Á propos de hans blumenberg (wismann)

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À PROPOS DE HANS BLUMENBERG Entretien avec Heinz Wismann CNDP | Cahiers philosophiques 2010/3 - n° 123 pages 89 à 100 ISSN 0241-2799 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2010-3-page-89.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « À propos de Hans Blumenberg » Entretien avec Heinz Wismann, Cahiers philosophiques, 2010/3 n° 123, p. 89-100. DOI : 10.3917/caph.123.0089 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour CNDP. © CNDP. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.112.216.98 - 27/05/2013 23h26. © CNDP Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.112.216.98 - 27/05/2013 23h26. © CNDP

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À PROPOS DE HANS BLUMENBERGEntretien avec Heinz Wismann CNDP | Cahiers philosophiques 2010/3 - n° 123pages 89 à 100

ISSN 0241-2799

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2010-3-page-89.htm

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « À propos de Hans Blumenberg » Entretien avec Heinz Wismann,

Cahiers philosophiques, 2010/3 n° 123, p. 89-100. DOI : 10.3917/caph.123.0089

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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À propos De hans BluMenBergentretien avec heinz Wismann

Heinz Wismann, né en 1935 à Berlin, est philosophe et philologue, spécialiste d’herméneutique et d’histoire des traditions savantes. Ancien directeur de l’institut protestant de recherches interdisciplinaires de Heidelberg, il est actuellement directeur d’études à l’école des Hautes études en sciences sociales, où il dirige un programme d’enseignement et de recherche portant notamment sur les théories de la connaissance historique. En 1986, il a fondé la collection « passages » aux éditions du cerf, collection qu’il a dirigée jusqu’en 2007 et au sein de laquelle il a publié La Lisibilité du monde.

Marion Schumm1 L’œuvre de Blumenberg rencontre un intérêt grandissant en France, initié, accompagné ou renforcé par la parution de traductions – je pense notamment à La Lisibilité du monde dans la collection « Passages » – et la tenue de colloques et de séminaires. Mais c’est un intérêt qui fait suite à une longue période de ce que Denis Trierweiler a qualifié d’« autisme de la réception ». En tant qu’éditeur, en tant que passeur et aussi en tant que penseur ayant activement contribué à la découverte et à la discussion de cette œuvre, quel regard portez-vous sur cette réception, ses délais et ses détours ?

■Heinz Wismann On peut tout de suite remarquer que ce qui a empêché, pas seule-ment en France, mais peut-être surtout en France, la réception de Blumenberg, c’est la présence écrasante de la référence heideggérienne. Je crois que c’est ça qui a fait barrage, dans la mesure où l’œuvre de Blumenberg a pour particularité de se détacher progressivement de la référence heideggérienne. Elle est encore présente au début ; Blumenberg a été l’élève de Landgrebe, ensuite il a été dans le courant phénoménolo-gique de l’époque, et ce n’est pas que cette phénoménologie un peu éclatée qui existait après la guerre en Allemagne soit heideggérienne elle-même, mais elle entretenait naturellement des liens évidents avec Heidegger, puisque lui-même venait de là. donc le premier Blumenberg est effectivement très influencé, pourrait-on dire, par un certain nombre d’options heideggériennes ; et d’ailleurs le texte dans lequel apparaît pour la première fois la notion de métaphore, qui date de 1957, et qui s’intitule « La lumière

■ 1. Marion Schumm est doctorante à l’université paris Ouest nanterre-La défense et prépare une thèse sur l’anthropologie phénoménologique de Hans Blumenberg. Elle a accepté de conduire ces deux entretiens, durant l’été 2010, à la demande des Cahiers philosophiques.

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comme métaphore de la vérité », est encore assez ambivalent. On peut interpréter à partir de ce texte, en négligeant un peu le cheminement de Blumenberg dans la préci-sion historique des différentes étapes qu’il a parcourues, on peut interpréter ça comme relié à l’histoire de l’être chez Heidegger, dans la mesure où « Licht », la lumière, et « Lichtung », un concept clé dans l’histoire de l’être chez Heidegger, entretiennent une sorte de résonance. Et il y a des auteurs qui pendant très longtemps ont soutenu que Blumenberg était au fond en train de reformuler l’histoire de l’être telle que Heidegger la concevait, c’est-à-dire comme une succession de dévoilements du visage de l’être. Or très vite Blumenberg s’est écarté de cette vision – comme on dit en français – « historiale », c’est-à-dire « geschicklich », de l’histoire de l’esprit, en considérant – et là il est plus proche de cassirer – que les métaphores ne sont pas des dévoilements, qui viennent de l’être comme un destin auquel l’homme doit répondre, qu’il doit accueillir ou auquel il doit se soumettre, mais que les métaphores sont – et là, c’est tout à fait l’expression de cassirer – des « actes de l’esprit ». ces actes de l’esprit ne sont évidem-ment dictés par aucune puissance souterraine, invisible, plus ou moins accessible, ces actes de l’esprit sont le témoignage d’une certaine autonomie de l’homme par rapport à l’histoire. cela dit – on peut l’ajouter tout de suite –, Blumenberg avait proposé à rothacker, qui publiait l’Archiv für Begriffsgeschichte qui préfigure le grand dictionnaire historique de la philosophie, de glisser son analyse de la métaphore, peut-être aussi le recensement des métaphores apparues au cours de l’histoire, dans ce dictionnaire. il y avait là une sorte d’ambiguïté parce que c’est un dictionnaire qui s’intéresse aux concepts et à leur développement systématique, et Blumenberg aurait souhaité que ce dictionnaire comporte aussi une partie qu’il appellera plus tard « métaphorologique ». Ça lui a été refusé. Tout cela va très vite, dès 1960, il propose ses Paradigmes pour une métaphorologie, ensuite il travaille sur des métaphores, et je crois que c’est en 1979, dans le petit texte intitulé Naufrage avec spectateur, qu’il ajoute à la fin un petit développement qui s’intitule « Ouverture sur une théorie de l’a-conceptualité ». c’est là qu’on saisit ce qui l’intéresse réellement et ce qui le distingue fondamentalement de Heidegger, à savoir que les métaphores, ces actes de l’esprit, sont en fait des gestes de défense à l’égard du caractère écrasant du réel, ce qu’il appelle le « chaos ». Loin de trouver dans les métaphores une révélation de ce qu’est l’être dans son invisibilité constitutive, les métaphores, je le dis souvent, forment comme un écran devant ce chaos qui risque de nous engloutir, et permettent à l’homme d’évoluer intellectuellement dans un univers de sens qu’il a lui-même créé. Ça ressemble par certains aspects aux formes symboliques de cassirer. Les métaphores sont des formes symboliques à ceci près que pour Blumenberg le geste défensif est essentiel. Les métaphores, d’ailleurs, s’appelleront très vite « absolues », dans la mesure où elles préservent de l’absoluité du réel, le réel étant cette espèce de chaos qui nous entoure – c’est un peu pascalien comme effroi, l’espace infini, tout ce qui pour nous est dépassement radical de notre finitude, cet infini-là nous met en situation de défense. Et voilà qu’il s’est définitivement séparé de toute tentation heideggérienne, puisque – et La Lisibilité du monde est un exemple, mais il y a beaucoup d’autres exemples – il développe dans des écrits très complexes et très fouillés, avec une érudition époustouflante, l’histoire des transforma-tions, exploitations, déplacements, mais aussi le refoulement des métaphores qui sont censées nous offrir un « horizon d’intelligibilité » à l’intérieur duquel nous sommes un peu chez nous. c’est en ce sens que son œuvre présente une réelle originalité, qu’on commence seulement à percevoir.

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■H. W. Je trouve que c’est une très bonne question. En effet, Blumenberg a esquissé dans un livre posthume, Beschreibung des Menschen (Description de l’homme), paru en 2006, une sorte d’anthropologie que résume cette scène tout à fait étonnante, où on voit les premiers hominidés, à la lisière de la forêt tropicale, là où commence la savane avec les hautes herbes, se redresser pour regarder plus loin. Et Blumenberg de dire : dans cette situation, cet être, qui va être appelé à devenir un homme, découvre la puissance que lui confère le regard qui passe au-dessus des herbes, et qui lui permet de voir le danger au loin. cependant, il reste une ambivalence dans la mesure où il s’expose par là même au regard d’autrui. Et l’un des thèmes souterrains de l’œuvre de Blumenberg, c’est le camouflage, c’est-à-dire l’effort pour se soustraire au regard d’autrui. Je ne vais pas faire de la psychologie banale, mais il a vécu caché lui-même, il a fait des apparitions, mais il s’est arrangé pour être à l’abri. Sa pensée est fortement marquée par ce souci de ne pas se tenir seulement à la surface des choses. il avait une vraie hantise, il ne voulait pas être photographié. Et ça s’explique parfaitement à partir de cette scène, qu’il restitue dans son anthropologie, où l’homme qui a le grand avantage de voir le danger venir de loin s’expose en même temps à ce danger, qui ne peut plus replonger dans l’herbe ou se cacher dans la forêt et redevenir un animal qui rampe à quatre pattes. désormais l’homme se définit par cette situation. Or dans cette situation, tout ce qu’il peut faire, c’est inventer ce que Blumenberg appelle la « métaphore absolue », en un sens presque étymologique, parce qu’elle est « détachée de », elle n’est pas absolue au sens de « totale », mais de « séparée ». L’homme réussit ainsi à se détacher, à s’abriter, à se rendre indépendant de ce qui vient de loin et le menace, et le regard est une de ces menaces dont Blumenberg était très conscient, même dans sa vie quotidienne. À partir de là on peut, je crois, très bien comprendre qu’il se soit intéressé à ce qu’il appelle lui-même la « latence », c’est-à-dire à ce qui, à un certain moment, a cessé d’être perçu comme déterminant pour ce que l’on perçoit. En fait, et lui-même s’y réfère, c’est l’argument de Vico contre descartes, qui fait comprendre que les idées ne sont pas claires et distinctes dès le départ, qu’elles ne sont pas des lumières naturelles, c’est-à-dire que les hommes ne sont pas dotés par dieu d’une raison qui serait d’emblée universelle et qui serait la même pour tout être pensant. il y a une scène que j’évoque volontiers, mais qui n’est pas commentée à ma connaissance par Blumenberg, qui montre très bien pourquoi il s’intéresse à Vico : l’homme au bord de la mer est assailli par des perceptions de toutes sortes, la lumi-nosité, l’odeur, le clapotis des vagues, le sable chaud sous les pieds, etc., et dans un effort de synesthésie poétique (mythologique au sens propre du terme), il va proférer le nom de « neptune », qui capte cette totalité à la manière d’une métaphore absolue. Et c’est seulement dans un deuxième temps – c’est la thèse de Vico – que l’esprit tire de cette totalité synesthésique une abstraction qui s’appellera la mer. c’est l’inverse de ce qu’on pourrait penser et de ce qu’on continue à penser en général, quand on dit que les mythologies sont des personnifications de réalités naturelles. c’est le contraire

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qui se passe : les réalités vont être extraites de ces mythologèmes, qui sont autant de totalisations poétiques d’un ensemble disparate de perceptions. c’est très exactement le point de départ pour Blumenberg. Et lorsque nous disons, par exemple, « histoire », pour Blumenberg, il s’agit d’abord d’une métaphore absolue ; quand on dit « vie », c’est une métaphore absolue, il ne faut pas faire comme si on pouvait faire une onto-logie de la vie, une ontologie de l’histoire. cela nous ramène à la première question. Blumenberg tourne le dos à l’ontologie et, qu’il le veuille ou non – parce que ce n’est pas sa référence préférée –, il pense, comme cassirer, en postkantien. c’est ça la vérité de Blumenberg. La position qu’il prend consiste à tout faire dériver des facultés d’un être fini, qui par aucun biais ne peut accéder à ce que Kant appelait l’« en-soi », mais qu’on peut appeler aussi bien l’« être ». Au contraire, l’être fini construit, à la manière de ces mollusques qui forment les bancs de corail, par des sécrétions, l’être humain. L’être fini construit son monde, où il vit à l’abri, car il est faible. c’est pourquoi toute tentative d’imputer à Blumenberg une ontologie, fût-elle fondamentale, c’est-à-dire une ontologie du non-représentable, fait fausse route.

M. S. Vous avez parlé de cette tentative – ou tentation du camouflage – chez Blumenberg, il est vrai qu’il fait preuve d’une très grande discrétion, ou une pudeur sur sa vie en général, mais aussi sur sa survie pendant le IIIe Reich. Vous avez déjà évoqué des motifs de cette tentative de se soustraire au regard public, je voudrais vous interroger plus avant sur cette question. Par rapport à la période nazie, s’il est vrai que Blumenberg ne refuse pas radicalement d’en parler, il le fait toujours selon des modalités assez biaisées, dissimulées, et en tout cas il n’y a pas de théorisation franche ni du nazisme ni du totalitarisme, même pas de dialogue direct avec les théoriciens du totalitarisme et du nazisme. Comment expliquez-vous cette absence qui est assez frappante chez un philosophe qui n’est pas un philosophe de l’exil – bien qu’il soit peut-être un philosophe de l’exil intérieur puisqu’il est resté en Allemagne. Pensez-vous que Blumenberg n’était pas à même de se confronter théoriquement au nazisme, pensait-il que ce n’était pas nécessaire, comment croyez-vous qu’il se soit confronté à cette question ?

■H. W. c’est une question difficile, parce qu’il faut se mettre à sa place : il est caché pendant la guerre, retardé dans ses études, sauvé par des Allemands, des catholiques. il a vécu caché, c’est presque le principe épicurien du « lathe biosas » (« vis caché »), qui lui a permis de survivre. Alors on peut toujours commencer à imaginer que cela a façonné sa manière d’exister. Mais c’est un peu impertinent de tenter ce genre de psychologisation. Je pense que ce qui est plus intéressant dans sa démarche, si on la prend philosophiquement au sérieux, c’est que la possibilité de donner des explications rationnelles à des phénomènes historiques massifs est au fond en contradiction avec son souci de dégager les sources plutôt cachées de tout ce qui a pu inspirer les initia-tives de survie de l’homme. S’il avait dû s’expliquer avec le totalitarisme, cela aurait donné un combat frontal. il s’y refuse parce que c’est un geste à la fois existentiel et théorique qui ne correspond pas du tout à sa démarche, pas seulement dictée par l’expérience vécue, mais dictée par le grand projet qu’il poursuivait de façon presque obsessionnelle : caché dans son antre, vivant la nuit, il faisait son apparition vers midi, avec cravate et tout, extrêmement soigné. c’était un homme assez soucieux des formes, de l’élégance, il avait là aussi, je pense, à cœur de se mettre à l’abri. J’en ai discuté un jour avec sa fille Bettina, qui me disait que son père était très chaleureux,

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mais d’une certaine manière inaccessible : il arrivait toujours harnaché, harnaché par les vêtements, par l’élégance, il était toujours impeccable, il ne faisait pas son apparition en robe de chambre, hirsute, en embrassant ses enfants avec fougue, pas du tout, il arrivait et il y avait un cérémonial. Ça faisait partie aussi de son mode d’être et je crois qu’il est plus fécond de se demander ce que cela a pu avoir à voir avec son geste philosophique que de se demander si ce geste philosophique est dicté par ce qu’il a vécu. ce serait réducteur et aurait de toute manière moins d’intérêt.

M. S. Selon vous, cette manière d’éviter la confrontation directe n’est pas spécifique à un traumatisme qui viendrait de l’expérience vécue, elle serait plutôt de l’ordre d’une démarche philosophique générale et du coup, il s’agirait plutôt de retrouver des résurgences de confrontation qui seraient un peu plus cachées. Où verriez-vous la confrontation à cette question du totalitarisme dans la pensée de Blumenberg ? Le politique ne me semble pas absent de sa réflexion, contrairement à ce qu’on peut légitimement avoir comme première impression. Dans sa réflexion sur la rhétorique, sur le temps de la vie et le temps du monde, sa réflexion sur la sécularisation, sur le dévoiement des philosophes, il y a là des manières de traiter – de manière peut-être oblique, mais de traiter quand même – du politique.

■H. W. Le cœur de l’affaire, vous venez de le dire, c’est ce débat déclenché avec carl Schmitt – d’ailleurs avec une ironie abyssale, il faut aussi voir ça. Là encore, il ne sort pas avec ses armes pour attaquer directement, frontalement, l’adversaire. comme pour le reste, il reconstruit ce qu’a pu entraîner la théorie de la sécularisation ; il a toujours eu ce geste qui cherche une latence, une origine, une option qui va ensuite produire des effets. Et dans ce cas, c’est le retournement qui ensuite se développe dans La Légitimité des Temps modernes, qui est peut-être le plus politique de tous les livres – alors qu’il ne parle pas de politique –, à savoir que ceux qui voient un progrès dans la sécularisation apportent de l’eau au moulin de ceux qui délégitiment les Temps modernes, puisque la sécularisation implique la provenance du profane à partir du sacré et permet donc à ceux qui défendent une théologie politique, comme carl Schmitt, de tenir la dragée haute à la rationalité, puisqu’elle procède de l’irrationalité de la révélation religieuse. il existe un texte extraordinaire de Schmitt, rédigé pendant qu’il était en prison. Ayant pris connaissance du livre de Karl Löwith sur les racines juives ou chrétiennes de l’histoire, il formule sa critique (que doremus a traduite en français) en soutenant que l’infinie supériorité du christianisme repose sur la conception d’un événement absolu, que serait justement la conception du christ. « événement absolu » – il faut être sourd pour ne pas entendre l’écho de la pensée heideggérienne de l’Ereignis, dans lequel se manifeste le caractère divin de l’être. il n’y a pas d’autre figure du divin que l’événement, l’événement en tant que temporalité de l’être, qui déferle sur l’homme en lui assignant son destin. La vague puissante que forment les révélations religieuses ou quasi religieuses présente dans certains cas une analogie saisissante avec le totalitarisme. pourquoi Heidegger a-t-il adhéré à une idéologie dont les représentants politiques n’avaient d’autres torts à ses yeux que d’être par trop médiocres ? c’est que le mouvement collectif – que les fascistes italiens appelaient movimento et les nazis Bewegung – était par lui assimilé au mouvement même de l’être. L’historicité de l’existence humaine (Geschichtlichkeit) se trouvait ainsi transformée en destinée onto-théologique (Geschicklichkeit). dans l’édition d’après-guerre de Qu’est-ce

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que la métaphysique, Heidegger n’hésitera pas à affirmer que la médiocrité de ces dirigeants n’enlève rien à la vérité de ce mouvement. certes, il avait sa médiocrité à lui, qui était liée à ses ambitions, à ses ressentiments, dont témoigne le débat de davos avec cassirer, mais sur le plan philosophique, il était loin d’être médiocre. Ayant opté philosophiquement pour la soumission à ce qui advient au nom de l’être, il prenait politiquement parti pour ce qui lui semblait incarner le mouvement de l’histoire. On trouve l’écho de cette soumission, à la fois spéculative et opportuniste, dans la notion d’appartenance (Zugehörigkeit), dont Gadamer analyse les implications multiples dans Vérité et Méthode. En effet, dans Zugehörigkeit se lit aussi bien l’écoute de l’être (Hören) que la dépendance (Hörigkeit) à l’égard des puissances qui dominent les êtres (comme le sexe ou la drogue). Qu’il s’agisse ici du langage en tant que révélation originaire du destin humain ne change rien à la nature quasi théologique de l’injonction d’obéissance envers une autorité qui échappe à toute représentation.Or la pensée de Blumenberg se meut entièrement dans l’ordre de la représentation, en assumant la dialectique de la chance et du péril, de la vision au loin, qui prévient des dangers à venir, et de l’impuissance du regard, qui affronte les menaces incommen-surables de l’infini. il ne sort pas de cette problématique anthropologique, qu’on a pu lui reprocher comme étant, précisément, d’une vue trop courte. Les penseurs fascinés par les mystères de l’être lui opposaient leur souci orgueilleux d’entendre l’appel de l’invisible. Mais pour Blumenberg, l’invisible s’apparente plutôt à ce qui a été perdu de vue, voire refoulé, restant ainsi en latence jusqu’au moment où il refait surface, alors qu’on n’y pensait déjà plus. plutôt que d’une manifestation de l’être, il s’agit du retour de quelque chose qui a eu lieu dans le passé. cette manière d’argumenter rappelle certains passages de la Dialectique négative d’Adorno, qui dénoncent l’erreur qui consiste à confondre ce qui a été fait par les sujets humains avec la contrainte objective qui s’impose à eux sous l’aspect factice du destin. On reconnaît ici la théorie marxienne de la fétichisation. de fait, Blumenberg partage avec Adorno la conviction qu’une pensée dotée d’une réelle teneur de réalité (sachhaltiges Denken) est toujours dirigée vers quelque chose de déterminé, même si cet effort d’identification relève, au moins partiellement, d’une illusion. La tâche de la pensée dialectique est de percer cette illusion en retournant le concept contre lui-même, afin de dégager réflexivement ce que toute conceptualisation est amenée à ignorer. c’est à cette dimension de la connaissance que Blumenberg réserve le terme de métaphore. car les certitudes conceptuelles reposent sur un fond métaphorique, qu’elles masquent à mesure qu’elles se précisent.

M. S. Je voudrais prolonger cela à propos du mythe : ce que vous dites là de la métaphore vaut aussi sans doute pour ce que fait Blumenberg avec le mythe et ce qu’il dit de ce que fait le mythe. Je reprends un peu l’ambivalence du titre de son ouvrage sur le mythe : Arbeit am Mythos, travail sur le mythe, travail du mythe, travail au sein du mythe. Je voudrais souligner d’abord le fait que Blumenberg s’attaque au mythe par la réception. Il considère que toute tentative qui voudrait retrouver le vrai mythe originaire derrière les palimpsestes de la réception serait une démarche fallacieuse. Blumenberg dit bien dans La raison du mythe : « Il ne s’agit pas de recouvrer le sens perdu, ce serait un mythe de la mythologie. » On voit que Blumenberg a une démarche originale, qui pense le mythe contre certains usages du mythe. Contre quelles interpré-tations ? Qu’est-ce qui fait son originalité ?

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■H. W. c’est tout à fait parallèle à ce que nous venons de dire de la théologie politique puisque l’origine, lorsqu’on imagine que cette origine est une sorte de puissance à laquelle il s’agit de se soumettre, cette origine n’est précisément pas ce qui intéresse Blumenberg, à savoir ce qui originellement nous a mis à l’abri. Or parmi les penseurs du mythe qui faisaient florès en Allemagne depuis le début du xxe siècle, il y a des gens qui faisaient des conférences sur le mythe, comme rosenberg avec son Mythe du xxe siècle ; ils voulaient trouver dans le mythe cette espèce d’origine qui était au-delà de tout ce que l’homme avait jamais entrepris. il y a toujours là cette même idée d’une révélation originaire. Blumenberg considère que le seul fait de rechercher cette origine, c’est déjà mettre la main dans l’engrenage, c’est également ce qui l’oppose à Schmitt au sujet de la sécularisation. Lui, il s’intéresse aux sécularisations du mythe, il trouve que, dans le mythe, il y a quelque chose qui est fécond et qu’il ne faut pas cesser de transformer, d’accompagner dans ses transformations. dans son anthropologie, ce qui compte ce sont au fond les opérations de survie. comment fait-on pour se défendre ? La vraie légitimité du monde moderne, c’est exactement le contraire de la dénonciation de la technique chez Heidegger puisque ce sont des techniques de survie. La modernité, d’une certaine manière, est donc ce qui est sorti du mythe. À travers cette idée qu’il y a des techniques de survie, Blumenberg partage d’abord l’idée de cassirer qu’on sort du mythe pour mettre à distance les choses, par le langage, avec la séparation grammaticale du sujet et de l’objet, et cette mise à distance de l’objectivité se poursuit, chez cassirer, dans cette libération que la Darstellung, c’est-à-dire les mathématiques, nous permet de réaliser face au réel et, à la fin, on aboutit à la mécanique quantique.Seulement, et ça c’est un point que je trouve très important dans Höhlenausgänge (Sorties de la caverne), Blumenberg s’inscrit en faux contre l’optimisme de cassirer, ce qu’il soupçonne être l’optimisme de cassirer, qui tend à faire croire que la sortie de la caverne pourrait être définitive. Le travail sur le mythe est éternellement à recommencer, il ne faut pas croire que ce soit un progrès linéaire. Blumenberg a le soupçon que si on construit un progrès linéaire d’émancipation, on pose une origine qui pourrait être reva-lorisée contre l’émancipation, comme servitude volontaire, comme volupté inavouable, malgré la terreur. Et là vous avez à nouveau le totalitarisme, les heideggériens, les schmittiens, vous trouvez ça à l’extrême gauche, à new York aujourd’hui, en italie, avec Toni negri… alors on peut bien sûr camoufler ça en disant « Spinoza », mais c’est toujours la même chose, c’est la fascination pour ce qui nous condamne à abdiquer. Or Blumenberg n’accepte pas cette abdication à l’égard de ce qui est originairement envoyé pour nous happer, exactement comme la gueule d’un animal qui surgit de la savane, mais il n’est pas non plus optimiste au sens où il croirait que la sécularisation, la rationalisation, la sortie de la caverne, formeraient une histoire linéaire. On est toujours au milieu du gué. On est toujours en train de lutter sur les deux fronts. ceci nous fait d’ailleurs revenir en boucle au début de notre conversation. évidemment Blumenberg est pris en tenaille entre les heideggériens, en un sens très large – c’est-à-dire ceux qui pensent une espèce de réalité fondamentale, originaire, sur laquelle il faut s’aligner. Lacan, le travail du signifiant, sa conception de la cure analytique, c’est la même chose. deleuze et Gattari, l’Anti-Œdipe, les machines désirantes, c’est l’idée qu’on était mieux avant d’avoir entrepris le voyage périlleux de l’identité du moi. donc la névrose, les symptômes, on peut les guérir, quand on consent à se laisser porter par les vagues successives de la conscience, c’est-à-dire par le travail du signifiant. Mais la réalité est tout le contraire d’une telle inversion du mot de Freud : « Là où il y avait “ça”,

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doit advenir “moi”. » c’est toujours provisoire. Et la thérapie a pour unique finalité de fortifier le « moi », pas définitivement – là Freud est proche de Blumenberg –, puisque l’irrationnel, l’inconscient, grâce aux mécanismes de refoulement, est dynamique et va toujours nous rattraper. cela correspond exactement à ce que Kant dit, lorsqu’il énonce que l’entendement est comme un îlot dans la mer agitée de la raison. Or la mer agitée de la raison, il l’appelait faculté de désirer.Blumenberg affirme qu’il ne faut pas aller vers la menace, l’agresseur, pour s’identifier à lui et s’y trouver, voluptueusement, terrorisé et sauvé. ce serait à nouveau le mythe… Mais il ne croit pas non plus qu’il puisse y avoir une sortie définitive de cette gueule que la caverne représente magnifiquement. Blumenberg est exactement au milieu, il ne veut aller ni dans un sens ni dans l’autre. il est important de le dire : il ne faut le tirer ni dans un sens ni dans l’autre. c’est la difficulté. Et pour cette raison, il ne convient pas nécessairement aux gens.

M. S. Vous nous montrez bien dans quelle mesure Blumenberg est difficile à manier pour le lecteur, pour l’interprète, parce qu’il est dans un entre-deux et, qu’au fond, essayer de l’affilier à une bannière, qu’elle soit disciplinaire ou théorique, est toujours problématique. Je pense que ce caractère inclassable de l’œuvre et du penseur fait partie d’un ensemble de difficultés qu’il y a à lire Blumenberg. Mais je voudrais, si vous le voulez bien, qu’on aborde d’autres difficultés, notamment celles qui seraient liées à un style d’écriture, un usage de la langue allemande. Il y a la présence de nombreux auteurs de littérature allemande dans l’œuvre de Blumenberg, je pense à Goethe, Fontane, Mann, Lichtenberg, et on peut penser qu’il y a là des inspirations stylistiques, qui rendent le style philosophique de Blumenberg assez ardu. Comment, à cette lumière, lire Blumenberg ?

■H. W. il faudrait en fait poser la question à des traducteurs de Blumenberg qui croient à ce qu’ils font. ce serait intéressant d’interroger pierre rusch, denis Trierweiler, etc. parce qu’on ne peut pas rendre dans une autre langue la langue de Blumenberg si on n’est pas pleinement conscient qu’elle est à multiples tiroirs cachés ; c’est très souvent décevant de devoir renoncer à cette plurivocité, à ce jeu, ça irise de partout, ce sont des allusions, ça reflète plein de choses tout le temps. En fait c’est une prose cultivée, c’est l’une des dernières proses cultivées. parce que la prose qu’on nous a infligée après la guerre, qui avait sans doute des vertus curatives, puisqu’il y avait des mots qu’on ne pouvait plus utiliser, et bien c’était une prose un peu trop directe, au marteau. philosophiquement mais aussi littérairement, je dirais qu’il y a là quelque chose de fruste. Et Blumenberg dans son antre, refusant d’aller au grand jour, de s’exposer à la lumière de la vérité métaphysique (quelle horreur !), c’est le madrépore, le mollusque qui est dans les tubes de corail ; c’est la métaphore parfaite pour moi, quand je pense à Blumenberg, je pense au madrépore. dans cette sécrétion permanente – on est toujours dans la métaphore – de donnés culturels articulés, il construit son Gehäuse, sa défense, son lieu où il est protégé. il a cette espèce d’intime conviction qu’on est menacé, et il ne croit à aucune des deux solutions, ni à celle consistant à s’identifier avec la menace (ce qui est régressif, c’est ce que cassirer décrit dans Le Mythe de l’État), ni à celle consistant, au contraire, à pêcher par un optimisme de la sortie, vers une raison réalisée socialement (les révo-lutions socialistes, tous les grands paradigmes de l’émancipation)… il n’y croit pas. du coup, que fait-il ? il travaille inlassablement. On peut aussi le comparer à un ver à soie

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qui tisse et fait son cocon. Or je sais que son idéal d’écriture, c’était Thomas Mann, c’est indiscutable. ce qui fait que l’ironie est le vrai geste. L’ironie, c’est-à-dire la mise en abyme. On peut évoquer à ce propos le De institutione oratoria de Quintilien, théorie de la rhétorique que je trouve toujours aussi extraordinaire, où il est montré, au chapitre sur l’ironie, qu’elle consiste à retirer à un système de métaphores le tapis sous les pieds en mettant la métaphore qui soutient toutes les autres en abyme. Et l’écriture de Blumenberg fait cela sans arrêt. donc le lecteur peut se sentir constamment un peu déstabilisé. À quoi s’en tenir ? Tout peut toujours se retourner en son contraire, s’enrichir de choses auxquelles on n’avait absolument pas pensé. c’est pour ça que je dis que c’est irisé, c’est comme ces surfaces de poteries où il y a des nanoparticules qui font qu’il y a une irisation, une espèce de jeu multiple de lumière, on ne sait jamais exactement ce que c’est. Le texte de Blumenberg, si on prend cela comme une force, est un texte infini-ment riche dans lequel on peut « prendre son pied ». Mais c’est aussi un texte peut-être destiné à nous faire « perdre pied ». il y a les deux, et ceux qui n’ont pas envie de perdre pied là-dedans, qui voudraient plutôt perdre pied dans l’origine ou dans la révélation, ont l’impression qu’on les mène par le bout du nez, qu’on les abuse et qu’on ne leur dit jamais rien de bien définitif et clair. c’est vrai, chez Blumenberg vous ne trouverez jamais aucune recette définitive pour vous sortir d’affaire, vous ne trouvez jamais une identification ultime de quelque chose qui ferait objectivement partie du réel, puisque le réel est par définition insaisissable, il est menace, extériorité. dans le petit film que les gens qui aiment Blumenberg ont fait sur lui2, ils ont réussi à faire une chose : ils montrent, alors que tout est entièrement reconstitué, le bureau dans lequel Blumenberg travaillait la nuit. Et on voit que c’était tapissé de partout. Si on voulait être méchant, on dirait : c’est l’intérieur bourgeois typique. Qu’est-ce que l’intérieur bourgeois ? c’est le contraire de ce que le Bauhaus avait promis et que le jeune Benjamin, jusqu’à l’aventure de Moscou, avait encore appelé « l’architecture de verre », de la transparence. Blumenberg ne croit pas un instant à la transparence, qu’il assimile à une raison menaçante. Or, l’ironie est bourgeoise. Et Thomas Mann qui est très intelligent, dans son essai sur cervantès, explique que la bourgeoisie naît avec l’ironie. c’est-à-dire que, quand le héros du monde féodal, le noble, se ridiculise, la bourgeoisie advient. cette ironie est évidemment un moyen de s’installer de manière productive dans un infini, qui n’est pas l’infini du dehors. Ça tourne comme une espèce d’autoréférence réitérée. L’intérieur bourgeois avec la caricature qu’il nous présente, le bourgeois qui a peur du dehors, qui s’abrite, qui met plein de tableaux, de littérature, des potiches avec des plantes, des palmiers, c’est, pour le dire avec les mots d’Adorno, le « Zirkus-Hagenbeck3 ». Autrement dit, les bêtes féroces, il faut les avoir chez soi, mais en être séparé par un fossé. Voilà l’opération de domestication. L’ironie, si on la prend en mauvaise part – et c’est le reproche qu’on peut faire à Thomas Mann –, c’est une forme de domestication de quelque chose d’infiniment plus grand, l’ironie rapetisse. Mais d’un autre côté, la tentation de se livrer à l’infiniment grand, à l’illimité, à cet ailleurs essentiel et inaccessible, tant désiré, en acceptant que terreur et volupté coïncident, ce n’est peut-être pas mieux.

■ 2. N.d.R. : il s’agit d’un film sur Blumenberg projeté lors du colloque Blumenberg de mai 2009 organisé par Heinz Wismann au Goethe institut de paris. Après la projection, Bettina Blumenberg, la fille du philosophe, a précisé aussitôt que tout était reconstruit, que les lieux n’étaient pas les vrais.

■ 3. N.d.R. : il s’agit d’un cirque américain très célèbre au début du xxe siècle ; le dresseur Hagenbeck avait été le premier à récompenser ses fauves au lieu de les punir.

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M. S. Je voudrais mettre en parallèle ce que vous disiez de l’ironie avec ce que Blumenberg lui-même dit de façon réflexive de sa pratique de l’interdisciplinarité. C’est un trait important de son œuvre, c’est un des cofondateurs du groupe interdisciplinaire poetik und Hermeneutik, et on pourrait retrouver dans toute son œuvre des traces de cette interdisciplinarité. Blumenberg la pense et la défend en soulignant une dimension quasi « thérapeutique », un intérêt qui réside dans la déception que produit avant toute chose l’interdisciplinarité et qui donc permettrait à la philosophie de se départir de certaines illusions de transparence, d’accès immédiat, ou de capacité à cerner définitivement ses objets. Je pense au texte traduit en français sous le titre La raison du mythe, où Blumenberg écrit : « Parce qu’elle n’accepte pas la délimitation bien définie et éprouvée de l’objet, l’entreprise interdisciplinaire doit tout d’abord avoir pour effet de décevoir », et où il parle ensuite de la « vertu d’une précision moindre ». Pourriez-vous mettre en parallèle ce que vous disiez de l’ironie avec cette pratique de l’interdisciplinarité ? Y a-t-il pour vous là aussi un intérêt de Blumenberg, peut-être une postérité dans cette manière qu’il a de pratiquer et de défendre l’interdisciplinarité ?

■H. W. il faut bien comprendre que la déception est nécessairement pensée comme dirigée contre une illusion. c’est toujours une illusion qui est déçue. Or l’illusion disciplinaire, qui est nécessaire à la discipline, et qui nous vaut les connaissances que la discipline nous apporte, est que la discipline pourrait atteindre la chose, cette fameuse « chose en soi ». Et cela se retrouve dans tous les scientismes, que ce soit le psychologisme, le sociologisme… On a ça chez les physiciens, chez les biologistes. Les disciplines, à l’évidence, sont tirées par une illusion constitutive qui fait justement leur force. c’est pour cela que ces disciplines sont sorties de la philosophie universelle, après Kant ; jusque-là on avait encore l’illusion que la philosophie pouvait totaliser l’unité dernière avec son encyclopédie, on pensait qu’on pouvait faire philosophique-ment la recollection de tous les savoirs. Tout de suite après, à partir de 1830, c’est fichu, ça part dans tous les sens, et dès lors, chaque discipline hérite de l’illusion de la philosophie tout entière. d’où les idéologies scientistes. Et contre ces illusions, la déception a une valeur thérapeutique essentielle. Or qu’est-ce qui peut amener une discipline à douter d’elle-même ? c’est l’autodiscipline, c’est l’interdisciplinarité, c’est la raison critique. c’est la raison non pas comprise comme effort pour identifier la totalité de ce qu’on cherche à identifier, mais c’est la raison en tant qu’elle est dotée d’une capacité autoréflexive, c’est-à-dire critique. Finalement c’est du Kant in nuce, ça ne se réduit pas à un kantisme orthodoxe, ni à un kantisme à la française. Là encore, on a cette dialectique de l’entre-deux, car on ne peut absolument pas aller dans un sens, c’est-à-dire abonder dans le sens du scientisme et de ses illusions, mais on ne peut pas non plus, avec Heidegger, dénoncer la science et la technique comme des aberrations. c’est « ni… ni ». On en revient toujours à la même posture. donc l’ironie, la thérapie par l’interdisciplinarité, la désillusion nécessaire, tout cela participe d’une certaine conception de ce qu’est la raison d’un être fini.L’être fini ne doit pas basculer, comme le voudrait Heidegger, dans une soumission à ce qui est, mais cet être fini ne doit pas non plus se gonfler jusqu’à penser avoir reproduit dans sa conscience la totalité du réel. il s’installe dans cet entre-deux où la désillusion est productive, dans la mesure où elle permet à l’illusion d’opérer. Mais l’illusion ne va pas l’emporter dans ce cas. Alors que, d’un autre côté, sans illusion, les choses n’avancent pas. Je trouve que ça vaut pour la philosophie entière, pas seulement pour

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les disciplines scientifiques. dans les analyses que fait dieter Henrich de l’idéalisme spéculatif, il y a cette idée, que je trouve absolument parfaite, que Schelling et consorts, s’ils n’avaient pas entretenu l’illusion absolument excessive de pouvoir totaliser le réel, n’auraient jamais fait leurs découvertes philosophiques extraordinaires. donc, il suffit de décapiter ou d’enlever la fameuse locomotive. Et après on a quelque chose de très précieux, les analyses de la subjectivité, des attirails conceptuels dont on ne voudrait absolument pas se passer. Mais la motivation qui fait que ça s’élabore, il faut la dénoncer comme une ambition démesurée. c’est exactement ce que dit Kant au tout début contre Leibniz : d’accord pour la monadologie, mais pas de monade centrale. La phrase de Kant c’est : l’omnitudo rerum ne peut pas être représentée, or la monade centrale de Leibniz a besoin de représenter la totalité du possible.pour moi, Blumenberg, sans partager l’optimisme de cassirer, est une des figures du postkantisme, comme Husserl. il m’est arrivé, une année, de faire cours sur un seul point : le premier Husserl, qui essaye de développer une seule phrase de l’Esthétique transcendantale dans laquelle Kant dit que toutes nos expériences sont enracinées dans le sens interne. Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Que toute expérience est enracinée dans le temps. Que donc le temps est le sens interne des sujets finis. cela suppose que le temps soit structuré, articulé, déployé. Husserl s’emploie à cela. c’est la véritable origine de la phénoménologie husserlienne : donner un sens à cette phrase de Kant.donc finalement, c’est la voie médiane, l’entre-deux. Si vous prenez la fin de la Critique de la raison pure, il est dit qu’il y a deux philosophies dogmatiques, platon et épicure, et Kant pense qu’il a mis fin à la manière dogmatique de philosopher. Or Blumenberg est un philosophe a-dogmatique. cela ne plaît pas à tout le monde. Je dis toujours que l’architectonique habituelle des gens, quand ils font de la philosophie, est à deux termes : l’irrationnel d’un côté, le rationnel de l’autre. On choisit. L’architectonique kantienne est à trois termes. il y a l’entendement, qui est en charge de l’identification, et la raison qui est en charge de ce qui est non identifiable, puisque c’est ce qui est du côté de la nature. La liberté, ce qui est toujours commencement, ce qui est non conditionné, la liberté, c’est la faculté de désirer. Et entre les deux, qu’est ce qu’il invente ? Une nouvelle rationalité, une rationalité qu’il appelle faculté de juger. Or Blumenberg, pour moi, est le philosophe de la faculté de juger. il est très conscient, comme Kant, que sans entendement il n’y aurait rien de déterminé, ça ce sont les disciplines, sans la raison il n’y aurait rien, car il n’y aurait pas le désir d’aller plus loin. Alors comment articuler l’entendement et la raison ? c’est la faculté de juger qui fait cela, qui noue à chaque fois le lien entre le particulier et le général, c’est elle qui permet de subsumer dans l’entendement, c’est elle qui permet de symboliser quand on va vers ce qui ne se laisse pas représenter. Si on veut être un peu lapidaire, on dira que Kant a mis au jour une dimension de la raison qu’il n’appelle pas lui-même raison. La raison c’est déjà, disons la rationalité de la dimension intermédiaire de la faculté de juger ou de la réflexivité. La réflexivité est tout aussi rationnelle que toute autre forme de rationalité.

M. S. Je voudrais vous poser une dernière question qui a un peu à voir avec cet a-dogmatisme. Vous avez déjà expliqué que ce qui se jouait, notamment dans l’opposition à Heidegger et à Schmitt, c’était l’opposition à une philosophie de l’histoire, que ce soit celle de la décadence de l’humanité ou, au fond, toute vision totalisante de l’histoire, tout substantialisme historique, mais aussi ce que Blumenberg appelle « Ursprünglichkeitswahn ».

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Mais chez Blumenberg, il n’y a pas seulement une opposition à une vision de l’histoire, il n’y a pas non plus de refus radical de thématiser l’histoire, puisque toute la réflexion de Blumenberg est historique. Il se dit lui-même, peut être ironiquement, « historiciste », dans un texte sur Cassirer. Peut-on alors dire que Blumenberg ne serait pas du côté d’une philosophie de l’histoire, mais d’une philosophie qui fait de l’histoire, et qui pratiquerait l’histoire comme discipline dans différents sens du terme ?

■H. W. parmi les disciplines qu’il considère, il y a évidemment la discipline historique. Mais il ne peut pas jouer la discipline historique contre une philosophie de l’histoire, car les disciplines, il les démonte philosophiquement, par la fameuse désillusion, l’ironie, etc. il a donc une pensée de l’histoire qui n’est pas assimilable à la philosophie de l’histoire, laquelle est toujours préoccupée par les fins de l’histoire. Or, chez Blumenberg, il n’y a ni origine ni fin de l’histoire. il y a là encore un travail de l’histoire, qui est le travail même qu’il fait. Et c’est en ce sens qu’on peut dire que l’histoire, c’est aussi ce qu’il est en train de faire. il historicise les choses, il leur enlève ce qui les rapprocherait, lorsqu’on les interprète, d’une illustration des philosophies de l’histoire, et il les retire aussi de cette relativisation qui rend les choses opaques, la discipline historique, qui ne sait qu’emmagasiner des faits et les relier entre eux.La philosophie de l’histoire, qui est spéculative ou, disons, « métaphysico-religieuse », qui se demande quelle est l’origine et la fin, et l’empirisme de la discipline historique, sont deux choses que Blumenberg évite. Et là nous sommes une fois de plus dans cet entre-deux dont nous parlions puisque, pour lui, l’histoire est ce travail qui se fait inlassablement avec des offres de sens. La métaphore est une offre de sens : Bedeutsamkeit.il faut naviguer entre les écueils, comme entre charybde et Scylla. Blumenberg est un argonaute. Je crois que c’est le mot de la fin : c’est un vrai argonaute. Souvenez-vous qu’Euphème, le fils de poséidon, lâcha une colombe qui vola vers les rochers : elle réussit à passer, perdant juste une plume de la queue, c’était le présage que l’Argos pourrait passer. Blumenberg s’est fait coincer une plume qu’il avait au derrière, comme la colombe. il passe entre les rochers entre lesquels les argonautes passent (car il y a charybde et Scylla pour Ulysse, mais les argonautes aussi passent entre les rochers qui s’entrechoquent – c’est toujours la même figure). Blumenberg y a laissé des plumes.

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