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ABDELLATIF LAÂBI ŒUVRE POÉTIQUE II PRÉFACE DE JEAN PÉROL ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE

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ABDELLATIF LAÂBI

ŒUVRE POÉTIQUEII

PRÉFACE DE JEAN PÉROL

ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE

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PRÉFACE

Abdellatif Laâbi serait-il notre dernier Petit Prince tombé de sa planètedans les déserts marocains ? Tout au long de ses recueils il n’a cessé, il ne cesseencore, de nous dire à quel point, nous, les hommes de nos différents rivages,sommes responsables de notre rose. De notre rose amour, de notre rose désir,de notre rose liberté, de notre rose dignité, mort, fraternité, temps, de notre roseparole d’homme. Les roses ne lui manquent pas. Il les sort de ses nuits glacéesde cachot. De ses nuits lacérantes d’exil (avec ce magnifique : « au-dessus desténèbres / se lève la lune acide de l’exil »). De ses nuits agitées de poète. De sesnuits rageuses de veilleur. De ses nuits rouges d’amoureux. De ses solides nuitscamarades. « Prince, fiévreusement prodigue. Mais qui a dit que tu prodiguaisle repos ? »

D’ouvrage en ouvrage, on a pu voir comme il a « pris » la parole, comme il aà dire, comme il a beaucoup à dire. L’éluardienne affirmation, « le tout est de toutdire et je manque de mots / et je manque de temps et je manque d’audace », il ena été convaincu bien plus que d’autres, dans l’espace étréci de sa cellule de Kénitra.On a voulu le priver de parole, la lui ôter de la bouche et des livres. Quelques-unsont essayé de le faire taire, ils n’y sont pas arrivés. Il l’a sauvée, la parole. Il estallé la prendre entre les barreaux. Et il s’est sauvé, au propre et au figuré.

Dans un silence presque aussi long qu’une éternité (huit ans et demi dans unegeôle ce n’est pas quinze jours au Club Med), il a eu le temps de faire ses choixet d’être sûr de ne plus en douter : il serait un poète du dire bref, de l’oralité, dudialogue, genre : « avouez un peu votre bonheur / avouez-le / rien qu’entre nous »ou bien « quand j’avais froid / et faim / (j’ai connu cela ne vous en déplaise) ».Plus de temps à perdre, plus de distance esthétisante entre lui et les autres : 1) « toutavili me reconnaîtra pour sien » ; 2) « jeter les livres où il a appris l’orgueil » ; et3) « m’assurer que ce que j’ai écrit n’est ni ésotérique, ni étranger à ce qui estrecevable comme fonds commun de nos peines et de nos espérances ». Le pro-gramme était clair. Il s’y est tenu. Total respect.

Il a d’abord réglé ses comptes avec noblesse (« ta plume est propre / ne latrempe pas / dans la glu de la rancœur »). Mais attention, sur ce point commepour d’autres dans la vie, Abdellatif Laâbi a le coup de stylo aussi véloce queféroce : la griffe, la lame, c’est aussi son affaire. Puis il a réglé son pas, avec

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une certaine hauteur et une certaine fierté – même s’il pratique avec un grandcharme burlesque à la Buster Keaton l’autodérision et l’humilité –, pour finirde traverser le monde qui l’attendait et la poésie qui ne l’attendait plus. Uneavancée non sans quelque raideur : il n’est pas un poète souple de l’échine, lacourbette non plus n’est pas son affaire. Vulnérable par tendresse et compas-sion, mais intraitable sur le fond. C’est d’ailleurs ainsi qu’on l’aime. Une tenuede bride, une violence, une rapidité de cavalier, comme ceux de ses déserts.« Ah parole / ma redoutable… / toi seule peux seller ma monture / lui choisirmors, étriers / et l’engager dans d’effroyables pistes. »

Abdellatif Laâbi est un frère qui vous accompagne dans les rues du quoti-dien. Comme notre grand Du Bellay (« avec un Messer non ou bien un Messersi », ou encore « soit de bien soit de mal j’écris à l’aventure » – et ça c’est deJoachim, pas d’Abdellatif), il nous fait sans cesse toucher d’âpres vérités au filde ses commentaires, autre manière de faire entrer l’infini dans l’écriture poé-tique. Son écriture est une espèce de direct, en emprise sous la langue. Et,souhaite-t-il, cette langue « irritante / et désirée / comment lui dire / prends-moi / comme si je te parlais ? ».

Ainsi Abdellatif Laâbi est un flot de paroles à vif, au plus près, de parolesclaires, que seule la mort pourra parvenir à assécher. Il nous harcèle de poèmesqui touchent vite et juste, et qui nous atteignent au hasard, arrachés à un dis-cours intérieur poursuivi jours et nuits avec lui, les autres, ses fantômes, sonamour, ses ennemis, par bribes, comme les paroles d’un ami qui marcherait àvos côtés dans la rue parmi le bruit assourdissant de la circulation. La vie roulefume pétarade, Abdellatif Laâbi en profite pour vous faire des remarques, fus-tige, cingle, s’attendrit, ironise, là, à vos côtés, dans vos pas, autour de vos pas,devant, derrière, au cœur du chœur de cette cacophonie du monde et des hom-mes. Et pourtant ce sont ses fines paroles que l’on entend, pas le gros vacarmeindécent. C’est son secret de savoir se placer toujours au bon endroit de lamarche, pour vous glisser son poème concis, exact, qui prend l’avantage sur laconfusion ambiante. « Contre le silence et le vacarme, j’invente la parole, li-berté qui s’invente elle-même, et m’invente chaque jour. » Cette citationd’Octavio Paz placée par Abdellatif Laâbi dans la préface de son Anthologie dela poésie marocaine contemporaine, on comprend pourquoi il l’a mise en avant.Elle cerne également l’écrivain qu’il est, un poète que la liberté invente. Luiqui sent que « les gardiens sont partout », il les chasse de ses mots, personne nel’empêchera d’écrire comme il le veut, précis, dépouillé, efficace.

C’est une très vieille histoire. Comme tous les poètes dignes de ce nom,Abdellatif Laâbi la connaît bien : la poésie avance, elle doit s’avancer, entre lalucidité ascétique, sa transparente clarté, et la prégnante nostalgie de la languedes anges. Au sortir de ses expériences d’homme, un moment dans sa vie ausommet du partage des eaux, Abdellatif Laâbi a choisi sa pente d’écriture. Il nese poserait pas « avec anxiété la question de la modernité » post-mallarméenne.Il n’en a cure. Il se tiendrait à bonne distance des « tribulations esthétiques ».

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9Préface

Sa « rage de tordre le cou de l’indicible » s’est transformée en calme résolutionméthodique au fil des recueils. Sa poésie serait plutôt rapide que déroulée,plutôt maigre que foisonnante, plutôt à l’attaque qu’à la mélodie. Ce qu’il per-dait en envoûtement, il le gagnait en précision de tir.

Un risque calculé, fraternel, pour ne pas être absent au monde, absent dumonde et de ce qui s’y jouait. Pour cela, il s’écarterait du langage somptuaire,des musiques rongeuses, des richesses de langue luxuriantes. En tout d’ailleurs,il lui suffit de peu : « Je bois peu d’eau / et marche / à l’écart de la caravane. »Il ne sera pas un martyr supplémentaire du parfait. Un chercheur de plus del’élément pur qui engendre l’acte poétique. Un virtuose égaré de la poétiquediscipline de la pureté. « Que je me purifie / de ma pureté ! », voilà un de sesvœux les plus chers. Il a d’autres anges à fouetter que ceux de la langue su-prême : les « loups », les « tueurs », les « gardiens », qui rôdent dans la nuit etsur le bord de ses poèmes. Il se tiendrait au plus loin des bibelots d’inanitésonore, et si possible du côté « des blessures rapprochées du soleil ».

À propos de Mallarmé, justement, auquel nous mène ce « bibelot », il meplaît de me souvenir de ce texte de Valéry, « Je disais quelquefois à StéphaneMallarmé… », lu dans un vieux numéro de la NRF de mai 1932 trouvé auhasard d’une caisse de bouquiniste le long des quais. Pourquoi ce texte, alorsque nous en sommes à la poésie d’Abdellatif Laâbi ? Parce que Valéry, enquelques pages fondamentales me semble-t-il, met en avant le problème cen-tral de l’écriture, ou du dire, poétique, à savoir cette lutte permanente qui s’yjoue entre le « transmettre des faits » et le « produire une émotion », entre lessignaux et les effets, entre la clarté et la magie. Tout poète véritable dans lapratique de son écriture y a buté, et Abdellatif Laâbi sans doute plus qu’unautre dans le long silence de sa cellule de Kénitra, avant l’heure de ce choixque toute sa poésie révèle, et de décider de quel côté il faisait pencher la ba-lance, ou de quel côté, si vous préférez, il déplaçait le curseur.

Bien sûr, inutile de le cacher, Valéry, dans ce texte extrêmement complexe,complet, et écrit, on le pressent, contre « le fonctionnement élémentaire de lavie mentale, contre l’automatisme » (on est en 1932, suivez son regard), prendla défense d’un Mallarmé accusé d’être « obscur, stérile et précieux ». Il seplace affectueusement au côté de cette « virtuosité acquise et surmontée », de« ce refus à chaque instant de la solution immédiate », avec lui encore contre« le langage naturel », et pour l’autre, « purifié et spécialement cultivé pourl’usage somptuaire ». Vous savez bien, cet entêtement à « donner un sens pluspur aux mots de la tribu »… Oui. N’empêche. En défendant tout de même aupassage, en parlant de Stendhal, « l’esthétique d’un ascète », il sent tout desuite où le bât ne pourra que trop vite blesser dans cette aveuglée recherched’une « limite impossible à atteindre, vers laquelle tendront tous les poèmes »,lorsque les poètes sont « attablés au plus déraisonnable des jeux ». Et il restepersuadé que « la poésie est un compromis, ou une certaine proportion de cesdeux fonctions » (transmission/effet ; naturel/purification).

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10 Œuvre poétique II

Aussi, et pour faire bref, lorsque l’Histoire et un siècle particulièrementdurs pour les hommes sont venus bouleverser tous les horizons, le culturelcompris, les nécessités de comprendre et de dire se sont mises à secouer ce plusdéraisonnable des jeux. Et le curseur s’est déplacé, et la proportion a changé,et la tendance s’est de plus en plus inversée, dans un adieu de plus en plusdéchirant aux délices anachroniques du mystérieux somptuaire, ce que n’onttoujours pas compris, même encore aujourd’hui, tant d’épigones mallarméenssuffisants dont Laâbi s’est toujours résolument tenu à l’écart.

D’Apollinaire à Maïakovski (regardez comme le souvenir de ce poète russerevient dans les poèmes d’Abdellatif Laâbi, comme si : « Pour les divans pous-sent des poètes frisés. / Rien à tirer de ces bichons lyriques. / Moi / j’ai appris àaimer / en prison… » Maïakovski l’avait écrit pour lui), aux poèmes de Feuillesde route de Blaise Cendrars, aux Poèmes d’exil de Bertolt Brecht (auxquels lespoèmes de Laâbi, écrits dans la même tonalité, font souvent penser), en passantpar Aragon (« Écris comme parle ta mère », même si Aragon écrivait commejamais n’avait parlé sa mère…), jusqu’aux poètes d’Action poétique premièreversion, jusqu’à ceux de la « Poésie à hauteur d’homme » des années soixanteet des amitiés d’un Guy Chambelland oublié, on assiste historiquement à cettereconquête de cette première fonction, et à une espèce de mise en jugement, ouremise en place, de la seconde.

Dans cette reconquête de la parole, cette remise en jugement, cette bataillede fond au cœur de la poésie française, Abdellatif Laâbi, poète franco-marocain,est venu s’insérer avec force, apporter son aide, par un apport subtil et une pré-sence indéniable. Alors c’est à notre tour d’avoir envie de lui dire, pour l’enremercier, ce qu’il nous confie, dans ce poème magnifique de L’Étreinte du monde,avoir eu envie de dire, lui, en guise de remerciement, à la petite fille blonde quilui apportait chaque matin sa baguette de pain dans sa maison d’exil de lacampagne poitevine : « La bataille de Poitiers n’a pas eu lieu. »

Et c’est ainsi que les poètes sont grands !

JEAN PÉROL

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Le soleil se meurt1992

à André Laudeet Serge Pey

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Le soleil se meurtune rumeur d’homme à la boucheC’est une étrange soifquand grisonnent les idéeset que l’amourà peine commence

*

Les voilà débarrassés du rêvehommes et femmes aux hanches étroitesAh ils respirent enfinse mettent à leurs calculatricesouvrent les vannes du bruitpour remplir leur assietteavant de se coucherdans leurs lits séparés

*

Ils sont pressésles prédateursLes oiseaux ne se doutent de rienles chiens non plusla perle lâchéedans la mémoire de l’eaula chrysalide s’acharnantcontre la pénombre du coconIls seront passésen premier

*

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16 Œuvre poétique II

Terre et ciel s’ignorentIl n’y a pas eu de messagepersonne n’a rien vuL’Histoire n’a pas arrêté de délirerLes tombesvoilà les vrais monumentsQuelqu’un parle-t-ilici ?

*

Qui parlede refaire le monde ?On voudrait simplementle supporteravec une brindillede dignitéau coin des lèvres

*

Arbre amiNe te mets pas en têtede marcherReste accrochéà notre vieille mèreVeille sur l’herbele nidNe t’avise pasde parlerIls te tueront pour de bon

*

Ô dieusi tu es hommefrère de l’hommerenonce à tes mystèressors de ta grotte

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17Le soleil se meurt

Dis à tes partisansla vanité de leurs templesPlonge-les dans la cécitéLève l’étendard de la révolteJoins-toi à ceuxqui n’ont que leurs chaînespour labourer le malheurViens doncleur embrasser les pieds

*

Or de la miséricordeton alchimiste n’est plusIl n’a laissédans le creuset fêléni pépite ni poussièremais quelques gouttes de sangtombées des pupillesqui n’ont que trop vu

*

Il faisait bon vivreau fond du labyrintheLa lumière s’inventaitau bout des doigts de l’aiméeLes larmes étaient des fruitshors saisonLe beau une essencequi flirtait avec la véritéImmanquablement le fluxnaissait du refluxLa promesse pérégrinaità petits pas de gazelledans le désert obligéIl y avait comme une blessure sacréeoù s’abreuvait la vision

*

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L’Étreinte du monde1993

à Andrée Chedid

à Mohammed Dib

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LES ÉCROULEMENTS

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106 Œuvre poétique II

Serre bien ma tête contre ta poitrineet dis-moi ce que tu voisavec l’œil que nous avons patiemment cultivéau plus noir des ténèbresquand les jours de l’année se comptaient à l’enversquand le printemps nous dévorait le sexequand l’automne était une hirondelle de ciresur notre oreillerquand l’été nous marquait au fer rouge dans ses fourgonset l’hiver nous accordait une miette de miséricordeQuand quelques mots d’amour lancés à travers les grillesnous nourrissaient pendant une interminable semaineQuand je souriais à la conquête de ton sourireet que tu versais la larme que je me refusaisQuand je faisais sortir de ma tête un pigeonpour que tu l’arbores fièrement sur ton épauledans les files d’attente

Dis-moi ce que tu voisavec cet œil de chair et d’acierfamilier des ténèbresvieux comme la consciencecontempteur de l’oublitémoin irrécusablePourquoi ce silence mon aiméeCet œil ne peut s’éteindre, n’est-ce pas ?Alors dis-moi ce que tu voisA-t-on commencé à détruire GrenadeLes barbares sont-ils à nos portesComment sont les barbaresParlent-ils une langue inconnueViennent-ils vraiment d’une autre galaxied’une autre dimension du tempsEn quoi nous ressemblent-ilsQuoi en eux est si terrifiant ?

Dis-moi ce que tu voisLe fleuve des images monte-t-il toujoursPour quand prévoit-on le délugeSe bat-on déjà aux abords de l’arche

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107L’Étreinte du monde

Que fait-on des chevaux blessésdes enfants qui ne peuvent pas marcherLes femmes ont-elles pris les armes à leur tourY a-t-il au milieu de la horde un prophète perdu ?

Pourquoi ce silence mon aiméeMe condamnerais-tu à devoir imaginerce que je n’aurais jamais accepté d’imaginerdussé-je me crever les yeuxComment aurais-je pu croire que j’exercerais un jourle métier réprouvé du corbeauou même le sombre office du cygneMoi l’artisan fils de l’artisanlaboureur de l’antique beautétisserand de l’espéranceveilleur de l’âtre jusqu’aux cendresberger sans gourdin du troupeauque je dressais contre le chien-loupMoi l’artisan fils de l’artisanguettant l’arc-en-cielpour ne pas me tromper sur les couleursen me fiant à leurs nomsles recueillant une à unedans la marmite en cuivre de ma génitricecomme autant d’épices raresdestinées aux joies humainesau partage d’un repas qui ne devient liciteque si les pauvres le bénissent et l’honorent ?

Comment aurais-je pu croireque ce rêve qui m’a converti à l’hommedeviendrait un cauchemarque les héros de ma jeunessescieraient l’arbre de mon chantque les livres où j’avais rencontré mes sosiesjauniraient au fond de ma bibliothèqueque mon errance vouée à la rencontremanquerait à ce point du gobelet d’eauet de la galette déposés au bord de la routepar Celui ou Celle qui veille sur l’errance ?

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Le Spleen de Casablanca1996

à la mémoire de mon père

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160 Œuvre poétique II

Le soleil est làJe n’ai plus à l’acheterEt bien vite je l’oubliecomme si j’étais fascinépar les ténèbres

*

Les paysmaintenantse valenten férocité

*

Mon dieucomme je me sens étrangerJ’ai beau vouloir me mêlerà l’agitation du mondeje me retrouve à l’écart dans mon coinEst-ce moi qui me punisou est-ce le monde ?

*

Après les actes vainsles paroles vainesdonnant la nostalgie des actes

*

Les livres qui portent mon nomet que je n’ose ouvrirde peurqu’ils ne tombent en poussièreentre mes doigts

*

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161Le Spleen de Casablanca

À force de côtoyer le monstrel’odeur du monstrete colle à la peau

*

Réveille-toirebelleLe monde croulesous les apparencesIl va creverde résignation

*

Quand j’avais froidet faim(j’ai connu celane vous en déplaise)la vie m’était presque douceet fécondes mes insomniesJe pensais chaque nuit aux autres(aux laissés-pour-comptene vous en déplaise)et chaque matinun soleil fraternelvenait me rendre visiteet déposait à mon chevetdeux ou troismorceaux de sucre

*

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Fragments d’une genèse oubliée1998

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1.

Au commencement était le criet déjà la discorde

Ce qui s’est déchirél’hymen du feu

Pêle-mêlele violles sordides batailles de la séparationet les coups de boutoir de la solitude

Le ciel s’est retiré du feul’eau s’est retirée du ciella terre s’est retirée de l’eaul’idée s’est retirée de la glaiseet la forme surgitcoupée en deux

La moitié fut retenuel’autre jetée dans l’abîme

On ne pensait ni à malni à bien

Qui aurait pensé d’ailleurs ?

Il eût fallu se toucherbraise contre braisepour réveiller cette lueur dans les yeuxqui ne recule devant rien

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198 Œuvre poétique II

La proie se ramollitet se résigneoffre son cou veluà la germination voracedu ventre

Tout le monde bouffe tout le mondechacun son toursa ruseses bruits infects de déglutition

Vaste était la destruction

Le têtarddans sa mare croupiene pouvait pas deviner

S’il avait eu seulement une antenneavec une petite lentille bricolée au boutil aurait pu…Mais à quoi cela aurait-il servi ?

La destructionunique témoin de la destruction

L’eau revint à la chargeet recouvrit ce spectacle peu ragoûtant

Elle s’ajouta au désordre

Il y eut ces vagues sans objet

Il n’y eut plus que ces vaguespendant un laps d’éternité

Une outreoù la masse était secouéecomme si on en voulait à ses racines

De leurs sombres mandibulesles vagues taillaient dans le vifétouffaient les balbutiementsbrassaient et rebrassaient

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199Fragments d’une genèse oubliée

De quelle idée courte se vengeaient-elles ?

Elles brassaient les ruines originellesle trop-plein de matièrele peu de mémoire

De ce chambardement naquit l’hybridearche menacéechaudron de folie pure

L’hybride s’ébattaitproliféraitLa couleur s’inventaitpar simple bruissement de la lumièrelibre de sa formeLe regard montait des tripesLes bouches s’ornaientqui d’une vulve rétractilequi d’un phallus comestibleDes organes s’échangeaientdans l’allégresseOn entendit même les bribesd’une musique articulée

L’être sculptait l’être

La viesans membresse tâtait

Il y avait comme une floraison vitaleavec un brin d’intelligenceet des amours immédiates

Il n’y avait que des élans rêveursdans la danse des origines

Corps de tous les corpsétait l’hybridepossible narguant l’impossiblemarche de l’horizon vers le pleingenèse éprise de la genèse

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200 Œuvre poétique II

Mais il y eut un assombrissementdes éclairs de rageet un déluge de météoritesCela durace que durent les grandes épreuvesAlors les vagues refluèrentabandonnant sur le terrainle chaudron renverséet sa population exsangue

Pourquoi cette déroute ?

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234 Œuvre poétique II

15.

Qu’as-tu entenduet qu’as-tu vuhomme de la fêlure ?

Disdisou alors récite

Si tu ne parlesle monstre sera absous

L’ombre ne fera qu’une bouchée de la fresque

Le rapt qui fut une règlesera la règle

Entre nousgrandira le champ de l’oubliÀ ses herbes follesrien ne résisterani la distanceni le mouvementni même les fourberies du désert

L’effacementatteindra le corps et la vision

Ceux qui naîtront aprèsrenieront ceux d’avantet se renieront eux-mêmes

Le fils deviendra un loup pour son fils

La mère sera battue à mortaprès l’enfantement

Une pluie acide s’abattrasans discontinuersur le plein et le vide

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235Fragments d’une genèse oubliée

Elle coulera dans la sueurle spermeles larmesravagera les frontsles sexesles visageset de mille dardsdéchirera la matrice

Parleras-tuhomme de la fêlure ?

Dis au moins ce que tu as cru voir

Ton témoignage serait fragileet alors ?

On ne te demande que ta véritési petitemais c’est un bout de vérité

De quoi as-tu peurde l’inutilitéou de la certitude

Ne sais-tu pas que le silenceest un mensonge par omission ?

Ô parolesois justeviens au secours du désemparé

Prends-le par la mainguide-le dans cette nuit du sens

Rapproche le voilepour qu’il y imprime sa face

Mets entre ses lèvresta perle brûlanteenduis sa languede l’élixir qui allège les fardeaux

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236 Œuvre poétique II

Ne sois pas frivolecomme tant de déesses défigurées par l’orgueiln’ajoute pas de vains mystèresau mystère de ta conceptionet parmi tes vertus proclaméesn’oublie pas la compassion

Parleras-tuhomme de la fêlure ?

De ton secrettu es le maître et l’esclave

Saisis ce laps de consciencedénude ta poitrinemasse tes mamelonsdesserre les dentslaisse monter à tes lèvresgrappe après grappele flot des chrysalides

Diset réjouis-toi de dire

16.

Et d’abordquelle languedécrira ton éblouissement

Celle des mortsqui n’ont cessé de rêverou celle de ton déliredevant le délirede ce qui t’est dicté ?

Questions idiotes

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237Fragments d’une genèse oubliée

Dans le cimetière des motstu es jardinierberger des nuesconvoyeur de l’ondéeet veilleur de racines

Tu fais fleurir les tombespour que les pâturages de la vieen prennent ombrageet décrètent la résurrection

De ton babiléclosent des papillons écritsune volée drue de calligrammes

Ils forment un obélisqueoù s’inscriventtoutes les langues à venir

L’obélisque granditmonte vers le grenier des étoiles

Le ciel en est ahurimais n’en est pas jalouxcontrairement à la légende

Il ouvre ses brasà cette myriade de signeset gagne en sagesse

Ainsitu as traversé la fresquehomme de la fêlure

Tu voulais voir et savoiret te voilà de l’autre côtéde la lumière

Dès que tu as parléla fresque s’est évanouie

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238 Œuvre poétique II

Maintenantla nuit descend en toilentement

Du pas de l’aveugletu marches

Tes mots sont ta cannel’effluve de ton passage

Tu découvres que tu as des mainsnon le long du corpsmais devantderrièretelles des rames

La barque de ton corpsest d’une chair épanouieexperte en désiret mémoire du désir

Elle ignore la destinationglissehors des temps

Qu’il vente ou paselle vapar venelles et ruellesau-dessus de l’air et sous l’eaupoussée par les youyous des sirènes

Elle fend la cité engloutiepasse entre deux rangéesde pur-sang pétrifiéset lâche dans son sillagela guirlande des noms

Les odeurs envahissent ta barquetes odeurs depuis les langesaigres ou capiteuses

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239Fragments d’une genèse oubliée

Tu te guides à l’odeurpour écarter les frelons de l’oubliet accélérer ta marche

Tu cherches la tombeoù tu vas trouver ton berceauet le berceau sera recouvertpar le foulard jaune de ta génitriceClous de giroflecarmin imbibé de saliveécorce de noyerantimoine poivréÔ mémoiresoleil vert de ses yeux

À côté du berceaudes babouches jaunesmenues

Celui qui les a ôtées de ses piedsa pris ta placesous le foulard

Sa barbe et ses onglesont poussémais il a les joues rosesd’un jeune mariéfermant les yeux après l’étreinte

Il dort sans respireret se repose pour toiÔ mémoiremains jointes de sa douceur

De cette fontainecoule ton élégie

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Poèmes périssables2000

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II

Trois petits arbrestrop jeunespour me donner la réplique

C’est moile merle empeséqui vient de passeren silence

Comme luije suis habillé de noir

Je vole assis

Les barreaux du cielsont solides

Je ne peux chanterde si bon matin

*

Le frissonqui précède le motd’où viendra-t-il ?Il y a ces eaux du Détroitcharriant les oiseaux chassés d’AfriqueCette chambre d’hôteloù la fenêtre indiscrètes’oppose au désirCe diadème de cimetièresposé sur la poitrinede la ville endormie

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280 Œuvre poétique II

Il y a ce mur à franchirbête à en pleurerCe ciel courtl’étau de ses nuages

En somme rienqu’on puisse mettreau compte de la vie

*

Ma fenêtreavare et stupideAutant ouvrir la portequi donne sur le couloir

*

Allez donc écrire un poèmesur une voitureÔ mes ancêtres chamelierssi vous saviez !

*

Pour la moindre miette de libertéje dois encore galérerPour la plus petite véritéje dois encore me faire violenceÔ mèrequelle esclave étais-tulorsque tu m’as conçu ?

*

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281Poèmes périssables

Ceci est ma maisonéphémère comme les précédentesLes objets sont à la placeque je leur ai désignéeDemainje déménageraiet ils me suivrontD’eux ou de moiqui est le plus exilé ?

*

Écrirepour différer la mortprécipiter la vieL’angoisse est la même

*

Mon âmem’appartientPourquoi devrais-je la rendre ?

*

Plutôt que sensdonner consistanceà la vie

*

Rituelssans magieRoutine de l’être

*

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282 Œuvre poétique II

Je recueille bout par boutce qui subsiste en moiTessons de colèrelambeaux de passionescarbilles de joieJe couds, colle et cautériseAbracadabra !Je suis de nouveau deboutPour quelle autre bataille ?

*

Quand le quotidien m’useje m’abuseen y mettant mon grain d’ironieVoici le chatet voici la sourisAuteur méconnu de dessins animésje suis

*

Incrustés dans le murdes yeux s’ouvrentd’autres se refermentÀ la question incongruel’absence de lèvresest une réponse cinglante

*

Quand on n’a plus à offrirque le mal de vivrele ridicule de la douleurautant se taire

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283Poèmes périssables

Quelle indécence déjà à se le direen croyant toucherà je ne sais quel art !

*

J’ai cru par l’espritme libérer de mes prisonsMais l’esprit lui-mêmeest une prisonJ’ai essayé d’en repousser les paroisJ’essaie toujours

*

Le corpsun réduitLe supplicié compte les joursDe ce réduiton ne s’échappe pasLes coupssont portés de l’intérieurL’aveu ne sert à rienQuel aveu d’ailleurs ?S’accuser d’être homme ?

*

C’est ma nuitpas la vôtreElle me présente son caliceet je boisme soulagedu fardeau de ma têteJe vais oubliersans fermer les yeux

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284 Œuvre poétique II

Rien ne m’arriverani heur ni malheurJe vais entrer dans une autre attenteet l’attenteje m’y connaisbien avant ma naissance

*

L’énigme s’est rhabilléeaprès la longue étreinteJe me lèveet quittele tombeau de ma souveraine

*

Parfois je visParfois je meursPlus près de la blessurePlus loin des mots

*

Le pilleur des rêvesest encore passéAu rêveuril n’a laisséqu’un goût de sabledans la bouche

*

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285Poèmes périssables

Laver son cœurle faire sécherle repasserle suspendre sur un cintreNe pas le replacer tout de suitedans sa cageAttendrela clé charnelle de la visionl’impossible retourle dénouement de l’éternité

*

Quelle lune de sa lame lacère le poème ?Amours défuntes, amours en gésinequelle page recueillera vos criset l’encre sèche de nos larmes ?

*

Je visla peur au ventrePeur de quoi ?De l’apocalypse annoncéeet péniblement reportéeDu tarissement de l’amourde l’écritureDu bourreau que j’ai cru oublieret qui ne m’a pas encore oubliéDe commettre quelque ignominieD’attraper la maladie de la soumissionOu de mourir par hasardécrasé comme un chien ?

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V

La mouette

On ne remercie jamais assez les oiseauxL’hôte d’aujourd’hui est une mouetteÀ son appel, je me suis mis à la fenêtreÀ mon appel, elle s’est posée sur le toitde la maison de ChateaubriandComme de vieilles connaissancesnous avons parlé de choses et d’autresDe la Méditerranéevenue jusqu’à Saint-MaloDu ciel qui a revêtu enfinsa cape bleue de cérémonieDes vitraux de Bazainedans la maison vide de DieuMais aussi de la solitudequi s’empare de vousau milieu de la fouleMerci, ai-je dit à la mouettesans savoir pourquoiElle m’a répondupar un petit ricanement complicepuis s’est envoléevers Essaouiraai-je pensé

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302 Œuvre poétique II

Chant de l’aube(sur un tableau de Jean Bazaine)

De l’aubeje vois les chaînesque tu écartesd’un revers de lumièrecomme si tu peignaispar compassion extrêmeÀ peine as-tu trempé tes doigtsdans la sourcel’océan du ciel frissonne sous la caresseles couleurs ôtent leur suairepour s’adonner à l’étreinteTon chant que voilàépris du blancque la mort daigne laisserderrière ellepour que nous autres vivantsy tracions nos marelles

L’adieu au père

Le cheval hennitau fond de la vieille ruelleSon cri monte par les escalierspousse la porte de la terrasseet fuse dans le ciel moutonneuxLes voix décalées des muezzins lui répondentLes premiers beignets chauds embaumentet l’aube retient son souffleJe suis là, ô mon alezanmalgré la distanceet le poids des ansJe n’ai pas oublié de puiser l’eau pour toiet de remplir ta mangeoireJe t’écoute

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303Poèmes périssables

Mon père referme la porte de la maisonSes pas résonnent dans la vieille ruelleet peu à peu s’éloignent

Je vous regardais d’en basmaître du silenceet je ne reconnaissais d’autre trôneque votre échoppe d’artisanVous étiez juchéau milieu de cuirs et de cuivresque vous rendiezobéissants et rêveursComment vos mainsauraient-elles pu se leverpour frapper ?

Vous me disiez« L’argent, ce n’est que la crasse du monde »Vous aviez tout dit

Le chat

Encore toiles yeux fermésouverts sur le théâtre d’une autre vieCette maison immenseavec pour seule compagniele petit chat qui a flairé ta solitudeIl vient se frotter à toipuis se love à tes piedsConfiantil rêve déjàVoilà que tu te coules dans sa rêverie :tu es un chat

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304 Œuvre poétique II

L’homme seul qui gribouille à côté de toit’a caressé tout à l’heureIl ne l’a pas fait distraitementen pensant à sa femmeou ses enfantsEt puisque la caresse t’était destinéetu as ronronné d’aiseMaintenanttu te sens en sécuritéTu n’as pas faimTu n’as pas froidTu es comme dans le ventre de ta mèreBientôt tu vas glisserdans le doux tunnel qui conduit à la lumièreMais comment sais-tuqu’il y a une lumière au bout ?Les yeux voient-ils avant que de s’ouvrir ?Qui es-tupetit chatet d’où viens-tu ?

La tourterelle

De ses crisc’est un dieu de voluptéqu’elle invoqueQuel est le châtimentde la tourterellequand elle blasphème ?

Incompréhension

Par grappes entièresles oiseaux ont occupé les arbreset donnent leur concertIls savent que je les écoute

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305Poèmes périssables

Je sais qu’ils veulent me dire quelque choseDe temps en tempsje crois saisir un motÀ son articulationon dirait un vocablede ma langue maternelleprononcé avec l’accent du SudJe note à tout hasard :Oui, nonreste, parsla portedit-ilregarderienderrière toiIl a suffi que je prenne ces notespour que le concert s’arrêteQuel mot ai-je mal comprispour faire taire ainsi les oiseaux ?

Le monstre du train

C’est le même trainque je prends toujoursvers une vague destinationbondéenfuméavec le gosse criard de serviceet la maman débordéecriant encore plus fortAvec mon obèse de voisinqui m’écrase et respiresa portion d’air et la mienneAvec mon bout de fenêtreque je protège de la maincomme un écolier sa dictéeAvec la beauté fracassantedont l’indifférencefait déborder le vase

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306 Œuvre poétique II

Le monstre tapi dans mon regardva bientôt opérerAh j’en ai trucidé ainsides voyageursréduit en esclavage des reinesdétruit des villes au passagemis le feu à des frontièreset fait la nique à leurs cerbèresPourtantà ma connaissanceje ne fais l’objetd’aucun avis de recherche

Les îles éternelles

à A. Alvarez de la Rosa

Sindbad a fait le tour du mondeen six joursEt le septièmevoulant se reposeril accosta dans ces îlesIl les trouva presque déserteset se dit : Cela est bien !Ici la terre prend tout son tempspour naîtreElle veut écouter jusqu’à la finles mille et une histoires de l’OcéanElle sème dans le miroir du cielses premiers rêves de langues, d’arbreset de visages humainsElle caresse son ventre et ses seins volcaniquespour que le feu pactise avec l’eauet nous apprête la page d’amourqui manque au livre de la vieÔ îles, s’écria Sindbadpromettez-moi une genèse douceun autre art de naître

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307Poèmes périssables

ÉcoutezSemezCaressezRêvez pour toute la terreet vous mériterez le nom que je vous donne :Îles éternelles

Réalité

Me voici de nouveau dans ma banlieueCette maisonque je changerai encore pour une autreLa pièce où je ne m’enferme plus pour écrire(je ne suis pas à une contradiction près)Ce que m’offre ma fenêtreun bout de rueoù passent plus de voitures que de piétonsUn pan de ciel opaquesi basque les oiseaux s’y cognent les ailesSur mon bureaules lettres se sont entasséesSous mon coudedes poèmes inachevésÀ côtéla machine à laver tournefait disparaître de mes habitsl’odeur du voyageVoici que le téléphone sonneTel un automateje tends la mainet me rends à la réalité

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L’automne promet2003

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Voici les couleurs de l’automneet voici les habitants remuants du cœurJ’étais parmi vous sur une lisièreTout n’était pas permisIl fallait chaque fois couperce qui dépassait de l’esprit et de la chairmarcher plus court que la routeet au milieu d’une phraserecouvrir les lettres d’une peau morteJe ne me ressemblais pasVous ne vouliez pas me croireJ’enduraisL’écho de mes aveux se perdait

Voici les contours de l’automneUne ville à peine imaginairesurgie d’un rêve idiotJe la vois sans la voiret ne peux la nommerD’où me viennent ces idéesces imagesQui me dicte et me censure ?Pourtant je garde le sourireque je veux narquoisPas dupe le poète !J’endureet vous ne voulez pas me croire

Voici les trémolos de l’automneUne poignée d’air et de lumièrelancée comme une dent de laitvers la lune qui se dérobe

NOVEMBRE 1999

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312 Œuvre poétique II

Ou alors un nuage fouprenant le ciel pour une autorouteOu encore un chat de compagniejouant à mutiler sa proie au coin du feuIl y a bien une musiquefiltrant d’une taverneEt l’on devine les visages accablésla vapeur poisseuse suspendue sur les têtesla poitrine à vendre d’une serveuseque l’aube désespère

Voici les habitants remuants du cœurL’histoire est longuepleine de rebondissementsElle était une fois, mille foisla fleur carnivore de la paroleses épines plantées dans la langueIls étaient une fois, mille foisun roi sadiqueet son astrologue férud’intrigues policièresIls étaient une foisle loup, la brebiset la foule hystérique des parieurs

Voici les langueurs de l’automneCe qui s’absente déjà de nousquand du trouble de l’âmeles images sont captéesC’est le sang qui s’en vaaprès avoir apposé ses ridessur les yeuxC’est la terre désarçonnéedécouvrant les étendues de la perteEt c’en est ainsi des racinesqui sommeillent ou s’éveillentdans le roulis aveugledes saisons évasives

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313L’automne promet

Voici la pente irrésistiblefaisant deviner le gouffreOù vais-jede ce pas qui n’est pas le mien ?Il me porte et m’emportesans plus d’égards pour mes amoursmon éblouissement de toiquand tu es ma seule croyancele sens du cheminsa passionQuand de tes mainstu me roules et m’humectescomme une motte de couscousQuand ton odeur devient l’essenceet me rend subtiltelle la rose qui choisit la mainoù s’ouvrir

Voici la hache du tempsles reflets de sa lame aiguiséeSur le billoton ne voit de la têtequ’une nattetendue par deux enfants enjouésOn dirait des anges d’ailleursces bambins terrifiantsimbus de leur innocenceimperturbablescomme d’anciens geôliers

Et me voici exact au rendez-vousque personne ne m’a fixéLe café est désertet j’ai déjà bu mon caféSur la tablerigoureusement bancalele stylo est poséen travers de la page

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314 Œuvre poétique II

Il me fait penser au glaiveséparant dans la coucheTristan et IseultSi je le soulève pour écrirequ’adviendra-t-il de la légende ?J’hésite et gambergeAutour de moile café se remplit de témoins

Il fallait bien un commencements’inscrivant à l’insu des motsJ’ai dit cent foisque je ne contrôlais pas toutVoici la bergele fleuveet la berge d’en facedont je ne sais rienHostile ?C’est de rigueurDésirable ?C’est à voirLe trouble est en moigrandDans le tempsje m’en délectaistant j’avais à apprendreL’inconnu faisait partie de moiEt maintenant le désir est comptéhaché menuSi je souffle sur la flammecomment entendrai-je son chant ?

Entre la phrase d’hieret celle d’aujourd’huiquelque chose s’est casséJ’ai vu ce matinles effets du cyclonetant d’arbres disloqués

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315L’automne promet

Et ma tempête n’était pas en restesourdes’en prenant à ma gouvernel’ordre que j’ai cru mettre dans ma vieVoici les convulsions du siècledans ce caveau nuptialoù la fête sera célébréedans la douleurEt moini de ce siècleni du suivantles yeux ouverts sur la nuitpar l’aube sidéréeprotégeant de son voile effilochéles étoiles de survieMe réjouirm’attrister du tempsqui travaille comme la pierreet nous fissure ?M’est avis que je lui suis parallèleEt ça se passedans le lointain du corpshappé par une autre histoireCelle-là qui ne s’éprouvequ’en marchant pieds nusdans le brûlant des sablesau milieu des âmes errantes

Cet instant carréfigé dans le cadrande l’horloge pernicieuseoù les doigts de la mortpianotent une vieille rengaineEt quand cela adviendrales larmes de l’enfantseront toujours chaudespeut-être un peu plus saléesAu dernier soufflela même question se poseraô dérision !

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Bourrasque de ce matinsoulignant d’un trait rougema dernière envolée lyriqueQuelle est cette tempête adversequi m’abuseen me donnant le seinet au bout de chaque cycles’ingénieà différer mon sevrage ?Et c’est miraclesi le périple se poursuitsi rien de vitalne s’est rompudans cette course d’obstaclesà la fameuse lueurdu bout du tunnel

Le tunnelle revoicilong, longsur une autre terreoù l’on ne peut même pasenterrer ses mortsJe t’ai nomméePalestine !

10 AVRIL 2002

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368 Œuvre poétique II

1. Les passages entre guillemets sont repris d’un poème du Palestinien Tawfiq Zayyad.

Je pense à vousmes amis de là-basdont j’ai traduit les poèmes« Je vous appelleet serre vos mains1 »puis je me sens tout bêteQu’ai-je à direque vous ne dirieznon pas mieuxmais avec une autre matière des mots :le blanc insondable de la terreurle noir indélébile du sangle pourpre du rêve violéle gris vénéneux des décombresle jaune dément de la chair brûléele vert du torrent injuste des larmesle bleu ivre des malédictions ?

Je pense à vous mes amisà nos rires homériqueslors de rares récréationsdispensées par l’exilà nos joutes savantespour célébrer le vin françaiset la femme stupéfianteéquitablement partagéedans nos pittoresques déliresde machos repentisJe pense à votre arabe cristallinque j’ai apprispar amour de vousà ce passeport surréalistequi est le vôtreque j’ai jadis demandéet que vous ne m’avez pas encore accordé

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369L’automne promet

Je pense à vos enfantspresque tous musiciensnourris de fiertéles yeux brillant du plus vif éclatqu’il m’ait été donné d’attesterJe pense à vos mèresinterdisant le jardinage aux hommesgardiennes du thymet du secret du savon de NaplouseJe pense à vos pèresau visage sculptédans le roc du mont des OliviersJe pense à Jérusalemquand le peintre amiqui en est natifcrut la voir un jour en ma compagniedu haut des Mérinides à FèsJe pense à vousmanquant d’eau, de painet plus terribleà vos bibliothèques éventréesà vos manuscrits foulés aux piedsJe pense à vousvous éclairant avec la fragile bougiede l’espoircar vous n’avez pas « trahi vos poèmes »Je pense à vous Ahmad, FadwaGhassane, Ibrahim, Izzat, JamalKhayri, Lyana, Mahmoud, MohammedMourid, Nida, Rachad, SaharSamih, Walid, YahiaJ’ouvre vos livresen caresse les dédicacesfinement calligraphiéeset penseà votre incomparable urbanité« Je vous appelleet serre vos mains »

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Les Fruits du corps2003

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IV

Elle ne sait pas parlerdit-elleC’est là qu’elle irrite

Il faut la voir raconterElle devient l’enfantqui ouvre grand les yeuxtremble de peuret s’émerveille

Et quand l’histoire s’achèveelle demanderait presquequ’on la bordeet lui dise :Dors mon bébédors

*

Je t’écouteet recueille les motssur tes lèvresPourtantce sont tes yeux qui parlentposémentdistribuant les rôlesAux paupières : les voyellesaux narines : les consonnesaux dents éclatantes : les liaisonsAu fondla langue qui me sert à écrirec’est à ton école– privée –que je l’ai apprise

*

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420 Œuvre poétique II

Si je pouvais m’abandonnercomme tu t’abandonnesSi tu pouvais me caressercomme je te caresseSi…Mais que serions-noussans nos imperfections ?

*

Sur tes mainsle temps s’est acharnéMais il n’a rien pucontre leur douceur

*

Je rends grâceau créateur méconnuqui ne s’est pas souciéde perfectionVa savoir pourquoila beauté qui m’inspireest toujours imparfaite

*

Comme tu t’es mise làdans cette attitudene bouge pasreste où tu eslaisse-moi te regarderje te le jurepour la première fois

*

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Écris la vie2005

à A. VocaturoAïcha et Sakher

F. et B. Ascal

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GENS DE MADRID, PARDON !

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Ay qué día tan triste en Madrid1 !Qu’on se le disela terre n’a pas tremblé ce jour-làNul astéroïde vagabondne s’est écrasé sur la BoursePas de nouvelle marée noireet la précédente allait bientôtêtre traitée dans les urnesLa télévision aboyait, miaulait, caquetaitstridulait, croassait, brayait, blablataitLes footballeurs s’étaient mis au vertLes taureaux paissaientLes écrivains faisaient la grasse matinéeLe moustachu polissait son discours d’adieuLe serial killers’était donné un temps de réflexionet Dieu le père ou la mèreétait comme à l’accoutuméeaux abonnés absents

Qu’on se le disele temps s’est brusquement figépuis il y eut cette sonnerie anodineperdue parmi la cacophonie des sonneriesQuelques secondeset la digue de la raison a cédéla chaîne de l’espèce humaine s’est rompueAy qué día tan triste en Madrid !

1. Las ! quel triste jour à Madrid ! Référence aux attentats du 11 mars 2004.

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470 Œuvre poétique II

Les héritiers obligés que nous sommesde toutes les andalousiesde toutes les lumièresDe tous les génocidesde toutes les ténèbresHébétésridiculesComme des ratspris au piège de l’impuissancePour la millième foischerchant à comprendrealors qu’on a cru avoir comprisla dernière foisCrevant les yeuxle gouffre insondable du malAlors plongeons-yne serait-ce que pour éprouverune infime parcelle du calvairedes nouveaux arrivantsau bal masqué de l’horreurlà où la chair et l’âme sont fourguéesdans le crématorium d’un cercle de l’enferque nul texte inimitablene nous a signalé

Messieurs les assassinsvous pouvez pavoiserSpéculateurs émérites, vous avez acquis à vil prix le champ incommensurabledes misères, des injustices, de l’humiliation, du désespoir, et vous l’avezamplement fructifié.La technologie des satans abhorrés n’a plus de secrets pour vous.Vous êtes passés maîtres dans l’art de tirer les ficelles de la haine pour repérer,désigner, traquer, coincer et régler son compte au premier quidam conscient ouinconscient du risque de simplement exister.Qu’il mange, qu’il soit debout ou couché, qu’il fasse sa prière, qu’il remue desidées dans sa tête ou se rende à son travail la tête vide, qu’il caresse la joue deson enfant ou cueille une fleur, qu’il écoute une musique lui rappelant la terrede ses origines ou la rencontre qui a changé le cours de sa vie, qu’il écrive unpoème ou remplisse sa feuille d’impôts, qu’il parle au téléphone avec unplombier ou à sa mère alitée dans un hôpital, qu’il lise un livre de Gabriel

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471Écris la vie

García Márquez ou un prospectus de pizzeria, qu’il s’ébroue sous la douche ous’ennuie aux toilettes, le caleçon coincé entre les genoux, qu’il ouvre son cœurà son voisin dans le bus ou baisse les yeux devant le regard insistant de son vis-à-vis, qu’il empoigne sa valise avant de monter dans un train ou coure dans lescouloirs kafkaïens d’un hôtel de luxe ou de merde, qu’il vienne d’apprendreque son hépatite C ne lui laisse que quelques mois à vivre ou tâte sa poche pours’assurer que son portefeuille est bien là, qu’il se gratte les couilles ou tape dupoing sur la table, qu’il aime la compagnie des chiens ou celle des chats, qu’ilsoit déjà homme, femme, ou encore à cet âge béni où l’ange n’a pas vraimentde sexe et surtout pas d’ailesToutes les marionnettes se valent. Il suffit de ne pas être couché dans une tombepour être le premier servi.Ô doux enfantest-ce pour cela que tu criaisà t’écorcher les poumonsau moment de naître ?

Messieurs les assassinsOn dit que vous faites bien fonctionner vos méninges. Alors, puis-je vous poserune question simple :C’est quoi pour vous un être humain ?Pourquoi ce silence ? Répondez-moi !Ah je devine votre rictus méprisant et j’imagine la bulle que vous laissezéchapper par inadvertance de vos lèvres blêmes. J’y vois un petit insecte surlequel s’abat un poing velu, et en guise de commentaire cette exclamation : Çalui apprendra !C’est vrai, et je continue à sonder vos pensées, que cet insecte nuisible a étéenfanté par l’être qui vous donne des sueurs froides et que vous vous évertuezà avilir en appliquant à la lettre le principe de précaution : j’ai nommé la femme,pardonnez-moi l’expression. Je devine votre peur et votre dégoût, l’horreurque vous inspire l’avènement de la vie quand, après les ahanements et les crisde la parturiente, la tête visqueuse de l’enfant se libère du conduit immondeque vous avez été bien obligés de labourer et, comble de la déveine,d’ensemencer. Vous ne vous pardonnerez jamais d’être passés par là. C’estpourquoi la mort est votre unique passion. Pour elle vous rougissez, pâlissez.Votre cœur palpite. Vous défaillez. Et quand vous l’avez célébrée, vous vousvoyez frappant à la porte de je ne sais quel Éden où des délices perverses vousont été promises.

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472 Œuvre poétique II

Ay qué día tan triste en Madrid !Qu’on se le diseC’est à Rabat, Alger, Le Caire, Bagdadqu’on devrait le plus se lamenterde ne pas savoir que penserde ne pas savoir que direde ne pas savoir que faireLes héritiers obligés que nous sommesd’un âge d’or livré aux pleureusesDe tant de rêves avortésde tant d’avaniesde tant de tyranniesHébétésridiculesrongés de l’intérieurpar la bête immondeque nous avons pris l’habitudede renvoyer d’un coup de piedà la figure de l’AutreResponsables ? Coupables ?Victimes tout aussi biendes bourreaux que nous excrétonscomme le foie sécrète la bileCycliquement écrasés, annihiléspar les potentats que nous exécrons et adoronsparfois luttantavec la force de l’espoir et du désespoirpour que nos descendantspuissent croire peut-être un jourqu’avant la mortil y a ce qu’une vieille rumeur nommevie :un fleuve materneloù il fait bon se baignerde jourde nuitEn toutes saisons belleset prometteusesSeul miraclesans trucage

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473Écris la vie

Gens de Madridque vos morts reposent en paixDe la graine sacrée de la viedéposée en euxaucun n’a déméritéComme tout un chacun, ils ont abrité le souffle qui anime l’Univers et la Création.Chaque atome de leur corps a vibré et tourné autour du soleil intérieur qui ailluminé leur chemin. Leur voyage fut le nôtre, et notre voyage sera dorénavantle leur. Nous continuerons à rêver dans leurs rêves, à nous écorcher l’âme dansleurs écorchures, à nous interroger dans leurs interrogations, à caresser la lumièredans leurs caresses, à nous émerveiller dans leurs émerveillements. Nouscontinuerons même à faiblir de leurs faiblesses, à nous enfermer dans leursenfermements. Nous ne négligerons ni les œillères ni les petites lâchetés. Nousprendrons à notre compte leur part d’intolérance, de bêtise et d’indifférence carnous ne sommes que leurs frères et sœurs humains, rien qu’humains. Maisnous tâcherons de résister encore mieux dans leur résistance, nous alimenteronsle feu vacillant de notre mémoire avec le charbon cuisant de leur mémoire.

Gens de Madridpuisque personne n’a penséà vous demander pardonc’est moi qui le feraiMoi ! Qui est moi ? Mon nom ne vous dira rienPourquoi je le fais ? Peu importeLe cri précède la parolequi parfois précède la penséeEt puis le cœur a ses raisonsque l’esprit parfois ignore

Alors pardon, gens de MadridPardon de ces nuits à venirblanches ou grisesoù l’être cherreviendra en fantôme menaçantvous reprocher de lui avoir survécuPardon pour la mainqui n’a pas été retrouvéePour l’anneau de mariage calcinéla boîte de maquillage ouverteutilisée au dernier instant

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474 Œuvre poétique II

Pardon pour les chaussures intacteset le soutien-gorge fleurant encore bonla vanille ou la rosePardon pour les amants au cœur d’androgynecoupé en deuxPour le rire électrocuté des enfantsPardon pour les mères de la future placedu 11-MarsPardon pour le silence de mes frèrespour ne pas dire leur indifférencePardon pour ce que certains d’entre euxpensent tout basPardon de ne pas avoir fait plus et mieuxcontre le loup qui décimema propre bergeriePardon de ne pas avoir appris suffisammentvotre languepour m’adresser à vous dans le meilleur castillanPardon à Lorca, Machado, Hernándezde ne pas les avoir fait lire à mes enfantsPardon pour les lacunes et les incantationsPour les yeux secs de la compassionPardon du peu que les mots peuventdisent à moitiéet souvent ne savent pasmais s’il vous plaîtpardon

Créteil-Francfort, 16-24 mars 2004

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TABLE

Préface de Jean Pérol .................................................................................................. 7

LE SOLEIL SE MEURT ........................................................................................................................... 11Le soleil se meurt ...................................................................................................... 13Éloge de la défaite .................................................................................................... 37Seul l’amour ............................................................................................................. 53Les petites choses ..................................................................................................... 67

L’ÉTREINTE DU MONDE ...................................................................................................................... 99Les écroulements .................................................................................................... 101Une seule main ne suffit pas pour écrire ................................................................ 115Fitna ........................................................................................................................ 135

LE SPLEEN DE CASABLANCA ..........................................................................................................149Le spleen de Casablanca ......................................................................................... 151Poète mis à part ...................................................................................................... 173

FRAGMENTS D’UNE GENÈSE OUBLIÉE ......................................................................................... 195

POÈMES PÉRISSABLES ....................................................................................................................... 269

L’AUTOMNE PROMET .........................................................................................................................309

LES FRUITS DU CORPS ....................................................................................................................... 395

ÉCRIS LA VIE ........................................................................................................................................429La page dite blanche ............................................................................................... 431Ruses de vivant ....................................................................................................... 439Les signes sont là .................................................................................................... 447Loin de Bagdad ...................................................................................................... 461Gens de Madrid, pardon ! ....................................................................................... 467La terre s’ouvre et t’accueille ................................................................................. 475Lettre à Florence Aubenas ...................................................................................... 481Lettres de l’absent .................................................................................................. 485À un détail près ....................................................................................................... 499Écris la vie .............................................................................................................. 509

Bibliographie .......................................................................................................... 523

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ISBN : 978-2-7291-1862-4

imprimé en France

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