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Ahmed Abdel)Alim Attiyya Faculté de lettres Université du Caire Naguib Mahfouz et la Philosophie Nombreux et variés sont les écrits sur les différents aspects de la littérature de Naguib Mahfouz. Le dernier mot sur ce qu’il présenta et accomplit ne fut pas dit et, probablement, il n’y en aura pas et elle restera un livre ouvert qui prête à des lectures multiples et à des interprétations variées. Nous ne croyons ni présumons présenter l’interprétation globale et définitive de l’œuvre de Naguib Mahfouz. Notre tâche ici est bien précise : tenter de présenter une lecture philosophique de ses écrits, rien de plus. C’est ainsi que nous visons à mettre en lumière sa vision philosophique. Naguib Mahfouz étudia la philosophie et il est l’auteur d’écrits philosophiques. Sa philosophie se manifeste clairement dans bon nombre de ses œuvres, ne serait-ce que dans la plupart. Toutefois, il ne faut pas comprendre que nous prétendons qu’il cherchait à présenter sa philosophie dans ses œuvres, à l’instar des philosophes existentialistes qui exprimaient leurs philosophies dans leurs œuvres artistiques. En revanche, certains chercheurs établirent une comparaison entre Sartre et lui. 1 Nous ne pouvons aborder abstraitement la philosophie chez Mahfouz ni prétendre que nous sommes face à un philosophe homme de lettres ni à un homme de lettres philosophe. Par contre, nous pouvons distinguer plusieurs niveaux de pensée philosophique dans ses œuvres. Au premier niveau, se placent ses écrits philosophiques qui datent du temps où il était étudiant à l’université et juste après son licenciement. A un autre niveau distinct, appartient la présence de la philosophie dans sa production littéraire, présence qui se manifeste sous diverses formes et degrés dans ses nouvelles et ses romans. Quant au troisième niveau, il concerne dans quelle mesure le cinéma put représenter les idées philosophiques contenues dans sa littérature et les démasquer. Ces trois niveaux sont distincts dans leurs étapes historiques ou dans leurs formes d’écriture. Tantôt, ils se manifestent directement et tantôt indirectement. Ils 1 Ali Chalch écrivit dans Les Planètes le 10 mars 1967, à l’occasion du séjour de Sartre au Caire et tournage du film les cailles et l’automne, expliquant le point de vue de Sartre à propos de la nécessité de mobiliser les différents moyens de communication (radio, télévision, cinéma) pour que l’homme de lettres puisse transmettre ses pensées directement sans intermédiaire et cela en écrivant pour ces moyens dans leurs propres moules connues. Après avoir analysé le film, il reconfirme le point de vue de Sartre à propos de la nécessité d’ouvrir la porte de ce moyen de communication grave aux écrivains sérieux comme Naguib Mahfouz. Cf : Encyclopédie Naguib Mahfouz et le cinéma, éditée par Madkour Thabet, Académie des Arts, Le Caire, 2006, p.394-395.

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  • !Ahmed!Abdel)Alim!Attiyya!

    Facult de lettres Universit du Caire

    Naguib!Mahfouz!et!la!Philosophie!

    Nombreux et varis sont les crits sur les diffrents aspects de la littrature de Naguib Mahfouz. Le dernier mot sur ce quil prsenta et accomplit ne fut pas dit et, probablement, il ny en aura pas et elle restera un livre ouvert qui prte des lectures multiples et des interprtations varies. Nous ne croyons ni prsumons prsenter linterprtation globale et dfinitive de luvre de Naguib Mahfouz. Notre tche ici est bien prcise : tenter de prsenter une lecture philosophique de ses crits, rien de plus. Cest ainsi que nous visons mettre en lumire sa vision philosophique. Naguib Mahfouz tudia la philosophie et il est lauteur dcrits philosophiques. Sa philosophie se manifeste clairement dans bon nombre de ses uvres, ne serait-ce que dans la plupart. Toutefois, il ne faut pas comprendre que nous prtendons quil cherchait prsenter sa philosophie dans ses uvres, linstar des philosophes existentialistes qui exprimaient leurs philosophies dans leurs uvres artistiques. En revanche, certains chercheurs tablirent une comparaison entre Sartre et lui.1 Nous ne pouvons aborder abstraitement la philosophie chez Mahfouz ni prtendre que nous sommes face un philosophe homme de lettres ni un homme de lettres philosophe. Par contre, nous pouvons distinguer plusieurs niveaux de pense philosophique dans ses uvres. Au premier niveau, se placent ses crits philosophiques qui datent du temps o il tait tudiant luniversit et juste aprs son licenciement. A un autre niveau distinct, appartient la prsence de la philosophie dans sa production littraire, prsence qui se manifeste sous diverses formes et degrs dans ses nouvelles et ses romans. Quant au troisime niveau, il concerne dans quelle mesure le cinma put reprsenter les ides philosophiques contenues dans sa littrature et les dmasquer. Ces trois niveaux sont distincts dans leurs tapes historiques ou dans leurs formes dcriture. Tantt, ils se manifestent directement et tantt indirectement. Ils 1 Ali Chalch crivit dans Les Plantes le 10 mars 1967, loccasion du sjour de Sartre au Caire et tournage du film les cailles et lautomne, expliquant le point de vue de Sartre propos de la ncessit de mobiliser les diffrents moyens de communication (radio, tlvision, cinma) pour que lhomme de lettres puisse transmettre ses penses directement sans intermdiaire et cela en crivant pour ces moyens dans leurs propres moules connues. Aprs avoir analys le film, il reconfirme le point de vue de Sartre propos de la ncessit douvrir la porte de ce moyen de communication grave aux crivains srieux comme Naguib Mahfouz. Cf : Encyclopdie Naguib Mahfouz et le cinma, dite par Madkour Thabet, Acadmie des Arts, Le Caire, 2006, p.394-395.

    Thierry Simonelli

    Thierry SimonelliAhmed Abdel Halim Atteya

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    admettent plusieurs interprtations. Au dbut, ils prennent la forme de lessai littraire encyclopdique o il aborde les philosophes ou les questions philosophiques et expose son propre point de vue. Laffaire se complique davantage dans ses uvres littraires qui se prtent plusieurs interprtations. La difficult saccrot quant ses uvres prsentes au cinma et o la vision de lauteur se mle et celle du metteur en scne. Toutes les deux convergent parfois, mais divergent le plus souvent. Aussi, devons-nous prsenter ses premiers crits puis tenter de donner des exemples prcis de ses nouvelles et romans qui comportent les questions constantes de sa pense. Finalement, nous discutons lesquelles de ses uvres furent adaptes au langage cinmatographique qui put les exprimer. Cette tude concerne le premier niveau, donc les crits philosophiques de Mahfouz qui datent des annes trente et du dbut des annes quarante ; priode sur laquelle ne sattardent pas beaucoup les chercheurs. Le mrite revient au docteur Abdel Mohsen Taha Badr qui nous prsenta, dans son ouvrage intitul Naguib Mahfouz : la vision et loutil, le fondement philosophique chez Mahfouz quil nomma vision. De mme, il dressa pour les chercheurs une liste importante des premiers crits philosophiques de lcrivain (p.489-493). Notre tude a pour point de dpart ces essais dont nous cherchons proposer une lecture.2 Ces crits commencrent en 1931 quand il sinscrivit la facult des lettres pour tudier la philosophie. Ils furent publis dans diverses revues : La Nouvelle Revue (dix neuf tudes), La Nouvelle Revue Hebdomadaire (une tude), La Politique Hebdomadaire (cinq tudes), Les Jours (quatre tudes), Le Message (trois tudes), Le Discours (une tude) ; ce qui fait quasi quarante- sept tudes selon les statistiques de Abdel Mohsen Taha Badr. Excepts ses crits sur la littrature de Tchekhov, dHenri Ibsen, de Molire, de Bernard Shaw, dEl-Akkad, sur la nouvelle et les lectures quil proposa de quelques uvres littraires, il nous reste presque vingt huit tudes ente la philosophie et les tudes psychologiques. Les axes principaux de ses essais philosophiques sont : -Lhistoire de la philosophie. Par exemple, ce quil crivit sur lvolution de la philosophie jusqu lre prsocratique, la philosophie de Socrate, Platon et sa philosophie, tous publis dans la revue de La Connaissance (daot novembre 1931). Bien plus, sa mthode daborder chacun de ces thmes se base sur la chronologie historique. -Le sens de la philosophie, la philosophie chez les philosophes, la signification de la philosophie (Deux essais dans la revue Gehad, le 14 et le 21 aot 1934), et deux essais dans la Nouvelle Revue (janvier et fvrier 1935). -La philosophie de Bergson sur laquelle il fit de nombreuses tudes dans la revue Gehad (15 et 21 novembre 1933, 23 janvier 1934) et dans la Nouvelle Revue (aot 1934). -Les questions philosophiques, telles que lide de la critique dans la philosophie de Kant (La Politique Hebdomadaire 14avril 1934), le pragmatisme ou la philosophie pratique (La Nouvelle Revue Hebdomadaire, 13 mars 1935), les thories de la raison (La Nouvelle Revue, juillet 1935), et de Dieu dans la philosophie, en deux parties (La Nouvelle Revue, janvier et mars 1936).

    2" Abdel"Mohsen" Taha" Badr,"Naguib'Mahfouz' :' la' vision' et' loutil,"Maison" Dar" el" Thakafa" pour"limpression"et"la"publication,"Le"Caire,"1978,"p.489D493."

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    -La psychologie, ses tendances et ses mthodes anciennes et modernes, dans bon nombre de revues dont La Nouvelle Revue tout le long de lanne 1935. Il suffit de suivre Madkour qui, dans lintroduction de Lencyclopdie de Naguib Mahfouz et le cinma, crivit sous le titre Je massis deux fois sur la chaise de Mahfouz et je dcouvris dans le tiroir de son bureau son dossier professionnel pour nous rendre compte que nous sommes en prsence dun trsor antique et que Madkour, dans la langue de Michel Foucault, creuse et exploite larchive de Mahfouz. Il mentionna le concept de trsor antique cinq fois ; ce qui signifie que la lecture quil prsente est archologique. Il pressent quil est effectivement en prsence dun trsor antique, de sorte que certains demandrent des informations qui le concernaient mais il tait soucieux de les garder pour lui. Il dit quon voit ses empreintes tel quon voit un monument important qui nous touche par son authenticit vive (p.19) ou, par hasard, alors que je concevais linvestissement de ce trsor antique, un ami intime mappelajoptai, malgr cela, pour memparer moi seul de cette opportunit (p.11) puisque le trsor antique que comprenait le dossier de Mahfouz avait besoin de plus dune lecture. 3 Nous sommes en accord avec Madkour sur ce quil mentionna et nous le suivons dans sa recherche et son profond intrt pour le monument quil dcouvrit. Toutefois, notre avis, il nen atteignit pas les premires couches qui nous intressent. Le trsor concerne uniquement la priode o Mahfouz travaillait linstitution du soutien du cinma et son chelonnement l-bas, bien quil contienne divers documents le concernant, tels que lacte de naissance, la licence s lettres en philosophie et bien dautres. Le dossier commence en 1951 alors quil devait commencer bien avant. Nous devons poursuivre la recherche sur ce qui prcde cette date. A ainsi faire, nous dcouvririons, par la fiche dinformations officielles sur son chelonnement professionnel, quil fut dabord crivain luniversit gyptienne plusieurs mois aprs son licenciement pour plus de quatre ans, puis rviseur la section administrative au ministre du Wakf, ensuite chef de la section des finances l-bas pour plus de seize ans, puis directeur du bureau technique et directeur de la censure des films au ministre des arts pour devenir secrtaire gnral linstitution du soutien du cinma en janvier 1960, anne par laquelle commence le dossier. Cela signifie que le dossier dont nous disposons ne cite quonze ans de sa vie professionnelle qui stend sur trente sept ans, donc il lui manque un quart de sicle, savoir la priode o Mahfouz travaillait luniversit gyptienne et au ministre du Wakf partir du 13 fvrier 1939 comme rviseur ladministration puis secrtaire parlementaire du ministre et au ministre des arts. De cette priode, ce qui nous intresse cest ltape de luniversit et du ministre du Wakf o il tait proche de son matre le grand Imam Cheikh Mostafa Abdel Razek, professeur de philosophie islamique luniversit du Caire et ministre du Wakf et Cheikh de la mosque Al Azhar, avec qui il travailla pour une longue priode de sa vie et dont il tait le secrtaire parlementaire. Plusieurs crivains expliquent les dbuts de la formation de Naguib Mahfouz et llaboration de sa vision par linfluence de Salama Moussa et les placent dans un cadre plus large qui est celui du mouvement rationaliste gyptien allure 3 Madkour Thabet, Je massis deux fois sur la chaise de Mahfouz et je dcouvris dans le tiroir de son bureau son dossier professionnel, Encyclopdie Naguib Mahfouz et le cinma, Acadmie des Arts, Le Caire, 2006, p.9-47.

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    pharaonique, et cela est vrai. En revanche, limage se complte par un deuxime lment important et essentiel, savoir linfluence de son matre le Cheikh Mostafa Abdel Razek qui fait partie de la famille Abdel Razek et des libraux constitutionnels, lanceurs du slogan LEgypte pour les Egyptiens , lEgypte ici nest pas seulement lEgypte pharaonique mais lEgypte islamique, voire copte et grecque. Nous insistons sur deux lments essentiels qui jourent un rle important dans la formation du grand crivain. Ensemble, ils reprsentrent lharmonie de la science et la religion dans un cadre plus large, savoir la vision ontologique qua Naguib Mahfouz de lunivers ; ainsi le confirme notre lecture de ses premires uvres et de ses crits philosophiques qui peuplrent La Nouvelle Revue, la Politique Hebdomadaire et la Connaissance. Sur ce, nous confirmons, outre les recherches qui visent enraciner la vision de Naguib Mahfouz en se rfrant Salama Moussa, linfluence de Mostafa Abdel Razek qui, probablement, ne fit jamais lobjet daucune tude. Nous pouvons nous former une ide des leons du Cheikh Mostafa Abdel Razek par un autre disciple, savoir Abdel Rahman Badawi, licenci quatre ans aprs Naguib Mahfouz. Ce dernier fut licenci en 1934, cest lanne o Badawi sinscrivit au mme dpartement. Nous sommes en droit de supposer quils reurent les mmes leons telles quen parle Badawi en dtails dans la premire partie de son autobiographie. Nous connaissons la place de Badawi dans le domaine des tudes philosophiques, et de l notre certitude propos du haut prestige quil accorde, autant que sa gnration, au Cheikh philosophe. Badawi abandonnait certains de ses cours spcialiss pour assister aux confrences de Taha Hussein duquel il dit : Se tissrent entre le docteur Taha Hussein et moi-mme les liens dune profonde relation qui sapprofondissait beaucoup au fil des annes ; cette relation aura une influence profonde sur ma vie. Paralllement, une autre relation, plus profonde peut-tre, me marqua. 4 Si nous ajoutons cela ce qucrivit le philosophe-institution, tel que le surnomme Mahmoud Amine El Alem, dans Lencyclopdie philosophique sur le Cheikh Mostafa, nous connatrons la profondeur du prestige du Cheikh, le premier qui enseigna la philosophie islamique luniversit gyptienne. 5 Badawi affirme que le Cheikh enseignait la logique, et il choisit de leur enseigner louvrage intitul Les clairvoyances de Omar Ebn Sahlan el Sawy qui est le meilleur ouvrage de logique tel que lasserte Avicenne. Il tudia la thorie scolastique en deuxime anne, comptant ainsi sur le chapitre crit par Ebn Khaldoun dans lintroduction. Celui-ci donne une ide gnrale sur la dfinition de la science, son objet, son volution et les titres de ses uvres les plus importantes. Il continua lenseigner par la mthode cite dans lannexe qui figure dans la dernire section de son ouvrage intitul Introduction la philosophie islamique, p.59. Les cours que dispensait le Cheikh pour la quatrime anne portaient sur le fiqh et le soufisme. Selon lui, le vrai gnie des musulmans en philosophie rside dans la science du fiqh. Cette ide est prsente dans la deuxime partie de louvrage intitul Introduction lhistoire de la philosophie islamique. Quant au soufisme, il ltudia travers la lettre dun de ses opposants,

    4 Abdel Rahmane Badawi, LHistoire de ma vie, Linstitut arabe des tudes et de la publication, Beyrouth, p.58 5 Abdel Rahmane Badawi, Encyclopdie de la philosophie, Linstitution arabe des tudes et de la publication. Entre : Mostafa Abdel Razek.

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    savoir Ebn Taimia, intitule Le soufisme et les pauvres. Probablement, il choisit cette lettre en particulier parce quil naimait pas le soufisme. Mohammed Mostafa Helmi tudia Ebn el Fared et lamour divin et Tawfik el Tawil, qui tait le collgue de Mahfouz, tudia le soufisme chez El Charani, mais aussi Naguib Mahfouz sinscrivit en thse sur le soufisme divin. Nous soupesons largument quil y a une profonde tendance soufie chez lui ainsi quune qute vers labsolu qui se manifeste dans bon nombre de ses uvres. Cest ce quenseignait le Cheikh aux tudiants de la philosophie. Pourtant, tel que le confirme Badawi, le ct scientifique ntait pas son fort, mais ctait le ct humain. Il tait la noblesse mme, lesprit chevaleresque, il tait toujours calme, souriant, il ne se mettait presque jamais en colre, et, quand il snervait, il ne lexprimait quen rougissant et par un silence affreux. . Selon Badawi, qui dcrit sa personnalit, il avait un esprit ouvert, il tait sociable, il dfendait la libration de la femme, et de l il crivit dans la revue Soufour des articles qui incitaient la libration de la vie sociale. Nous trouverons que Mahfouz, dans ses premiers crits, aborde lui-aussi le thme de la femme. Parmi ses matres europens, citons Alexandre Koyr qui vint en Egypte trois fois pour enseigner. La premire fut de 1932 1934, la priode o Mahfouz tait tudiant. Nous sont utiles les affirmations de Badawi sur lui dans un essai et une interprtation de quelques aspects de la formation du grand crivain. Badawi le dcrit en ces mots : Il rconciliait la tendance mtaphysique et la tendance pratique, il sintressait aux courants soufis autant qu lhistoire de la science moderne. Il crivait beaucoup dans tous ces domaines et, dans ses crits, il essayait de lier la vision soufie et la vision scientifique de lunivers en mme temps. Par exemple, il trouve que laffirmation des soufis allemands au XVIme sicle que lunivers est infini fit que les physiciens le crurent infini (64). Nous constatons que, chez Mahfouz, ces deux tendances (la tendance vers la religion et vers la science) prirent de lampleur. Cela fut le rsultat de linfluence de Moussa et dAbdel Razek, et une lecture approfondie des Fils de notre quartier le montre. Avant danalyser ces uvres, nous nous arrtmes sur deux articles quil crivit en 1930, savoir Agonie de croyances et naissance de croyances publis dans La Nouvelle Revue et qui nous renvoie linfluence de Salama Moussa sur lui. Quant au second article, il porte sur la femme et les postes publics, publi dans La Politique Hebdomadaire, il nous dvoile lintrt de Mostafa Abdel Razek qui labora longuement sur ce mme thme dans la revue Soufour. Les deux articles furent crits dans le mme mois, octobre 1930 ; cest ce qui signifie que linfluence des deux matres sur Mahfouz date de la mme poque. Dans le premier essai, il confirme lagonie des croyances et la naissance dautres, propos des ides de Salama Moussa puisquil nona dans La Nouvelle Revue que dirigeait ce dernier son opinion explicitement : Nous voyons, cette poque o nous vivons, que toutes les anciennes croyances inculques dans les esprits pour de longues gnrations commencrent sbranler et reculer peu peu. Notre poque [les annes trente du vingtime sicle] est une re intermdiaire entre des croyances qui agonisent et prissent, et dautres ides et thories qui ne se stabilisrent pas compltement et ne prirent pas leur place dans les esprits. Son opinion et sa confiance dans lHistoire et le dveloppement se rvlent en ces mots : Nous ne dprimons pas cause de limminence de la disparition des anciennes croyances et nous nincitons pas les philosophes ne plus les rechercher ni les critiquer.parce que nous croyons que ce bouleversement est

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    le rsultat invitable de lurbanisation. En outre, nous croyons que cest une manifestation et une vritable indication du dveloppement mental quil connat de temps en temps. . Il nest pas pessimiste, tel quil nous dit, concernant lbranlement de la foi dans les anciennes croyances et il ne pense pas que cela aurait pour consquence la destruction du monde. Il prdit la thorie qui gagnerait du terrain parmi les thories qui se dvelopperont, savoir le communisme, parce quelle sduit par ses promesses les curs des rvolts et des pauvres qui forment la majorit des habitants du monde, parce quelle comble les lacunes palpables rsultant du progrs scientifique et parce quelle est mi chemin entre deux systmes qui rpugnent le fanatisme religieux, savoir le communisme et lindividualisme. Mme si le communisme nous doit un peu, tel quil affirme dans la conclusion de son essai, cela ne signifie pas que nous voulons revenir notre tat premier qui est mauvais (notre tat actuel) mais il nous fait croire davantage au dveloppement qui est le seul moteur du communisme ainsi qu dautres opinions et croyances. Tout comme lauteur de lessai qui fut influenc par le directeur de La Nouvelle Revue, nous suivons Mostafa Abdel Razek et ce quil crivit propos de la femme dans la revue Soufour dans son article sur la femme et les postes publics. Dans cet essai, Mahfouz trouve que sera loin le jour o nous trouverons les femmes occuper les postes publics, avec un pourcentage duquel nous pouvons dire que la femme est devenue lgale de lhomme quant au droit doccuper ces postes. . Pour connatre les consquences du fait daccorder la femme le droit doccuper ces postes, nous devons supposer, son avis, la prsence dun groupe form de la plupart de nos femmes, des fonctionnaires ou des jeunes filles, qui apprennent pour devenir fonctionnaires : -En admettant que la femme est digne doccuper un poste, tout comme lhomme, nous aurions dj admis et reconnu une de ses revendications les plus importantes. En outre, sil y a des femmes parmi les crivains, les mdecins, les ingnieurs et les juges, il y en aura parmi les dputs et les ministres. -La deuxime conclusion quil nous cite est que tout changement et toute volution que connat la famille entraineront le changement du statut de la jeune fille dans la famille. Elle sera honore, respectable et indpendante. Elle pourra ainsi dcider de son sort dans la vie. Elle sera source de revenu pour la famille, elle qui tait avant un fardeau pour son pre. Ses ides sur le mariage changeront. Le mariage ne sera plus donc un objectif en soi. Elle npousera plus nimporte quel prtendant, pareille une marchandise bon march que lon vend au premier acheteur, mais elle aura la chance de choisir un bon poux quelle jugera digne delle. -Dans ce cas-l, le bonheur du couple est constamment menac : lpouse peut aller dans une ville au nord et le mari au sud, aussi devront-ils se sparer. -Dans un contexte pareil, le couple trouvera des milliers de raisons pour se sparer et divorcer ; ainsi le mariage perdra toute sacralit et sera nglig et anodin, de sorte que nous pouvons lassimiler un rendez-vous sans importance.6 Il est vrai que lintrt de Mahfouz pour la question de la femme est en sa faveur, et ses expectations du travail de la femme sont une vision anticipatrice de son rle dans la socit. En revanche, sa crainte de ce travail est considre comme refltant une position conservatrice dans une large mesure. 6 Naguib Mahfouz, A propos de la femme et des postes publics, La politique hebdomadaire, 11octobre 1930. Cest son deuxime essai publi alors quil tait encore tudiant.

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    Si nous suivons les crits philosophiques de Mahfouz, que ce soit dans lhistoire de la philosophie ou propos des philosophes grecs, modernes, Socrate, Platon, Kant et Bergson, nous remarquerons son souci de prciser leur sens global et total. Ses essais sur les thories de la raison, lide de Dieu en philosophie et la philosophie entre la matire et lesprit montrent son grand intrt pour les questions mtaphysiques. La question de la philosophie le proccupe, il crit propos du sens de la philosophie et de la philosophie chez les philosophes. Nous pouvons le comparer au philosophe amricain W.M.Urban qui conut la philosophie comme tant le grand patrimoine de Platon Hegel, et il cerna son tude dans ce quil appela la philosophie ternelle, refusant les tendances contemporaines qui se contentent dun seul aspect de la philosophie idaliste qui signifie pour lui LA philosophie. Les thmes les plus importants qui obsdrent Mahfouz sont : la mtaphysique, les questions de lexistence, labsolu, le secret de lexistence de lhomme, sa relation avec lunivers et avec Dieu ainsi que son rle et sa mission dans ce monde. Ses romans les expriment sur le plan psychologique, historique, social et politique. 7 Face au critique qui se contenta danalyser les uvres romanesques de Naguib Mahfouz ou leurs relations avec le cinma ou les lectures varies selon lesquelles la plus grande influence que subit le grand crivain est celle de Salama Moussa, de La Nouvelle Revue et de la science et son influence sur nos vies, il savre important de nous arrter sur la premire tape de luvre de Mahfouz, ltape o il tait proche du Cheikh Mostafa Abdel Razek, ou ce que nous pouvons appeler ltape de lcriture philosophique. Premirement : les crits philosophiques.

    1. La chronique de la philosophie La chronique de la philosophie selon Mahfouz apparat dans trois essais crits dans la revue de La Connaissance. Dans cette chronique, il prend comme point de dpart les sminaires auxquels il assistait luniversit. Il sinscrivit au dpartement de philosophie la facult des lettres en 1931, et ces essais datent daot et de novembre 1931. Cela signifie quil les crivit quand il tait en premire anne universitaire. Mais nous y trouvons une chronique qui reflte les tendances de Naguib Mahfouz cette poque-l, tendances qui se rapprochent de lidalisme tel que le montre la manire dont il comprend et prsente le sens de la philosophie, sinspirant de Hegel sans citer le nom de ce matre de la philosophie de lme. Il suffit de nous arrter sur ses propres mots : Lhistoire de la philosophie est, en effet, lhistoire de lesprit humain lui-mme , pour en tre srs. Toutefois, ces trois essais sattardent sur la philosophie grecque. Le premier concerne son volution jusqu lpoque prsocratique, le deuxime la philosophie de Socrate, le troisime et dernier Platon et sa philosophie. Cela nous rend lvidence quils manent des sminaires auxquels il assistait, anims par des professeurs gyptiens et franais qui enseignaient dans les universits gyptiennes. Nous pouvons y ajouter ce quil crivit sur Kant, Bergson et la philosophie pratique pour avoir une ide claire de sa conception de la philosophie moderne. 7 Cf : Zaki Naguib Mahmoud, Urban et le retour au pilier de la philosophie, lhistoire de la pense dans le monde, Dar el Shorouk, Le Caire. Cf aussi notre traduction des travaux dUrban intitule La mtaphysique et la valeur, La culture arabe, Le Caire, 2010.

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    Dans la premire tude, il sarrte sur six tendances philosophiques principales chez les premiers grecs auxquels il fait rfrence aprs avoir mentionn brivement la question du gnie grec sans sarrter pour lanalyser. Cette question obsda les successeurs, ainsi que Hassan Teleb dans son tude intitule La philosophie prit-elle naissance en Egypte pharaonique ? (revue Points de vue, aot 2004). Mahfouz dclare : Il ne nous est pas important de savoir si cette philosophie avait du gnie sans subir linfluence dun courant tranger, ou si elle continue sur la voie dune autre philosophie ayant pris naissance dans un autre pays comme la Perse par exemple, parce que lesprit humain ne compte quune unique hirarchie. (Revue La Connaissance, aot 1931, p.438). Mahfouz explique que la question qui occupa les premiers penseurs tait lorigine de lunivers. Par l, nous comprenons que cest la nature, avec ses diffrents aspects, qui les fit mditer. Au dbut, ils crurent que la premire raison de lexistence est une substance matrielle palpable, cest la thorie des ioniens. Cest par cette tendance que commence la philosophie. Mais, selon Mahfouz, cette tendance essaie de se dbarrasser peu peu de la substance concrte, notamment chez Anaximandre qui interprta lorigine du monde comme tant une substance ; or cest une substance ternelle illimite que lon ne peut deviner. La deuxime tentative quil juge plus audacieuse est la thorie des pythagoriciens qui affirmrent quon ne peut considrer matrielle lorigine de lunivers. Il se demande si cette nouvelle origine est palpable ou abstraite. Nous ne disposons, son avis, dune rponse vidente. Il est trs probable que, pour le comprendre, ils se divisrent en deux groupes. Puis vinrent les mcanistes qui ne reconnaissaient pas le rapport entre lorigine de lunivers, selon eux, lespace et le temps puisquon ne peut mesurer une substance en rapport avec lespace et le temps. En effet, ils les dissocirent compltement et affirmrent que lunivers ne peut tre conu par les sens mais par lesprit, ainsi sont les ides de lcole de la troisime doctrine. Ce qui fait rire ne soppose pas au beau mais au vivant. La cause du rire est sociale. La socit exige une attention et une flexibilit pour tre en accord avec elle-mme ainsi quavec les circonstances. Selon Mahfouz, cette interprtation sociale nest pas absolue mais ne concerne que les actions qui portent atteinte lindividu ; cest dans le mcanisme que rside le secret de tout ce qui fait rire. La troisime tude porte sur le rire selon Bergson et sintitule : La diffusion des images comiques. Selon lui, le rire est une opration complexe qui commence par le mcanisme et se propage dans plusieurs cas qui deviennent des exemples pour dautres cas de rires dfinis par trois orientations essentielles englobant plusieurs cas rapprochs par la similitude et lorigine. Sa premire remarque est que si le rire est provoqu par le contact entre la matire et la vie, les vtements doivent donc avoir un aspect amusant. Toutefois, une longue observation dtourne notre attention de leur qualit de dguisement (carnavalesque). Mais si nous rencontrons un homme qui porte toujours un ancien type de vtements, ses vtements attirent notre attention et nous font rire. Nous rions du dguisement parce que cest une matire applique un tre vivant. Comme nous rions du dguisement, nous rions du changement de la nature, de la socit et de lhomme. Le deuxime tat : quand le corps est pareil aux vtements. Il se compare une couche paisse enveloppant lme en suspens et lattirant vers la terre. Cest une matire dure entoure par une force vivante ; et cest l que prend naissance la comdie. Nous rions de lorateur sil ternue par exemple, aussi motivante soit

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    son oraison, parce quil oriente notre attention son corps. De l, les hros de la tragdie staient normalement loigns de tout ce qui peut attirer lattention vers eux et vers leurs drames. Il passe de limage du corps qui contrle la force vivante limage de la reprsentation qui contrle lessence ; et l ce sont les images que la comdie essaie de mettre en valeur sur la scne si elle souhaite reprsenter un mtier quelconque. Cest ainsi que nous voyons comment les lois et les rgles essayent de soumettre la nature elles et comment, en exagrant, la nature devient une machine aveugle qui suscite le rire. Le troisime tat : nous devons imaginer que la force vivante est un tre humain et que la matire est une substance matrielle parmi dautres. Si lhomme accomplit un acte quelconque, il nous rappelle un objet parmi dautres. Ensuite, tel quil nous dit, il passe de la philosophie analytique la philosophie synthtique. Hraclite dcide que lorigine de lunivers nest autre que lunion de ltre abstrait ltre concret que nous voyons et dans lequel nous vivons et que, par nature, les choses changent continuellement. De l, prit naissance un problme philosophique qui concerne la cause de cette union ainsi que la manire par laquelle fut form ltre palpable. Mahfouz expose le point de vue dEmpdocle selon lequel la substance est lorigine de lindividu, que la force est lorigine du mouvement, et que, selon Anaxagore, cest lesprit qui forma le monde et en conut le systme. Or, il ntait quun univers naturel comme ses prcdents et le penseur ne se rendit pas compte que lesprit dpasse la nature matrialiste. 8 Finalement, il termine lessai en affirmant quil trouva des philosophes qui distingurent entre lesprit et la nature et qui reconnussent que lesprit est plus noble quelle, savoir les sophistes. Il confirme sa conviction dans ces mots : Ce que le lecteur doit remarquer cest que lesprit humain se dbarrassa peu peu de la substance en interprtant lorigine de lunivers matriel apparent et quil se sublima par les interprtations abstraites qui ne se conoivent que par la raison. Dans le deuxime essai, lauteur aborde la philosophie de Socrate qui se distingue de celle des anciens par le fait quelle ne se soucia pas de mtaphysique et quelle sintressa lme de lhomme. Son principal souci tait de se connatre et de connatre la vertu qui occupa une place de choix dans ses recherches. Sa philosophie se distingue galement de celle des sophistes : tous deux prirent le mme point de dpart pour construire les vrits. Toutefois, il atteignit des rsultats totalement opposs ceux des sophistes. Il sublimait lide individuelle un principe gnral invariant ayant sa propre vrit et son indpendance par rapport aux esprits humains. Il atteignit ses vrits en comptant sur largumentation et la dfinition logique. Aristote avait dclar : Deux dictons appartiennent Socrate : la mthode de largumentation et la dfinition logique. Ce sont les deux bases de la science. Socrate fonda la thorie de lthique mais il nessaya pas de la sublimer. Il essayait datteindre le bonheur par la vertu. Le comble du bonheur, selon lui, est de dpasser la convoitise des sens et de se librer de lemprise du dsir, slevant ainsi au niveau des dieux et croyant la force de lme. Socrate navait pas dcole mais des disciples, comme dit Mahfouz. Ces disciples ne comprirent pas de la mme faon sa philosophie au point o ils se contredirent entre eux et avec Socrate lui-mme. Trois parmi ces disciples fondrent trois coles minentes : la 8 Naguib Mahfouz, Lvolution de la philosophie jusqu lre prsocratique, La Connaissance, aot 1931.

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    premire est lcole cynique, la deuxime lcole cyrnaque fonde par Aristippe et la troisime lcole mgarienne. Ces trois coles ne perfectionnrent pas la philosophie de Socrate ; mais cest Platon qui la perfectionna et en forma un systme philosophique gnral 9 auquel Mahfouz consacra le troisime essai o il aborda en lanalysant sa philosophie.

    2. Le sens de la philosophie Mahfouz aborde le sens, la valeur et la place de la philosophie et la fait triompher face aux sciences exprimentales qui cherchent la pitiner. Il consacre plusieurs essais et crits plusieurs reprises propos de ce mme thme, notamment si la valeur de la philosophie fait lobjet de controverse lpoque moderne. Pour plusieurs, elle est le rsidu du pass et elle na pas de place parmi les sciences modernes qui se basent sur lexprience et qui accomplissent parfaitement leurs fonctions. Mahfouz sinquite pour la philosophie et trouve que la meilleure voie pour prciser son sens et apprcier par la suite sa valeur cest de savoir ce que les philosophes en pensent. Il cherche dans la naissance du verbe chez les potes. Il nexiste pas chez Homre ni Hsiode mais il apparat pour la premire fois dans les ouvrages dHrodote et dans le discours de Christus Solon et Thucydide Barlus. Toutefois, Pythagore fut le premier dfinir son sens, savoir lamour de la sagesse. Il nommait les philosophes jusqu lpoque de Socrate les sages ou les naturalistes ou les sophistes. La philosophie comprenait chez les premiers philosophes la science ou lexplication des phnomnes, la raison et la pratique de la vertu. Leurs sagesses taient pratiques et leur science tait dirige vers le monde extrieur. Ils essayrent leur tour de rpondre aux questions concernant lorigine de lexistence, la naissance de lhomme mais celle-ci les rend perplexes. Cela est une interprtation de la philosophie qui la prpare pour tre une science gnrale globale de toute la connaissance humaine. Quand vint Socrate, il changea lorientation de la science de la nature vers lhomme. Socrate nest pas seulement le fondateur de la science de lthique, mais les principes de sa logique demeurrent les rgles de base de la science de lme humaine pour vingt sicles et lobjet de la science est invariable pour lui. La philosophie a son caractre encyclopdique global, elle ne peut se limiter un seul objet mme si ctait lme humaine ou lthique. Cest ce quon trouve chez Platon qui Naguib Mahfouz consacre une tude part, publie dans la revue de La Connaissance en novembre 1931. Platon renvoya la philosophie sa globalit, elle ne fut plus la science de lthique ni de la nature, elle ne fut plus non plus lensemble des sciences mais elle devint la science la plus leve qui tend son emprise toutes les sciences. Pour Platon, la philosophie a un sens qui dpasse les sciences et la nature, savoir la mtaphysique, mme sil ne la nomme pas ainsi. Aristo-Tals lemploya dans son sens global, elle renvoya toute recherche scientifique, cest la science en gnral. Chez Aristote, la philosophie revt deux significations : la philosophie en tant que science totale et globale, elle est la science en gnral tel que nous le dit Mahfouz. Quant la philosophie dans son sens particulier, cest la philosophie premire et son objet est lexistence en tant que telle.

    9 Naguib Mahfouz, La philosophie de Socrate, La Connaissance, octobre 1931.

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    Aprs Aristote, le sens de la philosophie changea lpoque hellnistique et Naguib Mahfouz en est conscient, notamment chez les stociens, les picuriens et les no-platoniciens. Les stociens reprsentrent la philosophie de manire qui la rendit proche des esprits du peuple. Pour eux, la sagesse est la science des questions divines et humaines, mais ils tendirent vers une orientation pratique thique comme Socrate. Lpicurisme converge avec le stocisme par sa tendance vers la philosophie pratique. Epicure voyait dans la philosophie une science pratique pour atteindre le bonheur. Quand lOrient sunit lOccident Alexandrie, prit naissance un mouvement philosophique nouveau, savoir le sophisme. Philon tenta de rconcilier la philosophie grecque et les rites de la religion juive, fonda la nouvelle philosophie platonicienne et incita lauto-anantissement pour Dieu. Cest ainsi que dispart le caractre philosophique authentique, et la science se confondit avec les mythes, et la philosophie perdit son sens prcis. Aprs avoir expos ces ides, il aboutit au sens de la philosophie chez eux. Mme si les Grecs ne prcisent pas la signification prcise globale de la philosophie, cela nempche de reconnatre certaines caractristiques communes que tous les philosophes confrrent la philosophie. Parmi celles-ci, compte le fait que le philosophe ntudie pas les sciences partielles pour elles-mmes mais pour construire sa philosophie, ainsi que la philosophie en tant que tentative de connatre lexistence, lhomme, linvention de nouvelles lois gnrales et la tentative de les appliquer tout. La philosophie nest donc pas une science partielle, pas plus quun ensemble de sciences mais cest une science globale qui tudie lexistence en tant quidentit. Plus tard, au Moyen-ge, une transformation prit place. Mahfouz ici, en suivant, ses matres occidentaux, prsente seulement les philosophes chrtiens et ne mentionne rien dans ses essais sur la philosophie islamique, bien que ce qui sapplique la premire sapplique la deuxime quant leur conception du sens de la philosophie. Au dbut de lre chrtienne, la philosophie fut place dans le contexte de la formation de la croyance religieuse ; mais au moyen-ge, les penseurs ne firent que rconcilier entre elle et la nouvelle religion. Quant vint la Renaissance et se rvolta contre les anciennes mthodes, elle se rvolta par suite contre cette nouvelle mthode philosophique. Deux voix slevrent revendiquant lindpendance de la philosophie : Bacon et Descartes. La foi comporte plusieurs thmes et la philosophie a ses propres questions complexes ; il ne faut donc pas les confondre. A lpoque moderne, le mrite revient Descartes, Bacon et dautres de sparer la philosophie de la religion, et les efforts des anciens se succdrent. Si nous tablissons une comparaison entre eux, nous trouverons une ressemblance, tel quil le dit, dans la forme et le fond. Les sujets quapprofondirent Platon et Aristote sont ceux qui proccuprent Descartes. Toutefois, la philosophie moderne se distingue de la philosophie antique grecque et chrtienne. Bien quelle garde son mme champ dtude, lesprit de la recherche changea compltement. La philosophie antique contemplait lexistence et recevait sans remettre en question les ides. Elle croyait totalement dans lesprit et lme humaine, lexception de rares philosophes grecs. Quant Descartes, il mena la philosophie vers une autre voie, parce quil douta de lesprit et de lme ; il douta aussi de linstrument de la connaissance elle-mme. Quest-ce qui nous donne la confiance dans nos esprits ? Quest-ce qui nous fait croire toutes les

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    connaissances ? La philosophie sorienta vers la critique de lme humaine pour quelle se rende compte de sa valeur et quelle vrifie sa capacit dtre une machine de connaissance. Aprs avoir atteint cette vrit, Descartes se rassura et prit confiance en lui-mme et dans la science et la philosophie par la suite. De mme que la philosophie se particularisa par le doute et la recherche de lessence de la connaissance, elle se caractrisa principalement par la critique en vue de rpondre aux diffrentes tentatives qui cherchrent la transformer dune science globale une science spcialise dans ltude dun seul thme, que ce soit lesprit ou lme ou les sentiments. Dimportantes tentatives se firent afin de faire de la philosophie une science indpendante du reste des sciences, ayant son propre objet et ses limites de la connaissance. Pour Locke, elle tait ltude de lesprit humain , pour Berkeley et Hume ltude de la nature humaine , pour Condillac lanalyse des sentiments ; en dautres mots, la philosophie, dont lobjectif consistait avant chercher lorigine des choses et des tres, devint limite dans les champs dtudes de lme et de ses phnomnes. Toutefois, Mahfouz, qui apprcie la valeur de la philosophie et qui est conscient de son sens, adopte une position vis--vis de ces tentatives et trouve chez Kant la rponse la tentative de limiter la philosophie. Il considre que ses apports sont considrables et graves, savoir sa conception de la critique philosophique ; et Mahfouz promet de lui consacrer une tude ultrieure que nous aborderons aprs avoir termin sa dfinition du sens de la philosophie. Si nous nous arrtons la comprhension de Mahfouz de la philosophie, elle ne sclaire que par lexplication de sa nature et celle de la science. La philosophie est, pour lui, la science globale. Il dit : la philosophie tait en gnral la science globale indtermine. La science de tout, et plus particulirement la science la plus prcise des lois gnrales qui dirigent toute chose. Toutefois, elle ne fut pas exempte dautres orientations en opposition avec cette comprhension. Les exprimentalistes limitrent son champ, firent delle une science parmi les sciences spcialises et lui dterminrent des objets dtudes, savoir les ides et la vie psychologique de lindividu. En revanche, Kant tenta de surmonter cette vision troite en rconciliant lide de la globalit et de la spcificit. Il affirme : Kant tait prudent lgard du principe exprimental et spirituel et nen admit aucun. . La connaissance nappartient pas lexprience ni lesprit, mais elle est mi-chemin entre les deux. Lobjet de la philosophie chez Kant est priori de dterminer les ides rationalistes qui dominent la connaissance et la science et de dmontrer leur enchanement logique pour en faire un systme total. Il divise la philosophie en philosophie thorique et philosophie pratique. La premire prcise un sujet, c'est--dire elle dtermine sa nature et ses lois. La seconde le concrtise. De faon gnrale, elle est, thorique et pratique, abstraite et exprimentale. Abstraite tant donn quelle se base sur des principes qui dpassent lexprience. Exprimentale vu quelle libre ses principes de lexprience. Cette citation de Mahfouz ncessite un claircissement, savoir : la philosophie thorique abstraite, qui est la philosophie dans le plein sens du mot, selon lui, se divise en deux groupes : selon quelle tudie les lois de la pense en gnral, cest ce quon connat sous le nom de logique , et selon quelle tudie le rapport de lide aux objets, savoir la mtaphysique, cest la science des lois spirituelles gnrales absolues quant leurs rapports aux objets. Pour Kant, elle remplissait deux fonctions : une prliminaire qui est la critique dominant sa

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    philosophie, et lautre qui est lenchanement des lois gnrales ; cest ce qui prpare le terrain pour crer un systme philosophique. Quant la philosophie pratique ou thique, elle est abstraite et exprimentale, abstraite parce quelle vise connatre les lois de lesprit concernant la libert ou les lois du devoir et quelle cherche dans les lois de la sagesse et des droits. Mais la fonction la plus importante de la philosophie est la critique. Cest ce sujet que Mahfouz consacra, parmi ses essais que nous tudions, une tude part intitule Lide de la critique dans la philosophie de Kant. Mahfouz suit ce mme entendement de la philosophie aprs Kant o les philosophes tendirent faire rcuprer peu peu la philosophie sa globalit bien quils lui gardrent son identit en tant que science distingue. Il mentionne que Fichte tait le premier trouver la science des sciences. Fichte devait, daprs lui, consacrer ltude du thme de la philosophie et sa mthode la philosophie elle-mme, devenant ainsi la premire science ou la science des principes. Cela renvoie la dfinition dAristo-Tales. En outre, Schelling et Hegel gardrent pour la philosophie ce par quoi Kant et Fichte la distingurent, savoir la science des lois, du rationalisme absolu ou la science des sciences, mais ils en ajoutrent cette globalit un nouveau trait. Cela sexplique et est impliqu par leur point de vue sur lunit de lunivers. Selon eux, le sujet, lobjet, la ralit, lidal, la nature et lme ne font quun dans labsolu ou dans la pense. Toutefois, cela nempche pas lexistence dopinions contemporaines qui renvoyrent la conception de la philosophie celle de Locke, savoir la science de lme. Il expose le point de vue des positivistes qui confirment lide que scoula dj le temps de la philosophie, comme si elle ntait pas une mthode essentielle pour la pense de lhomme, mais un tat passager qui sempare de lesprit pour, plus tard, rejoindre les traditions superflues. La science ne cherche pas labsolu parce quil est relatif. Par contre, ils naffirmrent pas la relativit de la science par rapport lesprit critique, mais ils la constatrent travers lhistoire de la science humaine. Il continue expliquer le point de vue de Comte, savoir que lesprit humain, avant datteindre ltat positiviste, passa par deux tapes : religieuse et mtaphysique. Dans ltape religieuse, lesprit tend dcouvrir lessence des choses et les premires causes, et explique les phnomnes par une force au-del de la nature. Dans ltape mtaphysique, on constate un changement vident dans sa conception : la force personnelle distingue est remplace par une force abstraite existant dans tous les phnomnes et qui les cre. Quant ltat positiviste, la premire mission consiste tudier les phnomnes, leurs hirarchies et dcouvrir leurs lois. Cest l la question qui obsde Mahfouz, quil expose ici et qui est transpose dans plusieurs romans, savoir ladoption de la science et la foi en sa mission. En faisant la synthse des ides en philosophie, nous constatons que son sens vacilla entre la science des sciences ou la science des lois absolues de lesprit et de lexistence ou la science de lme humaine, se distinguant ainsi de la science par son tude de lme. Il reconfirme que lobjet de la philosophie nest pas celui de la science ; cest ce qui explique sa raison dexister et ne fait pas du succs des mthodes scientifiques une preuve de lanantissement de son objet ni de la fausset de ses mthodes. Le succs des sciences et leur arrive aux rsultats les plus parfaits ne satisfont pas lme humaine assoiffe de connaissance. Vritablement, la science est lumire et profit, mais tout cela nest pas convainquant pour lesprit qui reste ambitieux et avide et qui sinterroge sur

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    dautres thmes qui le rendent perplexe et qui lincitent la recherche. Ces questions manent du trfonds de lme, elles assurent et assureront la continuit de la mtaphysique. La philosophie, tel que lexprime Mahfouz, soccupe de ses questions ; cest pourquoi tant quelles demeurent sans rponse et que lme qui les veille est en vie, celles-ci demeurent.

    3. La philosophie de Bergson Bergson apparat positivement dans les crits de Mahfouz sur la psychologie. Dans son tude sur la personnalit o il aborde le moi et les sentiments et les maladies personnels (La Nouvelle Revue, dcembre 1934), il mentionna rapidement et brivement ses diffrentes thories exprimentales et spirituelles. Il trouve que lme a un autre aspect quanalysrent des savants modernes comme Bergson et William James, savoir ce ct changeant, mouvant, et voluant continuellement. Au terme de son tude de la psychologie, ses tendances et ses mthodes anciennes et modernes (La Nouvelle Revue, mars 1935), il prsente les tendances des nouvelles mthodes subjectives et objectives. Il cite lvolution de la contemplation intrieure par Bergson et William James parce quils scartrent de la mthode analytique pour adopter la mthode structurale, et de la connaissance graduelle des phnomnes de lme la tentative de connatre son essence dun seul coup en tant quentit indpendante. Il donne comme preuve les mots de Bergson qui affirme que lme se connat par lintuition directe aprs avoir renonc aux mthodes anciennes et stre libr des contraintes du langage. Quant il prsente la mthode objective dont les disciples comptaient sur lexprience et le recours aux laboratoires pour arriver aux rsultats, il mentionne le doute de Bergson de ces valeurs (p.14). Dans son tude sur les sens et la perception sensorielle, il indique deux questions : premirement, comment nous communiquons avec le monde extrieur, et cela fait partie du domaine de ltude de la psychologie exprimentale. Deuximement, ce que nous savons du monde extrieur, et cela fait partie du domaine des tudes de la critique de la connaissance. Il labore ces deux questions dans les poques anciennes et modernes. L, il ne trouve pas de contexte pour exposer les ides de Bergson. Toutefois, il est soucieux de les mentionner au terme de son tude. Il dit : il est hors contexte de parler ici de la thorie de Bergson qui dpasse les limites de la psychologie. En tout cas, elle constitue un retour la tendance raliste. Il suffit de dire que, chez Bergson, lesprit ne produit pas les images, mais il les reoit et il en choisit ce qui est utile pour la vie pratique. Lesprit est donc une machine slective ensuite une machine motrice. Dans son discours sur Bergson, il analyse son tude des sentiments. A lpoque moderne, on trouve trois thories sur les sentiments noncs par trois grands penseurs, savoir William James, Bergson et Hamelin et leur mthode part du plus complexe au plus simple, ou : toute tentative qui dfinit ltat dme selon leur connaissance delle ne la dfinit pas en comparant les tats dme et en les analysant rationnellement. Bergson adopta cette mme mthode et remarqua que le sentiment nest pas limit au prsent parce quil garde le pass dans le prsent et il estime lavenir. Ce de quoi nous nous rendons compte rellement est dune part du temps psychologique referme notre pass direct et notre futur proche. Autrement dit, les sentiments sont une sorte de pont qui lie le pass au futur. Le

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    sentiment accompagne la vie parce quil est lessence du travail. Il sintensifie et sveille quand ltre vivant est au seuil dun tat qui exige un choix entre plusieurs solutions et il saffaiblit quand il nest pas oblig de choisir et quand lesprit se rapproche de lhabitude ou du mcanisme : le travail du sentiment se base sur lexprience, et cest ainsi quil nous prcise les caractristiques du sentiment qui est mmoire, estimation de lavenir, choix et libert. Il nous cite la nature du sentiment chez Bergson. Il ne peut tre analys ni rduit des cas particuliers, isols, indpendants. Le sentiment est une unit conjointe, tel que la note musicale qui se sent et se cre elle-mme. Ainsi est le sentiment tel que nous devons le comprendre. Il rsume les thories des sentiments en quatre thories quil couronne par la thorie spirituelle telle quelle apparat chez James, Bergson et Hamelin ; et cest la thorie selon laquelle les sentiments trouvent leurs voies vers lessence, la vrit et labsolu et qui fit de la psychologie une mtaphysique. Daprs ce qui prcde, nous constatons le grand intrt de Mahfouz James et Bergson. Au premier, il consacra une tude, savoir Le pragmatisme ou la philosophie pratique (La Nouvelle Revue, septembre 1934) et Bergson trois tudes dans la revue Gehad (15, 21 Novembre 1933 et 23 janvier 1934) et dans La Nouvelle Revue (Aot 1934). Nous allons de prime abord prsenter ce quil crivit sur le rire chez Bergson dans son tude qui porte sur les phnomnes naturels propos desquels nous ne nous soucions gure de nous interroger tellement nous croyons les sentir fond. Toutefois, de pareils phnomnes sont trs complexes comprendre et trs difficiles tudier. Il trouve que le rire a deux aspects indissociables : les traits clairs du visage et les yeux qui brillent, et surtout le changement des muscles du visage. Un autre aspect psychologique sy ajoute, savoir ltat joyeux et heureux qui accompagne lme, et, cest tel quil le confirme, une condition sin qua non du rire. Il nous cite une explication biologique, savoir lruption dune force poussant dans le systme nerveux qui, ayant atteint son comble, clate pour la moindre raison. Il refuse et carte cette interprtation, et il trouve que la nature a recours dautres moyens part le rire pour librer ses forces superflues, que lhomme est dispos rire dans toutes les circonstances. Il cite lopinion du philosophe anglais Hobbes concernant le rire, nous rappelant ainsi son principe thique goste. Il renvoie les motifs du rire un plaisir quprouve lme provenant du sentiment quelle est sublime et quelle dpasse ceux qui commettent tout type derreurs ou de dviation, et par la suite souffrent lgrement. Selon Mahfouz, Hobbes, par cette interprtation, se rendit compte dune vrit importante qui rside dans tout ce qui fait rire, savoir la tristesse et le manque. Mais cette opinion mahfouzienne nest pas convaincante parce que si nous nous moquons des gens, cest parce que nous nous sentons suprieurs eux. Comment expliquer alors notre rire de nous-mmes si nous commettons lerreur ? En outre, nous pouvons rire dune personne pour un incident qui nous arrivt nous aussi effectivement. Il expose le point de vue de McDougall, spcialiste de la psychologie behavioriste, qui considra le rire comme instinct qui a des traits en commun, avec les autres instincts, et qui est important pour prserver la vie de lindividu ou de la race ou de la socit. Le rire comme instinct a des profits vitaux et confre une bonne sant au corps. En outre, il fait changer dides et rend notre esprit sa puret et sa force. McDougall a une thorie digne dtre retenue propos du rire.

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    Il affirme quentre les gens il y a un partage dmotions qui les rapproche et unit leurs sentiments, cest pourquoi ils sont affects par les catastrophes dautrui et saffligent pour eux tel quils lauraient fait pour eux-mmes. Le rire fait partie des petites choses qui soulagent lme et la fortifie pour la prparer affronter les problmes et supporter les catastrophes. Aprs cet expos rapide des points de vue de Hobbes et McDougall, il aborde Bergson, le philosophe franais, et expose sa thorie selon laquelle il trouve que le rire a une fonction sociale critique ducative qui vise en fin de compte a garder lidentit de la socit. Les gens rient des contradictions des autres et par la suite se rendent compte des lacunes et vitent de tomber dans lerreur. Il pense que la socit la plus vile partage avec la plus noble linstinct de lautodfense et quelle peut combattre ceux qui sen dissocient, que ce soit par des punitions physiques ou morales dont les plus importantes sont le rire et la moquerie. Mahfouz se base sur cette opinion pour expliquer les phnomnes sociaux. Il donne des exemples gyptiens pour confirmer cette mme opinion. Il dclare : Ce quon peut remarquer dans notre socit gyptienne, cest quil y a parmi les anciens prisonniers qui se moquent de la prison considre comme la punition la plus dure, voire qui commettent le crime sans raison part celle dtre emprisonn pour y mener une vie diffrente de celle quils mnent hors de la prison et qui est marque par la pauvret. En ngligeant pareille punition, ils pourraient tre les plus prudents ne pas tomber dans lerreur et la dviation qui feraient rire leur entourage. En guise dintroduction sur le rire chez Bergson, il fait la distinction entre la critique de la socit et la critique artistique propre aux crivains des romans comiques. La critique sociale gnrale est la plupart du temps dirige vers laspect extrieur des choses, par exemple nous rions dun vtement bizarre ou dune attitude anormale. Quant la critique sociale, elle ne sarrte pas ce niveau superficiel, mais elle approfondit pour atteindre la vrit afin de dcouvrir les raisons occultes qui fait des hommes des jouets comiques en mouvement ou qui les rabaisse au niveau de ceux qui font rire bien quils soient respectables en apparence. Il renvoie linterprtation de Bergson du rire selon lequel il provient du conflit entre lme et la substance. Mahfouz consacre la deuxime tude sur le rire chez Bergson la nature du rire que le philosophe considre comme phnomne social. Il ne peut tre compris que dans un groupe o il y a une communication et une comprhension mutuelle entre les membres. Il a une fonction sociale qui vise le bien de la socit. Bergson ne se contente pas de cela, mais il cherche dcouvrir la profondeur de toute chose amusante, ainsi que ce qui lie lanecdote au spectacle trange et la situation embarrassante. Il mentionne trois remarques qui concernent les circonstances du rire plus que le rire en soi. La premire est que toute cause du rire concerne lhomme de manire directe ou pas, la deuxime est que labsence des diffrentes motions est une des plus importantes introductions au rire, par exemple lmotion pour quelque chose qui dtournerait lme du rire et de lintrt pour ses causes. Selon Mahfouz, cela revient au fait que le sentiment nadmet pas deux tats psychologiques en mme temps, cest pourquoi lanecdote ne russit pas quand les esprits et les mes pensent autre chose. La troisime remarque est quil ne suffit pas que les mes soient exemptes dides pour sintresser au rire, mais il faut quil y ait une

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    comprhension mutuelle entre elle et les autres. Lhomme isol ne comprend pas le rire. Ensuite, il aborde le rire en soi, il commence par citer des exemples qui finissent par clarifier la nature du rire. Il trouve que cela est proche de lesprit que de commencer par citer des rgles gnrales et des lois globales. Parmi ces exemples, il cite un passant qui se heurte contre une pierre sur le chemin et qui tombe. Cette scne fait rire celui qui la voit. La cause du rire est le fait de tomber involontairement par inattention parce quil ne put viter la pierre qui se trouvait sur son chemin et il continua normalement. Sil tait flexible, il aurait pu viter le danger. Le penseur prsente un autre exemple : un individu passionn par la lecture des romans dont les vnements et les dangers peuplent son imagination et dont il aime les hros. Quand il laisse ses romans et revient au monde rel, il nabandonne pas ses illusions et il vit se croyant un de ces hros de son imagination et comme si les gens autour de lui (parmi ses amis et sa famille) faisaient partie de ces histoires. On ne peut que rire de lui parce quil confond ralit et fiction. Il observe une similitude entre ltat du passant qui tombe et du lecteur de romans. Tous deux nous incitent rire deux parce quils ne comprenaient pas ce que la situation exigeait deux, et parce quune solidit sempara deux alors quils devaient tre flexibles pour sen sortir. Tous deux sont atteints de mcanisme qui les guide lencontre des circonstances o ils se trouvent. Selon lui, lexplication de notre rire rside dans ce mcanisme, que ce soit lobjet du rire une chute, une inattention ou une situation embarrassante ou une dviation thique. Lorigine de ce mcanisme pour Bergson cest le conflit entre la substance et lme, o cest la premire qui lemporte. Le corps, pour lui, est larne de comptition entre deux forces : la force physique et la force de lme. La premire se caractrise par la solidit, le mcanisme et la latence, et la seconde par la flexibilit, la libert, le mouvement et lvolution. La matire essaie de soumettre la vie ses formes et ses caractristiques. Dans ces moments o la vie revt une des formes de la matire, lobjet parat sous une forme qui fait rire. Ce qui fait rire, selon Bergson, ne soppose pas au beau, mais soppose la forme de lme, et il nest pas laideur autant quil est solidit et mcanisme. L, Bergson affirme que la vie et la socit exigent de lindividu une attention pour connatre les circonstances o il se trouve et une flexibilit qui laide sadapter ces circonstances. Si lhomme ne peut assumer ces deux derniers devoirs sociaux, il sinduirait dans des actes exceptionnels comme la chute et lintgration dans les rves. Cest un tat qui nuit lindividu et la socit et pour lequel la socit, qui ne peut le punir ni lui faire du mal, a recours au rire et la moquerie pour le redresser. Ce rire peut tre naturel et aussi artistique, tel le cas des romans comiques et des dessins caricaturaux. Selon Mahfouz, cette explication sociale du rire nest pas absolue mais elle nenglobe que les actes qui nuisent, ne serait-ce que lgrement, aux individus qui en sont responsables. Quant aux autres causes du rire, cette explication ne peut les englober. Regardez par exemple laspect dun homme trange ou dun homme dont le visage est dform. Ils nous font rire, mais nous ne pouvons dire que notre rire les avertit propos de leur tat ni les incite le corriger ! Parce quils ny peuvent rien. En tout cas, nous ne devons oublier que le secret du rire rside aussi dans le mcanisme ou la solidit.

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    Dans la troisime tude sur le rire chez Bergson, Mahfouz remarque la prolifration des images comiques. Lide contenue dans ce qui fait rire nest pas simple mais complique, tout comme les tres vivants et larbre robuste et ce qui se dit propos de larbre se dit propos du rire. Il commence lui aussi par ce mcanisme et stend plusieurs cas dont chacun devient un exemple pour de nouveaux cas de rire. Limagination part de cette origine vers trois orientations essentielles qui englobent plusieurs cas semblables et ayant une mme origine. La premire remarque est que si le rire est provoqu par la ressemblance entre la substance et la vie, les vtements doivent contenir un aspect amusant : il sagit dune substance qui entoure le corps vivant. Mais, en lobservant longuement, notre attention se dtourne de son trait carnavalesque. Si nous rencontrons un homme qui garde un certain type de vtements historiques, ses vtements nous attirent vers lui et nous le rendent distinct, parce que cest une substance qui sapplique un tre vivant. Tout comme le dguisement qui nous fait rire, le dguisement de la nature, de la socit et de lhomme nous font rire. Il dclare que nous rions du ngre parce que nous imaginons que cest un blanc dguis ! Nous rions du nez pourpre parce que nous limaginons un nez color. Cela est difficile concevoir par lesprit mais facile imaginer. Il est remarquer qu partir de lide de mcanisme nous aboutissons lide du dguisement qui engendra plusieurs cas de rire remarquable dans lhomme, la nature et la socit. Deuximement, lorigine du rire est que le corps vivant devient dans notre esprit une substance solide. En ralit, nous ne remarquons pas le mcanisme du corps parce que nous le voyons en mouvement et flexibilit. Toutefois, la vrit est que ces attributs vivants lui viennent dune force cleste qui le sublime par lessence, le dbut et la fin. La seule caractristique du corps est ce que lattraction et la rsistance le sont la matire et ainsi de suite. Cest ce qui explique la comdie. Si nous tournons notre attention vers le corps et si nous lexaminons fond, nous le dcouvririons tel quil est, il nest plus quune enveloppe paisse qui attire les mes en suspens vers la terre. Il sera ainsi pour la vie telle les vtements pour le corps, savoir une matire solide qui entoure une force vivante. De l, nat la comdie. Cest pourquoi nous ne pouvons nous empcher de rire de lorateur sil ternue par exemple, aussi pleine denthousiasme soit son oraison, parce quil dtourna notre attention vers son corps, attention qui tait avant tourne vers son me. Mahfouz avance de limage du corps matriel qui contrle la force vivante vers une image plus globale qui est celle de la reprsentation qui contrle lessence, et cest limage que la comdie essaie de mettre en valeur sur la scne si elle dsire reprsenter un mtier quelconque (par exemple celui de mdecin, juge, avocat) o nous voyons comment elle exagre de sorte quelle devient une machine aveugle qui suscite le rire. Pour confirmer ses propos, Mahfouz a recours une citation que Bergson mentionna sur lcrivain satirique anglais Jrme : une bonne femme sensible voulait faire le bien et, comme elle avait piti pour elle-mme cause des difficults quexige le fait de faire de bonnes actions, plusieurs hommes lui rendaient visite. Elle chargea certains de la mission de les corrompre et de les encourager senivrer ! De sorte que sils senivrent, elle leur donne le conseil en annonant le bien pour les sauver du mal. Elle fait le bien sans se fatiguer ni se dplacer!

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    La troisime ide est troitement lie la prcdente. Nous navons qu imaginer la force vivante dun tre humaine et que la matire est un objet matriel parmi dautres. Si un homme accomplit un acte qui nous rappelle une chose, nous rions. Ce qui fait rire ici cest un changement temporaire que subit lindividu qui le transforme en substance ; cest pourquoi nous rions des clowns au cirque. Ils font des mouvements mcaniques rapides qui nous rendent perplexes : nous les croyons des objets en bois qui bougent grce une machine mcanique. Dans un roman, un hros rvise ses bagages pour ne rien oublier, puis il les compte en secret, il dit : quatre, cinq, six, ma femme sept, ma fille huit et moi neuf. . Lamusant ici cest quil compte sa famille parmi les bagages, comme sil sagissait dobjets et non dtres humains. Il nous prsente la philosophie de Bergson dans une tude part. Mahfouz est concern par la question suivante : quel est lapport de la philosophie de Bergson la transformation du sens de lme et de lesprit, eux qui taient lenjeu du combat entre le matrialisme et le spiritualisme toutes les poques ? Il commence son tude par faire le point sur les courants philosophiques dominant la fin du dix neuvime sicle o la vie intellectuelle tait domine par quatre tendances qui orientaient la pense humaine lpoque. Remarquons limportance de Bergson chez Naguib Mahfouz qui le vnre pour avoir fait triompher la philosophie par sa tendance spiritualiste sur toutes les tendances exprimentales matrialistes ennemies. La philosophie spiritualiste, pour lui, considre lme comme tant un monde riche et profond o nous nous sentons libres et nous savons intuitivement que cette libert na pas de limite. Quant la philosophie matrialiste, elle trouve dans lme des phnomnes conscutifs ayant leurs propres lois, tels les phnomnes naturels qui sont soumis aux leurs. Bergson, dans son premier ouvrage intitul Les tmoins directs des sentiments et notamment les donnes, dclare : Si nous pouvions nous mettre en contact direct avec notre sentiment sans lintermdiaire de la langue, nous nous familiarisions avec lui ; familiarit que nous ne ressentons normalement ni qualitativement ni quantitativement. Nous laurions trouv en volution et non en tant que succession dincidents lis passivement. Bergson considre lesprit comme tant une machine incapable de comprendre la vie dans son unit. Cela nest pas amusant. Selon Mahfouz, ce qui est amusant dans la philosophie de Bergson cest linvention de la relation entre lesprit scientifique et lesprit thorique. Pour ce comprendre, il faut comprendre la relation entre lesprit et la vie. Selon Bergson, la vie ressemble un saut vital qui tend la perfection et se meut dans les plantes et les animaux ; et cette vie cherche toujours se dbarrasser de la substance qui elle donna la vie. Pour ce faire, elle eut recours linstinct et lesprit. Linstinct a un domaine restreint, il ne servit donc pas beaucoup pour se dbarrasser de la matire. Quant lesprit, il y russit dans une grande mesure, il put librer lme de la servitude de la matire et la rendit dpendante de lintuition, elle se rapproche ainsi de la perfection. Ce sont ainsi les traits caractristiques de la philosophie de Bergson qui rpond de la manire la plus loquente la philosophie du dix-neuvime sicle et adresse des coups violents au matrialisme. Nous allons remarquer son influence dans la philosophie moderne en gnral. Nous pouvons suivre lintrt de Mahfouz pour Bergson dans la bouche de ses hros comme suit : Kamal lisait notamment Lorigine de lthique et de la religion car il contient une tendance romantique soufie (le jardin du pass) ; ce

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    mme sentimentalisme se poursuit chez Ibrahim Akl dans Le miroir qui lit le mme ouvrage. Mahfouz, dans Le jardin du pass, dcrit ltat de Kamal en ces mots : il fuit la solitude par lunit de lexistence chez Spinoza, ou chappe de sa faiblesse par la victoire sur le dsir avec Schopenhauer, ou se console de son sentiment de dtresse pour Acha par une dose de philosophie de Spinoza qui interprtait le mal, ou il assouvit son cur qui aspire lamour par le sentimentalisme de Bergson. , p.17-18. Il voulait, tout comme dans Le jardin du pass, lire au moins un chapitre dans Lorigine de la religion et de lthique de Bergson. Dans Le temps de lamour, Ahmed Kamal dit de son oncle Kamal : Dsol, il compte parmi les crivains qui vagabondent dans la mtaphysique , et Sawsan rpond : Il crit beaucoup sur les vrits anciennes, lme, labsolu, la thorie de la connaissance. Cela est beau, mais, part le plaisir intellectuel et le luxe mental, il naboutit rien. Lcriture doit tre un moyen pour atteindre un but dtermin, et son but final est de dvelopper ce monde, de le sublimer et de le librer par une bataille continuelle. Lcrivain digne rellement de ce nom doit tre la tte des combattants. Quant au saut de la vie, laissons-le Bergson. , ibid, p.249. Dans Le miroir, Ibrahim Akl dit, p.8 : Lis ce livre de Bergson sur lorigine de lthique et de la religion. , le docteur Salem lui rpond nonchalamment : Je lis Bergson comme je lis le pome dun rveur. , Le miroir, p.8.

    4. La critique chez Kant Naguib Mahfouz consacra une tude importante sur Lide de la critique dans la philosophie de Kant publie dans la revue Politique hebdomadaire le 14 avril 1934. La philosophie de Kant fut connue et fit lobjet de nombreuses tudes en langue arabe. Sa philosophie de lthique occupa une place de choix dans le sminaire du professeur espagnol Le compte de Gallarza luniversit gyptienne en 1919-1920 qui compta sur la critique de lesprit pratique. De mme, il nous prsente un rsum proche dune traduction libre. Le Cheikh Tantawi Gohary qui tudia son tour luniversit nationale, traduisit de langlais louvrage intitul Lducation de Kant pour madame Annette Charton, puisque la revue de La Renaissance Fminine lui avait demand de lui crire sur ce sujet. Les journaux et les revues gyptiennes publirent un certain nombre dessais prsentant le philosophe : Abbas Mahmoud El Akkad crivit sur Emmanuel Kant deux articles dans la revue Lannonce en 1924, qui influencrent Osman Amine qui sen occupa plus tard. Ibrahim Haddad crivit dans le quatorzime numro de la revue Les poques, en 1928, sur Emmanuel Kant le plus grand philosophe du dix-huitime sicle, et Hanna Khabbaz lui consacra un chapitre dans son ouvrage intitul Les philosophes ternels. La plupart des uvres de Kant furent traduites et firent lobjet de nombreuses tudes philosophiques, lectures et interprtations diverses. Dans son ouvrage intitul Kant et la philosophie critique, Zakareya Ibrahim le considre comme ayant un esprit critique ouvert. Daprs louvrage de Osman Amine intitul les pionniers de lidalisme dans la philosophie occidentale, il est le matre de la philosophie de la libert et de lHistoire. Chez Tawfik el Tawil, le collgue de Naguib Mahfouz, il est le matre de lidalisme thique, et chez Abdel Rahman Badawi, il est Aristote de lpoque moderne. Mourad Wahba crivit sur le principe dans la philosophie de Kant, Hassan Hanafi sur la religion et les limites

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    de la raison, Mahmoud Sayed sur le finalisme, et Frial Khalifa sur la religion et la paix chez Kant. Exceptes les dizaines de thses universitaires et diffrents articles sur sa philosophie. 10 Naguib Mahfouz ressent le rle essentiel que joua Kant qui confirmait limportance de la critique vis--vis de la contradiction des avis et de lincapacit de montrer comment atteindre la raison. De l, il trouve que nous devons comprendre le sens de la critique dans la philosophie de Kant et la raison pour laquelle il sopposa la croyance absolue et au doute. En effet, cette critique qui fut le fondement de la recherche dans la science et la religion- est sa plus grande invention. Kant devait, en fait, prsenter une philosophie critique cause de lcart entre les diffrents moyens scientifiques corrects. Les anciennes recherches ntaient pas exemptes de parti-pris et dextrmisme ; de l Kant soriente vers la critique des mthodes de recherche. Mahfouz est conscient du fait que la critique kantienne est la critique de la raison pure, ou, dans sa langue, la critique de lesprit humain en gnral. Pour nous expliquer les justificatifs qui poussrent Kant cette critique, il pense que nous devons nous familiariser avec lhistoire de la pense au dix-septime et dix-huitime sicle, et avec le dveloppement des sciences naturelles et mathmatiques qui prit place. Ce dveloppement nous expliqua clairement la capacit des mthodes scientifiques nouvelles et la strilit des anciennes mthodes suivie dans la thologie. Naguib Mahfouz expose en laborant le rle des philosophes exprimentalistes pour prparer le terrain aux ides de Kant, notamment Locke qui remarqua les diffrences scientifiques et sentit le besoin urgent de la critique philosophique. Hume continua la recherche, et son principe tait la causalit qui ne dpend pas de la raison puisque le lien entre les phnomnes nest pas en eux, mais cest un sentiment en nous qui rsulte naturellement de lhabitude. Mahfouz commente en disant que linterprtation de Hume, comme il est vident, soppose au principe exprimental, mais elle dvoile une vrit importante : si les expriences ne nous servent pas connatre le principe de la causalit, elle est le moyen qui nous permet de dcouvrir les lois qui lient les corps leurs caractristiques. Comme nous informe Mahfouz, la mthode exprimentale et la mthode mathmatiques firent faillite dans la science, parce que la premire ignorait les lois qui rgissent lobservation quelle dirige vers la contemplation, et parce que la deuxime nadmettait pas du tout lobservation. Lanalyse prcdente du trbuchement des mthodes scientifiques dans la connaissance des phnomnes naturels tait une sorte dintroduction pour montrer quelles ne servent pas dans le domaine de la religion ni de lthique, cest ce qui intresse Mahfouz : La religion et lthique navaient pas la chance de profiter de ces mthodes autant que la science qui en profita. . partir de cette introduction, il est probable que la mthode spirituelle soit le moyen russi pour comprendre la religion et lthique parce quelle porte sur ce qui doit tre et non sur ce qui est effectivement. Elles ne comptent pas sur lobservation mais au-del de lobservation. Il parat que Mahfouz veut dire par au-del de lobservation lintuition, mme sil ne cite pas le concept. Or, lesprit ne put arriver aux vrits de la religion. Descartes tait fortement convaincu que la mthode mathmatique suffit pour prouver les vrits et les religions. Par la mthode de Descartes,

    10 Cf : Ahmed Abdel Alim, Kant dans la pense arabe contemporaine, dans notre ouvrage intitul Kant et lontologie de lpoque, El Farabi, Beyrouth, 2010, p.9-70.

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    Spinoza put arriver la conception de Dieu. Mais sa croyance fut juge dathisme. De l les mots de Hume : lesprit na rien voir avec la religion. Ainsi tait la science au dix-septime et dix-huitime sicles dans les domaines de la nature extrieure, la foi religieuse et lthique. Ils furent ingrats vis--vis de lesprit aprs y avoir cru profondment. La science aboutit aux diffrences et aux contradictions, et par l Kant pensa que le moyen le plus fiable pour arriver la vrit est la critique philosophique. Kant croyait que la philosophie restera toujours mi-chemin entre le doute et la certitude, quelle naboutira ni un tat ni une dcision que si lesprit humain sautocritique et dcouvre quil peut surmonter les difficults qui le rendent perplexe. Le dernier paragraphe de ltude de Mahfouz dvoile ce quoi il pense : la critique rgle les diffrences, les contrastes, do limportance de la critique kantienne. Kant essaya, par sa critique, de rconcilier les diffrentes mthodes scientifiques pour rgler le combat constant entre les thories de la science qui se basent sur ces moyens, et la religion et ses lois et ses interprtations de lunivers. Deuximement : La psychologie et la perception sensorielle : Naguib Mahfouz consacre bon nombre dtudes la psychologie qui montrent sa profonde connaissance, son grand intrt et le grand profit quil en tira pour dcrire et analyser la psychologie des hros de ses romans, comme nous le montrerons. Ces tudes traitent successivement : la psychologie, ses tendances et ses mthodes anciennes et modernes, la vie animale et psychologique, le sens et la perception sensorielle, les sentiments, les thories de lesprit et la langue. Elles furent toutes publies dans La nouvelle revue partir davril jusqu aot 1935. Nous pouvons aussi considrer ces tudes dans le cadre de la thorie de la connaissance et de la perception part son contexte initial qui est la psychologie parce quelle concerne la perception sensorielle. Il nous semble que Naguib Mahfouz, en abordant ses questions, est conscient du contraste entre la philosophie en tant que science globale et les sciences partielles dont la psychologie. Il trouve que lvolution de la psychologie ne dtruit pas la philosophie. Celle-ci sera toujours essentielle mme si les sciences sen dtachent. Bien que le contenu de chaque tude diffre de lautre, il y a des traits distincts qui caractrisent la structure de chaque essai, savoir : ltude historique que suit tout sujet depuis les anciens, depuis avant Platon jusqu prsent dabord, puis chez les savants de la psychologie exprimentale, et aussi le contraste entre les deux principales tendances dans la philosophie : le rationalisme, lexprimentalisme, le spiritualisme et le positivisme. Ce sont les concepts dominants dans ses crits. Ces deux caractristiques sont plus prcisment ce qui spcifie les crits de Tawfik el Tawil, son collgue, telles quelles apparaissent clairement dans son livre de base sur lthique intitul La philosophie thique : naissance et volution. Les deux collgues partagent aussi la troisime caractristique, savoir le triomphe de la tendance spiritualiste idaliste sur la tendance positiviste utilitaire exprimentale, ainsi que la quatrime caractristique qui distingue le matre et qui est en rapport avec la deuxime et la troisime, savoir le couronnement de ses ides et lachvement de ltude par la confirmation du point de vue et de la position de Bergson concernant lobjet de recherche. Si Tawfik el Tawil, dans ses orientations philosophiques et thiques, adopte lidalisme modr qui commence

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    par Kant, Naguib Mahfouz, outre son grand intrt pour Kant, couronne ses points de vue et ses crits par Bergson, le philosophe de lpoque qui il consacra de nombreuses tudes dont trois qui contiennent le nom de Bergson dans le titre, savoir Le rire chez Bergson, La nature du rire chez Bergson et la personnalit comique, (revue Gehad, novembre 1933 janvier 1934) et La philosophie de Bergson (La Nouvelle Revue), Aot 1934. Nous ne pouvons citer le grand intrt quaccorda Naguib Mafhouz Bergson ni le comprendre sans faire le point sur une question importante, savoir les annes trente du vingtime sicle qui sont laugure de la clbrit de Bergson non seulement en France mais aussi dans le monde entier. Mahfouz fut le disciple des matres franais qui enseignaient dans les universits gyptiennes et qui sintressaient beaucoup Bergson. En outre, cette poque en particulier, de grands penseurs arabes tudirent Bergson tels que Michel Aflak et Zaki el Arsouzi qui coutrent les leons de Bergson et furent ses disciples. En outre, les revues arabes publirent plein dessais sur lui avant et aprs cette date, May Ziada lui consacra deux tudes dans la revue Fragments loccasion de son passage par lEgypte par la mer. Cet intrt se poursuivit plus tard, on le trouva chez des penseurs nationaux tels que Sami el Droubi et Abd Allah Abdel Dayem, et des professeurs universitaires tels que Badi el Kasm en Syrie et Zakareya Ibrahim et Mostafa Sweif en Egypte. Revenons aux crits de Mahfouz en psychologie. Signalons sa tendance modre o il place les orientations opposes en parallle. En effet, dans ses romans, ce contraste est transpos entre les personnages, tel comme dans Le nouveau Caire. Cette tendance se retrouve aussi dans le fait quil consacra, part les tudes psychologiques qui concernent lindividu, bon nombre de recherches sur la socit (la sociologie), il crivit sur la nature et la socit (El Gehad, 25 octobre 1933), la socit et la sublimation humaine (La Nouvelle Revue, novembre 1934) , et sous le mme titre il publia une tude dans la revue le Discours qui part Alep (mars 1937). Nous allons donner des exemples de ces articles qui confirment les traits gnraux caractrisant les tudes psychologiques comme science indpendante, et qui est, pour Mahfouz, une science moderne, bien que lme, tel quil dit, compte parmi les sujets qui incitrent lhomme y rflchir depuis trs longtemps. Sa tendance chroniquer apparat dans les paragraphes qui suivent et qui commencent par il y a trs longtemps o il la considrait comme faisant partie des sciences naturelles, et de Thals Socrate puisque la philosophie prsocratique tait domine par la tendance totale vers les sciences naturelles et que la ngligence apparente de lme distinguer entre lme et le corps date depuis trs longtemps. Quant la philosophie suivante, taient en accord Pythagore, Hraclite, les machinistes et les atomistes que les sens ne suffisent pas pour dcouvrir les aspects de la connaissance relle. Sans doute, il sagit dune critique psychologique, de sorte quAnaxagore opra une distinction entre la substance et lesprit, comme sil concevait lesprit en tant que force parmi dautres dans la nature. Quand virent les sophistes, ils dcouvrirent le lien entre lesprit crateur et lesprit de lhomme. Il trouve que toutes ces tentatives sont trs prcieuses. Toutefois, Socrate fut le premier faire de lexamen de lme une mthode philosophique indpendante, mais nous ne pouvons le compter parmi ceux qui consacrrent lme humaine une science indpendante. Ensuite, il passe Platon qui a une philosophie totale englobant tout, o lme est ce que lorgane est au

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    corps. Elle tudie parmi ses thmes la science de la nature que renferme le monde palpable et qui cra le systme, la vie et la connaissance humaine partir de laquelle manent toutes les mes palpables comme celles de lhomme et de lanimal. La psychologie nexistait pas chez Platon quoiquil ft lauteur dimportants essais psychologiques. Vint Aristo-Tals. Il est le premier accorder une importance particulire aux phnomnes psychologiques, il voyait dans la philosophie une encyclopdie scientifique. Pour lui, la psychologie est une branche parmi dautres sciences naturelles qui se basent sur la mtaphysique. Sa mthode est fonde sur lanalyse et lexprience, mais son essence est aussi inspire de la mtaphysique. Il passe ensuite lpicurisme, au stocisme, au noplatonisme. La premire vise prparer le terrain pour la science de lthique, parce que cest le moyen direct pour arriver au bonheur requis, cela explique pourquoi la science de la nature dpend de la science de lthique et la prpare. Puisque la psychologie faisait partie de la nature, donc ses vrits sont construites partir delle. Cest pourquoi nous trouvons que la thorie de la connaissance sensorielle se base sur la thorie atomique de la nature. Aprs avoir termin cette prsentation historique, il conclut que la psychologie, comme science concerne par lme humaine, nexistait pas aux poques anciennes, mme si cela se rapproche de Aristo-Tals qui soccupa de ltude des phnomnes psychologiques en eux-mmes, alors que les autres philosophes ltudiaient travers la nature et la religion ou la mtaphysique. Il passe aux poques modernes chez Descartes et lcole cartsienne o il montre que le doute de Descartes ouvrit la voie pour la philosophie et la nouvelle psychologie. En affirmant que lme est la vrit premire et en sy intressant beaucoup, il ouvrit la voie pour la psychologie exprimentale chez Locke qui et lambition de connatre les limites de la connaissance humaine en tudiant la raison. Son ouvrage intitul Les dsirs et les sentiments, publi un an avant sa mort, ouvrit la voie la physiologie qui explique les phnomnes psychologiques par le mcanisme nerveux. Malebranche tait plus proche des psychologues que ses matres parce quil disait, contrairement Descartes, que lme est plus difficile comprendre que le corps parce quelle ne se soumet pas aux mthodes mathmatiques. Pourtant, lexprience est indispensable pour comprendre la psychologie et cela lcarta beaucoup de la mtaphysique. Les tudes de Malebranche sur limagination, la mmoire et les causes font de lui le prcurseur de lcole de lassociation dides. Spinoza est en accord avec Malebranche propos de lambigit de lme. Leibniz a un systme philosophique gnral inspir par sa conception de lme. A lencontre de tous ceux-ci, John Locke, selon lui le fondateur de la psychologie exprimentale en tant que science des phnomnes occultes, appliqua la mthode inductive pour tudier lesprit humain. Il inventa une mthode de pense dans la philosophie laquelle il resta attach, il spara la psychologie de la nature et de la mtaphysique. David Hume suivit Locke dans lobservation interne avec toutes les vicissitudes qui lentravent. En Angleterre et en France, les tentatives cherchrent mlanger la psychologie la philosophie, alors quen Allemagne, la psychologie demeura indpendante de la philosophie gnrale. Cest le trait que lon retrouve dans tout ce qui fut crit sur la psychologie, la dfinition de la science et les diffrentes tapes de son volution historique jusqu prsent.

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    Sous le titre le changement de la psychologie et de sa mthode, il montre la tendance de la psychologie se dissocier totalement de la mtaphysique par les successeurs des associatifs comme John Stuart Mill, Ben et Spencer, et les psychologues allemands comme Fischner et Wundt. La psychologie ne fut plus la science de lme mais la science des phnomnes intrieurs de lme et tout ce qui sy rattachait comme les phnomnes naturels et physiologiques. Mahfouz sinterroge propos des nouvelles tendances que mirent en vidence les diffrentes mthodes subjectives et objectives. Il trouve que la mthode subjective est la mthode de recherche en psychologie reconnue mme chez les exprimentalistes, mme si certains les nient. Il confirme lvolution que connut la contemplation interieure grce Bergson et William James, parce quils se dtournrent de la mthode danalyse vers la mthode constructive, et de la connaissance des phnomnes de lme un par un vers la tentative de connatre son essence en une seule tape en tant quentit indpendante. Pour Bergson, lme se reconnat par lintuition directe aprs stre libre des anciennes mthodes et des contraintes du langage. Il conclut que la psychologie se ramifia de la philosophie et acqurait son indpendance, puis la philosophie tenta de la faire revenir son champ dtudes, et dautres sciences linclurent dans le leur telles que la pathologie et la sociologie dont chacune essaya de lintgrer elle. La philosophie nessaya de ce faire que parce quelle y trouve un terrain fertile pour ses recherches. Quant aux prtentions des autres sciences, elles proviennent de lextrmisme qui recula en renonant ses essais et en abandonnant les vrits auxquelles il aboutit ; la science continue sur sa voie et profite des diffrentes expriences sans se laisser dominer par elles. 11 Ainsi tait le premier essai par lequel Mahfouz commena une srie dtudes. Cest une tude gnrale classe dtude psychologique et il suivit son volution dans les poques anciennes et modernes, puisquil expose cette volution dun point de vue historique, partant dune ide essentielle savoir son rapport avec la philosophie et dans quelle mesure peut-elle se sparer des tudes philosophiques. Il est vident au terme de ltude quil est soucieux de confirmer sa relation avec la philosophie ; cest ce qui confirme la supposition que cette tude faisait partie des sminaires auxquels il assistait luniversit gyptienne. Ce mme thme se retrouve aussi dans son tude intitule La vie animale et la psychologie o il commence par la philosophie prsocratique, ensuite Socrate qui fit la distinction entre linstinct et lesprit, Platon qui classifia lme humaine en sage, colreuse et instinctive, le stocisme qui nia lexistence de lesprit de lhomme, la rponse de Plutarque cela, la domination de la pense dAristote au Moyen-ge et celle de Descartes dans les poques modernes, et Leibniz, Condillac et Spencer qui interprtrent linstinct par les habitudes hrites tel que firent Lamarck et Darwin. En rsum, le dveloppement de la psychologie revient majoritairement ses mthodes exprimentales qui tudient objectivement le comportement. El