profitent pas pour les attaquer. Ainsi, le plan de Tel Abyad est refusé par les américains.

Face à ce refus, les Turques, en accord avec le régime syrien lance l’offensive sur Al Bab par le biais de l’opération bouclier de l’Euphrate, lancée le 24 août 2016. La bataille marquant le début de cette opération est celle de Jarablus, une ville frontalière avec la Turquie, contrôlée par les kurdes. Cependant, suite au refus américain, cette offensive se fait seule, la Turquie s’appuie néanmoins sur des milices turkmènes ainsi que des groupes rebelles qu’elle contrôle. D’un point de vue de la lutte contre Daesh la ville d’Al Bab est d’une importance stratégique puisque depuis la perte de Kobané et Tel Abyad, les combattants de Daesh font transiter leurs combattants étrangers par cette ville. Le jeudi 23 Février, après deux mois de combats, la ville d’Al Bab est officiellement sous contrôle turque. Cela se traduit donc par le contrôle d’une portion du territoire syrien, sous influence turque, allant d’ouest en est, d’Azaz à Jarablus et au sud, jusqu’à Al Bab (voir carte de synthèse). Cela permet donc dans un premier temps de repousser l’état islamique de la frontière turque, de couper leurs ravitaillements et les affaiblissant ainsi dans leur conduite de la guerre en Syrie. Enfin cela permet aussi de créer une zone tampon sécurisée, afin de maintenir l’afflux de réfugiés dans cette zone plutôt qu’en Turquie.

Mais l’importance stratégique de cette opération se situe à une autre échelle. L’ennemi principal des turcs n’est pas Daesh mais les kurdes. Le projet géopolitique kurde du Rojava est à l’œuvre en Syrie. Cela correspond à la création d’un état kurde occidental indépendant, créé par unification des différents territoires kurdes du nord de la Syrie. Le projet, très avancé et permis par la déstabilisation du régime syrien représente une menace du point de vue turc. En effet une importante population kurde réside à l’intérieur des frontières turques, exprimant momentanément leur volonté d’indépendance. Le gouvernement turc craint donc que l’autonomie accrue des kurdes syriens et irakiens ne pousse les kurdes turcs à revendiquer la leur. Ainsi la prise d’Al Bab est parfaitement inscrite dans une stratégie visant à empêcher toute formation du Rojava. La Turquie essaie de morceler le territoire kurde. Le contrôle de la région d’Al Bab scinde le territoire kurde en deux en empêchant toute jonction entre les régions d’Afrin et Kobané, contrôlées par les kurdes. Ainsi l’objectif principal se sert de l’objectif initialement annoncé, qui était d’éloigner l’Etat Islamique des frontières turcs.

II- La bataille d’Idleb : des objectifs multiples mais des kurdes toujours en ligne de mire

Chronologie   :

- 15 septembre 2017 : Accord des membres des discussions d’Astana sur l’envoi d’observateurs en vue de préparer une opération à Idleb.

- Fin septembre début octobre 2017 : déploiement des troupes turques autour de la province d’Idleb.

- 8 octobre 2017 : lancement de l’opération militaire turque à Idleb en soutient à l’armée syrienne libre.

- 24 octobre 2017 : Province d’Idleb « sous contrôle turc » selon le président Erdogan.

Les derniers accords d’Astana ont fait émerger la nécessité d’instaurer quatre zones de désescalades en Syrie. La première de celles-ci concerne la province d’Idleb. Cette zone est actuellement contrôlée par le groupe rebelle affilié à Al Qaida, Hayat Tahrir Al-Cham. Afin de la reconquérir, les turcs attaquent la capitale régionale (Idleb) tandis que les russes interviennent dans les airs et aux frontières de la région. La Turquie ressent le besoin d’intervenir elle-même par crainte de l’intervention aérienne russe. Les bombardements aériens faisant beaucoup de morts parmi les civils et la région d’Idleb étant frontalière avec la province turque du Hatay, les turcs craignent un nouvel afflux de réfugiés à l’instar de la bataille d’Alep. Ainsi, l’établissement d’une zone de désescalade à sa frontière ainsi qu’une limitation du flux migratoire sont les deux objectifs justifiant l’intervention turque.

La Turquie a longtemps influé sur la composition des groupes rebelles présent à Idleb. En effet, par son soutient à l’armée syrienne libre ainsi que par la réglementation du trafic à sa frontière, elle a pu choisir quel camp avantager ou non dans la région. Cependant, voyant les liens de ces groupes avec la Turquie d’un mauvais œil, le groupe Tahrir Al-Cham (ex Al-Nosra) est entrée en conflit avec les rebelles et a pris le contrôle de la région. Une donnée qui rend plus ardue la tâche de récupération de la province par les turcs. Les négociations avec le groupe djihadiste étant impossible, la seule voie de reconquête désormais possible est militaire (voir carte de synthèse). Le mode opératoire privilégié par l’armée turque est le même qu’à Al Bab, c’est-à-dire l’utilisation de différents groupes rebelles non djihadistes appuyés par des forces turques. Le Président Erdogan a affirmé le 24 octobre 2017 que la libération d’Idleb était achevée, cependant il pointe le besoin de libérer le canton d’Afrin, contrôlé par les kurdes. Pour le gouvernement turc, les kurdes sont considérés de la même manière que les djihadistes, c’est-à-dire comme des terroristes.

Il n’y a pas de kurdes dans la province d’Idleb, cependant cette bataille est stratégique pour les turcs afin de faire reculer les kurdes en Syrie. Alors que l’issue de la guerre se dirige vers une victoire du régime syrien et de son allié russe, Bachar al Assad à besoin de reprendre le contrôle du territoire syrien. Pour réaffirmer la souveraineté du régime au nord de la Syrie, le gouvernement a trouvé en la Turquie un nouvel allié, puisque leurs intérêts visent un ennemi commun : les kurdes. Cependant, les Russes ne compte pas abandonner totalement les kurdes puisqu’ils s’appuient eux aussi sur ce groupe pour repousser l’Etat Islamique.

De son côté, la Turquie aimerait s’attaquer à la région d’Afrin, qui est désormais devenue une enclave kurde au nord-ouest de la Syrie suite à l’opération bouclier de l’Euphrate. Pour faciliter une éventuelle opération, la prise d’Idleb est nécessaire afin que le canton kurde d’Afrin soit pris en tenaille, encerclée par la Turquie au Nord, à l’est par la région d’Al Bab, et à l’ouest par la province d’Idleb. Afin d’obtenir l’accord de tous les participants aux accords d’Astana afin d’intervenir à Afrin, la Turquie utilise la reconquête d’Idleb comme monnaie d’échange. Elle espère donc que sa contribution à la mise en place d’une zone de désescalade à Idleb, sera récompensée par une approbation russe, quant à une nouvelle opération militaire visant Afrin. Ainsi ce canton kurde sera rayé de la carte syrienne et permettra à la Turquie de contrôler le nord-ouest de la Syrie, afin de sécuriser sa frontière et anéantir le projet kurde du Rojava.

Live-Map de la guerre syro-irakienne   : opérations dans les territoires du nord-ouest de la Syrie

Source : SyrianCivilWarMap live (fin octobre 2017)

Cette carte permet de synthétiser les récentes actions militaires opérées par la Turquie. Les zones qu’elle contrôle figurent en bleu. On aperçoit ainsi les territoires de la province d’Al Bab contrôlée par la Turquie et les rebelles qu’elle soutient. Ensuite la carte montre l’ouverture d’un front au nord de la province d’Idleb, à l’est de Reyhanli afin de reconquérir la province. Nous parlions également de projet d’attaques du canton d’Afrin, or sur cette carte on s’aperçoit que les opérations ont déjà commencée avec des bombardements turcs sur les villes de Iskan et Qastal.

III- Une politique anti-kurde qui s’exporte en Irak, avec l’appuie Iranien

Chronologie

- 16 et 17 décembre 2015 : Offensive de Bashiqa.- Février 2016 : Maintien de forces turques dans le camp de Bashiqa et contestations du

gouvernement irakien. - 17 octobre 2016 : Début de la reconquête de Mossoul.- 10 juillet 2017 : Libération « complète » de Mossoul selon le gouvernement irakien- 23 septembre 2017 : Le parlement turc vote un prolongement du mandat autorisant

l’armée turc à intervenir en Syrie et en Irak.- 25 septembre 2017 : Référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien.

Les opérations militaires turques sur le territoire irakien concernent à la fois les opérations les plus anciennes menées dans ce conflit mais aussi celles qui représentent l’avenir de l’engagement turc. C’est pourquoi, malgré des évènements antérieurs à l’opération bouclier de l’Euphrate ou la bataille d’Idleb, cette partie du conflit est traitée en troisième partie.

Tout comme dans les deux parties précédentes, le déclenchement d’une action militaire turque s’effectue dans le cadre de la lutte contre un groupe djihadiste, Daesh à Al Bab puis Tahrir Al-Cham à Idleb, puisqu’elle intervient en Irak, dans le cadre d’une coalition internationale contre l’Etat Islamique. Une offensive est menée en Décembre 2015 sur la ville de Bashiqa, au nord-est de la ville de Mossoul par la coalition internationale menée par les américains, à laquelle participent turcs et kurdes peshmergas. La prise de ville est rapide, mais l’armée turque se maintient en place dans un camps au nord-est de la ville de Bashiqa (voir carte de synthèse). Une action vivement critiquée par le gouvernement irakien, accusant la Turquie de violer sa souveraineté territoriale. Malgré les contestations irakiennes, l’armée turque persiste et maintien des forces jusqu’à l’opération de reconquête de Mossoul entreprise en octobre 2016. Ce camp sert au turc de terrain d’entrainement de la « Garde de Ninive ». Il s’agit d’une force armée arabe sunnite composée de 1500 à 4000 hommes et commandée par l’ancien gouverneur de Mossoul, Atheel Nujaifi. Cette force sera donc mobilisée dans le cadre de la récupération de Mossoul. Il faut noter que l’intervention turque se fait de manière très particulière à Mossoul, puisqu’ils obtiennent l’accord d’intervenir de la part du gouvernement régional du Kurdistan et non du

gouvernement irakien. Le choix de s’opposer à la volonté irakienne est justifiée, selon le président turc, par des droits historiques de la Turquie sur la région de Mossoul, autrefois au sein de l’empire ottoman. Il y a aussi une portée symbolique importante, la Turquie voulant mettre en avant la libération d’une ville sunnite par des sunnites et non des chiites (gouvernement irakien) ou des kurdes. Il y a donc la une justification d’une opération militaire sur un principe « high geopolitic », c’est-à-dire d’imaginaire géopolitique du gouvernement turc. En effet, Erdogan justifie cette stratégie par une représentation relevant d’un panisme ethnique et religieux.

A l’image d’une offensive sur Afrin comme vu dans la partie précédente, on peut s’interroger sur de futures actions militaires turques en Irak. En effet, la Turquie a vivement réagi au référendum pour l’indépendance du Kurdistan irakien du 25 septembre 2017. Ce référendum inquiète tout autant l’Iran, ce qui les rapproche donc de la Turquie. Le premier levier politique de dissuasion turc concerne le pétrole. En effet la majeure partie du pétrole irakien se trouve en territoire kurde. En termes de marché, la Turquie est l’un des principaux débouchés de cette production pétrolière et les flux vers l’Europe passent aussi par des oléoducs turcs. M. Erdogan a donc immédiatement ordonnée la fermeture des frontières suite au référendum, espérant que la vitalité économique de la vente du pétrole pour les kurdes, suffira à les faire revenir sur leur projet d’indépendance. Cependant, la encore l’idée d’une intervention militaire est remise au gout du jour. On parle alors « d’opérations ciblées contre les éléments terroristes » selon le premier ministre turc Binali Yildirim, sachant que les kurdes irakiens sont considérés par Ankara comme terroristes, liés au PKK kurde. Des médias turcs tel que Yeni Safak parlent d’une nouvelle opération militaire officielle, nommée « bouclier du Tigre », qui pourrait être annoncée par le gouvernement. L’Iran se sentant tout autant concernée par un problème kurde, a même pris les devant en proposant à la Turquie une opération conjointe contre les rebelles kurdes à Sinjar et à Qandil, dans le nord de l'Irak, des propos confirmés par le président turc (voir carte de synthèse).

IV- Les actions militaires turcs au service de la puissance turque

Les actions militaires de la Turquie, en dehors des objectifs stratégiques visant l’Etat Islamique ou les kurdes, répondent aussi à des objectifs politiques.

Au Moyen Orient, la compétition régionale est très intense. La lutte pour le leadership dans la région, autrefois l’objet de rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran s’étend à la Turquie et dans une moindre mesure, au Qatar. La Turquie essaie de promouvoir un modèle politique conservateur sunnite face au wahabisme saoudien et au chiisme iranien. Mais ses dernières actions militaires lui ont surtout permis de s’affirmer comme une nouvelle puissance militaire régionale. En effet, une intervention directe du pays dans le conflit et non par factions interposées comme l’Iran ou l’Arabie Saoudite, témoigne de la capacité d’intervention de l’armée turque. Ainsi, la Turquie démontre que sa puissance militaire lui permet d’intervenir dans d’autres

champs que la défense nationale et peut mener à bien des opérations à l’étranger. Après l’usage d’une forme de soft power à l’échelle du moyen orient (influence culturelle, politique et religieuse pour la diffusion de son modèle), les turcs, par l’utilisation de la force, basculent du côté du hard power. Cela permet aussi à la Turquie, suite au coup d’état de 2016, de redorer le blason de son armée. En effet, suite à la tentative de putsch, l’armée est mise au pas et les effectifs sont réduits. Erdogan entreprend donc une grande réforme de son organisation, tout en la déployant afin montrer qu’elle n’est pas hors-jeu.

L’appartenance de la Turquie à l’Otan ne lui suffit plus, puisqu’elle cherche à devenir autonome sur le plan militaire. Cela passe donc par une industrie de de défense autonome. L’achat récent de systèmes de défense antiaérienne S-400 à la Russie en témoigne. Des industriels de la défense turcs tels que Aselsan et Roketsan travaillent aussi avec les européens, par le biais d’un rapprochement avec le consortium européen Eurosam (formé par les entreprises MBDA et Thales). Ce rapprochement permettrait la mise en œuvre d’un nouveau système de défense aérienne inspiré du modèle du missile Aster 30 Block 1. Ce missile dispose d’un système sol-air de moyenne portée/terrestre (SAMP/T) et sera nommé B1NT (Block 1 Nouvelle Technologie).

La nécessité opérationnelle de la Turquie provoque de grand bouleversement sur le plan de alliances internationales. Si les statuts d’alliances n’ont pas changé, l’alignement de la Turquie avec l’Otan est de moins en moins systématique. Le principal point de discorde réside dans le soutient américain aux forces kurdes. En effet les américains interviennent dans le conflit syrien par faction interposée. Ils utilisent pour cela une entité nommé SDF (syrian democratic forces), un groupe réunissant combattants kurdes et arabes. Les kurdes restent tout de même très majoritaires au sein de l’organisation. Les Etats-Unis fournissent une aide importante aux SDF par un appui aérien conséquent, la livraison d’armes et de matériels, ainsi qu’en renseignement. Cela pose un grand problème aux turcs puisque la Turquie considère les combattants kurdes comme des terroristes. Des discordes interviennent donc au sein même de l’Otan. Un rapprochement de la Turquie vers la Russie s’est en même temps opéré. La Turquie participe aux accords d’Astana avec la Russie, l’Iran et le régime syrien, répondant à l’objectif de se passer des états occidentaux dans la résolution de la crise syrienne. Durant ce conflit, la nécessité pour les turcs d’intervenir, et non dans une coalition pouvant favoriser les kurdes a entrainé un basculement de la Turquie vers la Russie. Mais ce rapprochement n’est pas idéal, en témoigne les nombreux désaccords et tensions entre russes et turcs, notamment dans l’affaire de l’avion russe abattu par les turcs ou un rapprochement récent des russes et des kurdes. La Turquie fini par se sentir esseulée et fait craindre aux occidentaux, russes et états voisins, une fuite en avant sans concertation et incontrôlable dans le conflit.

Enfin, ces actions militaires servent des motivations politiques autour de l’« étranger proche » de la Turquie. Cela répond à un imaginaire géopolitique turc, selon lequel la Turquie a le devoir d’ingérer sur les territoires frontaliers. Cet idée se retrouve dans un discours du président turc, à la mémoire d’Attaturk en 2016 : « La Turquie est plus grande que la Turquie,

sachez cela. Nous ne pouvons pas rester enfermés dans 780 000 km2. Car nos frontières physiques sont une chose, et nos frontières de cœur autre chose. Nos frères de Mossoul, de Kirkouk, de Hassaké, de Alep, de Homs, de Misurata, de Skopje, de Crimée et du Caucase ont

beau être en dehors de nos frontières physiques, ils sont tous dans nos frontières de cœur ». Il s’agit d’une relecture du discours géopolitique portée sur l’ex empire ottoman. Mais cette représentation voit ses ambitions revues à la baisse et adapté à l’étranger proche. Cette vision suit, sur le plan géographique, une ligne Alep-Mossoul. Les turcs considèrent en effet que l’hinterland « naturel » d’Alep est formé d’une grande partie des territoires turcs, dont Gaziantep. Ce discours géopolitique, en plus des intérêts stratégiques, justifie l’intervention turque dans la zone transfrontalière syro-irakienne.

Carte de synthèse : Les opérations militaires turques dans le conflit syro-irakien à partir de 2015

Conclusion 

L’analyse des actions militaires turques doit donc se faire selon un paramétrage précis : à l’échelle de la région transfrontalière turco-syro-irakienne et ensuite à l’échelle régionale puis globale. L’échelle locale témoigne donc de la priorité de la lutte contre les kurdes et l’échelle régionale illustre la volonté d’affirmation comme un puissance régionale. Enfin, ces actions militaires ont des répercutions à l’échelle mondial puisque la Turquie oscille entre l’influence occidentale et l’influence russe.

Tout comme les revendications kurdes, les actions militaires turques sont transnationales dans ce conflit. Les opérations turques suivent donc les mouvements revendicateurs kurdes, en Syrie d’abord puis en Irak. Si la Turquie met en avant les arguments de la stabilité de sa frontière et de la lutte contre Daesh, l’objectif principal de son intervention dans le conflit syrien reste la lutte contre les kurdes.

Comme souvent, l’intervention militaire sert des logiques de puissances et des représentations géopolitiques. Initialement porté vers un panisme rappelant les frontières de l’ex empire ottoman, cet perception est aujourd’hui restreinte sur l’étranger proche de la Turquie.

Il faudra donc désormais suivre attentivement les réactions d’Ankara sur la situation kurde en Irak. Le rapprochement avec l’Iran laisse penser que l’avenir des opérations militaires turques se portera sur l’Irak. A court terme, la Turquie se focalise sur Idleb puis à moyen terme vers le canton d’Afrin. Enfin, lorsque Daesh sera définitivement défait, la question de la reconstruction et réunification de la Syrie se posera. Cependant, l’implication kurde et le soutient reçu de la part des américains soulèverons de problèmes très importants. En effet, les kurdes auront des revendications légitimes suite à leurs précieux apport contre Daesh. En revanche la Turquie et le régime syrien s’opposeront à toutes propositions concernant un état ou région autonome kurde. Cependant, les américains et russes ne sont pas forcément du même avis. L’isolement turc sur la scène internationale s’accentuera probablement et le problème persistera au sein de l’Otan.

Bibliographie :

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ÖZGE Artık, « La Turquie : retour au Moyen-Orient », Hérodote 2013/1 (n° 148), p. 33-46.

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Sitiographie

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