a pepita, ramiro, Ángela… · courants philosophiques et les différentes périodes historiques....

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Université François Rabelais - Tours UFR des Arts et Sciences Humaines Département des Sciences de l’Education et de la Formation Année Universitaire 2014-2015 Parcours intégratifs de l’exilé et travail Regards croisés de trois acteurs sur les enjeux en termes d’accès à la citoyenneté Mémoire présenté et soutenu par Ricardo TOMÉ PEÑA En vue de l’obtention du Master 2 Professionnel Sciences Humaines et Sociales Mention Sciences Humaines et Epistémologie de l’Action Spécialité Sciences de l’Education et de la Formation Parcours Stratégie et Ingénierie en Formation d’Adultes Sous la direction de Mme Laurence CORNU-BERNOT, professeur à l’Université de Tours Tours, 2015 1

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Université François Rabelais - Tours

UFR des Arts et Sciences Humaines

Département des Sciences de l’Education et de la Formation

Année Universitaire 2014-2015

Parcours intégratifs de l’exilé et travail

Regards croisés de trois acteurs

sur les enjeux en termes d’accès à la citoyenneté

Mémoire présenté et soutenu par Ricardo TOMÉ PEÑA

En vue de l’obtention du Master 2 Professionnel

Sciences Humaines et Sociales

Mention Sciences Humaines et Epistémologie de l’Action

Spécialité Sciences de l’Education et de la Formation

Parcours Stratégie et Ingénierie en Formation d’Adultes

Sous la direction de Mme Laurence CORNU-BERNOT, professeur à l’Université de Tours

Tours, 2015

1

A Pepita, Ramiro, Ángela…

2

SOMMAIRE

INTRODUCTION GENERALE………………………………………..2

PARTIE I :

L’EXILE : QUEL CITOYEN DANS LA SOCIETE ET DANS LE

MONDE DU TRAVAIL ?.........................................................................6

CHAPITRE 1 : Trajet du citoyen institué à l’individu en rupture…………….…. 8

1.1. Différentes approches du concept de citoyen …….….…………………....9

1.2. Le citoyen mis au ban : la rupture en question………………………... …41

CHAPITRE 2 : Quelle place pour l’exilé au sein de la société d’accueil ?............57

2.1. Par-delà les frontières : le passage sinueux de l’errance à l’exil…………58

2.2. Une élaboration de l’exercice de la citoyenneté : de l’exilé déraciné au

travailleur re-situé ?…………………………………………………………………..98

PARTIE II :

LE TRAVAIL DE TERRAIN……………………………………………….137

CHAPITRE 3 : Recueil et organisation des données…………………………….139

3.1. Le recueil des données………………………………………….……….140

3.2. L’organisation des données……………………………………………..161

CHAPITRE 4 : Analyse des données : interprétations, propositions d’actions..178

4.1. Analyse des données et interprétations…………………….….………...178

4.2. Propositions d’actions………………………………………………......210

CONCLUSION GENERALE…………………………………...……218

3

Dans le paysage social de nos sociétés modernes, force est de constater que la

mobilité des individus est en développement constant, notamment lorsque celles-ci

s’organisent en des ensembles territoriaux plus conséquents, tels que l’Union

Européenne par exemple, synonymes de paix et de prospérité, à tout le moins dans les

représentations. S’il ne s’agit en aucun cas d’un phénomène nouveau – de tous temps

l’homme ayant été amené à se déplacer d’un territoire à l’autre, généralement pour des

questions de survie – les enjeux particuliers qui se jouent de nos jours autour de cette

question, du fait notamment de la structure intégrée de nos sociétés et des cycles

économiques capricieux, lui confèrent un caractère de premier ordre. En effet,

l’organisation, paradoxalement à la fois ouverte sur le monde et hermétique à l’autre,

de sociétés bâties sur un modèle de croissance économique plus ou moins dynamique,

mais tout de même garant d’un niveau de vie moyen en constante augmentation,

favorise les mouvements de déplacements d’individus ou de populations, pour qui ces

mêmes sociétés constituent une trajectoire nouvelle dans leur vie. De la modeste, mais

non moins efficiente, incursion temporaire – telle que, notamment, celle des jeunes

européens scolarisés ou en formation bénéficiant des différents programmes

d’échanges mis en place par la Commission Européenne permettant de parfaire leur

cursus – au tournant majeur synonyme de deuxième chance, le parcours de vie

d’individus toujours plus nombreux se trouve modifié peu ou prou.

Dans un contexte économique, social, environnemental, dans lequel les

sociétés postindustrielles vivent, pour la plupart d’entre elles, une complète mutation

quant à leur modèle de développement, la question de la mobilité des individus se pose

avec une acuité toute particulière. En effet, le regard que portent sur un tel phénomène

tant les autorités politiques que les milieux économiques semble être à géométrie

variable, au gré de l’intérêt qu’ils pourront y trouver en termes de bénéfices pour la

société, dans le double sens du terme, qu’elle soit civile ou entrepreneuriale. Aussi, la

mobilité de nationaux, s’agissant d’un Etat, ou de collaborateurs, s’agissant de

l’entreprise, est fréquemment encouragée tant elle représente aux yeux de leurs

respectifs décideurs une véritable valeur ajoutée, voire un investissement, dont

bénéficie in fine la collectivité ’’émettrice’’, en particulier. Un tel enthousiasme est

nettement plus nuancé lorsque le mouvement s’opère en sens inverse, c’est-à-dire

4

lorsque la mobilité s’exerce du dehors vers le dedans. Dans un tel cas de figure, elle

est envisagée selon une approche stratégique – tout comme dans la précédente

configuration, d’ailleurs – tant d’un point de vue économique que social, à laquelle

s’ajoutent, cependant, des problématiques relevant d’un type d’analyses que nous

qualifierions de politiques au sens grec, c’est-à-dire dans sa capacité à mettre en

tension de multiples enjeux relevant de la vie au sein de la cité et des potentielles

incidences en son sein. Dès lors, le déplacement de l’individu à l’intérieur des murs de

la cité – autrement dit, l’accueil de l’étranger, de l’exilé, du migrant, du réfugié, en

fonction des acceptions et des situations – se convertit en point de vigilance partagé

par les différents citoyens, de toutes provenances catégorielles, individus ou

institutions, avec plus ou moins de bienveillance, de crainte ou d’indifférence.

Cependant, les caractéristiques de l’essence du modèle de développement qui régit nos

sociétés modernes, c’est-à-dire la course à la croissance par le développement constant

de l’activité économique, crée, en quelque sorte, les conditions d’accueil de l’exilé, cet

étranger qui quitte un territoire afin d’en intégrer un autre. En effet, force est de

constater que cet individu ’’supplémentaire’’ est fortement incité par la société

d’accueil à participer à l’activité : c’est ’’l’effort économique de la nation’’ ou la

’’contribution à l’effort national’’ auquel l’invite instamment le discours politique ou

l’opinion publique, au nom, par exemple et dans le cas particulier de la France, d’une

certain idée de la République, voire de l’Europe, ou même de l’humanité. Ainsi, l’une

des conditions édictées par la cité à l’exilé qui souhaite y trouver une place en son

sein, qui aspire à y appartenir, dit d’une autre manière, qui prétend en devenir citoyen,

consiste à y occuper un emploi. Si une telle primauté du travail comme préalable

indispensable (et quasi-universel) à l’intégration semble se poser à tout individu en

général rattaché à une cité, elle semble s’imposer à l’exilé en particulier.

Dès lors, nous formulons le questionnement suivant : tout comme

l’on conçoit l’existence « d’une éducation qui apprend ce qu’est être citoyen

dans une forme scolaire »1, pouvons-nous envisager la possibilité d’une intégration de

l’exilé qui apprenne ce qu’est être citoyen dans une ’’forme laborieuse’’ ?

1 CORNU, Laurence, « LOEFFEL Laurence. École, morale laïque et citoyenneté aujourd’hui. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2009, 136 p. », Revue française de pédagogie, n°179, avril-mai-juin 2012.

5

En d’autres termes, dans quelle mesure l’intégration par le travail constitue-t-elle un

levier permettant à l’exilé de créer les conditions d’exercice d’une forme de

citoyenneté au sein de la société qui l’accueille ? Ainsi, l’hypothèse que nous

élaborons réside dans l’aptitude de la valeur travail, dans sa fonction intégratrice au

sein d’une société d’accueil, à créer les conditions opérationnelles en actes d’une

accession de l’exilé à la citoyenneté.

Nous n’allons pas prétendre apporter des réponses définitives à une

interrogation qui agite de longue date la société et qui se situe à la croisée de multiples

domaines – sociologiques, philosophiques, politiques, historiques, pour n’en citer que

quelques uns – dont l’expertise nous fait cruellement défaut. Mais, dans une démarche

d’élucidation, nous tenterons d’y apporter un certain éclairage à partir, notamment, des

disciplines que nous venons d’énoncer, mais aussi de l’expérience émanant du terrain.

Pour nous permettre de prendre de la distance vis-à-vis d’une problématique

face à laquelle nous sommes particulièrement sensibles, eu égard à nos propres

parcours et activités professionnelles, et dont la raison d’être est foncièrement ancrée

dans une histoire familiale caractérisée par un double mouvement d’exil, politique puis

économique, né d’un authentique engagement citoyen lors de la guerre d’Espagne,

mais également pour nous outiller dans notre travail d’investigation, nous nous devons

d’explorer, d’approfondir et d’étayer les notions théoriques induites.

Aussi, dans un premier temps, approfondirons-nous la problématique théorique

par l’étude des concepts associés, afin de tenter de porter un regard davantage élaboré,

voire distancié, quant à la nature du lien qu’entretiennent les notions de travail et de

citoyenneté. Au cours de cette phase de la recherche, qui fera l’objet de notre première

partie, nous retracerons avec une attention toute particulière la généalogie du concept

de citoyen – concept que nous avions interrogé lors d’un précédent travail de

recherche en Licence professionnelle et sur lequel nous nous appuierons – dont

l’importance nous semble cardinale tant elle traverse avec intensité la recherche que

nous allons entreprendre. Puis, dans un second temps, nous confronterons, au cours

d’une deuxième partie, ces apports conceptuels à un travail sur le terrain qui nous

permettra de collecter des données. Dès lors, nous serons en mesure de nous appuyer

6

sur les critères dégagés de l’étude théorique pour analyser les résultats obtenus.

Chemin faisant, nous en présenterons une interprétation qui nous amènera, enfin, à

formuler des préconisations exploitables dans le cadre de notre profession, afin,

notamment, de tenter de savoir si et comment il est possible de travailler le lien entre

travail et citoyenneté pour faire de notre vie professionnelle une tout autre aventure

nous conduisant au seuil d’une pensée plus large, plus accueillante.

7

PARTIE I

L’EXILE : QUEL CITOYEN DANS

LA SOCIETE ET DANS LE

MONDE DU TRAVAIL ?

8

Dans l’objectif de porter une réflexion théorique sur le questionnement faisant

l’objet de notre recherche, il nous est nécessaire de procéder à un travail de

conceptualisation portant sur les notions clefs qui le traversent.

Aussi, allons-nous, dans un premier temps du présent chapitre, tenter de nous

familiariser avec les différentes approches du concept de citoyen, tant d’un point de

vue de la philosophie que de l’histoire. Cette première phase de notre travail nous

permettra de disposer d’une vue d’ensemble quant à ce concept à travers les multiples

courants philosophiques et les différentes périodes historiques. Par la suite, nous nous

interrogerons sur ce qui fait rupture chez l’individu qui s’exile et sur les différentes

postures qu’il adopte face à ce phénomène, en nous appuyant, notamment, sur la

littérature et la sociologie. Enfin, nous aborderons la question de la nature de la place

qu’occupe l’exilé au sein de la société qui l’accueille. Dans ce cadre, nous évoquerons,

préalablement, les caractéristiques du parcours qu’emprunte l’individu en rupture dans

un mouvement allant de l’errance vers l’exil, sous différentes aspects, puis, nous

analyserons l’élaboration du processus de deuil que subit l’exilé – ce qui nous

permettra d’aborder les notions de racines et de mémoires – et face auquel nous

mettrons en lumière la potentielle ingéniosité qui découle d’un tel processus.

Dans un deuxième temps, nous tenterons d’interroger les modalités

d’exercice de la citoyenneté dans une société au regard, notamment, du modèle

contemporain de l’Etat-nation, puis, nous questionnerons la nature des liens qui nouent

citoyenneté et intégration, et qui suscitent de nombreux débats au sein de nos sociétés

modernes. Dans ce cadre, nous analyserons le préalable de l’hospitalité en tant que

facteur agissant, et, ce, d’un point de vue, d’abord philosophique, puis issu de la

tradition française. Par la suite, nous évoquerons les formes de citoyennetés,

notamment en lien avec la question de la nationalité. Enfin, dans une dernière partie,

nous interrogerons la représentation du modèle intégratif par le travail, en France, au

regard de la philosophie, de la sociologie, mais aussi et surtout, au regard des missions

que l’Etat assigne à l’opérateur public de l’emploi, Pôle Emploi, notamment en termes

d’accompagnement de publics exilés ou étrangers, missions qui, par voie de

conséquence, confèrent au service public de l’emploi une responsabilité toute

particulière dans la marche vers l’insertion professionnelle – et sociale, qui est censée

en découler – de l’exilé en quête d’une nouvelle citoyenneté.

9

Chapitre 1Trajet du citoyen institué

à l’individu en rupture

Introduction

Au cours de l’histoire, l’homme n’a jamais cessé de chercher à se conjoindre à

ses semblables, à appartenir à une communauté avec laquelle il serait susceptible de

partager un dessein commun, mais qui saurait également lui accorder une certaine

place en son sein. Dès lors, cette situation nouvelle dans la communauté, que l’on

peut aussi, pour employer un terme faisant référence à la communauté humaine,

appeler ’’cité’’, lui confère un statut singulier dont les caractéristiques fondent la

nature du rôle qu’il va désormais être amené à y occuper : « homme libre et esclave,

patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon »2, dit Karl Marx,

réduisant la place qu’occupe chaque individu dans la cité à une dichotomie marquée

du sceau quasi déterministe de la notion de classe.

Pour notre part, nous faisons le choix de développer notre réflexion en nous

appuyant sur l’appellation de ’’citoyen’’ pour nommer la place qu’occupe l’individu

au sein d’une cité – parce-que nous considérons à ce stade de notre questionnement

que ce terme correspond à une approche davantage fidèle au lieu auquel il fait

référence – et en nous référant aux apports conceptuels que revêt ce terme.

Si l’homme résidant au sein de la cité, que nous nommons désormais citoyen,

n’a jamais cessé, ainsi que nous l’avons dit, de chercher à se conjoindre à ses

semblables, il est par ailleurs amené parfois à s’en détacher, porté par les aléas de son

parcours personnel. Une telle séparation s’accompagne généralement d’un mouvement

de conjonction à une nouvelle communauté, une autre cité qui serait suffisamment

2 MARX, Karl, « Prolétaires et communistes », Le manifeste du Parti communiste, Paris, 10/18 Union Générale d’Editions, 1962. Trad. Robert MANDROU

10

dissemblable de celle d’origine pour fonder l’espoir de parvenir à une existence

davantage conforme à ses aspirations. Dès lors que l’individu s’engage pleinement

dans un tel mouvement, nous pouvons employer le terme de rupture pour caractériser

le phénomène de séparation d’avec le lieu d’origine.

Ainsi, dans ce chapitre, nous nous efforcerons, dans un premier temps,

d’analyser les différentes approches du concept de citoyen en nous appuyant sur une

double lecture, d’abord philosophique, puis historique. Ensuite, nous tenterons dans un

second temps d’explorer les singularités du phénomène de rupture vécu par l’individu

qui quitte sa communauté, en nous employant notamment à en distinguer les différents

ressorts.

1.1. Différentes approches du concept de citoyen

Dans la tradition occidentale, le débat sur le rôle que les individus aspirent à

occuper dans nos sociétés, ce que nous nommons, aujourd’hui, citoyenneté, s’est porté

de tout temps, d’une part, sur l’élaboration de profondes réflexions et théories, parfois

contradictoires, et, d’autre part, sur l’analyse de pratiques de vie en société, dans la

cité, qui ont connu de profondes évolutions au fil des siècles.

Aussi, dans ce sous-chapitre, nous emploierons-nous, en premier lieu, à rendre

compte des différentes pensées philosophiques portant sur la place de l’individu dans

la cité, pensées que nous tenterons ensuite de confronter. Puis, par la suite, nous

dresserons un aperçu historique de la lente évolution de la conception de la citoyenneté

et dégagerons ses caractéristiques essentielles au cours des différentes périodes.

1.1.1. Approche philosophique : la place de l’individu dans la cité

11

Pour les Anciens, l’homme est naturellement sociable et l’individu ne se

conçoit pas en-dehors du cadre de la cité, ce qu’Aristote résume en ces termes :

Les individus ne sont que les parties intégrantes de la société […] toutes

inutiles si on les désassemble3.

Ainsi, l’homme est naturellement fait pour vivre en communauté, au sein de la

cité. Toutefois, quand le pouvoir s’y exerce de manière autocratique, l’individu tend à

disparaître au profit d’un assujettissement total au souverain, au nom de Dieu.

Les Modernes ont élaboré la théorie du contrat social passé entre les individus,

autonomes et raisonnables. Dès lors, le pouvoir dans la cité est au service de tous les

membres qui la constituent, et disposé à leur rendre des comptes le cas échéant.

Cependant, cette conception optimiste du pouvoir, de l’Etat, semble porter en

germe un inquiétant risque, celui du culte de l’absolu, rendant la gestion de la chose

publique de plus en plus étrangère au citoyen, faisant de l’Etat moderne :

[...] le plus froid de tous les monstres froids (qui) suinte de sa bouche ce

mensonge : « Moi, l’Etat, je suis le peuple »4.

a ) La cité antique : de l’individu au concept nouveau de citoyen

- Socrate : de la maïeutique à la quête de la vérité

Bien que l’œuvre littéraire de Socrate soit inexistante, il est, sans nul doute, le

symbole du philosophe Grec qui interroge son temps, ses contemporains, dans une

démarche essentiellement critique. Il tend, ainsi, à développer chez l’individu l’une

des caractéristiques essentielles dans la construction de sa propre citoyenneté : l’esprit

critique.

3 ARISTOTE, Les politiques, Livre I, Paris, Flammarion, 1990. Trad. Pierre PELLEGRIN4 NIETZSCHE, Friedrich, « De la nouvelle idole », Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2009. Trad. Maurice de GANDILLAC

12

Pour ce faire, Socrate invite l’homme à s’interroger sur ses propres

convictions, sur ce qu’il croit savoir et qu’il ne sait pas – « Je ne sais qu’une chose,

c’est que je ne sais rien5 », affirme-t-il – mais également à découvrir ce qu’il croit

ignorer, dans la perspective de faire de chacun le juge personnel de ses pensées –

« Connais-toi toi-même6 » – et de construire sa propre opinion sur les sujets de son

temps et de sa cité. L’individu peut, alors, trouver la vérité par ses propres forces, sans

qu’elle lui soit enseignée ou transmise, et commencer une véritable recherche

philosophique : c’est la maïeutique ou « art d’accoucher les esprits », révélant à celui

qui l’expérimente toutes les contradictions, les paradoxes de ses convictions, de ses

opinions ou de ses préjugés.

Dégagé de ses fausses croyances, de ses faux savoirs, il peut alors entreprendre

sa propre quête de la vérité, celle qu’il porte en lui, et développer ainsi, son libre

arbitre, élément fondamental dans la construction du citoyen.

Son obstination à vouloir susciter un tel développement de l’esprit d’autonomie

chez ses concitoyens conduira paradoxalement Socrate, l’honorable citoyen

respectueux des lois, à être accusé de corruption de la jeunesse et condamné à mort,

épisode tragique que nous aborderons plus avant et qui nous permettra d’étayer notre

réflexion.

- Platon : le bonheur et la justice, affaires de la cité

La cité fait l’objet d’une préoccupation majeure chez Platon. En effet, sa

réflexion porte sur la manière d’unir, en une entité commune, une multiplicité

d’éléments hétérogènes qui la composent (individus, ressources naturelles, techniques,

biens, objets…), de manière à produire une vie commune. La « constitution »

politique, la politeia, est l’outil par le biais duquel l’unité de la cité se construit. Ainsi,

5 La forme traditionnelle de la maxime étant retranscrite ainsi en grec ancien : « ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα ».6 Traduction française du précepte inscrit sur le fronton du temple de Delphes voué à Apollon : « γνῶθισεαυτόν ».

13

la vie heureuse y devient possible pour tous et pour l’institution, « l’Etat (étant)

heureux du fait que tous les citoyens le sont »7.

En outre, Platon tente d’attribuer à la philosophie une autre destination pratique

que la morale : l’action politique, dans la visée de l’instauration d’un gouvernement

juste. En effet, selon Platon, la cité a besoin des philosophes, gardiens éclairés et

vertueux, c’est-à-dire sachant ce qu’est la nature de la justice, pour faire prendre

conscience à tous les citoyens de son caractère nécessaire pour construire une société

harmonieuse. Platon considère qu’il est nécessaire d’éclairer chaque individu pour le

rendre meilleur, notamment, par l’effort de l’esprit humain, reprenant l’idée de

maïeutique de Socrate, pour parvenir à une authentique vérité. Cependant,

contrairement à Socrate, la vérité revêt, ici, un caractère universel et permanent,

dépassant l’inconstance des opinions humaines et la variabilité des jugements. Dès

lors, chaque homme, porteur de la même vérité que son semblable, ne peux plus

pratiquer l’injustice s’érigeant en détenteur de la justice de l’ensemble de la cité. Ce

que Platon exprime en ces termes :

[…] entre un homme juste et un Etat juste, il ne doit y avoir aucune

différence quant à la forme même de la justice, mais bien

ressemblance »8.

- Aristote : la cité, espace vital de l’individu ou la sociabilité innée de

l’homme

L’homme, selon Aristote, est soumis à un ordre social naturel –contrairement à

la conception des théoriciens du contrat, du siècle des Lumières, lesquels, nous le

verrons plus loin, soulignent le caractère conventionnel de l’ordre social – qui le

conduit, tout aussi naturellement et spontanément, à se rassembler avec ses congénères

et, ainsi, constituer et développer une communauté humaine : d’abord la cellule

7 BRISSON, Luc, PRADEAU, Jean-François, Le vocabulaire de Platon, Paris, Ellipses, coll. « Vocabulaire de… », 1998. En référence à la citation tirée de l’ouvrage de Platon, Politique.8 PLATON, La République, Livre IV, Paris, Garnier-Flammarion, 1966. Trad. Robert BACCOU

14

familiale, puis le village et enfin, la cité. Aristote souligne ici une certaine progression

croissante de la structuration de la société. Aussi, affirme-t-il que :

[…] la cité fait partie des choses naturelles et (que) l’homme est par

nature un animal politique9.

Ainsi, dire de l’homme qu’il est un animal social consiste à penser qu’il ne

peut trouver son achèvement que dans le cadre d’une communauté.

La finalité de l’individu, selon le philosophe, est d’atteindre clairement le

bonheur, celui de vivre ensemble, en communauté, en y trouvant son bien propre. Il

convient alors, pour chacun, d’atteindre la réalisation de sa propre nature, son propre

épanouissement ; la cité étant la forme la plus haute de vie sociale, supérieure au

village ou à la famille, le bonheur ultime, le Souverain Bien10, ne peut être accessible

que dans la vie au sein de la cité.

La communauté répond donc à un besoin premier et naturel de l’individu, celui

de sa sociabilité innée, lui apportant « au delà du vivre […], le bien vivre »11.

b ) L’Etat sacralisé : le sujet, entre Roi et Eglise

Le Moyen-âge est dominé par des philosophies marquées fortement de

l’empreinte du christianisme, puis par la véritable mainmise de l’Eglise, notamment

par le truchement de la Sainte Inquisition. L’Eglise, dans une attitude dogmatique, fait

de la personne du roi le seul et unique détenteur du pouvoir politique, car seul titulaire

de ce qui peut être qualifié de reconnaissance divine.

Légitimant ainsi son autorité politique par la religion, le roi structure un nouvel

ordre dans lequel le citoyen est contraint de devenir sujet de ce que saint Augustin

nomme la « Cité de Dieu ». Il s’agit d’une conception ’’céleste’’ d’une cité qui

regrouperait les nations qui respecteraient Dieu et qui vivraient sous sa loi, ce qui la

9 ARISTOTE, op. cit.10 En référence à la formule employée par l’auteur dans le Livre I d’Ethique à Nicomaque pour désigner ce que nous pourrions qualifier de fin suprême de la conduite humaine.11 ARISTOTE, op. cit.

15

distingue de la « Cité terrestre », où l’homme orgueilleux se pose pour principe

« l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu »12.

Ainsi, il semble que la pensée philosophique s’oriente, désormais, vers une

consécration du respect de la foi et des lois de Dieu, et donc, de la personne du Roi, au

mépris de la construction, impulsée par les philosophes grecs et notamment Socrate,

du libre arbitre chez l’individu. Le concept de citoyen est donc, ici, substitué par celui

d’« homme juste »13, c’est-à-dire de bon chrétien. L’homme, dépourvu d’activité

politique, au sens grec, abandonne toute prétention d’épanouissement personnel dans

l’unique perspective de « l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi »14. Nonobstant, la

philosophie et notamment la théologie n’y voient là, en aucune mesure, une atteinte à

la liberté de l’individu, bien au contraire. En effet, reprenant la découverte de saint

Paul, selon laquelle ce nouveau « genre de liberté […] n’avait aucun rapport avec la

politique »15, l’individu, dégagé de la relation avec les autres, peut alors expérimenter

sa quête de liberté dans le rapport entre lui et lui-même dans la solitude complète.

Libéré de la pression exercée par l’autre, l’individu peut, désormais, s’engager dans

l’introspection la plus absolue, dans ce que saint Augustin, évoquant son propre

cheminement, qualifie de :

[…] lutte ardente dans laquelle j’étais engagé avec moi même […] dans la

demeure intérieure de l’âme16.

Ce paradoxe subsiste même dans la relation de l’individu avec les autres, avec

le monde : l’homme est en même temps exalté et diminué. En effet, cette époque nous

montre l’homme capable et libre d’explorer, de conquérir, de s’enrichir, mais le

décrète radicalement indigne et soumis devant Dieu, incapable de gagner sa pleine

liberté.

12 SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, Œuvres II, Paris, Gallimard, coll. « NRF »,199813 Ibid.14 Ibid.15 ARENDT, Hannah, « Qu’est-ce que la liberté ? », La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2003 (Edition originale, 1972). Trad. Patrick LEVY16 SAINT AUGUSTIN, Confessions, t. I, Livres I-VIII, chap.8, Paris, Les Belles Lettres, 1978.

16

La théologie philosophique de saint Thomas d’Aquin s’efforce de réconcilier la

tradition chrétienne et la reconnaissance d’une certaine autonomie de l’être humain : il

réaffirme la liberté de l’homme comme n’étant pas incompatible avec la doctrine de la

Création. Aussi, résume-t-il cette thèse en ces termes :

Dieu est assez puissant pour avoir créé des êtres doués d’autonomie17.

Ainsi, l’originalité d’une telle vision philosophique consiste à refuser la

soumission devant la toute puissance de la foi de la raison de l’homme, en mettant en

évidence l’impérieuse nécessité pour cette dernière, de s’appuyer sur l’intelligence des

hommes qui l’éclaire et la renforce. Faisant référence à la montée en puissance d’un

tribunal spécial institué par la papauté pour lutter contre les hérésies, la Sainte

Inquisition, soumettant toute tendance contestataire, tout esprit critique et même toute

velléité, à des interrogatoires, châtiments et autres tortures, le philosophe affirme avec

courage que :

Si nous résolvions les problèmes de la foi par la seule autorité, nous

possèderions certes la vérité, mais dans une tête vide18.

Aussi, Thomas d’Aquin jette-t-il ici les bases d’une citoyenneté éclairée.

En réaction à une telle sujétion, certains philosophes développent dès la

Renaissance le mouvement philosophique dit humaniste. Se fixant pour objectif la

lutte contre le contrôle exercé par l’Eglise sur l’activité intellectuelle, notamment par

une expression de l’esprit critique, les humanistes développent une conception de

l’existence selon laquelle l’homme doit s’affirmer et se construire indépendamment de

toute référence ou de tout modèle religieux : les humanistes affirment la valeur de

l’homme en tant qu’individu.

Erasme, pour sa part, caractérise l’humanisme chrétien attaché aux valeurs de

la foi. Il défend l’idée d’une relative liberté de l’individu doté de son libre arbitre,

reconnu par Dieu depuis la Création, lui conférant la faculté de choisir, notamment,

son salut ou sa perte. Ainsi, écrit-il :

17 SAINT THOMAS D’AQUIN, « La vie humaine, ses formes, ses états », Somme théologique, Paris,Desclée, 1926. Trad. R.P. LEMONNYER18 Ibid.

17

Dieu avait donc, dans le Paradis, proposé à nos premiers parents de

choisir entre la vie et la mort19.

En France, le scepticisme de Montaigne dénonce l’impuissance de l’homme à

trouver la vérité et la justice. Mais, le philosophe annonce surtout, dans son œuvre les

Essais, l’avènement d’une raison moderne, laïque, à la fois empreinte de liberté et

d’esprit critique.

Machiavel, quant à lui, symbolise le réalisme politique. Rompant avec la vision

philosophique traditionnelle du politique, héritée de saint Augustin, qui sacralise l’Etat

en lui assignant une obligation morale et religieuse de prendre part dans la

construction de la Cité de Dieu, il affirme qu’il ne s’agit là que d’une institution

purement humaine, et non divine. Machiavel, en désacralisant l’Etat, le vide de toute

consistance morale, posant la religion comme moyen politique parmi d’autres, mis à la

disposition du gouvernant, pour conquérir et conserver le pouvoir.

Faisant référence au philosophe, Hannah Arendt souligne que ce dernier

affirme que :

[…] dans le domaine publico-politique les hommes devraient apprendre à

pouvoir n’être pas bons20.

Aussi, dissocie-t-il morale et politique, posant ainsi la neutralité morale de cette

dernière comme préalable à toute action politique, mais surtout, dans une lucidité

édifiante, souligne-t-il l’incapacité de l’homme, fut-ce un prince, à atteindre la

perfection, assignant même à ce dernier la nécessité de savoir sacrifier, outre ses

intérêts personnels, tout point de vue moral, dans l’intérêt de l’unité et de la stabilité

de l’Etat. Par la même, dit-il :

[…] il trouvera quelque chose qui semble être vertu, et en la suivant ce

serait la ruine ; et quelque autre qui semble être vice, mais en la suivant, il

obtient aise et sécurité21 .

19 ERASME, Essai sur le libre arbitre, Paris, Vrin, 1970. Trad. Pierre MESNARD20 ARENDT, Hannah, « Qu’est-ce que l’autorité ? », op. cit.21 MACHIAVEL, Nicolas, Le Prince, chap. XV, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique »,1970. Trad. Jacques GOHORY

18

c ) Vers une nouvelle sacralisation de l’Etat : l’avènement du citoyen

moderne autour du contrat social

La fin du XVIIème siècle constitue une période de transition durant laquelle les

échecs militaires, les difficultés économiques, les dissensions religieuses (émergence

de l’Eglise réformée) entraînent une crise politique, dans la mesure où les esprits

éclairés, tels que Saint-Simon ou La Bruyère, sont amenés à s’interroger sur le bien-

fondé de la monarchie absolue. En effet, devant les revers et les maux qu’elle

occasionne, d’une part, et devant les progrès d’un autre système politique, d’autre part,

celui qui permet au monarque constitutionnel Guillaume III de conduire l’Angleterre

protestante à la victoire, au détriment des vieilles puissances catholiques, la France et

l’Espagne, une certaine effervescence intellectuelle se fait jour. L’esprit critique se

développe chez de nombreux philosophes qui ne se contentent pas de contester les

valeurs établies, mais osent en proposer de nouvelles.

- L’aube des Lumières

Descartes : cogito ergo sum

Dans ce contexte, l’influence de Descartes sur les philosophies des Lumières et

des siècles suivants est incontestable.

En effet, en énonçant le principe du cogito22, marque de l’existence certaine

d’un sujet, il développe l’idée selon laquelle l’homme est défini comme un sujet

pensant. Bien qu’auparavant saint Augustin affirmait déjà le principe de la certitude de

la pensée de l’individu – « Si je me trompe, je suis, puisque l’on ne peut se tromper si

l’on n’est »23 –, la réflexion de Descartes, dans un tel contexte social, retentit d’un

écho singulier : l’homme est capable de pensée, et celle-ci lui permet de soumettre

22 Ce terme désigne le principe énoncé par la formule de Descartes « Cogito ergo sum » (« Je pense donc je suis »). Cette locution apparait dans le Discours de la méthode, œuvre maîtresse de la philosophie de Descartes.23 SAINT AUGUSTIN, op. cit.

19

l’ensemble des connaissances à sa propre analyse. Cette analyse, méthodique, inspirée

du procédé mathématique de mise en équation des grandeurs inconnues, permet, dit

Descartes de :

[…] diviser chascunes des difficultés que j’examinerois en autant de

parcelles qu’il se pourroit et qu’il seroit requis pour les mieux résoudre24.

L’homme devient donc, en quelque sorte, divin par sa volonté infinie de

pouvoir, non seulement revisiter toutes les connaissances considérées comme acquises

et incontestables, mais, également étudier les connaissances futures. Ainsi, Descartes,

en s’appliquant « sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes (ses)

anciennes opinions »25, prétend que l’homme est en mesure, d’une part, de refuser

tout héritage du passé, toute vérité préétablie et, d’autre part, d’assurer définitivement,

sur des bases rationnelles, toute science à venir. Mais, la liberté de l’homme, et

notamment de sa pensée, est la condition nécessaire pour que réussisse cette

entreprise, quand bien même il s’agisse d’une « liberté d’indifférence »26 de pouvoir

choisir le faux ou le mal.

L’œuvre de Descartes est, sans conteste, fondatrice dans l’affirmation de la

souveraineté absolue de l’être humain, tant morale que de conscience.

Hobbes : la nécessité d’un pouvoir absolu

Hobbes est considéré comme étant l’un des premiers penseurs de l’Etat

moderne, contestant, dans sa pensée politique, la doctrine de saint Augustin affirmant

la supériorité de la cité de Dieu sur la cité des hommes. En effet, Hobbes fonde une

théorie rationnelle du pouvoir, rendue urgente, à ses yeux, par le contexte lié aux

guerres religieuses et politiques qui déchirent l’Angleterre, sa patrie, mais aussi

l’Europe.

24 DESCARTES, Discours de la méthode. Plus, la dioptrique, les météores et la géométrie, Tours, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1987.25 DESCARTES, « Première méditation. Des choses que l’on peut révoquer en doute », Méditations métaphysiques, Paris, Classiques Larousse, 1950.26 DESCARTES, Correspondance avec Elisabeth et autres lettres, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1993.

20

Hobbes part du constat que l’état de nature – situation de l’homme antérieure à

toute société civile – état originel de l’homme, conditionne toute action à sa naissance,

dont la crainte des uns pour les autres et l’instinct de conservation constituent la

cheville ouvrière. Cet état de fait qui développe chez l’individu la haine et l’égoïsme,

est, paradoxalement, à la base de la constitution de la société des hommes, car, en

effet, l’homme étant considéré, depuis Aristote, comme un « animal politique », dans

le sens où il est né avec une certaine disposition naturelle à la société, dans un souci de

défense de ses intérêts particuliers, Hobbes ajoute que c’est :

[…] pour son intérêt propre […] et pour l’avancement de ses affaires

particulières […] qu’on (l’homme) s’assemble »27.

Ainsi, il apparaît que la loi naturelle ne créé pas de situation de paix parmi les

hommes, mais qu’au contraire, « l’état naturel comporte une guerre éternelle »28.

L’angoisse de la mort qui fait peser sur la vie une menace permanente, et qui est à

l’origine des guerres, conduit paradoxalement les hommes à sortir de l’état de nature.

Pour ce faire, l’homme doit nécessairement renoncer à ses droits au profit d’un

souverain absolu, la contrepartie à une telle dépossession étant l’obligation qui est

assignée à ce dernier de garantir ordre et sécurité. Hobbes parle, alors, de :

[…] soumission de la volonté de tous à celle d’un homme seul ou d’une

assemblée29.

Il s’agit, ici, d’un véritable pacte mutuel et universel, établi entre les individus, dont

les termes fixés sont résumés ainsi par le philosophe :

[…] je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette

condition que tu lui abandonnes ton droit30.

C’est donc, d’un acte juridique et volontaire que naît le pouvoir, mais, d’une

part, plaçant le détenteur du pouvoir politique en dehors du champ du contrat et,

27 HOBBES, Thomas, « La liberté », Du Citoyen, sous-chap. I « De l'état des hommes hors de la société civile », Paris, Flammarion, coll. « GF », 2010. Trad. Philippe CRIGNON28 Ibid.29 HOBBES, Thomas, «l’Empire », op. cit., sous-chap. V « Des causes et comment se sont formées les sociétés civiles ».30 HOBBES, Thomas, « De la République », Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, sous-chap. XVII, Paris, Sirey, 1971. Trad. François TRICAUD

21

d’autre part, lui conférant un caractère absolu dans le cadre de son utilisation. Sans ces

conditions, la stabilité du pouvoir serait fragile et il serait sans cesse discuté, partagé,

divisé et même détruit.

Une telle théorie pose Hobbes en précurseur de la théorie du contrat social,

thèse fortement développée au XVIII° siècle, notamment à la suite des travaux de

Rousseau et de Montesquieu.

L’absolutisme de Hobbes a été critiqué et sa doctrine interprétée comme

préfigurant une forme d’Etat totalitaire, mais néanmoins, cette dernière le consacre

comme l’un des fondateurs de l’Etat de droit.

Montesquieu : la supériorité de la volonté générale

La théorie de Montesquieu sur le rôle de la loi dans un Etat et son articulation

avec l’organisation politique dudit Etat, constitue une référence fondatrice en sciences

politiques.

Partant d’une définition des lois comme étant « les rapports nécessaires qui

dérivent de la nature des choses »31, Montesquieu prétend ainsi, selon une méthode

démontrant la multiplicité des droits, des mœurs et des gouvernements établis, ériger

des principes généraux du droit, invariables, indépendants de cette diversité dans les

pratiques et les usages.

Montesquieu démontre la nécessité pour un pouvoir politique d’affirmer la

supériorité de la volonté générale sur l’absolutisme monarchique et, dans ce cadre,

d’ériger la vertu comme le principe essentiel de son action. En effet, dit-il :

[…] celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même32.

Il convient, donc, d’éduquer les citoyens pour développer cette vertu chez l’individu

ainsi que la prise de conscience de la nécessité de respecter les lois édictées dans

l’intérêt du plus grand nombre – l’on note ici, que le philosophe pose en précurseur la

31 MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, t. I, Livre I, chap. I « Des lois, dans le rapport qu’elles ontavec les divers êtres », Paris, Folio, 1995.32 Ibid.

22

nécessaire éducation à la citoyenneté, notamment dans le cadre des Etats-nations qui

s’étaient constitués en Europe –. La meilleure garantie contre tout abus du pouvoir,

ainsi que son salut, résident dans la séparation des pouvoirs, exécutifs, législatifs et

judiciaires, car :

[…] tout serait perdu si le même homme […] exerçait ces trois pouvoirs33.

Il en va de la liberté de l’ensemble de l’action politique. Par ailleurs, l’équilibre des

puissances est l’une des conditions de la modération du pouvoir, évitant ainsi toute

dérive monarchique ou despotique.

C’est la notion novatrice d’Etat de droit qui se profile chez Montesquieu,

préparant ainsi l’avènement du citoyen dans son acception moderne, Etat qui garantit à

chacun la liberté par le jeu de l’équilibre des pouvoirs et du respect des « lois dans le

rapport que tous les citoyens ont entre eux »34.

- Les Lumières : la convention du contrat social

La philosophie du contrat contredit, d’une part, la conception d’Aristote selon

laquelle l’ordre social est naturel – « l’homme est un animal politique »35–et, d’autre

part, celle d’un droit divin fondant l’autorité sur la toute-puissance de Dieu. Elle

affirme, au contraire, que chaque homme est détenteur d’une part de la souveraineté

politique et de sa légitimité.

Locke : théorisation du libéralisme politique

Locke élabore une théorie de légitimation de l’autorité politique autour d’un

contrat social.

Le philosophe part du constat que les hommes, dans l’état de nature originel :

33 Ibid.34 Ibid., chap. III « Des lois positives ».35 Cf. supra dans ce chapitre, 1.1.1., a), - Aristote : la cité, espace vital de l’individu ou la sociabilité innée de l’homme

23

[…] peuvent faire ce qui leur plaît, et disposer de ce qu’ils possèdent et de

leur personne comme ils jugent à propos36.

Aussi, jouissent-ils d’une liberté individuelle absolue, n’étant le sujet de personne,

ainsi que de la propriété privée issue du fruit de leur travail. Locke considère alors,

que ces deux principes sont des droits inaliénables. Afin de les préserver contre les

nombreuses convoitises de certains individus assoiffés de pouvoir, il est nécessaire

d’établir un contrat social, fondement de la société, un « consentement mutuel »37 entre

les hommes. Locke pose la nécessité d’établir une loi commune imposée à tous, y

compris, à la différence de Hobbes, au souverain, loi manquante à l’état de nature, et

chargée, non pas comme chez Hobbes de rompre avec cet état, mais, bien au contraire,

de le sauvegarder et de garantir ses fondements, la liberté et la propriété privée, car, dit

l’auteur :

[…] la raison pour laquelle les hommes entrent en société, c’est qu’ils

veulent sauvegarder leur propriété38.

Le pouvoir est donc, ici, limité à la sphère publique.

Les libéralismes de Locke, politique – relatif notamment au concept de liberté

– et économique – lié à la notion de propriété – ont fortement influencé la Constitution

américaine de 1776.

Rousseau : le contrat social, acte de fondation d’une cité

Selon Rousseau, les hommes, à l’état de nature, naissent « égaux et libres »39. Il

définit l’homme comme étant une sorte d’animal tranquille sans contrainte, soumis à

36 LOCKE, John, Traité du gouvernement civil, chap. II, Paris, Garnier-Flammarion, coll. « Texte intégral », 1992. Trad. David MAZEL37 Ibid.38 Ibid.

39 ROUSSEAU, Jean-Jacques, « Des premières sociétés », Du contrat social, Livre I, Paris, Garnier-Flammarion, coll. « Texte intégral », 1966.

24

peu de besoins ; mais il est « un animal stupide et borné »40, dépourvu de discernement

de ce qui est juste et injuste, et par-dessus tous, soumis au « droit du plus fort »41.

Ainsi, il est appelé à se développer au sein de la société qui seule permet d’acquérir la

parole, les idées, les sentiments, ce que de nos jours, nous nommons la socialisation.

Cependant, Rousseau souligne que l’organisation de la société, si elle n’est pas

encadrée par une convention, le contrat, conduit à une situation similaire à celle de

l’état de nature, où l’homme agit égoïstement en vue de son intérêt privé. Ainsi, les

besoins de l’homme se multipliant, ce dernier ne peut les satisfaire sans autrui, et il se

précipite alors vers l’injonction, la soumission, jusqu’à l’esclavage, faisant ressurgir le

droit du plus fort. Cependant, et c’est bien là que réside l’originalité de la pensée de

Rousseau, selon le philosophe :

[…] force ne fait pas droit et on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances

légitimes42.

Ainsi naît l’idée d’un contrat social chez Rousseau conduisant l’homme à

abandonner sa liberté primitive afin d’apporter sa propre contribution à l’intérêt

public, car, écrit-il :

Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance

sous la suprême direction de la volonté générale43.

Ce contrat social s’organise autour de la notion de loi, expression de la volonté

générale. Dès lors, la loi légitime l’autorité politique car, émanant du peuple, elle en

est l’expression directe, et s’appliquant à tous, elle est réputée comme étant juste.

Reprenant Montesquieu, Rousseau ne se prononce pas clairement concernant les types

de régimes politiques, leurs formes dépendant des circonstances, mais il en énonce,

cependant, la nature du corps qui doit le diriger : contrairement à Hobbes, qui affirme

la nécessité pour le peuple de confier le pouvoir à un souverain absolu, le souverain est

ici le peuple, porteur de la volonté générale.

En posant les principes du droit politique sur la convention du contrat social,

Rousseau a pour unique ambition l’épanouissement des hommes dans une société où,

40 Ibid., « De l’état civil ».41 Ibid., « Du droit du plus fort ».42 Id.43 Ibid., « Du pacte social ».

25

obéissant à la loi publique qu’ils se sont eux-mêmes fixés, ils y gagnent leur liberté

politique, ce qu’il résume en ces termes :

(que) chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste

aussi libre qu’auparavant44.

Kant : la nécessaire unité de l’humanité

Kant, tout comme Rousseau, conditionne l’existence de liberté au respect de la

loi et du droit. C’est en ce sens que l’individu acquiert sa propre autonomie. Aussi,

l’homme, dit-il :

[…] n’est pas un instrument de l’arbitraire […] et est à lui-même sa propre

fin […] capable de définir des fins par son propre caractère de volonté

autonome45.

Le philosophe, reprenant la thèse énoncée par Hobbes, dénonce l’existence

d’un état de nature présent dans les Etats, qui régit leurs attitudes et notamment leurs

penchants belliqueux. Kant tente de démontrer que seul le droit, par la libre

soumission à une loi commune, peut mettre fin à cet état de fait et engager les Etats

dans la voix de la paix. De ce point de vue, la paix n’est pas un idéal inaccessible qui

ne pourrait être assuré que dans « La cité de Dieu »46, mais une possibilité réalisable

dans un cadre juridique rendant toute guerre impossible. Pour y parvenir, Kant prétend

qu’ :

il faut qu'il y ait une alliance d'une espèce particulière que l'on peut

nommer « Alliance de paix » (foedum pacificum) qui se distinguerait du

« Contrat de paix » (pactum pacis) en ce que ce dernier ne terminerait

qu’une guerre, alors que la première chercherait à abolir pour toujours

toutes les guerres47.

44 Id.45 KANT, Emmanuel, Fondements de la Métaphysique des mœurs, Première section, Paris, Delagrave, 1999. Trad. Victor DELBOS46 En référence à la thèse défendue par saint Augustin.47 KANT, Emmanuel, « Deuxième article définitif. Le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’Etats libres », Projet de paix perpétuelle, Paris, Editions Mille et une nuits, 2001. Trad. Karin RIZET

26

Il s’agit, dans l’esprit du philosophe, de constituer une confédération d’Etats soumis à

une législation internationale qui garantisse, d’une part, la sécurité de chacun de ses

membres et dispose du pouvoir d’imposer la paix, et qui, d’autre part, institue

« un droit cosmopolitique (garantissant une) citoyenneté mondiale »48 conférant aux

individus des droits, indépendamment de leur appartenance à tel ou tel Etat.

Dans un surprenant esprit visionnaire, Kant, au XVIII° s., souligne la nécessité

pour les hommes d’établir une relation novatrice et audacieuse autour du droit et de

l’idée de fédération, idée reprise au XX° s. par la Société des Nations, mais faisant,

cependant, encore de nos jours l’objet d’un défi majeur , « une idée à réaliser dans un

horizon infini », pour reprendre une formule adoptée par le philosophe.

d) Limites des vertus de l’Etat post révolutionnaire

La nouvelle donne politique et sociale apparue au cours du XIX° s. à la suite

des différentes révolutions en Europe plonge les sociétés occidentales dans de

profondes incertitudes. Des doutes apparaissent chez les philosophes quant à la

capacité de ces sociétés nouvelles à appréhender de tels enjeux, s’agissant notamment

du débat relatif la place centrale que doit occuper l’individu dans toute construction

sociale.

- Tocqueville : l’égalité concentre le pouvoir

48 Ibid., notamment dans le « Troisième article définitif. Le droit planétaire doit se restreindre aux conditions de l’hospitalité universelle ».

27

Ce n’est pas sur le régime de la France du début du XIX° s. que Tocqueville

décide de porter sa réflexion, y dénonçant les méfaits de la Terreur révolutionnaire

qui, à ses yeux, a perverti à la fois les idéaux républicains et les mœurs – « le passé

n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres »49, écrit-il – mais aux Etats-

Unis qui n’ont pas souffert de tels travers lors de leur révolution.

Appuyant sa réflexion sur une analyse de la société américaine contemporaine,

Tocqueville élabore une réflexion théorique sur la nature de la démocratie. Ainsi, il

relève son caractère profondément individualiste et son aspiration à un certain « amour

du bien-être matériel »50. Dès lors, outre le risque de destruction de tout lien social et

de toute autorité, du fait que « l’individualisme […] va s’absorber dans l’égoïsme »51,

l’historien dénonce celui de la centralisation due au renforcement de l’Etat pour se

protéger contre le précédent. Tocqueville voit se profiler, paradoxalement à l’ombre

du pouvoir démocratique, un nouveau despotisme menaçant l’ensemble des libertés

individuelles, dans lequel :

[…] tous les pouvoirs semblent accourir d’eux mêmes vers le centre […]

et l’Etat atteint tout d’un coup les extrêmes limites de sa force, tandis que

les particuliers se laissent tomber en un moment jusqu’au dernier degré

de faiblesse52.

Face à cette tendance dangereuse, se constitue un contrepoids au pouvoir institué, les

« pouvoirs intermédiaires »53, tels que les partis politiques, les associations et autres

organisations coopératives, la presse, garantissant par la responsabilisation des

citoyens leur liberté d’expression.

- Les socialismes : l’émancipation de l’homme par la disparition de

l’Etat

49 TOCQUEVILLE, Alexis (De), De la démocratie en Amérique, t. II, vol.3, partie 4, chap. VIII, Paris, Garnier-Flammarion, coll. « GF-Philosophie », 1993.50 Ibid.51 Ibid., t. I.52 Ibid., t. IV.53 Id.

28

Marx élabore une philosophie, le marxisme, profondément engagée dans la

sphère politique. S’appuyant sur une analyse scientifique de la structure économique

des sociétés occidentales, il met en évidence le phénomène d’exploitation du travail

salarié par la bourgeoisie, classe dominante, unique détentrice du capital54.

En effet, selon le philosophe, la société est organisée de la manière suivante :

[…] les seuls acteurs réels sont les classes ; elles sont par définition en

position d’antagonisme ; d’où ce qui est bon pour la classe X est toujours

mauvais pour la classe Y, et réciproquement55.

Aussi, la lutte des classes a-t-elle toujours été le moteur de l’histoire et l’antagonisme

au sein des rapports de production qui opposent la bourgeoisie et le prolétariat en est la

forme moderne.

Pour remédier à l’exploitation du prolétaire, dont l’unique richesse réside dans

son travail, par le bourgeois propriétaire des moyens de production, Marx élabore un

processus séquencé. Tout d’abord, il souligne la nécessaire « constitution des

prolétaires en classes »56. Puis, il définit la marche vers la révolution socialiste par le

« renversement de la domination bourgeoise »57, révolution qui, dans un premier

temps, et du fait de la « conquête du pouvoir politique par le prolétariat »58, instituera

la dictature du prolétariat en dominant la classe bourgeoise dominante jusqu’alors, et

qui, à terme, conduira à l’avènement d’une société sans classe et sans Etat, la société

communiste.

Faisant de la lutte des classes un principe fondamental de l’histoire et des

bouleversements sociaux, Marx accorde au prolétariat, et à la lutte qu’il doit mener, un

rôle émancipateur de l’humanité.

Proudhon, considéré comme le fondateur de l’anarchisme, condamne dans un

même temps l’organisation économique de la société et les structures politiques,

dénonçant l’existence de l’Etat au nom de l’homme.

54 Il reprendra ce terme pour en tirer le titre de l’une de ses œuvres majeures écrite en 1867, Le capital.55 BOUDON, Raymond, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986.56 MARX, Karl, « Prolétaires et communistes », Le manifeste du Parti communiste, op. cit.57 Ibid.58 Ibid.

29

En effet, à ses yeux, tout Etat est tyrannique parce qu’en réglementant la vie

sociale il empêche la libre expression de l’individu, « regardant l’ensemble et

négligeant le détail, un détail qui affecte des milliers de générations »59. S’appuyant,

tout comme Marx, sur une analyse critique de l’organisation économique qui exploite,

non seulement, la classe ouvrière, mais également les autres composantes du

prolétariat, telles que « ces myriades de petits paysans, fabricants, artisans,

marchands »60, il préconise une organisation de la société par elle-même, c’est-à-dire

sans institutions ou appareils d’Etat, fondée sur l’association des producteurs

(mutuelles, coopératives…) et l’absence de propriété privée.

Pour y parvenir, Proudhon articule sa théorie autour de deux axes : le travail et

le contrat. En effet, le capital financier étant le principal responsable de l’aliénation de

l’homme par l’homme, le seul capital réel est le travail qui permet aux individus de

s’associer autour d’un intérêt commun, la production, et ainsi de s’émanciper et de

conquérir leur liberté. La société doit avoir pour mission de s’organiser autour de cette

émancipation de l’individu afin de libérer l’homme des tâches les plus contraignantes,

notamment grâce à la science dont, dit le philosophe :

[…] toute la mission est de rechercher sans cesse […] quelles sont les

innovations immédiatement réalisables61.

Le second axe est l’idée de contrat social, forme juridique de l’association reliant les

individus entre eux. Il s’agit d’un :

[…] accord de l’homme avec l’homme […], convention en vertu de

laquelle la liberté et le bien-être augmentent62.

Son objet résiderait dans la mise en commun des rapports de production d’individus

organisés en des structures autogérées.

Ainsi, selon Proudhon, l’avenir de l’humanité réside dans une telle

réorganisation du système autour du contrat, fondement d’une structuration nouvelle

59 PROUDHON, Pierre-Joseph, « Neuvième étude : Progrès et décadence », De la justice dans la révolution et dans l’Eglise, t. III, Paris, Fayard, 1990.60 PROUDHON, Pierre-Joseph, « Sixième étude : organisation des forces économiques », Idée généralede la révolution au XIX° siècle, Paris, PUF, 1962. 61 PROUDHON, Pierre-Joseph, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, t. I, Paris, Guillaumin et Cie, 1846.62 PROUDHON, Pierre-Joseph, 1962, « Quatrième étude : du principe d’autorité », op. cit.

30

de la société autour des coopératives ouvrières, du syndicalisme révolutionnaire et des

mouvements associatifs.

e) Les contre-révolutionnaires et la dérive totalitaire

Les théoriciens de la contre-révolution nourrissent une hostilité irréductible

pour la Révolution française. Dénonçant tous les principes démocratiques qui

découlent de la Constitution, jugés contraires à l’inégalité naturelle63, et notamment

celui de liberté64, ils prônent l’abolition de l’Etat républicain et un retour à la

monarchie absolue héréditaire, affirmant que la filiation Dieu-roi-père est la seule

structure organisant toute société.

D’autre part, ils contestent le caractère novateur de la Constitution, soulignant

qu’auparavant, la nation en disposait d’une :

[…] qui a vécu quatorze siècles […] si bien constitués en trois ordres, la

religion, l’Etat et la famille, […] qu’elle résistait à toutes les attaques65.

Cette démarche traditionaliste s’articule autour d’un nationalisme patriotique

absorbant l’individu dans l’entité collective. Ainsi :

La nation passe avant tous les groupes. La défense du tout s'impose aux

parties66.

De telles théories réactionnaires ne cesseront d’être alimentées tout au long des

XIX° et XX° siècles, notamment par des prises de position d’ordre antisémite, mais

également d’ordre pacifiste, et conduiront de nombreux intellectuels, tels que Drieu La

63 Maurras développe cette idée dans son ouvrage paru en 1937, Mes idées politiques.64 Alphonse V. Roche, dans son ouvrage intitulé Les Idées traditionalistes en France de Rivarol à Charles Maurras, établit une filiation entre Antoine de Rivarol et Maurras, notamment s’agissant de leur profonde aversion pour la liberté. Aussi, Antoine de Rivarol déclara-t-il : « le peuple ne goûte de la liberté, comme de liqueurs violentes, que pour s’enivrer et devenir furieux » (Arthur Chuquet, « Chapitre XIII : La littérature sous la Révolution », in Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900. Tome VI. Dix-huitième siècle, Louis Petit de Julleville (dir.), Paris, Librairie Armand Colin, 1896-1899.65 DE BONALD, Louis, « Chapitre III : Considérations sur la révolution française », in PUZIN, Claude (dir.), Littérature XIXème s., Paris, Nathan, coll. « Henri Mitterand », 1987.66 MAURRAS, Charles, Mes idées politiques, Paris, L’Age d’Homme, coll. « Mobiles politiques », 2003.

31

Rochelle, Céline, Brasillach, à s’engager dans la légitimation de la nécessité d’un Etat

totalitaire.

Le totalitarisme ou pouvoir absolu de l’Etat, est fréquemment attribué à

Hobbes. Au cours du XX° siècle, il s’incarne, d’une part, dans le stalinisme dès les

années 1930 – qui n’a jamais revendiqué cette appellation – et, d’autre part, dans le

fascisme à la même époque – qui, quant à lui, l’a revendiqué – puis, le nazisme.

Il s’articule autour de constantes. En effet, l’Etat prétend y régler non seulement la

vie publique, mais aussi la vie privée des individus, notamment, dit Hannah Arendt,

par :

[…] l’existence d’un parti unique […], l’exercice d’un monopole

idéologique […], l’extension de ce monopole et des prérogatives de l’Etat

dans le domaine privé […], la militarisation de la vie politique […], la mise

en place d’un appareil de terreur visant à assurer la domination totale sur

les individus67.

L’Etat est alors érigé en pouvoir absolu et devient l’objet d’un véritable culte visant la

domination à l’intérieur, dans la soumission de la volonté des citoyens, comme à

l’extérieur, dans l’extension de la portée territoriale du pouvoir totalitaire.

En ce qui concerne le fascisme, puis, le nazisme, la soumission de la volonté et

la privation des libertés individuelles au profit d’une obéissance totale à l’Etat, ainsi

que l’affirmation d’une inégalité naturelle parmi les hommes, ont toujours été

revendiquées et, même, justifiées ; dès lors, le caractère totalitaire de l’Etat en est la

nécessaire consécration. S’agissant du stalinisme, l’on peut alors légitimement

s’interroger sur un tel état de fait concernant un régime politique d’inspiration

marxiste, prétendant placer le caractère inaliénable de la liberté individuelle au centre

de la construction sociétale. Aussi, cela tiendrait-il pour beaucoup au fait qu’au cours

des premières années du XX° siècle, le socialisme, dans l’objectif conforme à la

doctrine marxiste de jeter les bases d’un processus politique consacrant l’avènement

67 ARENDT, Hannah, Le système totalitaire. Les origines du totalitarisme, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2005. Trad. Jean-Loup BOURGET

32

de la dictature du prolétariat, justifie la nécessaire et totale soumission des individus

afin de créer les conditions d’une égalité absolue entre les hommes. Par conséquent :

[…] le but d’établir la liberté et l’égalité était de plus en plus ouvertement

abandonné par le socialisme68.

Ainsi, deux théories, en apparence diamétralement opposées sur l’échiquier

politique et présentées depuis le siècle dernier comme étant antagoniques dans leur

conception philosophique de l’humanité, s’avèrent, l’une autant que l’autre, porteuses

d’une même essence, d’une même pratique de la chose publique, du même projet

politique : la dictature.

Le dessein totalitaire, selon Hannah Arendt, peut s’assimiler à la corruption d’un

« tout est permis » émancipateur en un « tout est possible » exterminateur.

Ainsi, force est de constater que le débat sur la place de l’individu dans la société,

et son aspiration à jouir de sa citoyenneté et à l’exercer, est un débat permanent et

toujours ouvert depuis des millénaires. Il n’a cessé d’être nourri par des théories dont

la principale finalité a toujours résidé dans la construction d’un certain progrès de

l’humanité, de sa prospérité, mais qui, érigeant cette perspective en dogme, ont

souvent relégué les hommes, les citoyens, au rang d’individus immatures et incapables

de régir leur propre destinée.

1.1.2. Approche historique : généalogie du concept de citoyen

Le terme de ’’citoyen’’ provient du terme latin civitas, signifiant ’’cité’’. Il

convient donc, de retracer quelque peu l’évolution historique du concept de cité dans

l’organisation sociopolitique. De façon générale, on entend par cité, un :

68 Cf. définition du terme « communisme », Nouveau Larousse Encyclopédique, vol.I, Paris, Larousse, édition 1994.

33

Etat constitué par une ville et son territoire, où les hommes s’organisent

en un ensemble politique et économique cohérent69.

Apparue dès le III° millénaire av. J.-C., au pays de Sumer, la cité a représenté

une organisation fondamentale de l’Antiquité, dont les modèles grecs et romains en

sont les exemples par excellence. Elle a été la forme d’Etat caractéristique depuis le

monde antique jusqu’au début du I° siècle de notre ère.

a) Les premières cités-Etats de Sumer

Les Sumériens, peuple établi au IV° millénaire en Basse Mésopotamie –

ancienne région de l’Asie Occidentale, proche du golfe Persique, comprise entre le

Tigre et l’Euphrate, correspondant à la majeure partie de l’actuelle Iraq, et l’un des

plus brillants foyers de civilisation entre le VI° et le I° millénaire av. J.-C. – fondent

les premières cités-Etats (Lagash, Ourouk, Our). Il s’agit de grandes agglomérations

de type urbain au sein desquelles est créé un système d’écriture dit cunéiforme (en

référence aux formes de clous caractéristiques de ses symboles) utilisé dans le Proche-

Orient jusqu’au I° millénaire av. J.-C., et où s’épanouit la première architecture

religieuse.

Ici, la vie dans la cité est régie par l’autorité du roi sumérien et ne laisse

apparaître une quelconque intervention émanant de ses habitants dans sa gestion : il

s’agit d’un pouvoir tiré de la monarchie absolue.

b) Les cités antiques

A la faveur de la colonisation grecque, la cité se répand tout autour de la

Méditerranée. Chaque cité représente une communauté indépendante, établie sur un

territoire de dimensions limitées et organisée autour d’un centre urbain, les membres

de la communauté se partageant les terres.

69 Cf. définition du terme « cité », Nouveau Larousse Encyclopédique, vol.I, Paris, Larousse, édition 1994.

34

La cité constitue une entité politique qui présente un certain nombre de traits

particuliers : les citoyens correspondent à « l’ensemble des hommes en âge de porter

les armes »70. Ceux-ci se réunissent à intervalles plus ou moins réguliers dans un lieu

laissé disponible au milieu de l’espace urbain et dénommé agora ou forum. C’est en ce

lieu que sont prises les décisions engageant la communauté et que sont désignés les

magistrats chargés de les appliquer. Ces magistrats forment des collèges renouvelés

chaque année.

- La cité grecque : des oligarchies à la démocratie athénienne

D’abord gouvernées par des rois, les polis, cités grecques, connaissent leur

essor sous un régime oligarchique.

Les oligarchies :

Etymologiquement, ce mot se compose des termes grecs arkhê71 et oligoi72. En

voici une définition. Il s’agit d’un :

Régime politique où l’autorité, est entre les mains de quelques personnes

ou de quelques familles puissantes73.

Dans la Grèce antique, les critères d’exclusion du pouvoir relèvent de

fondements liés à la naissance, aux impôts, ou bien sont-ils dus à l’activité

économique – l’on note ici, que le degré de fortune est, sans aucun doute, l’unique

facteur de sélection dans l’exercice du pouvoir –. Ainsi, le corps des citoyens est

extrêmement limité, relevant de critères censitaires de naissance ou liés à l’activité

sociale. Ce corps forme l’assemblée. Cependant, cette assemblée, numériquement

70 Cf. définition du terme « citoyen », Encyclopédie THEMA, Les hommes et leur Histoire, Paris, Larousse, édition 1991.71 Traduit par : celui qui détient le pouvoir, chef, principe. Dictionnaire Grec Français, Hatier, coll. « Portefeuille », édition 1959.72 Traduit par : petit nombre. Ibid.73 Cf. définition du terme « oligarchie », Le Petit Larousse grand format, Paris, Larousse, 2003.

35

limitée, ne détient le plus souvent que des pouvoirs restreints et n’a pas d’autre droit

que celui d’approuver les décisions émanant du conseil ou des magistrats.

Le recrutement au sein du conseil s’opère principalement par cooptation et ses

membres sont désignés à vie. Parfois même, dans les formes les plus fermées

d’oligarchies, les fonctions de conseillers sont héréditaires. Le conseil représente

l’organe décisionnaire suprême de la cité.

Les magistrats chargés d’appliquer les décisions du conseil sont également

nommés en fonction de critères censitaires, notamment héréditaires, et sont

nécessairement âgés de plus de quarante ans s’ils souhaitent briguer les magistratures

les plus importantes ou prestigieuses.

Cependant, le peuple – demos74, en grec – finit par imposer l’égalité des

citoyens devant la loi, puis donne le pouvoir – cratos75 – à la majorité des citoyens :

c’est le régime démocratique.

La démocratie athénienne : le droit de cité en Grèce

Athènes constitue incontestablement l’un des modèles de la démocratie antique

que dirigent le peuple assemblé et les magistrats élus ou tirés au sort.

La démocratie s’établit à Athènes au terme d’une évolution qui s’étend sur un

siècle et demi (VI°-V° siècle av. J.-C.). C’est en 461 av. J.-C. que sont définitivement

mises en place les institutions.

Il s’agit d’une démocratie directe émanant de la communauté des citoyens au

sein de laquelle :

[…] des milliers de citoyens décident ainsi, ensemble, à la majorité

simple des présents, des affaires les plus générales de la cité76.

La politeia, ou droit de cité, accorde un ensemble de droits civils et politiques

aux citoyens grecs, dont les principales caractéristiques sont les suivants :

74 Dictionnaire Grec Français, Hatier, op. cit.75 Ibid.76 LE PORS, Anicet, Que sais-je. La citoyenneté : valeur dépassée ?, Paris, PUF, 1999.

36

[…] le droit de mariage, le droit de propriété, le droit d’ester en justice, le

droit de faire partie des assemblées, le droit d’exercer les magistratures77.

Les citoyens ont, ici, la faculté de prendre part aux assemblées populaires, de voter les

lois, de concourir à l’élection des magistrats, de participer au pouvoir judiciaire, et

enfin celle d’être admissibles à tous les emplois publics.

L’organisation de la cité est marquée par l’existence d’une Assemblée du

peuple, appelée ecclesia, souveraine, et au sein de laquelle siègent en droit tous les

citoyens. Cette assemblée est secondée par une commission permanente, le Conseil,

nommé boulê en grec, formé d’un nombre restreint de citoyens représentant le peuple,

et qui, pour nommer ses membres, appelés bouleutes, procède, chaque année, à leur

tirage au sort. Les citoyens se réunissent en assemblée quarante fois par an dans le lieu

par excellence de l’expression publique : l’Agora. Il s’agit d’une :

[…] place bordée d’édifices publics, centre de la vie politique, religieuse et

économique de la cité78.

Au cours de chacune de ces réunions, dont l’ordre du jour est fixé de façon précise par

la boulê, les citoyens sont appelés à se prononcer, après délibération, sur les

propositions qui leur sont soumises par le conseil.

Enfin, le troisième pouvoir présent au sein de la cité est celui des Magistrats,

élus par le conseil à main levée. Ils partagent avec l’assemblée du peuple l’initiative

des lois, mais ont surtout pour mission de les faire exécuter. Ils sont soumis à une

surveillance constante de la part de l’assemblée et du conseil, et sont tenus de rendre

compte de leur gestion.

Malgré une apparence de totale démocratie, le droit de cité en Grèce pâtit d’un

défaut de représentativité du peuple athénien. En effet, seule une minorité parmi les

habitants du territoire participe réellement aux institutions. Les esclaves, les

affranchis, les étrangers domiciliés sur le territoire (métèques) et les femmes,

n’accèdent jamais à la dignité politique et ne sont pas associés à la vie publique.

77 Cf. définition du concept de « droit de cité », Grand Dictionnaire Universel du XIX° siècle, t. II, Paris,édition 1869. 78 Cf. définition du terme « agora », Dictionnaire Encyclopédique Quillet, t. II, Paris, Quillet, 1986.

37

L’obligation qui leur est faite d’obéir à la loi leur confère, paradoxalement, le statut

de citoyen, statut qui est, dès lors, circonscrit à la simple réalisation d’une série de

devoirs.

Les cités grecques permirent l’épanouissement d’une brillante civilisation entre

les VII° et IV° siècles av. J.-C. Mais, les luttes incessantes entre les cités et la montée

en puissance de Rome, qui établira une sorte de protectorat romain sur la Grèce,

obligeront la cité grecque à s’effacer devant une organisation politique mieux

adaptée aux circonstances : la cité romaine.

- La République romaine : le droit de cité à Rome

Rome fut pendant des siècles une cité pourvue d’institutions analogues à celles

de la cité grecque. On retrouve dans la République romaine un type de démocratie

directe similaire à celle d’Athènes : un partage du pouvoir entre le peuple, des

magistrats élus annuellement et un conseil, le Sénat.

Cependant, la notion de citoyen à Rome, appelé civitas romana, est plus

dynamique que chez les Athéniens. En effet, au fur et à mesure que se déroulent les

campagnes successives d’invasions de territoires nouveaux, le statut des peuples

conquis évolue progressivement de l’état de sujet à celui de citoyen romain. Ceci

permet l’assimilation des vaincus et leur participation à la vie politique romaine. Une

telle pratique constitue, alors, un instrument politique de première importance. En

effet, Rome étant ainsi perçue non pas comme un envahisseur, mais comme un

véritable libérateur, notamment chez certains peuples opprimés, conférant de réels

droits nouveaux à leurs ressortissants, elle accélère ainsi, leur soumission. En réalité,

Rome est surtout contrainte d’adapter ses institutions à la gestion de territoires

toujours plus vastes. L’édit de Caracalla, proclamé en 212 apr. J-C, généralisera, dans

une visée intégratrice, le statut de citoyen romain à tous les hommes libres de ce qui

est devenu l’Empire (depuis 27 av. J.-C.), leur conférant ainsi le droit de cité. Possédé

par les citoyens romains, c’est-à-dire par ceux qui, à l’origine, résident à Rome, ou

38

désormais dans le territoire romain ou dans une colonie romaine, ce droit se transmet

héréditairement. Il peut également se transmettre par la naturalisation et, pour les

esclaves, par l’affranchissement.

Le droit de cité comporte un certain nombre de privilèges :

La possession intégrale des droits civils et des droits politiques, la jura

privata et la jura publica »79.

Ainsi, dans la sphère privée, la citoyenneté romaine s’articule autour de la notion de

contrat : le jus commercii permet au citoyen « d’acquérir la propriété d’un bien »80 , et

le jus connubii lui confère la faculté de « faire un mariage reconnu par l’Etat, les

justae nuptiae »81.

S’agissant de la sphère publique, les droits politiques du citoyen romain résident

principalement dans le « droit de voter dans les diverses assemblées du peuple »82, le

jus suffragii, le « droit d’aspirer à la magistrature »83, le jus honorum, celui de « servir

dans les armées romaines »84, le jus militiae, et enfin, celui de « prendre part au culte

dans la cité »85, le jus sacrorum.

Le Forum, place centrale au cœur des villes romaines, constitue le lieu

d’expression des prérogatives du peuple assemblé, à la fois centre des affaires privées

et de la vie publique, et centre religieux et juridique. Il est le symbole de ce type de

démocratie directe qui caractérise la République romaine.

Mais la montée en puissance de son aristocratie politique (hauts magistrats,

consuls, prêtres etc.) conjuguée à la contestation grandissante des peuples conquis,

dont les conditions de vie en dépit de leur statut de citoyen romain ne cessent de se

dégrader face à l’exploitation de leurs richesses par Rome, fragilisent l’édifice.

79 Cf. définition du concept de « droit de cité », Grand Dictionnaire Universel du XIX° siècle, op. cit.80 Id.81 Id.82 Id.83 Id.84 Id.85 Id.

39

Ainsi, la République laissera place à l’Empire, dont le caractère autoritaire et

oligarchique entamera rapidement l’essentiel des prérogatives du citoyen romain, lui

conférant prioritairement celle de servir dans son armée afin de le défendre contre les

incursions, sans cesse répétées et toujours plus menaçantes, de certains peuples

barbares aspirant à sa domination, et notamment provenant des Wisigoths, dont le roi

Alaric mettra Rome à sac en 410, sonnant le glas de près de neuf siècles de citoyenneté

romaine.

c) La longue éclipse du citoyen face à la monarchie absolue

L’époque médiévale qui s’ensuit en Europe, impose une nouvelle organisation

de la société, le système féodal, structurant un autre ordre politique dans lequel le

citoyen devient sujet du roi, « substituant aux finalités civiques celles du

christianisme »86.

Des lors, et près d’un millénaire durant, la citoyenneté s’effacera face à la

suprématie de l’Eglise et de celle des monarchies absolues de droit divin ; l’Ancien

Régime, organisé autour d’une division politique en trois ordres juridiquement

inégaux – clergé, noblesse et tiers-état –, maintient l’essentiel de la population sous la

domination d’une minorité.

Cependant, la montée en puissance au sein des différents peuples européens, et

notamment la France, du concept de nation, annonce le retour d’une certaine

redécouverte de l’idée de citoyenneté de la part du bourgeois, lequel, dès lors, se voit

« doté de quelques nouveaux droits individuels et sociaux »87.

La Renaissance voit se développer dans certains secteurs culturels et artistiques

les idéaux politiques démocratiques de l’Antiquité, dont la Réforme calviniste

affirmera la nécessité pour assurer l’épanouissement de l’individu et de la société.

L’Angleterre, de par ses révolutions, joue au XVII° siècle le rôle de « banc d’essai

86 LE PORS, Anicet, op. cit.87 Id.

40

pour les théories démocratiques »88. La pensée politique moderne commence à

émerger.

L’idée de citoyen, dans sa forme moderne, ne renaîtra réellement qu’avec la

Révolution française.

d) L’avènement de la citoyenneté : la déclaration des Droits de l’homme

et du citoyen

La France, alors le pays le plus peuplé et le plus riche d’Europe, ébranle tout

l’édifice des monarchies de droit divin par la Révolution de 1789. En effet, le 26 août

de cette même année, l’Assemblée constituante vote le texte dit « Déclaration des

droits de l’homme et du citoyen », puis décidera de le placer en tête de la Constitution

française de 1791.

La déclaration ne distingue pas l’homme du citoyen, posant ainsi les bases de

l’universalité du statut de citoyen. Elle commence, en son article premier, par ces

termes :

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les

distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune89.

Elle énumère, en ses 17 articles, les droits de l’homme et ceux de la nation.

Aussi, dans le champ de la citoyenneté, affirme-t-elle :

[…] les principes d’égalité politique et sociale de tous les citoyens, de

respect de la propriété, […] d’admissibilité de tous les citoyens aux

emplois publics, de liberté de la parole, […] l’obligation imposée à chaque

homme d’obéir à la loi, expression de la volonté générale90.

88 Cf. définition du terme « démocratie », Nouveau Larousse Encyclopédique, op. cit.89 Extrait de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen décrétés par l’Assemblée Nationale dans les séances des 20, 21, 23, 24 et 26 aoûst 1789, acceptés par le Roi ».90 Cf. définition du terme « citoyenneté », Dictionnaire Encyclopédique Quillet, op. cit.

41

D’évidence, la Révolution française de 1789 prétend, par l’intermédiaire de la

Déclaration des droits de l’homme et de la Constitution de 1791, convertir le citoyen

en un authentique dépositaire du pouvoir et instaurer ainsi la démocratie.

En proclamant la souveraineté du citoyen, les révolutionnaires posent le

principe du dépassement des particularismes au bénéfice de l’espace publique, de la

chose publique : la res publica. Le citoyen a ainsi, la capacité de s’extraire, du moins

en partie, de ses enracinements singuliers, de mettre fin à l’absolu déterminisme dont

il fait l’objet jusque là, qui l’enferme dans une culture et un destin imposés par sa

naissance. En un mot de se libérer, pour diriger à part entière la construction de sa

propre destinée en participant à la construction de celle de tous les citoyens constitués

en « nation »91.

Cependant, en dépit de son caractère égalitaire en apparence, cette nouvelle

organisation de la société et du pouvoir procède à une véritable ségrégation parmi

l’ensemble de la citoyenneté française, en instaurant une distinction politique et

sociale entre citoyens actifs et citoyens passifs, sur la base de critères d’imposition

fiscale similaires aux critères d’exclusion de la vie politique au sein de la cité grecque.

En effet, le citoyen français, s’il souhaite acquérir le pouvoir de vote ou être

éligible à l’élection de l’Assemblée nationale – citoyen actif –, se trouve dans

l’obligation d’être en mesure de verser au fisc :

« […] une contribution directe (le cens) de la valeur de trois journées de

travail pour un électeur simple, dit du premier degré, ou de dix journées

de travail pour un électeur dit du second degré »92.

De surcroît, seul l’électeur du second degré est en capacité de pouvoir prendre part

aux votes à l’élection des membres de l’Assemblée nationale. Les citoyens relevant de

cette catégorie doivent, en outre, régler une « contribution annuelle d’un marc d’argent

et (sont) en même temps propriétaires fonciers »93.

Ceux qui ne peuvent régler de telles contributions se trouvent donc être les citoyens

passifs, exclus de tout exercice démocratique et, par conséquent, ainsi privés des droits

fondamentaux explicités dans la Déclaration du 26 août 1789. On retrouve également,

91 En référence au terme utilisé dans l’article III de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.92 Cf. définition du terme « citoyen », Grand Dictionnaire Universel du XIX° siècle, op. cit.93 Cf. définition du terme « citoyen », Dictionnaire Encyclopédique Quillet, op. cit.

42

ici, une similitude avec l’obligation faite en Grèce Antique à une large frange de la

population (femmes, individus dans l’incapacité de payer l’impôt, affranchis…), de ne

disposer que de devoirs et, paradoxalement, de jouir tout de même du statut de

citoyen.

Cette distinction ségrégative ne fut effacée qu’après le Révolution du 10 août

1792, par l’Assemblée législative.

1.2. Le citoyen mis au ban : la rupture en question

Le terme de ’’rupture’’ émane du verbe latin rumpere désignant, notamment,

l’action de séparer violemment et avec force. L’on retrouve cette acception tant au

sens propre, tel que décrit dans la locution vincula rumpere employée par les galériens

et autres forçats désireux de briser leurs chaînes, qu’au sens figuré comme l’image

avec clarté la métaphore rumpere pontem adoptée par celui qui souhaite couper les

ponts avec son milieu. C’est plus précisément ce dernier sens qui va occuper notre

réflexion.

La sortie de la sphère sociale peut, communément, être la résultante de deux

mouvements distincts : l’un, intentionnel – le sujet s’oppose –, l’autre, subi – le sujet

se voit opposer –. Nous allons tenter d’en distinguer les ressorts.

Nous précisons, en préalable, que nous n’aborderons pas dans ce sous-chapitre

l’approche linguistique relative à la proposition négative (abstraction du métalangage),

mais que nous nous efforcerons d’axer notre réflexion sur l’aspect psychologique de

l’acteur.

1.2.1. Le choix du non : le veto du citoyen ou quand l’individu dit ’’non’’

43

Il s’agit moins, ici, d’analyser l’adverbe désignant la négation que le nom

masculin faisant référence à l’idée de refus ou d’opposition, prononcé, en mots ou en

actes, par celui qui le porte, voire le revendique.

a) Quelques figures du refus

La philosophie, notamment antique, nous enseigne que le porteur du ’’non’’

représente le symbole de l’esprit non contraint, de la révolte morale contre un

arbitraire aliénant, le paradigme de la liberté en somme. Sophocle, par l’utilisation de

la tragédie grecque, puis Socrate, notamment dans le cadre de son procès retentissant,

en sont d’édifiants témoignages.

Avec courage, Antigone assume son choix de s’opposer, voire même le

revendique sans fard, face à Ismène craignant pour ses jours :

Non, parle. Tu seras bien plus mon ennemie si ta voix, se taisant, partout

ne le publie94.

Aussi, fait-elle le choix éclairé – car elle en connaît le prix à payer – de braver

l’interdit prononcé par le roi Créon, consacrant vraisemblablement en cela un

précédent d’émancipation féminine, qui plus est à l’encontre de l’ordre établi d’un

tyran masculin, s’agissant de l’attitude valeureuse émanant d’une femme, comme le

souligne la vaine tentative de la part d’Ismène de raisonner Antigone :

Il faut songer, allons, que deux femmes nous sommes

et que nous ne pouvons lutter contre des hommes ;

enfin, que nous plions sous la loi du plus fort

pour entendre et cet ordre et de plus durs encore95

L’acte de transgression suprême commis par Antigone la conduira au

bannissement, puis, au suicide. En somme, son attitude constitue-t-elle une forme de

symbolisme de la lutte que mène l’idéalisme contre le politique.

94 SOPHOCLE, Antigone, Paris, Bordas, coll. « Univers des Lettres », 1973. Trad. Marcel DESPORTES95 Ibid.

44

Pour sa part, le philosophe athénien Socrate fut accusé, notamment, de

corruption de la jeunesse, ainsi que d’hérésie par l’introduction de divinités inconnues,

accablé en cela par certains de ses contemporains et, en particulier, Aristophane, à

l’image des discours qu’il impute à ce dernier dans son œuvre, tels qu’ils apparaissent

par exemple dans le monologue suivant :

Par quels dieux veux-tu jurer, toi ? Premièrement, les dieux sont une

monnaie qui n’a pas cours ici […]

Entrer dans la société des Nuées ? T’entretenir avec elles ? Elles sont nos

divinités à nous96.

Socrate sera condamné à mort par le tribunal de l’Héliée, au terme d’un procès

à l’issue duquel le philosophe refusera d’exprimer de quelconques regrets et assumera

jusqu’à l’issue fatale sa condition de citoyen respectueux des lois démocratiques qu’il

a tant défendues sa vie durant.

Ici, l’opposition, en tant qu’arme ultime contre la calomnie, relève des champs

de la morale et de l’éthique.

Dans le même esprit, le philosophe Alain affirme que « penser, c’est dire

non »97. Le refus se conçoit, ici, comme un acte politique qui engage l’individu, le

citoyen, dans la quête de la pensée libre, rejetant toutes croyances, à rebours de

l’opinion commune qui acquiesce.

En cela, nous pourrions qualifier une telle posture de ’’paradoxale’’, en ce sens

qu’elle s’oppose à toute doxa, à toute opinion commune – y compris celle de la propre

pensée, car :

C’est à elle-même que la pensée dit non […] Elle se sépare d’elle-même.

Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat98 –

Consacrant ainsi la légitimité d’un contre-pouvoir éclairé dans un double mouvement :

d’une part, par la déconstruction de nos propres croyances ; d’autre part, par la prise

96 ARISTOPHANE, Les Nuées, Paris, Hatier, coll. « Les classiques pour tous », 1941. Trad. Paul SCHRICKE 97 ALAIN, « L’homme devant l’apparence », Propos sur les pouvoirs. Eléments d’éthique politique, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985 (Edition originale, 1924).98 Ibid.

45

de conscience des droits du citoyen, particulièrement à la résistance dans des espaces

institués d’obéissance.

Par où l’on voit que le discours du refus convoque, ici, une dimension

éminemment philosophique, celle de l’esprit critique, dont Gaston Bachelard, dans son

ouvrage intitulé La philosophie du non, relèvera le caractère structurant et dynamique

pour l’individu qui se fixe pour but de penser, dès lors que, comme le souligne

Georges Canguilhem, « seule une raison critique peut être architectonique »99.

Quelles en sont cependant les limites ?

b) Limites à l’attitude de refus

Dire ’’non’’ n’est pas toujours signe de liberté, pas plus que de réflexion

rigoureuse et authentique. Nous prendrons deux exemples pour l’illustrer.

- Viva la muerte100 : refus et nihilisme

Ce fut là la formule prononcée en 1936 par José Millàn-Astray, un éminent

officier de l’armée franquiste, à l’encontre du poète Miguel de Unamuno au cours de

l’altercation qui vit s’affronter les deux personnages au sein du grand amphithéâtre de

l’Université de Salamanque. Face à l’homme de lettres qui faisait grief aux troupes

franquistes de la carence de vision humaniste du régime qui s’annonçait, le général

lança : « Muera la intelectualidad traidora ! Viva la muerte ! »101.

Il s’agit ici d’un exemple éloquent de la fonction nihiliste potentiellement

portée par le discours du refus : c’est l’essence même de l’intelligence qui est fustigée

ici, qui plus est dans la demeure par excellence du savoir, face à l’apologie nécrophile

de la mort, tant de la matière que de l’esprit.

99 CANGUILHEM, Georges, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, coll. « Problèmes et Controverses », 1994.100 Traduit par : « vive la mort ! »101 Traduit par : « Mort à l’intellectualité ! Vive la mort ! »

46

Aussi, pourrions-nous affirmer qu’il s’agit d’un ’’non’’ aliénant mortifère, synonyme

d’oppression.

- L’art de la discussion : une réponse à l’absolutisme du ’’non’’

Si l’individu fait le choix de s’opposer, dans une attitude antithétique, il lui est

d’une impérieuse nécessité de poser (thèse), mais aussi de composer (synthèse) – dans

un mouvement que nous pourrions résumer de la manière suivante : de l’affirmation à

la contradiction, et de la contradiction à la contradiction de la contradiction – afin de

consacrer une véritable démarche réflexive capable d’opérer par dépassements

successifs de la négation, et animée par un souffle critique. Le plan dialectique est

ainsi le garant d’une pensée libre authentique.

Le discours du ’’non’’ absolu peut-il, dès lors, se convertir en impasse

intellectuelle, voire en négation de l’autre, pour celui qui rejette l’altérité dissonante.

Aussi, Carl Jung nous invite-t-il à envisager le monde, dans sa plénitude102 :

[…] sous forme de couples d’opposés tels : […]

La Différence et l’Uniformité

La Lumière et l’Obscurité […]

L’Unité et la Multiplicité103

L’auteur précise que : « nous possédons en nous ces caractères »104. Par où l’on voit

que l’individu, s’il souhaite tendre vers la vérité, se doit nécessairement de prendre en

compte la notion de duplicité dans son appréhension de soi, des autres et des choses.

L’on retrouve un tel discours du ’’non’’, entravant la recherche de la vérité, et

porteur d’une forme d’obscurantisme qui conduit l’homme prisonnier des apparences à

s’écarter de la lumière des idées vraies, compté de manière métaphorique par Platon

lorsqu’il expose les traits de caractères de certains personnages dans l’ « allégorie de la

102 Carl Jung emploie le terme « pleroma ». Il précise : « Dans le pleroma il y a tout et rien […] ce plein ou ce vide » (Cf. note de bas de page n°103)103 JUNG, Carl Gustav, « Sermo I », Les sept sermons aux morts, Paris, L’Herne, coll. « Carnets », 2006(Edition originale, 1916). Trad. Yves Le LAY104 Id.

47

caverne »105. L’obstination de ces individus à refuser de prendre en compte la

possibilité de l’existence d’une vérité alternative, les condamne à une errance

intellectuelle contemplative du théâtre des ombres que constituent leurs préjugés. Dès

lors, seule l’éducation, nous dit Platon, est en mesure d’amener l’homme à regarder

« dans la bonne direction »106 afin de discerner le « bien »107.

1.2.2. Le non-choix : le citoyen face au veto, où l’opposition s’impose à l’individu

Un cas de figure contraire à celui que nous venons de tenter d’analyser en

évoquant la situation de l’individu qui se pose en sujet en s’opposant, est celui par

lequel l’autre, le groupe ou la société exprime à l’individu son rejet par l’exclusion de

ce dernier. Il s’agit, ici, d’une distanciation critique issue d’une rencontre avec une

altérité aliénante subie, la notion d’aliénation étant, ici, comprise dans son acception

étymologique latine, telle qu’entendue dans la locution alieno loco, indiquant le

déplacement du sujet vers un autre endroit afin de le tenir à l’écart, tel un corps

étranger qui doit être nécessairement repoussé, voire proscrit.

Dès lors, et face à la violence potentielle, non seulement d’ordre

psychologique, mais parfois même d’ordre physique, portée par pareille disposition à

l’égard de l’autre qui peut conduire jusqu’à le nier dans son existence même, il

apparaît nécessaire d’évoquer les caractéristiques d’un tel rejet de l’individu par son

alter ego ou par la sphère sociale. Cependant, nous n’aurons pas la prétention, au

cours de cette partie, de parvenir à en dresser un inventaire exhaustif, pas plus que

d’en tirer une analyse scientifique, tant leur multiplicité apparaît complexe à nos yeux

et requiert une approche pluridisciplinaire particulièrement développée et

scrupuleusement argumentée. Aussi, nous nous attacherons à en dégager, ici, quelques

éléments significatifs permettant d’alimenter notre recherche, d’une part, en nous

appuyant, sur une distinction entre les multiples natures de l’acteur excluant (société,

groupe, individu) et, d’autre part, à partir de différentes approches disciplinaires.

105 PLATON, La République, livre VII, 514b-519c, Paris, Garnier-Flammarion, coll. « Texte intégral », 1966. Trad. Robert BACCOU106 Id.107 Id.

48

a) La société : une désocialisation exclusive ?

A la lumière des apports conceptuels d’Emile Durkheim, et sans avoir la

prétention de parvenir à analyser dans toute son étendue la portée des processus de

socialisation que le sociologue questionne (l’un des principaux objets d’étude de

l’auteur), sur le processus d’exclusion de l’individu notamment en termes d’incidence

dans la désagrégation du lien social, nous aborderons cette question en nous appuyant

sur le concept d’intégration issu de la sociologie.

Ainsi, force est de constater que le « processus d’intégration sociale »108 opère

une impulsion fondamentale sur la compatibilité entre l’individuation –ensemble des

« tendances naturelles de l’être vivant (qui) vont vers l’individualité et la lutte contre

l’uniformité »109 que Carl Jung nomme, à l’unisson d’Arthur Schopenhauer,

principium individuationis110 – et la nécessaire cohésion sociale propre à toute forme

de société. Cependant, une telle mise en tension tend à s’opérer sous forme d’un

rapport de force d’inégale puissance, comme le souligne Durkheim lorsqu’il affirme

que :

Quand la société est fortement intégrée, elle tient les individus sous sa

dépendance, considère qu’ils sont à son service et, par conséquent, ne

leur permet pas de disposer d’eux-mêmes à leur fantaisie111.

Ainsi, la faculté d’aliénation de la société est parfaitement mise ici en lumière

dans son aptitude à exercer « un pouvoir qui domine les individus »112. Face à ce qui

peut être considéré comme une forme de totalitarisme émanant du collectif, l’individu

108 STEINER, Philippe, « Le processus de socialisation », La sociologie de Durkheim, Paris, Editions LaDécouverte, coll. « Repères », 1998 (Edition originale, 1994).109 JUNG, Carl Gustav, op. cit.110 Ibid.111 DURKHEIM, Emile, Le Suicide, étude de sociologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2013 (14ème édition)112 Ibid.

49

épris de liberté éprouvera le besoin quasi vital d’opposer un libre arbitre113, mais

exercé cependant en action car comme le souligne Hannah Arendt :

Les hommes sont libres […] aussi longtemps qu’ils agissent, ni avant, ni

après ; en effet, être libre et agir ne font qu’un.

La liberté comme inhérente à l’action114.

Par ailleurs, la philosophie nous permet d’éclairer l’approche sociologique que

nous venons d’évoquer.

Aussi, faisons-nous, à nouveau, référence à la philosophie antique et

singulièrement à l’épisode de la fin tragique de Socrate, que nous avons évoqué ci-

dessus, dont les conditions dans lesquelles cette dernière s’est produite nous semblent

éminemment éclairantes quant aux véritables motivations ayant conduit la cité

d’Athènes, société organisée, à prononcer son exécution par le truchement de son bras

juridique, le tribunal démocratique. En effet, le philosophe, pensant être investi de la

mission d’éduquer les consciences, depuis qu’il avait décidé de faire sien le précepte

du temple d’Apollon situé à Delphes, gnôthi seauton115, s’appliquait à transmettre cette

injonction éthique parmi le peuple d’Athènes, amenant ainsi ses disciples à porter un

regard lucide sur leur ignorance en renonçant aux préjugés et à l’opinion commune,

consacrant dès lors une certaine forme de démocratisation de l’esprit critique.

Une telle entreprise paradoxale116, que le philosophe s’attachait à répandre

auprès du plus grand nombre, ne pouvait apparaître que particulièrement antinomique

pour le pouvoir organisé de la société hellène, notamment l’ecclesia117 qui

l’interprétait dès lors comme une forme de tentative d’attentat contre son autorité. Son

émanation juridique, l’Héliée, adoptera une attitude de négation à l’encontre du

philosophe en retenant des charges à tel point accablantes qu’elles éliminaient de fait

113 En référence aux travaux de Max Planck : PLANCK, Max, « Causalité et Libre arbitre », in The NewScience, New York, 1959. Le physicien évoque le ’’motif comme cause de la conduite’’, mais, également le concept de liberum arbitrum développé par saint Augustin dans son ouvrage intitulé De civitate Dei.114 ARENDT, Hannah, « Qu’est-ce que la liberté ? », op. cit.115 Traduit par : « connais-toi toi-même »116 Cf. supra, p.40.117 Cf. supra dans ce chapitre, 1.1.2., b), - La cité grecque : des oligarchies à la démocratie athénienne. Traduit par : « assemblée », sous-entendue « des citoyens ». Pour rappel, il s’agit du principal organe depouvoir dans de nombreuses poleis de la Grèce antique, votant les lois, mais aussi la guerre ou la paix, ou encore l’ostracisme.

50

toute possibilité de rencontre authentique entre des points de vues réciproques dans

une démarche dialectique.

A l’opposition morale et pleinement assumée portée par Socrate,

précédemment évoquée, le tribunal démocratique répond par une opposition

tyrannique ’’nécrophore’’. L’affirmation de l’esprit critique comme conception

éthique de la vie au sein de la cité conduit donc, ici, pour celui qui la porte et la

revendique, à son éviction de la société par cette dernière, voire à son élimination.

Enfin, pour clore, pour l’heure, cette réflexion, nous évoquerons le champ

politique, en citant le cas particulier du bannissement politique. Prononcé, non

seulement par un régime totalitaire, mais également au sein des sociétés de droit soit

par décision du pouvoir judiciaire (un tribunal), soit par décision du pouvoir exécutif118

(Chef de l’Etat ou Chef du gouvernement), le bannissement, assimilé à une peine

criminelle, est polymorphe. Tantôt il se traduit par l’obligation faite à celui qui en est

victime de quitter le territoire, tantôt il se manifeste par une confiscation de ses biens,

ou encore par la déchéance de sa nationalité.

Bien qu’il ne soit pas synonyme d’exil, force est de constater que le

bannissement politique conduit, tout de même, celui qui en fait l’objet à en emprunter

le chemin.

b) Le groupe : une dynamique des groupes non cohésive ?

Nous avons, donc, fait apparaître que le sujet est social, et mis l’accent sur

l’aspect déterminant de la logique du social, mais nous avons également souligné que

cette dernière n’est pas la seule à intervenir dans le processus de socialisation, le libre

arbitre ayant sa logique propre.

118 Il convient de noter qu’une telle pratique est, désormais, interdite au sein des pays signataires de la Convention européenne des droits de l’homme.

51

Les interactions qui se produisent au sein d’un groupe obéissent également à

cette approche dialogique119, car, en effet :

Certes, tout sujet appartient à un groupe, mais on ne peut pas le réduire à

cette appartenance et à ce qui peut être pensé à partir de la position de

ce groupe dans un espace social120.

Au regard de ces éléments, la notion de force, voire de rapport de force, semble

intrinsèquement associée à la structure d’un groupe.

Le « sujet » évoqué dans l’affirmation de Bernard Charlot porte spécifiquement

l’appellation de « membre » dans le cadre de ce type d’ensemble social.

Dès lors, un certain nombre d’éléments nous autorisant à caractériser la nature

singulière d’un groupe, permettant par là même de la distinguer de celle de la société

ou de l’individu, apparaissent à la lumière d’une certaine approche anthropomorphique

ou, à tout le moins, issue du vivant.

En effet, le groupe nous apparait tel un corps, un organisme, composé de

différents membres, à la fois interdépendants – ce qui le distingue de l’agrégat

d’individus – et mobiles de manière autonome, mus par une ou plusieurs forces, visant

un objectif commun que nous pourrions qualifier de projet. Il semble, alors, se

dessiner une forme physique du groupe, aux contours plus ou moins définis, qui nous

conduit à nous référer à la science (du) physique afin de qualifier les interactions qui

s’y nouent : l’on parlera de ’’dynamique’’. A partir de l’une des variantes de cet

épithète, la science nous éclaire sur l’une des caractéristiques dialogiques du groupe :

le « dynamisme »121, en tant que « système qui prétend que la matière résulte de deux

forces agissant en sens contraires »122.

119 MORIN, Edgar, Introduction à la pensée complexe, Paris, Ed. du Seuil, 2005, p.99, au sujet des 3 principes définissant le paradigme de la complexité : « Le principe dialogique nous permet de maintenirla dualité au sein de l’unité. Il associe deux termes à la fois complémentaires et antagonistes ».120 CHARLOT, Bernard, Du Rapport au Savoir, Paris, Anthropos, 1997.121 C’est là l’un des sujets de recherche de Gottfried Leibniz développé, notamment, dans Monadologie et le Journal des savants du 27 juin 1695. Le philosophe s’emploie à tenter de dépasser le mécanisme cartésien qui réduit l’appréhension de toute matière à son étendue géométrique, en opposant le dynamisme, appréhension fluide et mobile du monde dont le vecteur sont les monades, unités parfaites et absolues, dans des mouvements de rétroactions réciproques.122 Cf. définition du mot « dynamisme », Dictionnaire français AZED, Hatier, coll. « Portefeuille », édition 1939

52

Ainsi, le groupe obéit à des mouvements hétérogènes, dont les membres en

sont, à la fois, des auteurs et des acteurs susceptibles de se diriger dans une même

direction ou bien, au contraire, de tirer à hue et à dia123 – cette expression désuète

étant la parfaite illustration d’une situation au cours de laquelle l’un des membres au

moins tend vers une direction diamétralement opposée à celle des autres membres ou

de la majorité.

A ce stade de notre réflexion, il convient de nous interroger sur la notion de

résistance du groupe face à une telle situation de ’’tensions’’. Il ne s’agit pas pour

nous, ici, de nous plonger dans une étude qui porterait sur les différents degrés de

résistance du groupe, celle-ci étant l’apanage du sociologue, mais plutôt, de tenter de

mettre en évidence la corrélation qu’induit toute tension, et l’écart qui le sous-tend :

soit, la rupture.

En effet, il apparaît que lorsque les facteurs de cohésion d’un groupe – tels que

l’attrait d’un but commun ou la distribution et l’articulation des rôles – tendent à être

fragilisés, à la situation de conformisme qui se traduit par une adhésion de l’ensemble

des membres aux normes spécifiques du groupe, se substitue une conduite déviante

qui tend à en écarter l’individu dissonant. Il ne s’agit pas, ici, de laisser sous-entendre

que le groupe échappe à toute règle démocratique en exerçant un pouvoir despotique

sur tel ou tel, mais plutôt à mettre en exergue le caractère flou du bornage fixé ou non

par le groupe quant à la latitude tolérée dans les comportements autonomes de chacun

de ses membres. Dès lors, toute modification de conduite qui s’effectue au-delà du

degré de tolérance du champ d’action commun, constitue une déviation. Il est

intéressant d’observer à quel point l’utilisation d’une telle sémantique ne fait

apparaître, à ce stade, aucune allusion à une quelconque rupture entre le membre

réfractaire et le reste du groupe, comme si le langage commun considérait apriori

qu’au bout de la ’’déviation’’ ne pourrait advenir qu’un inéluctable retour sur le ’’droit

123 Il s’agit d’une expression faisant référence à la représentation de deux ânes attachés par une corde, sedirigeant chacun vers des meules de foin diamétralement opposées et disposées de part et d’autre de l’enclos, afin de paître. A mesure que les ânes se rapprochent de leur meule respective, la corde se tend à l’extrême les empêchant ainsi d’y parvenir.

53

chemin’’. Il nous apparait que l’expression franchir le Rubicon124 exprime de manière

non équivoque l’idée de rupture par passage à travers une frontière abstraite,

symbolisant un point de non retour pour le membre qui le transgresse. Il ne nous

échappera pas que cette expression souligne, également, d’une part le doute qui

envahit ce dernier au moment précis où il va franchir le pas et, d’autre part le caractère

violent qu’une telle décision implique, caractéristiques singulières relatées par Suétone

s’agissant de la marche vers Rome conduite par Jules César :

Il s’y arrêta quelques instants, et, réfléchissant aux conséquences de son

entreprise : ‘’ Il est encore temps de retourner sur nos pas, dit-il à ceux qui

l’entouraient ; une fois ce petit pont franchi, c’est le fer qui décidera de

tout’’ […] Il hésitait125.

En somme, si au terme de sa réflexion, menée jusqu’au seuil du passage à

l’acte – pour le moins, le passage du discours à l’action –, le déviant refuse de rentrer

dans le rang, il est, progressivement, isolé, sanctionné et finalement expulsé, tant :

[…] l’expulsion du groupe, le rejet, la mise à l’écart sont les sanctions

sociales les plus fortes126.

Ainsi, la rupture d’avec le groupe est, dès lors, consommée de manière quasi

définitive.

c) L’individu : une relation à l’autre en tension ?

Le lien qu’entretient un individu avec un autre individu, son alter-ego, fonde la

nature de la relation, quel qu’en soit son champ d’action. Dès lors, cet autre est-il

condamné à n’être qu’un ’’autre moi’’ qui ne soit pas moi, ou peut-il représenter un

124 L’expression, passée dans le langage courant, découle du récit conté par Suétone de la traversée du fleuve Rubicon, séparant la Gaule cisalpine de l’Italie, par Jules César et sa légion dans sa tentative pourrenverser Pompée et prendre le pouvoir à Rome.125 SUETONE, Vies des douze Césars, Paris, Folio, coll. « Classique », 1975.126 ROCHER, Guy, Introduction à la sociologie générale, t.I, L’Action sociale, Paris, Seuil, 1970

54

’’autre que moi’’ ? La complexité qui nait alors d’un tel oxymore fonde la difficile

appréhension de la notion d’altérité.

Ainsi, si la relation à l’autre passe par la reconnaissance de chacun dans sa

propre différence, elle peut parfois représenter une atteinte à la liberté de l’un des

deux, voire des deux, à l'origine de la rupture de la relation.

Afin de mettre en lumière ce que si joue dans la relation à l’autre, nous faisons

le choix de procéder à un détour philosophique, sans toutefois prétendre parvenir à

dresser une analyse rigoureuse du concept de relation au regard d’une discipline qui

nous est relativement étrangère. Cependant, l’absence relative de familiarité à l’égard

de la philosophie ne nous exonère pas de nous y référer tant elle nous semble porteuse

d’un regard complexe et singulièrement éclairant.

- Relation et réciprocité : la reconnaissance en jeu

Ainsi que nous l’avons analysé dans le sous-chapitre précédent, l’homme est

un être social. Dans la relation à autrui qu’il entretient, l’éthique en constitue selon

Kant l’essence indissociable, posant dès lors les fondements d’un rapport à l’autre

éminemment pétri d’humanité. Aussi, le philosophe nous invite-t-il à :

[…] traite(r) toujours autrui comme une fin et jamais seulement comme un

moyen127.

Aussi, l’un est-il aussi digne que l’autre dans son intégrité physique et morale, une

telle attitude garantissant ainsi la pérennisation de la relation.

Dès lors, si la relation de l’un avec l’autre « exprime une relation d’égalité »128,

elle ne doit cependant pas laisser supposer qu’elle s’appréhende exclusivement en

termes de relation ’’identique’’ entre deux ’’mêmes’’ individus. Ainsi, Levinas, à

rebours de la pensée occidentale, refuse la conception réduisant l’autre au même129, y

127 KANT, Emmanuel, Fondements de la Métaphysique des mœurs, Première section, Paris, Delagrave, 1999. Trad. Victor DELBOS128 Cf. définition de l’adverbe « aussi », Le Petit Larousse grand format, op. cit.129 En référence à la thèse défendue par le philosophe selon laquelle il n’est pas nécessaire de confondre pour réunir les individus : LEVINAS, Emmanuel, Le temps et l’autre, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,

55

opposant ce qu’il nomme une forme de « responsabilité indéclinable »130 et réciproque

à l’égard d’autrui. Il s’agit d’une forme d’engagement non négociable de l’un et

l’autre, qui fonde une « éthique de la rencontre »131.

Aussi, l’individu est-il, dès lors, en mesure d’interagir avec l’autre, fort d’une

subjectivité reconnue et accueillie, portée dans l’objectif explicite ou non d’occuper sa

place, singulière, au sein d’un monde qui est commun à l’un et à l’autre, ces deux

êtres « semblables (mais) qui ne se confondent pas »132.

- Relation et liberté : de la différenciation à la dialectique du Maître et

de l’Esclave

Cependant, si la relation relie, de même elle sépare les deux individus.

Une telle séparation s’opère dans une mise en abyme de l’un en vis-à-vis de l’autre,

plus particulièrement à travers son regard, car :

Autrui est, par principe, celui qui me regarde133.

Un tel jeu de regards croisés devient source de différenciation – l’un regardant l’autre

et l’autre regardant l’un – sur laquelle se fonde une altérité de nature absolue de

l’individu en tant que sujet singulier, et ce de manière définitive tant la relation se

meut en, nous dit Sartre, une :

[...] transcendance134 [...] séparée de moi par l’infini de l'être135.

Dès lors, l’appréhension de soi par l’autre et celle de l’autre par soi, dans leurs

différences singulières, peuvent-elles se convertir en une forme d’antagonisme à

1985.130 LEVINAS, Emmanuel, Entre nous. Essai sur le penser à l’autre, Paris, Grasset, 1991.131 Ibid.132 LERBET-SERENI, Frédérique, La relation duale. Complexité, autonomie et développement, Paris, L’Harmattan, coll. « Alternances et Développements », 1994.133 SARTRE, Jean-Paul, L’être et le Néant, Paris, Gallimard, 1955.

134 Un tel dépassement du monde sensible rejoint la métaphore que nous avons employée de la mise en abyme.135 SARTRE, Jean-Paul, op. cit.

56

l’intérieur duquel se jouerait le devenir de l’un et celui de l’autre. La question de la

liberté se pose, alors, en termes de défi, voire de péril, comme le souligne Frédérique

Lerbet-Séréni lorsqu’elle affirme que :

Sartre voit [...] autrui comme celui qui est menace pour sa liberté136.

La menace évoquée par le philosophe nait d’une situation de tension réciproque que

Hegel nomme conflit. Il s’agit d’une situation de lutte entre deux individus en quête de

la reconnaissance dont nous venons d’évoquer le caractère indispensable afin de

pérenniser la relation, et donc la réciprocité des deux existences. L’effet miroir des

regards croisés émanant de deux désirs identiques de reconnaissance produit, ici, un

effet de conscience de soi – « esprit conscient de lui-même », nous dit Hegel137 – par

l'intermédiaire d'un rapport de domination conduisant l’un à soumettre l’autre à sa

propre volonté. Aussi, un tel conflit, qui, selon le philosophe, se solde par l’émergence

d’un vainqueur et d’un vaincu, débouche-t-il sur une relation maître-esclave au sein de

laquelle l’interaction entre un ’’reconnaissant’’, mu par la peur, et un ’’reconnu’’, mu

par le désir, permet l’apparition d’une prise de conscience de soi réciproque.

Dès lors, Hegel, à rebours de Levinas, considère que la relation entre deux

individus conduit inéluctablement à une situation dans laquelle l’autre doit être « là

pour être nié »138 dans son existence, dans le cadre d’une lutte vers l’aliénation139.

Conclusion :

Ainsi, bien que s’étant écoulé près de 2500 ans depuis ses premières tentatives

d’application à Athènes, puis Rome, ce chapitre a permis de mettre en évidence que la136 LERBET-SERENI, Frédérique, op. cit.137 HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, La phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier, 1991. Trad. Jean-Pierre LEFEBVRE138 LERBET-SERENI, Frédérique, op. cit.139 Karl Marx s’appuiera sur la dialectique du Maître et de l’Esclave pour développer la thèse qu’il bâtira autour de la notion de « lutte des classes » entre d'un coté les bourgeois, soumettant, et les prolétaires, soumis, par l’intermédiaire du « travail aliéné ».

57

conception de la citoyenneté est en constante évolution, en « gestation

permanente jusqu’à nos jours»140. Il suffit de retracer quelques-unes des phases de

cette lente évolution en France : l’abolition de l’esclavage en 1848, la reconnaissance

du droit de vote des femmes en 1945, l’élection du président de la République au

suffrage universel en 1962, « l’institution d’une citoyenneté européenne »141 en 1992

avec la signature du Traité de Maastricht.

Dans cette inéluctable dynamique d’évolution, le rôle de l’Etat est d’autant plus

fondamental lorsqu’il émane d’une République issue de la Révolution du peuple, où

chacune des structures qui le composent se doit de nécessairement et constamment

interroger ses pratiques et ses principes, pour sa préservation et sa prospérité.

De nos jours, le mouvement d’harmonisation issu des processus intégratifs tels

que la construction européenne ou ce que l’on nomme la ’’mondialisation’’ – bien que

se réclamant d’un certain esprit humaniste tiré de la densification des relations

internationales, que ces processus suscitent, entre les différents peuples et continents –

interroge paradoxalement l’idée de citoyenneté, tant dans sa dimension géographique

que dans ses dimensions sociale, culturelle ou politique, fragilisant les représentations

et les pratiques émanant de la diversité complexe que nous formons, nous citoyens.

Ainsi, et dès lors que le citoyen vit une situation de rupture dans son parcours de vie,

avec tout ce qui constituait son milieu, et quelle qu’en soit la cause, il se trouve alors

face à un défi majeur : partir à la recherche d’un lieu dans et à partir duquel il puisse

poursuivre son trajet, suivre un nouvel itinéraire. Que la rupture ait été la conséquence

de la posture de refus qu’il aura adopté face à l’arbitraire, à la tyrannie ou à la

servitude, en un mot face à l’insupportable, ou d’une attitude de rejet à son endroit de

la part de l’autre qui ne le reconnait plus en tant que membre de la société, du groupe

ou que semblable, qu’alter ego, la longue quête de l’individu en exil débute alors.

Chapitre 2Quelle place pour l’exilé au sein de

la société d’accueil?

140 LE PORS, Anicet, op. cit..141 Ibid.

58

Introduction :

Ainsi que nous l’avons évoqué au cours de notre chapitre premier, le concept

de citoyenneté s’inscrit dans une longue histoire depuis Aristote, dont nous retiendrons

de son analyse de la société la question toujours d’actualité portant sur le rôle que doit

occuper le citoyen au sein de la cité et l’importance de son implication dans l’exercice

du pouvoir.

L’étude que nous venons de mener autour de la notion de rupture conduisant le

’’primo142’’ citoyen à renoncer à l’exercice de sa citoyenneté au sein de sa terre

d’origine, nous amène à questionner le devenir de l’une et de l’autre.

L’éventuelle place que décidera d’accorder la société d’accueil à celui qui se

nomme désormais ’’exilé’’, revêtira une importance cardinale s’agissant de la

poursuite de sa nouvelle existence et la rémanence d’un certain esprit citoyen.

Il nous apparaît, donc, intéressant de nous interroger sur les caractéristiques

liées au processus d’élaboration du statut de citoyen en rupture vers celui d’exilé, puis

sur la nature de la contribution émanant de la société d’accueil dans le processus

d’intégration de l’exilé, pour comprendre dans quelle mesure ses fondements sont en

capacité de convertir ce dernier en un citoyen nouveau.

Nous essaierons d’apporter certains éléments de réflexion : après avoir

préalablement précisé les notions d’errance et d’exil sous différentes perspectives, et

l’appréhension par l’exilé de la question de l’impossible retour, nous nous

interrogerons sur les conditions d’exercice de la citoyenneté au sein d’une société au

regard, notamment, de la question de l’hospitalité, ainsi que sur les débats que cette

question suscite, notamment dans la fonction supposée intégratrice de l’un de ses

ressorts, le facteur travail. Ce dernier point de réflexion nous permettra d’aborder plus

particulièrement la dynamique d’accompagnement au sein de l’opérateur public de

l’emploi, Pôle Emploi.

142 Nous préférons employer le terme de « primo citoyen » à celui d’ « ex citoyen » car cette dernière formule nous semble empreinte de déterminisme, figeant le statut de citoyen, et le renvoyant définitivement vers un passé révolu. L’adverbe primo autorise, quant à lui, une double éventualité contingente : la possibilité d’un secundo, ou une singularité exclusive et bouclée.

59

2.1. Par-delà les frontières : le passage sinueux de l’errance à l’exil

Si bien, ainsi que nous venons de l’évoquer, les situations de ruptures

auxquelles est confronté le citoyen mis au ban peuvent avoir de multiples origines

corrélées aux différentes natures de l’acteur excluant, telles que, par exemple,

l’exclusion sociale découlant d’une situation de chômage structurelle, le conflit armé

provoquant un déplacement de populations, ou alors le cas de figure du jeune individu

chassé du domicile familial poussé par l’irréductibilité du conflit générationnel, ou

encore la séparation affective au sein du couple, force est de constater la forte

probabilité que l’une des potentielles issues se caractérise par le phénomène de

l’errance.

Un tel phénomène se trouve stimulé, voire amplifié, d’une part, par le contexte

socio-économique actuel des sociétés modernes, dont les fondements traditionnels

opèrent une lente mais profonde transformation, notamment en termes de mutation des

formes de solidarités – le glissement d’un type de solidarité mécanique vers un type de

solidarité organique143 – produisant une altération du lien social et, d’autre part, du fait

de multiples bouleversements géopolitiques, toujours en cours, consécutifs à la chute

des différents empires, induisant un éclatement des territoires sur des bases

communautaires, confessionnelles ou doctrinales, notamment.

Dès lors, que pouvons-nous dire concernant les caractéristiques de l’errance ?

2.1.1. L’errance : l’épreuve d’un parcours

Appréhender la notion d’errance n’est pas chose facile tant est vaste la diversité

des causes qui en sont à l’origine, des enjeux qui sous-tendent une telle situation, des

dénouements d’une pareille démarche.

Ainsi, la pluralité semble caractériser l’errance, notamment à la lumière de

l’approche sémantique du terme, au gré d’un détour étymologique.

143 En référence aux travaux d’Emile Durkheim : DURKHEIM, Emile, De la division du travail social, Paris, PUF, 2013 (Edition originale, 1893). Le sociologue distingue la notion de « solidarité mécanique », caractéristique des types de relations en vigueur au sein des sociétés traditionnelles, déterminée par une conscience collective forte et un partage de valeurs communes inaltérables, de la notion de « solidarité organique », présente au sein des sociétés modernes, et définie par une forme de cohésion sociale fondée sur la différenciation et sur l’interdépendance des individus entre eux.

60

Le terme d’errance provient du latin erro, dont la traduction se décline en

quatre acceptions :

1° Courir à l’aventure, se répandre çà et là.

2° S’écarter du bon chemin, faire fausse route, s’égarer.

3° Tomber dans l’erreur, se tromper, commettre une faute, pécher.

4° Hésiter, être incertain, douter.144

Dès lors, et à partir de ces éléments, se dégagent certaines caractéristiques

singulières, inhérentes à l’errance, que l’on peut catégoriser en deux domaines à

l’intérieur desquels se joue un enchaînement de phénomènes lié au fait que « l’errance

est un processus »145.

a) La sphère physique : la marche erratique

L’errance relève du déplacement physique. Aussi, les deux premières

acceptions latines de la définition du terme nous renvoient-elles aux notions, d’une

part, de hasard, de désorganisation et, d’autre part, de désorientation, d’infortune.

Ainsi :

D’ordinaire, elle (l’errance) est associée au mouvement, souvent à la

marche, à l’idée d’égarement, à l’absence de but. On la décrit comme une

obligation à laquelle on succombe sans trop savoir pourquoi, qui nous

jette hors de nous-mêmes et qui ne mène nulle part146.

L’errant qui s’éloigne du droit chemin est-il, dès lors, perçu comme un

marginal et son errance vécue comme une injonction d’expulsion. L’emploi d’une telle

formule, le droit chemin, évoquant la présence d’un supposé chemin rectiligne au sens

144 Cf. traduction du verbe latin « erro », Dictionnaire Latin Français, Hatier, coll. « Portefeuille », édition 1959.145 BELBEZE, Isabelle, L’innovation sociale pour répondre à l’errance des jeunes : enjeux, logiques des travailleurs sociaux, Mémoire en vue de l’obtention du Diplôme supérieur en travail social, sous la direction de Philippe HEIM, Patricia VANNIER, Centre de Préparation au Diplôme supérieur en travailsocial en Midi-Pyrénées, 2007.146 BERTHET, Dominique (dir.), Figures de l’errance, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture Philosophique », 2007.

61

propre comme au figuré, est la démonstration même de la mise en tension entre les

multiples interprétations de la notion d’errance, notamment par la porosité qui existe

entre ses frontières, d’une part, physiques et, d’autre part, d’ordre moral que nous

évoquerons ci-dessous. Georges Bernanos emploie, pour sa part, le terme de route

pour qualifier le chemin emprunté par l’exilé, allant jusqu’à considérer que :

[…] l’homme en route n’est pourtant pas perdu, parce-que la patrie est

une réalité spirituelle147.

L’errance sait être constructive – nous employons à dessein le verbe savoir car

il existe une réelle forme d’intelligence consubstantielle à ce phénomène. La

pédagogie du compagnonnage, l’ordre des bâtisseurs de cathédrales, nous enseigne

que l’errance peut constituer une authentique marche vers l’élaboration du chef-

d’œuvre, l’aboutissement de l’ouvrier itinérant en fin de parcours, le Tour de France,

dont Bernard de Castera souligne qu’il développe :

[…] l’acquisition définitive d’un état, d’une ’’vacation’’ : il s’agit d’apprendre

l’infinie variété des tours de main régionaux et de connaître la science des

façons traditionnelles148.

Ainsi, l’errance, dans un mouvement qui relève de la démarche de formation

d’abord raisonné, puis construit, projeté, et enfin ouvragé, permet à celui qui chemine

de se réaliser par une forme de « production de savoirs »149, parvenant ainsi, en

quelque sorte, à concilier le difficile dialogisme entre épistémique et pragmatique

d’une telle démarche.

b) La sphère morale : l’erreur et le voyage

147 MILNER, Max, Exil, errance et marginalité dans l’œuvre de Georges Bernanos, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004.148 DE CASTERA, Bernard, Que sais-je. Le Compagnonnage, Paris, PUF, 1988.149 En référence aux travaux de Georges Lerbet : LERBET, Georges, Approche systémique et production de savoir, Paris, L’Harmattan, coll. «Alternances et Développements », 1984. L’auteur pose le primat de l’expérience comme condition essentielle permettant à l’individu de produire ses propres savoirs par l’adoption d’une démarche subjective de réappropriation de connaissances préexistantes dans la visée de leur réorganisation. L’auteur tente, ici, de relever le défi de la question du sens dans unedémarche d’élucidation.

62

L’errance convoque des considérations d’ordre moral, intellectuel et

psychologique. Ici, les deux dernières acceptions latines de la traduction du terme erro

évoquées en introduction, nous renvoient aux notions, d’une part, de méprise,

d’offense et, d’autre part, d’atermoiement, de crainte, de questionnements.

L’on constate, dès lors, qu’une certaine approche religieuse, vraisemblablement judéo-

chrétienne, subsiste et investit cette notion, car, en effet :

Par le passé, l’errant était celui qui errait contre la foi, c’était le mécréant,

l’infidèle, le pécheur. Ici, l’errance conduit à l’erreur150.

Aussi, retrouve-t-on cette idée de transgression sacrilège dans l’expression aux

accents tout aussi religieux d’ ’’aller au diable’’, dont il est remarquable d’observer

qu’elle consacre, par ailleurs, certaines des interprétations de l’errance que nous

venons d’évoquer, par l’analyse étymologique du terme ’’diable’’ : διαβάλλω, signifie

« jeter de côté et d’autre »151 – que l’on peut rapprocher de la formule « nous jette

hors » (Berthet) et de l’idée de « çà et là » (traduction du latin) – mais, aussi

« tromper » (idée de faute, d’erreur, dans la traduction latine).

Paradoxalement, le jugement négativement connoté que porte le regard

religieux sur la notion d’errance se heurte à la représentation même que nous formons

sur l’image du Christ : n’est-il pas une certaine figure emblématique de l’errance, de

par ses incessantes pérégrinations afin de prêcher la bonne parole, voire même de

l’exil152, lui qui nait dans une étable de fortune au hasard d’un voyage tortueux ?

Néanmoins, force est de préciser que son parcours s’achèvera sur la Via Crucis,

conférant ainsi, de nouveau, un caractère d’infortune à l’errance.

Si nous nous référons aux Saintes Ecritures, le récit correspondant au

personnage d’Adam semble représenter l’archétype de l’approche morale relative à la

notion d’errance et cristalliser les aspects néfastes les plus désastreux de cette dernière.

C’est bien cette infortune en puissance que préfigure la scène évoquée par le psaume

suivant, l’un des tous premiers de la Bible, lorsqu’il est dit que « le Seigneur Dieu le

fit ensuite sortir du jardin délicieux »153. Adam s’écartera, dès lors, du droit chemin.

150 BERTHET, Dominique, op. cit.151 Cf. traduction du nom grec ancien «διαβάλλω », Dictionnaire Grec Français, op. cit.152 Cf. infra dans ce chapitre, 2.1.2.153 Ancien Testament, Le Livre de la Genèse, chap. 3, 23.

63

Par ailleurs, Dominique Berthet, dans sa tentative de dépasser la connotation

négative de l’errance, mettant ainsi l’accent sur une variante davantage émancipatrice

de l’errance, le voyage154, souligne, à rebours de Jean-Jacques Rousseau, que :

Ce verbe errer ne doit pas être confondu avec un autre, qui se trouve

dans l’ancien français et qui signifie aller, voyager, cheminer […] venant

du bas-latin iterare155.

La traduction latine du terme iterare précise, en outre, qu’il fait référence à

l’action de « recommencer, renouveler, répéter, redire »156, portant ainsi en germe

l’idée d’une temporalité redondante au cours de laquelle l’acte se reproduit encore et

encore. Dès lors, l’image de Sisyphe nous apparaît-elle comme étant l’illustration

parfaite de cette boucle temporelle, tant le sort du personnage mythologique condamné

à hisser perpétuellement au sommet d’un monticule un rocher qui ne cesserait de

retomber à quelques encablures de la cime, pour avoir osé défier les dieux de surcroît

– l’on retrouve, ici, la notion de sacrilège – en est un exemple éloquent.

La ’’routine’’ dont fait preuve Sisyphe, dans son acception étymologique,

comme signifiant la ’’petite route identique que l’on prend par habitude’’, constitue-t-

elle l’antithèse de l’analyse que nous venons de conduire jusqu’à présent, par la mise

en lumière de l’infortune, voire même de la malédiction, que subit celui qui fait le

choix d’emprunter le droit chemin157 qui lui est présenté, tant est grand le risque de se

retrouver contraint de le revivre sans cesse dans la douleur.

Dans le même esprit, Alejo Carpentier nous invite en fin de compte à nous en

détourner et à suivre, bien au contraire, « los pasos perdidos »158 du voyageur à

l’itinéraire imprécis accomplissant un périple au tracé incertain, et déclarant avec

ironie au moment précis de la prise de conscience du profond besoin que le voyageur

éprouve d’emprunter de tels chemins de traverses : « Hoy terminaron las vacaciones154 Jean-Jacques Rousseau réfute l’idée d’une quelconque dissociation entre l’errance et le voyage, considérant que « voyager pour voyager, c’est errer, être vagabond » : Emile ou de l’éducation, livre V, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2009.155 BERTHET, Dominique, op. cit.156 Cf. traduction du verbe latin « itero », Dictionnaire Latin Français, op. cit.157 Au bout du compte, Sisyphe ne décide-t-il pas d’emprunter un droit chemin, celui que lui imposent les dieux et qui prend l’allure d’un Via Crucis, en renonçant à toute tentative de velléité, se soumettant àleur cruelle volonté ?158 Traduit par : les pas perdus

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de Sísifo »159. Une nouvelle voie s’ouvre alors à lui, non moins laborieuse, mais

porteuse d’émancipation.

D’autres figures mythiques évoquent à travers l’histoire cette idée de

cheminement perpétuel, dont celle fondatrice et d’une vigueur poétique, voire

politique, qui ne saurait être démentie pas plus aujourd’hui qu’hier, du :

Juif errant, ce personnage imaginaire tant peint par Chagall, que l’on

suppose condamné à voyager incessamment jusqu’à la fin des temps.

C’est aussi Zarathoustra, voyageur errant160.

Dans les discours de ce dernier, l’idée de temporalité rejoint celle de patience,

invitant ainsi l’homme, dans son cheminement vers la sagesse, à faire preuve de

constance et de persévérance, quelles que soient les épreuves qui se dresseraient sur sa

route. Aussi, affirme-t-il :

To endure and to bear them (misfortunes, trials) patiently and bravely is to

conquer them […]

Victory belongs to him that endures the most and lasts the longest […]

Endurance and durability are the most formidable weapons in the battle of

life161.

Le prophète mazdéen dévoile par là-même l’une des facettes de l’errance : le

paradoxe. En effet, l’inconstance et l’instabilité, marqueurs du phénomène d’errance,

se heurtent à l’opiniâtreté et à l’endurance évoquées par le prédicateur, lequel parvient

ainsi, dans une démarche dialogique, à concilier conduite anticonformiste et rigueur

morale. En outre, de pareilles qualités, loin d’éloigner de la foi par son péché celui qui

chemine en errance, lui permettent bien au contraire de s’approcher des cieux, car, dit-

il :

Man has the spark of divinity within him, and he can elevate himself to the

greatest height of moral superiority162.

159 CARPENTIER, Alejo, Los pasos perdidos, Buenos Aires, Altaya, coll. « Literatura contemporánea », 2005 (Edition originale, 1953).160 BERTHET, Dominique, op. cit.161 SURTI, B.S., « Will-Power », Thus Spake Zarathushtra, Madras, Sri Ramakrishna Math, 2011.162 SURTI, B.S., Ibid.

65

Par ailleurs, l’errance peut se manifester dans une manière d’être, des

comportements, voire un état mental. Dès lors, l’errance peut être psychologique,

faisant ainsi référence à un certain cheminement psychique, à la relation à soi et au

monde, notamment par le biais de la rupture avec l’environnement ou :

[…] avec le groupe, pérégrination qui met en péril l’identité voire l’intégrité

du moi qui se dissout pour renaître autre163.

Cet aspect de l’errance, comme vecteur potentiel d’une modification, voire

d’une altération (idée de renaître autre), des processus de pensées psychiques, a

poussé le secteur de la science médicale à se saisir d’un sujet d’étude rapidement

considéré « comme relevant d’un comportement déviant »164 et assimilé à une

pathologie mentale. Dès lors, le milieu médical s’emploie à tenter d’identifier les

causes psychanalytiques liées au phénomène d’errance et à procéder aux traitements

propres à la discipline.

Cependant, certaines approches alternatives, telles que la psychothérapie

institutionnelle165, viennent s’inscrire dans une démarche prenant davantage en

considération l’altérité de l’individu en errance psychologique. A ce titre, Fernand

Deligny, plutôt que de circonscrire le champ de ses investigations au strict traitement

des causes ou des effets, s’attache à partir d’une approche systémique d’analyse de

certains types de symptômes – les multiples déplacements d’enfants autistes à

l’intérieur d’espaces définis – à dresser une cartographie précise des différents

chemins empruntés, permettant ainsi :

[…] d’entrevoir ce qui ne se voit pas […], (tel) un réseau de présence, là

où il n’y aura pour l’observateur que de l’absence166.

Dès lors, un nouveau regard posé sur l’errance se fait jour, celui de la portée

éminemment subjective d’une attitude quasi soliste – ’’solipsiste’’ serions-nous tenté

de dire – que seul celui qui l’adopte peut en saisir l’essence existentielle.

163 BOULOUMIE, Arlette, Errance et marginalité dans la littérature, Rennes, PUR, coll. « Presses de l’Université d’Angers », 2007.164 BERTHET, Dominique, op. cit.165 En référence, notamment, aux travaux menés au sein de la Clinique de La Borde dirigée jusqu’à sa récente disparition par Jean Oury.166 DELIGNY, Fernand, ALVAREZ DE TOLEDO, Sandra, Cartes et lignes d’erre – Traces du réseau de Fernand Deligny, 1969-1979, Paris, L’Arachnéen, 2013.

66

C’est bien une telle philosophie de vie qu’exprime de manière poétique, avec

profondeur et authenticité, Antonio Machado s’adressant à celui qui chemine en

cherchant désespérément sa route :

Caminante, no hay camino, se hace el camino al andar167.

Ovide, exilé par Auguste et abandonné par ses amis, en illustre avec tout autant de

lucidité le sentiment de solitude et d’isolement, lorsqu’il écrit depuis sa retraite à

Tomis, sur les bords du Pont-Euxin, « Donec eris felix, multos numerabis amicos ;

Tempora si fuerint nubila, solus eris »168.

Par conséquent, ainsi que nous venons de l’analyser, l’errance n’est pas le

voyage. Ce dernier suppose, d’une part, le retour délibéré, vers l’endroit d’où il est

parti, du voyageur conservant un domus169 qu’il pourra rejoindre à un moment ou à un

autre et, d’autre part, le plaisir de voyager dont parle Ernst Bloch lorsqu’il affirme

qu’ :

Il faut que l’on soit heureux d’échapper à telle ou telle situation ou du

moins que l’on parte sans regret […] L’euphorie du voyage c’est l’évasion

provisoire, sans regard en arrière. C’est un changement radical, que ne

commande aucune contrainte extérieure170.

L’errance, quant à elle, est assimilée à une forme de quête singulière. La quête

d’un autre, altérité de soi et des choses. Aussi et surtout, la quête d’un lieu menée,

dans une forme de solitude intérieure, par un individu mu par un tropisme aux

contours insaisissables et poussé par une profonde aspiration à la découverte du « lieu

acceptable »171, au prix d’un long périple en terres inconnues peuplées d’inattendus. Il

s’agit bien, ici, de l’exsul des latins, le « solitaire »172 qui se trouve « hors de »173, en

d’autres termes, l’exilé.

167 MACHADO, Antonio, Proverbios y cantares, chant XXIX, Campos de Castilla, 1917168 OVIDE, Les Tristes, livre I, Elégie IX, Paris, Editions La Différence, coll. « Orphée », 1989. Trad. Dominique POIREL : « Tant que tu seras heureux, tu compteras beaucoup d'amis ; si le temps se couvrede nuages, tu resteras seul ».169 Traduit par : domicile ; famille ; pays. Dictionnaire Latin Français, op. cit.170 BLOCH, Ernst, Le Principe Espérance, t. I, Paris, Gallimard, coll. « NRF »1976. Trad. Françoise WUILMART171 LAUMONIER, Alexandre, « L’errance ou la pensée du milieu », Le Magazine littéraire, n°353 « Errance », avril 1997. 172 Cf. traduction de l’adjectif latin « solus », Dictionnaire Latin Français, op. cit.173 Cf. traduction de la préposition latine « ex », Ibid.

67

Dès lors, il nous apparaît pertinent de tenter d’analyser ce que recouvre le

terme l’exil.

2.1.2. L’exil : une dépossession

Force est de constater, à travers les époques, le caractère majeur pour l’homme

et son devenir des enjeux liés à la question de l’exil, tant les déplacements de

populations ont profondément façonné les cultures, transformé les territoires, modifié

les frontières, interrogeant ainsi chez l’individu la question même de son identité.

La persistance des débats effervescents autour des questionnements liés aux

multiples situations d’exil rendent d’autant plus nécessaire une démarche d’élucidation

de ce concept, que l’évolution sémantique des phénomènes qui s’y rattachent

contribuent à rendre ardue une telle tentative, mettant en exergue la dimension

complexe liée à l’appréhension d’un tel phénomène.

a) La sémantique de l’exil en débat : historicité et contemporanéité

En effet, en fonction des différentes époques et situations conjoncturelles, les

situations d’exil ont été nommées de manières disparates.

Aussi, aborde-t-on l’errance des peuples sémitiques, notamment durant le

Moyen-âge en termes de « migration »174, mais également en termes d’ « exode »175

pour faire référence à la période correspondant à l’épisode biblique du Buisson

Ardent. Le terme de migration est également employé s’agissant de mouvements de

populations autres que juives, telles que, par exemple, ceux ayant conduit à

l’installation de nombre de migrants anglais en terres d’Amérique au sein des colonies

174 DELLA PERGOLA, Sergio, « Le système mondial de migration juive en perspective historique », Revue Européenne des Migrations Internationales, vol.12, n°3, 1996.175 En référence au Livre de l’Exode, deuxième de l’Ancien Testament (Pentateuque) évoquant l’exode hors d’Egypte des Hébreux sous la conduite de Moïse.

68

britanniques. De même, retrouve-t-on au XX° siècle l’appellation d’exode pour

caractériser le « gigantesque mouvement de folie collective »176 qui s’est emparé de la

population française face à l’avancée des forces armées allemandes durant les premiers

mois de la Seconde Guerre Mondiale.

D’où, l’on s’aperçoit que les terminologies de migration et d’exode relèvent

des champs de la sociologie et de l’anthropologie.

Au cours de ce même siècle, les termes de ’’réfugiés’’ et d’ ’’expatriés’’ ont

été employés pour désigner, notamment, s’agissant du premier, l’afflux massif des

troupes de l’Armée populaire de la République espagnole (appelées communément

’’Républicains espagnols’’) et de leurs familles lors de la Guerre d’Espagne

principalement en territoire français177. Quant au deuxième, il désigne le rapatriement

vers la France des descendants des colons installés en Afrique du Nord, qui seront

renommés, à l’issue de ce mouvement, ’’rapatriés’’.

Ici, l’on remarque une évolution du champ sémantique de ces terminologies

vers le domaine politique tant est prégnante la référence à un territoire

administrativement organisé.

S’agissant de leur analyse étymologique, les termes que nous venons

d’évoquer, soit migration, exode, réfugié et expatrié-rapatrié évoquent, peu ou prou, la

notion de mouvement ou de déplacement propre aux caractéristiques du phénomène

d’exil tel qu’il est vécu d’un point de vue anthropologique. En effet, d’une part, la

présence du radical latin ex178 convoque l’idée de provenance, d’éloignement ou de

séparation, et celle du préfixe re179 la répétition ; d’autre part, le verbe latin migro

indique l’idée de déplacement ou de passage180 ; enfin le suffixe en grec ancien δός181

évoque l’idée de voyage ou de parcours.

176 ALARY, Eric, L’Exode, Paris, Perrin, 2010.177 Le terme espagnol correspondant à cet événement est celui de Retirada, dont la traduction littérale est « retraite ». Jean Lebrun, professeur agrégé d’histoire, lui préfère la traduction de « longue marche » : « Les réfugiés de la guerre d’Espagne arrivent en France », La marche de l’histoire - France Inter, émission du 7 septembre 2015.178 Cf. traduction de la préposition latine « ex », Dictionnaire Latin Français, op. cit.179 Cf. traduction du préfixe latin « re », Ibid180 Cf. traduction du verbe latin « migro », Ibid.181 Cf. traduction du nom commun grec ancien « δός », Dictionnaire Grec Français, op. cit.

69

Au cours de la deuxième moitié du XX° siècle, des terminologies nouvelles

telles que ’’immigrés’’, ’’demandeurs d’asile’’, ’’sans-papier’’ ou ’’clandestins’’ sont

venus s’agréger, voire même se substituer, aux appellations précédemment évoquées,

reléguant ces dernières au second plan d’un point de vue sociologique. Ainsi, de nos

jours, le terme de migration est principalement employé en référence au règne animal

– par exemple, s’agissant de la migration des oiseaux –, ceux d’expatrié et de rapatrié

sont généralement réservés à la sphère économique – pour évoquer la situation du

travailleur national installé dans un pays tiers, dans le cas de l’expatrié, et celle du

touriste ayant subi mauvaise fortune, dans le cas du rapatrié –, enfin le terme d’exode

relève désormais communément de l’historiographie. L’appellation ’’réfugié’’, quant à

elle, subsiste dans le langage moderne, mais a, cependant, subi une altération dans son

usage, voire même une réduction de son sens. En effet, il semble que son emploi ne

fasse plus guère référence qu’à deux types de situations administratives régies par le

droit international : la situation de l’individu ayant fui sa patrie et, soit étant confronté

à une situation d’internement dans un camp de réfugiés administré par une autorité

institutionnelle182, ou soit ayant vu sa demande d’asile politique acceptée par le

gouvernement du territoire dans lequel il se trouve.

Dès lors, la démarche de gestion administrative de la question de l’exil fait

apparaître une notion nouvelle, celle du statut de l’individu en situation d’exil. Ainsi,

cette approche nouvelle du statut administratif se décline, désormais, en des

terminologies que nous nous risquons à qualifier de déshumanisées. En effet, celle de

demandeur d’asile réduit l’exilé au statut de requérant, dépossédé en cela d’une partie

de sa citoyenneté. Celles de sans-papier et de clandestin, qui font l’objet d’une

assimilation pour désigner les étrangers en situation (sous-entendue administrative)

irrégulière, pour leur part, évoquent incontestablement l’idée d’aliénation de

l’individu, en tant qu’il est soumis à un processus consistant à l’ « éloigner, (le)

séparer, (le) tenir à l’écart »183. Une telle approche, que l’on peut qualifier de dérive de

la sphère administrative vers le champ du juridique, renforce ainsi le phénomène de

182 Le Haut Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés, instance internationale, en est l’exemple le plus significatif.183 Cf. traduction du verbe latin « alieno », Dictionnaire Latin Français, op. cit.

70

distanciation, voire d’éviction, de la notion d’exil du domaine des humanités

traditionnelles.

Jacques Derrida, dans une tentative d’élucidation de la dimension politique liée

à l’exil née de la confusion des termes sans-papiers et clandestins, précise que :

[…] les sans-papiers ne sont pas clandestins […] la plupart d’entre eux

travaillent et vivent, ont vécu et travaillé au grand jour pendant des

années […] c’est l’iniquité de la répression gouvernementale à l’égard des

sans-papiers qui souvent crée de la clandestinité là où il n’y en avait

pas184.

Aussi, la complexité des appellations liées à la notion d’exil met-elle en

lumière avec force, particulièrement de nos jours, sa dimension polémique, tant son

appréhension se structure en termes d’enjeux, notamment économiques, sociétaux,

culturels, politiques, qui bousculent la représentation traditionnelle d’un phénomène

anthropologique.

A défaut de vouloir prétendre en dresser une définition exhaustive, nous allons

tenter d’en analyser certaines de ses singularités.

b) Des caractéristiques de l’exil : le lieu et la posture en questions

L’exsilium des latins, également orthographié exsilio ou exilio, est dérivé du

nom commun exsul évoqué auparavant, le solitaire rejeté – solus185, ex186 –, le

« banni »187. La confusion de ces deux termes est communément admise, en effet :

Exil a la même signification que bannissement, mais il n’a pas le même

emploi. Celui-ci est une condamnation faite en Justice ; l’autre est une

peine imposée par le Souverain. Dites en de même d’exilé et banni ; de

bannir et d’exiler188.

184 DERRIDA, Jacques, « Quand j’ai entendu l’expression ’’délit d’hospitalité’’ », Plein droit, n°34, avril 1997.

185 Cf. supra dans ce chapitre, 2.1.1., b), - La sphère morale : l’erreur et le voyage186 Id.187 Cf. traduction du nom commun latin « exsul », Dictionnaire Latin Français, op. cit.188 Cf. définition du terme « exil », Dictionnaire critique de la langue française, Editions Tübingen Niemeyer Verlag, 1994 (Edition originale, 1787).

71

Cependant, l’on note la présence dans le suffixe du nom commun exsilium

d’une similitude avec l’orthographe de l’appellation latine de la cité de Troie, soit

Ilium, siège de la guerre qui porta son nom et qui symbolise ladite cité depuis le récit

relaté par Homère dans l’Iliade. Aussi, n’est-il pas à exclure que le terme d’exilé

puisse faire référence à l’individu jeté hors de Troie à l’issue du long siège orchestré

par le roi de Sparte, tant le sort des héros troyens semble scellé, étant « condamnés

d’avance à l’exil, à l’esclavage, ou à la mort »189.

D’où, peut-on envisager la possibilité de l’idée fondatrice de l’exil entendu comme

départ forcé de la patrie du fait de la guerre en particulier ?

Le primat de la question du lieu comme consubstantiellement liée à celle de

l’exil est défendu par Georges Pérec et constitue l’essence même de l’une de ses

œuvres posthumes, selon une dialectique quasi antithétique. En effet, prenant exemple

sur l’île qui accueille les candidats à l’exil cités dans son ouvrage, l’écrivain considère

que :

Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire le lieu de

l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part190.

L’auteur n’envisage, donc, pas la possibilité pour l’exilé parti d’ici191 de

parvenir à atteindre un quelconque là-bas192. Toute tentative d’enracinement dans une

nouvelle terre d’accueil serait vaine car elle n’en serait pas une.

C’est bien de cette évanescence du lieu dont parle, un siècle plus tôt, Victor

Hugo, exilé à Jersey, puis à Guernesey, lorsqu’il affirme que :

L’exil ne m’a pas seulement détaché de la France,

il m’a presque détaché de la terre193.

Dans l’illustration du difficile passage de l’errance à l’exil, et de l’épreuve

qu’il constitue pour celui qui l’emprunte, il est un récit qui symbolise ce mouvement :

il s’agit d’Œdipe à Colone, l’une des dernières tragédies composées pas Sophocle.

189 TIN, Louis-Georges, Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Paris, Bréal, coll. « Connaissance d’une œuvre », 1998. 190 PEREC, Georges, Ellis Island, Paris, P.O.L., coll. « Fiction », 1995.191 Cf. supra dans ce chapitre, 2.1.1. En écho à l’analyse étymologique du terme « errance » que nous avons dressée : se répandre çà et là.192 Id.193 COMBIS-SCHLUMBERGER, Hélène, « Victor Hugo, l’exil anglo-normand », Les Nouveaux chemins de la connaissance - France Culture, du 19 au 22 décembre 2011.

72

L’auteur y relate le bannissement de Thèbes dont Œdipe fit l’objet, le condamnant à

errer longuement sur les routes, guidé par sa fille Antigone, de part et d’autre de la

Grèce sans trouver le repos, avant de connaître enfin l’exil à Colone où tous deux

trouvent asile sous la protection de Thésée, roi d’Athènes. Œdipe y meurt, provoquant

de ce fait une sorte de protection divine sur la cité, conformément aux prédictions de

l’oracle. Cette tragédie met en exergue la caractéristique de l’exil la plus

communément admise : la contrainte.

Cependant, l’exil peut, par ailleurs, répondre à une volonté propre de celui qui

l’expérimente ou relever d’une attitude strictement intériorisée.

Du fait de son ample prégnance dans le phénomène d’exil, la première

catégorie occupera une large place dans notre analyse.

- L’exil forcé : entre contrainte, tragédie et reliance

Ainsi que nous l’avons analysé précédemment, l’exil naît de la rupture et est

habité par la culpabilité empreinte de divin, notamment judéo-chrétien, tant :

[…] l’exilé porte en lui une faute qui a pour conséquence la distance que

l’on cherche à mettre entre lui et le pays auquel il appartient. Cette faute

le condamne à devenir un étranger, un apatride194.

La question se pose, alors, d’identifier le degré d’implication de l’individu

exilé dans la prise de décision l’ayant conduit à l’exil.

En effet, au regard des facteurs explicatifs évoqués ci-dessus, a-t-il été banni

par un quelconque souverain195, qu’il soit roi, peuple, société, groupe ou individu196 ? –

ici, l’exilé subi passivement le sort qui lui est imposé –. Ou alors, l’exilé a-t-il pris

l’initiative ’’contraint et forcé’’ par les événements de prendre le chemin de l’exil ? –

dans ce cas précis, le choix contraint de l’exil représente une alternative à la mort, à la

prison ou à la répudiation, l’ultime espoir de sauver sa propre existence et de tenter de

194 « L’exil », Les mots du Cercle, n°14, novembre-décembre-janvier 2002/2003.195 Cf. supra dans le chapitre précédent, 1.2.2., b), - Des caractéristiques de l’exil : le lieu et la postureen questions196 Cf. supra dans le chapitre précédent, 1.2.1., b)

73

la poursuivre sous de meilleurs auspices dans un ailleurs qu’il espère hospitalier197–.

Dans ce cas de figure, l’exilé devient acteur de sa propre fuite.

En tout état de cause, l’exil forcé est le cas de figure le plus criant du drame humain

porté par l’essence même du phénomène d’exil.

Afin d’illustrer une telle tragédie, nous nous proposons d’évoquer deux figures

distinctes de l’exil : l’une, antique, l’autre, davantage contemporaine.

L’exil forcé destructeur : la brisure de la séparation

S’agissant de la première figure, nous évoquons Médée, le personnage

principal de la pièce d’Euripide, car elle représente en quelque sorte le symbole de

l’exil forcé subi, envisagé dans la solitude, qui conduira à la commission de l’horreur

poussée à son paroxysme.

L’attitude du personnage, pour qui l’exil prononcé représente une brisure, un

deuil, nous apparait particulièrement emblématique de la puissance destructrice portée

par le phénomène d’exil, ou plus précisément par le mouvement vers l’exil. En effet,

Médée commet l’indicible après avoir appris qu’elle était bannie par Créon, mais avant

son départ, dans un intervalle de temps tout à la fois réduit et dense que l’héroïne

emploie pour échafauder une stratégie conduisant à l’abomination animée par un esprit

de vengeance, unique porte de sortie pour échapper à son tragique destin.

Dès lors, et de par la puissance du crime qu’elle commet, son exil signifie une

condamnation définitive à une fuite, sans possibilité de retour, vers d’autres cieux198,

hors de portée de ceux qui ont décidé de la bannir.

L’exil forcé reliant : la frontière en question

La deuxième figure sur laquelle se porte notre choix afin d’illustrer l’exil forcé

est celle des Républicains espagnols précédemment évoqués, tant elle nous apparait

197 Cf. infra la question de l’hospitalité dans ce chapitre, 2.2.2., a)198 EURIPIDE, Médée, scène XXIV, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche », 2012 : dans cette scène, Médée, après avoir commis son dernier crime, celui du meurtre des enfants qu’elle a eus avec Jason, s’enfuit vers les cieux, emportée par un char tiré par un dragon ailé envoyé par Hêlios.

74

comme étant représentative de la forme d’exil massive décidée par les sujets eux-

mêmes comme unique alternative à une mort certaine, dans une longue marche forcée.

L’ampleur d’un tel mouvement migratoire transfrontalier – estimé à 500 000

individus –, d’une part, et la précipitation avec laquelle il s’est produit pour le moins

dans sa phase finale – sur une période d’environ deux mois –, d’autre part,

convertissent la Retirada en « l’un des plus grands exodes des temps modernes »199.

Cet événement produira à travers le temps un phénomène de métissage200 dans de

nombreux territoires frontaliers, le long du massif pyrénéen, aux retentissements

culturel, social, sociétal, économique, politique, tels, qu’il modifiera l’identité de ces

zones.

Dès lors, cette chaîne montagneuse qui « fait saillie dans un ensemble

homogène »201 – celui de la résignation émanant de la plupart des gouvernements

européens, érigée en politique, celle de la non-intervention202, face à une guerre qui,

pensent-ils, n’est pas la leur – après avoir dans un premier temps joué le rôle de pont

reliant deux territoires dans un mouvement salvateur, se convertira au lendemain du

conflit et au fil du temps, en ce que Donald W. Winnicott nomme un « espace

transitionnel »203 entre un dedans, l’Espagne restée au cœur qui permet la mise en

mouvement des exilés, et un dehors, la terre d’accueil au sein de laquelle cette mise en

mouvement peut se structurer. En effet, si le mouvement, d’abord orienté en sens

unique entre 1936 et 1939, est salvateur pour les exilés leur permettant ainsi de

s’extirper d’une issue tragique, il le devient également par la suite pour la plupart des

199 MALVY, Martin, « Préface : hommage aux républicains espagnols de l’exil », in DREYFUS-ARMAND, Geneviève, MARIN, Progreso, ORTIZ, Jean, BENNASSAR Bartolomé, MARTINEZ COBO, José, CUBERO, José (dir.), Républicains espagnols en Midi-Pyrénées. Exil, histoire et mémoire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll. « Hespérides », 2005.200 Cf. infra la question du métissage dans ce chapitre, 2.1.3, a), - Un espace nouveau à appréhender : entre liberté et créativité201 GUILLAUMIN, Catherine, « Le Master 2 SIFA de Tours, transactions aux frontières institutionnelles et ’’émergences ingénieuses’’ », in BREMAUD, Loïc, GUILLAUMIN, Catherine (dir.), L’archipel de l’ingénierie de la formation. Transformations, recompositions, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Des Sociétés », 2010.202 Toutefois, nous tenons à nuancer cette interprétation car, d’une part, certains gouvernements dont principalement la France ont évolué, notamment du fait de la pression de leur opinion publique, vers une politique moins rigide dite de non-intervention relâchée (Léon Blum) dans le cas de la France. D’autre part, de très nombreux combattants volontaires, constitués en Brigades internationales, émanant de plus de 50 nations se sont massivement rendus en Espagne afin de prêter main forte à l’armée de la République. Par ailleurs, nous mettons l’accent sur le constant support logistique émanant des forces de l’Axe dont ont bénéficié les troupes rebelles, dites Nationalistes. 203 Donald Winnicott parle également d’ « aire transitionnelle et d’espace potentiel ». Le concept d’espace transitionnel convoque l’idée de l’existence d’un tiers exclu qu’est l’espace potentiel, aire intermédiaire des expériences.

75

vallées pyrénéennes qui vivaient jusqu’alors repliées sur elles-mêmes, mais également

au-delà, dans une dynamique204 de va-et-vient mettant en musique les interactions

nouvelles, sortes d’émergences entre les étrangers et leurs hôtes. Ainsi, les exilés

espagnols installés dans ces zones vont impulser un élan nouveau à des territoires

traditionnels. D’abord dans le domaine économique, et particulièrement dans les zones

enclavées qui se développent du fait de :

(la) participation massive des réfugiés espagnols aux grands travaux

d’équipement (notamment) des ressources hydroélectriques dans l’Ariège

(qui) préfigure leur rôle majeur dans les grandes entreprises de la

Libération205.

Mais, l’influence des exilés espagnols sur ces territoires dépasse rapidement la

sphère économique. En effet, au terme du conflit mondial, la frontière pyrénéenne

devient un espace de partage d’ « entre-deux-cultures »206 qui, dès lors, permet207 à

l’exil de façonner de manière ingénieuse différents mouvements créatifs, notamment

dans le domaine des arts ou de la littérature, représentant pour leurs auteurs, exilés,

autant d’espaces dont nous pouvons affirmer, à la lumière des enseignements de

Daniel Sibony, qu’ils appellent une :

[…] origine (qui) se rejoue et se révèle accessible ou non à une sorte de

partage – qu’il s’agit d’éclairer208.

Ainsi, les territoires parcourant cette frontière deviennent alors autant de

« zones de double communication »209, d’abord intra-nationales permettant

l’apparition d’interactions dans un va-et-vient de plus en plus intense entre des

langues qui, si elles sont étrangères l’une au regard de l’autre, n’en sont pas moins

vivantes, puis inter-nationales par l’intensification des échanges bilatéraux, qu’ils

204 En référence aux travaux de Donald Winnicott posant la nécessité de la dynamique comme dimension essentielle des « phénomènes transitionnels » - ensemble des faits ’’en mouvement’’ permettant à l’espace transitionnel de prendre forme et d’évoluer.205 BENNASSAR, Bartolomé, « L’apport des réfugiés espagnols à l’économie (1939-1941) », in DREYFUS-ARMAND, Geneviève, MARIN, Progreso, ORTIZ, Jean, BENNASSAR Bartolomé, MARTINEZ COBO, José, CUBERO, José (dir.), op. cit.206 SIBONY, Daniel, « Double culture », Entre-deux. L’origine en partage, Paris, Editions du Seuil, coll. « Essais », 2003 (Edition originale, 1991).207 Cf. infra la question de l’hospitalité dans ce chapitre, 2.2.2., a)208 SIBONY, Daniel, op. cit.209 PINEAU, Gaston, Les combats aux frontières des organisations. Un cas universitaire d’éducation permanente, Montréal, Sciences et Cultures, 1980.

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soient humains, économiques, culturels, sportifs. Dès lors, un tel phénomène permet

de con-joindre ce qui était naturellement – au sens propre, en référence à l’obstacle

naturel faisant office de frontière – disjoint, érigeant ainsi un pont au-dessus de

l’obstacle, lequel devient dès lors le lieu où se nouent les « transactions ingénieuses210

aux frontières »211.

Au bout du compte, l’exilé franchissant la frontière s’engage non seulement

dans un territoire, mais aussi, dans une démarche dialogique.

- L’exil choisi : la volonté propre interrogée

L’exil choisi ne doit pas être confondu avec la forme d’exil que nous avons

nommée « contrainte et forcée » car, ici, l’exilé décide de son départ de sa propre

initiative, de « son propre gré »212 pour reprendre la formule de Max Milner en

référence à l’exil du poète soviétique Joseph Brodsky (qui fut dans les faits expulsé

d’URSS).

Cependant, si « la patrie peut aussi être une terre que l’on fuit, terre de

malheur, terre d’exode »213, de manière volontaire, la porosité de la frontière séparant

les deux formes d’exil auxquelles nous faisons référence, dont les motivations sont

souvent similaires – choisir de fuir la misère ou être chassé par elle ? – rend la

distinction davantage complexe. Max Milner interroge même la pertinence de cette

dernière lorsqu’il affirme que :

[…] la contrainte de l’exil et l’exil choisit ont fini, selon le même critique

(Ian Buruma), par se confondre dès la deuxième moitié du XIX° siècle214.

La quête de liberté semble constituer, ici, l’essence du mouvement d’exil en

réponse à une situation aliénante215, notamment en termes de valeurs, subie dans le

210 Selon Gaston Pineau, l’ingéniosité « joue sur les préfixes inter, trans et syn » : PINEAU, Gaston, « L’ingénierie stratégique de la formation », in LEGUY, Patrice, BREMAUD, Loïc, MORIN, Jacques, PINEAU, Gaston (dir.), Se former à l’ingénierie de formation, Paris, l’Harmattan, coll. « Ingénium », 2005.211 GUILLAUMIN, Catherine, op. cit.212 MILNER, Max, op. cit.213 « Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu,le nulle part », Les mots du Cercle, op. cit.214 MILNER, Max, op. cit.215 Cf. infra dans ce chapitre, 2.1.3., a)

77

territoire d’origine. L’exemple d’Alceste en est une illustration éclairante lorsqu’il

déclame la nécessité pour lui de :

[…] chercher sur la terre, un endroit écarté,

Où d’être homme d’honneur, on ait la liberté216.

Cependant, dans nos sociétés modernes, la quête de liberté de l’exilé volontaire

semble davantage répondre à une logique socio-économique qui affecte deux

catégories sociales distinctes : les moins bien lotis et les plus favorisés d’une société.

Dès lors, une stratégie se met en place : l’exil professionnel pour tenter d’échapper à

une conjoncture incertaine dite de ’’crise économique’’, pour les uns, mouvement

qualifié d’ ’’immigration économique’’ ; l’exil pour échapper résolument à un niveau

d’impôt considéré comme confiscatoire, pour les autres, mouvement que l’on nomme

communément ’’exil fiscal’’. Si le premier phénomène répond à un impératif

d’aliénation appelant une conscience collective solidaire, le deuxième, croissant de

surcroit en termes de tendance, nous semble commander une urgente mise en

questionnement de la notion de citoyenneté, notion que nous tentons d’élucider au

cours de ce travail de recherche.

- L’exil intérieur : du choix d’ici au soi-même

C’est vraisemblablement la forme d’exil la moins perceptible puisque, par

définition, intrinsèquement liée à la réflexion intime, donc éminemment discrète, voire

invisible.

Il s’agit, ici, de l’exil émanant de celui qui ne quitte pas le lieu d’origine, celui

qui reste, contraint ou non, mais qui du fait de ses choix (ou d’une situation de

rupture), présents ou passés, demeure stigmatisé, et ce malgré leur éventuelle

évolution. Marcel Colin le définit ainsi :

216 MOLIERE, Le Misanthrope, acte V, scène IV, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1998 (Edition originale, 1667).

78

[…] l’exil intérieur, l’exil du converti d’un côté, qui est soumis aux

soupçons, aux rigueurs, pour ne pas dire aux cruautés217.

L’exil intérieur se conçoit donc, ici, d’un point de vue strictement

géographique, comme une absence d’éloignement de l’individu qui demeure sur le lieu

d’origine. Une sorte d’exil symbolique intérieur circonscrit par un extérieur, en

somme, dans une tension dialogique intérieur/extérieur dans laquelle se jouerait une

réciprocité en mouvement, coordonnée par un va-et-vient entre un dedans intime et un

dehors ouvert sur un monde dans lequel l’individu en rupture ne se reconnait pas.

Cependant, l’exil intérieur peut également être synonyme de retentissement

psychologique que provoque le déracinement chez l’exilé. Aussi, depuis une telle

perspective, Max Milner donne-t-il la définition suivante :

[…] l’exil est intérieur – lorsque le sujet souffre, en son for intérieur, de la

séparation218.

Ici, le qualificatif d’intérieur trouve toute sa signification, l’exilé évoluant dans

une relation intérieur/intérieur pétrie de réflexion pénétrante qui se déploie dans un

ipse éprouvé.

Aussi, l’exil, quelle qu’en soit sa forme, est-il le lieu de l’isolement,

notamment l’isolement propice à la nécessaire régénérescence permettant de faire

place au fantasme du retour tant espéré. C’est de ce retour, aux habits de revanche,

dont parle Victor Hugo lorsqu’il clame :

Partons. Effaçons d’un seul trait tûrie, exils, pontons […] Je m’en irai

Massacre et reviendrai Victoire. Je serai parti chien, je reviendrai lion219.

Cependant, ce retour tant désiré se heurte parfois à l’âpreté d’une frontière qui

semble avoir pris le parti de ceux qui sont à l’origine du bannissement.

217 COLIN, Marcel, « La psychothérapie de l’exilé, comment est-elle possible ? – Ouverture », in DJARDEM, Fafia (dir.), Quelle identité dans l’exil ?, Paris, L’Harmattan, 1997218 MILNER, Max, op. cit.219 HUGO, Victor, Les châtiments, Livre 7ème, chap. XVI, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Les Classiques de Poche », 1973 (Edition originale, 1853).

79

2.1.3. Le deuil du retour : quelle élaboration ?

En nous appuyant sur l’exemple précédemment évoqué des « Républicains

espagnols », force est de constater que l’espoir de ’’reconquête’’220 évoqué par Victor

Hugo n’est, la plupart du temps, qu’une chimère, et que la tentative avortée engendre

frustration et désillusion chez l’exilé, désormais condamné à vivre une situation de

long-terme : un non-retour comme unique perspective. Il s’agit, ici, d’une nouvelle

césure dans son parcours – particulièrement dans l’étape finale dont le sens se fondait

sur un retour tant espéré aux racines –, d’une évolution touchant une forme d’« exil

qui d’origines en ruptures serait le vecteur de l’inélaboré »221.

Dès lors, l’exilé est confronté à l’exigence d’une appréhension nouvelle de sa

condition d’exilé qui appelle de sa part un changement de paradigme.

a) Le territoire en question : distanciation et rencontre

L’importance cardinale de la question du territoire semble constituer chez

l’exilé un marqueur biographique de nature existentielle relatif à l’appréhension du

lieu,

[…] cette évidence dont parle Platon que pour être, il faut être quelque

part222.

220 En référence à l’opération militaire d’invasion du Val d’Aran, vallée espagnole pyrénéenne frontalière avec la Haute-Garonne, qui fut lancée le 19 octobre 1944 par le commandement militaire de l’Armée Populaire de la République espagnole en exil à Toulouse, connue sous le nom de code Operación Reconquista. Ce qui devait apparaître comme une tentative de libération progressive de l’Espagne franquiste se solda, neuf jours plus tard, par une cinglante déroute des « républicains ». En effet, l’hostilité des lieux directement liée à la configuration topographique de la vallée, et notamment laprésence d’un seul tunnel (le tunnel de Viella) comme unique point de passage permettant de rejoindre le versant sud du massif pyrénéen, conjuguée à un déséquilibre des forces militaires en présence à l’avantage de l’armée franquiste, eu raison de l’espoir de reconquête avec une rapidité déconcertante, sonnant définitivement le glas d’un hypothétique retour des exilés politiques au sein de leur patrie. 221 DJARDEM, Fafia, « Document préparatoire », in DJARDEM, Fafia (dir.), op. cit.222 BENSLAMA, Fethi, « La psychothérapie de l’exilé, comment est-elle possible ? – Les transfuges », in DJARDEM, Fafia (dir.), op. cit.

80

Aussi, la fixation au sein d’un τόπος223 caractérise-t-elle l’homme enraciné à un

lieu.

- Les racines : entre dé, in et trans

Cependant, ce lieu ne peut pas être quelconque, au risque de voir l’évidence

évoquée par Platon :

[…] devenir inévidente dans l’expérience de l’exil, dans la mesure où,

pour le sujet humain, être ici n’équivaut pas à être là224.

Ainsi, pour que l’individu puisse exister, il doit nécessairement trouver un lieu

sur lequel il puisse d’abord « s’arrêter »225, puis « s’asseoir »226, et enfin « se fixer »227.

En somme, le déraciné qu’est l’exilé, s’il aspire à vivre et s’épanouir, est condamné à

faire la rencontre d’un endroit au sein duquel il soit fondé à résider, à s’enraciner à

nouveau.

Manifestement, il apparait que l’exemple d’Ulysse invalide cette approche

contingente, affirmant à rebours l’absence d’alternative en la matière pour l’exilé.

Celui-ci doit impérieusement s’en retourner sur sa terre et retrouver son domicile, s’il

souhaite poursuivre son existence. Barbara Cassin dira du héros que :

Le signe, ô combien symbolique, qu’Ulysse est enfin ’’chez lui’’, dans sa

patrie, c’est son lit enraciné, creusé de ses mains dans un olivier autour

duquel il a construit sa maison228.

Par conséquent, l’unique lieu qui soit sien (« chez lui »), où l’exilé puisse trouver la

paix (« un olivier ») et l’amour (« son lit ») à partir desquels il va bâtir un avenir, est la

terre de ses racines et nulle autre.

Néanmoins, le destin d’Ulysse le poussera, à nouveau et de manière définitive, hors

d’Ithaque.223 Traduit par : lieu, endroit. Dictionnaire Grec Français, op. cit. Nous employons à dessein la langue grecque ancienne en écho à la question des racines.224 BENSLAMA, Fethi, op. cit.225 Cf. traduction du verbe latin « residere », Dictionnaire Latin Français, op. cit.226 Ibid.227 Ibid.228 CASSIN, Barbara, « De l’hospitalité corse », La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?, Paris, Editions Autrement, coll. « Les Grands Mots », 2013.

81

Georges Bernanos propose de dépasser une telle approche figé de la question

du rapport de l’exilé à ses racines, par l’adoption d’une démarche dynamique. L’auteur

affirme :

Je n’ai pas perdu mon pays, je ne pourrais le perdre à demi, je le perdrais

s’il ne m’était plus nécessaire […] Rien ne fera jamais de moi un déraciné,

je ne vivrai pas cinq minutes les racines en l’air, je ne serais déraciné que

de la vie229.

Bernanos se livre, ici, à partir de l’autoréférence, à l’analyse du ressenti relatif au lien

qui lie l’exilé qu’il est, à sa patrie, et le rapport que ce lien instaure quant à la question

des racines. Dès lors, comment pourrait-on envisager un quelconque processus de

déracinement alors que subsiste le lien ’’spirituel’’230 qui rattache l’exilé à sa terre, et

ce, où qu’il se trouve ? Peut-être pourrions-nous qualifier ce mouvement

d’ ’’interpénétration’’ entre le mouvement d’exil et la terre d’origine, évitant ainsi

toute réduction de l’exilé à l’intensité de la relation qu’il entretient avec sa terre-patrie.

Une telle conception du rapport à la terre semble faire écho au concept de

déterritorialisation développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Il s’agit d’un

phénomène caractérisé par la notion de « ligne de fuite »231, opération vertueuse qui

empêche de clore un objet ou une manifestation, sur lui-même, permettant ainsi une

transposition dans un autre contexte, la reterritorialisation. Aussi, la ligne de fuite

permet-elle à l’exilé d’élaborer une appréhension nouvelle dans son passage de la terre

d’origine à la terre d’accueil, dans une perspective multidirectionnelle.

- La distanciation culturelle

229 BERNANOS, Georges, Les enfants humiliés, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1949.230 Cf. supra dans ce chapitre, 1.2.2., a)

231 DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie, t.2. Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, coll. « Critique », 1980.

82

Dès lors, et dans ce mouvement de passage entre deux mondes, entre « deux

eaux »232, un processus de distanciation s’opère, notamment par rapport aux codes

culturels de l’exilé, dans leur mise en tension avec ceux de la terre d’accueil.

Pour Alejo Carpentier, face à une culture d’origine ’’enfermante’’ et routinière,

l’individu se doit d’opposer une ouverture à l’altérité, une modification de son

itinéraire intellectuel, un changement de route. Dès lors, l’auteur voit dans le

mouvement d’exil et le processus de distanciation inhérent, un facteur d’émancipation

pour l’exilé lorsqu’il affirme :

Hoy terminaron las vacaciones de Sísifo […] Me preguntaba ya si el

papel de estas tierras en la historia humana no seria el de hacer posibles,

por primera vez, ciertas simbiosis de culturas233.

La distanciation, dès lors assumée, permet une élaboration de la vision du

(nouveau) monde, un monde neuf où l’exilé peut reconstruire, forger un devenir

naissant. C’est l’Amérique rêvée des émigrés évoquée dans les Récits d’Ellis Island de

Georges Pérec,

[…] le passage par Ellis Island est en ce sens comme un purgatoire, où

l’on abandonne son identité ancienne pour arriver vierge sur la terre

d’accueil234.

L’exilé est, ici, invité à se dépouiller de ses oripeaux, en tant que représentations

dorénavant obsolètes, afin de parvenir à se libérer d’un passé aliénant et à s’émanciper,

ainsi, dans un territoire inconnu.

Dès lors, une dynamique tout à la fois singulière et obscure se met en place

chez l’exilé qui investit progressivement ce territoire, dans une attitude de conjonction

par l’affirmation, en mots ou en actes, d’un authentique « discours interculturel »235.

- Un espace nouveau à appréhender : entre liberté et créativité

232 En référence à l’ouvrage publié par Alejo Carpentier en 1953 : Le partage des eaux. 233 CARPENTIER, Alejo, op. cit.234 « L’exil », Les mots du Cercle, op. cit.235 KRZYKAWSKI, Michał, Les politiques de l’écriture migrante, Katowice, Presses universitaires de l’Université de Silésie, 2013. L’auteur fait, ici, plus particulièrement référence au concept d’ « écriture migrante » développé par Robert Berrouët-Oriol : « L’Effet d’exil », Vice Versa, n° 17, Montréal, décembre 1986-janvier 1987.

83

Au-delà de la dichotomie issue de la scission entre deux espaces, deux mondes,

l’exilé en constitue l’élément charnière, mais aussi le point d’ancrage à partir duquel

se produit une double perspective, la zone de double communication236 de Gaston

Pineau, une sorte de point de départ d’une pensée nouvelle, d’une manière autre de

penser le monde.

A l’aliénation dont est à l’origine la patrie que l’exilé laisse derrière lui se

substitue l’espace de liberté qu’offre la terre d’accueil, évoqué par Max

Milner lorsqu’il affirme que :

Le plus souvent celui qui vit en exil y jouit d’une liberté plus grande que

dans le pays qu’il a quitté […] Lorsqu’un pays est physiquement conquis,

bâillonné, la résistance se manifeste très souvent depuis l’étranger, par

un gouvernement en exil qui peut s’exprimer dans un contexte plus

libre237.

L’exil est donc, synonyme de délivrance. Cependant, la nuance qu’oppose

Hannah Arendt à la nature de l’objet responsable de l’aliénation de l’exilé, et à partir

duquel il doit s’affranchir, est destinée à le mettre en garde contre toute analyse

réductrice. En effet, la philosophe met l’accent sur une conception de l’exil comme

étant un :

[…] rite de la transition, comme une issue du passé permettant de se

libérer de la prison de sa propre subjectivité238.

Ainsi, à ses yeux, la liberté authentique est celle qui relève du domaine de l’intériorité

de la conscience239, dans un espace hors du monde. La liberté qui naît du détachement

physique, du déracinement constitutif de l’exil, n’en est donc pas une. Cependant,

l’opportunité unique que confère le phénomène d’exil de recommencer, dans une

236 Cf. supra dans ce chapitre, 2.1.2., b)237 MILNER, Max, op. cit.238 Ibid.239 En référence à la thèse défendue par saint Augustin selon laquelle l’ « on pourrait être un esclave dans le monde et demeurer libre » (De civitate Dei). Cependant, à rebours de la conception défendue parHannah Arendt, le théologien défend l’idée selon laquelle pour y parvenir il est nécessaire de « séparer de la politique la notion de liberté ».

84

attitude de ’’renaissance’’, c’est-à-dire d’agir, permet à l’exilé de tendre vers la liberté

puisque que celle-ci ne se conçoit que par l’action, notamment politique240.

Alors, l’exilé, dans cette démarche de transcendance, aspire à « se libérer des

chaînes du passé pour vivre dans le présent »241.

La sensibilité singulière qui naît de la rencontre entre l’exilé et sa terre

d’accueil, permet l’émergence d’une puissance créatrice : aussi, l’exil est-il un espace

de créativité.

Nombreux sont les exemples qui illustrent ce mouvement, notamment dans les

arts, tels l’exil franco-normand de Victor Hugo au cours duquel il écrit certaines de ses

œuvres maîtresses, parmi lesquelles Les Misérables, ou celui de Picasso à Paris, ayant

permis la création de son célébrissime Guernica. Pour l’un comme pour l’autre des

exemples que nous venons d’évoquer, l’intensité cruellement saisissante de chacune de

ces deux œuvres n’aura, vraisemblablement, été rendu possible qu’à la faveur de la

force créatrice de la distance à la fois physique et spirituelle. C’est bien là la thèse

prônée par le philosophe et critique d’art Walter Benjamin, lorsqu’il soutient que :

L’œuvre d’art se constitue par sa distance par rapport à la réalité poétique

comme si le poète devait d’abord perdre le monde représenté pour le

retrouver au-delà de son éloignement dans l’espace et le temps242.

Il en est de même dans le cas de figure où le bannissement vaut bagne. Aussi,

Primo Levi parvient-il à ériger avec ses compatriotes du camp de concentration de

Monowitz, à l’aide de la langue italienne et des vers de Dante, « un rempart entre lui et

l’horreur »243.

Osons, enfin, une envolée lyrique pour illustrer la prodigieuse puissance

créatrice que produit l’exil. En effet, l’Enéide ne nous enseigne-t-il pas que l’exil est à

l’origine de l’une des plus prestigieuses épopées, celle d’ « une fondation, Rome, la

Rome d’Auguste »244 ?

240 Cf. supra dans le chapitre précédent, 1.2.2., a). Nous y avons fait référence à la relation intrinsèque que la philosophe établit entre l’accession à une véritable liberté – dont elle considère, à l’instar de JohnStuart Mill, qu’elle ne peut être qu’intérieure – et son champ d’expérience qu’est l’action politique.241 SENETT, Richard, Verfall und Ende des öffentlichen Lebens : die Tyrannei der Intimität, Francfort, Fischer, 1991. 242 Walter Benjamin cité par MILNER, Max, op. cit. 243 « L’exil », Les mots du Cercle, op. cit.244 CASSIN, Barbara, « Enée : de la nostalgie à l’exil », op. cit.

85

Cependant, il serait réducteur de limiter au domaine des arts, au sens large, la

faculté créatrice de l’exil.

En effet, sur le plan intellectuel, l’exil permet un développement cognitif

agissant, se produisant particulièrement au niveau des apprentissages multiples :

langue, codes culturels, temporalité, ouverture d’esprit en sont quelques exemples. Ici,

l’exilé organise, à partir de ce qui se propose à lui, sa pensée, son projet, son emploi

du temps, ses outils et son espace, dans un mouvement constant de va-et-vient issu de

la mise en tension entre un passé encore brûlant et un devenir en élaboration, et ce :

[…] pour produire du déplacement et de l’invention personnelle par la

construction de son propre questionnement245.

N’est-ce pas là l’éloquent enseignement que nous offre Micromégas lorsque,

banni par un souverain médiocrement lettré et censeur de surcroit, décide

d’entreprendre un voyage de planète en planète « pour achever de se former l’esprit et

le cœur »246 ? Ici, culture du voyage et intelligence de l’exil se confondent

harmonieusement.

Pour tenter de prolonger notre réflexion, nous effleurons succinctement l’une

des élaborations du processus de rencontre entre l’exilé et la terre d’accueil : la notion

de métissage. Bien plus qu’une simple juxtaposition des deux cultures, celle de la

patrie d’origine et celle du pays d’accueil, le métissage constitue un véritable vecteur

de :

[…] rayonnement de la culture d’origine dans la nouvelle culture247.

Il ne s’agit, donc, pas ici d’annexer le patrimoine culturel du territoire voisin, pas plus

que d’en nier l’existence ni sa richesse, mais bien au contraire de créer les conditions

d’une authentique interpénétration des multiples cultures en jeu qui permette de faire

émaner, sous un nouveau jour, une lumière commune dont l’éclat singulier et

ingénieux248 se nourrisse du « processus récursif »249 qui l’anime et puise sa source

dans la riche complexité des cultures. Aussi, surprise et complexité constituent-elles245 LERBET-SERENI, Frédérique, « Contribution à une éthique de l’accompagnement », De la relation paradoxale au paradoxe de la relation : le travail du versus, Tours, Université François-Rabelais, 1997.246 VOLTAIRE, Micromégas, chap. I, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1979.247 COLIN, Marcel, op. cit.

86

les principaux liants du métissage. C’est bien d’un principe issu de l’approche

systémique250 et de son inattendu produit dont Edouard Glissant fait l’éloge quand,

évoquant le métissage créole, il parle de :

[…] résultante (d’) une donnée nouvelle totalement imprévisible par

rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments (de culture

distincts)251.

Ainsi, savant mélange de mixtus252 et de μ τις253, ou à mi-chemin entre ses deux

racines, le métissage parvient à fonder l’espoir d’un renouveau pour l’exilé désormais

pétri de liberté et de puissance créatrice.

Au bout du compte, le métissage ne constitue-t-il pas le couronnement le plus

éclatant des vertus de l’espace tiers que constitue la situation d’exil ?

Afin d’illustrer l’idée d’espace tiers chez l’exilé, espace « qui sépare et relie »254 tout à

la fois, Marcel Colin emploie la formule suivante :

On peut être à la fois Marseillais ou Algérois et en même temps

méditerranéen255.

Il s’agit bien, ici, en quelque sorte, d’une « tiercéité »256 ’’trinaire’’, posant l’apparition

d’un troisième élément dépassant la simple présence des deux éléments préexistants,

consacrant, ainsi, une approche dialectique de la condition d’exilé.

248 En référence aux travaux de Catherine Guillaumin portant sur la notion d’ingenium : cf. infra dans cechapitre. 2.1.3., c), - « L’intelligence du savoir pratique » de l’exilé249 MORIN, Edgar, op. cit..250 Nous faisons, ici, référence au principe systémique et organisationnel développé, notamment, par Edgar Morin, selon lequel, d’une part, le tout est supérieur à la somme des parties qui le composent (non-sommativité) et, d’autre part, l’organisation d’un tout produit des propriété nouvelles, appelées émergences, par rapport aux parties prises isolément.251 GLISSANT, Edouard, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, Gallimard, Coll. «NRF», 1997. 252 Traduit par : mêlé, mélangé. Dictionnaire Latin Français, op. cit.253 Prononcé « mêtis ». Traduit par : ruse, conseil. Dictionnaire Grec Français, op. cit.

En référence, notamment, aux travaux de Noël Denoyel portant sur la métis des grecs : « Artsde faire, art de dire et raison expérientielle : de la métis des grecs au biais du gars », Colloque Saumur,la doctrine, éditions ACF, 4-5 juin 2005. L’idée de ruse est également associée à la notion d’ingeniumdéveloppée par Catherine Guillaumin, notamment, dans son ouvrage intitulé Pratiques réflexives enformation : Ingéniosité et ingénieries émergentes, Paris, L’Harmattan, 2009.254 CORNU, Laurence, NAL, Emmanuel, Qu’est-ce qu’un tiers ? Quelques éléments pour une anthropologie philosophique du tiers, Education permanente. La médiation sociale, n°189, 2011.255 COLIN, Marcel, op. cit.256 CORNU, Laurence, NAL, Emmanuel, op. cit.

87

Dès lors, le tiers devient inclus, un entre-deux à mi-chemin entre l’aller d’un exil

factuel et un retour fantasmé que Manuel Lamana évoque en ces termes :

Somos del Atlántico, estamos a mitad del camino, de la ida y de la vuelta

[…] Soy una suma de partes257.

b) La question de la mémoire et de la nostalgie : l’identité en jeu

Considérer que l’avènement du processus – objet de la présente phase de notre

réflexion – permettant une élaboration du mouvement dans lequel s’engage l’exilé,

depuis une distanciation assurément douloureuse vers une rencontre éminemment

complexe, aspects que nous venons d’évoquer, évolue harmonieusement et selon une

trajectoire linéaire, serait commettre une imprudente erreur.

En effet, la réflexion de l’exilé, foncièrement empreinte de cogito à ce stade de

son existence, d’une part s’organise en termes de projets qui meuvent son

investissement progressif au sein de la société d’accueil, et d’autre part, est propice à

l’émergence de souvenirs le reliant à un passé ’’imminent’’.

En préalable, et compte tenu de l’importance nodale de la question de l’identité

chez l’exilé, nous tentons une définition de cette notion à la lumière d’une approche

sociologique du terme reprise à son compte par le domaine clinique. Ainsi :

[…] les paramètres sociologiques de l’identité tels que les rapporte un

sociologue comme Demerath sont constitués à la fois par des

appartenances communautaires, par des appartenances à la nation, à la

patrie, la grande patrie, par des appartenances professionnelles, […] et

par-dessus tout par des appartenances familiales258.

Une telle définition nous semble parvenir à approcher une relative élucidation de la

complexité du concept d’identité par la mise en lumière de la multiplicité des enjeux

qui sous-tendent le défi de la question identitaire. Aussi, nous permet-elle de mieux

257 SCHWARZSTEIN, Dora, « El exilio español en la Argentina », GUERRA, Alfonso (dir.), Exilio, Madrid, Fundación Pablo Iglesias, 2002.

258 COLIN, Marcel, op. cit.

88

appréhender l’incidence de cette dernière dans la tentative d’analyse de l’articulation

entre mémoire et nostalgie que nous nous proposons de développer au cours de cette

séquence de notre réflexion.

- Mémoire et maux

Le recours à la mémoire serait-il le rempart à l’angoisse de l’oubli, ce

mécanisme psychique aux aguets dont les ressorts échappent à l’individu, amplifiant

ainsi l’inquiétude face à son pouvoir mnésique, voire amnésique ? Comment ne pas

convenir que l’exilé – à tout le moins celui qui a été contraint de quitter sa terre – soit

rattrapé à tel ou tel moment par une mémoire multiforme, personnelle, professionnelle

ou sentimentale, permanente ou furtive, immanente ou légère, poussé par un sentiment

nostalgique d’un impossible retour ? Car il s’agit bien, ici, d’une souffrance bien

spécifique dont est victime l’exilé, que Barbara Cassin définit en ces mots :

La nostalgie, c’est la ’’douleur du retour’’, à la fois la souffrance qui vous

tient quand on est loin et les peines que l’on endure pour rentrer259.

Aussi, la nostalgie évolue-t-elle péniblement dans un entre-deux dialogique,

allant et venant de contraintes subies en espérances déçues. Ce mouvement douloureux

entre un « mal du pays (et un) mal du lointain »260 qui fondent toute la complexité

existentielle de l’exilé, semble parvenir à dépasser non seulement les distances, mais

aussi les époques et les acteurs, jusqu’à investir la mémoire des descendants d’exilés,

une mémoire dont le marqueur singulier consiste en :

[…] nourrir la nostalgie d’un pays que l’on n’a jamais connu, d’éprouver le

manque d’une langue que l’on n’a jamais parlée261.

C’est en quelque sorte la ’’nostalgie corse’’ qu’évoque Barbara Cassin, tout à la fois

étrangère à elle et profondément incorporée, d’un lieu où elle n’a aucune racine, mais

dont elle souffre cependant de l’absence lorsqu’elle en est séparée. C’est, aussi, la

259 CASSIN, Barbara, « De l’hospitalité corse », op. cit.260 Ibid., « Ulysse et le jour du retour ».261 NOUSS, Alexis, « Expérience et écriture du post-exil », in OUELLET, Pierre (dir.), Le soi et l’autre.L’énonciation de l’identité dans les contextes interculturels, Québec, Les Presses de l’Université Laval,coll. « Intercultures », 2003.

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préservation particulièrement singulière de la culture sépharade par les descendants

des juifs expulsés depuis plus d’un demi-millénaire de la péninsule ibérique qui vouent

une véritable nostalgie affective envers Séfarad, leur patrie originelle.

Relativement à cette question de la souffrance, que constitue la rupture d’avec

le pays d’origine, Bernanos prend certaines distances. En effet, il fustige l’attitude

adoptée par l’exilé qui revendique une telle posture, celle-ci légitimant, à ses yeux, une

injuste car déséquilibrée prise en considération de la portée de l’œuvre de l’exilé par

rapport à celle de l’autochtone, particulièrement s’il manie les arts. Bernanos, la

dénonçant comme potentiellement porteuse d’inégalités de traitement, s’exprime en

ces termes :

On dira peut-être un jour que ce livre a été écrit en exil ; mais, depuis bien

des mois je ne me sens plus ici un exilé […] J’aurais grande honte d’être

confondu avec n’importe lequel de ces écrivains vagabonds qui débitent

dans chaque capitale, une main posée sur le cœur, les mêmes flatteries

imbéciles262.

Ainsi, la nostalgie peut-elle se dénaturer, évoluant d’un sentiment de douleur

issu d’un deuil vers une forme de comportement courtisan porteur d’une

condescendance potentielle. Mais, le sentiment nostalgique doit-il, a contrario, faire

l’objet d’un salutaire dépassement de la part de l’exilé éclairé, tant :

[…] l’exil apprend à se connaître soi-même : à la nostalgie viennent

s’ajouter la réflexion et l’autocritique263 ?

- Mémoire en projets

Par ailleurs, la mémoire de l’exilé s’organise également en termes de

projection. Celle-ci constitue alors, une authentique force motrice permettant de

propulser l’exilé qui investit le territoire étranger dans une forme de continuum

262 BERNANOS, Georges, Lettre aux Anglais, Paris, Gallimard, Coll. «NRF», 1946.263 DOMERGUE, Lucienne, « La culture de l’exil », in DREYFUS-ARMAND, Geneviève, MARIN, Progreso, ORTIZ, Jean, BENNASSAR Bartolomé, MARTINEZ COBO, José, CUBERO, José (dir.), op. cit.

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existentiel. Ainsi, ce dernier parvient, ici, à prendre appui sur ses souvenirs dans

l’objectif, non pas comme nous venons de l’analyser d’entretenir ’’la flamme’’, mais,

au contraire, de la raviver dans un environnement insolite, voire hostile.

Afin d’illustrer cette analyse, nous nous appuyons à nouveau sur le cas de

figure des Républicains espagnols précédemment évoqué, dont Sophie Vallès,

décrivant la vie des femmes dans les camps de concentration – appelés centres

d’accueil provisoires – situés notamment sur les plages du Roussillon français,

souligne que :

C’est essentiellement le rapport avec son passé qui permet à l’internée de

penser sa propre continuité, dimension essentielle de l’identité. Les

conversations portant sur le passé sont ainsi les plus fréquentes264.

Aussi, et à plus forte raison lorsqu’il est confronté à l’adversité, l’exilé fonde-t-il sa

propre conservation sur la rémanence d’une mémoire salvatrice porteuse de vie.

Comment, dès lors, ne pas évoquer la nécessaire référence à l’éclairage de

l’histoire passée à laquelle nous invite Tocqueville lorsqu’il affirme que :

Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les

ténèbres265.

Ici, le fondement de la mémoire constitue la digue ultime qui permette à une société de

résister face au risque d’apparition de quelque situation de rupture, politique et sociale,

qui conduirait l’humanité vers une forme d’errance.

Une telle analyse, empreinte de paradoxe, portant sur l’articulation entre

mémoire et projection, se voit complexifié par Marx lorsqu’il soutient que :

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas

arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des

conditions directement données et héritées du passé266.

264 VALLES, Sophie, « Les femmes républicaines espagnoles, de la seconde République à l’exil : la question de leur identité sociale à travers l’espoir, la guerre civile et l’exode », in PAPY, Michel (dir.), Les Espagnols et la guerre civile, Biarritz, Atlantica, 1999. 265 TOCQUEVILLE, Alexis (De), De la démocratie en Amérique, op. cit.266 MARX, Karl, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, chap. I, Paris, Flammarion, coll. « G.F. », 2007. Trad. Grégoire CHAMAYOU

91

Dès lors, le philosophe dépasse la portée moralisatrice, voire existentialiste, de

l’approche de Tocqueville pour conférer au passé une fonction sociologique, et même

politique, fondée sur une forme de déterminisme qui conditionnerait toute élaboration

d’un futur singulier. La mémoire fait donc, ici, figure de catalyseur de projets.

Ainsi, mémoire et nostalgie représentent une réponse agissante face à la double

menace de l’oubli et de l’impuissance issue de la situation d’exil. Comment l’exilé

peut-il, dès lors, parvenir à trouver le juste équilibre pour assurer son épanouissement

dans la terre qui l’accueille, entre une mémoire plus ’’souvenante’’ qu’il n’est

nécessaire et plus ’’oubliante’’ qu’il ne le faudrait ? Dans une tentative de

dépassement de ce qui semble s’apparenter à un difficile dialogisme267, Jorge Semprùn

reprend à son compte la formule du poète surréaliste Maurice Blanchard, lorsqu’il

affirme que :

Quien pretenda recordar ha de entregarse al olvido, a ese peligro que es el

olvido absoluto y a ese hermoso azar en el que se transforma entonces el

recuerdo268.

- Mémoire et lieux

L’expression d’un tel paradoxe rejoint le concept théorisé par Pierre Nora que

l’historien nomme lieux de mémoires, et dont les facteurs qui en sont à l’origine font

écho à l’analyse élaborée par Barbara Cassin que nous avons évoquée précédemment.

En effet, l’auteur, à partir de l’analyse qu’il dresse de la complexité portant sur les

liens entre histoire et mémoire, relève que :

[…] l’histoire s’écrit désormais sous la pression des mémoires collectives

(qui visent à) compenser le déracinement historique du social et

267 Raymond Aron souligne le caractère essentiel, tant pour toute communauté humaine que pour chaqueindividu, de la fonction de l’oubli, au même titre que celle de la mémoire: « Para las comunidades humanas, como para los individuos, el olvido no es menos esencial que la memoria », cité par Juan Marichal : MARICHAL, Juan, El secreto de España. Ensayos de historia intelectual y política, Madrid,Taurus, coll. « Pensamiento », 1995.268 SEMPRUN, Jorge, La escritura o la vida, Barcelona, Ediciones Tusquets, 1995.

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l’angoisse de l’avenir par la valorisation d’un passé qui n’était pas

jusque-là vécu comme tel269.

Aussi, l’individu intégré à un groupe social, mu par la volonté de dépasser sa

propre mémoire individuelle, consacre-t-il l’avènement d’une mémoire collective par

une forme de sacralisation de certains lieux liés à l’histoire commune, dont l’intensité

de la charge symbolique permet à la communauté, et donc à l’individu, de régénérer

son identité. Dès lors, un monument, une personnalité, un symbole, un événement, une

institution par exemple, accèdent au statut de :

[…] lieu de mémoire (qui) dans tous les sens du mot va de l’objet le plus

matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le

plus abstrait et intellectuellement construit270.

Parfois, le lieu de mémoire constitue-t-il le tiers qui tout à la fois relie et sépare

mémoires individuelle et collective. Ainsi, Francisco Ayala, narrant son retour dans

son Grenade natal près de trente années après avoir été contraint de prendre le chemin

de l’exil, retour toléré par le régime franquiste, évoque de tels lieux en ces termes :

Visité los santos lugares de mi infancia […] santos, por haber sido

purificados en la destilación del recuerdo271.

Ici, l’évocation du lieu de mémoire est empreinte d’une forme de mythification lyrique

propre au poète de la Génération de 27, s’agissant d’une ville emblématique de La

Reconquête contre l’envahisseur maure et élevée au rang de symbole, de lieu de

mémoire exaltant l’orgueil national, par le régime qui força l’écrivain à l’exil.

c) Une ingéniosité de l’exil dans le travail de deuil ?

Ainsi, après avoir analysé l’importance fondamentale aux yeux de l’exilé des

notions de territoire et de mémoire dans l’élaboration du deuil du retour, il apparait,

269 NORA, Pierre, « La mémoire collective », in CHARTIER, Roger, LE GOFF, Jacques, REVEL, Jacques (dir.), La nouvelle histoire, Paris, Retz - CPEL, 1978.270 NORA, Pierre (dir.), « La République », Les Lieux de mémoire, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997.271 AYALA, Francisco, « Mi reintegración a la ingrata patria », GUERRA, Alfonso (dir.), op. cit.

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dès lors, que lieu et moment sont intimement liés. Aussi, à partir d’une approche

spatio-temporelle, Bernanos distingue-t-il :

[…] deux catégories (desquelles) l’exilé est obligé de se séparer : l’une

est géographique, l’autre chronologique272.

Lorsque l’on évoque l’exil, la dimension géographique est celle qui nous apparait

comme étant la plus représentative de la nature du phénomène. Cependant, pour

l’auteur, l’exil chronologique est infiniment plus porteur de retentissement existentiel

pour celui qui le subit car, dit-il :

Je n’ai pas peur de la solitude dans l’espace, mais j’ai bien peur de l’exil

dans le temps […] Contre ce dernier, je ne puis rien273.

En effet, la véritable menace face à laquelle se trouve l’exilé est de n’être

jamais nulle part chez lui. C’est bien là le cœur du questionnement porté par Barbara

Cassin lorsqu’elle s’interroge : « Quand donc est-on chez soi ? »274. Cependant, elle

oppose à l’attitude résignée de Bernanos une visée émancipatrice, voire libératrice275,

tirée de la condition utopique276.

- De quelques figures mythologiques à l’oblique

Dès lors, la figure de Dionysos nous apparaît comme étant la personnification

de cet éternel étranger, le Liber Pater que Sénèque – « Bacchus a été appelé Liber […]

parce que le vin rend les hommes plus libres »277 – puis, Plutarque – « Est-ce parce

qu’il est pour les buveurs le père de la liberté ? »278 – associent à la liberté évoquée par

Barbara Cassin, absolue et, donc, affranchie de toute attache territoriale. Dionysos est

272 MILNER, Max, op. cit.273 BERNANOS, Georges, 1949, op. cit.274 En référence au sous-titre de son ouvrage : CASSIN, Barbara, op. cit.275 L’auteur, dans sa préface, cite un fragment de l’ouvrage de René Descartes, Lettre à Christine de Suède, dans lequel le philosophe, menacé notamment d’athéisme par ses pairs et contraint à une forme d’exil entre France et Suède, affirme : « Me tenant comme je fais, un pied en un pays, et l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu’elle est libre ».276 Dans son acception étymologique tirée du grec οὐ-τοπος, traduit par : en aucun lieu.277 ROLLE, Pierre-Nicolas, Recherches Sur Le Culte De Bacchus, Symbole De La Force Reproductive De La Nature […], vol. 3, Oxford, Library of Oxford University, 2010.278 Id.

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aussi, selon Nietzsche, le symbole de l’ « éternel retour »279 que nous avons évoqué

précédemment et dont nous avons mis en avant le caractère chimérique.

Par ailleurs, dans le face à face qui l’oppose à Dionysos et que le philosophe

met en scène, c’est aussi la figure d’Apollon, le dieu des arts, qui surgit alors, celui

qu’Homère dans l'Odyssée représente comme étant l’instructeur des aèdes, les poètes

chantants errants. Il est également celui que les anciens nommaient aussi Loxias,

’’l’Oblique’’, en raison de la teneur plurivoque et ambigüe de ses oracles. C’est la

conceptualisation de cette notion d’oblique qui est à l’origine de la réflexion que Noël

Denoyel porte autour du concept de ruse, à partir du lien qu’il établit avec, dit-il,

« la métis des grecs, connaissance ’’oblique’’ des habiles »280. Aussi, l’idée

d’ingéniosité, associée à celle de ruse, apparait-elle avec subtilité dans la situation

d’exil.

- « L’intelligence du savoir pratique »281 de l’exilé

Si cette idée d’ingéniosité peut être évoquée en termes de mouvements de

multiples natures conduisant vers un processus d’intégration au sein de la terre

d’accueil – concept qui occupera notre réflexion au sein du prochain sous-chapitre – à

l’issue du double processus d’errance-exil, elle apparaît également particulièrement

agissante au cours de l’exécution de ce processus, tout au long de la migration.

Afin d’illustrer cette thèse, nous nous appuierons sur la figure de Micromégas,

le voyageur dépeint par Voltaire, qui quitte sa planète d’origine, Sirius, pour « voyager

de planète en planète, pour achever de se former l’esprit et le cœur »282. Par la suite,

nous évoquerons certains personnages méconnus de Cervantès283 issus des saynètes

279 Cf. l’ouvrage intitulé La naissance de la tragédie dans lequel Nietzsche expose la théorie de la renaissance issue de la démesure tirée du principe dionysiaque face à la mesure ordonnée apollinienne.280 DENOYEL Noël, Le biais du gars, la mètis des grecs et la raison expérientielle. Contribution à l'étude de la culture artisane et de l'éc(h)oformation, Université François Rabelais, Thèse de Doctorat en Sciences Humaines : Sciences de l’Education, Tours, 1998.281 En référence aux travaux de Noël Denoyel portant sur la métis des grecs : « Arts de faire, art de direet raison expérientielle : de la métis des grecs au biais du gars », op. cit.282 VOLTAIRE, « Voyage d’un habitant du monde de l’étoile Sirius dans la planète de Saturne », op.cit.283 Nous faisons le choix de porter notre réflexion sur ces personnages secondaires plutôt que sur les personnages traditionnels de l’auteur relatés dans son ouvrage communément appelé Don Quichotte dont, d’une part, l’insuffisance de notre niveau de connaissance face à la complexité des caractères que l’auteur y dépeint, et d’autre part, le foisonnement des études de tous ordres qui s’y sont portées au fil

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qu’il a rédigées quelques mois avant de disparaître et bien après avoir composé son

œuvre maîtresse, El ingenioso hidalgo Don Quixote de la Mancha, dont le titre ne

laisse place à aucun doute quant à l’importance et au rôle majeur que l’auteur confère

à l’idée d’ingéniosité dans l’épopée de son héros.

L’ingénium284 de Micromégas

Au cours de son périple, et plus précisément du processus errance-exil, nous

observons que l’ingéniosité de Micromégas relève des champs des sciences, naturelle

et physique. En effet, au cours de ce que nous avons défini dans le sous-chapitre

précédent285 comme relevant du domaine de l’errance – soit, ici, le ’’déplacement

physique’’286 précédent son arrivée sur Terre – le héros s’appuie sur des connaissances

précédemment acquises afin d’accroître la vitesse de ses déplacements. Voltaire décrit

ainsi l’ingéniosité de Micromégas :

Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation, et

toutes les forces attractives et répulsives. Il s’en servait si à propos que,

tantôt à l’aide d’un rayon du soleil, tantôt par la commodité d’une comète,

il allait de globe en globe287.

Par la suite, au cours du mouvement que nous avons nommé ’’exil’’ – dans ce

cas précis, forcé : « le muphti fit condamner le livre (écrit par le héros) et l’auteur eut

ordre de ne paraître à la cour de huit cents années. Il ne fut que médiocrement affligé

d’être banni d’une cour qui n’était remplie que de tracasseries et de petitesses »288 –

Micromégas parvient à contourner les obstacles consécutifs à la disproportion entre sa

taille gigantesque et les minuscules humains qu’il rencontre lors de sa visite sur Terre,

dans l’objectif d’établir le contact avec ces derniers. Tout d’abord d’ordre visuel :

du temps, ne nous paraissent pas être en mesure de nous autoriser à relever un tel défi. 284 En référence aux travaux portant sur le concept d’ingenium développés par Catherine Guillaumin, notamment dans son ouvrage intitulé Pratiques réflexives en formation : Ingéniosité et ingénieries émergentes, Paris, L’Harmattan, 2009. L’idée de ruse est associée à la notion d’ingénium.285 Cf. supra dans ce chapitre, 2.1.1.286 Cf. supra la tentative de définition de l’errance, dans ce chapitre, 2.1.1.287 VOLTAIRE, op. cit.288 Id.

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Les diamants (du collier de Micromégas) tombèrent […] il s’aperçut, en

les approchant de ses yeux, que ces diamants, de la façon dont ils étaient

taillés, étaient d’excellents microscopes289.

La prise de contact s’enrichit, par la suite, des apports auditifs puis verbaux issus de

l’ingéniosité du héros :

[…] aussitôt il tira une paire de ciseaux dont il se coupa les ongles, et

d’une rognure de l’ongle de son pouce il fit sur-le-champ une espèce de

grande trompette parlante comme un vaste entonnoir, dont il mit le tuyau

dans son oreille […] La voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires

de l’ongle ; de sorte que grâce à son industrie le philosophe (Micromégas)

de là-haut entendit parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là-

bas290.

Ainsi donc, l’ingéniosité de l’exilé Micromégas est-elle pluridimensionnelle :

d’abord, d’ordre logistique – elle facilite l’aisance de ses déplacements – puis, d’ordre

social – elle favorise l’ouverture à autrui – ensuite, d’ordre politique – elle conduit à

une forme de reconnaissance de l’étranger-autochtone comme étant l’alter ego de

l’exilé – et enfin, relevant du chant de l’éthique – l’éthique du changement, garant de

la congruence de l’exilé face à son aspiration initiale à « se former l’esprit et le

cœur »291 –.

El ingenio polysémique des personnages errants de Cervantès

Les saynètes292 de Cervantès – ultimes œuvres du poète, exilé d’abord en Italie,

puis, cinq années durant, à Alger où il trouva refuge à l’intérieur d’une grotte après

avoir été captif des barbaresques – ont pour point commun la thématique du voyage et

de l’errance. Aussi, l’auteur dépeint-il les périples de chevaliers, de troubadours ou

simplement d’individus errants « a través de los campos castellanos »293. L’ingéniosité

289 VOLTAIRE, « Ce qui leur arrive sur le globe de la terre », chap. IV, op. cit.290 VOLTAIRE, « Ce qui leur arrive avec des hommes », chap. VI, op. cit.291 VOLTAIRE, « Voyage d’un habitant du monde de l’étoile Sirius dans la planète de Saturne », op.cit.292 Appelées entremeses en espagnol. S’agissant des saynètes écrites par Cervantès, les récits sont répertoriés dans un unique ouvrage.293 CERVANTES, Miguel (De), Entremeses, Barcelona, Araluce, 1927 (Edition originale, 1615). Adapt.José BAEZA

97

mise en œuvre par les personnages de ses comédies bouffonnes vient en réponse à la

thématique récurrente de la tromperie qui traverse l’ensemble des récits et qui leur

confère un caractère comique dès lors qu’elle est démasquée.

Ainsi, s’agissant du boulanger294 d’un village, mandaté par ses voisins pour

cheminer jusqu’à la grande ville afin d’acquérir la statue d’un saint particulièrement

important pour la communauté, mais préférant s’y procurer une guitare, et dans sa

tentative de camoufler cette dernière dans un panier d’osier bien trop exigu pour sa

taille disproportionnée, Cervantès écrit :

[…] hubo de recurrir a su inventiva, merced a la cual halló

inmediatamente una solución para el problema.

Compró una considerable cantidad de uva y enredó los racimos a las

clavijas de modo que quedara oculto el trozo de guitarra que sobresalía

de la cesta295.

L’inventivité se matérialisant, ici, en une ornementation dans laquelle les grappes de

raisins composent la parure d’une guitare désormais symbole de l’alliance entre

l’ivresse et la folie de la démesure296, nous renvoie à l’ « art de faire » issu de

l’intelligence pratique et rusée évoqué par Noël Denoyel. Le génie créatif de l’habileté

manuelle dont fait preuve le personnage constitue le biais, celui du ’’coup d’œil’’ qui

lui permet de saisir immédiatement en pensée la solution avant de la réaliser en actes.

Le récit suivant met en scène un couple de comédiens aussi disgracieux que

peu talentueux, voyageant de villages en villages, Chanfalla et La Chirinos, dont

Cervantès indique que « caminaron siempre juntos en busca de una fortuna que jamás

llegaba »297. Dans leur quête de triomphe, l’auteur souligne le contraste entre :

[…] un hombrecillo tan corto de estatura como largo de ingenio […] como

carecían de repertorio, el mismo Chanfalla escribía sus comedias298.

294 L’identité du personnage n’est à aucun moment divulguée au cours du récit.295 CERVANTES, Miguel (De), « La cueva de Salamanca », op. cit.296 Comment ne pas voir, ici, une allusion à la figure de Dionysos, notamment dans sa dimension tragique ?297 CERVANTES, Miguel (De), « El retablo de las maravillas», op. cit.298 CERVANTES, Miguel (De), Ibid.

98

Aussi, le comédien décide-t-il de compenser une carence physique par des qualités

intellectuelles et oratoires. En effet, le terme ingenio ne doit-il pas tant, ici, être

entendu dans le sens d’ingénieux que dans celui d’esprit ? En effet, Chanfalla fait

appel à l’humour et à la subtilité pour captiver son public, avec succès, faisant ’’de

l’esprit’’ lors de ses représentations. El ingenio nous renvoie, ici, à l’ « art de dire »

évoqué par Noël Denoyel.

Au cours d’une saynète similaire ayant pour protagonistes deux individus

malicieux errant de ville en campagne, Solórzano et Quiñones, qui n’ont de cesse de se

jouer des forces de l’ordre au gré de leurs multiples facéties, Cervantès met en avant

les facultés de tacticien qu’use l’un d’entre eux pour échapper au courroux des gardes

civils. Aussi, l’auteur précise-t-il :

Quiñones […] un incomparable ingenio creador […] la facultad especial

que tenia para imitar las distintas lenguas extranjeras […] Cuando se

encontraba en una situación difícil hablaba, mejor dicho, fingía hablar el

turco […] echaba mano del francés, del inglés o de los dialectos.

[…] discurrió una ingeniosa estratagema […] inventó un instrumento de

música que se componía de une caña y unas cuantas pieles de

cebolla299.

Ici, el ingenio fait appel, d’une part, à la notion d’astuce et d’espièglerie – Cervantès

évoque clairement cette idée en employant dès le préambule de cette saynète le terme

de picardía300 – mais aussi à celle de stratégie, celle qui consiste à se soustraire avec

ruse et méthode des griffes de l’adversaire que constitue le corps armé des autorités

locales.

Ainsi que nous venons de l’analyser, le passage de l’errance à l’exil, par-delà

les frontières, qu’elles soient matérielles ou symboliques, constitue une véritable

épreuve, physique et morale, pour celui qui quitte sa terre d’origine sous la contrainte,

ou de manière volontaire, pour un ailleurs.

Alfonso Guerra exprime en ces termes le risque funeste qui menace, dès lors,

l’exilé en un tel lieu :

299 CERVANTES, Miguel (De), « El vizcaíno fingido», op. cit.300 Traduit par : astuce, espièglerie, sournoiserie.

99

El exiliado, el que abandona forzosamente su país, el que es acogido en

otro lugar, debe hacerse perdonar su presencia, a fuerza de humildad y

servidumbre. Come el amargo pan del exilio, lleva una vida de nostalgias

y recuerdos, entre los impulsos frustrados de regresar a su patria301.

2.2. Une élaboration de l’exercice de la citoyenneté : de l’exilé déraciné au

travailleur re-situé ?

Aussi, la terre d’accueil doit-elle représenter un continuum au sein duquel

l’exilé, s’il souhaite échapper à la culpabilité de l’erreur que nous avons évoquée

précédemment302, qu’endure celui qui éprouve le sentiment de bénéficier d’un régime

de faveur réservé à une élite et dont le pendant est l’éternelle gratitude aliénante, se

doit d’œuvrer afin de recréer une forme nouvelle d’identité citoyenne qui lui permette

d’occuper chez son amphitryon une place légitime et perçue comme telle par ce

dernier.

Dès lors, il nous apparaît essentiel de formuler la question déterminante

suivante et de tenter d’y apporter des éléments de réponse : dans quelle mesure la

société d’accueil peut-elle créer les conditions d’élaboration d’une citoyenneté

renouvelée ?

2.2.1. Contextualisation : l’exercice de la citoyenneté dans une société

Le citoyen, pour pouvoir exister et exercer pleinement sa citoyenneté, nécessite

un cadre institutionnel que l’on nomme l’Etat.

Il nous apparaît, donc, préalablement nécessaire de définir sommairement les

conditions requises pour assurer l’existence d’un Etat. Puis, nous analyserons les

caractéristiques essentielles du citoyen moderne en rapport avec la notion de liberté.

301 GUERRA, Alfonso, « Homenaje al exilio », GUERRA, Alfonso (dir.), op. cit.302 Cf. supra dans ce chapitre, 2.1.1.

100

En outre, il nous semble utile de distinguer trois notions, trop souvent sujettes à

confusions, découlant de celle de citoyen : civique, civisme et civilité. Enfin, nous

évoquerons le débat contemporain et controversé autour de la citoyenneté.

a) L’Etat, un ensemble structuré comme préalable à l’exercice citoyen

La tradition politique considère que pour qu’il puisse y avoir Etat, trois

conditions doivent être réunies :

[…] une nation […] un territoire […] un pouvoir politique303.

Une nation est un peuple lié à une histoire commune et parlant généralement la

même langue, un ensemble humain relativement homogène. La nation doit être

organisée pour être reconnue, en se donnant des lois, des représentants parlant au nom

de la communauté humaine : le pouvoir politique. Ce dernier se décompose – pour le

moins, dans un Etat dit de droit – en trois pouvoirs généralement définis par une

Constitution, indépendants les uns des autres. C’est le principe de séparation des

pouvoirs, selon lequel :

[…] aucun de ces pouvoirs ne peut s’exercer sans le concours et le

contrôle des deux autres304.

Ainsi, le pouvoir législatif élabore les lois, le pouvoir exécutif les fait

appliquer, tandis que le pouvoir judiciaire les fait respecter.

C’est dans ce cadre institutionnel que l’individu peut exercer son rôle de

citoyen, dont la portée, en termes de possibilités de participation et d’intervention,

dépend de la nature du régime. Nous nous limiterons, dans le cadre de cette étude, à

envisager uniquement, et par principe, la pratique de la citoyenneté au sein d’un Etat

démocratique.

303 GUNTEN, Bernard (De), MARTIN, Arlette, NIOGRET, Mauricette, « Qu’est-ce qu’un Etat ? », Les institutions de la France, Paris, Nathan, coll. « Repères pratiques », 2001.304 CANIVEZ, Patrice, « La citoyenneté », Eduquer le citoyen ?, chap. I, Paris, Hatier, coll. « Optiques Philosophie », 1995.

101

b) L’émergence de la question de la nationalité : le modèle contemporain

de l’Etat-nation

L’analyse sommaire que nous venons de dresser des caractéristiques d’un Etat

permet de mettre en exergue l’attention toute particulière qu’exige l’emploi actuel des

terminologies distinctes relatives, d’une part, à la notion d’Etat et, d’autre part, à la

notion de nation, tant est grand le risque d’user de l’une des deux appellations pour

nommer, de manière erronée, l’autre. Le modèle de nos jours en vigueur de l’Etat-

nation, dans lequel un Etat correspond à une nation et vice versa, a vraisemblablement

largement contribué à rendre les deux termes plus ou moins équivalents et à

méconnaître, ainsi, les réalités différentes qu’ils recouvrent. Nous allons nous efforcer

d’en dresser quelques éléments distinctifs.

- L’Etat : cadre institutionnel organisé

L’on emploie parfois le mot Etat en un sens large pour désigner la société

globale (par exemple, lorsque l’on dit : les Etats occidentaux). Mais, le plus souvent, le

terme d’Etat est employé en un sens plus restreint pour désigner le pouvoir exercé par

ses gouvernants :

Soit l’ensemble des rouages politiques, administratifs et judiciaires qui le

constituent […] En ce sens, l’Etat résulte d’une institutionnalisation

progressive de la souveraineté305.

L’Etat représente, donc, à la fois une entité abstraite, un cadre politico-

institutionnel, doté par exemple d’une Constitution ou Loi fondamentale qui lui donne

ses formes essentielles, servant à exercer le pouvoir, et une réalité concrète, que l’on

peut saisir par exemple au niveau des appareils de l’Etat (que ce soit l’armée ou

305 CUVILLIER, Armand, « La morale et la vie politique : l’Etat, la Nation, la Patrie », Précis de philosophie. Sciences expérimentales technique et économique, chap. XXX, Paris, Armand Colin, 1960 (10ème édition).

102

l’Administration), constituée d’un territoire délimité par des frontières reconnues qu’il

partage avec d’autres Etats.

- La nation : communauté humaine

S’il est à peu près clair que le terme d’Etat renvoie aux sciences juridique et

politique, celui de ’’nation’’ reste malaisé à définir avec précision, d’une part, eu égard

à la constante évolution de l’acception de ce terme au fil du temps, notamment en

Europe à partir du XIX° siècle et, d’autre part, compte tenu du fait qu’il fait plutôt

référence à la psychologie collective306, forme de représentation que nous pourrions

qualifier de conscience nationale. Ernest Renan abonde en ce sens, précisant que la

nation est avant tout « une âme, un principe spirituel »307. Cependant, pour parvenir à

parachever la conscience de nation, il est nécessaire que cette réalité spirituelle

parvienne à la pleine conscience de soi de l’individu, tant :

Cette conscience de groupe que suppose nécessairement toute nation

constituée et vivante, n’est nullement une force aveugle et inconsciente,

mais elle est conscience et volonté dans le groupe au même titre et de la

même façon que dans l’individu308.

Ainsi, l’idée de nation vient ici renforcer celle de citoyenneté et vice versa, dans une

démarche de réciprocité.

A ce stade de notre réflexion, il apparait pertinent de nous interroger sur la

nature des éléments constitutifs d’une nation.

Au milieu du XIX° siècle, Marcelo Martinez Alcubilla circonscrit la

conception de la nation à la variable exclusivement juridique, soulignant ainsi :

306 Cf. les travaux de recherche menés par Pierre VILAR portant sur le concept de nation : VILAR, Pierre, « Sobre los fundamentos de las estructuras nacionales », Historia 16, Madrid, n°spécial [Autonomias : un siglo de lucha], avril 1978.307 RENAN, Ernest, « Qu’est-ce qu’une nation ? », Discours et Conférences, Paris, Calmann Lévy, 1928.308 DAVY, Georges, Eléments de sociologie, t. I, Sociologie politique, Paris, Librairie philosophique J.Vrin, 1950 (Edition originale 1921).

103

Nación es el conjunto de todos los naturales de un territorio que viven

sometidos al imperio de las mismas leyes y a la autoridad de un mismo

Gobierno309.

L’idée de soumission de l’individu à un pouvoir légitimé par la loi est, ici, affirmée

comme principe fondateur de la nation. A l’aube du XX° siècle, Joseph Staline, dont la

définition qu’il formule de la nation a au moins le mérite de la clarté et de la concision,

en hiérarchise les caractéristiques, donnant la primauté à l’origine et à la langue

communes, notamment. L’auteur précise que :

La nation est une communauté stable, historiquement constituée, de

langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se

traduit dans la communauté de culture310.

Le terme de nation renvoie, désormais, à une communauté humaine possédant un

ensemble de caractéristiques propres qui lui assurent son unité, sa personnalité et sa

permanence. Dès lors, la nation est la source de l’enracinement et de la prospérité d’un

processus identitaire, par-delà l’hétérogénéité des individus qui la composent.

Cependant, certains travaux de recherche menés à la fin du siècle dernier,

notamment à l’issue du mouvement massif de décolonisation, puis de l’effondrement

du bloc soviétique, tendent à réfuter la thèse évoquée ci-dessus quant à la nature de la

nation. En effet, Denise Helly, s’appuyant sur les travaux d’Ernest Gellner, affirme

que :

La communauté d’origine ou de la langue associée à la notion de nation

est une fiction. La notion de communauté des origines est sans aucune

validité en raison de migrations et de conquêtes, comme de nombreux

historiens l'ont démontré dans le cas de chaque nation européenne. La

notion de communauté nationale de langue et culture est aussi inopérante

(E.Gellner, 1983, p.44-46). Il existe actuellement environ 8 000 langues et

200 États et des nationalismes se sont construits à partir non pas de la

défense d'une langue et d’une culture mais d’un idéal politique (États-

309 MARTINEZ ALCUBILLA, Marcelo, Diccionario de la administración española, Madrid, t. V, 1893(5ème édition).310 STALINE, Joseph, « Le marxisme et la question nationale » (1913), in DESBROUSSES, Hélène, VILAR, Pierre, PELOILLE, Bernard (dir.), Introduction à l’œuvre théorique de Staline, Paris, Editions Norman Béthune, 1979.

104

Unis, France, États latino-américains) de l'histoire (écossais) ou de la

religion (irlandais)311.

Dès lors, des contours nouveaux de l’idée de nation apparaissent à la lumière

de la nouvelle donne mondiale avec « l’émergence de citoyennetés

transnationales »312, issue d’un double mouvement. D’une part, le mouvement issu de

la construction européenne, lequel consacre qu’ « il est institué une citoyenneté de

l’Union »313. D’autre part, celui issu de ce que l’on nomme ’’mondialisation’’ dont la

dynamique semble prétendre effacer les frontières, à la fois physiques entre les Etats-

nations (accords de Schengen, OMC, TAFTA…) et psychologiques (notamment, par

exemple, par le biais de l’intrusion croissante d’internet dans la vie courante des

citoyens), et instituer une forme de communauté de destin du genre humain au sens

générique.

Aussi, l’Etat-nation constitue-t-il le modèle juridique le plus largement répandu

conditionnant l’exercice de toute citoyenneté.

c) L’Etat et la liberté : droits et devoirs du citoyen

Ainsi que nous l’avons précédemment évoqué au cours de notre chapitre

premier, le citoyen se distingue du sujet des monarchies absolues obéissant au roi. Il

ne peut y avoir de citoyen que dans un régime parlementaire, qu’il soit constitué en

démocratie ou en république.

D’après l’analyse de différentes théories politiques, et notamment celles de

Rousseau et de Kant, il apparaît que la citoyenneté française repose sur l’idée d’un

contrat social passé entre des individus considérés comme égaux. Selon cette idée, les

hommes cessent de vivre à l’état de nature et deviennent des citoyens en signant un

contrat par lequel ils s’engagent à respecter des lois de la République, contrat qui leur

garantit, en retour, la liberté, la sécurité et l’égalité des droits :

311 HELLY, Denise, « Les transformations de l’idée de nation », in BOUCHARD, Gérard, LAMONDE, Yvan (dir.), La nation dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, 1997.312 LE PORS, Anicet, chap. VIII, op. cit.313 Article 17 du Traité sur l’Union européenne, aussi appelé « Traité de Maastricht », 7 février 1992.

105

[…] elles lui garantissent, en d’autres termes, la jouissance des libertés

fondamentales314.

Dès lors, les libertés accordées à l’individu – appelées communément ’’libertés

publiques’’ et qui feront l’objet d’une analyse ci-après –, donnent à l’homme la

possibilité d’agir sans contrainte dans la limite de la loi.

La citoyenneté se caractérise, donc, aujourd’hui par un ensemble de droits

reconnus à tous et accordés à chaque citoyen de façon identique et égale, d’après une

approche universelle, par la Constitution de 1958 qui proclame :

[…] l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de

race ou de religion315.

Celle-ci est associée à la notion de liberté défendue par la politique dont c’est « la

raison d’être »316, c’est-à-dire toutes les libertés publiques, celles qui sont inscrites

dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, mais aussi, les

libertés définies par toutes les lois de la République, ainsi que par l’ensemble des

droits « économiques et sociaux » énumérés dans le préambule de la Constitution de

1946, parmi lesquels figurent les droits au travail, au repos, à un niveau de vie

suffisant, à la sécurité en cas de maladie-invalidité.

On peut distinguer trois grandes catégories de libertés publiques : les libertés

individuelles – sûreté de la personne, libre circulation, liberté d’opinion, liberté

religieuse, liberté d’enseignement, choix du domicile, etc. – les libertés politiques dont

l’exercice est un « mode d’intégration à la communauté […] essentiel »317 – droit de

vote, liberté de réunion, liberté d’association, liberté d’expression, etc. – et les libertés

économiques et sociales – droit syndical, droit de grève, droit au travail, droit au

revenu, droit à la protection sociale, etc. –.

La condition de citoyen suppose, toutefois, que ce dernier observe des devoirs

que l’on peut décomposer en deux catégories : les devoirs envers les autres – respect

de la liberté d’autrui sans discrimination d’aucune sorte, obligation d’assistance à

personne en danger, devoir de témoignage, etc. – et les devoirs envers la collectivité –

soumission aux lois, règlement de l’impôt, ’’journée défense et citoyenneté’’, etc. –

314 CANIVEZ, Patrice, op. cit.315 Article premier de la Constitution du 4 octobre 1958.316 ARENDT, Hannah, « Qu’est-ce que la liberté », op. cit.317 CANIVEZ, Patrice, op. cit.

106

Le sens de l’observation des devoirs collectifs est, généralement, désigné sous

le terme de civisme.

A ce stade de notre étude, il convient donc, de définir les termes de civisme,

civique et civilité, afin de les distinguer.

d) Trois dérivés de civis : civique, civisme et civilité

L’appellation latine du citoyen, le civis, se décline en trois notions distinctes,

dont le degré de familiarité avec sa matrice diffère selon que l’on parle de la première,

directement liée à la pratique de la citoyenneté, ou de la dernière, qui l’est de manière

beaucoup plus subtile.

En effet, l’on désigne généralement sous le terme de civique, « ce qui est relatif

au citoyen »318. Il s’agit d’un ensemble de pratiques constitué de droits (dit civiques) et

politiques que confère la loi, le principal d’entre eux étant le droit de vote (en France,

ils sont traditionnellement liés aux droits civils, notamment en ce qui concerne l’âge à

partir duquel ils peuvent être exercés), ainsi que des devoirs (dit civiques) qui s’y

rattachent (notamment celui d’exprimer son opinion par le vote). En ce cas, l’on dit,

alors, de l’individu dont le dévouement envers la collectivité et l’Etat est ainsi

exprimé, qu’il possède le ’’sens civique’’.

Dans le cas de la France, l’Ecole a envisagé l’apprentissage de cette notion par

l’intégration de l’Instruction civique dans les manuels scolaires, notamment depuis la

fin du XIX° siècle et jusqu’aux années 1970. Son objectif était, dans l’esprit de ses

promoteurs en 1882, de « donner à l’enfant les notions que doit avoir le citoyen »319.

L’idée d’éducation civique sera reprise par l’introduction de l’éducation à la

citoyenneté en 1998, dans les programmes des classes de seconde du lycée.

318 Cf. définition du terme « civique », Grand Dictionnaire Universel du XIX° siècle, t. IV, op. cit.319 Cf. définition du programme d’« instruction civique », La Grande Encyclopédie : inventaire raisonnédes sciences, des lettres, et des arts, par une société de savants et de gens de lettres, t. II, Paris, édition 1892.

107

L’attitude d’attachement à la communauté nationale et à ses institutions, qui

découle du sens civique, « qualité du bon citoyen »320, constitue le civisme.

Montesquieu dit du civisme qu’il est « une vertu politique, l’élément vital des

démocraties »321. Aussi, cette notion pousse-t-elle le citoyen à donner priorité aux

intérêts de la nation sur ses intérêts particuliers. Il s’agit, donc, bien d’un concept lié à

une certaine conception morale de la communauté, située entre l’idée de patriotisme,

au contenu plus sentimental, et celle de nationalisme, dont l’essence est plus

idéologique, deux notions considérées comme étant ses synonymes.

Sous le terme de civilité, l’on évoque « l’observation des convenances en usage

chez les gens qui vivent en société »322, autrement appelées ’’règles de bienséance’’,

telles que, par exemple, la politesse et la courtoisie.

Erasme323 a, vraisemblablement, rédigé l’un des textes fondateurs par

excellence portant sur cette notion, traitant tout à la fois d’attitudes anodines – par

exemple, la manière de se moucher – de bonnes manières – notamment à table,

s’agissant de manger et de boire – et de manières mondaines de se comporter en

publics – telles que savoir saluer dans la rue –. Pour le philosophe, un tel savoir-vivre

obéit à une exigence morale forçant la dignité de l’homme à traduire ses effets dans

son comportement extérieur, en vue d’une certaine concordance entre l’être et le

paraître. Cependant, ces règles, constituant « des conventions »324 variables selon les

pays et les époques, sont fortement liées à la coutume. Ainsi, les règles de civilité

apparaissent comme étant arbitraires, ce qui distingue cette notion des deux

précédentes dont on ne peut, éventuellement, évoquer que le caractère relatif,

notamment dans l’éventail et la densité des droits et devoirs civiques.

Il est intéressant de noter que l’on évoque plus communément l’antonyme de la notion

de civilité, l’incivilité, afin de marquer les carences en la matière dont on dit, parfois,

que la société actuelle souffre.

320 Cf. définition du terme « civisme », Grand Dictionnaire Universel du XIX° siècle, op. cit.321 Cf. définition du terme « civisme », Dictionnaire de la conversation et de la lecture, t. XIV, Paris, édition 1834.322 Cf. définition du terme « civilité », Grand Larousse Universel, t. IV, Paris, édition 1994.323 Cf. l’ouvrage intitulé De Civilitate morum puerilium : ERASME, Traite de civilité puérile, Mille et une nuits, Paris, 2001 (Edition originale 1530).324 Cf. définition du terme « civilité », Encyclopédie Universalis, t. V, Paris, édition 2002.

108

Nous constatons, donc, que ces trois notions revêtent des significations très

distinctes. Cependant, elles évoquent des contenus qui conditionnent la fonction

citoyenne de l’individu et sa pleine jouissance, essentiels, donc, pour la construction

de la citoyenneté.

2.2.2. Citoyenneté et intégration, une question en débat dans la société

française : la représentation du modèle intégratif par le travail

Au sein d’une société, l’intégration des individus qui la composent constitue

l’un des piliers de la cohésion sociale. De nos jours, cette dernière doit faire face à de

multiples soubresauts, comme nous le rappelle Laurence Cornu lorsqu’elle affirme

que :

[…] la cohésion sociale se pose aujourd’hui comme problème : fractures

et violences déchirent les sociétés325.

Aussi, et face à un tel constat, la faculté d’intervention dont dispose le citoyen quant

au fonctionnement et à l’organisation de la société dont il dépend – que nous pouvons,

désormais, nommer ’’citoyenneté’’ – représente-t-elle un facteur d’intégration majeur,

notamment pour l’exilé qui aspire à y trouver sa place.

Dans ce contexte, le facteur travail apparaît communément comme représentant

un levier majeur favorisant l’intégration et la participation citoyenne.

Qu’en est-il au sein de la société française ?

Afin de tenter de répondre à cette interrogation, nous allons nous pencher sur

les multiples débats qui traversent la question de la citoyenneté, après avoir, au

préalable, évoqué le thème de l’hospitalité. Puis, nous nous emploierons à mettre en

lumière le rôle du travail dans le processus d’intégration, en nous attachant,

notamment, à analyser la portée des missions développées par l’opérateur public de

l’emploi, Pôle Emploi.

325 CORNU, Laurence, « Confiance, étrangeté et hospitalité », Diogène, n° 220, avril 2007.

109

a) Le préalable de l’hospitalité : un facteur agissant d’intégration

L’une des conditions cardinales qui, d’une part, permettent à l’étranger qu’est

l’exilé de parvenir à ’’faire le deuil’’ du retour, objet de l’une des réflexions que nous

avons développées au cours du sous-chapitre précédent, et d’autre part, rendent viable

toute tentative d’exercice de la citoyenneté, réside dans l’opportunité qui lui est offerte

de jouir de l’hospitalité émanant de la terre d’accueil et des individus qui y résident.

- Approche philosophique

Ainsi, donc, apparait une mise en tension manifeste accentuée par les multiples

débats contemporains, relevant même d’une certaine approche dialogique, dès que l’on

tente d’adosser au terme d’hospitalité celui d’étranger, soit l’exilé, qu’il soit national

ou ’’extra’’ national. L’inconfort ne peut qu’aller croissant lorsque nous procédons à

une analyse sémantique.

Les hôtes et la tolérance

En effet, d’une part, il apparait que le nom commun hôte, dont hospitalité est

dérivé, signifie tout à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli. Au-delà de la

confusion qui pourrait naître de l’emploi du terme et du quiproquo326 potentiel qui

pourrait surgir, l’idée de « réciprocité »327 qui se dégage semble constituer le nœud qui

institue une convergence entre deux trajectoires : celle de l’hôte étranger, détournée de

son itinéraire par la rupture que nous avons évoquée précédemment, et celle de l’hôte

autochtone, non moins détournée de son trajet par la rencontre inattendue avec l’exilé.

Face à la similitude sémantique des deux appellations, Barbara Cassin, faisant

326 Nous employons cette locution latine à dessein tant elle nous semble caractériser la profondeur du questionnement qu’interroge notre étude : qui, qui (l’individu), pro, lancé en avant, quo, où (vers un lieu), dans un mouvement laissant un potentiel espace à la confusion, à l’amalgame, à l’intégration ; le difficile passage de l’errance vers l’exil nous semble, ainsi, brillamment illustré.327 CASSIN, Barbara, op. cit.

110

référence à l’analyse étymologique de l’hospitalité, complexifie cette analyse précisant

que :

[...] en grec xenos, qui dit l’hôte en ses deux sens, signifie aussi

l’ « étranger », celui qu’il faut par excellence hospiter, tandis qu’en latin

hostis désigne aussi l’ « ennemi », confiance-méfiance328.

L’auteur souligne l’idée d’universalité liée à l’hospitalité lorsqu’elle ajoute : « Mais

nous y sommes hospités en même temps par le monde ». Elle rejoint, ici, la thèse de

Kant portant sur ce qu’il nomme « l’hospitalité universelle »329, que le philosophe

fonde sur des considérations qui relèvent davantage du droit naturel et de l’évidence

tirée du bon sens que d’un esprit humaniste revendiqué, selon laquelle, dit-il :

[…] en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre sur

laquelle ils ne peuvent se disperser à l’infini, puisqu’elle est sphérique,

mais doivent finalement se supporter côte à côte, personne n’ayant à

l’origine plus qu’un autre le droit d’en occuper un endroit330.

Dès lors, Kant y voit le principe premier d’un droit international. Cependant, sa

conception du droit à l’hospitalité apparait comme étant quelque peu réductrice, voire

exclusive, quant à la capacité d’intervention citoyenne accordée à l’hôte-exilé. En

appelant à ce que ce dernier « se tien(ne) paisiblement à sa place »331, Kant semble lui

signifier que, si le droit lui accorde la possibilité d’occuper une terre qui n’est pas la

sienne, il n’y est, en quelque sorte, que toléré dans le cadre d’un « droit de visite »332

qui lui est concédé, interrogeant, ainsi, la légitimité de l’exilé au sein du pays

d’accueil.

Dès lors, la question de la tolérance nous semble constituer la clef de voute de la

notion d’hospitalité ? S’agit-il d’une attitude hautaine consistant en une « concession

du puissant au faible »333 fustigée par Mirabeau, ou d’une démonstration de générosité

328 Ibid.329 KANT, Emmanuel, « Troisième article définitif. Le droit planétaire doit se restreindre aux conditionsde l’hospitalité universelle », Projet de paix perpétuelle, Paris, Editions Mille et une nuits, 2001. Trad. Karin RIZET330 Id.331 Id.332 SCHERER, René, « Cosmopolitisme et hospitalité », Communications, vol. 65, n°65, 1997.333 CORNU, Laurence, « LOEFFEL Laurence. École, morale laïque et citoyenneté aujourd’hui. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2009, 136 p. », op. cit.

111

de la part de l’hôte accueillant à laquelle nous invite Laurence Loeffel et qu’elle

qualifie, à l’instar de Levinas334, d’authentique :

[…] principe éthique valorisant une attitude active d’ouverture à la

différence, de reconnaissance335.

La confiance en jeu

Loin de s’en tenir à cette analyse, Kant définit avec exactitude les limites du

champ d’intervention citoyenne de l’exilé, précisant que :

[…] ce droit à l’hospitalité, c’est-à-dire l’autorisation donnée aux arrivants

étrangers, ne va pas plus loin que la possibilité de tenter d’établir des

relations avec les premiers habitants336.

Une telle conception de l’hospitalité – qui s’apparente à une forme

d’assignation à résidence – nous renvoie à l’opposition confiance-méfiance évoquée

par Barbara Cassin, laquelle nous semble révélatrice de la complexité qui traverse

l’analyse de la question de l’hospitalité : ni grande ouverte, ni tout à fait fermée, la

porte de l’hôte qui reçoit l’étranger oscille entre la civilité mondaine, à laquelle nous

invite Erasme337, et la menace que porte en germe l’autre pour la liberté de soi, contre

laquelle nous met en garde Sartre338. Kant serait-il parvenu à réconcilier ces deux

postures en qualifiant cet espace, à la fois intermédiaire et séparateur, d’ « accès et non

pas (d’) entrée »339 ?

Dès lors, nous sommes amenés à nous interroger sur la nature du biais autorisant

l’accès au territoire de l’hôte. Une telle clef permettant de dégager le passage ne

relèverait-elle pas de « la confiance dans la parole de l’autre (qui) est une

334 Le philosophe emploie la formule éclairante « le sujet est un hôte » : LEVINAS, Emmanuel, Ethiqueet infini, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 1984.335 Id.336 KANT, Emmanuel, op. cit.337 Cf. supra dans ce chapitre, 2.2.1., d)338 Cf. supra dans le chapitre précédent, 1.2.2., c), - Relation et liberté : de la différenciation à la dialectique du Maître et de l'Esclave339 KANT, Emmanuel, op. cit. Le philosophe fait référence à l’autorisation que la Chine et le Japon, dans l’objectif de supprimer tout risque d’invasion totale de leur territoire, accordèrent stratégiquement, par le passé, aux puissances coloniales qui envisageaient de les envahir, d’occuper certaines parties clairement délimitées de leurs territoires, conférant, ainsi, aux puissances en question, un droit d’accès.

112

hospitalité »340 et qui permettrait l’inscription de la relation dans le champ de l’éthique

et de l’humanité ? Car un tel défi relève véritablement d’une certaine conception

humaniste de l’altérité comme porteuse d’une revendication, celle d’appréhender

l’accueil de la parole de l’exilé comme autant d’ « espaces habitables »341 envisagés

comme « don »342, celui de :

[…] faire de la place à l’autre, à l’étrangeté de ce qu’il dit et cela bien qu’il

ne soit pas proche de soi343

Dans le même esprit, Derrida parle de « l’attention au mot »344. Cependant, le

philosophe met l’accent sur la contingence d’une telle parole, elle peut être ou ne pas

être. En effet, il précise, même, que l’hospitalité authentique, qu’il nomme

« hospitalité […] inconditionnelle et sans limite »345 ne requiert en aucune manière une

quelconque verbalisation, tant de la part de l’exilé qui demande asile que de l’hôte.

Aussi, l’attitude de ce dernier peut-elle être définie en ces termes :

[…] cela consiste en être l’hôte sans que l’autre-étranger nous demande

hospitalité346.

Loin de la conception de Kant qui, au bout du compte, fait en quelque sorte référence à

ce que Derrida nomme « les lois de l’hospitalité »347 sous conditions qui tracent des

limites d’ordre politique ou juridique, la question de la confiance prend, ici, tout son

sens, tant elle relève d’une certaine éthique du don, l’éthique de celui qui ouvre « les

portes de la maison […] sans faire aucune question »348. Derrida érige une telle attitude

bienveillante en loi :

La loi de l’hospitalité […] loi sans impératif, sans ordre et sans devoir349.

340 CORNU, Laurence, « Confiance, étrangeté et hospitalité », op. cit.341 Id.342 Id.343 Id.344 DERRIDA, Jacques, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1997. 345 SEFFAHI, Mohammed, « Hospitalité, responsabilité et cosmopolité », in SEFFAHI, Mohammed (dir.), Manifeste pour l’hospitalité. Autour de Jacques Derrida. Paris, Paroles d’aube, 1999.346 SKLIAR, Carlos, « Penser à l’autre sans conditions (depuis l’héritage, l’hospitalité et l’éducation) », Le Télémaque. Education et altérité, n°29, 2006. Trad. Angélique DEL REY 347 Ibid.348 Ibid.349 DERRIDA, Jacques, DUFOURMANTELLE, Anne, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Petite bibliothèque des idées », 1997.

113

Ainsi, l’hospitalité fait tiers, en ce sens que séparant et reliant tout à la fois les

deux étrangers que représentent, au bout du compte, l’exilé et l’amphitryon, elle

apparaît, elle-même, comme étant l’incarnation d’un « étranger relatif »350 en mesure

de conjoindre. En se dressant en tant que médiateur d’une situation que nous pourrions

qualifier d’aporétique – entendu aux sens grec et latin comme une absence de

passage351 ou de porte352, son dérivé – l’hospitalité parvient à rendre l’un accessible à

l’autre moyennant réciprocité. Aussi, René Schérer nous rappelle-t-il que l’hospitalité

qui s’adresse à nous « assure le fonctionnement de tout rapport à autrui et à soi »353.

- La tradition française de l’hospitalité

L’une des plus anciennes traditions françaises, héritées notamment de la

Révolution, réside dans la vocation de la France, codifiée par la Constitution de 1793,

à accorder l’asile à l’individu exilé qui sollicite l’hospitalité.

La France, terre d’asile

Afin d’illustrer la nature universelle qu’a pu revêtir une telle inclination,

nous faisons référence à l’un des passages de l’œuvre de Victor Hugo,

Les Misérables, au cours duquel le prêtre s’adresse à Jean Valjean en ces termes :

Cette porte ne demande pas à celui qui entre s’il a un nom, mais s’il a une

douleur. Vous souffrez ; vous avez faim et soif ; soyez le bienvenu. Et ne

me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi.

350 CORNU, Laurence, NAL, Emmanuel, Qu’est-ce qu’un tiers ? Quelques éléments pour une anthropologie philosophique du tiers, op. cit.351 Traduit par : πόρος352 Traduit par : porta353 SCHERER, René, Zeus hospitalier. Éloge de l'hospitalité, Paris, La Table Ronde, coll. « La petite vermillon », 2005.

114

Personne n'est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d'un asile […] Tout

ce qui est ici est à vous354.

Voilà, exprimée de manière on ne peut plus intelligible, l’illustration littéraire de la

thèse défendue par les philosophes que nous venons d’évoquer ci-dessus, s’agissant,

notamment, du caractère inconditionnel et absolu de l’hospitalité défendu par Levinas

et Scherer. La France traditionnelle, ici représentée sous les traits d’un prélat,

empreinte de culture judéo-chrétienne, accorde le gite et le couvert sans condition, en

son sein, « lieu inviolable »355, à l’inconnu qui a commis l’ignominie, l’ancien forçat

devenu le paria banni de la société, de sa terre d’origine.

Cependant, la tradition ne constitue pas l’unique pilier sur lequel s’est bâtie la

vocation de terre d’asile de la France pour les exilés des quatre continents. En effet, le

droit représente l’indispensable fondement juridique à partir duquel la tradition assoie

sa légitimité et sur lequel les différentes politiques en la matière peuvent s’articuler.

Aussi, parle-t-on dès lors de ’’droit d’asile’’, lequel se fonde, principalement,

sur deux contreforts.

D’une part, le droit constitutionnel grave dans le marbre le droit d’asile par son

inscription dans la Constitution de 1946, laquelle consacre que :

Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a

droit d'asile sur les territoires de la République356.

En outre, la Constitution de 1958 élargit l’exercice d’un tel doit en ces termes :

[…] les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à

tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou

qui sollicite la protection de la France pour un autre motif357.

D’autre part, émanant d’accords internationaux, la Convention de Genève de 1951

s’attache à dresser un cadre juridique qui introduit la notion de ’’réfugié’’,

déterminant, ainsi, les multiples justifications dont peut se prévaloir ce dernier. Aussi,

la Convention prévoit-elle que :354 HUGO, Victor, « Héroïsme de l’obéissance passive », Les Misérables, t. I « Fantine », livre II « La chute », chap.III, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Les Classiques de Poche », 1998.355 Cf. traduction du nom commun latin « asylum », Dictionnaire Latin Français, op. cit.

356 Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, alinéa 4.357 Constitution du 4 octobre 1958, Titre VI : Des traités et accords internationaux ; article 53-1.

115

[…] le terme "réfugié" s'appliquera à toute personne […] qui craignant

avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa

nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses

opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui

ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection

de ce pays358.

Il nous apparaît important de relever que l’une des étapes récentes liées à la

construction européenne a suscité une évolution de la conception du droit d’asile

accordé à l’exilé, à tout le moins d’un point de vue juridique, selon qu’il soit

ressortissant de l’Espace Schengen, ou qu’il provienne d’un pays tiers. Ainsi, dans le

premier cas, il est considéré comme étant un citoyen européen359, alors que, dans le

second, il est considéré comme demandeur d’asile.

Cependant, d’un point de vue sociologique, voire anthropologique, dans l’un

comme dans l’autre des cas, l’individu qui quitte sa terre d’origine, quelle qu’en soit la

définition géographique qui lui est accordée – extra/intra européenne ou extra/intra

nationale – dans le but de s’installer dans une terre d’accueil, ne cesse de se nommer

’’exilé’’ tel que nous avons tenté de définir le concept tout au long de notre travail de

recherche.

« La France, terre d’accueil méfiante »360

Face à la constante augmentation des demandes d’asile – dont nous ne

prétendrons pas, ici, tenter d’en déterminer l’ampleur, pas plus que d’en expliquer les

causes multiples et complexes – les différentes politiques migratoires ou en matière

d’asile menées en France, depuis plusieurs décennies, ont conduit les gouvernements

successifs à restreindre le droit d’asile.

En effet, une telle évolution dans la politique de l’hospitalité dépasse les

clivages partisans. De la restriction de l’immigration du travail décidée par le

Président de la République Valéry Giscard d’Estaing, à la célèbre citation, « La France

358 Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, article 1.A.2.359 Cf. supra dans la conclusion du chapitre précédent. 360 BENABENT, Juliette, « La France, terre d’accueil méfiante », Télérama, 23 avril 2014.

116

ne peut accueillir toute la misère du monde »361, attribuée au Premier ministre Michel

Rocard, la remise en cause de la tradition française de l’hospitalité semble faire

consensus parmi les partis de gouvernements depuis la fin du siècle dernier. Dès lors,

elle fait l’objet d’un enjeu exclusif qui se joue à l’intérieur de la forteresse nationale,

puis européenne, dévoyé de sa vocation humaniste première, détournement qu’Anicet

Le Pors exprime en ces termes :

La notion d'asile a été pervertie. Créée pour protéger des êtres humains,

elle sert désormais à sécuriser nos pays et à maintenir les candidats à

l'immigration hors du mur que l'on a bâti autour de l'Europe362.

C’est la question même de la nature de la frontière, que nous avons évoquée

précédemment363, qui est, désormais, posée, ici, en des termes nouveaux, notamment

dans sa capacité à (ne plus) jouer le rôle d’espace transactionnel, interpellant ainsi le

politique à partir d’une approche binaire conjoindre/disjoindre, face à laquelle le juge

Anicet Le Pors répond sans détour que :

Nos frontières doivent protéger les demandeurs d'asile, pas les exclure364.

Une telle remise en question de la tradition française de l’hospitalité se voit

confortée et amplifiée depuis le début de ce siècle, notamment par l’élaboration de

textes réglementaires faisant référence aux ’’délits d’hospitalité’’ ou ’’délits de

solidarité’’, expressions adoptées par les organisations de défense des migrants. Ainsi,

le durcissement de la législation existante depuis 1945365 portant sur la « répression de

l'aide à l'entrée et au séjour irréguliers des étrangers »366 dont les règles sont fixées par

le Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, vise a élargir la

sanction pénale, non plus exclusivement à celui qui demande l’hospitalité, mais aussi à

celui qui décide de la lui accorder.

361 DELTOMBE, Thomas, « Accueillir toute la misère du monde. Michel Rocard, martyr ou mystificateur ? », Le Monde diplomatique, 30 septembre 2009.362 BENABENT, Juliette, op. cit.363 Cf. supra dans ce chapitre, 2.1.2., b), L’exil forcé reliant : la frontière en question

364 LE PORS, Anicet, « Nos frontières doivent protéger les demandeurs d'asile, pas les exclure », L’Humanité.fr, 15 décembre 2014.365 Cf. Ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France, chapitre III « Pénalités », article 21.366 Cf. Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, livre VI « Contrôles et sanctions », titre II « Sanctions », chapitre II « Aide à l'entrée et au séjour irréguliers », art. L622-1 et suivants.

117

Dès lors, une telle appréhension de l’acte à ’’double sens’’ d’hospitalité, celui émanant

des deux hôtes, nous tient bien loin de la loi de l’hospitalité de Derrida367 ou même des

lois de l’hospitalité formulées par Kant, faisant, ainsi, écho à l’affirmation de Schérer

selon laquelle :

Tout acte d’hospitalité devient un acte de résistance à la dictature de

l’Etat. L’Etat rationnel ne peut l’admettre et l’élimine de ses institutions368.

A défaut de pouvoir l’éliminer juridiquement, au risque de devoir, notamment, renier

l’un des fondements de sa propre Constitution, la France entend peser résolument sur

les consciences afin de dissuader toute velléité émanant d’une citoyenneté hospitalière.

Dans une telle tentative, grand est le risque qu’encourt pour son propre avenir

et pour les principes fondamentaux des droits de ses propres ressortissants une société

qui érige en politique la ségrégation d’une partie de l’humanité, car :

L'asile, c'est la liberté dont nous jouissons nous-mêmes ; lorsque nous

n'accueillerons plus de réfugiés, cela voudra dire que nous vivons en

prison369.

b) Le débat contemporain autour de la citoyenneté

La proclamation de la souveraineté du citoyen ne pose pas seulement

des problèmes d’organisation des pouvoirs (centralisation, déconcentration,

décentralisation, par exemple), mais suscite de nombreux débats qui portent atteinte à

l’exercice de la citoyenneté concernant, d’une part, les oppositions entre l’égalité

politique des individus et leurs références particulières historiques, et, d’autre part, les

inégalités économiques et sociales entre citoyens.

- Les critiques des principes nouveaux

367 Cf. aussi supra dans ce chapitre, 2.1.2., a). Nous y reproduisons une citation de Jacques Derrida que nous présentons comme étant une tentative d’élucidation de la dimension politique liée à l’exil née de laconfusion des termes sans-papiers et clandestins.368 SCHERER, René, op. cit.369 BENABENT, Juliette, op. cit. Les propos y sont attribués à Gilles Piquois.

118

Les penseurs de la contre-révolution fustigèrent, en leurs temps, l’abstraction

de la notion de citoyen qui arrache l’individu à la nature et à l’histoire, violant, ainsi, à

leurs yeux, l’organisation naturellement hiérarchique des sociétés et élaborant une

société artificielle fondée sur l’individu et non sur le collectif, « contraire à l’inégalité

naturelle »370. Ces thèses seront reprises et développées par les penseurs de la droite

nationale française tels que Maurras, Rivarol, De Bonald371, mais elles trouvent, par

ailleurs, un écho singulier de nos jours dans le discours de certains leaders politiques

se réclamant d’une telle école de pensée. Ainsi, l’un d’entre eux, dirigeant d’extrême

droite, affirmait au cours d’une déclaration à la presse en 1996, croire en « l’évidente

inégalité des races »372, preuve de la négation même du droit fondé sur le civis et, donc,

du bien fondé de l’existence d’un Etat de droit.

- En rapport avec l’action politique : citoyens actifs et citoyens passifs

Selon la tradition grecque antique et, notamment selon Aristote373, le citoyen

authentique est nécessairement celui qui intervient dans la vie de sa cité :

[…] celui qui exerce une fonction publique […]

La citoyenneté active est donc la participation active aux affaires de la

cité374.

Cependant, depuis cette époque, en passant par la conception révolutionnaire

de la citoyenneté, jusqu’à nos jours, il existe une forme de ségrégation entre citoyens

actifs et citoyens passifs. Force est de constater que cette distinction n’est plus

conditionnée, pour le moins dans l’esprit, par une quelconque faculté censitaire,

notamment liée au degré de contribution financière du citoyen. Néanmoins, Bourdieu

nous met en garde contre une telle appréciation, affirmant que l’habitus, fonctionnant

comme un « système de schèmes générateurs »375, entraîne des tendances impliquant370 MAURRAS, Charles, op. cit.371 Cf. supra dans le chapitre précédent, 1.1.1., e)372 BIENVENU, Julie, « Jean-Marie Le Pen défend ses propos sur l’inégalité des races », Le Monde, 5 février 2015.373 Cf. supra dans le chapitre précédent, 1.1.1., a), - Aristote : la cité, espace vital de l’individu ou la sociabilité innée de l’homme.374 ARISTOTE, Livre III, op. cit.375 BOURDIEU, Pierre, Questions de sociologie, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Reprise », 2002 (Edition originale, 1984).

119

certaines conduites inhérentes à la pratique citoyenne et qu’il est manifeste qu’en ce

domaine, comme dans le reste de la société, « les nouveaux entrants doivent payer un

droit d’entrée »376. En outre, elle subsiste aujourd’hui sous la forme d’une

« citoyenneté élitiste »377 dans un contexte, d’une part, de régression sociale et de

pauvreté grandissante où « les pauvres immatures dotés d’une citoyenneté passive

seraient guidés par une élite »378 et, d’autre part, de désaffection par rapport à la chose

publique de la part de « la grande majorité des citoyens (qui ne sont) politiquement

actifs qu’au moment des élections »379. Néanmoins, il convient de préciser que, malgré

une carence patente d’intervention citoyenne de la part d’une frange grandissante de la

société, une telle situation, que Saïd Bouamama qualifie d’ « écart entre droits formels

et droits réels »380, ne menace pas nécessairement le processus de légitimation du

pouvoir.

En effet, active ou passive, il s’agit bien là de deux formes de citoyenneté, donc

d’intervention au sein de la chose publique dont l’impact direct varie en fonction de

l’usage de l’une ou de l’autre, mais contribuant toutes deux au débat démocratique : le

citoyen actif exprime ouvertement son point de vue, son opinion, mais,

paradoxalement :

[…] le citoyen passif participe à la formation et à l’expression de l’opinion

publique en se contentant d’exprimer son intérêt particulier et les valeurs

auxquelles il tient381.

Il s’agit bel et bien, ici, d’une forme d’action citoyenne, d’autant plus que, selon la

définition aristotélicienne, il suffit à l’individu de disposer de la faculté d’exercer une

fonction publique pour être citoyen. Aussi, l’action apparaît-elle comme représentant

un élément caractéristique de la pratique citoyenne ; mais, elle est également la

condition indispensable de l’accession à la liberté de l’homme que souligne Hannah

Arendt, car, dit-elle :

[…] les hommes sont libres aussi longtemps qu’ils agissent382 .

376 Ibid.377 BOUAMAMA, Saïd, « Exclusion et citoyenneté », Educations, octobre-novembre 1995.378 Ibid.379 CANIVEZ, Patrice, op. cit.380 BOUAMAMA, Saïd, op. cit.381 CANIVEZ, Patrice, op. cit.382 ARENDT, Hannah, « Qu’est-ce que la liberté », op. cit.

120

Ainsi, action et liberté semblent constituer les deux piliers étroitement corrélés d’une

citoyenneté accomplie, en effet :

[…] être libre et agir ne font qu’un383.

- En rapport avec l’Etat et l’action sociale : nationalité, travail et

processus d’intégration

En l’absence d’un organisme international garantissant les droits du citoyen –

et abstraction faite de la Cours Pénale Internationale dont l’unique objectif est de juger

les crimes contre l’humanité et non d’assurer à tous les citoyens relevant des différents

pays signataires le plein exercice de leur citoyenneté – la notion de citoyenneté est liée

à la notion de nationalité, faisant de l’Etat « l’incarnation d’une idée nationale »384, et

du citoyen l’héritier d’une tradition, d’une « culture, entendue à la fois comme façon

de vivre et façon de penser »385.

Dès lors, la nationalité constitue l’une des conditions essentielles qui s’imposent au

citoyen pour exercer certains de ses droits (le droit de vote étant l’exemple le plus

emblématique). Cependant, force est de constater que l’adéquation entre ces deux

notions est loin d’être aussi simple qu’il n’y paraît. En effet, s’agissant du cas de la

France, une frange plus ou moins large de la population disposant de la nationalité

française a longtemps été privée de l’exercice de certains droits liés à la citoyenneté –

citons certains exemples manifestes tels que l’interdiction faite aux femmes d’exercer

le droit de vote jusqu’en 1944, ainsi qu’aux membres des forces armées (soldats)

jusqu’en 1945 – ou est encore, de nos jours, privée de la faculté d’exercer ces droits –

les jeunes de moins de 18 ans et les incapables majeurs, par exemple – A l’inverse, les

étrangers ayant acquis la nationalité française sont, pour leur part, autorisés et en

capacité d’exercer leur pleine citoyenneté au sein d’un pays dont ils ne sont en rien les

383 Ibid.384 CANIVEZ, Patrice, op. cit.385 Ibid.

121

héritiers de la tradition que nous évoquions précédemment, contraints en quelque

sorte, et paradoxalement, de « reprendre à (leur) compte son histoire et ses valeurs

traditionnelles »386.

Se pose alors, ici, la question saillante de l’intégration dont il convient de

souligner que, dans une époque au cours de laquelle les sociétés sont toujours plus

ouvertes et articulées autour de la recherche à tout crin de la prospérité économique –

il suffit de rappeler le processus linéaire d’une construction européenne de plus en plus

élargie et axée autour d’un marché unique, ou la prééminence croissante du commerce

international et de la mondialisation, que nous avons évoquée précédemment387 – les

droits se conquièrent et s’exercent par le travail, contrepartie des avantages,

notamment sociaux, octroyés par la collectivité. Aussi :

Le citoyen (est-il) d’abord un travailleur388.

Aussi, constatons-nous que se pose, alors, ici, la question aigue de l’inégalité

de l’accès à l’emploi et son pendant extrême, la pauvreté, qui constituent un défi

majeur, non seulement pour l’individu aspirant à exercer pleinement ses droits de

citoyen, mais aussi pour la cohésion de nos sociétés postindustrielles particulièrement

sensibles aux soubresauts sociétaux (mouvements de révoltes dans les banlieues,

délinquance etc.) causés par un contexte de chômage de masse structurel.

La crise économique débutée en 1973 a démontré à quel point le droit au

travail était fragile. Ainsi, la notion de citoyenneté, dans son aspiration universelle, a

partiellement été remise en cause, non seulement, en ce qui concerne son volet

économique qui a perdu pour beaucoup de sa consistance, dans un contexte où priorité

est donnée à la réduction des effectifs, de manière plus ou moins autocratique, plutôt

qu’à la création des conditions de participation des salariés aux décisions de

l’entreprise, mais aussi et surtout, dans son volet social. En effet, la citoyenneté sociale

subit, d’une part, les assauts de la pensée libérale qui, considérant que « l’Etat doit

simplement […] garantir, par la législation, la propriété et la concurrence »389, cherche

386 Ibid.387 Cf. supra dans ce chapitre, 2.2.1., b), - La nation : communauté humaine388 CANIVEZ, Patrice, op. cit.389 CANIVEZ, Patrice, op. cit.

122

à réduire les coûts liés aux systèmes de protection sociale qu’elle juge excessifs pour

les entreprises et certains ménages, mais aussi, et paradoxalement, les effets pervers de

l’Etat-Providence. Ce dernier, s’agissant du volet économique palliant à la privation de

revenus tirés du travail, dans le droit qu’il accorde à tout individu « d’obtenir de la

collectivité des moyens convenables d’existence »390, le cantonne dans une situation

d’assistanat (du moins dans le regard de l’autre), plutôt que de créer les conditions

pour l’extirper de sa condition indigente, faisant de lui un sous-citoyen, tant la

nécessité d’un travail, et non d’un revenu, permettant pour ainsi dire de ’’mériter’’ son

statut de citoyen, est ancrée dans l’inconscient collectif : « c’est le soupçon de la

pauvreté volontaire, de la paresse, du vice »391. Réduisant ainsi les individus à la seule

dimension sociale, les gouvernants des Etats les convertissent en des êtres à tel point

dépendants de ces derniers « qu’ils sont prêts à leur aliéner leur vote […]. Cela

s’appelle le clientélisme »392.

La citoyenneté, affirmant une certaine identité de l’homme dans sa capacité à être régi

par lui-même et à ne dépendre que de lui-même, perd alors, ici, son sens, et par

conséquent, la démocratie sa force.

Cependant, comment ne pas considérer comme vertueux un Etat-Providence

qui permet à l’individu de disposer d’un revenu de substitution, quand bien même

dérisoire, qui lui permette, malgré tout, d’être en capacité de participer à l’activité

économique et, ainsi, à l’exercice de sa citoyenneté, puisqu’ « il est un fait indéniable

(que) le citoyen est (aussi) un consommateur »393 ?

Si l’analyse que nous venons de dresser caractérise les Etats démocratiques, il

apparaît que la valeur travail entendue comme vecteur d’intégration au sein d’une

communauté nationale semble dépasser les clivages et les régimes politiques.

En effet, si, au cours de la première moitié du XX° siècle, les régimes

autoritaires d’inspiration fasciste érigeaient le travail en dogme, à tel point que la

devise de la France sous le régime de Vichy proclamait la vertu du triptyque « Travail,

390 Article premier de la Loi n°88-1088 du 1er décembre 1988 instituant le Revenu Minimum d’Insertion391 MADEC, Annick, MURARD, Numa., Citoyenneté et politiques sociales, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1995.392 Ibid.393 CANIVEZ, Patrice, op. cit.

123

Famille, Patrie »394, les Etats socialistes relevant du Bloc soviétique déclaraient illégale

la situation de non-travail, bannissant ainsi ce qu’ils considéraient comme constitutif

d’une forme d’oisiveté contre-productive – c’est, encore de nos jours, le cas au sein

des républiques dites ’’populaires’’ d’inspiration communiste –.

Notons la consonance de point de vue émanant de la philosophie anarchiste,

laquelle, pour sa part, fonde l’émancipation de l’individu sur sa faculté à travailler. En

effet, ainsi que nous l’avons évoqué au cours du premier chapitre395, Proudhon affirme

que le seul capital réel est le travail qui permet aux individus de s’associer autour d’un

intérêt commun, la production, et ainsi de s’émanciper et de conquérir leur liberté.

c) L’intégration de l’exilé par le travail

Dans le processus d’intégration de l’exilé au sein de la société française, ce

dernier – que l’on affuble du nom de ’’travailleur immigré’’, s’il est ressortissant

étranger, pendant que les Suisses de langue allemande les nomment « Gastarbeiter »396

– dispose de l’assistance de multiples interlocuteurs institutionnels, publics ou privés,

obligatoires ou subsidiaires, dont il peut ou il doit, selon les cas, solliciter les

compétences.

Dans sa démarche d’intégration par le travail, l’opérateur public de l’emploi,

Pôle Emploi, constitue l’interlocuteur privilégié de l’exilé, à partir d’une démarche

volontaire de sollicitation émanant de sa part : son inscription sur la liste des

demandeurs d’emploi.

Dès lors, quelle est la nature des relations qui se nouent entre l’exilé et

l’établissement public ? Dans quelle mesure ce dernier contribue-t-il à favoriser

l’intégration de l’exilé demandeur, non seulement d’emploi, mais aussi d’une nouvelle

citoyenneté ?

394 Devise officielle de l’Etat Français au cours de la période 1940-1944.395 Cf. supra dans le chapitre précédent, 1.1.1., d), - Les socialismes : l’émancipation de l’homme par la disparition de l’Etat396 CENTLIVRES, Pierre, « Hospitalité, Etat et naturalisation : l’exemple suisse », Communications, vol. 65, n°65, 1997. L’auteur précise la traduction du terme : « Gast signifie « hôte » […] ces ’’travailleurs-hôtes’’ ». Nous sommes, ici, bien loin de la représentation française.

124

- Préliminaire au sujet de l’intégration

Nous n’aurons pas, ici, la prétention d’analyser de manière exhaustive une

notion qui relève, notamment, d’une discipline, la sociologie, qui nous est relativement

étrangère. Cependant, il nous apparaît essentiel de tenter de mettre en lumière

quelques enjeux liés à un concept dont nous pensons que la portée est fondamentale

dans l’élaboration d’une société au sein de laquelle l’exilé puisse trouver toute sa

place.

Une notion sociologique et philosophique

Le sociologue Emile Durkheim397 a théorisé la notion d’intégration à partir

d’une réflexion portant sur le processus de socialisation, lequel s’articule autour de

deux leviers : tout d’abord, l’intégration, par laquelle l’individu éprouve une forme de

solidarité avec le reste de la société et des objectifs communs, ensuite, la régulation,

sorte de ’’règles du jeu’’ qui s’offrent à l’individu, composée d’usages et de

contraintes liées à la vie sociale.

Aussi, l’intégration constitue-t-elle l’un des fondements essentiels de ce que

Renan nomme le « vivre ensemble »398, et Edgar Morin la « communauté de

destin »399. Toute la question repose, dès lors, sur la capacité d’une société à créer du

’’liant’’ qui permette à chaque individu d’adhérer et de contribuer à l’élaboration

d’une aspiration collective et partagée. C’est bien la complexité liée à un tel enjeu

qu’évoque Laurence Cornu lorsqu’elle affirme que :

Le défi est donc de penser une cohésion accueillante à la diversité, et de

la penser en permettant que puisse être possible une réinvention

permanente de cohésion démocratique, une sorte de création continuelle

de libre cohésion du divers400.

Des facteurs d’intégration

397 Cf. supra dans le chapitre précédent, 1.2.2., a)398 RENAN, Ernest, chap. III, op. cit.399 MORIN, Edgar, La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Fayard, coll. « Essais », 2011. 400 CORNU, Laurence, « Confiance, étrangeté et hospitalité », op. cit.

125

Le processus d’intégration de l’exilé au sein de la terre d’accueil prend appui

sur de multiples leviers sociologiques, législatifs, politiques, culturels, notamment.

Nous n’en évoquerons, ici, que certains d’entre eux qui nous apparaissent comme étant

représentatifs d’une certaine visée intégratrice.

La naturalisation constitue, traditionnellement, le levier le plus emblématique

permettant l’intégration. Cependant, nous choisissons de porter notre regard sur l’une

des dispositions du Code civil français qui nous semble ouvrir la voie à un

questionnement portant sur le rapport de l’identité et de l’origine de l’exilé. En effet,

une telle disposition prévoit la possibilité de :

[…] francisation du nom et du prénom dans le processus de naturalisation

ou de réintégration faite à tout demandeur et futur citoyen français401.

Ainsi, le patronyme tiendrait-il lieu de tiers à l’aune duquel peut s’élaborer une

authentique intégration, entre héritage originel et perspective d’une nouvelle

citoyenneté ?

S’agissant des autres vecteurs d’intégration, la langue en constitue l’une des

pierres angulaires, notamment dans sa fonction de socialisation par la communication

avec les ressortissants de la terre d’accueil. De fait, sa relative maîtrise apparaît

inévitable. Dès lors, Derrida dénonce la forme de tyrannie qu’exerce l’injonction

d’apprentissage de la langue d’accueil qui s’impose à l’exilé. Ainsi, il affirme que :

[…] l’étranger est d’abord étranger à la langue du droit dans laquelle est

formulé le devoir d’hospitalité, le droit d’asile, ses limites, ses normes, sa

police, etc. Il doit demander l’hospitalité dans une langue qui par définition

n’est pas la sienne, celle que lui impose le maître de maison […] Celui-ci

lui impose la traduction dans sa propre langue, et c’est la première

violence402.

Aussi, la langue représente-t-elle, tout à la fois, un vecteur d’émancipation de l’exilé

dans sa dynamique d’intégration, mais aussi un préalable excluant d’aliénation dicté

par l’hôte.

401 DJARDEM, Fafia, « Document préparatoire », in DJARDEM, Fafia (dir.), Quelle identité dans l’exil ?, Paris, L’Harmattan, 1997. 402 DERRIDA, Jacques, DUFOURMANTELLE, Anne, op. cit.

126

La langue maternelle – la langue de la patrie d’origine, mais aussi le dialecte, le

patois régional, ou encore l’accent local – peut, également, se convertir en un symbole

de revendication d’une identité singulière, d’appartenance à un groupe distinct, et ce,

malgré une éventuelle démarche de naturalisation. C’est ainsi qu’Hannah Arendt, nous

dit Cassin :

[…] « naturalisée » en son exil américain, choisit de se définir non par

rapport à un pays ou à un peuple, mais seulement par rapport à une

langue, la langue allemande. C’est elle qui lui manque et qu’elle veut

entendre403.

La langue constitue, alors, une « zone de double communication »404 reliant l’origine

indissoluble de l’exilé et la citoyenneté nouvelle en élaboration, dans une relation

paradoxale entre affirmation de la dissemblance (alter) et volonté de ressemblance

(idem). Dans la construction de sa nouvelle identité citoyenne, l’exilé a,

paradoxalement, besoin de cultiver une certaine différence pour parvenir à réussir son

intégration.

Une fonction intégratrice du travail ?

Ainsi que nous l’avons évoqué précédemment405, le facteur travail, et l’accès à

l’emploi inhérent, occupent une place déterminante dans le processus d’intégration de

l’exilé, en tant qu’éléments constitutifs de ce que nous avons nommé le ’’liant’’.

Robert Castel évoque, même, l’idée d’ « un axe d’intégration – non-intégration par le

travail »406.

L’efficience d’une telle fonction intégratrice s’est vue renforcée avec le

développement d’un certain modèle de production au sein de nos sociétés.

Dès lors, le travail accède au statut de référence de la cohésion sociale et institue l’idée

d’identité socioprofessionnelle. Cette dernière permet, notamment, de caractériser la

place du travailleur au sein du tissu économique, ainsi que les rapports sociaux qui s’y

403 CASSIN, Barbara, « De l’hospitalité corse », op. cit.404 PINEAU, Gaston, op. cit.405 Cf. supra dans ce chapitre, 2.2.2., b), - En rapport avec l’Etat et l’action sociale : nationalité, travail et processus d’intégration406 CASTEL, Robert, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation » in Jacques Donzelot (dir.), Face à l’exclusion. Le modèle français, Paris, Éditions Esprit, coll. « Société », 1991.

127

jouent. La mobilité sociale qui en découle, mais également l’accession au statut de

ménage consommateur de biens et de services, consolident le processus d’intégration

dans la ’’vie active’’ et dans la société de consommation. Il en va de la reconnaissance

sociale de chaque individu, ce que Max Weber nomme le « prestige (issu de) l’ordre

social »407.

Cependant, il est manifeste que la fonction intégratrice du travail est remise en

cause, dans un contexte marqué par de multiples crises.

En effet, la succession de crises économiques qui marquent les sociétés occidentales

depuis le milieu des années soixante-dix du siècle dernier, ont conduit à une remise en

question des identités sociales. La montée du chômage et l’explosion de la précarité de

l’emploi voient apparaître la notion de déclassement, tant intra générationnel

qu’intergénérationnel. La baisse du pouvoir d’achat du travailleur, ou du chômeur, qui

en découle remet en cause sa fonction d’agent économique.

Il y a fort à parier qu’une telle tendance s’inscrive durablement dans le paysage social

compte tenu de l’avènement des nouvelles technologies et du rôle de plus en plus

prégnant qu’elles occupent au sein de ce que l’on nomme l’économie numérique,

marquée par la ’’virtualité’’ des rapports sociaux et économiques.

Aussi, Dominique Méda nous invite-t-il à interroger « la manière exclusive de créer et

de maintenir le lien social »408 véhiculée par la fonction travail, reconsidérant, ainsi,

ses fonctions intégratrices et sociales, en questionnant la pertinence de la valeur

centrale du travail comme fondatrice du lien social.

- L’accompagnement à la recherche d’emploi

Les notions d’intégration et d’insertion sont souvent perçues comme étant des

synonymes. Cependant, nous pouvons raisonnablement affirmer que l’insertion

consiste en l’intégration d’un individu ou d’un groupe dans un milieu social différent.

407 WEBER, Max, Economie et société, t. 1, Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, coll. « Evolution », 2003 (Edition originale, 1922).408 MEDA, Dominique, Le Travail. Une valeur en voie de disparition ?, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2010.

128

De l’intégration à l’insertion professionnelle

La question de l’insertion, apparue en France avec le phénomène du chômage

de masse dès la fin du siècle dernier, se situe à la croisée des chemins d’individus

singuliers, appelés publics ou bénéficiaires, et de structures complexes, appelées

institutions ou organismes, lesquelles relèvent des champs des politiques de l’emploi

(accompagnement, formation) et de celles de l’action sociale.

A la faveur du rapport portant sur l’insertion professionnelle et sociale des

jeunes409, élaboré sous la direction de Bertrand Schwartz en 1982 et remis au

gouvernement français, l’insertion accède au statut d’enjeu national. Depuis, l’on

envisage cette question sous deux axes : l’insertion sociale et l’insertion

professionnelle. Cette dernière apparait comme faisant l’objet d’une attention

privilégiée de la part des pouvoirs publics. Dès lors, elle s’articule autour de ce que

l’on nomme les ’’politiques de l’emploi’’, constituées d’un ensemble de mesures dans

une visée d’insertion professionnelle. L’appréhension de la dimension culturelle du

public est inhérente à toute mesure d’insertion, notamment en matière de

représentations des métiers et des emplois.

Dans ce contexte, l’insertion professionnelle caractérise l’ensemble des

démarches qu’accomplit l’individu (le public) afin, soit de préparer son entrée dans la

vie active, soit de retrouver un emploi. Dans cet objectif, les politiques de l’emploi

prévoient un certain nombre de mesures d’accompagnement dont la mise en œuvre

relève des compétences d’institutions appropriées, telle que Pôle Emploi dont

l’accompagnement constitue l’une de ses missions.

L’accompagnement : contexte d’émergence et caractéristiques

La notion d’accompagnement apparaît en France dans les années quatre-vingt-

dix, issue des difficultés rencontrées par les acteurs de terrain afin de répondre à la

double exigence de prise en compte des préoccupations d’un public désorienté sensé

409 SCHWARTZ, Bertand, L’insertion professionnelle et sociale des jeunes, La Documentation française, 1982.

129

être autonome (individus adultes), et d’injonctions de performance et d’efficacité liées

à l’idée de compétence (tissu économique). La singularité de cette notion, qui surgit

entre professionnel et bénévolat, souligne la position paradoxale qu’occupent les

métiers de l’accompagnement, centrés sur l’individu et, cependant, raccrochés à des

problématiques sociales et professionnelles.

Afin de tenter d’appréhender de manière éclairée la question de

l’accompagnement dans l’élaboration du projet professionnel du bénéficiaire, les

recherches de Jacques Ardoino apportent aux professionnels de cette question un

regard réflexif fondamental, notamment concernant la notion de « double versant du

projet » 410. L’auteur nous invite à appréhender la fonction d’accompagnement en deux

moments : le premier est l’aspiration du projet par l’énoncé des motivations de la part

du bénéficiaire de l’action ; le deuxième consiste en une « planification

séquentielle (ou) programmation séquentielle »411 au cours de laquelle le projet est

décomposé en séquences, étapes successives d’une programmation d’actions à réaliser

dans une « temporalité-durée »412.

En outre, Ardoino propose une approche en trois dimensions.

Tout d’abord, une dimension relationnelle (idée de jonction) au cours de laquelle le

professionnel de l’accompagnement ‘‘se joint’’ au bénéficiaire de l’action. Puis, une

dimension spatiale (idée de déplacement) qui oriente le professionnel ‘‘pour aller où le

bénéficiaire veut aller’’, dans une direction, une perspective, un cheminement,

impulsés par ce dernier. Enfin, une dimension temporelle (idée de synchronicité) qui

définit le rythme d’accompagnement ‘‘en même temps’’ que celui du bénéficiaire.

Jacques Ardoino suggère, également, une articulation autour de cinq caractéristiques.

Tout d’abord, une relation asymétrique, s’agissant d’une relation entre deux individus

d’inégale puissance, mais qui s’opère, néanmoins, sur le terrain de la reconnaissance

de l’autre comme sujet. Celle-ci est contractualisée, sur la base d’un but commun qui

se fixe pour objectif de tenter d’élaborer le parcours professionnel le mieux adapté à la

demande du bénéficiaire. Par ailleurs, la relation est circonstancielle puisqu’évoluant

410 ARDOINO, Jacques, « De l’accompagnement en tant que paradigme », Pratiques de Formation-Analyses, n°40, Université Paris 8, novembre 2000.411 Id.412 Id.

130

dans un contexte particulier inhérent à une situation de difficultés d’intégration. En

outre, elle est temporaire car limitée dans le temps du fait des contraintes liées à la

finitude des actions d’accompagnement. Enfin, elle est co-mobilisatrice, impliquant de

s’inscrire dans un mouvement commun, voire réciproque.

Le cas de Pôle Emploi : entre missions d’insertion et de contrôle, le

difficile dialogisme de la fonction d’accompagnement au sein de l’opérateur

public de l’emploi

Compte tenu de ces éléments, il apparaît intéressant de nous pencher sur les

méthodes en vigueur en matière d’accompagnement au sein de l’opérateur public de

l’emploi, Pôle Emploi.

Héritier du ’’Régime d’Assurance-chômage’’ créé en 1958, puis des

’’Associations pour l’emploi dans l’industrie et le commerce’’ (ASSEDIC) et des

’’Agences nationales pour l’emploi’’ (ANPE) créées respectivement en 1958 et en

1967, l’établissement public dénommé ’’Pôle Emploi’’, né de la fusion des deux

précédentes entités en 2008, constitue le principal levier de la politique nationale de

lutte contre le chômage au sein du service public de l’emploi.

L’embryon d’un tel service que constitue en 1680 le Bureau d’adresses et de

rencontres créé par Théophraste Renaudot, sous l’égide du Roi Louis XIII, se fixe

pour objectif de :

[…] créer un bureau de placement qui offrirait du travail aux mendiants et

vagabonds413.

Dès lors, l’essence même de ce qui peut être assimilé à un ’’service public de

l’emploi’’ semble marquée du sceau de la lutte, non seulement contre la pauvreté, mais

aussi contre l’errance, perçues comme porteuses de souffrances. Cependant, tient-on là

la véritable raison d’être des politiques de l’emploi, qu’elles émanent d’un pouvoir

monarchique ou d’un Etat démocratique, ou alors sont-ce les pauvres et les errants,

413 CHABAUD, Jacqueline, « Théophraste Renaudot », Revue Quart Monde, n°213 - Médias et pauvreté, 2010.

131

dans leur identité propre, les véritables cibles de l’action publique ? Au XVII° siècle

comme au XXI°, la question reste posée : entre sujet et objet, quelle est la nature de

l’accompagnement à la recherche d’emploi ?

De nos jours, l’objectif assigné par les pouvoirs publics et les partenaires

sociaux414 à l’opérateur public de l’emploi, Pôle Emploi, dans le cadre des actions

destinées aux demandeurs d’emploi – terme ayant substitué celui de ’’chômeur’’ dans

les textes et dans la rhétorique de l’établissement – s’articule autour d’une

double mission. En effet :

L’Assurance chômage protège les salariés contre le risque d’une perte

involontaire d’emploi. Elle leur garantit un revenu de remplacement415

destiné à compenser partiellement la perte de rémunération et à les

soutenir416 dans leurs démarches de recherche d’emploi417.

Les ’’conseillers Pôle Emploi’’ sont chargés du traitement de ces deux volets, avec un

discernement plus ou moins éclairé selon qu’ils sont spécialisés dans le domaine du

’’placement’’418 ou dans celui de l’ ’’indemnisation’’419. Les conseillers dit

’’placement’’ mettent en place un accompagnement appelé ’’personnalisé’’ afin de

porter assistance au demandeur d’emploi dans l’exécution de ses actions d’insertion

professionnelle.

En outre, l’UNEDIC420 fixe les conditions que se doit de satisfaire le demandeur

d’emploi afin de bénéficier d’une indemnisation mensuelle, dont la plus répandue est

appelée ’’allocation d’aide au retour à l’emploi’’(ARE)421. Au nombre de sept, nous

414 Les organisations d’employeurs et de salariés, représentatives au niveau national et interprofessionnel, sont chargées de la gouvernance de l’Unedic, organisme paritaire assurant la gestion,par délégation de service public, de l’Assurance chômage ainsi que l’élaboration des règles qui la régissent. 415 Appelé « indemnisation ».416 Les personnels de Pôle Emploi chargés de cette mission sont nommés « conseillers ».417 UNEDIC, « Les règles d’indemnisation de l’Assurance chômage », Convention d’Assurance chômage du 14 mai 2014, Paris, janvier 2015.418 Il s’agit de la mission de Pôle Emploi axée sur l’accompagnement à la recherche d’emploi. 419 Il s’agit de la mission de Pôle Emploi axée sur la gestion comptable et administrative de l’allocation d’aide au retour à l’emploi.420 Acronyme désignant l’Union nationale interprofessionnelle pour l'emploi dans l'industrie et le commerce.421 Communément nommée « allocation chômage ».

132

faisons le choix de mettre plus particulièrement l’accent sur « la condition de

recherche effective et permanente d’un emploi »422. Celle-ci précise que :

[…] le demandeur d’emploi doit rechercher activement un emploi afin

d’être indemnisé par l’Assurance chômage. Ainsi, il doit accomplir de

manière permanente des actes positifs et répétés pour retrouver un

emploi, créer ou reprendre une entreprise423.

Dès lors, l’accompagnement effectué par le conseiller Pôle Emploi évolue dans un

cadre normatif caractérisé par l’injonction – l’on note l’emploi par deux fois de la

formule « il (le demandeur d’emploi) doit » – à l’intérieur duquel ce dernier bénéficie

d’une légitimité absolue afin d’apprécier la qualité de l’implication du demandeur

d’emploi dans l’observation d’une telle injonction.

Ainsi, au cours des entretiens de suivi successifs menés à échéances régulières,

le conseiller axe le déroulement de ce moment privilégié autour de deux temps. D’une

part, il est tenu de suggérer à ’’son D.E.’’424 des pistes d’insertion en formulant des

propositions d’offres d’emploi, de formations ou d’ateliers. D’autre part, et selon

l’appréciation subjective qu’il établit concernant le degré de mobilisation du

demandeur d’emploi, il est tenu de lui demander, à mots couverts ou avec davantage

de détermination, de faire état des multiples démarches entreprises par ce dernier au

cours de la période suivant le dernier entretien en date, en matières de recherches

d’emploi, démarches attendues par l’Administration.

A ce stade de notre réflexion, il nous apparaît essentiel de nous appesantir sur

l’emploi de la formule ’’mon D.E.’’, employée quotidiennement par les conseillers

Pôle Emploi. Aussi, est-elle révélatrice d’une double représentation émanant de

l’institution et de l’agent de l’Etat. En effet, y évoque-t-on le ’’D.E.’’ pour suggérer la

figure du demandeur d’emploi dans une perspective à visée administrative quasi

désincarnée (l’on parle de D.E. comme l’on parle de H.L.M. ou de S.D.F.), et ’’mon’’

pour souligner la qualité de la relation que le conseiller entretien avec ce dernier dans

422 UNEDIC, « Les règles d’indemnisation de l’Assurance chômage », op. cit.423 Ibid.424 L’emploi de l’adjectif possessif fait partie intégrante du jargon manié au sein de Pôle Emploi, tout comme l’usage des acronymes ou sigles.

133

une approche caractérisée par le sentiment d’appropriation, voire de propriété, que

l’emploi de l’adjectif possessif induit ? Une telle relation ascendante semble être

confortée par la sémantique propre aux métiers de l’accompagnement et par la

fréquence de son usage au sein de l’institution, où les termes d’ « aides »425, de

« mesures »426, d’ « évaluations »427, de « contrôle »428, employés à tour de bras par les

personnels, qu’ils soient agents ou membres des équipes de directions, dénotent, voire

trahissent, une appréhension singulière dans la relation où semblent se mêler proximité

de l’attention charitable provenant du dépositaire de l’esprit fraternel national et

distance émanant de l’arrogance infantilisante du tuteur institué.

Paradoxalement, parmi les cent-treize mesures dont disposent les conseillers

Pôle Emploi, seules deux d’entre elles contiennent le terme d’ ’’accompagnement’’429

dans leur libellé. Un pareil constat nous apparait, à la fois, emblématique de la

complexité et symptomatique de la difficulté face auxquelles se trouvent des

professionnels à qui les pouvoirs publics confient une tâche dont la simple

verbalisation de ce qui constitue le cœur de métier semble être occultée.

425 En voici le détail exhaustif : aides de Pôle emploi avant et pendant un emploi d’avenir, aides à l’embauche d’un jeune en CDI, aide au recrutement d’un cadre, aides aux mutations économiques, aide individuelle à la formation, aides à la mobilité, aide au permis de conduire B, aide différentielle au reclassement, aide incitative à la reprise d’emploi, aide personnalisée de retour à l’emploi, aide à la garde d’enfants pour parents isolés, aides au maintien et au développement de l’emploi, aide au conseil pour l’élaboration d’un plan de GPEC, aide au maintien dans l’emploi, aide au maintien dans l’emploi des séniors, aide à la mise en place d’une politique d’emploi, aides à la création d’entreprise, aides aux chômeurs créateurs ou repreneurs d’entreprise, aide à la création et reprise d’entreprise, aides à l’emploidans les DOM, aide au projet initiative jeune, aide à l’évaluation professionnelle, allocation d’aide au retour à l’emploi.

Source : Pôle Emploi, Les mesures pour l’emploi, juillet 2014.426 L’ensemble des dispositifs destinés à apporter une assistance au demandeur d’emploi dans le cadre de ses démarches de recherches d’emploi est inventorié dans un document interne à Pôle Emploi intituléLes mesures pour l’emploi. Par métonymie synecdochique, l’on nomme « mesure » quel que dispositif que ce soit, qu’il s’agisse d’une aide, d’une évaluation, d’un type de contrat, d’une formation ou de tout autre disposition.427 En voici le détail exhaustif : évaluation en milieu de travail, évaluation en milieu de travail « Jeunes ZUS » et Séniors, évaluation en milieu de travail préalable au recrutement, évaluation des compétences et des capacités professionnelles, évaluation préalable à la création ou reprise d’entreprise.

Source : Pôle Emploi, op. cit.428 Si l’emploi du terme de « contrôle » semble peu fréquent et faire l’objet d’un usage ciblé, la notion traverse la démarche d’accompagnement conduite par le conseiller au sein de Pôle Emploi en raison de sa valeur symbolique, voire suprême, du fait de l’inscription du contrôle des recherches d’emploi dans le Code du travail dont il constitue l’une des dispositions décrites dans les chapitres relatifs aux demandeurs d’emploi. Dès lors, le contrôle fait, en quelque sorte, force de loi.429 Il s’agit du contrat d’accompagnement dans l’emploi, et du nouvel accompagnement pour la création/reprise d’entreprise.

Source : Pôle Emploi, op. cit.

134

Dès lors, pourrions-nous affirmer qu’il s’agit là d’un introuvable accompagnement,

mais présent en acte ?

Dans une audacieuse tentative d’élucidation du rôle du conseiller, le

gouvernement actuel affirme que :

Loin des fantasmes que l’expression de « contrôle des chômeurs »

provoque, les nouvelles dispositions annoncées par Pôle Emploi

permettront d’assurer un meilleur accompagnement des chômeurs430.

Qu’il s’agisse d’une authentique réconciliation entre deux approches quasi

antinomiques, l’accompagnement et le contrôle, dans un objectif d’amélioration de

l’efficacité dans la relation contractuelle, ou d’un avatar supplémentaire dans la

logique de culpabilisation du demandeur d’emploi, voire du conseiller – la possibilité

que celui-ci fasse lui-même l’objet d’un contrôle officiel émanant de sa hiérarchie ou

même officieux de la part de ses pairs ou de ’’ses D.E.’’ n’est-elle pas envisageable ?

– le débat semble, désormais, pleinement s’engager sur le terrain d’une notion qui ne

relève traditionnellement pas du domaine des sciences humaines, mais de celui des

sciences économiques : l’optimisation.

Dès lors, la logique d’objectifs de placements constitue le principal défi des

politiques publiques de l’emploi, face auquel le conseiller Pôle Emploi représente le

versus entre la détresse humaine et les logiques de marchés431, mais également entre

cum432 et supra433, évoluant dans une posture paradoxale entre exercice d’un pouvoir

subjectif – le sien – voire arbitraire, et soumission à une injonction instituée. Aussi, à

tout le moins, est-il loisible, à ce φαρμακός434 des temps de crises, de tendre vers une

pratique de l’accompagnement régie selon sa propre conception de l’éthique

professionnelle. Peut-être s’agit-il là de l’une des clefs permettant l’élucidation de la

complexité d’un tel type de relation ?

430 Les mots du Porte-parole, « Accompagnement et contrôle des demandeurs d’emploi », 21 mai 2015. [Disponible sur http://www.gouvernement.fr/argumentaire/accompagnement-et-controle-des-demandeurs-d-emploi-2245]431 La démarche de recherche d’emploi évolue dans le cadre de ce que l’on nomme le « marché du travail », lequel est régi par la loi de l’offre et de la demande.432 Traduit par : avec. Dictionnaire Latin Français, op. cit.433 Traduit par : dessus, au-dessus. Ibid.434 Traduit par : celui qu'on immole en expiation des fautes d'un autre. Dictionnaire Grec Français, op. cit. Homère attribue au pharmakon, à la fois drogue médicinale et drogue malfaisante, des vertus antithétiques, tantôt synonyme de soulagement, tantôt, au contraire, générant la souffrance.

135

Conclusion :

Dans le cadre de ce chapitre, nous avons tenté de donner à la réflexion

conceptuelle relative à la notion de citoyen, que nous avons abordé au cours du

chapitre premier, une dimension davantage humanisée. L’appréhension que nous

avons analysée du parcours emprunté par le ’’primo’’ citoyen – terme que nous

évoquions précédemment – qui quitte sa terre d’origine et qui se trouve confronté à

une situation de non-retour, nous a permis de mettre en lumière certaines constantes

chez l’exilé.

En effet, après avoir précisé les notions d’errance et d’exil sous différentes

perspectives, et la question de l’impossible retour, nous avons choisi de mettre en

exergue les questions des racines, de la nostalgie et de la mémoire, en faisant,

cependant, apparaitre leur capacité à agir comme des catalyseurs dynamiques en

mesure de faire émerger une certaine ingéniosité chez l’exilé. Par ailleurs, nous nous

sommes interrogés sur les conditions d’exercice de la citoyenneté au sein d’une société

au regard, notamment, de la question de l’hospitalité, ainsi que sur les débats,

notamment sociologique et philosophique, relatifs à la notion d’intégration et des

différents facteurs qui la caractérisent. Enfin, nous avons tenté de définir les

caractéristiques de la fonction d’accompagnement au sein de l’opérateur public de

l’emploi, Pôle Emploi, qui a constitué, dans une mesure importante, le lieu à partir

duquel nous avons élaboré notre travail de terrain.

136

Conclusion de partie

Le travail de conceptualisation que nous venons d’effectuer, par l’exploration

de détours philosophiques, historiques, politiques ou sociologiques, nous permet,

désormais, d’appréhender avec davantage de rigueur les enjeux qui se jouent dans nos

sociétés modernes autour de la mise en tension entre la citoyenneté et la valeur travail

dans le difficile parcours d’intégration de l’exilé au sein de la société qui l’accueille,

Aussi, sommes-nous, dès lors, en mesure de nous engager plus avant, et sous un

nouveau jour, dans notre tentative d’élucidation d’un débat qui anime les passions,

politiques et populaires. La ferveur du débat est particulièrement patente en période

de crise économique dans un contexte de mondialisation accrue des espaces de vies et

des systèmes économiques. Mais, elle se complexifie encore davantage lorsqu’au sein

de l’unique opérateur public de l’emploi, la controverse apparait entre défenseurs d’un

accompagnement axé sur le cœur de métier, la mission d’insertion, et les tenants d’un

élargissement à des missions de contrôle.

Au terme de cette première partie, il apparaît donc, que l’élaboration de

l’exercice de la citoyenneté, s’agissant d’un individu en rupture, de l’exilé déraciné au

travailleur potentiel intégré, est un processus complexe, tant par la diversité des

ressorts qui animent l’un, que par les facteurs qui favorisent le passage vers l’autre.

Dans l’objectif de porter une réflexion pragmatique sur le questionnement

faisant l’objet de notre recherche, il nous est nécessaire de procéder, désormais, à un

travail de terrain. Qu’en est-il s’agissant du vécu et des ressentis des acteurs eux-

mêmes ?

137

2ème PARTIE

LE TRAVAIL DE TERRAIN

138

Notre première partie nous a permis d’acquérir de solides bases théoriques.

Elle nous a aidé à apporter un certain éclairage concernant le débat relatif à la nature

de la place qu’occupe le citoyen qu’est l’exilé au sein d’une société et dans le monde

du travail, à le conceptualiser et, en même temps, à le relativiser. Nous avons pris

conscience qu’il s’agit d’un débat qui engage la société tout entière, tant les pouvoirs

publics, que les groupes sociaux ou les individus, et qui attribue au facteur travail une

fonction intégratrice singulière et, par conséquent, au service public de l’emploi une

responsabilité toute particulière dans l’objectif d’insertion professionnelle et sociale de

l’exilé en quête d’une nouvelle citoyenneté.

Cependant, il est indispensable, dans une mise en tension entre épistémique et

pragmatique, de rapprocher nos apports conceptuels de la situation concrète sur le

terrain afin de tenter d’élucider l’aptitude de la valeur travail à créer les conditions

opérationnelles en actes d’une éventuelle accession de l’exilé à de nouvelles formes de

citoyennetés au sein du pays d’accueil.

Nous avons, donc, décidé de mettre en place différentes actions portant sur les

acteurs – exilés et conseiller à l’emploi – conduites, notamment, au cours du premier

semestre 2015. Cette phase nous a permis de mener à bien le deuxième volet de notre

étude : le travail de terrain.

Pour ce faire, nous avons, tout d’abord, procédé à l’organisation ou au recueil

d’entretiens distincts, auprès d’un conseiller Pôle Emploi, puis d’un étranger, et enfin

d’une exilée, entretiens qui ont été élaborés de manière méthodique et enregistrés sur

support numérique, puis, nous avons organisé les données émanant de chacune des

interventions, après les avoir retranscrites, par l’élaboration de grilles d’analyses.

Dans un deuxième temps, nous avons analysé ces données pour nous permettre de

dégager des thèmes dominants, données que nous avons tenté d’interpréter, dans une

démarche d’élucidation, par rapprochement et comparaison avec nos apports

139

théoriques, afin d’en dégager des caractéristiques qui nous ont permis de formuler des

propositions d’actions qui soient en mesure d’appréhender autrement, en termes de

nouvelles professionnalités, l’accompagnement de publics exilés ou étrangers.

Chapitre 3Recueil et organisation des données

Introduction

Après avoir effectué nos recherches théoriques (historiques, philosophiques,

littéraires, sociologiques, psychologiques, politiques, en rapport avec la société, en

rapport avec le ’’monde du travail’’…) ayant trait à notre sujet d’étude – dans quelle

mesure l’intégration par le travail constitue-t-elle un levier permettant à l’exilé de

créer les conditions d’exercice d’une forme de citoyenneté au sein de la société qui

l’accueille ? – il nous apparait indispensable de tenter d’analyser la situation sur le

terrain afin d’expérimenter une confrontation entre le vécu des acteurs et l’élaboration

théorique.

Pour ce faire, nous avons opéré en trois temps forts.

En premier lieu, nous nous sommes appuyés sur le lieu d’exercice de notre activité

professionnelle, une agence Pôle Emploi située dans le sud-ouest de la France, au sein

de laquelle nous avons mené un entretien avec l’une de nos collègues, conseillère à

l’emploi, au mois de février 2015 autour de questions relatives à la prise en charge de

publics étrangers dans le cadre de sa mission d’accompagnement.

Par la suite, nous avons réalisé, au cours du même mois, un entretien avec un étranger

dit ’’Français de Pondichéry’’ portant sur sa représentation de la nature de la

citoyenneté dont il jouit en Inde, dans une mise en tension entre nationalité et exercice

de la citoyenneté.

140

Enfin, nous avons fait appel à un enregistrement relatant le dialogue que nous avons

tenu en 2013 avec notre grand-mère maternelle (décédée en 2014), exilée espagnole en

France, évoquant le regard qu’elle porte sur son histoire singulière d’exil et sa

trajectoire personnelle.

Nous allons à présent expliciter les modalités de réalisation de ces entretiens et

les organiser en thèmes et sous thèmes à travers des grilles d’analyse.

3.1. Le recueil des données

Préalablement, il est utile de repérer les objectifs du recueil de données que

nous avons mené durant notre étude.

Il s’agit de rassembler des informations auprès d’interlocuteurs aux postures,

de prime abord, radicalement différentes : les uns sont des exilés en quête d’insertion

dans une société, l’autre est une professionnelle de l’insertion dont l’une des missions

consiste à accompagner les exilés dans leur insertion professionnelle. Par conséquent,

l’objectif de notre travail de terrain est double : d’une part, nous permettre de repérer

la nature de l’approche d’une conseillère Pôle Emploi relative à sa pratique dans

l’accompagnement vers l’emploi de publics exilés, puis, d’autre part, de mettre en

exergue les ressentis de deux exilés et/ou étrangers quant à la manière dont l’un vit

l’exercice de son éventuelle citoyenneté au sein du pays d’accueil, l’Inde, et dont

l’autre a vécu son intégration sociale et professionnelle lors de son exil en France.

Parmi les modalités de recueil dont nous disposons, la méthode de l’enquête

nous semble être la plus adaptée à notre dynamique de recherche. En effet,

l’observation directe est longue et presque impossible, s’agissant de données telles que

l’analyse de pratiques professionnelles, de conduites ou de comportements citoyens,

a fortiori de ressentis ou d’opinions sur ce thème ou autour de la question de

l’intégration, de la part d’acteurs aussi divers et hétérogènes. L’expérimentation

directe relative à de tels thèmes est tout aussi difficile car les situations et les facteurs

sont multiples, et vont au-delà du seul cadre de référence que constitue le milieu dans

lequel les acteurs interrogés évoluent (structure Pôle Emploi, Territoire de Pondichéry,

141

maison de retraite). Enfin, le questionnaire en tant qu’outil de recherche de données

semble ne pas nous convenir car il exige de la part du chercheur que nous sommes la

maîtrise d’un rapport à la fois lucide et distancié au regard de l’objet de recherche,

relation que nous craignons de ne pas être en mesure d’appréhender avec toute la

rigueur éthique qu’elle exige, tant le risque de verser dans le cas de figure du discours

orienté, normatif, voire complaisant, nous semble grand et difficilement soluble nous

concernant de par la familiarité que nous entretenons avec deux des interviewés.

Nous nous tournons, donc, vers la méthode de l’enquête, et, plus

particulièrement, celle de l’entretien, qui permet de disposer d’informations

difficilement accessibles par l’observation ou l’expérimentation, et même par le biais

du questionnaire :

Si l’on veut savoir ce que pensent les gens, quelles ont été leurs

expériences et ce qu’ils se rappellent, quels sont leurs sentiments et

leurs motivations, ainsi que les raisons de leurs actions, pourquoi ne pas

leur demander ?435

Dès lors, l’entretien semble s’imposer.

Par conséquent, nous décidons d’échanger avec nos interlocuteurs dans le cadre

d’entretiens individuels, méthode dont la confidentialité nous apparaît comme

favorisant l’expression singulière de la pensée et propice à la nécessaire relation de

confiance indispensable à la qualité de nos échanges.

S’agissant de la faisabilité de notre projet, celle-ci exige de notre part certaines

qualités en termes d’organisation. En effet, si l’entretien avec la conseillère Pôle

Emploi ne requiert qu’une conjonction de nos disponibilités respectives, et celui avec

notre grand-mère l’exploitation d’un enregistrement existant, l’entretien avec un

Français de Pondichéry nous enjoint d’effectuer un voyage en Inde étant donné que ce

que nous souhaitons recueillir réside dans des données liées aux relations qui se

nouent entre un individu disposant d’une citoyenneté juridique précise (citoyen

Français) et le milieu dans lequel il évolue (un ancien Comptoir français de l’Inde), en

termes d’existence potentielle d’une citoyenneté en actes au sein d’un pays dans lequel

il est né – la tension qui peut naître d’une telle interaction, entre un individu et son

435 BERTHIER, Nicole, Les techniques d'enquête en sciences sociales. Méthodes et exercices corrigés, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 2000. Nicole Berthier cite G.W. Allport.

142

milieu de référence, aurait, de notre point de vue, subit certaines altérations si nous

avions décidé de recueillir le récit distancié d’un Français de Pondichéry résidant en

France –.

Nous allons développer ci-dessous l’ensemble de ces aspects.

3.1.1. Préparation des entretiens :

Il s’agit pour nous, ici, de sensibiliser à notre étude nos différents interlocuteurs

’’vivants’’ au moment de notre démarche. Aussi, leur avons-nous exposé les raisons

pour lesquelles nous procédions à un tel exercice, à savoir, l’opportunité, pour

l’enquêté, de contribuer à une recherche scientifique. Dès lors, l’accord est unanime.

S’agissant de l’entretien tenu en 2013 avec notre grand-mère, il s’inscrivait dans une

certaine quête d’élucidation d’une histoire familiale d’exil, répondant ainsi à un

’’besoin d’en savoir davantage’’ émanant de notre part, conjoint à ’’une (potentielle)

envie de dire’’ de la part de notre grand-mère dans une démarche d’explicitation au

crépuscule de son existence.

a) Choix des interlocuteurs

Nous évoquerons, ici, les conditions dans lesquelles nous avons procédé au

choix des personnes avec lesquelles nous allons nous entretenir.

- La conseillère Pôle Emploi

S’agissant de l’entretien auprès de l’une de nos collègues conseillères Pôle

Emploi, et alors que nous disposons d’un panel composé de près de quarante

professionnels, nous avons préalablement effectué un choix préliminaire car il aurait

été fastidieux d’interroger l’ensemble des conseillers de notre agence – et peut-être

même peu efficace – compte tenu du rythme soutenu qui régit l’activité d’un conseiller

143

et qui favorise le risque d’interruptions répétées lors d’un tel exercice, rendant son

exécution peu supportable tant pour l’interviewé que pour nous-mêmes.

Ainsi, nous portons notre choix sur l’une de nos collègues, Patricia, qui nous

semble être représentative de la population de conseillers de notre agence Pôle Emploi,

en termes de genre – la gent féminine constitue plus des trois-quarts des effectifs – de

classes d’âges – l’âge moyen des conseillers étant d’approximativement quarante-cinq

ans ; Patricia est âgée de quarante-neuf ans – de durée significative d’expérience dans

les métiers de l’accompagnement – plus de dix ans –. Le choix de tels critères

constitue « la classique trilogie sexe-âge-profession »436. Certains impératifs internes

liées à l’organisation de l’activité au sein de toute agence Pôle Emploi en matière de

plages de travail contraintes, extrêmement nombreuses, biaiseront quelque peu la

réalisation de l’entretien, dans le sens où le temps qui lui sera consacré correspondra à

la durée d’un entretien de suivi d’un demandeur d’emploi qui aura préalablement

annulé le rendez-vous prévu avec Patricia, soit trente minutes.

- Les exilés

En ce qui concerne les entretiens que nous souhaitons mener avec deux

individus exilés, il convient de préciser les motivations qui sous-tendent notre décision

d’interroger, d’une part, un Français de Pondichéry et, d’autre part, notre grand-mère.

En effet, il nous aurait été aisé, notamment en termes de logistique, de porter

notre choix sur le public exilé usager des services de Pôle Emploi, ce qui aurait

constitué l’avantage de nous permettre de mettre en tension les données émanant du

discours de notre collègue conseillère et celles issues des demandeurs d’emploi exilés,

dans une perspective d’élucidation du rôle du facteur travail dans sa faculté à favoriser

l’éventuelle accession à l’exercice d’une certaine citoyenneté en France. Cependant,

trois raisons nous ont conduits à renoncer à un tel choix.

En premier lieu, nous avons considéré, au regard de notre propre expérience

professionnelle de conseiller Pôle Emploi que, dans un contexte de tensions et de

conflictualités croissantes entre demandeurs d’emploi et conseillers constatées au sein

436 Ibid.

144

de multiples agences du service public de l’emploi, le risque était grand d’assister à la

captation d’un tel entretien au service d’un besoin d’une expression caractérisée par la

douleur, voire le désespoir. Il aurait pu s’apparenter à un exutoire qui aurait

probablement contribué à exacerber les frustrations d’un public particulièrement en

détresse vivant de réelles situations d’urgences sociales et à alimenter l’ambigüité,

voire de potentielles tensions, tant l’exilé est avant tout demandeur d’emploi lorsqu’il

s’adresse à un conseiller Pôle Emploi (fonction que nous occupons), c’est-à-dire un

individu en demande d’aide dans sa démarche d’insertion professionnelle. Dès lors, la

nature de l’éventuelle citoyenneté qu’exerce l’exilé au sein de la société (française, en

l’occurrence) en général risquait d’être éclipsée par l’urgence sociale de recherche

d’emploi.

D’autre part, s’agissant pour l’écrasante majorité de demandeurs d’emploi

s’exprimant exclusivement dans leur langue maternelle ou en russe, provenant pour

l’essentiel de certaines anciennes républiques socialistes (appelées aussi ’’pays

satellites de l’URSS’’), la présence d’un interprète était rendue nécessaire, ce qui

posait des difficultés d’ordre pratique – présence inexistante d’un interprète russo-

français certifié dans un rayon géographique raisonnable (dès lors, le seul choix

résidait dans la possibilité de faire appel à des exilés précédemment installés en France

et maîtrisant de manière très relative la langue française) – mais, également, d’ordre

éthique – la présence du médiateur que constitue l’interprète nous paraissait pouvoir

être susceptible de biaiser le discours, soit dans sa teneur, soit dans son

interprétation437, altérant ainsi davantage la qualité de la nature de la parole qui en

émanerait.

En dernier lieu, compte tenu de l’objet de notre recherche – l’aptitude

de la valeur travail, dans sa fonction intégratrice au sein d’une société d’accueil, à

créer les conditions opérationnelles en actes d’une accession de l’exilé à la citoyenneté

– l’exploitation de données aurait exclusivement émané du discours issu d’entretiens

437 Nous nous appuyons, notamment, sur les travaux de Jean-François Billeter pour soutenir ce point de vue. Lors d’une conférence tenue au sein du département de la formation continue de l’Université de Pau, le 27 juin 2014, le sinologue affirme que « le mot reste fixe, mais l’intuition évolue. […] un mot est tel que je le perçois, que je l’imagine ».

145

menés auprès d’exilés usagers du service public de l’emploi, donc par définition

d’individus ne disposant pas d’un emploi pérenne.

Ainsi, nous renonçons à interroger ce public et décidons de porter notre

attention sur des exilés sans lien direct avec Pôle Emploi.

Un Français de Pondichéry

A l’occasion de la réflexion que nous avons menée lors de la rédaction de notre

synthèse intégrative, au mois de janvier 2015 – exercice de style s’inscrivant dans une

démarche à la fois de clarification et de questionnements, mais aussi ouverture à

produire un savoir au regard de l’ensemble des enseignements dont nous avons

bénéficiés au cours des premiers mois du Master 2 – et plus particulièrement au cours

de la phase de problématisation de notre objet de recherche, nous avons été amenés à

redécouvrir au fil de nos lectures438 l’histoire particulièrement questionnante des

Français de Pondichéry.

Cette histoire est marquée par un épisode singulier de la douloureuse phase de

décolonisation qui mit un terme à la présence de la France dans le sous-continent

indien, présence matérialisée par la création des Comptoirs, puis des Etablissements,

administrés par la Compagnie française des Indes orientales, puis par les

Etablissements français de l’Inde. Ainsi, lors de la cession au nouvel Etat indépendant

indien de ces possessions par les autorités françaises de métropole – au cours de

difficiles négociations débutées en 1954 entre Indiens tamouls et l’administration

française locale, suivies du Traité de cession de 1956, et débouchant sur la

promulgation du décret présidentiel de 1962 intégré aux accords d’Evian, entérinant de

manière définitive la question indienne – les parties en jeu abordent la question de la

nationalité. En effet, les articles quatre à huit du traité de cession se référent à une

clause appelée Option de nationalité, et ce, en ces termes :

Les nationaux français, nés sur le territoire des Etablissements et qui y

seront domiciliés à l’entrée de la date d’entrée en vigueur du traité de

438 Notamment : BOUISSOU, Julien, « Ces Français oubliés de Pondichéry », Le Monde, 29 août 2012.

146

cession, deviendront, sous réserve des dispositions de l’article 5 ci-après,

nationaux et citoyens de l’Union indienne439.

Les personnes visées à l’article précédent pourront, par déclaration écrite

faite dans les six mois qui suivront l’entrée en vigueur du traité de

cession, opter pour la conservation de leur nationalité. Les personnes qui

auront exercé cette option seront réputées n’avoir jamais acquis la

nationalité indienne440.

Dès lors, les individus qui auront décidé de conserver la nationalité française dans le

cadre de l’exercice du droit d’option de nationalité, seront désormais appelés par

métonymie ’’Français de Pondichéry’’ ou ’’Franco-pondichériens’’ – le territoire de

Pondichéry, situé dans l’Etat de Madras (de nos jours appelé Tamil Nadu) au sud-est

de l’Inde, le long du golfe du Bengale, concentre 85% des individus qui feront ce

choix –. Dans les faits, l’exercice d’un tel droit s’adresse aux autochtones, soit « plus

de 5000 familles d’ascendance tamoule »441 en 1962. Ainsi, la législation promulguée

accorde le maintien de la nationalité française à des individus que nous pourrions

qualifier, d’un point de vue ethnologique, d’Indiens ’’de souche’’, disposant d’une

culture, riches d’une histoire, et émanant d’une société, propres au sous-continent

indien. De ce fait, le droit français en matière de nationalité – notamment en ce qu’il

consacre la filiation patriarcale – s’applique aux Français de Pondichéry (au même

titre qu’à tout citoyen français), lesquels transmettent, dès lors, la nationalité française

à leur descendance.

De nos jours, la communauté Franco-pondichérienne est composée de :

[.. .] 10 000 ressortissants français (dont) 7 000 environ résident dans le

territoire de Pondichéry, dont 85% dans la ville de Pondichéry […] 80%

des Franco-pondichériens ne parlent pas français, la langue la plus usitée

localement étant le tamoul442.

439Journal Officiel de la République Française (JORF) du 23 octobre 1962, « Décret n°62-1238 du 25 septembre 1962 portant publication du traité de cession par la France à l’Inde des Etablissements français de Pondichéry, Karikal, Mahé et Yanaon, signé le 28 mai 1956 entre la France et l’Inde », art.4,1962.440 Ibid, art.5, premier paragraphe.441 Rapport d’information n°416 issu des travaux parlementaires de la commission des affaires sociales du Sénat, « L’héritage de la présence française en Inde. La communauté française de Pondichéry », ch. IV-C, Inde : quelles règles sociales dans une économie émergente ?, 25 juillet 2007.442 Id.

147

Aussi, les caractéristiques d’une telle histoire postcoloniale nous interpellent

tout particulièrement s’agissant de la partie de notre questionnement portant sur la

citoyenneté, et plus précisément sur la nature de la relation entre nationalité et exercice

de la citoyenneté émanant d’un étranger dans le pays d’accueil, dans le contexte de la

primauté du modèle juridique de l’Etat-nation443 que nous avons précédemment

questionné.

Par conséquent, nous décidons de nous rendre en Inde, sur le territoire de

Pondichéry, afin d’interroger l’un de ces Français de Pondichéry, Anthony-Paul, âgé

de vingt-cinq ans.

Notre grand-mère

Compte-tenu de certains éléments de réflexion portés par le travail de

recherche que nous avons conduit au cours de la formation du corpus savant du

présent mémoire, s’agissant notamment des caractéristiques liées au processus d’exil

et de son élaboration au sein du pays d’accueil444, particulièrement en matière

d’insertion, sociale ou professionnelle, et d’exercice de la citoyenneté, la décision de

faire appel au témoignage de notre grand-mère, âgée de quatre-vingt douze ans au

moment de l’entretien, Angela, se présentait à nous.

En effet, le parcours suivi par cette dernière, provenant d’Espagne, nous

semble illustrer une certaine démarche d’exil caractéristique des conséquences issues

d’une situation de guerre. Au cours de son récit, l’on distingue un double mouvement

d’exil : l’exil intérieur, puis l’exil vers l’étranger.

Dans un premier temps, Angela s’élève à l’âge de quinze ans contre la barbarie

franquiste dans Madrid assiégée par l’écriture de discours pétris de valeurs

républicaines et la rédaction de pamphlets.

Puis, elle refuse de quitter sa patrie dans un premier temps, préférant subir les foudres

du nouveau pouvoir dictatorial qui s’abattent sur elle et son mari, combattant

Républicain – communiste de surcroit – membre d’un corps policier rattaché au

gouvernement du Frente Popular renversé par le soulèvement militaire dirigé par le

général Franco, lequel pouvoir met en place une organisation de l’activité économique

443 Cf. supra dans le chapitre précédent, 2.2.1., b)444 Cf. supra chapitre 2.

148

instaurant une ségrégation administrative445 excluant de fait les Rojos446 de l’exercice

de métiers considérés comme étant stratégiques, intellectuels, ou relevant de la

fonction publique ; dès lors les seules possibilités professionnelles qui s’offrent aux

Rojos résident dans des emplois ingrats, physiquement pénibles et moralement

dégradants.

Enfin, les misères sociale et professionnelle qui découlent d’un tel système

d’exclusion par l’Etat d’une large frange de la population, accule le couple et leurs

enfants à l’exil vers la France, pays dans lequel avait préalablement trouvé refuge le

frère aîné d’Angela, réfugié politique menacé d’exécution par les autorités espagnoles.

Dès lors, débute l’exil et la lente intégration d’une citoyenne engagée dans son

pays d’origine, lequel la chasse en quelques sortes, non par les armes mais par la

politique, dont l’itinéraire – ou plutôt devrions-nous parler d’itinérance – nous semble

en mesure d’apporter un éclairage à la fois pragmatique et épistémologique sur le volet

de notre recherche portant, notamment, sur d’éventuelles formes de transposabilité de

l’exercice de la citoyenneté au sein du pays d’accueil.

b) Contexte de recueil :

Notre travail d’enquête requiert de notre part une élucidation de la nature de

l’outil d’enquête le plus approprié à notre démarche, mais également des

caractéristiques du lieu le plus propice à son déroulement.

- Choix de l’outil : l’entretien non-directif comme méthode de recherchepar la production de données

445 Durant les premières années qui suivirent la fin de la guerre d’Espagne, le gouvernement de Francisco Franco instaure un mécanisme de sélection professionnelle s’appliquant à l’ensemble des rouages de l’activité économique, qu’il s’agisse d’emplois publics ou privés. Ainsi, lorsqu’un ex combattant républicain postule pour occuper quel qu’emploi que ce soit, il lui est exigé par l’éventuel employeur de produire la carte militaire qui porte soit la mention Bando Republicano ou Bando Nacional, soit un repère de couleur rouge ou de couleur bleue correspondant à l’un ou l’autre des deux camps. Dès lors, l’écrasante majorité des emplois sont, de jure, accordés aux ex combattants nationalistes (franquistes), les ex combattants républicains se partageant ’’les miettes’’. 446 Appellation employée par les combattants nationalistes pour qualifier les combattants républicains, en référence à la couleur de l’insigne distinctif caractérisant l’Armée populaire de la République espagnole, soit l’étoile rouge à cinq branches.

149

Pour obtenir des informations et des éléments de réflexion auprès de nos

interlocuteurs, nous avons le choix entre trois types d’entretiens : directif, semi-

directif, non-directif. Notre objectif, dans le cadre de notre recueil de données, consiste

à « favoriser l’exploration de la pensée »447, au regard des notions et des concepts

qu’interroge notre travail de recherche. Pour ce faire, il nous apparait nécessaire de

devoir prendre en compte certaines contraintes liées à la singularité de chacun de nos

interlocuteurs.

Dans un premier temps, les contraintes d’ordre conceptuel : s’agissant d’une

enquête portant sur des éléments caractéristiques de l’exercice de la citoyenneté, des

indicateurs de la nature de l’insertion (sociale, professionnelle), des éléments

soulignant les idées de rupture ou d’hospitalité, de telles notions peuvent apparaître, en

tout ou partie, quelque peu mal aisées à identifier, voire abstraites, pour des individus

qui vivent au quotidien ou ont vécu des situations en rapport avec de tels concepts, soit

au cours de leur trajet professionnel (la conseillère, notamment), soit dans leur vie

privée (les exilés). Dès lors, un échange autorisant une certaine souplesse dans son

articulation, et qui permette la possibilité de procéder à une approche progressive des

concepts que nous interrogeons adaptée aux individualités de chacun, nous semble

propice à l’entrée en matière, puis à l’approfondissement de notre champ d’étude, la

discussion libre permettant, alors, à l’interviewé d’exposer d’éventuelles expériences

anodines ayant éventuellement trait à notre sujet de recherche.

Dans un deuxième temps, les contraintes de l’ordre de la communication :

parmi nos interlocuteurs, deux d’entre eux ne maîtrisent pas correctement la langue

française, leur langue vernaculaire étant le tamoul et le castillan, ce qui est susceptible

de constituer un frein à la communication. Dès lors, le dépassement d’un tel écueil

nous parait être accessible par l’emploi d’une méthode favorisant l’expression libre,

laquelle permet d’ouvrir les champs sémantiques – J.F. Billeter nous invite à

« travailler le langage pour réduire les écarts entre les terminologies »448 – et, par

conséquent, la verbalisation des idées qui représenteront pour nous des données

exploitables, car « le mot créé la chose »449. En outre, l’expression libre, qu’elle se

447 BERTHIER, Nicole, op. cit.448 Cf. supra : conférence tenue au sein du département de la formation continue de l’Université de Pau, le 27 juin 2014.449 Ibid.

150

matérialise par l’usage d’une langue étrangère imparfaitement maîtrisée ou de la

langue d’origine, confère au locuteur une posture d’acteur de la situation née de

l’interaction, propice à une élaboration de la qualité de l’échange, « le régime

d’activité s’élev(ant) d’un niveau inférieur à un niveau supérieur face à l’action »450.

Il nous apparaît, donc, dans un souci de « neutralité bienveillante »451,

nécessaire de faire appel à un type d’entretien laissant librement le choix des idées que

l’interlocuteur souhaite développer, sans limitation, ni cadre rigide préétabli, dans une

perspective du « parler »452, plutôt que du « dire »453 (qui est davantage l’apanage de

l’expression dirigée), dissimilitude entre deux méthodes d’expression orale de la

pensée que J.F. Billeter oppose en évoquant les idées de « finitude, processus

d’intégration (pour la première, et d’) absence de finitude, (d’) ouverture, (d’) activité

du corps (pour la seconde) »454.

L’entretien non-directif, aussi appelé « entretien libre, ouvert, approfondi,

exploratoire »455 – bien que le type d’entretien que nous désirons conduire revêt à nos

yeux l’importance d’un entretien principal – nous semble constituer le type d’entretien

le plus adapté aux contraintes que nous venons d’évoquer, de par sa souplesse et sa

liberté dans l’expression. A la question ouverte de départ, l’interviewé formule une

réponse singulière sur laquelle s’appui l’interviewer afin d’inciter ce dernier à

approfondir sa pensée, et ce par le biais des techniques de la reformulation et du

chaînage. Lors d’un tel exercice, le mouvement de va-et-vient entre données relevant

du langage verbal – sémantique, onomatopées, ton, tempo, rythme, interruptions de

paroles etc. – et du langage non-verbal – gestuelle, posture, regard, respiration, silence,

expressions du visage, environnement etc. – complexifie les interactions entre les deux

acteurs.

- Choix du lieu450 Ibid.

451 Expression que nous empruntons au psychanalyste austro-hongrois Edmund Bergler.452 Cf. supra : conférence tenue au sein du département de la formation continue de l’Université de Pau, le 27 juin 2014.453 Ibid.454 Ibid.455 BERTHIER, Nicole, op. cit.

151

Conscients que le lieu de l’entretien peut « orienter le discours du

répondant »456, nous avons procédé à une réflexion sur la nature du lieu le plus

pertinent pour mener nos échanges, en tenant, cependant, compte des contraintes liées

à nos interlocuteurs.

Ainsi, dans le cadre de l’entretien avec Patricia, la conseillère Pôle Emploi, et

compte tenu du caractère commun de nos lieux de travail, celui-ci se tient dans un

espace neutre, l’un des bureaux nomades457, mis à disposition des conseillers les plus

fraîchement recrutés (dont Patricia et nous-mêmes faisons partie) qui ne sont affectés à

demeure dans aucun bureau en particulier. De ce fait, un tel impératif logistique,

consécutif au type d’organisation qui régit notre agence Pôle Emploi, nous semble

constituer pour notre démarche d’enquête un facteur favorisant la qualité de l’échange,

tant il réduit le risque de déséquilibre dans l’interaction entre deux professionnels aux

missions similaires qui pourrait naître de la dissonance entre des postures guidées par

un environnement propre à l’un ou à l’autre des interlocuteurs, et qui, par conséquent,

aurait pu biaiser la nature des rapports au cours de l’entretien.

En ce qui concerne l’entretien avec Anthony-Paul, le Français de Pondichéry,

le choix du lieu nous a été imposé par les circonstances et par le type d’entretien

auquel nous avons décidé de faire appel.

En effet, étant donné que nous optons pour la méthode de l’entretien non-

directif, dont le caractère spontané des interventions émanant de l’interviewé nous

apparaît comme étant un critère de qualité dans l’échange particulièrement essentiel,

nous avons décidé de ne prendre contact avec aucun des Français de Pondichéry

préalablement à notre départ, tant le risque de préparation volontaire ou involontaire,

consciente ou inconsciente, par un quelconque candidat à l’entretien nous semblait réel

et susceptible de biaiser notre échange.

Aussi, une fois rendus sur place, nous adressons-nous à l’Alliance Française de

Pondichéry, dont il avait été porté à notre connaissance au cours de nos lectures

456 Ibid.457 Il s’agit de bureaux destinés à l’accueil du public, mais dont l’affectation se porte aléatoirement sur tel ou tel conseiller, de manière itinérante.

152

qu’elle constituait en quelque sorte le repaire culturel des Franco-pondichériens. Après

avoir abordé quelques visiteurs d’ethnie tamoule attablés dans une cour intérieure

luxuriante sous des parasols qui ne parviennent pas à adoucir la chaleur accablante de

ce mois de février, nous constatons que la langue la plus usitée en ces lieux est

l’anglais. Nous décidons, alors, de pénétrer à l’intérieur du bâtiment de style colonial

afin de tenter de rentrer en contact avec un Français de Pondichéry s’exprimant en

langue française. Force est de constater que notre intention relève du défi. Cependant,

nous relevons la présence, dans l’un des couloirs climatisés du premier étage, d’une

pancarte portant la mention « Salle de langues ». Nous y pénétrons et nous retrouvons

face à un Tamoul, prodiguant des explications sur le maniement de matériel

informatique à de jeunes Tamouls en langue française. S’exprimant dans un français

imparfait aux accents indiens, il nous salue, nous souhaite la bienvenue, puis,

interrompt immédiatement son activité afin d’entamer la discussion. Après avoir

procédé aux présentations d’usage, et après lui avoir fait part de notre démarche de

recherche, nous lui présentons l’objet de notre visite et, dès lors, Anthony-Paul accepte

bien volontiers de se prêter à l’exercice de l’entretien. Ainsi, celui-ci se déroule au

coeur de la salle de langues.

Enfin, s’agissant de l’entretien avec Angela, notre grand-mère, et compte-tenu

de l’état de dépendance physique face auquel elle se trouve confrontée au moment de

l’entretien, celui-ci se déroule lors de l’une de nos visites périodiques à la maison de

retraite dans laquelle elle réside depuis huit ans.

Dans le décor bucolique du parc arboré d’une résidence pour personnes âgées

dépendantes, sise à l’orée du bois d’une petite bourgade située au pied des Pyrénées,

une fin d’après-midi de printemps, Angela et nous-mêmes engageons la conversation

en langue castillane, comme à l’accoutumée, puis, entamons, assis l’un à côté de

l’autre, une discussion empreinte de nostalgie458 portant sur son histoire d’exilée. Le

cadre chatoyant d’un parc dans lequel se côtoient les odeurs subtiles qu’exhalent les

parterres de pétunias et les tilleuls, la délicate caresse d’un vent du sud sur des visages

458 Nous devons avouer que compte-tenu des apports conceptuels, s’agissant notamment de la nostalgie, issus de notre présent travail de recherche, nous portons un regard nouveau sur l’échange maintenu avec’’une étrangère’’ (de nationalité, et parfois aussi d’identité lorsque s’invitent les fulgurances inopinés d’une maladie neurodégénérative pernicieuse) qui ne vit plus ’’chez elle’’ (si tant est qu’elle est eu un chez soi en France), particulièrement à la lumière du questionnement posé par Barbara Cassin dans le titre de son ouvrage : La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?

153

que lèchent les aimables rayons du soleil, et le chant des joyeux rouges-gorges, suscite

les sens d’une grand-mère pratiquement non-voyante et contribue, sans nul doute, à

instaurer une relation de confiance propice à l’émergence d’un dialogue libéré de

l’emprise d’une chambre austère, impersonnelle et aseptisée.

Il nous est nécessaire, par souci d’honnêteté intellectuelle, d’évoquer la

possibilité qui nous est offerte de réaliser un tel entretien à notre domicile, ce qui

permettrait, sans aucun doute, de consacrer le caractère convivial et informel d’un tel

exercice. Cependant, deux types de risques nous semblent être en mesure de perturber

la nature de l’échange : tout d’abord, le risque, lié à l’absence de cadre institutionnel,

qu’une quelconque angoisse liée à la perte de repère ne survienne, et, en deuxième

lieu, a contrario le risque qu’apparaisse une forme de « connivence (qui) peut

nuire »459 à l’efficacité de la démarche, issu de l’immersion dans un environnement

familial et affectif.

3.1.2. Réalisation de l’entretien et biais

L’originalité de notre démarche d’enquête réside dans la diversité de la nature

d’une succession d’entretiens émanant d’échanges singuliers avec trois interlocuteurs

aux caractéristiques professionnelles, aux fonctions sociales, aux cultures et aux

habitats particulièrement dissonants.

Il est intéressant de souligner qu’au cours de chacun des entretiens nos

interlocuteurs se sont emparés de l’opportunité qui leur était donnée d’exprimer leurs

pensées, dans une temporalité que nous décidions de ne pas conditionner au regard de

nos propres contraintes, laissant à chacun d’entre eux l’appréciation du rythme et de la

durée. Ainsi, une prise de parole que nous qualifions tout à la fois d’émancipée et de

raisonnée nous semblait se produire durant la réalisation de chacun des nos échanges,

au cours desquels il ne nous a pas paru nécessaire de faire appel à un potentiel rôle de

régulateur.

459 BERTHIER, Nicole, op. cit.

154

a) La réalisation

Dès lors que nous avons identifié notre échantillon, le lieu propice à nos

entretiens et le type d’entretiens que nous allons utiliser, nous procédons à la

construction de chacun de nos entretiens. Il s’agit ici, de nous intéresser à la manière

de « traduire les indicateurs en questions et les formuler »460.

Préalablement, et s’agissant de Patricia, la conseillère Pôle Emploi, et

d’Anthony-Paul, le Français de Pondichéry, il nous apparaît nécessaire d’organiser une

première phase de présentations afin d’apporter des éléments de réponses aux

éventuelles interrogations latentes présentes chez l’un et l’autre des interviewés.

Ainsi, nous présentons notre sujet d’étude en détails et les raisons pour lesquelles nous

sommes amenés à le réaliser – ’’pourquoi cette recherche ?’’– puis, nous exposons les

critères qui nous ont conduit à choisir notre interlocuteur plutôt qu’un autre –

’’pourquoi elle ou lui ?’’ – enfin, nous procédons à une explication portant sur les

modalités de réalisation de l’entretien – ’’pourquoi ce lieu ? Pourquoi un

enregistrement ? Comment cela va-t-il se dérouler ? Quel rôle doit-elle ou doit-il

occuper ?’’ – .

L’évocation des aspects déontologiques relatifs au strict respect de l’anonymat, à la

confidentialité et à la totale liberté de parole dans l’expression formulée, contribue à

mettre en confiance nos interlocuteurs.

Concernant l’entretien avec Angela, notre grand-mère exilée, les précautions

oratoires que nous venons d’exposer, dès lors inexistantes compte-tenu de son

antériorité, nous semblent avoir été compensées par la sérénité de l’environnement

dans lequel il se tient, par la réciprocité de l’importance que nous accordons tout deux

à un sujet d’échange qui revêt une valeur singulière, et enfin, et surtout, par la relation

de confiance réciproque qui lie de longue date deux générations d’un même lignage.

460 Ibid.

155

Le but de nos entretiens étant, d’une part, de procéder à un recueil des

sentiments et des ressentis portant sur les thématiques véhiculées par notre sujet de

recherche et, d’autre part, de déceler la nature d’éventuelles pratiques professionnelles

et extra-professionnelles – d’accompagnement, d’exercice de la citoyenneté etc. – il

nous apparaît essentiel, d’un point de vue méthodologique, et tout en prenant en

compte les nécessaires souplesse et liberté qui caractérisent l’entretien non-directif,

d’articuler le déroulement de nos échanges autour de deux axes principaux :

Le premier est l’axe portant sur l’idée d’opinion (’’que pense mon interlocuteur ?’’) :

il s’agit d’amener l’interviewé à exprimer sa perception ou son jugement quant au

regard qu’il porte, soit sur des publics exilés en quête d’insertion professionnelle, soit

sur la notion de citoyenneté au sein du pays d’accueil en relation avec la nationalité,

soit sur la qualité de l’hospitalité dont a fait preuve à son égard le pays d’accueil, soit

sur la nature de l’éventuelle rupture éprouvée. Ici, nous suscitons l’expression de l’avis

de l’interviewé, une démarche qui est, plutôt, bien accueillie.

Le second est l’axe portant sur l’idée de comportements (’’que fait ou qu’a fait mon

interlocuteur ?) : il s’agit d’identifier des pratiques professionnelles, extra-

professionnelles, publiques ou privées, telles que l’accompagnement vers l’emploi de

publics exilés, l’exercice au sein du pays d’accueil d’une éventuelle citoyenneté ou

d’éventuelles formes de transposabilité de l’exercice de la citoyenneté, des actions

favorisant l’intégration sociale et professionnelle dans le pays d’accueil.

A partir des idées formulées par notre interlocuteur, le procédé de chaînage

nous conduit, en reprenant quelques mots tirés de l’intervention précédente de

l’interviewé, à lui demander d’approfondir sa pensée. Cela nous permet de susciter la

verbalisation des raisons invoquées pour justifier telle ou telle opinion ou pratique.

b) Les biais

Du fait d’un défaut de savoir-faire émanant de notre pratique peu développée

de la technique de l’entretien à visée académique, des erreurs se sont

156

vraisemblablement glissées dans la préparation ou le déroulement de nos entretiens,

conduisant à des distorsions dans l’analyse des résultats.

- Une représentativité toute relative

Nous n’avons pas eu, dans le cadre de l’élaboration des critères de sélection de

l’échantillon, la prétention de déterminer un panel représentatif de l’ensemble des

professionnels de l’accompagnement, pas plus que des étrangers ou des exilés en

France ou ailleurs. En tenant compte des critères classiques tels que l’âge, le sexe,

l’expérience professionnelle ou la P.C.S., nous avons tenté de suivre une certaine

logique sociologique élémentaire, mais celle-ci trouve ses limites dans notre

expérimentation. En effet, s’agissant de Patricia, la conseillère Pôle Emploi, et bien

que notre interlocutrice nous semble caractériser, ainsi que nous l’avons explicité

précédemment, les professionnels de l’agence dans laquelle elle évolue, elle n’y a été

affectée que quelques mois auparavant, faisant ainsi partie des personnels à

l’ancienneté la plus réduite ; concernant Anthony-Paul, il émane de la troisième

génération de Français de Pondichéry et n’est donc, à ce titre, susceptible d’illustrer

les spécificités que de la classe d’âge de cette catégorie d’étrangers ; quant à Angela,

notre grand-mère, elle représente en quelque sorte l’incarnation d’un certain exil

politique des années cinquante du siècle dernier, mais cependant teinté de motivations

économiques.

- Un contexte de recueil particulier

Le choix des différents lieux des entretiens fait suite, ainsi que nous l’avons

longuement explicité plus haut, à un certain nombre de contraintes organisationnelles

ou à des concours de circonstances, ce qui suscite certaines interrogations.

En effet, en ce qui concerne l’entretien mené avec Patricia, et malgré la relative

neutralité du lieu dans lequel il se tient, l’un des bureaux nomades de l’agence, ce

dernier symbolise malgré tout l’appartenance à une institution, Pôle Emploi, et à une

fonction occupée au sein de l’institution. Tout cela est parfaitement cohérent avec les

objectifs visés par l’entretien, soit de recueillir les ressentis concernant le regard que la

157

conseillère porte sur des publics exilés en quête d’insertion professionnelle et

d’identifier la nature de sa pratique dans l’accompagnement vers l’emploi de tels

publics. Cependant, l’objectif étant également de favoriser une expression libre en

termes de ressentis, d’opinions, notamment sur des questions engageant les pratiques

au sein de l’institution Pôle Emploi ou de son agence en particulier, le cadre formel

inhérent au lieu de l’entretien a, sans aucun doute, joué un rôle un majeur dans le

déroulement de l’entretien quant à un éventuel questionnement ou une prise de

distance par rapport à l’existence d’une procédure, à l’instauration de pratiques, à une

organisation, instaurées ou préconisées par l’établissement.

Quand bien même fut-ce un entretien individuel, le biais sociologique lié à la pression

du groupe, invisible au moment de l’entretien et pourtant présent dans les consciences

et dans l’environnement, a pu conduire à adopter une certaine démarche d’adhésion ou

de conformisme afin de ne pas donner l’impression de dissonance au sein d’une

organisation nouvellement intégrée. Peut-être est-ce là le risque de « conformisme ou

de délinquance face à la tyrannie de la majorité »461 face auquel Hannah Arendt nous

met en garde.

L’entretien que nous avons conduit avec Anthony-Paul s’est déroulé au sein de

l’Alliance Française de Pondichéry, haut lieu du rayonnement culturel français à

l’étranger. Aussi, s’agissant d’un échange portant sur des thématiques telles que la

nature de l’éventuelle citoyenneté dont il jouit en Inde, dans une mise en tension entre

nationalité française et exercice de la citoyenneté au sein d’un pays étranger, le poids

symbolique d’une institution qui « constitue une fenêtre vers la culture et la langue

française »462 en Inde, a-t-elle pu exacerber la sympathie de l’interviewé envers la

France et orienter de manière excessive son discours.

S’agissant de l’échange avec Angela, il se déroule dans un cadre temporel

singulier, au crépuscule d’une longue vie, et dans un environnement symptomatique,

un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Aussi, et au

regard des éléments de réflexion que nous a apportés la première partie de notre travail

de recherche, peut-on affirmer que le risque est grand que les notions d’hébergement

et de dépendance, s’agissant du parcours jalonné de ruptures et d’errances d’une

461 ARENDT, Hannah, « La crise de l’éducation », op. cit.462 ARPI, Claude, « Entrevue De Gaulle-Nehru de septembre 1962 », La Revue d’Auroville, n°20, mars 2005. Citation de Nehru face au Général De Gaulle lors de cette entrevue officielle.

158

exilée, revêtent à ses yeux un caractère particulièrement connoté, pouvant susciter un

ressentiment, une amertume, voire une profonde douleur, face à une forme d’ironie de

la vie dans sa faculté à se répéter sous d’autres oripeaux. Comment ne pas imaginer,

dès lors, que le contenu d’un discours véritablement incarné puisse ne pas être en

mesure d’en constituer le vecteur ?

- Biais de la « désirabilité sociale »463

Au cours du déroulement de certains entretiens, nous avons constaté que,

lorsque la discussion abordait des considérations abordant des comportements

personnels (pratique ou absence de pratique, du droit de vote, par exemple) ou des

convictions intimes (regard personnel porté sur les réfugiés, par exemple), l’interviewé

avait, parfois, tendance à être sur la défensive dans le cas de figure où ce qui était

évoqué était susceptible de nuire à l’image qu’il ou elle voulait transmettre. L’on

retrouve, ici, la question du conformisme et du rapport à la norme, notamment, par

rapport aux stéréotypes sociaux, la préoccupation d’apparaître ’’normal’’, ou de se

valoriser en donnant de soi une image flatteuse. Ainsi, certaines pratiques, opinions ou

l’approbation pour certaines thèses, sont susceptibles de ne pas apparaître socialement

convenable.

- L’effet de ’’halo’’

Malgré l’absence de trame rigide établie préalablement au déroulement de nos

entretiens non-directifs, l’effet de halo a pu se produire. En effet, les interventions

liées à certains questionnements antérieurs, et notamment, le précédent, ont pu

conditionner les interventions suivantes. Aussi, le cours du débat a-t-il été susceptible

de modifier l’opinion de l’interviewé qui n’aurait peut-être pas exprimé le même

sentiment au début de l’entretien. Par conséquent, l’ordre qui s’est installé de fait dans

463 BERTHIER, Nicole, op. cit.

159

la nature des idées échangées a, sans doute, influencé le contenu, voire le sens, de

l’expression formulée.

- L’effet de la distance sociale

Un tel biais a potentiellement pu se glisser à notre insu au cours du

déroulement du discours. Il s’agit, notamment, de caractéristiques sociales induisant

une différenciation entre les interviewés et nous-mêmes (âge, sexe, statut, culture,

niveau de formation, par exemple). Aussi, peut-on envisager que l’image de prestige

inhérente à notre statut de chercheur n’a, sans doute, pas été « propice à une entière

expression de soi »464, notamment par crainte de l’interviewé d’exprimer ce qu’il

interprète comme pouvant être une incongruité, une maladresse ou une erreur.

Néanmoins, il convient de nuancer cet effet, car la différence sociale a pu amener les

participants à nous expliquer précisément et en détail, certaines pratiques ou à

exprimer des opinions qui leur semblaient être difficilement intelligibles par

l’interviewé.

- L’effet Pygmalion

En outre, nous envisageons l’existence d’une potentielle influence de

l’« effet Pygmalion »465 , biais au cours duquel les attentes de l’interviewer, les nôtres,

ont contribué, dans un effet de distorsion, à déformer l’expression des véritables

sentiments de notre interlocuteur. Bien que nous ayons porté une attention toute

particulière sur ce point, et que notre vigilance ait été de tous les instants, l’intérêt que

nous portons depuis de longues années à notre sujet d’étude – particulièrement le

concept de citoyenneté et le thème de l’exil – est, sans aucun doute, parvenu à

détourner les garde-fous que nous nous étions imposés, donnant libre cours à de tels

effets de (relative) soumission de l’autre.

464 Ibid.465 Voir notamment, les études de Robert Rosenthal et Lenore F. Jacobson portant sur l’effet « Pygmalion en classe » : GRAS, Alain, Sociologie de l’Education. Textes fondamentaux, Paris, Larousse Université, 1974.

160

- Le biais inhérent au principe téléologique

S’agissant de l’interprétation liée à l’analyse des propos rapportés par mon

interlocuteur – les données ayant été obtenues par la médiation d’un échange

s’inscrivant dans le cadre d’un travail de recherche – il est nécessaire de tenir compte

des interactions interviewer-interviewé466 qui se sont produites au cours de nos

entretiens et, par conséquent, de l’existence d’une certaine subjectivité dans l’analyse

subséquente.

- Le lien affectif

Lors de l’échange que nous avons entretenu avec Angela, force est de constater

que la nature singulière qui lie une grand-mère, qui parvient au bout de son itinéraire,

à son petit-fils, pour qui elle représente un modèle d’érudition et d’engagement

précoce, a potentiellement constitué un biais majeur, tant pendant le déroulement de

l’entretien que dans l’interprétation des données qui en émanent. En outre, l’usage

d’une langue étrangère commune de communication, le castillan, employée telle un

code dans l’environnement francophone d’une maison de retraite, a vraisemblablement

favorisé une certaine complicité, amplifiant le biais affectif.

- Les non-réponses ou sans opinion

466 Cf. actes de la conférence intitulée « L’Intelligence de l’Action appelle l’exercice de la Pensée Complexe », Synergies Monde, n°6, Paris, 2009. C’est là l’un des sujets de recherche de la pensée complexe que Jean-Louis Le Moigne nomme « principe de modélisation téléologique » selon lequel le penseur n’est jamais neutre par rapport à l’objet qu’il pense et qu’il perçoit par conséquent de manière subjective compte-tenu, notamment, de ses normes et valeurs. Ainsi, son interprétation devient impliquée.

161

Bien que, dans le cadre d’un entretien non-directif, il soit impropre de parler de

réponses étant donné le présupposé caractère libre de l’échange, nous avons tout de

même perçu parfois que l’interviewé n’intervenait pas sur tous les sujets abordés, et

ce, pour de multiples raisons : soit, à cause du caractère complexe de certains idées qui

naissaient de l’échange, ou, tout du moins, de la distance entre le sujet traité et les

préoccupations immédiates de l’interviewé, soit, du manque d’intérêt pour tel ou tel

point discuté. Ces non-réponses limitent la fiabilité de l’enquête dans le sens où elles

participent de la carence de représentativité des résultats, si tant est qu’une telle

vocation de représentativité soit envisageable, voire souhaitable ou même visée. Il

nous aurait été loisible de corriger cet effet en pratiquant l’insistance, cependant, nous

avons préféré respecter la liberté de parole et faire, ainsi, confiance aux individus dans

un contexte d’expérience scientifique éminemment pétrie d’humanité. De plus,

admettre que l’enquêté puisse ne pas exprimer son avis évite de tomber dans le

présupposé que tout interviewé a une opinion, une pratique, quel qu’en soit le sujet.

D’autres biais, notamment inconscients sont, probablement, intervenus dans le

déroulement de nos entretiens. Ainsi, ont pu apparaître, chez certains de nos

interlocuteurs, des « mécanismes de défense du moi »467, conduisant à attribuer aux

autres (notamment ’’on’’) des sentiments qu’il ou elle n’a pas osé prendre à son

compte, révélant ainsi, par exemple, la prégnance d’un vécu pénible, d’un échec.

3.2. L’organisation des données

Les entretiens que nous avons menés nous ont permis de recueillir de

nombreuses données qu’il s’agit de retranscrire468.

Il convient, désormais, de les analyser afin de pouvoir tenter de dégager des

éléments de réponses aux interrogations de notre recherche.

Pour ce faire, il est nécessaire de construire une grille d’analyse pour chacun

des entretiens de groupe, recensant les thèmes dominants et les sous-thèmes qu’ils

467 ALLAIRE, Denis, « Questionnaires: mesure verbale du comportement », in ROBERT, Michèle (dir.), Fondements et étapes de la recherche scientifique en psychologie, Saint-Hyacinthe (Québec), Edisem, 1988.468 Cf. annexes n°1, 2 et 3.

162

évoquent, ainsi que les indicateurs provenant des retranscriptions nous permettant

d’identifier ces derniers.

Nous croiserons, dans une grille récapitulative, les trois grilles d’analyse des

entretiens afin de recenser le nombre d’occurrences (nombre d’apparitions de

différents indicateurs évoquant un sous-thème identique). Puis, nous expliquerons la

nature des thèmes et sous-thèmes recensés.

La ’’corbeille’’ nous permettra de dégager des sujets de discussion n’ayant pas

trait à l’objet de notre recherche de manière directe, mais, cependant, non dépourvus

d’intérêt.

3.2.1. Préalable à l’élaboration de la grille d’analyse

Afin de tenter de rester le plus fidèle qui soit à la parole portée par nos

interviewés, ou, pour le moins, de réduire le risque de déperdition du sens dont elle est

porteuse, nous procédons en deux temps distincts.

a) La lecture flottante

Préalablement à l’analyse de nos entretiens, et afin de nous imprégner tant de

l’esprit que de la lettre qui s’en dégagent, nous procédons à la méthode de la lecture

flottante, dont Laurence Bardin affirme qu’il s’agit de :

La première activité (qui) consiste à se mettre en contact avec les

documents d’analyse, à faire connaissance en laissant venir à soi des

impressions, des orientations469.

Aussi, tentons-nous, dans un premier temps, de repérer la fréquence d’indices

nous permettant d’identifier les caractéristiques des thèmes abordés par nos

interviewés, tout en ne perdant pas de vue notre problématique.

469 BARDIN, Laurence, L’analyse de contenu, Paris, PUF, coll. « Le Psychologue », 1977.

163

Puis, dans un deuxième temps, nous procédons à une organisation des données

émanant des entretiens afin de les traiter de manière analytique.

b) L’analyse de contenu

Après avoir procédé à la lecture flottante des retranscriptions des trois

entretiens, l’étape de l’analyse de contenu nous permet de partir à la recherche du sens

qui se dégage des différents corpus. Nous nous engageons, dès lors, dans une lecture

dialectique de nos entretiens, entre lucidité face à l’impossible neutralité du chercheur

que nous sommes dans l’interprétation de données évoquant un sujet qui lui est attaché

– mais, qui est cependant éclairé par ses objectifs de recherches – et le nécessaire

recours à une méthode, car :

Seule l’utilisation de méthodes construites et stables permet en effet au

chercheur d’élaborer une interprétation qui ne prend pas pour repères ses

propres valeurs et représentations470.

Dès lors, nous décidons de décomposer la retranscription de chacun de nos entretiens

en fragments de discours correspondant à autant d’unités de sens ou items, qui nous

permettent, d’une part, de dégager des thèmes et des sous-thèmes, puis, d’autre part,

d’insérer ces derniers dans une grille d’analyse thématique stable, après avoir identifié,

dénombré et classé ces unités de sens.

3.2.2. La construction de la grille : explication des éléments d’analyse

Après avoir analysé les retranscriptions des trois entretiens, nous avons dégagé

un certain nombre de thèmes et de sous-thèmes que nous avons catégorisés, et à partir

desquels nous avons élaboré une grille d’analyse thématique commune.

470 VAN CAMPENHOUDT, Luc, QUIVY, Raymond, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris,Dunod, 1995.

164

a) La démarche de catégorisation

Afin de rendre compte du contenu de nos entretiens, nous procédons à une

classification de l’ensemble des unités de sens que nous avons identifiées. Il s’agit

bien ici d’un exercice de catégorisation ou :

[…] opération de classification d’éléments constitutifs d’un ensemble par

différenciation puis regroupement par genre (analogie) d’après des

critères préalablement définis471.

Ainsi, nous procédons, tout d’abord, à la lecture systématique de nos entretiens, au

sein desquels nous identifions des thèmes. Puis, une relecture davantage affinée nous

permet de dégager des sous-thèmes. Dès lors, nous sommes en mesure d’organiser

notre grille de manière catégorielle et hiérarchisée.

b) Réflexion menée quant au choix des catégories

Compte tenu de la nature disparate de nos trois entretiens, nous nous heurtons,

dans un premier temps, à la difficulté d’élaborer une catégorisation relativement

harmonieuse des unités de sens qui se dégagent de chacun d’eux. Aussi, Franck Vialle

nous permet-il d’éclairer notre démarche dès lors qu’il souligne que :

Certaines problématiques de recherche, comme certains recueils de

données, ne se prêtent pas aisément à la construction d’une unité

catégorielle. Il est alors souhaitable de réaliser le croisement des

variables dans un deuxième temps, lors de l’analyse des données. La

catégorisation proposée s’attache, dans ce cas-là, à séparer les concepts

et à élaborer une catégorisation propre à chacun d’eux. La construction

471 BARDIN, Laurence, op. cit.

165

du lien et l’effet de la catégorisation sur l’affermissement de la

problématique sont alors repoussés à plus tard472.

Dès lors, la possibilité qui nous est formulée d’inscrire dans une démarche qui n’obère

pas son indispensable caractère scientifique, l’éventualité d’un report de la mise en

tension de nos entretiens dans une visée d’élucidation de notre questionnement,

produit ainsi en nous une lénifiante distanciation, propice à l’émergence de différentes

formulations de catégories qui nous semblent représentatives des unités de sens qui se

dégagent de nos entretiens.

Ainsi, d’une part, à l’issue de la lecture de ces derniers, nous dégageons des

thématiques précises qui émergent de manière récurrente, et dont nous faisons le choix

de les regrouper en deux thèmes distincts : celui de la citoyenneté en pensée et celui de

la citoyenneté en actes.

D’autre part, une lecture davantage fine nous permet d’identifier deux sous-thèmes

corrélés à chacun des thèmes : celui des représentations face à l’exilé ou à l’étranger,

celui des projets, celui des parcours vers la citoyenneté, et celui des vecteurs

d’intégration. Afin d’illustrer la pertinence de nos choix, nous affectons à chacun des

sous-thèmes un indicateur, soit un exemple extrait de l’un des entretiens.

En outre, une catégorie que nous nommons ’’corbeille’’ vient accueillir l’ensemble des

unités de sens que nous ne parvenons à classer dans aucune des catégories thématiques

que nous venons d’évoquer.

c) Les catégories : thèmes et sous-thèmes

Notre catégorisation nous conduit à distinguer deux thèmes liés au concept de

citoyenneté, ainsi que quatre sous-thèmes en rapport avec les concepts d’exil, de

parcours, de projets et d’intégration.

- Le thème ’’citoyenneté en pensée’’ et ses sous-thèmes

472 VIALLE, Franck, L’analyse de contenu. Une méthodologie de la recherche en première personne. 1-Témoignages de pratiques, Saint-Etienne de Brillouet, Editions du BéaBa, 2015.

166

Nous nous sommes attachés à distinguer les éléments qui relèvent d’une

démarche réflexive portant sur la conception d’une citoyenneté représentée en pensées

- voire en mémoire dont nous avons souligné, au cours de notre première partie,

l’importance du lien que cette notion entretient avec l’idée de projet473 - car nous

constatons à la lecture des différents entretiens que les évocations mentales liées à un

tel concept représentent un thème particulièrement récurrent. Il s’agit, en quelque

sorte, des évocations mentales dont Antoine de La Garanderie a dégagé l’importance

cardinale dans la démarche d’appropriation par l’individu du milieu dans lequel il

évolue, lorsqu’il affirme que « le monde a vocation à être dans notre conscience »474.

L’intérêt que revêt le choix de tenter de distinguer dans le discours de nos trois

interlocuteurs les éléments qui relèveraient d’une forme de ’’citoyenneté en pensée’’

réside dans l’analyse qui porterait sur une potentielle réflexion émanant de leur part

que nous pourrions qualifier d’intériorisation, fantasmée ou projetée, de l’idée de

citoyenneté, quant à son éventuelle dimension propédeutique à l’exercice d’une

’’citoyenneté en actes’’.

Le sous-thème des ’’représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’

Nous entendons par ’’représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ l’opinion

ou le point de vue qu’expriment les interviewés quant à ce type de publics, tant dans

leur approche duelle, si l’interviewé n’est ni un exilé, ni un étranger, que dans leur

auto analyse en la matière, s’il s’agit d’un exilé ou d’un étranger. Les représentations

sont classées selon trois types de ressentis : les ’’ressentis favorables’’ dans les cas où

l’idée exprimée est véhiculée par l’emploi de formules à caractère positif, les

’’ressentis défavorables’’ dans la situation inverse où les formules et termes employés

sont à connotation ou à dominante négative, ou lorsqu’ils expriment un sentiment

d’amertume, et enfin les ’’ressentis neutres’’ dans les cas où l’idée n’est exprimée ni

en termes positifs, ni en termes négatifs.

473 Cf. supra dans la première partie, 2.1.3, b) - Mémoire en projets474 LA GARANDERIE, Antoine (de), Comprendre et imaginer. Les gestes mentaux et leur mise en oeuvre, Paris, Bayard Editions, 1991 (Edition originale 1987).

167

Le sous-thème des ’’projets’’

Nous entendons par ’’projets’’ l’évocation d’une situation, voire d’une

condition, ou d’une aspiration, envisagées dans un futur475 plus ou moins proche ou

réalisable par l’interviewé et dans laquelle ce dernier s’identifie. Nous classons les

projets en termes de ’’projets de vie’’ dans les cas où l’idée exprimée concerne les

aspects extra professionnels de la vie projetée de l’interviewé, et de ’’projets

professionnels’’ dans la situation où l’idée évoquée est relative à ce que l’on nomme le

’’monde du travail’’.

- Le thème ’’citoyenneté en actes’’ et ses sous-thèmes

Nous nous sommes attachés à distinguer les éléments qui relèvent d’une

démarche active portant sur la conception d’une citoyenneté exercée en pratique, car

nous constatons à la lecture des différents entretiens que les citations liées à une

certaine praxis citoyenne représentent également un thème particulièrement récurrent.

Le sous-thème des ’’parcours vers la citoyenneté’’

Nous entendons par ’’parcours vers la citoyenneté’’ l’idée de mise en

mouvement d’une démarche visant à approcher, voire à accéder à une certaine

citoyenneté, tant dans l’analyse distanciée qu’en tire l’interviewé qui n’est pas un exilé

ou un étranger, que dans l’analyse davantage incorporée en la matière qu’en dresse

l’exilé ou l’étranger. Les parcours sont classés selon deux types de rôles : le ’’rôle de

l’exilé’’ et le ’’rôle de la société’’, dans les cas où l’idée exprimée relève soit de la

475 Nous entendons par futur la période dans laquelle l’interviewé a pu se projeter à un moment ou à un autre de son existence, nonobstant la forclusion de celle-ci. Il ne s’agit donc pas de nous limiter à l’acception du terme stricto sensu.

168

démarche active de l’exilé, soit des conditions créées par la société, notamment

d’accueil, pour favoriser l’émergence ou l’exercice de l’action citoyenne au sens large.

Le sous-thème des ’’vecteurs d’intégration’’

Nous entendons par ’’vecteurs d’intégration’’ la mise en mots d’une certaine

démarche adoptée par l’exilé ou l’étranger qui vise à trouver sa place, selon la formule

consacrée, au sein de la société d’accueil, ou considérée comme étant nécessaire par

l’interviewé qui n’est ni un exilé, ni un étranger, dans cet objectif. Nous distinguons

les vecteurs d’intégration ’’par le social’’ dans les cas où l’idée exprimée concerne les

aspects extra professionnels de la démarche d’insertion de l’interviewé, des vecteurs

d’intégration ’’par le travail’’ dans la situation où l’idée évoquée est relative au monde

du travail.

- La ’’corbeille’’

Il s’agit d’une catégorie qui accueille les unités de sens que nous n’avons

retenu dans aucune des catégories, thèmes et sous-thèmes précités, de notre grille

d’analyse en construction. Cependant, la corbeille ne constitue pas une catégorie

stérile, mais représente une potentielle source de données qui peut être en mesure

d’apporter un éclairage singulier à notre réflexion, notamment lors de la démarche

d’analyse des données.

d) La grille d’analyse vierge

A l’issue du travail de catégorisation et d’identification des thèmes et sous-

thèmes auquel nous avons procédé à partir des entretiens, nous élaborons une grille

d’analyse vierge. Celle-ci constituera notre support permettant d’analyser chacun des

entretiens. Nous l’exposons ci-dessous, accompagnée d’exemples d’indicateurs:

169

THEMES SOUS-THEMES INDICATEURS

(exemples)

Citoyenneté

en pensée

- représentations face à

l’exilé ou à l’étranger :

. Ressentis favorables :

. Ressentis défavorables :

. Ressentis neutres :

« Quel courage il leur faut pour

partir, parce qu’il leur faut du

courage pour quitter leur pays »476.

« Non. Je n’en ai pas besoin. Je suis

né ici, je vis ici, je travaille ici »477.

« ça serait bien de repartir chez toi,

si tu participes pas à la communauté

»478.

« où nous contenions difficilement

les neuf »479.

« je ne juge pas (silence 2 secondes)

les gens »480.

476 Cf. annexe 2, entretien individuel de Patricia, p.32, lignes 28-29.477 Cf. annexe 3, entretien individuel d’Anthony-Paul, p.48, lignes 10-11.478 Cf. annexe 2, entretien individuel de Patricia, p.35, lignes 10-11.479 Cf. annexe 1, entretien individuel d’Angela, p.16, ligne 29.480 Cf. annexe 2, entretien individuel de Patricia, p.30, ligne 21.

170

- les projets :

. de vie :

. professionnels :

« Nous laissions derrière nous notre

maison et notre famille »481.

« Je vote pour les élections en France,

je reçois les bulletins de vote pour

toutes les élections. Je vote au

Consulat Général de France, ici, à

Pondichéry »482.

« En plus, ici y a pas beaucoup de

boulot, ils viennent ils pensent qu’on

va pouvoir leur donner un travail,

mais y a déjà beaucoup de chômeurs

ici aussi »483.

« Il nous disait que nous allions vivre

bien mieux car il y avait beaucoup de

travail »484.

481 Cf. annexe 1, entretien individuel d’Angela, p.16, lignes 20-21.482 Cf. annexe 3, entretien individuel d’Anthony-Paul, p.46, lignes 1-3.483 Cf. annexe 2, entretien individuel de Patricia, p.33, lignes 5-7.484 Cf. annexe 1, entretien individuel d’Angela, p.16, lignes 12-13.

171

Citoyenneté

en actes

- parcours vers la

citoyenneté :

. rôle de l’exilé :

. rôle de la société :

« Je suis l’actualité en Inde, la

politique, tout ce qui se passe »485.

« Ben euh (court) le travail euh

(court) cotiser euh (court) payer des

impôts euh (court). C’est ça,

participer à la communauté »486.

« La France leur a donné du

travail »487.

« On doit obligatoirement posséder

un passeport ’’OCI’’ que l’on doit

renouveler tous les cinq ans »488.

485 Cf. annexe 3, entretien individuel d’Anthony-Paul, p.45, ligne 14.486 Cf. annexe 2, entretien individuel de Patricia, p.35, lignes 25-26.487 Cf. annexe 1, entretien individuel d’Angela, p.17, ligne 3.488 Cf. annexe 3, entretien individuel d’Anthony-Paul, p.47, lignes 13-14.

172

- vecteurs d’intégration :

. par le social :

. par le travail :

« Sauf que euh (court) certains n’ont

pas d’autorisation de travailler, ils

peuvent pas travailler et (hésitant) ce

sont les autorités qui décident et là

euh (court) du coup euh (court) y a

que l’ATA, (silence 3 secondes) le

temps que leur situation soit

régularisée y a que l’ATA (silence 3

secondes) »489.

« Les aînés ont beaucoup travaillé…

Toute la vie, ils ont tous beaucoup

travaillé »490.

« Je vis ici. Donc, je suis davantage

ce qui se passe ici. Je travaille

ici »491.

Corbeille - Nostalgie / Attachement

- Difficultés d’évocation,

de verbalisation / Situations

de troubles, de malaises

« Des fruits et des légumes…Quelle

époque… »492.

« (silence 3 secondes, reprise du

souffle) et dans mon quotidien

(silence 3 secondes) je (silence 4

secondes) »493

e) Grille récapitulative des résultats

489 Cf. annexe 2, entretien individuel de Patricia, p.33, lignes 14-18.490 Cf. annexe 1, entretien individuel d’Angela, p.17, lignes 2-3.491 Cf. annexe 3, entretien individuel d’Anthony-Paul, p.45, ligne 23.492 Cf. annexe 1, entretien individuel d’Angela, p.11, ligne 8493 Cf. annexe 2, entretien individuel de Patricia, p.31, lignes 10-11.

173

Après avoir découpé nos entretiens en unités de sens (ou items) à partir de

notre grille d’analyse, nous aboutissons à une grille catégorielle récapitulative des trois

entretiens. Elle recense le nombre d’occurrences correspondant à chaque thème et

sous-thème. Nous faisons le choix de les présenter, d’une part, en valeur absolue

(comptage des occurrences), restituant ainsi la nature des données brutes, puis, d’autre

part, en valeur relative (pourcentage) afin de dégager l’ampleur des proportions de

chacun des items dans le contenu des entretiens que nous avons conduits.

La grille catégorielle récapitulative nous permettra de procéder, à partir des

chiffrages bruts et des taux, à l’analyse qualitative des données que nous dresserons au

cours du chapitre suivant494.

- Grille exprimée en données brutes

Chacun des thèmes est d’abord ventilé en sous-thèmes, lesquels sont quantifiés

en nombre d’occurrences. Par la suite, il fait l’objet d’une comptabilisation partielle

(sous-total), puis d’une comptabilisation globale (total), d’une part, par entretien (ligne

’’total’’) et d’autre part, pour l’ensemble des entretiens (colonne ’’total’’). Les

données tirées de la corbeille sont soumises à un traitement identique.

Entretien Entretien Entretien TOTAL

494 Cf. infra, 4.1.1, b) Analyse qualitative : étude globale

174

THEMES SOUS-THEMES n°1 n°2 n°3

Citoyenneté

en pensée

- représentations face à

l’exilé ou à l’étranger :

. Ressentis favorables :

. Ressentis défavorables :

. Ressentis neutres :

(Sous-total partiel)

1

43

0

(44)

14

38

31

(83)

3

27

0

(30)

18

108

31

(157)

- les projets :

. de vie :

. professionnels :

(Sous-total partiel)

7

6

(13)

4

5

(9)

6

0

(6)

17

11

(28)

Sous-total (somme des occurrences) 57 92 36 185

Citoyenneté

en actes

- parcours vers la

citoyenneté :

. rôle de l’exilé :

. rôle de la société :

(Sous-total partiel)

21

16

(37)

14

5

(19)

11

31

(42)

46

52

(98)

- vecteurs d’intégration :

. par le social :

. par le travail :

(Sous-total partiel)

2

19

(21)

15

4

(19)

10

3

(13)

27

26

(53)

Sous total (somme des occurrences) 58 38 55 151

Corbeille - Nostalgie / Attachement

- Difficultés d’évocation,

25 0 18 43

175

de verbalisation / Situations

de troubles, de malaises

(Sous-total partiel)

4

(29)

32

(32)

5

(23)

41

(84)

TOTAL des sous-totaux et de la

corbeille144 162 114 420

- Grille exprimée en valeurs relatives

Chacun des thèmes est d’abord ventilé en sous-thèmes, lesquels sont quantifiés

en pourcentage (proportion par rapport au total des occurrences contenues dans

l’ensemble des données des entretiens). Par la suite, il fait l’objet d’une

comptabilisation partielle (sous-total), puis d’une comptabilisation globale (total),

d’une part, par entretien (ligne ’’total’’) et d’autre part, pour l’ensemble des entretiens

(colonne ’’total’’). Les données tirées de la corbeille sont soumises à un traitement

identique.

THEMES SOUS-THEMES Entretien

n°1

Entretien

n°2

Entretien

n°3

TOTAL

176

Citoyenneté

en pensée

- représentations face à

l’exilé ou à l’étranger :

. Ressentis favorables :

. Ressentis défavorables :

. Ressentis neutres :

(Sous-total partiel)

0.7 %

29.9 %

0 %

(30.6 %)

8.7 %

23.5 %

19.1 %

(51.3 %)

2.7 %

23.7 %

0 %

(26.4 %)

4.3 %

25.7 %

7.4 %

(37.4 %)

- les projets :

. de vie :

. professionnels :

(Sous-total partiel)

4.9 %

4.2 %

(9.1 %)

2.5 %

3.1 %

(5.6 %)

5.3 %

0

(5.3 %)

4 %

2.6 %

(6.6 %)

Sous-total (des occurrences) 39.7 % 56.9 % 31.7 % 44 %

Citoyenneté

en actes

- parcours vers la

citoyenneté :

. rôle de l’exilé :

. rôle de la société :

(Sous-total partiel)

14.6%

11.2 %

(25.8 %)

8.7 %

3.1 %

(11.8 %)

9.7 %

27.2 %

(36.9 %)

11 %

12.4 %

(23.4 %)

- vecteurs d’intégration :

. par le social :

. par le travail :

(Sous-total partiel)

1.4 %

13.2 %

(14.6 %)

9.3 %

2.5 %

(11.8 %)

8.8 %

2.6 %

(11.4 %)

6.4 %

6.2 %

(12.6 %)

Sous total (des occurrences) 40.4 % 23.6 % 48.3 % 36 %

Corbeille - Nostalgie / Attachement

- Difficultés d’évocation,

de verbalisation / Situations

de troubles, de malaises

17.1 %

2.8 %

0 %

19.5 %

15.7 %

4.3 %

10.2 %

9.8 %

177

(Sous-total partiel)

(19.9 %) (19.5 %) (20 %) (20 %)

TOTAL des sous-totaux et de la

corbeille100 100 100 100

Conclusion

Au cours de ce chapitre, nous avons tenté de prolonger notre recherche

théorique par une approche pratique sur le terrain, par l’emploi de méthodes de

recherches issues des sciences sociales. Ainsi, après avoir défini une méthodologie de

recueil des données qui nous semblait adaptée à notre problématique, mais aussi

évoqué les potentiels biais qui étaient susceptibles de s’inviter au cours de notre

démarche, nous avons conduit des entretiens que nous avons, par la suite, retranscrits,

puis intégrés dans une grille d’analyse catégorisée que nous avons élaborée à partir des

thèmes et sous-thèmes récurrents.

Dès lors, nous sommes en mesure de procéder à une analyse des données qui

nous permettra, d’une part d’interpréter les résultats au regard de notre problématique

et, d’autre part, de formuler un certain nombre de propositions d’actions afin de tenter

de faire en sorte que notre questionnement initial tende vers une forme, si ce n’est de

résolution, d’évolution à visée professionnelle.

Chapitre 4Analyse des données : interprétations et

propositions d’actions

178

Introduction

Après avoir organisé nos données issues des entretiens, nous allons, à présent,

tenter d’analyser l’ensemble des éléments recueillis, puis, d’en dégager des

interprétations. Nous procéderons, tout d’abord, à une analyse entretien par entretien

afin d’en dégager les idées forces au regard de notre questionnement initial, puis, à une

étude croisée de ces derniers qui nous permettra de dresser une analyse thématique

globale de notre enquête sur le terrain. Dans le cadre de ce travail de synthèse et de

réflexion, nous tiendrons compte de l’éclairage conceptuel que nous a permis

d’apporter à notre questionnement la première partie du présent travail de recherche,

tant dans sa capacité à conforter qu’à apporter la contradiction à notre analyse sur le

terrain.

Nous clôturerons ce chapitre par l’énoncé d’un certain nombre de propositions

d’actions qui contribuerons à permettre que nous appréhendions sous un nouveau jour

l’accompagnement de publics exilés, étrangers ou migrants dans l’exercice de notre

fonction de conseiller à l’emploi.

4.1. Analyse des données et interprétations

Cette étape de notre travail de terrain s’inscrit dans une démarche analytique,

mais aussi réflexive car il s’agit de tenter de donner un sens au contenu du discours de

chacun de nos interlocuteurs, relativement aux thèmes que nous avons choisi

d’interroger.

4.1.1. Analyse des données

Il convient d’analyser les données, d’abord, sur des critères quantitatifs, en

termes de nombre d’occurrences par entretien, puis, en fonction des thèmes et sous-

thèmes recensés et enfin, au regard d’une comparaison du contenu des entretiens.

179

a) Analyse quantitative : analyse par entretiens

Il convient, afin d’étudier les différentes occurrences de chacun des entretiens,

de rapprocher leur nombre du nombre total d’occurrences des trois entretiens, soit 420,

ce qui nous permet de relativiser les chiffres compte tenu de leur proportion. Dans

cette optique, le tableau d’équivalence exprimé en pourcentage du nombre

d’occurrences de chaque thème et sous-thème confère à cette étape de traitement des

données davantage de clarté quant à la lecture des chiffres bruts.

L’analyse par entretien consiste à comparer, aux vues de la grille comparative

élaborée au cours du précédent chapitre, les occurrences au sein d’un même entretien

afin de dégager les thèmes et sous-thèmes, d’une part, dominants, et d’autre part,

mineurs.

- Entretien n°1

L’entretien que nous avons conduit avec Angela nous permet d’élaborer la

grille d’analyse suivante, exprimée en valeur absolu (nombre d’occurrences) et en

valeur relative (taux) :

THEMES SOUS-THEMES Nb Taux

180

Citoyenneté

en pensée

- représentations face à l’exilé ou à

l’étranger :

. Ressentis favorables :

. Ressentis défavorables :

. Ressentis neutres :

1

43

0

44

0.7 %

29.9 %

0 %

30.6 %

- les projets :

. de vie :

. professionnels :

7

6

13

4.9 %

4.2 %

9.1 %

Sous-total (des occurrences) 57 39.7 %

Citoyenneté

en actes

- parcours vers la citoyenneté :

. rôle de l’exilé :

. rôle de la société :

21

16

37

14.6 %

11.2 %

25.8%

- vecteurs d’intégration :

. par le social :

. par le travail :

2

19

21

1.4 %

13.2 %

14.6 %

Sous-total (des occurrences) 58 40.4 %

Corbeille - Nostalgie / Attachement

- Difficultés d’évocation, de verbalisation /

Situations de troubles, de malaises

25

4

17.1 %

2.8 %

Sous-total (des occurrences) 29 19.9 %

TOTAL 144 100 %A partir de cette grille d’analyse nous dégageons une hiérarchie dans

l’importance que notre interlocutrice confère aux thèmes et sous-thèmes évoqués, dont

nous faisons le choix de les présenter sous forme de graphiques.

Poids des thèmes

181

L’analyse de cet entretien nous permet de faire le constat que le thème de la

’’citoyenneté en pensée’’, dont on recense 57 occurrences (soit à peine plus de 40%),

et celui de la ’’citoyenneté en actes’’, qui recueille 58 occurrences (soit à peine moins

de 40%), sont, à peu de choses près, évoqués dans les mêmes proportions. Cependant,

bien qu’aucun thème prépondérant ne se dégage, nous remarquons que ces deux

thèmes dominent le discours d’Angéla (115 occurrences, soit près de 80%), reléguant

loin derrière les idées annexes que nous avons répertoriées dans la ’’corbeille’’,

laquelle comptabilise 29 occurrences (soit près de 20%).

Graphique des thèmes (taux)

(incluant la corbeille)

Poids des sous-thèmes

L’analyse de l’entretien avec Angela permet également de mettre en évidence

deux sous-thèmes généraux dominants (qui, au nombre de quatre, recoupent chacun

les sous-thèmes que nous avons explicités au précédent chapitre, et auxquels nous

agrégerons ici le qualificatif ’’détaillées’’ pour les distinguer des ’’généraux’’) : celui

182

des ’’représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ dont on recense 44 occurrences

(soit près de 30%) et celui du ’’parcours vers la citoyenneté’’, qui recueille 37

occurrences (soit près de 26%). Les deux sous-thèmes généraux mineurs étant formés

par celui des ’’vecteurs d’intégration’’ dont on recense 21 occurrences (soit près de

15%) et celui des ’’projets ’’ qui recueille 13 occurrences (soit près de 9%).

Il apparait que deux idées remarquables se dégagent des données tirées de la

’’corbeille ’’ : les idées de ’’nostalgie et d’attachement à sa nationalité ou à ses

racines’’ – cette idée, qui constitue l’essentiel du contenu de la ’’corbeille’’, représente

une proportion particulièrement notable dans la teneur du discours d’Angela

(25 occurrences, soit près de 17%) – et de ’’difficultés de verbalisation, et de situations

de troubles ou de malaises’’, idée qui est cependant peu présente dans cet entretien

(4 occurrences, soit près de 3%).

Nous retrouvons dans la première idée une claire référence au concept de nostalgie

dont nous avons esquissé une analyse au cours de la première partie du présent travail

de recherche495 et que Barbara Cassin caractérise comme étant « à la fois la souffrance

qui vous tient quand on est loin et les peines que l’on endure pour rentrer »496.

De la même manière, cette définition nous semble pouvoir correspondre à l’esprit dont

est empreinte la deuxième idée (liée aux ’’difficultés […] troubles ou […] malaises’’).

Ainsi, un parallèle se dessine au regard de ces deux données issues de la ’’corbeille’’.

A partir de ce constat, nous dresserons une interprétation au cours d’une prochaine

phase497 de notre travail de recherche.

Graphique des sous-thèmes généraux

(incluant les deux données issues de la corbeille)

495 Cf. supra, 2.1.3, b)496 CASSIN, Barbara, « De l’hospitalité corse », op. cit.497 Cf. infra, 4.1.2, c)

183

S’agissant des sous-thèmes, que nous qualifions ici de détaillés afin de les

distinguer des précédents, nous constatons la prépondérance de l’un d’entre eux sur

l’ensemble des autres. Il s’agit des ’’ressentis défavorables dans les représentations

face à l’exilé ou à l’étranger’’ (43 occurrences, soit près de 30%) qui constituent un

aspect dominant du discours d’Angela. Par ailleurs, nous identifions trois sous-thèmes

de position médiane : le ’’rôle de l’exilé dans le parcours vers la citoyenneté’’ (21

occurrences, soit près de 15%), les ’’vecteurs d’intégration par le travail’’ (19

occurrences, soit près de 13%), le ’’rôle de la société dans le parcours vers la

citoyenneté’’ (16 occurrences, soit près de 11%). Il est intéressant de relever que ces

quatre sous-thèmes distancent très largement les cinq autres sous-thèmes, lesquels

recueillent respectivement le nombre d’occurrences suivant : les ’’projets de vie’’ (7

occurrences, soit près de 5%), les ’’projets professionnels’’ (6 occurrences, soit près

de 4%), les ’’vecteurs d’intégration par le social’’ (2 occurrences, soit près de 1%), les

’’ressentis favorables dans les représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ (1

occurrence, soit près de 1%), les ’’ressentis neutres dans les représentations face à

l’exilé ou à l’étranger’’ (0 occurrence).

Graphique des sous-thèmes détaillés

(incluant les deux données issues de la corbeille)

184

- Entretien n°2

L’entretien que nous avons conduit avec Patricia nous permet d’élaborer la

grille d’analyse suivante, exprimée en valeur absolu (nombre d’occurrences) et en

valeur relative (taux) :

THEMES SOUS-THEMES Nb Taux

Citoyenneté

en pensée

- représentations face à l’exilé ou à

l’étranger :

. Ressentis favorables :

. Ressentis défavorables :

. Ressentis neutres :

14

38

31

83

8.7 %

23.5 %

19.1 %

51.3 %

- les projets :

. de vie :

. professionnels :

4

5

9

2.5 %

3.1 %

5.6 %

Sous-total (des occurrences) 92 56.9 %

185

Citoyenneté

en actes

- parcours vers la citoyenneté :

. rôle de l’exilé :

. rôle de la société :

14

5

19

8.7 %

3.1 %

11.8%

- vecteurs d’intégration :

. par le social :

. par le travail :

15

4

19

9.3 %

2.5 %

11.8 %

Sous-total (des occurrences) 38 23.6%

Corbeille - Nostalgie / Attachement

- Difficultés d’évocation, de verbalisation /

Situations de troubles, de malaises

0

32

0 %

19.5 %

Sous-total (des occurrences) 32 19.5 %

TOTAL 162 100 %

A partir de cette grille d’analyse nous dégageons une hiérarchie dans

l’importance que notre interlocutrice confère aux thèmes et sous-thèmes évoqués, dont

nous faisons le choix de les présenter sous forme de graphiques.

Poids des thèmes

L’analyse de cet entretien permet de dégager le thème dominant de la

’’citoyenneté en pensée’’, dont on recense 92 occurrences (soit près de 57%),

reléguant loin derrière celui de la ’’citoyenneté en actes’’ qui ne recueille que 38

occurrences (soit près de 24%). Tout comme pour l’entretien précédent, nous

remarquons que ces deux thèmes dominent le discours de Patricia (130 occurrences,

soit près de 80%), distançant amplement les idées annexes que nous avons répertoriées

dans la corbeille, laquelle comptabilise 32 occurrences (soit près de 20%).

Graphique des thèmes (taux)

(incluant la corbeille)

186

Poids des sous-thèmes

L’analyse de l’entretien avec Patricia permet également de mettre en évidence

la prééminence d’un sous-thème général dominant au détriment de l’ensemble des

autres (qui, au nombre de quatre, recoupent chacun les sous-thèmes que nous avons

explicités au précédent chapitre, et auxquels nous agrégerons ici le qualificatif

’’détaillées’’ pour les distinguer des ’’généraux’’) : celui des ’’représentations face à

l’exilé ou à l’étranger’’ dont on recense 83 occurrences (soit plus de 51%). Les deux

sous-thèmes généraux suivants sont nettement distancés : celui du ’’parcours vers la

citoyenneté’’ et celui des ’’vecteurs d’intégration’’ recueillent chacun 19 occurrences

(soit près de 12%). Enfin, le sous-thème général mineur est formé par celui des

’’projets ’’ qui ne fait l’objet que de 9 occurrences (soit moins de 6%)

S’agissant des données tirées de la ’’corbeille ’’, les idées de ’’difficultés de

verbalisation, et de situations de troubles ou de malaises’’ constituent le contenu

exclusif de cette dernière, représentant une proportion particulièrement remarquable

dans la teneur du discours de Patricia (32 occurrences, soit plus de 19%).

Leur signification n’est pas identique à celle du précédent entretien, Patricia n’étant

pas personnellement concernée par le phénomène de l’exil. Cependant, et bien que la

187

nature en soit différente, il est intéressant de faire le constat d’une telle similitude,

probablement induite par l’implication professionnelle de Patricia dans une

problématique éminemment sensible et pétrie d’humanité.

Graphique des sous-thèmes généraux

(incluant les deux données issues de la corbeille)

S’agissant des sous-thèmes, que nous qualifions ici de détaillés afin de les

distinguer des précédents, nous en identifions deux principaux : les ’’ressentis

défavorables dans les représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ (38 occurrences,

soit plus de 23%) et les ’’ressentis neutres dans les représentations face à l’exilé ou à

l’étranger’’ (31 occurrences, soit près de 19%). Il est intéressant de relever que ces

deux sous-thèmes distancent largement les cinq autres sous-thèmes. Parmi ceux-ci,

trois d’entre eux occupent une position médiane et recueillent un nombre

d’occurrences quasi identiques dont voici le détail : les ’’vecteurs d’intégration par le

social’’ (15 occurrences, soit près de 9%), le ’’rôle de l’exilé dans le parcours vers la

citoyenneté’’ (14 occurrences, soit près de 9%), ainsi que les ’’ressentis favorables

dans les représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ (14 occurrences, soit près de

9%). Dans le même temps, quatre d’entre eux occupent une position mineure et

recueillent, également, un nombre d’occurrences quasi identiques dont voici le détail :

les ’’projets professionnels’’ (5 occurrences, soit près de 3%), le ’’rôle de la

société dans le parcours vers la citoyenneté’’ (5 occurrences, soit près de 3%), les

188

’’projets de vie’’ (4 occurrences, soit moins de 3%), ainsi que les ’’vecteurs

d’intégration par le travail’’ (4 occurrences, soit moins de 3%).

Graphique des sous-thèmes détaillés

(incluant les deux données issues de la corbeille)

- Entretien n°3

L’entretien que nous avons conduit avec Anthony-Paul nous permet d’élaborer

la grille d’analyse suivante, exprimée en valeur absolu (nombre d’occurrences) et en

valeur relative (taux) :

THEMES SOUS-THEMES Nb Taux

Citoyenneté

en pensée

- représentations face à l’exilé ou à

l’étranger :

. Ressentis favorables :

. Ressentis défavorables :

. Ressentis neutres :

3

27

0

30

2.7 %

23.7 %

0 %

26.4 %

189

- les projets :

. de vie :

. professionnels :

6

0

6

5.3 %

0 %

5.3 %

Sous-total (des occurrences) 36 31.7 %

Citoyenneté

en actes

- parcours vers la citoyenneté :

. rôle de l’exilé :

. rôle de la société :

11

31

42

9.7 %

27.2 %

36.9%

- vecteurs d’intégration :

. par le social :

. par le travail :

10

3

13

8.8 %

2.6 %

11.4 %

Sous-total (des occurrences) 55 48.3%

Corbeille - Nostalgie / Attachement

- Difficultés d’évocation, de verbalisation /

Situations de troubles, de malaises

18

5

15.7 %

4.3 %

Sous-total (des occurrences) 23 20 %

TOTAL 114 100 %A partir de cette grille d’analyse nous dégageons une hiérarchie dans

l’importance que notre interlocuteur confère aux thèmes et sous-thèmes évoqués, dont

nous faisons le choix de les présenter sous forme de graphiques.

Poids des thèmes

L’analyse de cet entretien permet de dégager le thème dominant de la

’’citoyenneté en actes’’, dont on recense 55 occurrences (soit plus de 48%), tandis que

celui de la ’’citoyenneté en pensée’’, qui recueille 36 occurrences (soit près de 32%)

est tenu à bonne distance. Tout comme pour les entretiens précédents, nous

remarquons que ces deux thèmes dominent le discours d’Anthony-Paul (91

190

occurrences, 80%), distançant, ici à nouveau, les idées annexes que nous avons

répertoriées dans la ’’corbeille’’, laquelle comptabilise 23 occurrences (soit 20%).

Graphique des thèmes (taux)

(incluant la corbeille)

Poids des sous-thèmes

L’analyse de l’entretien mené avec Anthony-Paul permet également de mettre

en évidence deux sous-thèmes généraux dominants (qui, au nombre de quatre,

recoupent chacun les sous-thèmes que nous avons explicités au précédent chapitre, et

auxquels nous agrégerons ici le qualificatif ’’détaillées’’ pour les distinguer des

’’généraux’’) : celui du ’’parcours vers la citoyenneté’’ dont on recense 42

occurrences (soit près de 37%) et celui des ’’représentations face à l’exilé ou à

l’étranger’’, qui recueille 30 occurrences (soit près de 27%). Les deux sous-thèmes

généraux mineurs étant formés par celui des ’’vecteurs d’intégration’’ dont on recense

191

13 occurrences (soit près de 11%) et celui des ’’projets ’’ qui recueille 6 occurrences

(soit près de 5%).

Il est remarquable de noter que, s’agissant des données tirées de la corbeille,

l’idée de ’’nostalgie et d’attachement à sa nationalité’’, qui constitue l’essentiel du

contenu de cette dernière, représente une proportion particulièrement notable dans la

teneur du discours d’Anthony-Paul (18 occurrences, soit près de 16%). Quant aux

idées de ’’difficultés de verbalisation, et de situations de troubles ou de malaises’’,

elles ne sont que peu présentes au cours de cet entretien (5 occurrences, soit près de

4%).

Graphique des sous-thèmes généraux

(incluant les deux données issues de la corbeille)

S’agissant des sous-thèmes, que nous qualifions ici de détaillés afin de les

distinguer des précédents, nous en identifions deux principaux : le ’’rôle de la

société dans le parcours vers la citoyenneté’’ (31 occurrences, soit près de 27%) et les

’’ressentis défavorables dans les représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ (27

occurrences, soit près de 24%). Il est intéressant de relever que ces deux sous-thèmes

distancent largement les cinq autres sous-thèmes. Parmi ceux-ci, deux d’entre eux

occupent une position médiane et recueillent un nombre d’occurrences quasi

identiques dont voici le détail : le ’’rôle de l’exilé dans le parcours vers la

citoyenneté’’ (11 occurrences, soit près de 10%) et les ’’vecteurs d’intégration par le

social’’ (10 occurrences, soit près de 9%). Dans le même temps, cinq d’entre eux

occupent une position mineure et recueillent un faible nombre d’occurrences, voire

192

nul, dont voici le détail: les ’’projets de vie’’ (6 occurrences, soit près de 5%), les

’’ressentis favorables dans les représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ (3

occurrences, soit légèrement moins de 3%), ainsi que les ’’vecteurs d’intégration par le

travail’’ (3 occurrences, soit légèrement moins de 3%) ; s’agissant des ’’projets

professionnels’’ et des ’’ressentis neutres dans les représentations face à l’exilé ou à

l’étranger’’, ils ne font l’objet d’aucune occurrence.

Graphique des sous-thèmes détaillés

(incluant les deux données issues de la corbeille)

b) Analyse qualitative : étude globale

En rapprochant les résultats des analyses individuelles que nous venons de

dresser, se dégagent des caractéristiques, d’une part, thématiques et, d’autre part,

communes aux trois entretiens que nous avons conduits.

- Analyse par thèmes et sous-thèmes

S’agissant des thèmes, nous constatons que le thème dominant au cours des

trois entretiens est celui de la ’’citoyenneté en pensées’’ qui recueille 185 occurrences

(soit 44%). Le thème de la ’’citoyenneté en actes’’, qui recense 151 occurrences (soit

193

36%), obtient donc près de 20% (soit 8 points) d’occurrences de moins que le thème

dominant.

Graphique des thèmes (taux)

(incluant la corbeille)

S’agissant des sous-thèmes généraux, nous constatons qu’une dominante se

dégage : il s’agit des ’’représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’, qui recueille 157

occurrences (soit plus de 37%). Suis le sous-thème général du ’’parcours vers la

citoyenneté’’ dont on recense 98 occurrences (soit plus de 23%). Les sous-thèmes

généraux mineurs sont constitués des ’’vecteurs d’intégration’’ dont on recense 53

occurrences (soit près de 13%) et celui des ’’projets ’’ qui recueille 28 occurrences

(soit légèrement moins de 7%).

Concernant les données tirées de la corbeille, nous notons que les deux idées

qui la composent, soit celle de ’’nostalgie et d’attachement à sa nationalité’’ et celle de

’’difficultés de verbalisation, et de situations de troubles ou de malaises’’, figurent

l’une l’autre à un niveau similaire, aux alentours de 10% chacune.

194

Graphique des sous-thèmes généraux

(incluant les deux données issues de la corbeille)

En ce qui concerne les sous-thèmes (que nous avons qualifiés, dans la partie de

l’analyse par entretiens, de détaillés afin de les distinguer des précédents), force est de

constater que celui des ’’ressentis défavorables dans les représentations face à l’exilé

ou à l’étranger’’ (108 occurrences, soit près de 27%) constitue le sous-thème qui

domine largement parmi l’ensemble des sous-thèmes abordés. Largement distancé se

trouve celui du ’’rôle de la société dans le parcours vers la citoyenneté’’ (52

occurrences, soit plus de 12%), suivi de très près par celui du ’’rôle de l’exilé dans le

parcours vers la citoyenneté’’ (46 occurrences, soit 11 %). Il convient de relever, et

bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler de sous-thèmes, que les deux données

émanant de la ’’corbeille’’ talonnent les deux sous-thèmes précédemment évoqués

(soit, sensiblement 10% pour chacune d’elles). S’agissant des sous-thèmes mineurs, ils

se composent des ’’projets professionnels’’ et des ’’projets de vie’’ (soit près de 3%

pour le premier et près de 4% pour le deuxième), des ’’ressentis favorables dans les

représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ (soit près de 4%), des ’’vecteurs

d’intégration par le social’’ et des ’’vecteurs d’intégration par le travail’’ (soit près de

6%), ainsi que des ’’ressentis neutres dans les représentations face à l’exilé ou à

l’étranger’’ (soit près de 7%).

Graphique des sous-thèmes détaillés

195

(incluant les deux données issues de la corbeille)

Enfin, il convient de souligner que la corbeille fait apparaître un nombre élevé

d’interventions (84 occurrences sur un total de 420, soit 20 %) qui pourraient, de

prime abord, ne pas sembler relever directement de notre questionnement. Cependant,

l’interprétation des données que nous allons réaliser498 va nous permettre de mettre en

lien les éléments de la corbeille avec notre sujet d’étude.

- Comparaison des entretiens

Désormais, et afin d’affiner notre analyse au niveau des singularités de nos

interviewés, nous procédons à une étude comparée des entretiens.

Poids des thèmes

Préalablement à tout commentaire, il convient de rappeler que parmi les

entretiens que nous avons conduits, deux d’entre eux ont été menés auprès

498 Cf. infra dans ce chapitre, 4.1.2.

196

d’interlocuteurs exilés ou étrangers (entretiens numéros 1 et 3) tandis que l’entretien

numéro 2 a été réalisé auprès d’une professionnelle, conseillère à l’emploi.

Aussi, par comparaison, constate-t-on que le thème qui domine sensiblement

dans le discours des deux interlocuteurs exilés ou étrangers est celui de la

’’citoyenneté en actes’’. Dans le même temps, l’inverse se produit s’agissant du

discours de la conseillère à l’emploi, laquelle met l’accent sur la ’’citoyenneté en

pensées’’.

Poids des sous-thèmes

A la lecture d’une analyse comparative des sous-thèmes de nos entretiens, nous

constatons, à nouveau, une proximité, voire un couplage, dans la fréquence des

occurrences relevées dans les entretiens des deux interlocuteurs exilés ou étrangers et,

ce, dans la plupart des sous-thèmes, qu’ils soient généraux ou détaillés, prenant

souvent à contre-pied les éléments tirés de l’entretien mené avec la professionnelle,

conseillère à l’emploi.

Ainsi, s’agissant des sous-thèmes généraux, nous constatons que les

’’représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ ainsi que les ’’parcours vers la

citoyenneté’’ représentent les sous-thèmes dominants dans le discours de ce public,

discours empreints, tant l’un que l’autre, de l’idée de ’’nostalgie et d’attachement à sa

nationalité ou à ses racines’’, tandis que le sous-thème général mineur est constitué par

celui des ’’projets’’. La conseillère à l’emploi met, tout comme les deux autres

197

interlocuteurs, mais dans une bien plus large mesure, l’accent sur les ’’représentations

face à l’exilé ou à l’étranger’’, tandis qu’elle accorde tout autant de (faible) valeur aux

’’projets’’ (il y a là convergence des entretiens). Concernant les autres sous-thèmes

généraux, son discours semble distancié, voire ’’déconnecté’’, par rapport aux deux

autres interlocuteurs, notamment quant aux ’’parcours vers la citoyenneté’’ ainsi

qu’aux deux idées émanant de la ’’corbeille’’ (il y a là divergence des entretiens).

Graphique des sous-thèmes généraux

(incluant les deux données issues de la corbeille)

Légende :

A : Représentations D : Vecteurs d’intégrations

B : Projets E : Corbeille (Nostalgie/Attachement)

C : Parcours vers la citoyenneté F : Corbeille (Difficultés/Troubles)

En ce qui concerne les sous-thèmes dits détaillés, force est de constater que,

manifestement, un seul d’entre eux fait l’objet d’une audience à la fois élevée et

commune aux trois entretiens, celui des ’’ressentis défavorables dans les

représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ ; les deux suivants, celui du ’’rôle de

198

l’exilé dans le parcours vers la citoyenneté’’ et celui des ’’projets de vie’’, sont très

nettement distancés et ne recueillent que peu d’occurrences parmi les trois entretiens

(il y a là convergence des entretiens). L’un des deux interlocuteurs exilés ou étrangers

met l’accent sur le ’’rôle de la société dans le parcours vers la citoyenneté’’, tandis que

l’autre relève l’importance de ’’l’intégration par le travail’’. Tous deux accordent,

comme évoqué précédemment, une importance singulière à l’idée de ’’nostalgie et

d’attachement à sa nationalité ou à ses racines’’. Quant à la conseillère à l’emploi, son

entretien est, pour ainsi dire, le seul à accorder une certaine importance aux ’’ressentis

neutres dans les représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’, mais également à être

pétri de ’’difficultés de verbalisation, et de situations de troubles ou de malaises’’ (il y

a là divergence des entretiens). Enfin, les sous-thèmes des ’’ressentis favorables dans

les représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’, des ’’projets professionnels’’ et des

’’vecteurs d’intégration par le social’’ sont peu abordés parmi les trois entretiens

(point de convergence des entretiens).

Graphique des sous-thèmes détaillés

(incluant les deux données issues de la corbeille)

Légende :

A : Ressentis favorables G : Rôle de la société

B : Ressentis défavorables H : Intégration par le social

199

C : Ressentis neutres I : Intégration par le travail

D : Projets de vie J : Corbeille (Nostalgie/Attachement)

E : Projets professionnels K : Corbeille (Difficultés/Troubles)

F : Rôle de l’exilé

c) Synthèse des éléments d’analyse

En guise de conclusion concernant l’analyse des données que nous venons de

dresser, et afin de tenter de la synthétiser, nous pouvons formuler un quadruple

constat.

D’une part, si l’on s’en tient à la lecture des thèmes, nous distinguons que bien que

celui de la ’’citoyenneté en pensées’’ représente le thème prépondérant, celui de la

’’citoyenneté en actes’’ prévaut dans le discours de nos deux interlocuteurs, l’exilée et

l’étranger499.

D’autre part, le sous-thème général des ’’représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’

(issu du thème ’’citoyenneté en pensées’’) se révèle dominant, mais, cependant, celui

des ’’parcours vers la citoyenneté’’ (issu du thème ’’citoyenneté en actes’’) tient la

corde auprès de ces mêmes interlocuteurs exilés ou étrangers. Tandis que le sous-

thème général des ’’projets’’ (issu du thème ’’citoyenneté en pensées’’) est le moins

fréquemment évoqué, suivi par celui des ’’vecteurs d’intégration’’ (issu du thème

’’citoyenneté en actes’’).

En outre, s’agissant des sous-thèmes (ou sous-thèmes détaillés), celui des ’’ressentis

défavorables dans les représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’ (issu du thème

499 Bien que nous ayons souligné, au cours de notre première partie, la difficulté face à laquelle nous nous trouvons en tant que chercheur pour distinguer les notions d’exilé et d’étranger, l’exilé pouvant notamment ne pas être statutairement un étranger s’il vit une situation d’exil intérieur, et l’étranger pouvant ne pas se considérer comme étant exilé, nous faisons le choix arbitraire de nommer ’’exilée’’ Angela, l’étrangère qui vit une expérience d’exil au sein d’un pays d’accueil, et ’’étranger’’ Anthony-Paul, l’autochtone statutairement étranger sur sa terre de naissance, terre de ses ancêtres.

200

’’citoyenneté en pensées’’) occupe une place centrale dans les données recueillies

auprès des trois interviewés, suivi des sous-thèmes concernant le ’’rôle de l’exilé’’

ainsi que le ’’rôle de la société dans le parcours vers la citoyenneté’’ (issu du thème

’’citoyenneté en actes’’), notamment auprès des deux interlocuteurs exilés ou

étrangers. Tandis que les sous-thèmes des ’’projets professionnels’’ (issu du thème

’’citoyenneté en pensées’’) ainsi que celui des ’’vecteurs d’intégration par le travail’’

(issu du thème ’’citoyenneté en actes’’), thématiques en lien direct avec notre

questionnement initial, obtiennent peu d’écho au cours de nos entretiens.

Enfin, nous distinguons à partir des éléments tirés de la ’’corbeille’’ l’importance que

nos trois interlocuteurs accordent aux idées de ’’nostalgie et d’attachement à sa

nationalité’’ et/ou de ’’difficultés de verbalisation, et de situations de troubles ou de

malaises’’. Il est remarquable de noter que ces deux idées représentent l’essentiel des

éléments tirés de chacun de leur discours qui ne peuvent être catégorisés dans aucun

des thèmes, ni des sous-thèmes.

4.1.2. Interprétation des données

Afin de tenter d’interpréter les données que nous venons d’analyser, il est

nécessaire de dresser un parallèle entre ces dernières et les apports conceptuels tirés de

la première partie théorique du présent travail de recherche, dans une tentative de mise

en tension entre épistémique et pragmatique.

D’un point de vue méthodologique, et par souci de clarté, nous allons distinguer notre

interprétation autour de deux axes : d’une part, les données liées à la place qu’occupe

l’exilé ou l’étranger dans la société et d’autre part, les données relatives à la notion de

travail. Nous interprèterons, également, les idées émanant de la ’’corbeille’’.

En outre, d’un point de vue éthique, et étant donné que les données ont été obtenues

par la médiation du discours, nous tenterons de prendre soin de garder à l’esprit la

nécessité de conserver une certaine lucidité quant à la présence d’une subjectivité plus

que probable dans l’interprétation que nous allons formuler, ainsi que nous y invite

Georges Pérec :

201

Ils apprirent à faire parler les autres […) : ils surent déceler, sous les

hésitations embrouillées, sous les silences confus, sous les allusions

timides, les chemins qu’il fallait explorer »500.

a) Les données relatives à la notion de place dans la société

Quelles interprétations tirons-nous des éléments relatifs à la sphère personnelle

ou, autrement dit, que comprenons-nous des préoccupations exposées par nos trois

interlocuteurs quant aux questions liées à la place qu’occupe l’exilé dans la société ou

que lui concède cette même société ?

- Des représentations clivées

Il est manifeste de constater que, dès les tous premiers instants des trois

entretiens que nous avons conduits, nos interlocuteurs ont rapidement engagé la

conversation sur des idées relevant de leurs propres représentations face à l’exilé-

étranger qu’ils sont ou qu’ils côtoient professionnellement, en leur conférant une

connotation essentiellement négative. Un tel jugement de valeur l’emporte de manière

éloquente sur toute autre préoccupation et, ce, parmi chacun d’eux.

Les deux interviewés exilés ou étrangers n’affirment-ils finalement pas qu’ils sont, ou

qu’ils se perçoivent eux-mêmes comme étant, en quelque sorte, les métèques501 des

temps nouveaux, à qui la société moderne n’accorde que de pseudo-droits, sans

commune mesure avec les jus502 accordés dans l’antiquité aux ressortissants des

territoires que Rome conquérait, tandis qu’obligation leur est faite d’obéir à la loi du

pays hôte, lequel circonscrit, dès lors, leur statut à la simple réalisation d’une série de

devoirs ? La mise au ban503 perçue par nos deux interlocuteurs interroge la capacité de

socialisation de la société, laquelle, paradoxalement, ne pâtit pas nécessairement d’une

carence de capacité intégrative, mais au contraire, comme le souligne Emile

500 PEREC, Georges, Les Choses, Paris, Pocket, 2002 (Edition originale 1965).501 Cf. supra, 1.1.2., b), La démocratie athénienne : le droit de cité en Grèce502 Cf. supra, 1.1.2., b), La République romaine : le droit de cité à Rome503 Cf. supra, 1.2.

202

Durkheim, d’un goût trop prononcé pour l’intégration504 qui « ne permet pas aux

individus de disposer d’eux-mêmes »505.

Si l’on peut concevoir qu’une telle piètre représentation s’entende lorsqu’elle

émane d’individus qui la subissent et qui peinent à évoluer dans un monde qui leur

semble exclusif, il est plus surprenant de constater qu’elle occupe également, et avec

force, le champ sémantique de l’interlocutrice conseillère à l’emploi, c’est-à-dire de

celle-là même à qui incombe la charge (pour le moins institutionnelle) de l’intégration

de ces derniers, notamment professionnelle.

- L’hospitalité et le paradoxe en questions

N’y a-t-il pas, dans l’analyse que nous venons d’évoquer, quelque-chose qui

relèverait de l’injonction paradoxale506, tant pour l’exilé qui, s’il souhaite mener une

démarche d’intégration et d’insertion professionnelle, est contraint par la société

d’accepter l’accompagnement d’un professionnel aux représentations relativement

préconçues, que pour la professionnelle qui se voit invitée à piloter en grande partie ce

mouvement intégratif ? Aussi, nous semble-t-il que la question sous-jacente de

l’hospitalité occupe une place nodale dans l’interprétation des constats que nous

venons de dresser. Mais, il s’agit, cependant, d’une hospitalité pétrie, ici également, de

paradoxes, tant dans sa dimension ambivalente, évoquée par Barbara Cassin

lorsqu’elle met l’accent sur la notion de « confiance-méfiance »507 issue de l’acception

duelle du terme ’’hôte’’, que dans celle issue d’une vision réductrice, voire aliénante

de l’hospitalité, développée par Kant quant à la capacité d’intervention citoyenne

accordée à l’hôte-exilé, en appelant à ce que ce dernier « se tien(ne) paisiblement à sa

place »508. Cette forme de désillusion dans l’appréhension de l’autre ne relèverait-elle

504 Cf. supra, 1.2.2, a)505 DURKHEIM, Emile, op.cit.506AMSLEM-KIPMAN, Amélie, Dictionnaire critique des termes de psychiatrie et de santé mentale, Paris, Doin, 2005 : « L’injonction paradoxale est un ordre qui contient un paradoxe, donné de telle sortequ’il comporte une contradiction, plaçant l’individu dans une situation difficile car il ne peut, à la fois, qu’obéir et désobéir ».507 Cf. supra, 2.2.2., a), Les hôtes et la tolérance508 KANT, Emmanuel, op.cit.

203

pas, comme nous invite à l’envisager Laurence Cornu509, de « la confiance dans la

parole de l’autre »510 ? Une telle interprétation et les questionnements essentiels qu’elle

suscite en termes de pratiques professionnelles, nous apparaissent comme étant d’une

importance cardinale s’agissant de l’exercice des métiers de l’accompagnement ou de

l’insertion, tant ces professions sont fondamentalement assises sur la relation verbale

et les interactions orales entre des individus qui sont contraints à s’ ’’hospiter’’

réciproquement.

- Un exil ’’inachevé’’ : quel citoyen pour quelle nationalité ?

Les idées liées à ce nous avons nommé ’’parcours vers la citoyenneté’’

occupent, également, une place primordiale dans le discours de nos trois

interlocuteurs, et plus particulièrement en ce qui concerne celui des deux interviewés

exilés ou étrangers. Aussi, après avoir vécu différentes formes d’exil511, que nous

pourrions qualifier – et en suivant la distinction sémantique que nous avons proposée

dans la première partie du présent travail de recherche – d’ ’’intérieur’’, puis de ’’forcé

destructeur’’ s’agissant d’Angela, d’ ’’intérieur’’, puis de ’’forcé reliant’’ quant à

Anthony-Paul, pouvons-nous affirmer que, en quelques sortes, celui-ci se poursuit

sous de nouvelles formes qui sollicitent, au regard du contenu de nos entretiens, tout à

la fois une implication de l’individu (’’rôle de l’exilé’’) et de la communauté (’’rôle de

la société’’). Si l’implication de cette dernière est perçue par nos deux interviewés

exilés ou étrangers comme constituant un incontournable tremplin à leur intégration –

une telle attente n’étant pas sans nous rappeler le rôle que confère Platon à la cité512 –,

celle de l’individu constitue aux yeux de la conseillère à l’emploi, le levier permettant

de tendre vers leur insertion (nous développerons davantage, ci-après, le volet de

l’insertion professionnelle). Il s’agit là d’une double quête face à laquelle nous

pouvons avancer qu’elle contribue à octroyer à l’étranger, à tout le moins dans les

représentations, le statut d’exilé en éternel513 transit. A ce titre, il est une déclaration

d’Anthony-Paul, relevant d’une forme de sérendipité, qui nous apparaît comme étant

une authentique et inattendue tentative de dépassement d’un tel mouvement rétroactif

509 Cf. supra, 2.2.2., a), La confiance en jeu510 CORNU, Laurence, « Confiance, étrangeté et hospitalité », op. cit.511 Cf. supra, 2.1.2., b)512 Cf. supra, 1.1.1., a), - Platon : le bonheur et la justice, affaires de la cité 513 Cf. supra, 2.1.3., c), - De quelques figures mythologiques à l’oblique

204

et déterministe. En effet, il pose avec détermination : « Je suis citoyen indien de

nationalité française »514. Aussi, perçoit-il là comme caduque la définition juridique de

la citoyenneté – que nous avons interrogée au cours de la première partie de notre

travail de recherche et pour laquelle nous relevions que « la notion de citoyenneté est

liée à la notion de nationalité »515 – au profit d’une définition politique de la

citoyenneté, laquelle se fixe pour objectif de permettre à l’étranger qu’il est de se

montrer citoyen puisque force est de constater que la société indienne le prive de la

jouissance d’une telle citoyenneté. En d’autres termes, Anthony-Paul n’est il pas en

train de nous démontrer qu’il est possible de retrouver une conscience du commun par

le dépassement du carcan statutaire que nos Etats-nations infligent à l’étranger en

quête d’hospitalité ?

b) Les données relatives à la notion de travail

Quelles interprétations tirons-nous des éléments relatifs à la sphère

professionnelle ou, autrement dit, aux questions liées au domaine de l’insertion par le

travail de l’exilé ou de l’étranger, exposés par nos trois interlocuteurs ?

- Une continuité de l’exil sous une nouvelle forme

Ainsi que nous l’avons évoqué précédemment, le ’’parcours vers la

citoyenneté’’ semble mettre en évidence un phénomène de poursuite du mouvement

d’exil, notamment quant à ’’l’intégration par le travail’’. Peut-être pourrions-nous

parler d’une forme d’hystérésis d’un certain habitus516 compte tenu du fait que les

dispositions acquises par la socialisation de nos deux interlocuteurs exilés ou étrangers

dans leur espace social respectif perdurent dans le temps, occupant de nouveaux

514 Cf. annexe 3, entretien individuel d’Anthony-Paul, p., lignes 9-10.515 Cf. supra, 2.2.2., b), - En rapport avec l’Etat et l’action sociale : nationalité, travail et processus d’intégration516 En référence à la théorie développée par Pierre Bourdieu, notamment dans son ouvrage intitulé Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn., Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2002.

205

champs, notamment professionnels. Comment ne pas percevoir dans cette notion de

’’parcours’’ l’idée de transit que nous évoquions précédemment ? Nous nous risquons,

cependant, à la qualifier, dans cette partie de notre réflexion consacrée à

l’interprétation des données relatives à la notion de travail, du terme de ’’transitions

professionnelles’’. En effet, l’incessante quête, en particulier professionnelle, que nous

exposent avec plus ou moins de résignation Angela et Anthony-Paul, nous signifie

qu’il s’agit bien de véritables histoires de vie au travail, jalonnées de ruptures aux

caractéristiques multiples, au carrefour de trajets de vie et de parcours professionnels

marqués par une empreinte culturelle éminemment singulière.

- Un sujet évoqué en arrière plan

Force est de constater que la thématique de l’intégration de l’exilé ou de

l’étranger par le vecteur travail n’a, manifestement, été que peu abordée par nos trois

interlocuteurs, figurant même à l’antépénultième place parmi les neuf sous-thèmes

catégorisés. Il est vrai que, s’agissant des deux interviewés exilés ou étrangers, il serait

légitime de considérer que, d’une part, Anthony-Paul, qui occupe un emploi stable,

pourrait ne pas éprouver le besoin d’évoquer un tel aspect du processus d’intégration

et, d’autre part, que le constat que nous dressons est, au bout du compte, partiel étant

donné que ce sujet figure au quatrième rang parmi les sujets évoqués par Angéla.

Cependant, cette première lecture nous apparait comme étant erronée, voire même à

l’origine d’un éventuel contresens.

En effet, la singularité de l’emploi occupé par Anthony-Paul – soit intervenant

en informatique au sein de l’Alliance Française à Pondichéry – nous semble participer

de l’aggravation des représentations défavorables émanant de la société indienne à son

égard, accentuant ainsi les clivages entre une majorité tamoule désœuvrée et une élite

franco-pondichérienne nantie ou perçue en tant que telle. Aussi, le travail alimente-t-il,

ici, un certain clivage social, plaçant Anthony-Paul dans une situation que nous

qualifierions d’ ’’intégration non-intégrative’’ tant l’accès aux droits les plus

élémentaires lui sont refusés malgré une situation d’insertion professionnelle.

206

En outre, s’agissant d’Angéla, nous pourrions qualifier son discours d’exilé

relatif à la notion de travail d’évocation par procuration, tant il apparait que cette

notion concerne principalement ses enfants et son conjoint. D’ailleurs, peut-on même

déceler dans un discours résigné une sorte de fatalité, voire de dénonciation, face à une

forme d’aliénation au sens marxiste à l’égard de formes de travail tant pénibles

physiquement qu’excessivement pesantes en termes de rythme.

Ainsi, l’une et l’autre semblent accorder à la valeur travail une importance

secondaire dans le processus d’intégration au sein de leur environnement respectif.

Leur propension à évoquer dans de fortes proportions des considérations liées aux

représentations et plus particulièrement aux ressentis défavorables qu’ils perçoivent ou

subissent quant à leur condition, vient conforter une telle interprétation.

- L’accompagnement en questions

S’il apparait qu’une évocation en demi-teinte de la thématique de l’intégration

de l’exilé ou de l’étranger par le vecteur travail peut s’expliquer eu égard à la

complexité des situations singulières traversés par les acteurs, il est, à nouveau ici,

plus surprenant de constater qu’une telle thématique occupe le dernière rang parmi les

sujets évoqués par l’interviewée conseillère à l’emploi. Une telle attitude relèverait-

elle de la logique de « soupçon de la pauvreté volontaire, de la paresse, du vice »517

que nous évoquions dans la première partie518 de notre travail de recherche et qui

guette tout travailleur social ? Dès lors, et quand bien même un certain (contre) effet

’’Charlie’’ ait pu venir perturber le discours de la professionnelle, qu’en est-il, donc,

de la mission de soutien519 dans les démarches de recherche d’emploi telle qu’instituée

par la Convention d’Assurance chômage ? En d’autres termes, n’assiste-t-on pas, ici, à

la démonstration de l’échec patent des pratiques d’accompagnement telles

qu’envisagées dans le système fermé qu’est l’opérateur public de l’emploi, lequel fige

les rôles de chacun, instituant, d’une part, à l’accompagnateur la figure du savant-

517 MADEC, Annick, MURARD, Numa., op. cit.518 Cf. supra, 2.2.2., b), - En rapport avec l’Etat et l’action sociale : nationalité, travail et processus d’intégration519 Cf. supra, 2.2.2., c), Le cas de Pôle Emploi : entre missions d’insertion et de contrôle, le difficile dialogisme de la fonction d’accompagnement au sein de l’opérateur public de l’emploi

207

expert qui, s’il parvient par fortune à dépasser ses représentations et les multiples

situations de malaise qu’il rencontre, se limite trop souvent à inculquer par la théorie

une technique520 au demandeur d’emploi et, d’autre part, à l’accompagné celle de

l’ignorant-expertisé qui est invité à la mettre en pratique sur le terrain

d’expérimentation ?

Dès lors, et au regard du travail d’interprétation que nous venons de dresser,

nous nous risquons à affirmer que le facteur travail, pris isolément comme unique

variable, ne semble pas représenter un vecteur d’intégration suffisamment efficient

pour garantir le plein exercice d’une citoyenneté désirée. Celle-ci requiert, de surcroit,

une démarche d’affirmation de la part de l’exilé ou de l’étranger afin de ’’se montrer

citoyen’’. Une telle démonstration de citoyenneté peut s’appuyer sur les leviers

qu’institue tout Etat de droit, notamment en termes d’expression d’une volonté propre,

laquelle peut intervenir par le bais de multiples organisations. Ceci induit que le

nombre, le groupe, la communauté organisée, constituent un facteur essentiel

favorisant l’expression citoyenne. D’autre part, et s’agissant du champ de l’insertion

professionnelle, la place qui est accordée à l’exilé ou à l’étranger dans la possibilité

d’expression qui lui est offerte relativement à l’élaboration de son projet professionnel,

constitue un levier fondamental lui permettant de ’’se montrer citoyen’’. Dans le cadre

d’une telle démarche, le rôle occupé par le conseiller à l’emploi revêt une importance

nodale, tant il est en capacité de décider de mettre en œuvre une démarche

participative dans le cadre de sa mission d’accompagnement521. Notre propre

expérience de conseiller à l’emploi au sein de Pôle Emploi nous fait éprouver le

sentiment d’attente de démonstration citoyenne dont sont porteurs les publics exilés ou

étrangers, migrants ou réfugiés, pour lesquels, et ainsi que le souligne le témoignage

de Patricia, la réponse qui leur est apportée est essentiellement fondée sur des

considérations d’ordre financier, notamment par le biais de l’indemnisation appelée

’’A.T.A.’’522. 520 En référence au dispositif dénommé « Techniques de Recherche d’Emploi », sorte d’incontournable vademecum à l’adresse de tout demandeur d’emploi.521 Nous formulerons, à cet égard, un certain nombre de préconisations au cours de la séquence suivante de notre travail de recherche.522 Acronyme désignant l’allocation temporaire d’attente : il s’agit d’une indemnisation mensuelle versée, notamment, à tout demandeur d’asile pendant la durée d’instruction de sa demande, sans pouvoir toutefois excéder douze mois. Elle ne peut être versée qu’une seule fois dans l’existence d’un individu.

208

Aussi, avons-nous le sentiment qu’au-delà de ce que nous nommons ’’publics’’,

d’authentiques individus, dont la singularité est occultée par leur statut, tentent de nous

faire part de leur désir de s’exprimer dans un cadre émancipé de tout assistanat, qu’il

soit financier ou lié à un accompagnement de type coercitif ou paternaliste523, que nous

qualifierions d’espaces d’intervention citoyenne. De tels espaces ne constitueraient-ils

pas l’opportunité de créer des lieux où pourraient se construire ’’du commun’’, c’est-

à-dire une authentique dialectique à visée créative et émancipatrice, tant pour l’un que

pour l’autre des acteurs ?

c) La ’’corbeille’’

La fréquence avec laquelle nos trois interlocuteurs évoquent des thématiques

pour lesquelles il existe un lien indirect avec notre questionnement initial et que nous

avons, dès lors, catégorisées dans la ’’corbeille’’ (évocations qui représentent 20% des

occurrences), nous interpelle au premier chef tant, et bien que leur contenu soit éloigné

de notre problématique, elles sont révélatrices d’un marqueur commun. En effet, nous

avons décidé d’attribuer, notamment, les qualificatifs de ’’nostalgie’’ pour l’une et de

’’troubles’’ pour l’autre, qualificatifs pour lesquels l’interprétation que nous en tirons,

à partir de la thèse de Barbara Cassin, établit qu’ils font référence à l’idée de

souffrance. L’auteur souligne, particulièrement, la racine étymologique du suffixe

« algos, la ’’douleur’’, la ’’souffrance’’ »524, présent dans le terme ’’nostalgie’’ – celle

exprimée par nos deux interviewés exilés ou étrangers lorsqu’ils évoquent les racines –

dont on retrouve l’idée dans les ’’troubles’’, particulièrement présents lors de

l’entretien mené avec la conseillère à l’emploi, évoqués par nos interlocuteurs ou que

nous avons ressentis comme tels. Si Angéla, la déracinée, et Anthony-Paul, l’étranger

sur son propre sol, dévoilent un véritable « mal du pays […] mal du lointain »525 que

nous évoquions dans la première partie du présent travail de recherche526, l’interview

de Patricia, quant à elle, révèle en quelque sorte le drame de la souffrance au travail,

lequel, s’il n’est pas en lien direct avec l’objet de notre étude, représente un frein

523 Cf. supra, 2.2.2, c), Le cas de Pôle Emploi : entre missions d’insertion et de contrôle, le difficile dialogisme de la fonction d’accompagnement au sein de l’opérateur public de l’emploi.524 CASSIN, Barbara, « De l’hospitalité corse », op. cit.525 Ibid., « Ulysse et le jour du retour ».526 Cf. supra, 2.1.3., b)

209

supplémentaire à l’accompagnement des publics demandeurs d’emploi, qu’ils soient

exilés, étrangers ou migrants, qu’il convient d’appréhender avec lucidité et face auquel

les institutions concernées, ainsi que les acteurs, doivent être en mesure de formuler

des propositions d’actions.

A cet égard, et au titre de professionnel de l’accompagnement à l’insertion

professionnelle, nous ressentons une certaine légitimité pour mettre en lumière un

certain nombre de préconisations, ou, à tout le moins, de pistes de réflexions quant aux

constats que nous venons de dresser.

4.2. Propositions d’actions

Compte tenu de l’analyse et de l’interprétation des données que nous venons de

dresser, il nous semble, désormais, nécessaire de contribuer à alimenter la réflexion en

formulant les prémices de propositions d’actions qui nous paraissent être

nécessairement réalisables. Bien que nous soyons conscient tant des difficultés que

traverse Pôle Emploi liées aux multiples transformations et mutations auxquelles se

trouve confrontée l’institution depuis la fusion entre les services respectifs de l’ANPE

et ceux de l’Assedic, que de la nature d’enjeux qui, à notre niveau décisionnaire, nous

échappent substantiellement, nous considérons que certaines pistes que nous tenons à

formuler méritent d’être portées au débat à l’issue du long travail de recherche que

nous avons effectué.

4.2.1. La nécessité d’un nouveau paradigme institutionnel

Tout d’abord, il nous paraît fondamental de procéder à une profonde réflexion

au sein de l’opérateur public de l’emploi, une sorte de nouvelle donne qui permettrait,

d’une part, de réaliser un bilan sur l’efficacité des pratiques en vigueur dont le

dialogisme527 précédemment évoqué qui les traverse peut selon nous verser dans une

527 Cf. supra, 2.2.2., c), Le cas de Pôle Emploi : entre missions d’insertion et de contrôle, le difficile dialogisme de la fonction d’accompagnement au sein de l’opérateur public de l’emploi

210

sorte de ’’posture schizophrénique’’ qu’adopte, bien souvent à son corps défendant, le

conseiller à l’emploi faisant face à une forme d’injonction paradoxale (exiger de la

part du demandeur d’emploi qu’est l’exilé une autonomie suffisante dans sa démarche

d’insertion professionnelle tout en multipliant les procédures de contrôle susceptibles

de brider une telle dynamique), et, d’autre part, de créer les conditions afin de les

repenser. Il s’agit ici d’un ambitieux défi de transformation du modèle de pensée qui

doit, nécessairement, être impulsé par l’institution, seule en capacité de pouvoir

entamer un ’’chantier’’ d’une telle envergure, une institution qui saurait échanger son

leadership contre une authentique volonté de travailler en partenariat avec l’ensemble

des acteurs – professionnels de l’insertion, de l’orientation, de la formation, mais aussi

et surtout les demandeurs d’emploi qui sont avant tout les auteurs-acteurs de leur

destinée – auxquels elle donnerait de véritables moyens, de réelles possibilités de

propositions et une réelle marge de manœuvre dans la contribution au débat sociétal

qu’est la lutte contre le chômage et, par voie de conséquence, de l’exclusion des plus

fragilisés parmi lesquels figurent les exilés, migrants, étrangers ou réfugiés.

Il est, donc, ici question de partenariat et de parité d’estime, dont les protagonistes sont

l’institution, les acteurs de terrain, les choix sur les parcours, sur la temporalité et sur

les objectifs.

Il est également question de transversalité des approches conceptuelles que nous avons

analysées au cours de notre travail de recherche, et que nous pouvons organiser ici

autour d’un système que nous qualifions de triptyque ’’exil-travail-citoyenneté’’.

Selon nous, une telle transversalité représenterait une possibilité de dépassement de

l’approche – positiviste – isolée de chacun des concepts et d’envisager d’adopter une

approche systémique du triptyque. Une telle vision complexe ouvrirait la possibilité

d’interroger les liaisons entre les trois concepts, c’est-à-dire de donner un sens au ’’-’’

qui représenterait, dès lors, le potentiel trait d’union transactionnel reliant ces derniers

permettant d’en dépasser leurs contours, leurs frontières528, et de donner libre cours

aux émergences ingénieuses529. Cette place qui serait ainsi faite à la créativité

constituerait les fondements d’un dialogue nouveau entre l’individu (l’exilé),

l’institution (Pôle Emploi) et la société garante d’un légitime accès à la citoyenneté.

528 En référence aux travaux de Catherine Guillaumin et Loïc Brémaud, op. cit., évoqués au cours de la première partie de notre travail de recherche.529 Id.

211

Nous évoluons ici, il est vrai, en pleine complexité, mais une complexité cependant

capable de transformer une dualité d’intérêts en une approche dialogique constructive

(constructiviste même), en mesure d’inscrire deux démarches opposées –l’élaboration

d’une insertion réussie et la nécessaire intervention citoyenne de l’acteur dans cette

élaboration – dans une même réalité.

4.2.2. Un accompagnement à repenser : vers une nouvelle actorialité

Le véritable défi de l’accompagnement ne réside-t-il pas, à Pôle Emploi

comme ailleurs, dans le changement issu du paradigme nouveau que nous évoquions,

et dans lequel les protagonistes tendraient vers l’avènement de l’auctor : le demandeur

d’emploi et le conseiller auteurs-acteurs de leur propre relation privilégiée, et par là

même, vers l’instauration d’une relation par laquelle l’autre s’augmente ?

Nous dénonçons, ici, la forme d’autorité qu’exerce, souvent à son insu, le conseiller à

l’emploi sur l’individu qu’il accompagne, posture qui n’est jamais évoqué en ces

termes, mais qui, selon nous est par trop ancrée dans les pratiques, et peut-être même

dans les représentations tant des conseillers que des publics. L’authentique autorité ne

serait-elle pas celle qui substituerait à l’injonction de contrôle à la recherche d’emploi,

et à laquelle sont soumis les personnels de Pôle Emploi, qui supprime toute réelle

possibilité d’expression libre et reconnue, une démarche d’accompagnement qui

autoriserait l’avènement de la créativité de chacun des acteurs et d’une ingéniosité qui

porterait en germe l’ouverture à une pleine citoyenneté ? Ainsi, au-delà de l’injonction

de contrôle, il nous apparaitrait pertinent de mettre en place un accompagnement des

accompagnateurs que sont les conseillers à l’emploi à ce que nous nommerions

’’une nouvelle appréhension du demandeur d’emploi’’, d’une part en termes de

représentations, notamment vis-à-vis des publics exilés, migrants, étrangers ou

réfugiés et, d’autre part, quant aux difficultés et situations de malaise dans la relation

professionnelle vécue dans la rencontre avec ce type de publics. Il s’agirait d’une

forme de contrat éthique à visée professionnelle qui tendrait vers une relation

d’accompagnement à l’emploi véritablement inter-agissante. De telles formes

novatrices d’interactions favoriseraient l’apparition d’émergences530 nouvelles,

530 Nous faisons référence à la notion d’émergence dans son acception complexe, théorisée notamment par Edgar Morin, comme étant une propriété nouvelle résultant de l’interaction de systèmes simples et

212

véritables sources de co-élaboration permanente d’un projet professionnel partagé

entre deux acteurs à parité d’estime.

D’autre part, et afin d’inscrire la démarche d’accompagnement à l’insertion

professionnelle dans une démarche complexe, il serait indispensable de ne pas

circonscrire l’accompagnement à la sphère professionnelle, mais bien au contraire de

l’élargir à l’ensemble de la sphère personnelle. S’il est vrai qu’en l’état actuel de

l’accompagnement au sein de Pôle Emploi certains aspects personnels du demandeur

d’emploi, tels que les freins liés à la mobilité ou à la garde des enfants en bas-âge, sont

évoqués, il n’en est pas moins vrai que de tels aspects ne relèvent pas d’une

importance première s’agissant de publics exilés, migrants, étrangers ou réfugiés tant

l’urgence est ailleurs et, notamment, dans les élémentaires accès aux droits au

logement, à l’hygiène, à l’éducation des enfants par exemples. Mais, s’il est un droit

qui nous semble revêtir une importance cardinale, il s’agit de l’apprentissage de la

langue française, un droit sur lequel l’accent devrait tout particulièrement être mis par

les pouvoirs publics, c’est-à-dire le partage du principal vecteur de communication

qu’est une langue véhiculaire, car, comme le signifie Laurence Cornu :

L’enjeu serait alors celui-ci : réinventer la circulation de la parole contre

les signaux du marché et ceux du fanatisme, mais aussi contre des

préjugés sociaux et scientistes531.

4.2.3. Une « éthique de la rencontre »532

Dès lors, l’on nous opposera, sans doute, l’argument qu’une telle prérogative

ne relève pas des compétences de l’institution Pôle Emploi. Ce serait aller bien vite en

besogne et omettre de considérer que l’opérateur public de l’emploi à toute latitude

pour décider de développer ce qu’Annick Ventoso-Y-Font nomme la

« co-intervention »533, et la « nouvelle professionnalité »534 qu’une telle démarche

permettant de tendre vers un autre niveau de complexité.

531 CORNU, Laurence, « Confiance, étrangeté et hospitalité », op. cit.532 LEVINAS, Emmanuel, 1991, op. cit.533 VENTOSO-Y-FONT, Annick, DUBOIS-BEGUE, Mireille, La co-intervention à l’école : une nouvelle professionnalité éducative, Saint-Denis, Edilivre, 2014.534 Ibid.

213

induit. Aussi, pourrait-on envisager qu’un professionnel de l’interprétariat soit sollicité

en tant qu’intervenant – au même titre que tout autre intervenant extérieur et que

l’institution nomme ’’prestataire’’ – et, ce, de manière systématique, lorsqu’un

entretien de suivi du demandeur d’emploi ne maîtrisant pas la langue française est

décidé par l’institution. L’entretien en question serait, par conséquent, conduit par

deux professionnels aux compétences respectives et réciproquement reconnues. Un tel

type de partenariat disposerait, en outre, des vertus éminemment essentielles de

favoriser, d’une part, un regard croisé sur la situation vécue par le demandeur

d’emploi de langue étrangère et, d’autre part, l’expression, les échanges, les

interactions. Il s’agirait, ici, de tendre vers l’institution d’un authentique espace de

dialogues au sein desquels le conseiller à l’emploi :

[…] accepte que celui avec lequel (il) travaille soit en même temps

d’ailleurs et ailleurs (dans son propre territoire)535.

Une telle posture d’acceptation de l’altérité par la reconnaissance de l’alter ego

institué que serait le co-intervenant aurait la vertu de désacraliser la représentation que

se fait le conseiller de sa propre figure et de contribuer, ainsi, davantage, à le

sensibiliser à l’ouverture à la figure de l’autre, à lui (re)donner « confiance dans la

parole de l’autre »536, en somme, à accueillir l’étranger, à reconnaître sans confondre.

4.2.4. Vers un dépassement de la ’’vision nationalisée’’ de la notion de

citoyenneté : les représentations en questions

Force est de constater qu’un débat qui porterait sur la conception de la

citoyenneté émanant des Etats-nations semblerait relever davantage d’un débat

sociétal, voire philosophique, que des préconisations émanant du présent travail de

recherche. Cependant, nous considérons que pour des questions, d’une part, politiques

– au sens grec du terme, en référence à la politeia – et, d’autre part, de cohérence avec

la thèse que nous défendons quant au nécessaire besoin d’implication citoyenne, au-

delà de la seule question de l’intégration par le travail, et que nous venons de mettre en

535 Ibid, chap.I536 CORNU, Laurence, « Confiance, étrangeté et hospitalité », op. cit

214

exergue ci-dessus, chacun d’entre nous, et de surcroit lorsqu’il occupe des fonctions

d’accompagnement à l’insertion professionnelle d’individus exilés, étrangers, migrants

ou réfugiés, dispose d’une capacité de réflexion et d’une latitude d’action. Nous

parlons, ici, de l’action garante de la liberté de chacun, et pour laquelle Hannah Arendt

nous signifie que :

Les hommes sont libres […] aussi longtemps qu’ils agissent, ni avant, ni

après ; en effet, être libre et agir ne font qu’un.

La liberté comme inhérente à l’action537.

Agir, s’agissant d’un conseiller à l’emploi, c’est, tel que nous l’avons suggéré

ci-dessus, envisager de nouvelles formes d’accompagnement, interroger ses propres

pratiques, être capable de questionner l’institution quant aux procédures et autres

dispositifs qu’elle élabore. Mais, c’est aussi, à nos yeux, être en capacité d’interroger

la société dans laquelle un tel professionnel évolue et dont les choix qu’elle décide en

termes de modèle de société s’impose à lui, peu ou prou, tôt ou tard, dans l’exercice de

sa profession. Aussi, celui-ci pourrait-il, dans une tentative de dépassement de la

notion de citoyenneté, interroger ses ’’représentations’’, sources de trop fréquents

’’ressentis défavorables’’ tels que nous les avons – de manière toute relative, soit, mais

éloquente cependant – mis en évidence au cours de nos travaux, lesquels pourraient

laisser place à une ’’vision cosmopolite’’ de l’autre :

[…] l’abandon du privilège qui réserve l’appellation de « citoyen » au natif

de la cité et l’extension de la citoyenneté au monde entier538.

Bien évidemment, il ne s’agit en aucun cas, pour nous, ici, de laisser penser

que l’individu, aussi professionnel soit-il, dispose de l’autonomie suffisante pour

révolutionner des représentations qui sont souvent ancrées dans un inconscient,

singulier ou collectif, sur lequel il n’a que peu de prise. Notre propos vise à envisager

un tel « cosmopolitisme »539 en tant que perspective – cependant lucide quant à sa

probabilité chimérique – à l’instar de l’appel proclamé par Derrida540. En fin de

compte, Habermas, pour qui les périls modernes représentent un danger pour

537 ARENDT, Hannah, « Qu’est-ce que la liberté ? », op. cit.538 SCHERER, René, « Cosmopolitisme et hospitalité », op.cit.539 En référence aux travaux de René Scherer sur lesquels nous nous sommes appuyés, mais également àl’apophtegme attribué à Diogène de Sinope lorsque celui-ci déclare : « Je suis un citoyen du monde ».540 DERRIDA, Jacques, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Paris, Editions Galilée, 1997.

215

l’ensemble de la population de la planète, ne parvient-il finalement pas à réhabiliter un

tel débat à la juste place qu’il mériterait d’occuper lorsqu’il affirme que :

[…] objectivement, la population mondiale forme depuis longtemps une

communauté involontaire de risques partagés541 ?

Dès lors, l’un des principaux défis pour chaque individu, professionnel ou

simple ’’citoyen’’, consiste à tenter de retrouver une conscience du commun.

Conclusion

Au cours de ce dernier chapitre, nous avons approfondi notre rencontre avec

nos trois interlocuteurs, professionnelle de l’insertion professionnelle et exilés ou

étrangers, dans le cadre d’une analyse des données dont nous avons évoqué les

modalités de recueil lors du précédent chapitre. Un tel exercice nous a amené, dans le

cadre du travail d’interprétation de nos données, à dégager un sens et une approche

singulière, pour chacun des individus interviewés, au regard de la question de

l’intégration par le travail et de son incidence sur l’accession de l’exilé à de nouvelles

formes de citoyennetés au sein de la société qui l’accueille. Force a été de constater

que tant l’analyse des données que leur interprétation nous ont amené à découvrir des

éléments inattendus et nous ont réservé d’heureuses surprises que nous évoquerons au

sein de la conclusion générale de notre travail de recherche.

Enfin, nous avons énoncé, en fin de chapitre, un certains nombre de

propositions d’actions qui nous semblent contribuer tant à alimenter le débat qu’à faire

évoluer les pratiques professionnelles quant à une appréhension repensée de

l’accompagnement de publics exilés, étrangers, réfugiés ou migrants, notamment dans

l’exercice des fonctions de conseiller à l’emploi.

541 HABERMAS, Jürgen, Après l’Etat-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2003.Trad. Rainer ROCHLITZ

216

Conclusion de partie

Le travail de terrain que nous venons d’effectuer nous a permis de confronter le

vécu des acteurs et les apports théoriques que nous avions dégagés dans notre

première partie. Une telle et indispensable mise en tension entre épistémique et

pragmatique, consistant à rapprocher nos apports conceptuels de la réalité concrète sur

le terrain, nous a permis de tenter d’élucider l’aptitude de la valeur travail à créer les

conditions opérationnelles en actes d’une éventuelle accession de l’exilé à de

nouvelles formes d’exercices de la citoyenneté au sein de la société d’accueil.

L’exploitation des données issues des entretiens que nous avons menés auprès d’une

conseillère Pôle Emploi, puis d’un étranger, et enfin d’une exilée, et organisées sous

forme de grilles d’analyse, nous a conduit à dresser une interprétation liée aux vécus et

aux pratiques de nos interlocuteurs. A partir de regards croisés émanant d’acteurs,

divers, soit, mais au bout du compte, en quelque sorte complémentaires, qui pensent et

vivent la complexité du questionnement qui a traversé notre travail de recherche dans

son ensemble sous des angles différents, des propositions d’actions qui soient en

mesure d’appréhender autrement, en termes de nouvelles professionnalités,

l’accompagnement de publics exilés ou étrangers ont été formulées. Dès lors, elles

nous permettent d’apporter notre contribution singulière à un débat portant sur un sujet

brulant, mais aussi de tenter d’apporter des éléments de réflexion relatifs à une

problématique de première importance pour l’opérateur public de l’emploi, et bien au-

delà, pour nos sociétés modernes clivées les unes les autres, et clivantes en leur sein.

D’évidence, le regard que nous portions sur un questionnement qui, de par les

valeurs que nous prétendons porter et les représentations dont nous sommes nous-

mêmes pétris, revêt une importance d’ordres professionnel et personnel de premier

plan, s’est considérablement modifié, notamment quant à la question des normes et des

valeurs, nous poussant, ainsi, vers d’autres questionnements.

217

CONCLUSION GENERALE

Lorsque nous avons décidé de nous engager dans une réflexion portant sur

l’orientation de notre travail de recherche, nous n’avions, en réalité, qu’un

questionnement clairement autoréférencé en guise d’objet et des perspectives

radicalement nébuleuses comme cadre. Dès lors, dans ce début de parcours qui

s’annonçait difficile, l’accompagnement bienveillant qui nous a guidé au cours de

notre cheminement nous a permis de transposer les questions de rupture, d’errance,

d’exil et de citoyenneté, qui nous tiennent particulièrement à cœur, et, ce, pour de

multiples raisons, au sein d’un cadre organisé autour d’enjeux professionnels, pour

lequel, nous devons bien le reconnaître, nous étions, alors, particulièrement en

délicatesse tant notre activité professionnelle bousculait nos valeurs et nos

représentations. Force est de constater que ce cadre a su nous accueillir, avec nos

difficultés liées à nos questionnements existentiels dans nos bagages, mais il a

également su nous accorder un espace de réflexion, entre liberté et créativité, qui nous

a conduit à interroger certains aspects de notre professionnalité tels que

l’accompagnement à l’intégration par l’insertion professionnelle, et a permis de

donner naissance à un travail de recherche, dont, sans doute, la caractéristique

essentielle est qu’il est tout à la fois complexe et vivant.

A l’heure d’y mettre un terme temporaire – sorte de pause dans le parcours

réflexif pour tenter d’objectiver cette complexité que nous n’imaginions pas au départ

si densément agissante – il convient de procéder à un retour réflexif auquel nous invite

la pensée systémique, tant le penseur que nous avons tenté d’être tout le long de ce

travail de recherche n’a jamais été neutre par rapport à l’objet qu’il a pensé, et qu’il se

doit, dès lors, d’être lucide quant au principe téléologique qui l’a, parmi d’autres

acteurs, accompagné au cours de son investigation. Aussi, constatons-nous

a posteriori que notre travail aurait gagné en apports conceptuels, et par conséquent,

en rigueur scientifique, si nous avions davantage questionné la notion de travail que

nous n’abordons, finalement, que sous le prisme de l’insertion et de

l’accompagnement, faisant ainsi l’impasse sur les questions fondamentales liées au

218

rapport au travail. Ces questions sont d’autant plus importantes qu’un tel rapport au

travail a subi durant ces dernières décennies des mutations à ce point profondes que les

incidences sont notamment patentes dans les domaines sociologique et économique, et

par conséquent dans la nature des phénomènes migratoires, notamment actuels.

La même rigueur scientifique exigerait qu’au titre du travail de terrain, nous ayons

interrogé un demandeur d’emploi exilé, étranger, réfugié ou migrant, et, ce, sans

remettre en question notre légitime volonté de nous extirper de l’environnement

réducteur de Pôle Emploi au regard d’un questionnement qui requiert une prise de

distance, tant au propre qu’au figuré. Ce quatrième entretien aurait permis de mettre en

lumière des éléments contextualisés en termes de cadres temporel et géographique, en

capacité d’être mis en tension avec davantage de subtilité avec le discours de la

conseillère à l’emploi tenu en un territoire, la France, en une époque, le début d’année

2015. Enfin, et d’un point de vue méthodologique, aurions-nous pu tenter de faire

davantage dialoguer les différents auteurs sur lesquels nous nous sommes appuyés, et

ainsi, appréhender leurs points de vue respectifs sous l’angle de la fonction polémique

inhérente à toute approche dialectique, et porteuse de sens et de fondements essentiels

d’un point de vue épistémique.

Au terme de notre conclusion, nous pouvons affirmer que le travail de

recherche que nous venons de conduire nous invite à aller plus avant dans notre étude

et notre compréhension d’un questionnement dont nous découvrons, finalement, qu’il

n’est pas l’unique apanage de l’exilé. L’individu en démarche d’insertion au sein de sa

propre société de référence qu’est le demandeur d’emploi, au sens générique, c’est-à-

dire l’autochtone ’’non étranger’’ tout autant que l’étranger, n’est-il finalement pas un

exilé ? N’a-t-il pas les traits caractéristiques d’un personnage errant tiré de l’histoire

d’une longue traversée vers cette nouvelle frontière intérieure qu’est l’intégration dans

sa propre terre ? Dans une ultime tentative d’élaboration de notre réflexion, peut-être

pourrions-nous affirmer qu’Anthony-Paul, le Pondichérien, lorsqu’il affirme avec

sérénité qu’il est tout à la fois «citoyen indien de nationalité française » est, sans nul

doute, parvenu à réconcilier harmonieusement la souffrance née de l’exil et la douceur

que recèle tout environnement qui nous apparaît comme étranger, voire hostile. Pour

notre part, nous accueillons les paroles d’Anthony-Paul comme une révélation

d’outremer offerte à nous, une authentique sérendipité du bout du monde, qui lève le

219

voile sur une autre appréhension de la question de l’identité, question qui nous invite à

cheminer plus avant vers l’horizon de réflexions ontologiques qu’elle nous promet…

220

ENTRETIEN INDIVIDUEL

- Données brutes -

ANGELA

EXILEE

JOUR 1 :

Date : mai 2013

Durée : 25 mn

¿Cómo estás mami?

Ángela: Vamos tirando hijo, ¿y tú? ¿Y como está tu madre con sus dolores?

Estamos bien. Gracias. ¿Qué te cuentas, mami?

Ángela: Que quieres que te cuente, hijo… Siempre es lo mismo… Comer y dormir,

comer y dormir, comer y dormir…

A ver. Cuéntame de Madrid. ¿Cómo era tu vida allá? ¿Cómo habéis llegado a

Francia. Mami. ¿Cómo ha pasado?

Ángela: (Silence) Ay, mi Madrid… Que pena…Lo hemos pasado mal…con tu madre

(l’aînée d’une fratrie de 9 enfants) hemos sufrido mucho… Hemos trabajo mucho,

hijo…Era ella una niña y nos ayudaba en el mercado.

(Silence)

¿En qué mercado?

Ángela: En el de Santa María de la Cabeza…Al lado del Paseo de las Delicias… Se

venia con nosotros a vender al puesto… No sabes lo que hemos trabajo, hijo…

221

(Silence)

¿Y qué vendíais?

Ángela: Frutas y verduras… Que tiempos aquellos…

(Silence)

¿Y daba abasto para tantos como erais?

Ángela: Lo pasábamos mal, hijo…Cada invierno, pasábamos mucho frío…Íbamos

con tu madre a la Plaza Mayor a vender los pinos y nos helábamos de frío en aquella

corriente… Y cuando llegabas a casa, como las ventanas no llevaban cristales, seguías

tiritando de frío…Y cada verano, pasábamos mucho calor…Teníamos que andar

muchos kilómetros bajo aquel sol para coger el tranvía... Hemos sufrido mucho, hijo.

(Silence)

¿Y cómo os dio por vender en el mercado si lo pasabais tan mal?

Angela: Clemente y Jorge (les frères de son mari, José) también vendían con

nosotros…Vendíamos juntos. Cada uno llevaba su puesto…Y tenía que criar a mis

niños.

(Silence)

¿Y porqué no habéis intentado trabajar en otro sitio?

Ángela: Por que a tu abuelo no le dejaban trabajar en ningún sitio (Cf. 3.1.1 a),

évoquant le mécanisme de sélection professionnelle instauré par le gouvernement de

Francisco Franco au lendemain de la guerre d’Espagne)…No teníamos más remedio.

(Silence)

¿Y eso?

222

Ángela: Por que decían que era Republicano y entonces no le daban trabajo (José était

un combattant républicain communiste, membre d’un corps policier, les Guardias de

Asalto, resté fidèle au gouvernement du Frente Popular).

(Silence)

¿Y tú?

Ángela: (Silence) Pues yo…que quieres…La guerra se llevó mis ilusiones…

(Silence)

¿Qué ilusiones?

Ángela: Yo quería estudiar taquigrafía, mecanografía y contabilidad… Quería ser

maestra y tenia que estudiar la carrera… Pero, desgraciadamente, mis padres no

podían pagarme las clases…

(Silence)

¿Porqué decías que la guerra se llevó tus ilusiones?

Ángela: Por que si…

(Silence)

¿Fueron motivos económicos, no? Tus padres no podían cargar con los gastos,

¿no fue así?

(Silence)

Ángela: Pedí una beca…Fui a ver a Largo Caballero (Francisco Largo Caballero,

Premier Ministre espagnol en 1936) para pedirle una beca para que pudiera estudiar la

carrera de maestra…Me recibió y me escuchó… Me dijo que me la conseguía… Era

un buen hombre…

(Silence)

223

¿Cuántos años tenias cuando fuiste a ver a Largo Caballero? ¿Y cómo te dió por

ir a ver al ministro?

Ángela: Tenia quince años… Yo quería estudiar y le dije que los hijos de los obreros

también teníamos derecho a estudiar…

(Silence)

¿Así que te consiguió la beca?

Ángela: Si… (Silence) Pero estalló la guerra (la guerre d’Espagne) y lo echó todo a

perder, nunca más pude estudiar…

(Angela est attristée et nous décidons de mettre un terme à notre échange)

--------------------

JOUR 2 :

Date : mai 2013

Durée : 30 mn

Me dijiste el otro día que la guerra lo echó todo a perder. ¿Cómo ha

transcurrido la guerra para ti?

Ángela: Con mucho miedo, hijo… Vi como asesinaron aquellos canallas a las niñas

cuando salían de la escuela del barrio… Una amiga y yo nos echamos a correr hasta la

vía sin mirar para atrás… (Silence 10 secondes) Y en casa, cuando oíamos la aviación,

nos escondíamos en el sótano hasta que ya se iban… Llamaban a nuestra casa, la casa

de los obuses, por la cantidad de hoyos que llevaban las fachadas…

(Silence)

Y tu marido ¿dónde estaba?

224

Ángela: Todavía no estábamos casados… Empezó de miliciano... Después, entró de

voluntario en la 107 Compañía de Guardias de Asalto donde le mandaron a distintos

frentes…

(Silence)

¿Te acuerdas cuáles eran los frentes en los que combatió?

Ángela: Primero, en el del Puente de los Franceses, en Madrid. Después, en la Sierra

de Guadarrama… De ahí le mandaron a la Cuesta de la Reina que es donde más

tiempo estuvo, un año o más… Estuvo en ese frente con Clemente (son frère)… Allí

es donde mataron a López, su mejor amigo… Después de la derrota de la Cuesta de la

Reina, lo mandaron de permiso a Madrid. Padecía fiebre… Nos casamos el 23 de

noviembre del 38 y le mandaron a Murcia para descansar… Fuimos los dos en un

camión militar….

(Silence)

¿Y no volvió más al frente?

Ángela: No. Se acabó la guerra para él…

(Silence)

¿Que pasó después del final de la guerra?

Ángela: Pues… Mi marido, estuvo bastante tiempo para allá y para acá, como un

extrangero…De día, se escondía en casa de sus padres en la calle Ferrocarril…Mucho

más tarde, cogimos un piso en esa misma calle, en el numero siete. Por la noche, iba

con disimulo a la estación para ayudar a los pasajeros a llevar los bultos. Le daban una

limosna…Después, empezó poco a poco a salir de día… Encontró un tiempo un

trabajo de vigilante en una fábrica, pero duró poco… No le daban trabajo… Así que se

puso de autónomo y nos pusimos a vender en el mercado…

(Silence)

225

¿Dónde comprabais el género?

Ángela: Íbamos cada día al por mayor en Madrid… Y lo vendíamos en el mercado…

En la posguerra, hemos sufrido mucho…hambre, frío, calor…Tenia que pelear con

tantos niños…Y con la gente… Hemos pasado mucho… Hemos trabajado mucho…

Hemos pasado muchas penas…No lo quiero recordar, hijo…

(Silence)

Es muy natural… ¿Porqué os habéis venido para Francia?

Ángela: Mi hermano Pedro era refugiado (terme employé pour désigner les

combattants républicains espagnols ayant fui l’avancée des troupes franquistes en

1939 dans le cadre de La Retirada) y se fue a vivir a Bagnères (Bagnères de Bigorre,

dans le département des Hautes-Pyrénées)… De lo que había visto durante la guerra,

tu abuelo no volvió bueno de la cabeza…

¿Se puso malo?

Ángela: Se puso con depresión…De la vida tan dura que teníamos, hijo…

Trabajábamos mucho y ganábamos poco…Le aconsejé que se fuera a ver a mi

hermano a Francia para que cambiara de ambiente…Y se fue unas semanas…

(Silence)

¿Qué pasó cuando regreso?

Ángela: Pues, estaba tan ilusionado con Francia que decidió que fuéramos todos a

vivir a Francia… Nos decía que íbamos a vivir mucho mejor, por que había mucho

trabajo… Y nos vinimos en el 58…

(Silence)

¿Como pasó el viaje?

226

Ángela: No queríamos ninguno venirnos a Francia, a parte de tu abuelo… No

queríamos salir de nuestra tierra…Dejábamos nuestra casa y nuestra familia… Mi

Madrid… En Irùn, tuvimos que esperar mucho tiempo por que teníamos que pasar la

visita medica por unos médicos franceses… Cuando nos dejaron salir, nos vinimos

para Bagnères …

(Silence)

¿Y como vivíais?

Ángela: El Estado francés nos dio unas mantas y vajilla… Vivíamos en un cuarto

pequeño donde cabíamos los nueve a duras penas… Dormíamos todos juntos en unos

colchones que tirábamos por el suelo… Enseguida encontró tu madre (Pépita) trabajo

en un hotel, de criada, y después la Angelita y Joaquín (frères puînés de Pépita)… Tu

madre nos ayudó mucho… Trabajaba dieciséis horas diarias para poder ayudar a criar

a sus hermanitos… Los mayores trabajaron mucho…Toda la vida todos han trabajado

mucho…En Francia han tenido trabajo…

(Silence)

¿Y vosotros, el matrimonio?

Ángela: Tu abuelo encontró trabajo de albañil…Yo, desgraciadamente, me puse mala

enseguida y no pude trabajar…Después, me dio la depresión de lo triste que me puse

de que me hubieran sacado de mi tierra…

(Silence)

¿No has pensado en volver?

Ángela: A tu abuelo se le antojó venir para acá, y no había quien se plantara… El que

mandaba era él…Y al fin y al cabo, después de unos años, nos abandonó y se fue a

España a vivir con otra… en Madrid… Dios mío, que pena, que desgracia …

(Silence)

(Angela est attristée et nous décidons de mettre un terme à notre échange)

227

--------------------

JOUR 3 :

Date : mai 2013

Durée : 10 mn

Cuando te dijo tu marido que se quería ir para Francia, ¿que sabias de Francia?

Ángela: Pues, lo que me había enseñado mi señorita (appellation fréquemment utilisée

pour nommer la maîtresse d’école)…

(Silence)

¿Y que te enseñó?

Ángela: La Revolución francesa… Marianita… Y también, Napoleón…

(Silence)

¿Qué os contaba de Napoleón?

Ángela: Pues que mandó sus tropas e invadió España… (L’intonation de la voix se

fait plus discrète jusqu’à la fin de notre échange ) Los Franceses invadieron a

España…Y mataron a muchos Españoles en Madrid, el tres de mayo…

(Silence)

¿Y qué más te contó?

Ángela: Que los Españoles acabaron por echarle…

(Silence)

¡Vaya opinión que tendrías de los Franceses!

228

Ángela: Durante la guerra, no se portaron bien con nosotros… Nos abandonaron…

(Silence)

¿Y eso?

El gobierno francés impidió que transitaran por Francia los convoyes de armas que

mandaba la Unión Soviética para ayudar al gobierno de la República… Mientras que

las armas mandadas por Hitler y Mussolini llegaban a Franco…Francia nos

abandonó…

(Long silence)

(Nous sentons Angela gênée de la tournure de la conversation et décidons d’y mettre

un terme)

Pues venga, mami. ¿Nos vamos para el comedor?

Ángela: Si, hijo…Vamos… Ya pronto darán la cena…

229

TRADUCTION

JOUR 1 :

Date : mai 2013

Durée : 25 mn

Comment vas-tu, mamie?

Angéla : Tout doucement, mon fils. Et toi ? Et comment va ta mère avec ses

douleurs ?

Nous allons bien, merci. Que me racontes-tu, mamie ?

Angéla : Que veux-tu que je te raconte, mon fils ?… Ici, c’est toujours la même

chose…Manger et dormir, manger et dormir, manger et dormir…

Voyons voir. Parle-moi de Madrid. Comment se déroulait ta vie là-bas ?

Comment êtes-vous arrivés en France. Mamie, comment tout cela s’est-il

déroulé ?

Angéla : (Silence) Ah lala ! Mon Madrid… Quelle tristesse…Nous avons passé de

mauvais moments…avec ta mère (l’aînée d’une fratrie de 9 enfants) nous avons

beaucoup souffert… Nous avons beaucoup travaillé, mon fils… Elle, c’était une

enfant et elle nous aidait au marché.

(Silence)

Quel marché ?

230

Angéla : Celui de Santa María de la Cabeza…Près du Paseo de las Delicias… Elle

venait vendre avec nous au marché… Tu ne sais pas à quel point nous avons pu

travailler, mon fils…

(Silence)

Et que vendiez-vous ?

Angéla : Des fruits et des légumes… Quelle époque…

(Silence)

Et cela vous permettait de subvenir aux besoins d’une famille aussi nombreuse ?

Angéla : Nous passions de bien mauvais moments, mon fils… L’hiver, nous

souffrions du froid… Nous nous rendions avec ta mère à la Plaza Mayor pour vendre

les sapins et nous étions congelées par ce maudit courant d’air froid… Et lorsque nous

retournions à la maison, comme les fenêtres n’étaient pas pourvues de vitres, nous

grelottions à nouveau de froid… Et l’été, nous souffrions beaucoup de la chaleur…

Nous devions marcher pendant des kilomètres et des kilomètres sous ce soleil de

plomb avant de prendre le tramway… Nous avons beaucoup souffert, mon fils…

(Silence)

Mais alors, comment cela vous est-il venu à l’esprit de travailler au marché si

vous souffriez tant ?

Angéla : Clemente et Jorge (les frères de son mari, José) vendaient également avec

nous… Nous vendions ensemble. Nous possédions chacun notre stand… Et puis, je

devais élever mes enfants…

(Silence)

Et pourquoi n’avez-vous pas tenté de travailler ailleurs ?

Angéla : Parce-qu’on empêchait ton grand-père de travailler où que ce fut (Cf. 3.1.1

a), évoquant le mécanisme de sélection professionnelle instauré par le gouvernement

231

de Francisco Franco au lendemain de la guerre d’Espagne)…Nous n’avions pas le

choix…

(Silence)

Ah bon, pourquoi ?

Angéla : Parce-que les gens disaient qu’il était républicain et dès lors personne ne

l’embauchait (José était un combattant républicain communiste, membre d’un corps

policier, les Guardias de Asalto, resté fidèle au gouvernement du Frente Popular).

(Silence)

Et toi ?

Angéla : (Silence) Et bien, moi…que veux-tu…La guerre a emporté mes espoirs…

(Silence)

De quels espoirs parles-tu ?

Angéla : Je tenais à faire des études de sténodactylo et de comptabilité… Je voulais

être maîtresse d’école et je me devais d’en suivre le cursus…Mais, hélas, mes parents

ne pouvaient pas me payer les cours…

(Silence)

Pourquoi disais-tu que la guerre a emporté tes espoirs ?

Angéla : Parce-que c’est le cas…

(Silence)

Il s’agissait de raisons financières, n’est-ce pas ? Tes parents ne pouvaient

assumer une telle charge, c’est bien ça ?

(Silence)

232

Angéla : J’ai fait une demande de bourse… Je suis allé voir Largo Caballero

(Francisco Largo Caballero, Premier Ministre espagnol en 1936) afin de lui

demander de m’accorder une bourse qui m’aurait permis de faire les études pour

devenir maîtresse d’école… Il m’a reçue et m’a écoutée… Il m’a dit qu’il me

l’accordait… C’était un homme bon…

(Silence)

Quel âge avais-tu lorsque tu es allée voir Largo Caballero? Et comment cela-t-

est-il venu à l’esprit d’aller voir le ministre?

Angéla : J’avais quinze ans…Je tenais à étudier et je lui ai dit que nous, les enfants

d’ouvriers, nous avions également le droit d’étudier…

(Silence)

Ainsi donc, il t’a accordé une bourse ?

Angéla : Oui… (Silence) Mais, la guerre a éclaté (la guerre d’Espagne) et tout a été

réduit en poussière, plus jamais je n’ai pu étudier…

(Angela est attristée et nous décidons de mettre un terme à notre échange)

--------------------

JOUR 2 :

Date : mai 2013

Durée : 30 mn

Tu m’as dit l’autre jour que consécutivement à la guerre tout a été réduit en

poussière. Comment s’est déroulée la guerre pour toi ?

Angéla : J’ai eu très peur, mon fils… J’ai vu de quelle manière ces vauriens ont

assassiné les jeunes filles à la sortie de l’école du quartier… Avec une amie, nous nous

sommes mises à courir jusqu’à la voie ferrée sans nous retourner… (Silence 10

secondes) Ensuite, à la maison, quand nous entendions les avions, nous nous cachions

233

dans la cave jusqu’à ce qu’ils disparaissent… Les gens appelaient notre maison, la

maison des obus car la façade était criblée d’impacts…

(Silence)

Et où était, donc, ton mari ?

Angéla : Nous n’étions pas encore mariés… Il a commencé dans la milice… Ensuite,

il s’est engagé comme volontaire dans la 107ème Compagnie de Gardes d’Assaut d’où

ils l’envoyèrent vers différents fronts…

(Silence)

Te souviens-tu quels étaient les fronts où il a combattu ?

Angéla : D’abord, celui du Puente de los Franceses, à Madrid. Ensuite, dans la Sierra

de Guadarrama… A partir de là-bas, ils l’ont envoyé à la Cuesta de la Reina, lieu où

il est resté le plus longtemps, un an au moins… Il était sur ce front avec Clemente (son

frère)… C’est là que Lopez, son meilleur ami, fut tué… Après la déroute de la Cuesta

de la Reina, il fut envoyé en permission à Madrid. Il avait une forte fièvre… Nous

nous sommes mariés le 23 de novembre 1938, puis, ils l’ont envoyé à Murcie pour se

reposer… Nous sommes partis tous les deux en camion militaire…

(Silence)

Et plus jamais il ne retourna sur le front ?

Angéla : Non. La guerre était terminée pour lui…

(Silence)

Que s’est-il passé une fois la guerre finie ?

Angéla : Et bien, mon mari a longtemps erré à droite et à gauche, tel un étranger…La

journée, il se cachait chez ses parents, rue Ferrocarril… Beaucoup plus tard, nous

avons loué un appartement dans cette même rue, au numéro sept. La nuit, il se rendait

discrètement à la gare pour donner un coup de main aux voyageurs pour porter leurs

234

valises. Ils lui donnaient la pièce… Par la suite, il a commencé peu à peu à sortir la

journée… A un moment, il a trouvé un travail de gardien dans une usine, mais ça n’a

pas duré… Il ne trouvait pas de travail… C’est alors qu’il a décidé de se mettre à son

compte et nous avons commencé à vendre sur les marchés…

(Silence)

Où achetiez-vous la marchandise ?

Angéla : Nous nous rendions tous les jours au marché de gros de Madrid… Et nous le

vendions sur le marché… Nous avons beaucoup souffert durant l’après-guerre…de la

faim, du froid, de la chaleur… Avec autant d’enfants, je devais me battre… Contre les

gens, aussi… Nous avons passé de bien mauvais moments… Nous avons beaucoup

travaillé… Nous avons traversé de nombreux moments de tristesse… Je ne veux pas

en parler, mon fils…

(Silence)

C’est tout à fait naturel… Pourquoi êtes-vous venus en France ?

Angéla : Mon frère, Pedro, était un réfugié (terme employé pour désigner les

combattants républicains espagnols ayant fui l’avancée des troupes franquistes en

1939 dans le cadre de La Retirada) et il s’est installé à Bagnères (Bagnères de

Bigorre, dans le département des Hautes-Pyrénées)… A cause des choses qu’il avait

vues durant la guerre, ton grand-père était revenu psychologiquement déséquilibré…

Il est tombé malade ?

Angéla : Il est tombé en dépression… A cause de la dureté de notre vie, mon fils…

Nous travaillions beaucoup et gagnions peu d’argent… Je lui ai conseillé d’aller

rendre visite à mon frère, en France, pour changer d’air… Et il est parti pendant

quelques semaines…

(Silence)

235

Que s’est-il passé à son retour ?

Angéla : Et bien, la France était à ses yeux à tel point porteuse d’espoir qu’il décida

que nous devions tous partir vivre en France… Il nous disait que nous allions vivre

bien mieux car il y avait beaucoup de travail… Et nous sommes arrivés en 1958…

(Silence)

Comment s’est déroulé le voyage ?

Angéla : A part ton grand-père, personne ne voulait venir en France… Nous ne

voulions pas quitter notre terre… Nous laissions derrière nous notre maison et notre

famille… Mon Madrid… A Irun, nous avons eu une longue attente car des médecins

français devaient nous faire passer une visite médicale… Quand enfin ils nous ont

laissé partir, nous nous sommes rendus à Bagnères …

(Silence)

Et comment viviez-vous ?

Angéla : L’Etat français nous a donné des couvertures et de la vaisselle… Nous

vivions dans une petite pièce où nous contenions difficilement les neuf… Nous

dormions tous ensemble sur des matelas que nous disposions à même le sol… Très

rapidement, ta mère (Pépita) a trouvé du travail dans un hôtel, en tant que servante, et

ensuite, Angélita et Joaquin également (frères puînés de Pépita)… Ta mère nous a

beaucoup aidés… Elle travaillait seize par jour pour pouvoir nous aider à élever ses

petits frères… Les aînés ont beaucoup travaillé… Toute la vie, ils ont tous beaucoup

travaillé… La France leur a donné du travail…

(Silence)

Et qu’en était-il du couple ?

Angéla : Ton grand-père a trouvé du travail en tant que maçon… Moi, je suis

malheureusement rapidement tombée malade et je n’ai pas pu travailler… Par la suite,

236

la dépression est arrivée parce-que j’étais tellement triste d’avoir été arrachée de ma

terre…

(Silence)

Tu n’as pas envisagé de rentrer ?

Angéla : Ton grand-père s’était entêté à venir ici, et nul ne pouvait lui tenir tête… Lui

seul commandait… Et au bout du compte, quelques années plus tard, il nous a

abandonnés et il est retourné vivre en Espagne avec une autre… à Madrid… Mon

Dieu, quelle tristesse, quel malheur…

(Silence)

(Angela est attristée et nous décidons de mettre un terme à notre échange)

--------------------

JOUR 3 :

Date : mai 2013

Durée : 10 mn

Quand ton mari t’a dit qu’il voulait partir pour la France, que connaissais-tu de

la France ?

Angéla : Et bien, ce que m’avait enseigné ma maîtresse d’école… (Silence)

Et que t’a-t-elle enseigné ?

Angéla : La Révolution française… Marianne… Et aussi, Napoléon…

(Silence)

Que vous disait-elle sur Napoléon ?

237

Angéla : Et bien, qu’il envoya ses troupes pour envahir l’Espagne… (L’intonation de

la voix se fait plus discrète jusqu’à la fin de notre échange) Les Français ont envahi

l’Espagne… Et ils ont tué des tas d’Espagnols à Madrid, le trois mai…

(Silence)

Et que t’a-t-elle raconté d’autre ?

Angéla : Que les Espagnols ont fini par le mettre dehors…

(Silence)

Quelle piètre opinion que tu devais avoir des Français !

Angéla : Durant la guerre, ils se sont mal comportés avec nous… Ils nous ont

abandonnés…

(Silence)

Et pourquoi, donc ?

Le gouvernement français a empêché les convois d’armements que l’Union Soviétique

envoyait pour venir en aide au gouvernement de la République de transiter par la

France… Pendant ce temps là, les armes envoyées par Hitler et Mussolini parvenaient

à Franco… La France nous a abandonnés…

(Long silence)

(Nous sentons Angela gênée de la tournure de la conversation et décidons d’y mettre

un terme)

Et bien, mamie, allons-y. Que dirais-tu d’aller à la salle à manger ?

Angéla : Entendu, mon fils… Allons-y… Le repas va bientôt être servi…

238

ENTRETIEN INDIVIDUEL

- Travail de catégorisation-

ANGELA

EXILEE

TRADUCTION

JOUR 1 :

Date : mai 2013

Durée : 25 mn

Comment vas-tu, mamie?

Angéla : [Tout doucement, mon fils]1. [Et toi ? Et comment va ta mère avec ses

douleurs ?]2

Nous allons bien, merci. Que me racontes-tu, mamie ?

Angéla : [Que veux-tu que je te raconte, mon fils ?… C’est toujours la même chose…

Manger et dormir, manger et dormir, manger et dormir…]3

Voyons voir. Parle-moi de Madrid. Comment se déroulait ta vie là-bas ?

Comment êtes-vous arrivés en France. Mamie, comment tout cela s’est-il

déroulé ?

Angéla : (Silence) [Ah lala ! Mon Madrid…]4 [Quelle tristesse…]5 [Nous avons passé

de mauvais moments…avec ta mère (l’aînée d’une fratrie de 9 enfants) nous avons

239

beaucoup souffert…]6 [Nous avons beaucoup travaillé, mon fils…]7 [Elle, c’était une

enfant et elle nous aidait au marché.]8

(Silence)

Quel marché ?

Angéla : [Celui de Santa María de la Cabeza…Près du Paseo de las Delicias…]9

[Elle venait vendre avec nous au marché… Tu ne sais pas à quel point nous avons pu

travailler, mon fils…]10

(Silence)

Et que vendiez-vous ?

Angéla : [Des fruits et des légumes…Quelle époque…]11

(Silence)

Et cela vous permettait de subvenir aux besoins d’une famille aussi nombreuse ?

Angéla : [Nous passions de bien mauvais moments, mon fils…]12 [Chaque hiver,

nous souffrions du froid…]13 [Nous nous rendions avec ta mère à la Plaza Mayor

pour vendre les sapins et nous étions congelées par ce maudit courant d’air froid…]14

[Et lorsque nous retournions à la maison, comme les fenêtres n’étaient pas pourvues de

vitres, nous grelottions à nouveau de froid…]15 [Et chaque été, nous souffrions

beaucoup de la chaleur…]16 [Nous devions marcher pendant des kilomètres et des

kilomètres sous ce soleil de plomb avant de prendre le tramway…]17 [Nous avons

beaucoup souffert, mon fils…]18

(Silence)

Mais alors, comment cela vous est-il venu à l’esprit de travailler au marché si

vous souffriez tant ?

240

Angéla : [Clemente et Jorge (les frères de son mari, José) vendaient également avec

nous…]19 [Nous vendions ensemble. Nous possédions chacun notre stand…]20 [Et

puis, je devais élever mes enfants…]21

(Silence)

Et pourquoi n’avez-vous pas tenté de travailler ailleurs ?

Angéla : [Parce-qu’on empêchait ton grand-père de travailler où que ce fut]22 (Cf.

3.1.1 a), évoquant le mécanisme de sélection professionnelle instauré par le

gouvernement de Francisco Franco au lendemain de la guerre d’Espagne)…[Nous

n’avions pas le choix…]23

(Silence)

Ah bon, pourquoi ?

Angéla : [Parce-que les gens disaient qu’il était républicain et dès lors personne ne

l’embauchait]24 (José était un combattant républicain communiste, membre d’un

corps policier, les Guardias de Asalto, resté fidèle au gouvernement du Frente

Popular).

(Silence)

Et toi ?

Angéla : (Silence) [Et bien, moi…que veux-tu…]25 [La guerre a emporté mes

espoirs…]26

(Silence)

De quels espoirs parles-tu ?

Angéla : [Je tenais à faire des études de sténodactylo et de comptabilité…]27 [Je

voulais être maîtresse d’école et je me devais d’en suivre le cursus…]28 [Mais, hélas,

mes parents ne pouvaient pas me payer les cours…]29

(Silence)

241

Pourquoi disais-tu que la guerre a emporté tes espoirs ?

Angéla : [Parce-que c’est le cas…]30

(Silence)

Il s’agissait de raisons financières, n’est-ce pas ? Tes parents ne pouvaient

assumer une telle charge, c’est bien ça ?

(Silence)

Angéla : [J’ai fait une demande de bourse…]31 [Je suis allé voir Largo Caballero]32

(Francisco Largo Caballero, Premier Ministre espagnol en 1936) [afin de lui

demander de m’accorder une bourse]33 [qui m’aurait permis de faire les études pour

devenir maîtresse d’école…]34 Il m’a reçue et m’a écoutée]35… [Il m’a dit qu’il me

l’accordait…]36 [C’était un homme bon…]37

(Silence)

Quel âge avais-tu lorsque tu es allée voir Largo Caballero? Et comment cela-t-

est-il venu à l’esprit d’aller voir le ministre?

Angéla : [J’avais quinze ans…]38 [Je tenais à étudier]39 [et je lui ai dit que nous, les

enfants d’ouvriers, nous avions également le droit d’étudier…]40

(Silence)

Ainsi donc, il t’a accordé une bourse ?

Angéla : [Oui… (Silence)]41 [Mais, la guerre a éclaté (la guerre d’Espagne) et tout a

été réduit en poussière, plus jamais je n’ai pu étudier…]42

[(Angela ne parvient plus à s’exprimer et nous décidons de mettre un terme à notre

échange) ]43

--------------------

242

JOUR 2 :

Date : mai 2013

Durée : 30 mn

Tu m’as dit l’autre jour que consécutivement à la guerre tout a été réduit en

poussière. Comment s’est déroulée la guerre pour toi ?

Angéla : [J’ai eu très peur, mon fils…]44 [J’ai vu de quelle manière ces vauriens ont

assassiné les jeunes filles à la sortie de l’école du quartier…]45 [Avec une amie, nous

nous sommes mises à courir jusqu’à la voie ferrée sans nous retourner…]46 (Silence

10 secondes) [Ensuite, à la maison, quand nous entendions les avions, nous nous

cachions dans la cave jusqu’à ce qu’ils disparaissent…]47 [Les gens appelaient notre

maison, la maison des obus car la façade était criblée d’impacts…]48

(Silence)

Et où était, donc, ton mari ?

Angéla : [Nous n’étions pas encore mariés…]49 [Il a commencé dans la milice…]50

[Ensuite, il s’est engagé comme volontaire dans la 107ème Compagnie de Gardes

d’Assaut d’où ils l’envoyèrent vers différents fronts…]51

(Silence)

Te souviens-tu quels étaient les fronts où il a combattu ?

Angéla : [D’abord, celui du Puente de los Franceses, à Madrid. Ensuite, dans la

Sierra de Guadarrama…]52 [A partir de là-bas, ils l’ont envoyé à la Cuesta de la

Reina, lieu où il est resté le plus longtemps, un an au moins…]53 [Il était sur ce front

avec Clemente (son frère)…]54 [C’est là que Lopez, son meilleur ami, fut tué…]55

[Après la déroute de la Cuesta de la Reina, il fut envoyé en permission à Madrid. Il

avait une forte fièvre…]56 [Nous nous sommes mariés le 23 de novembre 1938]57,

[puis, ils l’ont envoyé à Murcie pour se reposer… Nous sommes partis tous les deux

en camion militaire…]58

243

(Silence)

Et plus jamais il ne retourna sur le front ?

Angéla : [Non. La guerre était terminée pour lui…]59

(Silence)

Que s’est-il passé une fois la guerre finie ?

Angéla : [Et bien, mon mari a longtemps erré à droite et à gauche, tel un

étranger…]60 [La journée, il se cachait chez ses parents, rue Ferrocarril…]61

[Beaucoup plus tard, nous avons loué un appartement dans cette même rue, au numéro

sept.]62 [La nuit, il se rendait discrètement à la gare pour donner un coup de main aux

voyageurs pour porter leurs valises.]63 Ils lui donnaient la pièce…]64 [Par la suite, il

a commencé peu à peu à sortir la journée…]65 [A un moment, il a trouvé]66 [un

travail de gardien dans une usine]67, [mais ça n’a pas duré…]68 [Il ne trouvait pas]69

[de travail…]70 [C’est alors qu’il a décidé]71 [de se mettre à son compte]72 [et nous

avons commencé à vendre sur les marchés…]73

(Silence)

Où achetiez-vous la marchandise ?

Angéla : [Nous nous rendions au marché de gros de Madrid…]74 [Et nous le

vendions sur le marché…]75 [Nous avons beaucoup souffert durant l’après-guerre…

de la faim, du froid, de la chaleur…]76 [Avec autant d’enfants, je devais me

battre…]77 [Contre les gens, aussi…]78 [Nous avons passé de bien mauvais

moments…]79 [Nous avons beaucoup travaillé…]80 [Nous avons traversé de

nombreux moments de tristesse…]81 [Je ne veux pas en parler, mon fils…]82

(Silence)

C’est tout à fait naturel… Pourquoi êtes-vous venus en France ?

244

Angéla : [Mon frère, Pedro, était un réfugié]83 (terme employé pour désigner les

combattants républicains espagnols ayant fui l’avancée des troupes franquistes en

1939 dans le cadre de La Retirada) [et il s’est installé à Bagnères (Bagnères de

Bigorre, dans le département des Hautes-Pyrénées)…]84 [A cause des choses qu’il

avait vues durant la guerre, ton grand-père était revenu psychologiquement

déséquilibré…]85

Il est tombé malade ?

Angéla : [Il est tombé en dépression…]86 [A cause de la dureté de notre vie, mon

fils…]87 [Nous travaillions beaucoup]88 [et gagnions peu d’argent…]89 [Je lui ai

conseillé d’aller rendre visite à mon frère]90, [en F²245245€e, pour changer

d’air…]91 [Et il est parti pendant quelques semaines…]92

(Silence)

Que s’est-il passé à son retour ?

Angéla : [Et bien, la France était à ses yeux à tel point porteuse d’espoir]93 [qu’il

décida que nous devions tous partir vivre en France…]94 [Il nous disait que nous

allions vivre bien mieux]95 [car il y avait beaucoup de travail…]96 [Et nous sommes

arrivés en 1958…]97

(Silence)

Comment s’est déroulé le voyage ?

Angéla : [A part ton grand-père]98, [personne ne voulait venir en France…]99 [Nous

ne voulions pas quitter notre terre…]100 [Nous laissions derrière nous notre maison et

notre famille… Mon Madrid…]101 [A Irun, nous avons eu une longue attente car des

médecins français devaient nous faire passer une visite médicale…]102 [Quand enfin

ils nous ont laissé partir]103, [nous nous sommes rendus à Bagnères …]104

(Silence)

Et comment viviez-vous ?

245

Angéla : [L’Etat français nous a donné des couvertures et de la vaisselle…]105 [Nous

vivions dans une petite pièce]106 [où nous contenions difficilement les neuf…]107

[Nous dormions tous ensemble]108 [sur des matelas que nous disposions à même le

sol…]109 [Très rapidement, ta mère (Pépita)]110 [a trouvé du travail dans un hôtel,

en tant que servante]111, [et ensuite, Angélita et Joaquin]112 [également (frères

puînés de Pépita)…]113 [Ta mère nous a beaucoup aidés…]114 [Elle travaillait seize

par jour]115 [pour pouvoir nous aider à élever ses petits frères…]116 [Les aînés ont

beaucoup travaillé…Toute la vie]117, [ils ont tous beaucoup travaillé…]118 [La

France leur a donné]119 [du travail…]120

(Silence)

Et qu’en était-il du couple ?

Angéla : [Ton grand-père a trouvé]121 [du travail en tant que maçon…]122 [Moi, je

suis malheureusement rapidement tombée malade]123 [et je n’ai pas pu

travailler…]124 [Par la suite, la dépression est arrivée]125 [parce-que j’étais tellement

triste d’avoir été arrachée de ma terre…]126

(Silence)

Tu n’as pas envisagé de rentrer ?

Angéla : [Ton grand-père s’était entêté à venir ici]127, [et nul ne pouvait lui tenir

tête… Lui seul commandait…]128 [Et au bout du compte, quelques années plus tard,

il nous a abandonnés]129 [et il est retourné vivre en Espagne avec une autre… à

Madrid…]130 [Mon Dieu, quelle tristesse, quel malheur…]131

(Silence)

[(Angela ne parvient plus à s’exprimer et nous décidons de mettre un terme à notre

échange)]132

--------------------

246

JOUR 3 :

Date : mai 2013

Durée : 10 mn

Quand ton mari t’a dit qu’il voulait partir pour la France, que connaissais-tu de

la France ?

Angéla : [Et bien, ce que m’avait enseigné ma maîtresse d’école…]133 (Silence)

Et que t’a-t-elle enseigné ?

Angéla : [La Révolution française… Marianne… Et aussi, Napoléon…]134

(Silence)

Que vous disait-elle sur Napoléon ?

Angéla : [Et bien, qu’il envoya ses troupes pour envahir l’Espagne…]135

(L’intonation de la voix se fait plus discrète jusqu’à la fin de notre échange) [Les

Français ont envahi l’Espagne…]136 [Et ils ont tué des tas d’Espagnols à Madrid, le

trois mai…]137

(Silence)

Et que t’a-t-elle raconté d’autre ?

Angéla : [Que les Espagnols ont fini par le mettre dehors…]138

(Silence)

Quelle piètre opinion que tu devais avoir des Français !

Angéla : [Durant la guerre, ils se sont mal comportés avec nous…]139 [Ils nous ont

abandonnés…]140

247

(Silence)

Et pourquoi, donc ?

[Le gouvernement français a empêché les convois d’armements que l’Union

Soviétique envoyait pour venir en aide au gouvernement de la République de transiter

par la France…]141 [Pendant ce temps là, les armes envoyées par Hitler et Mussolini

parvenaient à Franco…]142 [La France nous a abandonnés…]143

[(Long silence)

(Nous sentons Angela gênée de la tournure de la conversation et décidons d’y mettre

un terme)]144

Et bien, mamie, allons-y. Que dirais-tu d’aller à la salle à manger ?

Angéla : Entendu, mon fils… Allons-y… Le repas va bientôt être servi…

248

ENTRETIEN INDIVIDUEL

- Données brutes-

PATRICIA

CONSEILLERE POLE EMPLOI

Date : février 2015

Durée : 30 mn

Quelle est ton approche dans la prise en charge des publics réfugiés dans le cadre

de ta mission d’accompagnement. Quelle est ta pratique dans l’accompagnement

vers l’emploi de ces publics ? Comment.

Patricia : Voilà, là ça enregistre (silence 3 secondes, reprise du souffle) Voilà

(Silence 3 secondes)

Quelle est donc la manière dont… (phrase interrompue par Patricia)

Donc, en fait (silence 3 secondes) Alors (silence 2 secondes) déjà, de, de nature

(silence 3 secondes) de nature euh (court) sans ça, je suis pas du genre à juger, je ne

juge pas (silence 2 secondes) les gens sur euh (long) sur leur race ou sur leur

apparence, ou sur des choses comme ça. Ca, je fais pas, ça ! D’accord ! (silence 2

secondes, reprise du souffle) Pour m’être déjà trompée (silence 3 secondes) tu vois ?

Ah oui ?

Patricia : Parce-que des, forcément, par défaut on, on juge. On donne toujours un, un

jugem…Quand tu vois une personne, tu as toujours ton (appuyé) jugement (silence 3

secondes) Voilà ! Et, et, et je me suis des fois trompée par rapport à un jugement

perso. Tu vois ? Donc, non. Voilà (silence 3 secondes, reprise du souffle). Donc, c’est

249

pas comme çà que je vois les choses. Alors, évidemment, moi (hésitant)

j’appréhendais com… une fois que c’est arrivé, j’appréhendais (silence 4 secondes,

reprise du souffle) qu’il y ait des réactions euh (long) qu’il y ait des réactions des gens,

de gens autour de moi (silence 2 secondes) ça c’est sûr (silence 3 secondes)… Quand

c’est arrivé, le jour ’’j’’ où c’est arrivé, les attentats islam…euh terroristes, Charlie, je

me suis dit je sais qu’il y a des gens autour de moi qui vont euh (court) (silence 2

secondes) qui vont mal réagir, en l’occurrence Grégory je savais qu’il allait mal réagir

par rapport à ça déjà (silence 3 secondes, reprise du souffle) et dans mon quotidien

(silence 3 secondes) je (silence 4 secondes) j’ai pas changé, je trouve, j’ai pas changé

de comportement dans mon quotidien. Tu vois ? Non. Ca change rien, j’ai pas peur

(silence 2 secondes) ça c’est sûr, j’ai pas peur si tu veux euh. Ca ne me fait pas peur.

Ici, ça change rien, j’ai pas peur, dans la rue j’ai pas peur euh (court) au supermarché

j’ai pas peur euh (court) ça m’a pas changé euh (court) à moi perso (silence 3

secondes) Tu vois ? (silence 3 secondes) Je, je me dis que c’est grave, que les choses

sont dramatiques, que c’est fou, il y a des gens euh (court) qui peuvent être capables

de faire ça, mais je me, je me crois toujours, et c’est ce que je disais tout à l’heure euh

(court). Bon, quand on me dit tu vis dans ton monde de bisounours parce-que moi je

change pas, je crois toujours qu’effectivement (silence 3 secondes, reprise du souffle),

que les gens sont pas si m…(hésitant) aussi mauvais que ça c’est pas possible, c’est,

que c’est vraiment une minorité (silence 2 secondes) Tu vois ? (silence 4 secondes)

Que euh (court) c’est des mecs qui sont, qu’ils ont des soucis psycho, quoi. Ils ont un

problème. Ils peuvent pas euh (long) (silence 3 secondes, reprise du souffle). Tu peux

pas quand t’es normal…ment constitué il me semble que tu peux pas faire ça, aller

dans un endroit et, et, et, et tirer dans le tas et, et tuer des gens euh (court) que tu

connais pas (appuyé) que tu sais pas (appuyé) enfin (silence 2 secondes) je me dis

qu’on peut pas faire ça si on est (hésitant) normal. Donc, je me dis y a pas que des

fous sur Terre. Même si y en a. Y a pas que des débiles sur Terre, y a encore plein de

gens, genre foncièrement gentils (silence 3 secondes) les gens sont foncièrement

gentils, c’est ce qu’on disait tout à l’heure. Tu vois ? (silence 3 secondes). Je vois pas

du tout euh (long) (silence 6 secondes). Alors, quand j’entends des fois des propos de

gens qui sont (hésitant) autour de moi qui sont (hésitant) extrêmes, aussi (appuyé) vis-

à-vis de euh (court). Parce-que ce (hésitant) l’extrême ça peut être euh (court) de ce

250

côté-là mais ça peut être de l’autre aussi, je me dis, je (silence 5 secondes) que euh

(long) forcément c’est qui y a des soucis psycho, on peut pas penser ça. Il y a vraiment

un problème. On peut pas, on peut pas (silence 4 secondes, reprise du souffle) on-ne-

peut-pas (affirmée) se dire (silence 3 secondes) euh (court) ces gens-là euh (court) ils

nous portent (hésitant) ils nous portent préjudice sur ce territoire, il faut les dégager

ou, ou, ou comme il y en a certains qui parlent quoi euh (long) quand ils parlent

comme ça, ces gens autour de moi, ça me met mal à l’aise euh (long).

(Silence 10 secondes)

Tu m’as dit tout au tout début de notre échange que tu ne jugeais pas les gens, les

réfugiés qui s’adressent à Pôle Emploi, « sur leur race ou sur leur apparence ».

Patricia : Oui, c’est ça.

(silence 7 secondes)

Que penses-tu de leur parcours ? Comment fais-tu dans ton accompagnement ?

Je trouve euh (court) que c’est dramatique ce qui leur arrive. C’est dramatique,

vraiment. Je me dis euh (long), être obligés de quitter leur pays parce-que là-bas ils se

font massacrer euh (court) ou ils sont persécutés euh (court) je me dis « les pauvres ».

Quel courage il leur faut pour partir, parce qu’il leur faut du courage pour quitter leur

pays dans l’espoir de euh (court) et se retrouver dans un pays étranger (hésitant). Ils ne

connaissent pas notre langue, notre culture ou (hésitant) des choses comme ça (silence

3 secondes). Alors, ils viennent ici parce que euh (court) parce qu’il y a des guerres

dans leurs pays et ici on peut vivre (silence 3 secondes). Les pauvres ! euh (long). Oui,

c’est dramatique ! Ils ont du courage de partir euh (court) de venir ici et se retrouver

dans la galère (silence 3 secondes). C’est pas facile pour eux ici. Y a pas beaucoup de

boulot euh (court), ou alors ils font des petits boulots (hésitant) ou ils se font exploiter.

Non, c’est triste ce qui leur arrive (silence 3 secondes). En plus, ici y a pas beaucoup

de boulot, ils viennent, ils pensent qu’on va pouvoir leur donner un travail, mais y a

déjà beaucoup de chômeurs ici aussi, c’est triste.

(Silence 10 secondes)

251

Et alors, comment les accompagnes-tu ?

Patricia : Ben euh (court) je fais pas de différence (silence 3 secondes) je fais pas ! Tu

vois ? c’est des demandeurs d’emploi comme les autres qu’ils soient français ou pas.

Tu vois ? C’est pareil (silence 3 secondes). Sauf que euh (court) certains n’ont pas

d’autorisation de travailler, ils peuvent pas travailler, (hésitant) ce sont les autorités

qui décident et là euh (court) du coup c’est limité. Y a que l’ATA, (silence 3

secondes) le temps que leur situation soit régularisée y a que l’ATA (silence 3

secondes), mais ça prend du temps, alors ils viennent régulièrement à l’agence pour

qu’on leur verse l’ATA. Ils viennent avec les associations d’hébergement, c’est le

monsieur et la dame qu’on voit souvent.

(Silence 5 secondes)

Oui, la CIMADE ?

Patricia : Oui, voilà, ils viennent. Ils s’occupent d’eux euh (court) de leurs papiers

euh (court) de leurs démarches. Tu vois ? Ils s’occupent d’eux. Ils sont pas seuls pour

faire tout ça, ils remplissent les papiers de demande d’ATA, les formulaires ou euh

(court) parfois euh (court) on peut les aider à les remplir. Mais, après qu’est-ce qu’on

peut faire d’autre euh (long). La plupart, ils n’ont pas d’autorisation de travail tant que

leur situation n’est pas régularisée. En plus, il y a la barrière de la langue (silence 3

secondes) souvent, ils viennent des pays de l’Est euh (court) ils parlent pas le français.

Tu vois ? C’est difficile la communication, de pouvoir parler avec eux. C’est pas

évident.

(Silence 10 secondes)

Tu en parles avec les collègues de la prise en charge des réfugiés ou de ces

difficultés ?

Patricia : Les collègues ? euh (court) Non, j’en parle pas euh (court) on n’en parle

pas, en fait (silence 5 secondes). C’est pas des choses dont on discute.

252

(Silence 10 secondes)

Ah bon ?!

Patricia : euh (court) Non. On n’en parle pas entre nous euh (long)

(Silence 7 secondes).

Et tu penses que les collègues en parlent entre eux ?

Pas forcément ! Je suis pas sûr qu’ils en parlent trop euh (long) de ça (silence 5

secondes). Non, ils en parlent pas trop hein euh (court) le regard qu’ils ont eux euh

(long).

(Silence 5 secondes).

Oui ?

(Silence 5 secondes).

Patricia : Je sais pas (silence 5 secondes), on n’échange pas trop sur ce sujet. C’est

des sujets tabous un peu hein euh (court) des sujets euh (court) de religion, de

politique euh (court) avec les collègues de bureau.

(Silence 5 secondes).

Ah !

(Silence 6 secondes)

Patricia : Tu sais chez (hésitant) chez Pôle Emploi c’est très (hésitant). T’es, t’… on a

quand même une, une stature, on, on, on humm (gênée) on a un positionnement, si tu

veux, tu vois ? Ce qui fait qu’en fait (à voix basse jusqu’à la fin de la phrase, ligne 8)

ben c’est, c’est, tu peux pas te permettre de (hésitant) il me semble de (hésitant) de, de

trop juger ou de trop exprimer tes (hésitant) (silence 3 secondes) moi, c’est le ressenti

que j’en ai (silence 3 secondes). Alors, même si je pense ce que je pense ou (hésitant)

moi je me dis qu’effectivement dans l’absolu quand tu arrives sur un territoire euh

(court) euh (court) l’idéal, à la venue c’est de participer à la communauté. Si tu

participes pas, ben effectivement ça serait bien de repartir chez toi, si tu participes pas

253

à la communauté (silence 3 secondes). Tu vois ? (silence 3 secondes) C’est comme

quand tu vies en colocataires. Si t’es en colocation avec des potes ou des copines, si y

a que toi qui fait les courses, le ménage eh ben à euh (court) à un moment ça peut pas

marcher (silence 3 secondes). Tu vois ? Ben, moi je trouve que c’est pareil. Quand une

personne arrive de l’étranger, il vient chez Pôle Emploi, on l’aide à trouver du boulot,

il trouve du boulot, il participe à la communauté, c’est extr…c’est super. Par contre,

s’il participe pas, à la communauté, ça peut pas marcher (appuyé). A un moment ou à

un autre (silence 4 secondes), ça peut pas marcher (silence 7 secondes). Voilà ! Moi,

c’est mon ressenti, tu vois ?

(Silence 7 secondes)

Et la participation à la communauté, qu’est-ce que c’est ?

Patricia : Ben euh (court) le travail euh (court) cotiser euh (court) payer des impôts

euh (court). C’est ça, participer à la c…, à la communauté, c’est s’impliquer, puisque

tu, tu es là euh (court) que tu profites de choses ou d’autres, ou que tu roules sur des

routes ou que tu profites de telle structure ou de telle euh (long) euh (court) ou de

l’allocation fa…familiale ou des, des allocations euh (court) ou des mutuelles, l’idéal

c’est de euh (court) de participer à la communauté, oui !

(Interruption par une collègue qui lui annonce qu’elle part déjeuner)

Je reprends à 13 heures 30 (gênée).

Ah oui, mince bien sûr !

Patricia : Après, tu peux euh (court) tu peux, tu peux m’appeler si tu veux hein ?!

Ok. Et bien, en tout cas merci beaucoup Patricia. J’ai matière à travailler.

254

ENTRETIEN INDIVIDUEL

- Travail de catégorisation -

PATRICIA

CONSEILLERE POLE EMPLOI

Date : février 2015

Durée : 30 mn

Quelle est ton approche dans la prise en charge des publics réfugiés dans le cadre

de ta mission d’accompagnement. Quelle est ta pratique dans l’accompagnement

vers l’emploi de ces publics ? Comment.

Patricia : Voilà, là ça enregistre (silence 3 secondes, reprise du souffle) Voilà

(Silence 3 secondes)

Quelle est donc la manière dont… (phrase interrompue par Patricia)

[Donc, en fait (silence 3 secondes)]1 [Alors (silence 2 secondes)]2 [déjà, de]3, [de

nature (silence 3 secondes)]4 [de nature euh (court)]5 [sans ça]6, [je suis pas du

genre à juger]7, [je ne juge pas (silence 2 secondes) les gens sur]8 [euh (long)]9 [sur

leur race]10 [ou sur leur apparence]11, [ou sur des choses comme ça.]12 [Ca, je fais

pas, ça !]13 [D’accord !]14 [(silence 2 secondes, reprise du souffle) Pour m’être déjà

trompée (silence 3 secondes) tu vois ?]15

Ah oui ?

Patricia : [Parce-que des]16, [forcément, par défaut on, on juge.]17 [On donne

toujours un, un jugem…]18 [Quand tu vois une personne, tu as toujours ton (appuyé)

jugement (silence 3 secondes) Voilà !]19 [Et, et, et je me suis des fois trompée par

255

rapport à un jugement perso.]20 [Tu vois ? Donc, non.]21 [Voilà (silence 3 secondes,

reprise du souffle)]22. [Donc, c’est pas comme çà que je vois les choses.]23 [Alors,

évidemment, moi (hésitant) j’appréhendais com… une fois que c’est arrivé]24,

[j’appréhendais (silence 4 secondes, reprise du souffle) qu’il y ait des réactions euh

(long)]25 [qu’il y ait des réactions des gens, de gens autour de moi (silence 2

secondes) ça c’est sûr (silence 3 secondes)…]26 [Quand c’est arrivé, le jour ’’j’’ où

c’est arrivé, les attentats islam…euh terroristes, Charlie,]27 [je me suis dit je sais qu’il

y a des gens autour de moi qui vont]28 [euh (court) (silence 2 secondes)]29 [qui vont

mal réagir, en l’occurrence Grégory]30 [je savais qu’il allait mal réagir par rapport à

ça déjà]31 [(silence 3 secondes, reprise du souffle) et dans mon quotidien (silence 3

secondes) je (silence 4 secondes)]32 [j’ai pas changé, je trouve,]33 [j’ai pas changé de

comportement dans mon quotidien.]34 [Tu vois ? Non !]35 [Ca change rien, j’ai pas

peur (silence 2 secondes)]36 [ça c’est sûr]37, [j’ai pas peur si tu veux.]38 [Ca ne me

fait pas peur.]39 [Ici, ça change rien, j’ai pas peur]40, [dans la rue j’ai pas peur euh

(court)]41 [au supermarché j’ai pas peur euh (court)]42 [ça m’a pas changé euh

(court) à moi perso]43 [(silence 3 secondes) Tu vois ? (silence 3 secondes)]44 [Je, je

me dis que c’est grave]45, [que les choses sont dramatiques]46, [que c’est fou]47, [il y

a des gens euh (court) qui peuvent être capables de faire ça]48, [mais je me, je me

crois toujours, et c’est ce que je disais tout à l’heure euh (court)]49. [Bon, quand on

me dit tu vis dans ton monde de bisounours parce-que moi je change pas]50, [je crois

toujours qu’effectivement (silence 3 secondes, reprise du souffle)]51, [que les gens

sont pas si m…(hésitant) aussi mauvais que ça c’est pas possible]52, [c’est, que c’est

vraiment une minorité]53 [(silence 2 secondes) Tu vois ? (silence 4 secondes) Que euh

(court)]54 [c’est des mecs qui sont, qu’ils ont des soucis psycho, quoi.]55 [Ils ont un

problème.]56 [Ils peuvent pas euh (long) (silence 3 secondes, reprise du souffle).]57

[Tu peux pas quand t’es normal]58 […ment constitué il me semble que tu peux pas

faire ça]59, [aller dans un endroit et, et, et, et tirer dans le tas]60 [et, et tuer des gens

euh (court) que tu connais pas (appuyé) que tu sais pas (appuyé)]61 [enfin (silence 2

secondes) je me dis qu’on peut pas faire ça si on est (hésitant) normal]62. [Donc, je

me dis y a pas que des fous sur Terre.]63 [Même si y en a.]64 [Y a pas que des

débiles sur Terre]65, [y a encore plein de gens, genre foncièrement gentils]66

[(silence 3 secondes) les gens sont foncièrement gentils]67, [c’est ce qu’on disait tout

256

à l’heure. Tu vois ? (silence 3 secondes). Je vois pas du tout euh (long) (silence 6

secondes).]68 [Alors, quand j’entends des fois des propos de gens qui sont (hésitant)

autour de moi qui sont (hésitant) extrêmes, aussi (appuyé) vis-à-vis de]69 [euh (court).

Parce-que ce (hésitant)]70 [l’extrême ça peut être euh (court) de ce côté-là mais ça

peut être de l’autre aussi]71, [je me dis, je (silence 5 secondes) que euh (long)]72

[forcément c’est qui y a des soucis psycho]73, [on peut pas penser ça.]74 [Il y a

vraiment un problème.]75 [On peut pas, on peut pas (silence 4 secondes, reprise du

souffle)]76 [on-ne-peut-pas (affirmée) se dire]77 [(silence 3 secondes) euh (court ces

gens-là euh (court) ]78 [ ils nous portent (hésitant) ils nous portent préjudice sur ce

territoire]79, [il faut les dégager]80 [ou, ou, ou comme il y en a certains qui parlent

quoi euh (long) quand ils parlent comme ça, ces gens autour de moi, ça me met mal à

l’aise euh (long).]81

(Silence 10 secondes)

Tu m’as dit tout au tout début de notre échange que tu ne jugeais pas les gens, les

réfugiés qui s’adressent à Pôle Emploi, « sur leur race ou sur leur apparence ».

Patricia : [Oui, c’est ça.]82

(silence 7 secondes)

Que penses-tu de leur parcours ? Comment fais-tu dans ton accompagnement ?

[Je trouve euh (court) que c’est dramatique ce qui leur arrive.]83 [C’est dramatique,

vraiment.]84 [Je me dis euh (long), être obligés de quitter leur pays]85 [parce-que là-

bas ils se font massacrer euh (court) ou ils sont persécutés euh (court)]86, [je me dis

« les pauvres »]87. [Quel courage il leur faut pour partir]88, [parce qu’il leur faut du

courage pour quitter leur pays dans l’espoir de euh (court)]89 [et se retrouver dans un

pays étranger (hésitant)]90. [Ils ne connaissent pas notre langue, notre culture ou

(hésitant) des choses comme ça (silence 3 secondes).]91 [Alors, ils viennent ici parce

que euh (court) parce qu’il y a des guerres dans leurs pays et ici on peut vivre (silence

3 secondes).]92 [Les pauvres ! euh (long).]93 [Oui, c’est dramatique ! Ils ont du

courage de partir euh (court)]94 [de venir ici et se retrouver dans la galère (silence 3

257

secondes).]95 [C’est pas facile pour eux ici.]96 [Y a pas beaucoup de boulot euh

(court)]97, [ou alors ils font des petits boulots (hésitant)]98 [ou ils se font

exploiter.]99 [Non, c’est triste ce qui leur arrive (silence 3 secondes).]100 [En plus, ici

y a pas beaucoup de boulot]101, [ils viennent, ils pensent qu’on va pouvoir leur

donner un travail]102, [mais y a déjà beaucoup de chômeurs ici aussi, c’est triste.]103

(Silence 10 secondes)

Et alors, comment les accompagnes-tu ?

Patricia : [Ben euh (court) je fais pas de différence (silence 3 secondes)]104 [je fais

pas !]105 [Tu vois ? c’est des demandeurs d’emploi comme les autres qu’ils soient

français ou pas.]106 [Tu vois ? C’est pareil (silence 3 secondes).]107 [Sauf que euh

(court) certains n’ont pas d’autorisation de travailler]108, [ils peuvent pas

travailler]109, [(hésitant) ce sont les autorités qui décident]110 [et là euh (court) du

coup c’est limité.]111 [Y a que l’ATA, (silence 3 secondes)]112 [le temps que leur

situation soit régularisée y a que l’ATA (silence 3 secondes)]113, [mais ça prend du

temps]114, [alors ils viennent régulièrement à l’agence pour qu’on leur verse

l’ATA.]115 [Ils viennent avec les associations d’hébergement, c’est le monsieur et la

dame qu’on voit souvent.]116

(Silence 5 secondes)

Oui, la CIMADE ?

Patricia : [Oui, voilà, ils viennent. Ils s’occupent d’eux]117 [euh (court) de leurs

papiers]118 [euh (court) de leurs démarches.]119 [Tu vois ? Ils s’occupent d’eux.]120

[Ils sont pas seuls pour faire tout ça, ils remplissent les papiers de demande d’ATA, les

formulaires ou euh (court)]121 [parfois euh (court) on peut les aider à les remplir.]122

[Mais, après qu’est-ce qu’on peut faire d’autre euh (long).]123 [La plupart, ils n’ont

pas d’autorisation de travail tant que leur situation n’est pas régularisée.]124 [En plus,

il y a la barrière de la langue]125 [(silence 3 secondes) souvent, ils viennent des pays

de l’Est euh (court) ils parlent pas le français.]126 [C’est difficile la communication,

de pouvoir parler avec eux. C’est pas évident.]127

258

(Silence 10 secondes)

Tu en parles avec les collègues de la prise en charge des réfugiés ou de ces

difficultés ?

Patricia : [Les collègues ? euh (court) Non, j’en parle pas euh (court) on n’en parle

pas, en fait (silence 5 secondes). C’est pas des choses dont on discute.]128

(Silence 10 secondes)

Ah bon ?!

Patricia : [euh (court) Non. On n’en parle pas entre nous euh (long)]129

(Silence 7 secondes).

Et tu penses que les collègues en parlent entre eux ?

[Pas forcément ! Je suis pas sûr qu’ils en parlent trop euh (long) de ça (silence 5

secondes).]130 [Non, ils en parlent pas trop hein euh (court) le regard qu’ils ont eux

euh (long).]131

(Silence 5 secondes).

Oui ?

(Silence 5 secondes).

Patricia : [Je sais pas (silence 5 secondes), on n’échange pas trop sur ce sujet.]132

[C’est des sujets tabous un peu hein euh (court) des sujets euh (court) de religion, de

politique euh (court) avec les collègues de bureau.]133

(Silence 5 secondes).

Ah !

(Silence 6 secondes)

Patricia : [Tu sais chez (hésitant) chez Pôle Emploi c’est très (hésitant). T’es, t’… on

a quand même une, une stature, on, on, on humm (gênée) on a un positionnement, si tu

259

veux, tu vois ?]134 [Ce qui fait qu’en fait (à voix basse jusqu’à la fin de la phrase,

ligne 8) ben c’est, c’est, tu peux pas te permettre de (hésitant) il me semble de

(hésitant) de, de trop juger ou de trop exprimer tes (hésitant) (silence 3 secondes) moi,

c’est le ressenti que j’en ai (silence 3 secondes)]135. [Alors, même si je pense ce que

je pense ou (hésitant) moi je me dis qu’effectivement dans l’absolu quand tu arrives

sur un territoire euh (court) euh (court) l’idéal, à la venue c’est de participer à la

communauté.]136 [Si tu participes pas]137, [ben effectivement ça serait bien de

repartir chez toi,]138 [si tu participes pas à la communauté (silence 3 secondes).]139

[Tu vois ? (silence 3 secondes) C’est comme quand tu vies en colocataires.]140 [Si

t’es en colocation avec des potes ou des copines, si y a que toi qui fait les courses, le

ménage]141 [eh ben à euh (court) à un moment ça peut pas marcher (silence 3

secondes).]142 [Tu vois ? Ben, moi je trouve que c’est pareil.]143 [Quand une

personne arrive de l’étranger, il vient chez Pôle Emploi, on l’aide à trouver du

boulot]144, [il trouve du boulot]145, [il participe à la communauté, c’est extr…c’est

super.]146 [Par contre, s’il participe pas, à la communauté]147, [ça peut pas marcher

(appuyé).]148 [A un moment ou à un autre (silence 4 secondes), ça peut pas marcher

(silence 7 secondes). Voilà ! Moi, c’est mon ressenti, tu vois ?]149

(Silence 7 secondes)

Et la participation à la communauté, qu’est-ce que c’est ?

Patricia : [Ben euh (court) le travail]150 [euh (court) cotiser]151 [euh (court) payer

des impôts euh (court).]152 [C’est ça , participer à la c…, à la communauté, c’est

s’impliquer]153, [puisque tu, tu es là euh (court) que tu profites de choses ou

d’autres]154, [ou que tu roules]155 [sur des routes]156, [ou que tu profites]157 [de

telle structure]158, [ou que tu perçois telle euh (long) euh (court)]159 [ou de

l’allocation fa…familiale]160, [ou des, des allocations euh (court) ou des

mutuelles,]161 [l’idéal c’est de euh (court) de participer à la communauté, oui !]162

(Interruption par une collègue qui lui annonce qu’elle part déjeuner)

Je reprends à 13 heures 30 (gênée).

Ah oui, mince bien sûr !

260

Patricia : Après, tu peux euh (court) tu peux, tu peux m’appeler si tu veux hein ?!

Ok. Et bien, en tout cas merci beaucoup Patricia. J’ai matière à travailler.

261

ENTRETIEN INDIVIDUEL

- Données brutes-

ANTHONY-PAUL

FRANÇAIS DE PONDICHERY

Date : février 2015

Durée : 30 mn

Pourriez-vous vous présenter ?

Anthony-Paul : Je m’appelle Anthony-Paul, j’ai 24 ans et j’habite ici, à Pondichéry.

Comment se fait-il que vous parliez le français ?

Anthony-Paul : (sourire) Je suis Français.

Vous êtes né en France ?

Anthony-Paul : Non, je suis né ici en Inde. Mes parents sont Français.

Ils sont nés en France ?

Anthony-Paul : Non, ils sont également nés ici, à Pondichéry. Mon grand-père aussi

est né ici, et il a fait la Deuxième Guerre Mondiale en France.

Etes-vous, donc, ce que l’on appelle un Français de Pondichéry ?

Anthony-Paul : Oui, c’est ça. Je suis un Français de Pondichéry.

Vous avez la double nationalité ?

262

Anthony-Paul : Non ! Ce n’est pas possible en Inde !

Vous êtes, donc, un citoyen français ?

Anthony-Paul : Non, je suis un citoyen indien.

Vous venez de me dire que vous êtes Français, c’est bien ça ?

Anthony-Paul : Oui ! Je suis citoyen indien de nationalité française.

Qu’est-ce que cela veut dire être citoyen indien de nationalité française ?!

Anthony-Paul : Je suis l’actualité en Inde. La politique Tout ce qui se passe.

Pas en France ?

Anthony-Paul : Oui, bien sûr ! Je m’intéresse aussi à tout ce qui se passe en France.

Et alors, où est donc la différence ?

Anthony-Paul : Je vis ici. Je suis davantage ce qui se passe ici. Je travaille ici. J’ai ma

famille et mes amis ici.

Où travaillez-vous ?

Anthony-Paul : Je travaille ici. A l’Alliance Française.

Pouvez-vous me dire ce que cela signifie pour vous être un Français de

Pondichéry ?

Anthony-Paul : Je vote pour les élections en France, je reçois les bulletins de vote

pour toutes les élections. Je me rends au Consulat Général de France, ici, à

Pondichéry.

263

Vous avez, donc, le droit de vote en France. Quels autres droits ?

Anthony-Paul : (sourire) Les mêmes que vous ! Je suis Français !

Et en Inde, quels sont vos droits ?

Anthony-Paul : Aucun ! Je suis considéré comme Indien de l’étranger.

Vous n’avez pas de droit ou vous avez les droits que l’Inde accorde aux Indiens

de l’étranger ?

Anthony-Paul : C’est la même chose.

Donc, l’Inde vous considère comme étant un Indien ?

Anthony-Paul : Pour le gouvernement indien, je suis Français d’origine indienne.

Quelle est l’autorité compétente à laquelle vous devez vous adresser pour toute

question administrative, juridique, pénale, liée à l’exercice de vos droits etc.

Anthony-Paul : C’est le Consulat général de France, ici à Pondichéry. Tout se fait au

Consulat. Uniquement !

Pouvez-vous m’expliquer ces droits dont vous parlez et que vous n’avez pas ?

Anthony-Paul : En Inde, je ne peux pas voter puisque je suis Français. Même pas aux

élections locales. Je n’ai pas le droit d’acheter un terrain pour y construire une maison.

Je ne peux même pas acheter un logement.

Donc, vous me dites là que l’Inde vous refuse le droit à la propriété, c’est bien

ça ?

264

Anthony-Paul : Oui. Je ne peux pas être propriétaire.

Qu’est-ce que cela signifie d’autre pour vous être un Français de Pondichéry,

notamment au regard des autorités indiennes ?

Anthony-Paul : On doit obligatoirement posséder un passeport « OCI » que l’on doit

renouveler tous les cinq ans. Il doit porter la mention « Autorisation de résidence ».

Cela nous autorise à résider en Inde. On doit payer tout les cinq ans pour vivre

ici (véhément) ! On nous accepte !

Vous voulez dire qu’on vous tolère ?

Anthony-Paul : Oui, on nous tolère. Si les choses changent, politiquement, on peut

nous refuser le passeport OCI.

Cela pourrait arriver ?

Anthony-Paul : Oui, ça peut changer.

Qu’entendez-vous par « payer pour vivre ici » ?

Anthony-Paul : On doit payer les frais de l’OCI. Et c’est assez cher !

Que signifie le sigle OCI ?

Anthony-Paul : Cela veut dire Overseas Citizenship of India (citoyenneté indienne

d’outremer). C’est une sorte de visa, mais plus long.

C’est en quelque sorte votre pièce d’identité ?

Anthony-Paul : Oui, c’est mon passeport OCI qui m’autorise à résider ici.

Avez-vous une pièce d’identité française ?

265

Anthony-Paul : Non. Je n’en ai pas besoin. Je suis né ici, je vis ici, je travaille ici. J’ai

mon passeport OCI.

Donc, si j’ai bien compris, vous me dites que vous n’avez aucun droit à la

propriété foncière ou immobilière, et que vous devez détenir un passeport d’un

type particulier pour pouvoir vivre en Inde, passeport que vous devez renouveler

et, par conséquent, soumettre périodiquement à l’approbation des autorités

indiennes, c’est bien ça ?

Anthony-Paul : Oui, c’est bien ça.

Pouvez-vous renoncer à la nationalité française pour acquérir la nationalité

indienne ?

Anthony-Paul : (hésitant) Les démarches sont très compliquées pour nous. Il faut

faire beaucoup de démarches et de papiers, et c’est très très long. Mais, c’est possible.

Alors, si c’est possible, vous posez-vous parfois la question de la pertinence de

conserver une nationalité que, finalement, vous n’avez pas choisie, et qui vous

empêche d’exercer tout un tas de droits que vous pourriez exercer si vous étiez

Indien ?

Anthony-Paul : (sourire gêné) Euh (long)… Vous me posez une très bonne question

(souriant et perplexe)… Haha (rire). Je ne sais pas… J’ai hérité de mon grand-père la

nationalité française ! (d’un ton décidé) C’est normal que je sois Français ! C’est

naturel !

Vous ne regrettez pas d’être Français ?

Anthony-Paul : (interloqué) Et vous (souriant) ?! Non ! (d’un ton décidé) Je ne

regrette pas !

266

Avez-vous des enfants ?

Anthony-Paul : Non, pas encore.

Si un jour vous avez des enfants avec une femme Tamoule, et compte-tenu de

l’échange que nous venons d’avoir, déciderez-vous de leur transmettre la

nationalité française, puisque vous aurez le choix de leur transmettre la

nationalité de la maman ?

Anthony-Paul : (d’un air narquois) Je suis Tamoul (sourire) ! (bienveillant) Mais, je

comprends ce que vous voulez dire. Je ne sais pas. Pour l’instant, je suis célibataire. Je

verrais le moment venu.

Et bien, je vous remercie très sincèrement pour cet échange et pour votre

générosité, Anthony-Paul ! Vraiment !

Anthony-Paul : Avec plaisir ! C’était un plaisir !

Namasté ! (au revoir en Tamoul)

Anthony-Paul : (souriant) Au revoir !

267

ENTRETIEN INDIVIDUEL

- Travail de catégorisation -

ANTHONY-PAUL

FRANÇAIS DE PONDICHERY

Date : février 2015

Durée : 30 mn

Pourriez-vous vous présenter ?

Anthony-Paul : Je m’appelle Anthony-Paul, j’ai 24 ans et [j’habite ici, à

Pondichéry.]1

Comment se fait-il que vous parliez le français ?

Anthony-Paul : (sourire) [Je suis Français.]2

Vous êtes né en France ?

Anthony-Paul : [Non, je suis né ici en Inde.]3 [Mes parents sont Français.]4

Ils sont nés en France ?

Anthony-Paul : [Non, ils sont également nés ici, à Pondichéry.]5 [Mon grand-père

aussi est né ici]6, [et il a fait la Deuxième Guerre Mondiale en France.]7

Etes-vous, donc, ce que l’on appelle un Français de Pondichéry ?

Anthony-Paul : [Oui, c’est ça. Je suis un Français de Pondichéry.]8

268

Vous avez la double nationalité ?

Anthony-Paul : [Non !]9 [Ce n’est pas possible en Inde !]10

Vous êtes, donc, un citoyen français ?

Anthony-Paul : [Non, je suis un citoyen indien.]11

Vous venez de me dire que vous êtes Français, c’est bien ça ?

Anthony-Paul : [Oui !]12 [Je suis citoyen indien]13 [de nationalité française.]14

Qu’est-ce que cela veut dire être citoyen indien de nationalité française ?!

Anthony-Paul : [Je suis l’actualité en Inde.]15 [La politique.]16 [Tout ce qui se

passe.]17

Pas en France ?

Anthony-Paul : [Oui, bien sûr !]18 [Je m’intéresse aussi à tout ce qui se passe en

France.]19

Et alors, où est donc la différence ?

Anthony-Paul : [Je]20 [vis]21 [ici.]22 [Je]23 [suis davantage ce qui se passe]24

[ici.]25 [Je]26 [travaille]27 [ici.]28 [J’ai]29 [ma famille et mes amis]30 [ici.]31

Où travaillez-vous ?

Anthony-Paul : [Je travaille]32 [ici.]33 [A l’Alliance Française]34.

Pouvez-vous me dire ce que cela signifie pour vous être un Français de

Pondichéry ?

269

Anthony-Paul : [Je vote pour les élections en France, je reçois les bulletins de vote

pour toutes les élections.]35 [Je me rends au Consulat Général de France, ici, à

Pondichéry.]36

Vous avez, donc, le droit de vote en France. Quels autres droits ?

Anthony-Paul : (sourire) [Les mêmes que vous !]37 [Je suis Français !]38

Et en Inde, quels sont vos droits ?

Anthony-Paul : [Aucun !]39 [Je suis considéré comme Indien de l’étranger.]40

Vous n’avez pas de droit ou vous avez les droits que l’Inde accorde aux Indiens

de l’étranger ?

Anthony-Paul : [C’est la même chose.]41

Donc, l’Inde vous considère comme étant un Indien ?

Anthony-Paul : [Pour le gouvernement indien]42, [je suis Français d’origine

indienne.]43

Quelle est l’autorité compétente à laquelle vous devez vous adresser pour toute

question administrative, juridique, pénale, liée à l’exercice de vos droits etc.

Anthony-Paul : [C’est le Consulat général de France, ici à Pondichéry.]44 [Tout se

fait au Consulat.]45 [Uniquement !]46

Pouvez-vous m’expliquer ces droits dont vous parlez et que vous n’avez pas ?

Anthony-Paul : [En Inde]47, [je ne peux pas voter puisque je suis Français.]48

[Même pas]49 [aux élections locales.]50 [Je n’ai pas le droit]51 [d’acheter un

270

terrain]52 [pour y construire une maison.]53 [Je ne peux même pas]54 [acheter]55 [un

logement.]56

Donc, vous me dites là que l’Inde vous refuse le droit à la propriété, c’est bien

ça ?

Anthony-Paul : [Oui. Je ne peux pas]57 [être]58 [propriétaire.]59

Qu’est-ce que cela signifie d’autre pour vous être un Français de Pondichéry,

notamment au regard des autorités indiennes ?

Anthony-Paul : [On doit obligatoirement]60 [posséder un passeport « OCI »]60 [que

l’on doit renouveler tous les cinq ans.]61 [Il doit]62 [porter la mention « Autorisation

de résidence ».]63 [Cela nous autorise]64 [à résider en Inde.]65 [On doit payer tous les

cinq ans]66 [pour vivre]67 [ici (véhément) !]68 [On]69 [nous accepte !]70

Vous voulez dire qu’on vous tolère ?

Anthony-Paul : [Oui, on]71 [nous tolère.]72 [Si les choses changent, politiquement,

on]73 [peut nous refuser le passeport OCI.]74

Cela pourrait arriver ?

Anthony-Paul : [Oui, ça peut]75 [changer.]76

Qu’entendez-vous par « payer pour vivre ici » ?

Anthony-Paul : [On doit]77 [payer les frais de l’OCI.]78 [Et c’est assez]79 [cher !]80

Que signifie le sigle OCI ?

Anthony-Paul : Cela veut dire Overseas Citizenship of India (citoyenneté indienne

d’outremer). [C’est une sorte de]81 [visa, mais plus long.]82

271

C’est en quelque sorte votre pièce d’identité ?

Anthony-Paul : [Oui, c’est mon passeport OCI]83 [qui m’autorise à résider ici.]84

Avez-vous une pièce d’identité française ?

Anthony-Paul : [Non. Je n’en ai pas besoin.]85 [Je suis né ici]86, [je]87 [vis]88

[ici]89, [je]90 [travaille]91 [ici.]92 [J’ai mon]93 [passeport OCI.]94

Donc, si j’ai bien compris, vous me dites que vous n’avez aucun droit à la

propriété foncière ou immobilière, et que vous devez détenir un passeport d’un

type particulier pour pouvoir vivre en Inde, passeport que vous devez renouveler

et, par conséquent, soumettre périodiquement à l’approbation des autorités

indiennes, c’est bien ça ?

Anthony-Paul : [Oui, c’est bien ça.]95

Pouvez-vous renoncer à la nationalité française pour acquérir la nationalité

indienne ?

Anthony-Paul : (hésitant) [Les démarches]96 [sont très compliquées pour nous.]97 [Il

faut]98 [faire beaucoup de démarches et de papiers,]99 [et c’est très très long.]100

[Mais, c’est possible.]101

Alors, si c’est possible, vous posez-vous parfois la question de la pertinence de

conserver une nationalité que, finalement, vous n’avez pas choisie, et qui vous

empêche d’exercer tout un tas de droits que vous pourriez exercer si vous étiez

Indien ?

Anthony-Paul : [sourire gêné) Euh (long)…]102 [Vous me posez une très bonne

question (souriant et perplexe)…]103 [Haha (rire). Je ne sais pas…]104 [J’ai hérité de

272

mon grand-père la nationalité française ! (d’un ton décidé)]105 [C’est normal que je

sois Français !]106 [C’est naturel !]107

Vous ne regrettez pas d’être Français ?

Anthony-Paul : [(interloqué) Et vous (souriant) ?!]108 [Non ! (d’un ton décidé) Je ne

regrette pas !]109

Avez-vous des enfants ?

Anthony-Paul : [Non, pas encore.]110

Si un jour vous avez des enfants avec une femme Tamoule, et compte-tenu de

l’échange que nous venons d’avoir, déciderez-vous de leur transmettre la

nationalité française, puisque vous aurez le choix de leur transmettre la

nationalité de la maman ?

Anthony-Paul : (d’un air narquois) [Je suis Tamoul (sourire) !]111 (bienveillant)

[Mais, je comprends ce que vous voulez dire. Je ne sais pas.]112 [Pour l’instant, je

suis célibataire.]113 [Je verrais le moment venu.]114

Et bien, je vous remercie très sincèrement pour cet échange et pour votre

générosité, Anthony-Paul ! Vraiment !

Anthony-Paul : Avec plaisir ! C’était un plaisir !

Namasté ! (au revoir en langue tamoule)

Anthony-Paul : (souriant) Au revoir !

273

ANNEXE 1

ENTRETIEN N°1

AVEC ANGELADonnées brutes &

Travail de catégorisation

ET SA GRILLE D’ANALYSE

274

THEMES SOUS-THEMES Numéro

Des items

Nb

d’items

Pro-

portion

Citoyenneté

en pensée

TOTAL

- représentations face à

l’exilé ou à l’étranger :

. Ressentis favorables :

. Ressentis défavorables :

. Ressentis neutres :

84

1, 2, 3, 5, 6, 12, 13,

14, 15, 16, 17, 18,

23, 25, 29, 55, 68,

76, 79, 81, 83, 85,

86, 87, 89, 99, 102,

103, 109, 118, 123,

125, 128, 129, 131,

135, 136, 137, 138,

139, 140, 141, 142

1

43

0

0.7 %

29.9 %

0 %

30.6 %

- les projets :

. de vie :

. professionnels :

21, 26, 30, 42, 49,

57, 62

22, 24, 27, 28, 34,

39

7

6

4.9%

4.2 %

9.1 %

---------

39.7 %

275

Citoyenneté

en actes

TOTAL

- parcours vers la

citoyenneté :

. rôle de l’exilé :

. rôle de la société :

8, 63, 66, 69, 71, 72,

74, 77, 90, 92, 94,

97, 98, 104, 108,

110, 112, 114, 116,

121, 127

31, 32, 33, 35, 36,

40, 41, 60, 61, 65,

78, 91, 93, 95, 119,

143

21

16

14.6 %

11.2 %

25.8%

- vecteurs d’intégration :

. par le social :

. par le travail :

105, 106

7, 10, 20, 64, 67, 70,

73, 75, 80, 88, 96,

111, 113, 115, 117,

118, 120, 122, 124

2

19

1.4 %

13.2 %

14.6 %

----------

40.4%

Corbeille

TOTAL

- Nostalgie / Attachement

- Difficultés d’évocation,

de verbalisation / Situations

de troubles, de malaises

4, 9, 11, 19, 37, 38,

44, 45, 46, 47, 48,

50, 51, 52, 53, 54,

56, 58, 59, 100, 101,

126, 130, 133, 134

43, 82, 132, 144

25

4

17.1 %

2.8 %

19.9 %

276

ANNEXE 2

ENTRETIEN N°2

AVEC PATRICIADonnées brutes &

Travail de catégorisation

ET SA GRILLE D’ANALYSE

277

THEMES SOUS-THEMES Numéro

Des items

Nb

d’items

Pro-

portion

Citoyenneté

en pensée

- représentations face à

l’exilé ou à l’étranger :

. Ressentis favorables :

. Ressentis défavorables :

. Ressentis neutres :

66, 67, 83, 84, 85,

86, 87, 88, 90, 91,

93, 94, 100, 103

27, 28, 30, 31, 45,

46, 47, 48, 52, 53,

55, 56, 57, 58, 59,

60, 61, 62, 63, 64,

65, 69, 71, 73, 74,

75, 76, 77, 79, 80,

138, 142, 148, 149,

154, 155, 157, 159

7, 8, 10, 11, 12, 13,

14, 17, 18, 19, 21,

22, 23, 33, 34, 35,

36, 37, 38, 39, 40,

41, 42, 43, 50, 51,

82, 104, 105, 106,

107

14

38

31

8.7 %

23.5 %

19.1 %

51.3 %

278

TOTAL

- les projets :

. de vie :

. professionnels :

89, 92, 95, 96

97, 98, 99, 101, 102

4

5

2.5 %

3.1 %

5.6 %

---------

56.9 %

Citoyenneté

en actes

TOTAL

- parcours vers la

citoyenneté :

. rôle de l’exilé :

. rôle de la société :

125, 126, 127, 136,

137, 139, 140, 141,

143, 146, 147, 152,

153, 162

108, 109, 110, 111,

124,

14

5

8.7 %

3.1 %

11.8 %

- vecteurs d’intégration :

. par le social :

. par le travail :

112, 113, 114, 115,

116, 117, 118, 119,

120, 121, 122, 156,

158, 160, 161

144, 145, 150, 151

15

4

9.3 %

2.5 %

11.8 %

----------

23.6 %

279

Corbeille

TOTAL

- Nostalgie / Attachement

- Difficultés d’évocation,

de verbalisation / Situations

de troubles, de malaises

0

1, 2, 3, 4, 5, 6, 9, 15,

16, 20, 24, 25, 26,

29, 32, 44, 49, 54,

68, 70, 72, 78, 81,

123, 128, 129, 130,

131, 132, 133, 134,

135

0

32

0 %

19.5 %

19.5%

280

ANNEXE 3

ENTRETIEN N°3

AVEC ANTHONY-PAULDonnées brutes &

Travail de catégorisation

ET SA GRILLE D’ANALYSE

281

THEMES SOUS-THEMES Numéro

Des items

Nb

d’items

Pro-

portion

Citoyenneté

en pensée

TOTAL

- représentations face à

l’exilé ou à l’étranger :

. Ressentis favorables :

. Ressentis défavorables :

. Ressentis neutres :

85, 93, 101

9, 10, 39, 40, 41, 43,

48, 49, 51, 54, 57,

60, 62, 64, 66, 70,

72, 74, 76, 77, 79,

81, 84, 95, 97, 98,

100

3

27

0

2.7 %

23.7 %

0 %

26.4 %

- les projets :

. de vie :

. professionnels :

53, 56, 59, 67, 110,

113

6

0

5.3 %

0 %

5.3 %

---------

31.7 %

282

Citoyenneté

en actes

TOTAL

- parcours vers la

citoyenneté :

. rôle de l’exilé :

. rôle de la société :

11, 13, 15, 16, 17,

20, 23, 26, 29, 87,

90

22, 25, 28, 31, 33,

42, 44, 45, 46, 47,

50, 52, 55, 58, 61,

63, 65, 68, 69, 71,

73, 75, 78, 80, 82,

83, 89, 92, 94, 96,

99

11

31

9.7 %

27.2 %

36.9 %

- vecteurs d’intégration :

. par le social :

. par le travail :

1, 3, 5, 6, 21, 24, 30,

86, 88, 111

27, 32, 91

10

3

8.8 %

2.6 %

11.4 %

----------

48.3 %

Corbeille

TOTAL

- Nostalgie / Attachement

- Difficultés d’évocation,

de verbalisation / Situations

de troubles, de malaises

2, 4, 7, 8, 12, 14, 18,

19, 34, 35, 36, 37,

38, 105, 106, 107,

108, 109

102, 103, 104, 112,

114

18

5

15.7 %

4.3%

20 %

283

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SKLIAR, Carlos, « Penser à l’autre sans conditions (depuis l’héritage, l’hospitalité et l’éducation) », Le Télémaque. Education et altérité, n°29, 2006. Trad. Angélique DEL REY

VILAR, Pierre, « Sobre los fundamentos de las estructuras nacionales », Historia 16, Madrid, n°spécial [Autonomias : un siglo de lucha], avril 1978.

294

Actes de la conférence intitulée « L’Intelligence de l’Action appelle l’exercice de la Pensée Complexe », Synergies Monde, n°6, Paris, 2009.

Article 17 du Traité sur l’Union européenne, aussi appelé « Traité de Maastricht », 7 février 1992.

Article premier de la Constitution du 4 octobre 1958.

Article premier de la Loi n°88-1088 du 1er décembre 1988 instituant le Revenu Minimum d’Insertion

Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, livre VI « Contrôles et sanctions », titre II « Sanctions », chapitre II « Aide à l'entrée et au séjour irréguliers »,art. L622-1 et suivants.

Constitution du 4 octobre 1958, Titre VI : Des traités et accords internationaux ; article53-1.

Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, article 1.A.2.

« Déclaration des droits de l’homme et du citoyen décrétés par l’Assemblée Nationale dans les séances des 20, 21, 23, 24 et 26 aoûst 1789, acceptés par le Roi ».

Journal Officiel de la République Française (JORF) du 23 octobre 1962, « Décret n°62-1238 du 25 septembre 1962 portant publication du traité de cession par la France à l’Inde des Etablissements français de Pondichéry, Karikal, Mahé et Yanaon, signé le 28 mai 1956 entre la France et l’Inde », art.4 et 5, 1962.

Les mots du Porte-parole, « Accompagnement et contrôle des demandeurs d’emploi »,21 mai 2015. [Disponible sur http://www.gouvernement.fr/argumentaire/accompagnement-et-controle-des-demandeurs-d-emploi-2245]

« L’exil », Les mots du Cercle, n°14, novembre-décembre-janvier 2002/2003.

Ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France, chapitre III « Pénalités », article 21.

Pôle Emploi, Les mesures pour l’emploi, juillet 2014.

Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, alinéa 4.

Rapport d’information n°416 issu des travaux parlementaires de la commission des affaires sociales du Sénat, « L’héritage de la présence française en Inde. La communauté française de Pondichéry », ch. IV-C, Inde : quelles règles sociales dans une économie émergente ?, 25 juillet 2007.

295

UNEDIC, « Les règles d’indemnisation de l’Assurance chômage », Convention d’Assurance chômage du 14 mai 2014, Paris, janvier 2015.

Dictionnaire critique de la langue française, Editions Tübingen Niemeyer Verlag, 1994(Edition originale, 1787).

Dictionnaire de la conversation et de la lecture, t. XIV, Paris, édition 1834.

Dictionnaire Encyclopédique Quillet, t. II, Paris, Quillet, 1986.

Dictionnaire français AZED, Hatier, coll. « Portefeuille », édition 1939

Dictionnaire Grec Français, Hatier, coll. « Portefeuille », édition 1959.

Dictionnaire Latin Français, Hatier, coll. « Portefeuille », édition 1959.

Encyclopédie THEMA, Les hommes et leur Histoire, Paris, Larousse, édition 1991.

Encyclopédie Universalis, t. V, Paris, édition 2002.

Grand Dictionnaire Universel du XIX° siècle, t. II, Paris, édition 1869.

Grand Larousse Universel, t. IV, Paris, édition 1994.

La Grande Encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres, et des arts, par une société de savants et de gens de lettres, t. II, Paris, édition 1892.

Le Petit Larousse grand format, Paris, Larousse, 2003.

Nouveau Larousse Encyclopédique, vol.I, Paris, Larousse, édition 1994.

296

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION GENERALE……………………………………...2

PARTIE I :

L’EXILE : QUEL CITOYEN DANS LA SOCIETE ET DANS LE

MONDE DU TRAVAIL ?

Introduction de partie……………………………………………………7

CHAPITRE 1 : Trajet du citoyen institué à l’individu en rupture

Introduction de chapitre………..……………………………………………………..8

1.1. Différentes approches du concept de citoyen …….…………………………..9

1.1.1. Approche philosophique : la place de l’individu dans la cité ………………10

a) La cité antique : de l’individu au concept nouveau de citoyen …………………..10

- Socrate : de la maïeutique à la quête de la vérité…………………………..10

- Platon : le bonheur et la justice, affaires de la cité… ………………….......11

- Aristote : la cité, espace vital de l’individu ou la sociabilité innée de

l’homme……………………………………………………………………………..12

297

b) L’Etat sacralisé : le sujet, entre Roi et Eglise…………………………………….13

c) Vers une nouvelle sacralisation de l’Etat : l’avènement du citoyen moderne autour

du contrat social……………………………………………………………………..17

- L’aube des Lumières……………………………………………………….17

Descartes : « cogito ergo sum »……………………………………..17

Hobbes : la nécessité d’un pouvoir absolu…………………………..18

Montesquieu : la supériorité de la volonté générale…………………20

- Les Lumières : la convention du contrat social…………………………… 21

Locke : théorisation du libéralisme politique………………………..22

Rousseau : le contrat social, acte de fondation d’une cité…………...23

Kant : la nécessaire unité de l’humanité……………………………..24

d) Limites des vertus de l’Etat post-révolutionnaire………………………………...25

- Tocqueville : l’égalité concentre le pouvoir…………….………………… 26

- Les socialismes : l’émancipation de l’homme par la disparition de

l’Etat…………………………………………………………………………............27

e) Les contre-révolutionnaires et la dérive totalitaire………………………………. 29

298

1.1.2. Approche historique : généalogie du concept de citoyen……………………32

a) Les premières cités-Etats de Sumer……………………………………………… 32

b) Les cités antiques…………………………………………………………………33

- La cité grecque : des oligarchies à la démocratie athénienne……………... 33

Les oligarchies……………………………………………………….33

La démocratie athénienne : le droit de cité en Grèce………………..34

- La République romaine : le droit de cité à Rome………………………….36

c) La longue éclipse du citoyen face à la monarchie absolue……………………….38

d) L’avènement de la citoyenneté : la déclaration des Droits de l’homme et du

citoyen……………………………………………………………………………… 39

1.2. Le citoyen mis au ban : la rupture en question...............................................41

1.2.1. Le choix du non : le veto du citoyen ou quand l’individu dit ’’non’’……….42

a) Quelques figures du refus………………………………………………………...42

b) Limites à l’attitude de refus……………………………………………………...44

- Viva la muerte : refus et nihilisme………………………………………44

- L’art de la discussion : une réponse à l’absolutisme du ’’non’’………...45

299

1.2.2. Le non-choix : le citoyen face au veto, où l’opposition s’impose à

l’individu……………………………………………………………………………46

a) La société : une désocialisation exclusive ?...........................................................47

b) Le groupe : une dynamique des groupes non cohésive ?.......................................50

c) L’individu : une relation à l’autre en tension ?...................................................... 53

- Relation et réciprocité : la reconnaissance en jeu……………………….53

- Relation et liberté : de la différenciation à la dialectique du Maître

et de l'Esclave……………………………………………………………….54

CHAPITRE 2 : Quelle place pour l’exilé au sein de la société d’accueil ?

Introduction de chapitre……..……………………………………………………...57

2.1. Par-delà les frontières : le passage sinueux de l’errance à l’exil…………..58

2.1.1. L’errance : l’épreuve d’un parcours………………………………………...59

a) La sphère physique : la marche erratique………………………………………...59

b) La sphère morale : l’erreur et le voyage………………………………………….61

300

2.1.2. L’exil : une dépossession……………………………………………………66

a) La sémantique de l’exil en débat : historicité et contemporanéité………………..67

b) Des caractéristiques de l’exil : le lieu et la posture en questions………………...70

- L’exil forcé : entre contrainte, tragédie et reliance………………………... 71

L’exil forcé destructeur : la brisure de la séparation………………...72

L’exil forcé reliant : la frontière en question……………………….. 73

- L’exil choisi : la volonté propre interrogée……………………………….. 75

- L’exil intérieur : du choix d’ici au soi-même………………………………77

2.1.3. Le deuil du retour : quelle élaboration ?.........................................................78

a) Le territoire en question : distanciation et rencontre……………………………..79

- Les racines : entre dé, in et trans…………………………………………..79

- La distanciation culturelle………………………………………………….81

- Un espace nouveau à appréhender : entre liberté et créativité……………..82

b) La question de la mémoire et de la nostalgie : l’identité en jeu…………………. 86

- Mémoire et maux………………………………………………………….. 87

- Mémoire en projets……………………………………………………….. 89

301

- Mémoire et lieux…………………………………………………………...91

c) Une ingéniosité de l’exil dans le travail de deuil ?.................................................92

- De quelques figures mythologiques à l’oblique…………………………... 93

- « L’intelligence du savoir pratique » de l’exilé……………………………94

L’ingénium de Micromégas…………………………………………94

El ingenio polysémique des personnages errants de Cervantès……..96

2.2. Une élaboration de l’exercice de la citoyenneté : de l’exilé déraciné au

travailleur re-situé ?……………………………………………………………….98

2.2.1. Contextualisation : l’exercice de la citoyenneté dans une société…………..99

a) L’Etat, un ensemble structuré comme préalable à l’exercice citoyen…................99

b) L’émergence de la question de la nationalité : le modèle contemporain de l’Etat-

nation……………………………………………………………………………… 100

- L’Etat : cadre institutionnel organisé…………………………………….. 101

- La nation : communauté humaine………………………………………...102

c) L’Etat et la liberté : droits et devoirs du citoyen………………………………..104

d) Trois dérivés de civis : civique, civisme et civilité……………………………...105

302

2.2.2. Citoyenneté et intégration, une question en débat dans la société française :

la représentation du modèle intégratif par le travail……………………………….107

a) Le préalable de l’hospitalité : un facteur agissant d’intégration………………...108

- Approche philosophique………………………………………………….108

Les hôtes et la tolérance…………………………………………… 109

La confiance en jeu………………………………………………... 110

- La tradition française de l’hospitalité……………………………………. 113

La France, terre d’asile……………………………………………..113

« La France, terre d’accueil méfiante »…………………………….114

b) Le débat contemporain autour de la citoyenneté………………………………..117

- Les critiques des principes nouveaux……………………………………. 117

- En rapport avec l’action politique : citoyens actifs et citoyens passifs….. 118

- En rapport avec l’Etat et l’action sociale : nationalité, travail et processus

d’intégration ……………………………………………………………………….119

c) L’intégration de l’exilé par le travail…………………………………………... 123

- Préliminaire au sujet de l’intégration……………………………………..123

Une notion sociologique et philosophique…………………………124

303

Des facteurs d’intégration…………………………………………. 124

Une fonction intégratrice du travail ?................................................126

- L’accompagnement à la recherche d’emploi……………………………..127

De l’intégration à l’insertion professionnelle………………………127

L’accompagnement : contexte d’émergence et caractéristiques…...128

Le cas de Pôle Emploi : entre missions d’insertion et de contrôle, le

difficile dialogisme de la fonction d’accompagnement au sein de l’opérateur public de

l’emploi…………………………………………………………………………130

Conclusion de chapitre……….……………………………………………………135

Conclusion de partie…………………………………………………..136

PARTIE II :

LE TRAVAIL DE TERRAIN

Introduction de partie…..……………………………………………...138

CHAPITRE 3 : Recueil et organisation des données

Introduction de chapitre……………………………………………………………139

304

3.1. Le recueil des données…………………………………………….….……...140

3.1.1. Préparation des entretiens…………………………………..……………….142

a ) Choix des interlocuteurs………………………………………………….. …... 142

- La conseillère Pôle Emploi……………………………………………….142

- Les exilés………………………………………………………………… 143

Un Français de Pondichéry………………………………………... 145

Notre grand-mère…………………………………………………..147

b ) Contexte de recueil……………………………………………………………..148

- Choix de l’outil : l’entretien non-directif comme méthode de recherche

par la production de données………………………………………………………148

Choix du lieu……………………………………………………………….150

3.1.2. Réalisation de l’entretien et biais……………………………………………153

a ) La réalisation…………………………………………………………………... 154

b ) Les biais………………………………………………………………………...155

- Une représentativité toute relative………………………………………..156

- Un contexte de recueil particulier………………………………………...156

- Biais de la « désirabilité sociale »………………………………………...158

305

- L’effet de « halo »………………………………………………………...158

- L’effet de la distance sociale……………………………………………..159

- L’effet Pygmalion………………………………………………………...159

- Le biais inhérent au principe téléologique………………………………..160

- Le lien affectif…………………………………………………………….160

- Les non-réponses ou sans opinion………………………………………..160

3.2. L’organisation des données………………………………………………….161

3.2.1. Préalable à l’élaboration de la grille d’analyse……………………………...162

a) La lecture flottante………………………………………………………………162

b) L’analyse de contenu ………………………….………………………………..163

3.2.2. La construction de la grille : explication des éléments d’analyse…………..163

a) La démarche de catégorisation………………………………………………….164

b) Réflexion menée quant au choix des catégories………………………………...164

c) Les catégories : thèmes et sous-thèmes…………………………………………165

- Le thème ’’citoyenneté en pensée’’ et ses sous-thèmes…………………. 165

Le sous-thème des ’’représentations face à l’exilé ou à l’étranger’’.166

306

Le sous-thème des ’’projets’’……………………………………....167

- Le thème ’’citoyenneté en actes’’ et ses sous-thèmes…………………… 167

Le sous-thème des ’’parcours vers la citoyenneté’’………………..167

Le sous-thème des ’’vecteurs d’intégration’’………………………168

- La ’’corbeille’’……………………………………………………………168

d) La grille d’analyse vierge………………………………………………………. 168

e) Grille récapitulative des résultats……………………………………………….172

- Grille exprimée en données brutes……………………………………….172

- Grille exprimée en valeurs relatives……………………………………...175

Conclusion de chapitre…………………………………………………………….177

CHAPITRE 4 : Analyse des données : interprétations et propositions d’actions

Introduction de chapitre……………………………………………………………178

4.1. Analyse des données et interprétations………………………….….………178

4.1.1. Analyse des données………………………………………………………...179

a) Analyse quantitative : analyse par entretiens………..…………………………. 179

307

- Entretien n°1 ……………………………………………………………..179

Poids des thèmes…………………………………………………...181

Poids des sous-thèmes……………………………………………...182

- Entretien n°2 ……………………………………………………………..184

Poids des thèmes…………………………………………………...185

Poids des sous-thèmes……………………………………………...186

- Entretien n°3 …………………………………………………………….188

Poids des thèmes…………………………………………………...190

Poids des sous-thèmes……………………………………………...191

b) Analyse qualitative : étude globale……………………………………………...193

- Analyse par thèmes et sous-thèmes………………………………………193

- Comparaison des entretiens……………………………………………...196

Poids des thèmes…………………………………………………...196

Poids des sous-thèmes……………………………………………...197

c) Synthèse des éléments d’analyse………………………………………………..200

308

4.1.2. Interprétation des données…………………………………………………..201

a) Les données relatives à la notion de place dans la société………………………201

- Des représentations clivées……………………………………………….202

- L’hospitalité et le paradoxe en questions…………………………………203

- Un exil ’’inachevé’’ : quel citoyen pour quelle nationalité ?..................... 204

b) Les données relatives à la notion de travail ……………………………………. 205

- Une continuité de l’exil sous une nouvelle forme……………………….. 205

- Un sujet évoqué en arrière plan…………………………………………..206

- L’accompagnement en questions………………………………………... 207

c) La ’’corbeille’’.………………………………..………………………………...209

4.2. Propositions d’actions……………………………………………………….210

4.2.1. La nécessité d’un nouveau paradigme institutionnel………………………210

4.2.2. Un accompagnement à repenser : vers une nouvelle actorialité…………...211

4.2.3. Une « éthique de la rencontre » …………………………………..……….213

4.2.4. Vers un dépassement de la ’’vision nationalisée’’ de la notion de citoyenneté :

les représentations en questions ……………………………………………..……214

309

Conclusion de chapitre …………………………….……………………………...216

Conclusion de partie…………………………………………………..217

CONCLUSION GENERALE……………………………………….218

ANNEXES

310

TOMÉ PEÑA, Ricardo, 2015, PARCOURS INTÉGRATIFS DE L’EXILÉ ET

TRAVAIL

Regards croisés de trois acteurs sur les enjeux en termes d’accès à la citoyenneté,

mémoire en vue de l’obtention du Master 2 Professionnel, Sciences Humaines et Sociales

Mention Sciences Humaines et Epistémologie de l’Action, Spécialité Sciences de

l’Education et de la Formation, Parcours Stratégie et Ingénierie en Formation d’Adultes,

Tours, Université François Rabelais, 219 pages.

Il est une brèche que l’homme fait de boue conserve en surface, comme une ligne de

rupture dont le discret sillon cache l’authentique profondeur de l’altération qui affecte

l’œuvre de Prométhée. La rupture, inscrite dans le corps, devient alors cheminement qui,

lorsqu’il s’éloigne du droit chemin, rejoint le sentier inconnu d’Antonio Machado. Une

longue errance rythme, dès lors, l’existence de l’individu en rupture, une Odyssée singulière

qui conduira cet Ulysse des temps modernes vers les sentiers sinueux de l’exil, en quête

d’un ailleurs prometteur. Peut-être y trouvera-t-il l’hospitalité propice à l’élaboration d’un

nouveau départ, d’un nouveau projet ? Quoi qu’il en soit, cette étrangeté nouvelle

convoquera, sans aucun doute, la question de François Tosquelles : « Qu’est-ce que je fous

là ? ». Si celle-ci n’amène pas de réponse définitive, elle permet de convoquer le désir

d’intégration de l’étranger, de l’exilé.

Le domaine des professions sociales, celui de l’insertion professionnelle en particulier,

notamment au sein de l’opérateur public de l’emploi, constitue, souvent involontairement,

un terrain d’expérimentation d’avant-garde, pertinent, au sein duquel l’art d’accueillir

l’autre, l’exilé, de l’accompagner dans l’élaboration de son projet, se doit de porter un

regard réflexif quant à sa capacité à créer les conditions d’une intégration qui convoque la

valeur travail, à la lumière de la question d’une citoyenneté partagée avec le déraciné.

Une série d’entretiens conduits auprès d’une conseillère à l’emploi, d’une exilée disparue et

d’un étranger chez lui pas chez lui, permettent d’apporter un éclairage singulier et

d’envisager un travail de recherche dans une mise en tension du triptyque ’’exil-travail-

citoyenneté’’.

Mots clefs :

Rupture, parcours, errance, exil, racines, mémoire, nostalgie, ingéniosité, hospitalité, accueil,

cité, Etat, nation, citoyenneté, travail, intégration, insertion professionnelle, accompagnement.

311