abraham et le commandement de l’amour

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  • 8/22/2019 Abraham et le commandement de lamour

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    ABRAHAM ET LE COMMANDEMENT DE L'AMOUR CHEZ

    KIERKEGAARD

    Philippe ChevallierCentre Svres | Archives de Philosophie

    2004/2 - Tome 67pages 321 335

    ISSN 0003-9632

    Article disponible en ligne l'adresse:

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    http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2004-2-page-321.htm

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    Pour citer cet article :

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    Chevallier Philippe, Abraham et le commandement de l'amour chez Kierkegaard ,

    Archives de Philosophie, 2004/2 Tome 67, p. 321-335.

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    Distribution lectronique Cairn.info pour Centre Svres.

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    Abraham et le commandement de lamourchez Kierkegaard

    PHILIP PE CH EVALLIER

    Institut Catholique dArts et mtiers, Lille

    Au fond de chaque homme demeure toujours la possibilit inquitantedtre appel une tche plus leve que celle ordinaire dont il sacquittequotidiennement. Cette possibilit dune vocation atypique ne rend pas pourautant ngligeable le domaine de lordinaire. Bien loin de mpriser lhommequi sefforce de vivre sous la catgorie du gnral 1 , Kierkegaard souligne plusieurs reprises la grandeur de cette mission. Mais la possibilit demeuredun contournement de lexigence commune, non par caprice ou par fai-blesse, mais par obissance un appel manant de plus haut que soi et de

    plus haut que lordre tabli : lappel de Dieu, entendu comme le Tout-Autre , qui ne se confond avec aucune institution ou aspiration humaines.

    Publi en 1843, Crainte et tremblement aborde de front, travers lafigure dAbraham, cette possibilit inquitante dune transgression des exi-gences communes, au nom dun rapport absolu labsolu , aussi inexpli-cable quincontestable. Pour Kierkegaard, Abraham se rclame dun tel rap-port lorsquil rpond lappel divin lui enjoignant de sacrifier son fils. Cettefigure prcoce mais radicale de lexception dans luvre kierkegaardiennesurgit comme une objection toute pondration de lappel sous la catgorie

    de lthique, au grand dam dEmmanuel Lvinas qui refusera de suivreKierkegaard sur cette voie 2. Criminel en puissance lorsquil gravit la mon-tagne de Morija en compagnie dIsaac, Abraham ne parle plus personnedepuis que lternel lui a demand dimmoler son fils. Perdant autrui pourgagner son Dieu, il se condamne lui-mme la solitude et lopprobre.

    Les commentateurs bien disposs de Crainte et tremblement ont biensouvent essay de temprer lhorreur de la requte divine, mettant laccent

    Archives de Philosophie 67, 2004

    1. Le gnral est la mdiation linguistique, lgislative et institutionnelle qui permet

    des sujets de communiquer et de se reconnatre mutuellement comme appartenant un mme monde thique [det Sdelige]. Nous suivons pour ce dernier terme la traduction dAndrClair (A. CLAIR, Existence et thique, PUF, 1997, p. 64-86).

    2. E. LVINAS, Existence et thique in Noms propres, LGF, Le Livre de poche, 1987.

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    sur son caractre exceptionnel, sa dimension dpreuve, et la forme interro-gative que nabandonne jamais largumentation de Kierkegaard. Mais bien

    peu se sont risqus travailler le cur mme de la requte, ce que Dieudemande rellement Abraham. De ce lieu, on napproche pas sans effroi.

    Notre hypothse est que la requte divine doit tre replace dans lecontexte du commandement de lamour, longuement tudi par Kierkegaarden 1847, dans un recueil de discours intitul Les uvres de lamour. Alorsmme que tout semble opposer la parole qui enjoint daimer son prochain,et celle qui demande de sacrifier son fils, les deux paroles peuvent tre misesen regard, condition de suivre pas pas le texte kierkegaardien. Il sagit icidhonorer la recommandation premire de Johannes de Silentio, auteur

    pseudonyme de Crainte et tremblement : pour tout ce qui concerne lexis-tence, il convient dviter la prcipitation.

    Le commandement de lamour: une thique qui se prcde toujours elle-mme

    Rappelons les attendus de lamour chrtien tel que Les uvres delamourle dcrivent: cet amour ne correspond pas un sentiment naturel,si noble soit-il en apparence; inconcevable pour lesprit humain, irrducti-ble une quelconque donne mondaine, il fait de lautre homme leprochain aimer comme soi-mme, selon le commandement de Matthieu 22,39.

    Leprochain nest pas un concept de la raison pure, car si tout homme estle prochain, ce terme ne dsigne pas une catgorie gnrale sous laquelle leshommes particuliers seraient subsums. Le prochain nexiste que sous ladtermination empirique de cet homme particulier que je vois. Mais il nedsigne pas pour autant un simple concept empirique car dans le paga-nisme, nul na aim le prochain, nul na souponn quil existt 3 . Lautrehomme comme prochain mest rvl par lcoute dune parole venue den-haut Tu dois aimer qui moblige absolument, et fait de moi un tre

    interpell, sans retour possible sur moi-mme. Cette qualification nouvellede lautre homme se dcouvre seulement dans la reconnaissance du devoir,et non linverse: en reconnaissant ton devoir, tu dcouvres aisment qui estton prochain 4 . Je ninfre pas du concept de prochain un certain nombredobligations morales, mais je dcouvre qui est mon prochain en me recon-naissant dj oblig par lui. La comprhension est ici subordonne uneobissance premire quil nous faut claircir.

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    3. O.C. 14, p. 50. Nous citons le texte de Kierkegaard dans la traduction de P.-H. Tisseauet E.-M. Jacquet-Tisseau aux ditions de lOrante, avec labrviation suivante: O.C. X = uvrescompltes, volume X.

    4. O.C. 14, p. 21.

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    Si le commandement massigne une condition nouvelle celle o je mereconnais toujours en dette infinie vis--vis dautrui comment peut-il

    faire droit ma libert, une libert qui se devrait pralablement dexami-ner la validit de ce qui mest demand? Pour comprendre loriginalit dela rflexion kierkegaardienne sur lthique de lamour, il faut en fait renver-ser les donnes du problme. Il ne faut pas se demander ce qui pourrait, dansle sujet, fonder son obissance. La validit du commandement ne se recon-nat qua posteriori, parce que je suis toujours dj tourn vers autrui parlui. Il ny a pas de pur commencement de lthique, et ma libert ne peutprtendre tenir ce rle que rtroactivement. Si ma libert se prcde tou-jours elle-mme, alors que je ne la dcouvre qua posteriori dans son chec

    (le pch) comme lavaient montr les analyses trs fines du Concept dan-goisse il en va de mme de mon obissance. Choisir daimer autrui, cestreconnatre au mme instant quil nest dj plus question de choix, quil nepeut plus en tre question. Kierkegaard a soin de rappeler ce sujet que lalibert de choix qui nous serait alloue un instant t de notre vie nestquune dtermination formelle de la libert qui ne correspond pas sa ra-lit concrte. La dialectique de la libert, dans sa faillibilit comme dans sonassomption, dans lamour comme dans la transgression, est de se poser tou-jours comme dj engage, et donc dj retire. Telle est bien la hte infi-nie de la libert, dont parlent les Papiers :

    Le contenu de la libert est ce point dcisif pour elle, que la libert de choix na juste-ment de vrit que parce quil ne faut pas de choix, encore quil y en ait un. [] Au mmeinstant, la seconde mme o elle est (libert de choix), la libert nexiste en propre quepar sa hte infinie se lier en mme temps inconditionnellement par le choix de labandon,un choix dont la vrit est quil ne peut tre question de choisir 5.

    Dans cette perspective, la mise en application du commandement nerequiert aucune dduction qui irait du plus gnral au plus particulier, duplus formel au plus concret. Ce qui a souvent t assimil chez Kierkegaard

    une seconde thique dfinit une certaine attitude, et non des procdu-res formelles qui permettraient la volont de discerner et de se dterminerdans des situations concrtes. La question des conditions dun accord entrece qui est dfini a priori comme loi et les ralits du monde sensible nestplus ici pertinente, attendu que le commandement a en lui-mme les condi-tions de son application: linterpellation du sujet dcrite plus haut. Le com-mandement de lamour sempare de lauditeur et le met aussitt la tche:

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    5. Papiers X 2 A 428. Pour les extraits des Papiers, sauf indication contraire, nous sui-vons: S. KIERKEGAARD, Journal (5 volumes), traduction de Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau,Gallimard. Pour la prsente citation, nous nous sommes permis ici de retoucher quelque peula traduction.

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    Le christianisme [] entend par l quil sagit daction, et non dune for-mule, dune conception rflchie [Opfattelse] de lamour 6 .

    Il doit y avoir pour ce faire le moins de distance possible entre le contenudu commandement et sa comprhension, entre lnonc du devoir et ledevoir lui-mme. Le caractre obvie de la prescription se rvle la croisedune conomie de mots et dune possibilit dobir que la seule interpella-tion ouvre et garantit:

    Car au point o le langage humain sarrte, o le courage dfaille, cette limite surgit larvlation en sa divine origine, et elle proclame une chose facile comprendre en sa pro-fondeur ou dans sa comparaison avec les choses humaines, sans avoir pourtant surgi du curde lhomme. Ce mot [Tu dois], une fois prononc, nest pas dune intelligence si ardue, etil ne veut tre compris que pour tre mis en pratique; mais il nest pas venu du cur delhomme 7.

    Les mots ne sont pas insignifiants, mais le commandement ne tient passa vrit du bon agencement de ces derniers, ni de leur accord avec une ra-lit dont le sujet pourrait faire lexprience dans lexercice de sa raison oudans le monde sensible. De mme quun mot nigmatique suffisait cristal-liser linnocence et ouvrir le vertige du possible chez Adam 8, le Tu dois suf-fit ouvrir la possibilit dun rapport indit autrui qui ne soit plus gosme.Il rvle lamour comme devoir, l o ne rgnait auparavant que lamour-

    sentiment, impropre toute distinction.Ladresse Tu dois aimer donne en mme temps la tche et la possibi-lit: cest la diffrence infinie qui la spare de tout autre nonc lgislatiftoujours imparfait, exil de ce quil veut dire ou signifier. Alors que le lga-lisme dtaille toujours plus les cas particuliers partir dune loi gnrale etsenferme dans une explicitation infinie, se perdant dans limprcision intrin-sque au langage humain 9, le commentaire que propose Kierkegaard du ver-set de Matthieu ne dicte aucune conduite particulire et se concentre respec-tivement sur les trois mots: dois , le prochain , et Tu ; chaque termerenvoie toujours aux deux autres et toute explicitation se garde dtre unedtermination supplmentaire. Les seules explications quautorise en dfi-nitive la triade sont les dictiques: ici , en ce moment , aujourdhui , cet homme , qui lient lnonc la situation dans laquelle il est produit.Pour expliquer le commandement, il faut montrer ; pour lui obir, il fautvoir. Le paradigme de la vision est ainsi lune des assises majeures desuvres de lamour, ramenant toujours le sujet la concrtude de sa rencon-tre avec autrui. Il faut donc voir pour aimer, mais voir sans distinguer ou

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    6. O.C. 14, p. 173.

    7. O.C. 14, p. 23.8. O.C. 7, p. 146.9. O.C. 14, p. 96-97: le concept de loi est en effet par nature inpuisable, infini; il demande

    sans cesse des prcisions qui en appellent toujours de plus rigoureuses, linfini.

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    encore voir les yeux ferms 10 , cest--dire en oubliant les diffrences ext-rieures:

    Car lorsquon marche avec Dieu, on va certes sans danger; mais on est alors aussi obligde voir, et de voir dune faon toute particulire. Quand tu vas en compagnie de Dieu, il tesuffit de voir un seul infortun pour que tu ne puisses viter ce que le christianisme veutque tu comprennes, lgalit humaine 11.

    La trace biblique du commandement

    Il y a pourtant bien ici un a priori quil nous faut claircir: lauditiondune parole dont le contenu est un Tu dois . La primaut et lautorit querevt cette parole requirent que soit prcis le rapport que Kierkegaardentretient avec le texte biblique. Un exemple va servir ici de rvlateur: dansCrainte et tremblement, le penseur danois sattarde sur ce passage droutantde Luc 19,26: si quelquun vient moi et ne hait pas son pre, sa mre, safemme, ses enfants, ses frres, ses surs et mme sa propre vie, il ne peuttre mon disciple . Kierkegaard sen prend alors aux exgtes de son tempsqui tendent adoucir la rudesse des propos lucaniens par le dtour de lana-lyse philologique. Mais il ne sagit pas, ce faisant, de remplacer une exgsepar une autre qui serait plus vraie, ou encore de dfendre la lettre contre

    le commentaire savant. dautres endroits de son uvre en effet,Kierkegaard rend hommage aux rsultats de lexgse, dans la mesure o ilsprotgent le lecteur dun rapport direct la Parole divine qui serait idol-trie 12. Ce contre quoi slve Kierkegaard nest pas le travail scientifique surle texte biblique, mais la modification du statut de la Parole et du rapportque le lecteur entretient avec elle, par le biais dune exgse qui outrepassesa tche drudition. Or ce statut consiste dabord prouver le lecteur,voire le rudoyer:

    les termes doivent tre pris dans toute leur terrible rigueur, pour que chacun prouve lui-

    mme sil est capable de construire ldifice. [] Car la doctrine qui [] ne dit rien autrechose quun mot bruyant et vide de sens, recommandant simplement moins de bonnevolont, moins dattention, et plus dindiffrence; la doctrine qui, au moment o elle faitsemblant deffrayer, tourne court et balbutie: cette doctrine ne vaut pas la peine quon selve pour la suivre 13.

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    10. O.C. 14, p. 64.11. O.C. 14, p. 72.12. Par exemple O.C. 10, p. 23, ou encore Papiers X 4 A 422, contre les apologistes qui

    essaient de contourner les contradictions du texte biblique: Les difficults ont justement tplaces par Dieu [] afin de garantir quil ne peut tre quobjet de foi. [] Mais notre raison-

    nement veut tout expliquer partir du rapport direct, cest--dire veut abolir la foi. (traduitet cit par Andr Clair dans Kierkegaard. Penser le Singulier, Cerf, 1993, p. 162).13. O.C. 5, p. 163. Notons que Kierkegaard rfute lanalyse philologique partir dun argu-

    ment rien moins quexgtique: il rapproche le verset en question du verset qui le suit, dans

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    La question devient alors: sous quelle condition le texte biblique a-t-ilun effet rel sur le lecteur? Ce nest pas dabord ce que dit la Parole qui est

    ici en jeu, mais ce quelle fait 14. Et cette question modifie la perception quenous avons du statut de lthique dans le texte biblique. Kierkegaard scarteici radicalement de ses contemporains de lcole de Tbingen, dont leffortconsistait extraire de lcriture un contenu thique universel, sous formede valeurs ou de vrits spirituelles . Hritiers du rationalisme desLumires et de lidalisme, D.F. Strauss et F.C. Baur avaient commis en cesens nombre de travaux exgtiques que Kierkegaard connaissait bien 15.Lthique du texte biblique pour Kierkegaard nest pas lensemble des pro-positions ou maximes thiques que lon peut extraire du texte. Il sagit de

    saisir lcriture comme tant par essence thique, cest--dire comme indui-sant chez le lecteur une certaine attitude qui est, daprs les mots mmes deCrainte et tremblement : effroi, attention, volont et intrt. En ce sens, ellene dcrit pas un quelconque rsultat obtenir, mais elle met le sujet en tatde commencer. Dans La Dialectique de la communication (1847),Kierkegaard reprend ce thme en dfinissant la communication thico-reli-gieuse comme une communication contenant bien un savoir, mais titre seu-lement de moment transitoire 16 , car essentiellement ordonn un pou-voir ; ce quil reproche ses contemporains doublier:

    La confusion fondamentale du monde moderne consiste non seulement avoir oubli laralit de ce que lon nomme la communication de pouvoir, mais avoir absurdement trans-form la communication de pouvoir et de devoir-pouvoir en communication de savoir. Lefacteur existentiel a t limin 17.

    Il nen reste pas moins que cette thique de lamour, non-procdurale,auto-fonde, authentifie a posteriori par ses seuls effets, peut laisser per-plexe. Adorno ny est pas all de main morte pour dnoncer ce qui ntaitpour lui que lultime fruit dun idalisme ngatif et dsespr 18. Si cette

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    une perspective synchronique qui est aujourdhui celle de lexgse contemporaine; la perspec-tive diachronique tant celle de lexgse dite historico-critique .

    14. La Parole est un acte avant dtre un nonc, ou encore un vnement . On sait lim-portance que cette considration recevra chez Karl Barth (1886-1968), tout au long de sa gigan-tesque Dogmatique, mais galement dans ses cours de 1928 portant sur lthique chrtienne.Le commandement est dabord lvnement singulier du commandement qui mest adress hicet nunc, et non une formule gnrale. La vrit du bien nest pas une vrit gnrale et tho-rique, et nest donc pas une vrit conditionnelle. Elle se manifeste dans lvnement concretde notre propre agir o saffirme notre dcision pour ou contre le commandement du bien quinous a t donn. (K. BARTH, Ethique I, PUF, 1997, p. 77).

    15. En particulier Das Leben Jesu publi par Strauss en 1835, qui eut un grand retentissement.

    16. O.C. 14, p. 382.17. O.C. 14, p. 389.18. La doctrine kierkegaardienne de lamour in T.W. ADORNO, Kierkegaard.

    Construction de lesthtique, Payot, 1995, p. 255-276.

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    seconde thique refuse toute procdure critique et semble chapper de cefait toute contestation, elle refuse tout autant toute vrification de son effec-

    tivit dans le monde sensible. Lthique sans condition serait sans contenu.Le prochain ne serait plus que la chimre dun homme amoureux de sa seulesolitude et de son Dieu invisible. Quand Kierkegaard demande daimer leprochain les yeux ferms 19 , mme dans le vide du dsert, mme dansla solitude dune prison 20 , il semble retirer toute consistance charnelle lautre homme, rduit ntre plus que loccasion dun sentiment intrieurqui ne tolre aucune compromission avec le monde.

    Cest ici que le parallle avec Crainte et tremblement peut se rvler dci-sif. Loin de pousser lamour kierkegaardien dans les derniers retranchements

    dun soliloque confinant lirresponsabilit et la folie, la figure dAbrahamvient lui offrir le seul contenu que cet amour tolre: autrui, au-del du dsir.

    Abraham: un amour au-del du devoir institu et du dsir naturel?

    Rsumons les donnes des uvres de lamour. Quimporte qui est autruidans son extriorit sensible, quimportent le lieu o il se trouve, la rponsequil donnera ma sollicitude, ce que je peux faire ou ne pas faire pour lui ;la parole mest adresse, sans chappatoire possible: Tu dois aimer. Or, cettemme injonction se retrouve dj dans Crainte et tremblement, alors mmeque lon accentue plaisir lau-del du bien et du mal , quasi nietzschen,dont Abraham, relu par Kierkegaard, se serait rendu coupable:

    Le devoir absolu peut alors conduire faire ce que lthique interdirait, mais il ne peutaucunement inciter le chevalier de la foi cesser daimer. Cest ce que montre Abraham.Au moment o il veut sacrifier Isaac, lthique dit quil le hait. Mais sil le hait rellement,il peut tre sr que Dieu ne lui demande pas ce sacrifice; en effet, Can et Abraham ne sontpas identiques. Il doit aimer son fils de toute son me; quand Dieu le lui demande, il doitlaimer si possible encore plus, et cest alors seulement quil peut le sacrifier 21.

    Au cur mme de la suspension de lthique, ce passage de Crainte ettremblement vient significativement poser une limite au devoir absolu: cedernier, en dpit de lautorit suprme dont il est revtu, ne peut aller len-contre de lamour dAbraham pour Isaac le rapport labsolu ne seraitdonc pas si absolu que cela. chaque instant de son preuve, Abraham aimeIsaac, et cet amour est le facteur dcisif qui permet de distinguer le sacri-fice du meurtre, le Pre de la foi , dun assassin. Il faut alors nous inter-roger sur la nature de cet amour.

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    19. O.C. 14, p. 64.20. O.C. 14, p. 63.21. O.C. 5, p. 164.

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    Notre hypothse est quun tel amour ne correspond plus au dsir natu-rel quun pre prouve pour son enfant, ni ne rpond au devoir institu par

    la Cit. Il ny a pas simple continuit entre les sentiments dAbraham avantlappel gravir la montagne, et ceux quil prouvependant lascension. Silamour diffrencie Abraham du meurtrier, cette donne nouvelle porte enelle-mme la vrit profonde du rapport absolu labsolu.

    Il semble a priori difficile de trouver dans Crainte et tremblement unequalification nouvelle de lamour qui apparatrait au cur de lpreuve. Letexte ne distingue pas encore, comme le feront Les uvres de lamour,lamour naturel de lamour rvl comme devoir. Cette dernire notion estabsente du texte de 1843, au moins de manire explicite. Lamour du pro-

    chain est mme vid de sa substance et se retrouve curieusement mentionnparmi les commandements de la Cit 22 alors que les discours de 1847 enferont la nouveaut chrtienne par excellence, inconcevable par lesprithumain. Il ne serait donc fait mention dans Crainte et tremblement que dedeux ordres possibles de lamour: celui selon le dsir et celui selon le devoir,tant entendu que ce dernier terme ne renvoie ici quau devoir institu parla Cit et non au devoir rvl par un Dieu personnel.

    Ces deux ordres dsir et devoir doivent, en temps normal, se rejoin-dre au sein du monde thique, chacun appelant lautre dans une mulationrciproque 23. Lamour dont Abraham doit aimer son fils de toute son me est-il ds lors la poursuite de cette disposition pralable, heureuse conci-dence dun sentiment naturel et dune obligation? Sans doute, car il nousest dit dans le texte prcdemment cit quil ne doit pas cesser daimer ,ce qui induit une continuit entre lamour vcu dans lpreuve et son amourantrieur de pre. Dans ce cas de figure, il ny a pas de pont possible entreAbraham et Les uvres de lamour. Mais en mme temps, le texte cit nousdit qu il doit laimer si possible encore plus , ce qui indiquerait, sinon undpassement vers un amour diffrent et paradoxal, au moins une majorationde son amour paternel.

    Ceci est corrobor par une note capitale de Crainte et tremblement, quiprcise la transformation que connat, dans lpreuve, la relation qui liait aupa-ravant devoir et dsir 24. Cette note mrite elle seule une halte prolonge, carelle contient sans doute une cl de comprhension de la tribulation dAbrahamet du paradoxe de lamour. travers cette note est repose nouveaux frais laquestion de la raison ultime de la suspension de lthique [det Ethiske], enten-due ici plus prcisment comme monde thique [det Sdelige] 25.Commenons donc par tudier les raisons rgulirement invoques ce sujet.

    328 PH. CHEVALLIER

    22. O.C. 5, p. 159.23. O.C. 5, p. 168, note. Nous reproduisons et commentons longuement cette note dans lacinquime partie.

    24. O.C. 5, p. 168, note: Jclaircirai encore une fois la diffrence du conflit .

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    Abraham devant le monde thique: les raisons de la suspension

    cette suspension est souvent donne une raison ncessaire mais insuf-fisante: Abraham sort du monde thique car il ne peut donner une expres-sion gnrale sa conduite. Cette impossibilit est certainement un facteurde crise, que vrifie la place majeure accorde la question du langage dansCrainte et tremblement. Mais une crise ne signifie pas ncessairement unchec. Ce serait sous-estimer les capacits intgratrices du monde thiqueque de sen tenir cette explication. Pour sen convaincre, il suffit de men-tionner la figure discrte mais rcurrente dans luvre kierkegaardienne delexceptionpar nature, ou encore de lhomme qui ne peut, pour des raisons

    physiologiques ou psychologiques, raliser dans sa vie le gnral. B , dans Ou bien Ou bien, stait pralablement attard sur ce casdcole problmatique. Il en tait arriv la conclusion importante quuntel homme peut nanmoins appartenir ngativement au gnral, pour peuquil aime le gnral, comprenne la richesse et la beaut de cette catgorie,et recommande aux autres hommes de sy conformer. Sous ces conditions,son caractre dexception la norme commune peut alors devenir paradoxa-lement une forme de lhumain dans sa gnralit 26 . Le fianc mlancoli-que de Coupable? Non coupable?tient ce rle damant malheureux du gn-ral. Il vit dune sympathie pour chaque homme en particulier et pour lesvaleurs communes en gnral, qui est la mesure de sa rclusion. Pour quevive cette sympathie, sa mlancolie doit rester enfouie au fond de lui. Neninformer personne, nen rien laisser transparatre dans ses attitudes: telssont les principes auxquels il se tient; ses terreurs doivent tre portes parlui seul comme une croix secrte. Il renonce donc se marier, par respectpour linstitution du mariage. Il appartient au gnral en acceptant docile-ment, et en faisant sien, le geste qui len exclut.

    Une tonalit similaire se retrouve trangement chez le chevalier de la foide Crainte et tremblement : ce dernier sait quil est magnifique dapparte-

    nir au gnral. [] Le chevalier de la foi sait quel enthousiasme donne larenonciation o lon se sacrifie pour le gnral, et quel courage il faut pour

    ABRAHAM 329

    25. O.C. 5, p. 147. En suivant Andr Clair (Existence et thique, op. cit., p. 64-86), nouspouvons rapprocher det Sdelige de la Sittlichkeit hglienne. Dans ses Principes de la phi-losophie du droit, Hegel pose la Sittlichkeit comme dpassement et accomplissement de laconscience morale individuelle dans une normativit objective et universelle. Avant la rconci-liation de ce moment, la volont individuelle na devant elle quun droit formel, droit decontrainte qui ne la reconnat pas encore comme sujet part entire. Kierkegaard a retenu cetteleon des Principes, auxquels il se rfre explicitement. Ce monde thique na donc pas chez

    Kierkegaard ltroitesse quon lui a trop souvent prt.26. O.C. 4, p. 295. Notons que Le Livre sur Adlerprne pareillement un bon usage delanormal, en lui assignant un rle prcis au sein de la signification totale dune conceptionde la vie (O.C. 12, p. 14).

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    cela 27 . Et il ne sen exclut quavec douleur, condition que posait B pourvrifier que lexception tait bien en rgle avec le gnral, par-del la diffi-

    cult premire pose par lanomalie. Le rapprochement entre Abraham et lefianc mlancolique pourrait sembler incongru; il ne lest pas si lon prenden compte le fait que le fianc a, comme le patriarche, une vie sur laconscience: la fiance rejete, et qui pourrait attenter ses jours.

    La suspension requiert donc un examen supplmentaire pour tre justi-fie de manire convaincante. Cest le rle des figures secondaires convo-ques tout au long de Crainte et tremblement : Jepht, Brutus, Agamemnon,et quelques autres encore. Elles permettent dapprocher la zone de linex-plicable partir de ses terres frontalires. La note qui nous intresse a pour

    personnage principal Agamemnon, dj mentionn par Kierkegaard plu-sieurs reprises. Il sagit dans cette note dapprofondir encore une fois 28 la diffrence entre Abraham et le hros tragique. Cette dernire figure estchoisie dessein par Kierkegaard, car elle permet de dplacer le question-nement qui risquerait de se bloquer sur le caractre scandaleux du geste dupatriarche. Dautres hommes ont en effet sacrifi leur enfant, sans pourautant, aux yeux des potes grecs, transgresser lthique.

    La diffrence rside donc non pas dans un degr de violence, mais dansle fait que ces hommes de lAntiquit avaient pu confrer leur acte un telossuprieur lexigence commune et ordinaire, qui leur permettait, dans unesituation exceptionnelle, dtre compris thiquement. Kierkegaard rappelle ce sujet que le monde thique nest pas un monde uniforme: lthiquecomporte dans sa sphre divers degrs 29 . Cette sphre tolre donc descarts, que reprsentent entre autres les hros tragiques, condition que cescarts puissent arguer dune raison suprieure pour tre lgitims. Ce nestdonc pas la transgression dun interdit en lui-mme aussi catgorique soit-il que celui du meurtre qui justifie la suspension de lthique et diffren-cie Agamemnon dAbraham, mais uniquement labsence detelos immanentau monde thique.

    Or, aux yeux de lthique, quAbraham ait une raison absolue dagir dela sorte ou quil nen ait aucune est une mme chose. Le problme de la sus-pension peut alors se dcliner dans les termes dun conflit dautorits voiequapprofondira Le Livre sur Adler: entre une autorit relative et une auto-rit qui se pose, par elle-mme et sans mdiation, comme absolue 30. Mais ilest intressant de relever que le champ smantique de lautorit est absent

    330 PH. CHEVALLIER

    27. O.C. 5, p. 166.28. O.C. 5, p. 168, note.

    29. O.C. 5, p. 149.30. Tout leffort du Livre sur Adlerconsiste tenter dapprocher de lautorit vritable[Myndighed], celle qui se donne comme une pure qualit, indpendante des dons et aptitudesdu sujet, et quil est impossible de saccaparer et mme de sassimiler.

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    de Crainte et tremblement. Cest donc par un autre biais que Kierkegaardapproche le problme en 1843, au dtour discret dune note. La rponse en

    terme dautorit ou de telos absolu a en effet le dsavantage de sauter des ta-pes essentielles. Aussi Kierkegaard a-t-il soin de reprendre le problme dansses dterminations intermdiaires. Il fait intervenir pour cela un tiers-terme:le dsir, qui va lui permettre de discriminer le hros tragique et le chevalierde la foi.

    Renoncer au dsir et renoncer autrui

    Nous donnons ci-dessous le texte de la note dans son intgralit: Jclaircirai encore une fois la diffrence du conflit tel quil se prsente au hros tragiqueet au chevalier de la foi.Le hros tragique sassure que lobligation thique est tout entire prsente en lui du faitquil la change en un dsir. Ainsi, Agamemnon peut dire : la preuve que je ne suis pas infi-dle mon devoir paternel, cest que lobjet de mon devoir est mon seul dsir. Nous avonsici devoir et dsir en prsence lun de lautre. Lheureuse chance de la vie, cest la concor-dance du dsir et du devoir, et inversement; la tche de la plupart consiste prcisment demeurer dans le devoir, et en faire par enthousiasme leur dsir. Le hros tragique renonce son dsir pour accomplir son devoir.Pour le chevalier de la foi, dsir et devoir sont galement identiques, mais il est dans la nces-

    sit de renoncer lun et lautre. Quand donc il veut se rsigner en renonant son dsir,il ne trouve pas le repos; car cest l son devoir. Sil veut demeurer dans le devoir et dansson dsir, il ne devient pas le chevalier de la foi ; car le devoir absolu exige prcisment quilrenonce au devoir. Le hros tragique exprime un devoir suprieur, mais non absolu 31.

    Agamemnon se retrouve dans une situation sensiblement proche audpart de celle dAbraham. Il est pris dans la contradiction entre deuxdevoirs : le devoir paternel et le devoir vis--vis de la Cit. Ces deux devoirs,accords en temps ordinaire, ne le sont plus dans cette situation extraordi-naire o il doit sacrifier sa fille pour la Cit. Quel lment peut assurer

    Agamemnon quil sacrifie bien sa fille pour la Cit et non pour quelque rai-son personnelle cas de figure qui ferait de lui un meurtrier et non plus lesauveur de la Cit? Que cette question soit pose est dj en soi remarqua-ble, car elle montre que pour se dcider, lthique ne considre pas laconduite dAgamemnon dans son seul rsultat extrieur. Il ne suffit pasquun acte soit en lui-mme accord lthique, indpendamment de lagentqui le produit, pour que sa ralisation soit automatiquement justifie. Lemonde thique ne se soucie pas seulement des effets visibles dun acte, maisgalement de la disposition intime du sujet. Kant distinguait pour cette rai-

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    31. O.C. 5, p. 168, note.

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    son la lgalit de la moralit 32. Agamemnon doit sassurer non seulementque son acte est lgal, mais galement quil est moral.

    Quel critre va alors dlivrer Agamemnon la certitude quil recherche?Le dsir; mais dune manire ngative, ou encore selon une figure enchiasme: dans une situation extraordinaire o deux devoirs sont en conflits,mais o lun des deux simpose comme suprieur, le dsir doit saccorder ce que lon suspend et se distinguer de ce que lon pose. Telle est la condi-tion; telle est la certitude dAgamemnon. Nous ne sommes pas trs loin icide la morale kantienne o le sentiment du respect qui accompagne laccom-plissement de la loi, et appartient au domaine intelligible, est proportionnelau sentiment dhumiliation du domaine sensible 33. Plus jai mal ma sen-

    sibilit, et plus je massure de mon intgrit morale.La vrification se fait donc en deux temps. En sassurant que ce qui estsuspendu est tout entier prsent dans le sujet par le recours au dsir, lthi-que vrifie que la suspension nobit pas une raison subjective ou de sim-ple commodit personnelle ; la suspension doit me faire souffrir, blesser mondsir. En sassurant ensuite que ce qui est pos lest par un devoir qui lac-corde un dessein plus haut, lthique vrifie que la suspension nest pasarbitraire.

    Une fois poss ces lments, la note prend toute son importance en pla-ant Abraham devant le chiasme que propose le monde thique comme cri-tre de vrification. Comme Agamemnon, Abraham sest pralablementassur quil avait bien le dsir cest--dire lamour pour son enfant avantde transgresser ses obligations de pre. Mais il doit renoncer au dsir et audevoir. Seule la seconde vrification manque donc Abraham celle parlaquelle la renonciation au dsir trouve saccorder un devoir suprieur alors mme que la premire vrification est complte. Abraham a donc faitla moiti du chemin, celle qui assure que lagent moral nagit pas pour lui-mme, en suivant ses propres mobiles. Comme Agamemnon, il a renonc choisir selon son dsir, cest--dire selon ce qui ne tient qu sa seule subjec-

    tivit. La suspension nest donc pas rigoureusement au-del de tout critre,elle requiert la premire certitude. La phrase qui est lorigine de la noteque nous venons de commenter le rappelle avec prcision:

    332 PH. CHEVALLIER

    32. Critique de la raison pratique, traduction de Luc Ferry et Heinz Wismann, Gallimard,1975, V, 71-72, p. 105

    33. Critique de la raison pratique, op. cit., V, 74, p. 108: La loi morale humilie donc in-vitablement tout homme qui compare cette loi la tendance sensible de sa nature. Ce dont lareprsentation, comme principe dterminant de notre volont, nous humilie dans notreconscience de soi, excite, pour autant quil sagit de quelque chose de positif et dun principe

    dterminant, par soi-mme le respect. Ce rapprochement avec Kant ne vaut ici quen tempsde crise. Ladquation, en temps normal, entre devoir et dsir pour Johannes de Silentio estbien trangre la morale kantienne, comme lest galement leffort de B pour driver ledevoir des sentiments naturels de lhomme, sans solution de continuit.

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    Le chevalier de la foi a [possde] donc tout dabord [dabord et avant tout] la passion nces-saire pour concentrer toute lthique quil brise [transgresse] en cet unique point [un

    moment unique] afin de pouvoir se donner lassurance quil aime rellement Isaac de touteson me 34.

    La disjonction entre les deux figures se fait linstant qui suit la renon-ciation au dsir, une fois celui-ci pos comme certain. Lamour dontAbraham continue daimer son fils va alors creuser un cart dcisif entre lepatriarche et le roi de Mycnes. Agamemnon, en renonant son dsir,renonce sa fille; les deux renoncements se confondent. Cela naurait pasde sens de dire quil continue aimer Iphignie, puisque avant mme de lasacrifier, il a renonc elle et a trouv le repos: Agamemnon renonce

    Iphignie et trouve par l le repos dans le gnral ; il peut alors aller la sacri-fier 35 . Mme cho dans le Problema I: quand ils [Agamemnon, Jepht,Brutus] ont hroquement perdu lobjet de leur amour et nont plus accom-plir que le sacrifice extrieur 36 . Si les trois hommes aiment encore, lob-jet de leur amour nest plus un tre rel, mais seulement un tre projet etretrouv dans une ternit o les vnements du monde fini sont dsormaisindiffrents. Le chevalier de la rsignation, dans le mouvement infini quilaccomplit en renonant sa princesse, illustre parfaitement que plus per-sonne nest alors rellement aim ici-bas:

    Son amour pour la princesse est pour lui devenu lexpression dun amour ternel; il a prisun caractre religieux; il sest transfigur en un amour dont lobjet est ltre ternel, lequel,sans doute, a refus au chevalier de lexaucer, mais la nanmoins tranquillis en lui don-nant la conscience ternelle de la lgitimit de son amour, sous une forme dternit quenulle ralit ne peut ravir. [] Ds linstant quil a effectu le mouvement, la princesse estperdue. [] Il a compris ce grand secret que, mme en aimant, on doit se suffire soi-mme. Il ne sintresse plus dune manire finie ce que fait la princesse, et cela justementprouve quil a fait le mouvement infini 37

    Il ne nous est en revanche jamais dit quAbraham, renonant son dsir,renonce Isaac. Au contraire conserve-t-il intacte la foi quIsaac lui serarendu au terme de lpreuve cest tout lenjeu de la distinction entre lafoiet la rsignation. Dire quil continue laimer a donc un sens, mais un sensradicalement diffrent du seul dsir paternel pos au commencement. Cenouvel amour qui se dessine ici est situ entre le renoncement au dsir dau-trui et le refus de renoncer autrui. Dans la crainte et le tremblement, cetamour mne Abraham de la premire tape la seconde. Abraham apprend

    ABRAHAM 333

    34. O.C. 5, p. 168. Nous donnons entre crochets la traduction plus prcise de Charles leBlanc in Crainte et tremblement, Payot & Rivages, Rivages Poche / Petite bibliothque, 2000,

    p. 141-142.35. O. C. 5, p. 168.36. O. C. 5, p. 150.37. O. C. 5, p. 136-137.

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    ne pas perdre autrui en perdant son dsir. Au sommet de sa rflexion,Kierkegaard nous enseigne que le rapport autrui ne peut jamais tre un

    rapport rsign sa perte.QuIsaac soit rendu son pre ne dsigne pas une intervention miracu-

    leuse qui viendrait ex machina renverser lordre des choses. Les yeux fixssur la scne qui se droule au sommet de Morija, nous avons tendance nevoir que le couteau qui se lve et lange qui descend. Lesthtique clipsealors la vrit thique. A la suite de la note tudie, nous pourrions formu-ler lhypothse suivante: la restitution dIsaac signifie que lorsquil ny aplus dobjet du dsir, le sujet peut toujours avoir foi quil y a encorequelquun aimer. Ce paradoxe est exprim en des termes similaires dans

    Les uvres de lamour, loccasion dune rflexion sur la rupture amou-reuse: un homme qui a perdu ltre qui lui tait cher au sens strict o il nelepossde plus doit pourtant continuer laimer: car lorsque dans la tem-poralit il est devenu impossible de possder ltre aim, lternit intervientet dit : Tu dois aimer 38 .

    Nous comprenons alors pour quelles raisons Kierkegaard dclare dansses mditations de 1847 que lamour chrtien est un amour sans objet, ouencore capable de crer son objet 39 . Cette dernire expression mal com-prise dAdorno, qui y voyait une fiction de lidalisme dsigne la capacitqua lamour de rvler celui qui doit tre aim commeprochain; attenduque ce dernier nexiste pas, quil ne peut tre vu, tant quil reste objet delamour sensible.

    Certes, Adorno avait parfaitement saisi les dangers dun amour devenantchimrique force de verticalit. Mais lpreuve dAbraham vient donnerun contenu cette dsertion apparente de la scne du monde. Le dsert de lamour chrtien, comme la montagne de Morija, na dautre fonction quede mettre en scne la disparition dautrui comme objet de dsir. Il ny a pluspersonne, et pourtant il y a encore quelquun. Dans ce paradoxe, se rencon-trent et sclairent mutuellement lamour dont Abraham aime son fils et

    lamour chrtien des uvres de lamour.

    Rsum: Le stade religieux se caractrise chez Kierkegaard par un appel divin qui sembledlivrer lindividu des obligations communes. Cet appel singulier est cependant inspa-rable de la reconnaissance de lautre homme comme prochain aimer. Larticle se proposede dfinir les conditions de cette thique de lamour, considre par Adorno comme videde tout contenu. Dans un second temps, larticle explicite comment cet appel aimer peutdemander Abraham mme titre dpreuve de sacrifier son fils. Crainte et tremble-ment claire le scandale de la requte divine en nous invitant distinguer le renoncement autrui du renoncement au dsir dautrui.

    Mots cls: Ethique. Appel. Amour. Prochain. Devoir. Dsir.

    334 PH. CHEVALLIER

    38. O.C. 14, p. 3939. O.C. 14, p. 63.

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    Abstract: The religious stage is characterized in Kierkegaard by a divine call, which seems

    to free the individual from common obligations. However, this singular call is insepara-ble from the recognition of the other as a neighbour to love. The article intends to definethe conditions of this love ethic, considerated by Adorno as empty of its contents. In asecond part, the article explains how this call to love can ask Abraham even as a test to sacrify his son. Fear and Trembling lights the scandal of the divine request by invitingus to distinguish between the renunciation of the other and the renunciation ofdesire forthe other.

    Keywords: Ethic. Call. Love. Neighbour. Duty. Desire.

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