moles abraham 1970 art et ordinateur

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  • Abraham Moles

    Art et ordinateurIn: Communication et langages. N7, 1970. pp. 24-33.

    RsumLes pages qui suivent sont extraites d'un ouvrage d'Abraham Moles, Art et ordinateur , qui paratra avant la fin de l'anne.Nous avons dj, dans des numros prcdents, parl de la cration artistique par ordinateur. Mais ce chapitre se place dansune perspective plus gnrale. Sans entrer dans le domaine de tel ou tel art en particulier, il envisage les conditions gnrales dela cration artistique par le moyen de la cyberntique, quel qu'en soit le champ d'application. Il renouvelle ainsi la notion mmed'esthtique, envisage le rle nouveau qu'elle pourrait tre appele jouer.

    Citer ce document / Cite this document :

    Moles Abraham. Art et ordinateur. In: Communication et langages. N7, 1970. pp. 24-33.

    doi : 10.3406/colan.1970.3816

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_1970_num_7_1_3816

  • Art et ordinateur

    par Abraham Moles

    Les pages qui suivent sont extraites d'un ouvrage d'Abraham Moles (1 ), Art et ordinateur , qui paratra avant la fin de l'anne. Nous avons dj, dans des numros prcdents, parl de la cration artistique par ordinateur (2). Mais ce chapitre se place dans une perspective plus gnrale. Sans entrer dans le domaine de tel ou tel art en particulier, il envisage les conditions gnrales de la cration artistique par le moyen de la cyberntique, quel qu'en soit le champ d'application. Il renouvelle ainsi la notion mme d'esthtique, envisage le rle nouveau qu'elle pourrait tre appele jouer.

    Cration artificielle et cyberntique. De l'analogie la simulation Les progrs des ordinateurs ont conduit raliser certaines bauches de cration artificielle. Un certain nombre de processus appartiennent dj au domaine de la machine ; il est intressant de s'assurer de la part qu'ils jouent dans le phnomne principal : variations systmatiques autour d'un modle, adjonction d'lments supplmentaires de varit limite (dcoration), exploration systmatique d'un champ des possibles (art permutationnel), comminatoire, etc.

    Une machine est parfaitement capable de sortir des sries de nombres ou de mots les uns au bout des autres, c'est--dire de se livrer aux barbouillages du chimpanz peintre ou aux bafouillages du discours automatique, elle peut aussi reproduire indfiniment les discours du perroquet. Mais il est certain qu'elle est incapable de reconstruire une tragdie de Racine (ou mme de R.A.C.I.N.A.C... Rythme autogenerator, correlator, integrator, notionalyser and computer).

    Ces machines manipuler la complexit traitent l'information suivant certains modles de simulation qui sont une sorte de Gedankenexperiment matrialis. La programmation des ordinateurs offre bien des similitudes avec le schma du

    1. Abraham Moles : Art et ordinateur ( paratre chez Casterman, Paris). 2. Communication et langages, n" 2 : l'Ordinateur et l'art, par Jacques de Panafieu ; n 3 : l'Ordinateur et la musique, par Pierre Barbaud et Robert Philippe.

    ART ET ORDINATEUR

  • raisonnement cyberntique : ce dernier se base sur la dcouverte d'une analogie et lui impose un certain nombre de conditions restrictives avant de la considrer comme modle pour une simulation effective. La mthode cyberntique des analogies nous suggre de reproduire le plus parfaitement possible, par une sorte ^ itration de la pense, tous les processus que nous matrisons, de simuler tout ce qu'il est possible de simuler. Elle effectue, en mme temps, une critique des insuffisances du modle, dans l'ordre o elles apparaissent, afin de l'amliorer par des essais et erreurs . Elle permet de circonscrire de faon claire, au terme de l'analyse, le rsidu doctrinal auquel nous nous heurtons ; nous ne recourons qu'alors d'autres mthodes. C'est donc la plus rationnelle des approches possibles, mme si logiquement cette entreprise parat dsespre : II n'est pas ncessaire d'esprer pour entreprendre, mais d'entreprendre pour persvrer.

    Dans le domaine de la traduction automatique, nous avons cru, il y a quelques annes, que la simulation de la pense humaine par des machines progresserait infiniment plus vite, et que leurs facults dficientes seraient rapidement amliores. Le profil psychologique que l'on peut en tracer conduit une erreur d'apprciation. La pense est matrialise par des signes, vides de sens pour l'ordinateur qui ne peut participer l'image mentale qu'ils voquent. La traduction n'est pas un simple transfert d'un systme de signes dans un autre, mais vise restituer une suite d'ides, communiquer le plus fidlement possible un rcepteur d'une langue Y la reprsentation mentale d'un metteur d'une langue X. Les mots forment un systme arbitraire et refltent selon les langues un dcoupage conceptuel diffrent de la ralit. Un texte n'est transcriptible mathmatiquement que si les concepts sont clairement dfinis et si l'information contextuelle est rendue explicite. Sinon l'ordinateur ne saurait transmettre de signification.

    L'apprhension de concepts par les machines, la cration au sens large restent l'tat de devenir et nous avons de fortes raisons pour croire que nous nous heurtons l des difficults trs fondamentales sur lesquelles nous risquons de passer beaucoup de temps (Thorme de Gdel). La cration de textes artificiels valables, c'est--dire pourvus de sens, est le problme noyau (Kernprobleme) : c'est celui de l'aptitude des machines matriser une smiotique gnrale ou science des signes.

    C'est ici que la construction de l'uvre d'art la machine prend son intrt. La machine prtend en effet aborder l'uvre d'art de toutes les faons possibles, et, chaque fois, en proposer des simulacres, chacun caractristique d'une conception diffrente de l'uvre. Le degr de similitude y joue le rle de l'ancienne valeur Vrit . Il n'est pas abusif de qualifier cette mthode de no-cartsianisme , un no-cartsianisme de la machine bas sur l'oprationnalit.

    Or il se trouve que la cration artificielle a, en esthtique, des conditions de validit au produit assez diffrentes de celles que devrait avoir le produit scientifique fini, conditions qui paraissent nettement plus faciles remplir. Il apparat alors que, dans les multiples versions que peut offrir la machine crer , ce sont

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  • les versions caractre esthtique qui seraient les plus aises raliser rapidement et qui, par consquent, selon la rgle constante de la dmarche scientifique qui commence par le plus facile, reprsenteraient le meilleur usage de moyens ncessairement limits. En d'autres termes, les mcanismes de la cration artistique apparaissent comme une bauche, qu'on peut russir, des mcanismes de la cration scientifique o les mmes problmes de base sont poss, mais o les exigences d'acceptation sont plus difficiles raliser matriellement.

    Des degrs entre l'atome unique et la totalit : l'ordre proche et l'ordre lointain

    Les nombreux travaux faits en linguistique sur la structure du langage et la possibilit d'en rendre compte par des modles nous permettent de prciser un peu plus cette affirmation. En effet, l'hypothse structuraliste, qui consiste dcomposer le monde en atomes de perception pour les rorganiser selon certaines rgles, dont l'ensemble constitue les structures , est prcisment originaire de la linguistique.

    Mais elle a rcemment envahi l'ensemble des sciences humaines par le biais de la Thorie de l'Information qui effectue la synthse entre attitude atomisique de la structure et attitude dialectique de la totalit. La thorie dialectique a mis en vidence les bases d'une classification des lois de contraintes rgissant l'assemblage des lments pour constituer une forme , c'est--dire une totalit perceptible par l'esprit ; les formes n'existent pas en elles-mmes, elles ne sont que perues : ce sont des produits du rcepteur appliqus sur le message.

    On est donc conduit classer les rgles de contrainte selon une nouvelle optique, celle du rcepteur. Cette dimension jalonne l'opposition fondamentale entre ordre proche et ordre lointain.

    Sur le plan mathmatique, cette opposition peut tre caractrise par le concept de distance d'autocorrlation. Rduit son essence, il signifie une mesure statistique de l'influence moyenne laquelle un lment quelconque d'un message ou d'un objet est soumis par l'existence d'un autre lment du message, situ une distance donne.

    Dans l'ordre proche, plus l'observateur se rapproche des lments du systme qu'il observe, mieux les liens d'association entre ces lments lui apparaissent ; ce sont les aspects locaux qui l'intressent, ce sont eux seuls qui sont clairs et vidents : l'tude microscopique en rendra compte. Mais le dsordre plus ou moins considrable des lments peut dissimuler la structure gnrale.

    Dans l'ordre lointain, au contraire, plus l'observateur se situe loin du phnomne qu'il observe, mieux il en saisit la structure gnrale, l'organisation globale. Les formes d'ensemble mergent comme un plan directeur rgissant les atomes de perception et les intgrant dans une hirarchie. L'observateur oublie, ou nglige,

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  • les fluctuations locales, mme quand elles sont si considrables qu'elles noient, courte distance, la fonction globale.

    Ordre proche et ordre lointain sont chacun mesurs par un degr d'ordre qui peut tre plus ou moins lev, et sur lequel les mathmaticiens exercent leur sagacit. Il peut naturellement arriver que Tordre soit la fois proche et lointain : nous dirons alors qu'il y a ordre total. En fait, dans le jeu dialectique entre le banal et l'original qui caractrise l'uvre artistique ou scientifique de l'esprit humain, les quantits d'ordre entre les extrmes sont assez diffrentes. Prenons un texte, par exemple, avec l'ambition de raliser une machine crer des textes . Un brevet d'invention qui est un texte obit essentiellement une structure d'ordre grande distance appele cohrence du raisonnement. Elle rgit de faon trs rigoureuse l'ordre des paragraphes, le choix des mots, des formules, des expressions et leur juxtaposition (par une loi quasi deductive qui relve de la logique) ; cette structure se trouve repltre dans une syntaxe trs banale par le rdacteur qui se laisse aller ses habitudes, utilise des mots bouche-trous et rdige des textes d'une corrlation approximative. Au contraire, dans un texte de posie moderne, comme l'avaient montr trs nettement les fines analyses de Paul Valry, puis comme l'ont expriment des potes comme Isou, Queneau, Dufrne, Lambert, aprs les essais surralistes d' criture automatique , ce qui compte surtout, c'est la structure d'ordre proche, l'association des mots, l'exploitation des rgles d'association par voisinage. William James nous avait dj substantiellement clairs sur celles-ci.

    L'ordre lointain, en posie, existe aussi. Prenons un pote figuratif , Hugo, par exemple, racontant une mouvante histoire de soldat bless sur le champ de bataille : tout le pome converge vers la dernire phrase. L'intrt que nous portons cette structure lointaine est relativement indpendant du prcdent : le droulement impeccable d'une syntaxe franaise ; il est pour ainsi dire facultatif ; les exprimentateurs ne se sont pas fait faute de le mettre mal, avec des rsultats quelquefois assez remarquables.

    Ici reparat nettement le contraste entre ordre proche et ordre lointain, traits trs diffremment dans l'uvre scientifique et l'uvre artistique. Or, il se trouve que, dans le dveloppement des travaux sur les machines ordonnancer les squences d'lments puiss dans un rpertoire ce qui pourrait tre un nom dvelopp et rigoureux pour le terme un peu journalistique de machine crer , nos progrs dans le domaine d'ordre proche sont trs suprieurs ceux raliss dans le domaine d'ordre lointain.

    L'ordre proche est nonc, en thorie de l'information, sous le nom de processus di-, tri- ou polygrammatiques, ou encore de processus markovien ; il est rgi par des matrices de transition 2, 3 ou n dimensions.

    Mais la construction de textes par des approximations markoviennes de plus en plus pousses a rvl les limites de cette opration. Par dfinition, plus les matrices ont de dimensions plus elles sont volumineuses (ordre n), et moins elles sont valables, et nos machines actuelles manifestent une rpugnance

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  • dlibre manipuler des donnes par trop volumineuses, le cot ayant quelque rapport avec le volume de stockage.

    L'ordre lointain, lui, est caractris par l'intervention de certains types de lois, tels que correction grammaticale, subordination d'une phrase l'autre, continuit logique ou continuit du regard, tout ce qu'actuellement les linguistes groupent sous le nom de structures syntactiques . Or les structures syntactiques de l'uvre d'art sont actuellement mal connues sous l'angle scientifique : ce critique qui nous parle, dans un tableau italien, de la domination de l'clairage de la Vierge sur tous les personnages qui se trouvent autour d'elle, parle effectivement de formes ressortissant des structures syntactiques de l'uvre, mais il ne fait gure que les dcrire et n'nonce leur gard aucune rgle scientifique, c'est--dire mathmatisable. En fait, nous savons trs peu de chose en ce domaine, et nous sommes extrmement maladroits pour enserrer le peu que nous savons dans des modles analogiques.

    Les meilleures approximations ont t, d'une part, celles faites par Chomsky dans ses tudes sur le langage et, d'autre part, l'ensemble des travaux groups autour des concepts de super-signe et de hirarchie de super-signes .

    En bref, nous sommes incapables de manipuler l'ordre grande distance avec une rigueur suffisante. C'est, entre autres, l'une des raisons de notre chec dans le domaine des machines crer des textes scientifiques. La situation de la cration artistique apparat, en revanche, bien plus favorable. On peut, d'ores et dj, raliser des uvres musicales, picturales ou potiques o les parts respectives d'ordre proche et d'ordre lointain sont suffisantes, tout au moins pour satisfaire au plbiscite social de la dfinition de l'uvre d'art, en d'autres termes, pour tre consommables. Il apparat alors comme de bonne politique pour une socit, dont les moyens ne sont pas illimits, de traiter ses problmes fondamentaux la fertilisation et le renouvellement en sont un dans l'ordre de la plus rapide rentabilit, c'est--dire de commencer par la cration artistique. L'exprience acquise dans ce domaine sera aisment transposable dans celui de la cration scientifique.

    Analyse cyberntique des attitudes esthtiques. Une science de la cration

    Cette mise en forme de la fonction cratrice dans la socit affluente donne un rle nouveau l'esthticien qui n'est plus le philosophe thr discourant sur le Beau, mais le praticien des sensations, solidement form la psychologie des valeurs et prparant le travail de la machine traduire . Les expriences faites en ce domaine ont rvl quelques attitudes fondamentales, susceptibles de classement. Chacune est une attitude esthtique, qu'il est loisible de symboliser par un type d'organigramme, chaque type reprsentant un programme de machine crer. L'analyse cyberntique, par cette quantification des attitudes qu'elle exige, apporte dj quelque chose d'original sur la nature de la cration.

    ART ET ORDINATEUR

  • Premire attitude :

    L'Esthtique, critique de la Nature : la machine spectateur ou auditeur artificiel explore les beauts du monde naturel et procde une caractrisation statistique.

    Le monde est plein de richesses et il faut les exploiter. Ceci revient transformer, en fonction de critres d'originalit, tout systme d'exploration du monde en un systme de valorisation. La machine comporterait son entre un traducteur des sensations en langage machine (exemples : camra de tlvision, oreille artificielle, transducteur analogique-digital). Elle digre les messages ainsi constitus en les passant au travers d'un programme-filtre qui est une table mcanique des valeurs jaugeant, par exemple, le taux de redondance, le nombre de rptitions, le nombre d'lments de symtrie (Birkhoff). Elle analyse, du point de vue informationnel, l'architecture des spectacles et du monde sonore environnant, ainsi que la hirarchie de leur ordonnancement. Elle attribue une valeur globale rsultant de la composition des valeurs partielles aux diffrents niveaux, selon des rgles dictes par l'esthticien qui a rdig le programme, en fonction de ce qu'il sait de la psychologie des sensations. La machine choisit alors les spectacles qui dpassent un certain taux de valeur, les qualifie d'uvres d'art , les stocke dans une mmoire. Elle sera susceptible de les rgurgiter sur demande en les retraduisant l'autre bout en phnomnes sensoriels, l'aide, cette fois-ci, d'un transducteur digital-analogique, d'un rcepteur de tlvision ou d'un gnrateur de sons complexes. La machine aide l'esthticien dans son rle de critique mcanique. Si le monde est plein de belles choses, le critique se transformera en artiste, ds lors qu'il mettra un cadre autour de tel morceau de macadam que son regard infaillible aura apprci comme esthtique. On remarquera qu'en cette affaire il n'y a pas de responsable . Le programme est fourni par le consensus omnium de l'humanit, et la source est le vaste monde.

    Deuxime attitude :

    Esthtique critique : la machine spectateur ou auditeur artificiel explore le monde pour mettre en vidence des relations d'ordre et des formes imperceptibles dans le temps humain.

    Cette analyse opre une intgrale des phnomnes et spectacles du monde extrieur un niveau suprieur celui dont est capable l'tre humain. Nous savons que l'observateur humain est, la plupart du temps, incapable de matriser le flot d'originalit qui l'assaille, d'y instaurer un ordre grande distance, et que sa raction la plus simple est le renoncement. Soient prsents un observateur une srie de messages visuels, drouls dans une succession assez rapide, (t 1 , t2, t3. . . tn), et la machine voir (en pratique, un convertisseur analogique-

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  • digital) transforme les formes visuelles en paquets de cartes. Elle se livre alors des oprations de calcul et analyse systmatiquement l'autocorrlation des messages, dcelant ventuellement des structures d'ordre grande chelle entre des lments d'images disparates. Elle procure une sorte de phosphorescence des impressions objectivables, susceptible de faire merger des supersignes ou des formes.

    Par exemple, dans l'espace, le phnomne de la moire qui nous est familier est un super-signe : c'est l'interfrence entre des sries d'lments rguliers superposs. Dans le temps, nous savons que la stroboscopie ou le cinma acclr construisent quelquefois des formes visuelles qui taient restes insouponnables dans une observation squentielle.

    Or, prcisment, les limites du champ de conscience de l'observateur humain l'empchent de tlescoper de tels patterns s'ils sont trop distants ou trop lents, et donc de percevoir ces corrlations caches qui peuvent constituer des formes dfinies. Le champ de conscience largi des mmoires ferrites de l'ordinateur y supplera. Il enregistrera ces formes, formes fantmes, quelquefois formes nouvelles. Il les rgurgitera sur demande, comme source d'inspiration ou comme objet voir, c'est--dire nouveau spectacle.

    Troisime attitude :

    Esthtique applique : suivant la mthode de la rduction cyberntique, la machine spectateur ou auditeur artificiel analyse le monde culturel, dgage des modles analogiques quelle rend opratoires dans une simulation des processus de cration.

    L'organisme du processus se dcompose en deux parties, correspondant deux machines ou deux usages successifs d'une mme machine diffremment programme. L'analyse est oriente vers l'exprimentation ultrieure. Elle cherchera calquer les ttonnements ou les erreurs du compositeur pour en faire ventuellement une critique et saisir par o son uvre transcende ce qu'un modle mcanique est capable d'accomplir.

    C'est le no-cartsianisme de la machine imaginaire clairement nonc par Philippot et mis en pratique par Hiller dans son travail clbre qui a donn lieu la suite Illiac.

    Dans la partie analytique, nous retrouvons un traducteur des phnomnes sensoriels du monde extrieur, mais qui s'applique ici au monde culturel, savoir, la source des uvres d'art reconnues comme telles par le consentement universel dans le domaine particulier auquel on s'intresse : son, vision, forme, couleur, etc. Le convertisseur traduit en chiffres, par une caracterisation statistique, les traits objectifs des uvres d'art du pass. Il dfinit ainsi, comme au paragraphe 1 , les symboles reprsentant les lments sensoriels, et en constitue un rpertoire ordonn. Pour ce faire, il procde une intgration en

    ART ET ORDINATEUR

  • recherchant les lois d'autocorrlation ; en d'autres termes, il gnralise. A la sortie de cette intgration, on enregistre dans deux mmoires distinctes pour autant que l'analyse ait t bien faite les uvres par leurs rgles propres, les rgles par leurs multiples applications. La premire mmoire matrialise les combinaisons particulires de rgles qui expriment chaque oeuvre en particulier. La seconde rpertorie les applications multiples suivant leurs rgles communes. Attentive au monde de l'art, respectueuse de ce que l'humanit a jug le plus beau, la machine est soucieuse d'en condenser les caractres objectifs et de les emmagasiner.

    Dans la partie synthtique, le spectateur ou auditeur artificiel se transforme en crateur artificiel, utilise les secrets du Beau qu'il a mesurs, s'efforce de reproduire les processus de cration qu'il matrise. Une source d'imagination ou d'alatoire prlve dans le rpertoire, dment dfini au pralable, un premier symbole. Puis, chaque nouveau symbole est soumis une analyse squentielle pour dterminer s'il est conforme au faisceau de rgles qui ont t dgages dans la partie analytique (premire mmoire) et qui, ce stade de la machine, sont rinsres pour raliser un simulacre d'un style, qui peut tre le Cantus Firmus propos par Fuchs, la symphonie propose par Beethoven ou l'abstraction gomtrique propose par Vasarely. Ou bien le symbole particulier considr obit l'ensemble des rgles dtermines pour l'exprience, auquel cas il va tre transmis et enregistr la suite des autres. Ou bien il n'y obit pas, auquel cas il est rejet, et ordre est donn la source alatoire de proposer un nouveau signe qui sera son tour examin selon les mmes critres, puis accept ou rejet. Ce processus d'itration recommence jusqu' ce qu'on ait trouv un signe valable.

    Ainsi s'tablit peu peu une squence qui suit exactement les ttonnements et les dmarches cratrices, les repentirs et les retours en arrire, jusqu' satisfaction esthtique dans le cadre d'un style donn. Jusqu' ce stade, on peut dire que cet organigramme est celui de l'lve du conservatoire form aux rgles abstraites de la composition et excutant un devoir de contrepoint en gommant les notes sur son papier jusqu' l'obtention d'un rsultat qui satisfait toutes les rgles du jeu.

    Le second stade de cette synthse sera une formalisation de l'ensemble ; on procdera alors une comparaison des rsultats avec le rpertoire d'uvres que la deuxime mmoire du spectateur artificiel avait enregistr. Le critre de comparaison n'est plus la conformit un style, mais l'originalit ; il dterminera si l'uvre est valable, c'est--dire nouvelle.

    Si elle n'existe pas, elle est ventuellement enregistre ou dcode, c'est--dire retranscrite dans le langage sensoriel , partir des rsultats en langage- machine au moyen d'un traducteur digital-analogique. Elle est alors livre la consommation.

    Il convient de remarquer que, dans ce processus, l'esthticien prend le rle d'un artiste ; aprs avoir dfini les rgles du Beau

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  • dans l'ensemble de l'art, il recre d'autres uvres selon les mmes rgles, mais il refuse d'en prendre la responsabilit. C'est la machine qui est responsable. Le choix des rgles d'un style ayant t dfini, un processus alatoire est mis en marche, dans lequel l'esthticien contemple le rsultat. Ce processus matrialise une question importante : Brahms a-t-il crit tout le Brahms qu'il pouvait crire ?et si Brahms ne nous convient pas, Tchakovski est un bien meilleur exemple encore. Dans la rinsertion de l'ensemble des rgles qui dfinissent le style de Brahms ou de Tchakovski et dans l'exploration de toutes les oeuvres possibles obissant exactement aux mmes critres, la machine propose au philosophe de l'art deux rponses tout aussi troublantes. Si toutes les variations possibles autour du Premier Concerto pour piano se rvlent tre un ple reflet de l'original, un dmarquage sans valeur, un mauvais plagiat, c'est qu'il tait un idal inaccessible, il existe d'autres rgles, plus caches : l'analyse tait insuffisante et il faut la recommencer. C'est l une rponse d'un intrt considrable pour le critique d'art. Mais si, par hasard, les remake taient aussi bons, ou mme meilleurs, que l'original, c'est que dans l'exploration de leur champ des possibles, Tchakovski ou Brahms n'avaient pas choisi le trajet privilgi dans le sentier aux multiples embranchements. Il existait virtuellement un Premier concerto meilleur que celui que Tchakovski a matrialis dans son crit : nous aurions bien tort de ngliger cette prcieuse ressource de richesses artistiques. Un champ immense s'ouvre ici l'exprimentation sur modles et l'esthtique applique.

    Quatrime attitude :

    La cration abstraite : la machine, amplificateur de complexit, dveloppe une ide de composition.

    L'esprit humain est trop faible pour les ides qu'il imagine, il a besoin d'une aide technique : c'est l'ordinateur qui la lui fournira (Barbaud). Une ide ayant t trouve par un artiste responsable, celui-ci se sent incapable de la mener son achvement, car le travail de dveloppement qu'elle exige dpasse les forces humaines.

    C'est le cas de K.O. Gtz voulant explorer les combinaisons des signes noirs et blancs pour raliser des super-signes et recourant une quipe dont chacun fait selon des rgles rigoureusement fournies par le crateur un petit morceau du tableau d'ensemble.

    Rapidement, le travail fournir dpasse les limites de l'action humaine, ft -elle organise en quipe. C'est la machine que nous demanderons de servir d'amplificateur de complexit, de pousser jusqu'au bout nos dsirs et de les raliser. On met dans la machine une ide et un rpertoire de symboles et on lui demande de dvelopper cette ide.

    Xenakis entrevoit un intrt distribuer les lments sonores selon un certain nombre de rgles simples et se demande ce qu'il adviendra de ces rgles quant leur perception par l'auditeur. A priori, il n'en sait rien ; il commence par assembler des grains de son la main, puis, quand l'ampleur des calculs le dpasse, il demande l'I.B.M. 704 de les excuter pour lui. Il peut ensuite analyser, choisir parmi les rsultats qui respectent les lois de la pense logique, ceux qui sont plus proprement esthtiques.

    Il semble bien qu'une bonne part de notre art futur puisse se

    ART ET ORDINATEUR

  • dvelopper selon ces lignes. Mais il faut une rigueur obstine pour conduire ce projet son terme, puisqu'il s'agit d'appliquer toujours la mme rgle un trs grand nombre de fois. Ici, la volont humaine se lasse rapidement ; c'est le moment de faire place la machine et de lui demander d'accomplir le travail. Or, jusqu' prsent, jamais l'homme n'avait dispos de ce relais d'intelligence et de travail, et ses essais dans ce domaine taient rests extrmement limits. Il y a donc quelque chose de nouveau ; une voie s'est ouverte o l'art peut s'engouffrer.

    Cinquime attitude :

    L'Art permutationnel : la machine explore systmatiquement un champ des possibles dfini par un algorithme.

    La machine n'a plus recours au champ des possibles naturels (par. 1 ), aux lments et aux rgles de style des uvres existantes (par. 3). Elle ne suit plus toutes les implications d'une ide abstraite (par. 4), mais elle ralise toutes les uvres possibles dont le crateur a fourni le programme rpertoire et ide , elle compose avec lui. Elle comporte un code symbolique d'lments sonores ou visuels, constituant le rpertoire; on dlimite alors un champ de combinaisons possibles en nonant une squence de rgles pour le traitement et l'arrangement de ces lments : c'est la dfinition d'un algorithme combinatoire. Ce champ des possibles est extrmement vaste ; l'tre humain pourrait y tracer une trajectoire particulire et passer innocemment ct des ralisations les plus sduisantes. Seule la machine sera capable d'appliquer systmatiquement le jeu combinatoire tous les lments de l'algorithme, d'explorer et d'puiser la totalit de ce champ des possibles. Elle va crer un trs grand nombre, fini mais immense, d'uvres potentielles qu'elle pourrait mettre en stock. Mais il est plus sage ensuite de passer au crible d'un certain nombre de valeurs a priori (intelligibilit, sensualit, etc.) chacune des millions d'uvres ralises, pour garder les meilleures. Ce qui restera sur le tamis sera stock, puis vendu : c'est l'quivalent d'une enqute sociologique sur le plaisir du beau. L'esthticien se transforme en artiste puisqu'il cre son algorithme et en est responsable. Il fixera aussi le programme-iltre comme au par. 1. C'est la tentative de la musique algorithmique de Barbaud ; c'est la mthode S + 7 illustre par Lescure l'Ouvroir de littrature potentielle ; c'est la mthode des variations de Kuhlmann ou de Picard, etc.

    L'Art Permutationnel, jeu dlicieux des mandarins qui l'excutent, a une importance considrable dans une socit de consommation laquelle il apporte la diversit personnelle dans l'uniformit d'un mme algorithme. Chaque client de Prisunic disposera de son dessus de table en formica d'un motif unique et irremplaable de marqueterie personnalise, fournie pour lui tout seul, par une machine artiste qui est capable d'en dbiter des millions d'autres au prix d'un mme programme. C'est l'ide de multiple.

    Abraham Moles.

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    InformationsAutres contributions de Abraham MolesCet article est cit par :G. Kassa. De quelques aspects psycho-linguistiques du discours d'animation, Langue franaise, 1975, vol. 26, n 1, pp. 93-107.

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    PlanCration artificielle et cyberntique. De l'analogie la simulationDes degrs entre l'atome unique et la totalit : l'ordre proche et l'ordre lointainAnalyse cyberntique des attitudes esthtiques. Une science de la cration