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A nos filles, Laura et Celine A Bob, à mes parents A mon amie Maurie A tous ceux qui m’ont soutenue

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A nos filles, Laura et CelineA Bob, à mes parents

A mon amie MaurieA tous ceux qui m’ont soutenue

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J’emprunte à Julien Clerc, chanteur pour lequel j’ai la plus grande admiration depuis plus de 30 ans, le texte de sa chanson

«Coquetier Bleu » écrite par Etienne Roda Gil :

« Il faut oser tresser l’osier pour laisser au moins un panier »

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Voici mon panier…

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INCARCERATION

L’heure du rendez-vous –si l’on peut qualifier ce moment de « rendez-vous »- approche.

Je me sens de plus en plus fébrile, comme si mes jambes se dérobaient sous moi, comme si la Terre s’ouvrait en deux sous mes pas pour m’engloutir toute entière, et me faire disparaître à tout jamais.

Je guette l’appel de mon nom.

Non, ce n’est pas aujourd’hui.

Non, il n’est pas possible que cela s’arrête là.

Non, je goûte trop le bonheur de vivre, ma liberté, pour envisager d’en être privée, sous l’autorité de ceux qui décideront de tout pour moi.

Non, je refuse que l’échéance arrive, que l’incarcération se concrétise, ici et maintenant, demain et même jamais.

Pourtant, le véhicule est là, stationné en double file. On me porte mon « petit bagage », on m’ouvre la porte et on me demande de m’introduire dans l’habitacle. Je quitte le sol de ma ville, comme si je le quittais pour toujours. L’absence de contact avec

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l’asphalte me prive d’oxygène. Je me sens happée par cette fourgonnette.

J’entends le bruit de la porte à glissière qui se referme, avec la violence du couperet de la guillotine. Je laisse derrière moi, les miens, mon « nid », mon « donjon » (comme on se plaît à dénommer notre appartement situé au dernier étage), enfin ma vie de femme, libre et autonome.

La porte se verrouille dans un claquement qui n’est pas sans me rappeler le bruit des lourdes grilles des prisons.

Depuis toujours attirée par le milieu pénitentiaire, ce son m’est presque familier. Je ne manque jamais un film qui se déroule dans l’enceinte d’une prison, que ce soit celle de Fleury Merogis, de la Santé, des Baumettes ou encore d’Alcatraz.

Me voilà à présent enfermée dans ce fourgon qui me transporte jusqu’à mon lieu de détention, pour une durée que j’ignore. La voiture roule rapidement sur la Nationale  19 au milieu du flot de véhicules qui se faufilent dans la circulation, assez dense pour ce mercredi matin de Juin. Où vont tous ces automobilistes à cette heure-ci ?

Il est 11 heures… Des représentants de commerce qui se rendent chez leurs clients, des livreurs chargés de leurs diverses marchandises, des aides à domicile allant apporter un peu d’assistance et de réconfort aux personnes âgées, des infirmières et leurs seringues, des artisans et leurs outils, des femmes au

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foyer parties courir les galeries marchandes pour les soldes, des retraités en balade, des demandeurs d’emploi convoqués à un entretien, des étudiants prêts à passer un oral d’examen ?

Je me surprends à observer leurs visages, comme si les sourires, rides ou rictus pouvaient me renseigner sur la nature de leurs déplacements. J’envie celui qui va négocier au Centre des Impôts, celle qui se rend stressée à l’occasion d’un rendez-vous professionnel, celui qui est perdu sur cette route ou encore ceux qui se disputent pour un trousseau de clés égaré, ou quelques minutes de retard.

J’aimerais pouvoir ralentir le rythme de la circulation, et pour une fois, être bloquée dans les embouteillages -moi qui ai, d’habitude, tant de mal à supporter les encombrements- pour repousser l’échéance… profiter encore un peu de ce semblant de liberté.

Comme si, tout d’un coup, cette atmosphère polluée de vapeurs d’échappement avait le parfum des fleurs des champs.

Curieuse aussi cette impression que tout est beau autour de soi… Jamais auparavant je n’avais trouvé de charme à ces zones urbaines, entachées de cette forêt de panneaux publicitaires, avec ces balcons fleuris de paraboles. Pas plus séduisants ces centres commerciaux aux gigantesques parkings guettant le maigre pouvoir d’achat des habitants de ces quartiers dits « défavorisés ».

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Pourtant, je vous l’assure, même une zone industrielle aurait pu présenter quelque attrait en ces circonstances : synonyme de liberté, de lieu de travail, d’endroits où l’on peut aller et venir à son gré. Tout est question de références et de moyens… Pour quelqu’un qui est privé de liberté, le moindre espace peut s’avérer séduisant et magnifique. Je pense à ces prisonniers de guerre, coupables de rien, privés de communiquer avec les leurs. Je pense aussi à leur capacité à se remémorer le monde du dehors, aux bienfaits de ces souvenirs et aussi au côté pervers de cette pensée qui renforce le contraste avec la détention.

Comment se souvenir sans souffrir ?

Bizarrement donc, cette nationale de banlieue parisienne, encombrée, n’est plus en Ile de France et je me mets à penser, comme pour me protéger, que je suis dans une région méridionale. Le soleil brille de tous ses feux en ce début d’été. Pas un nuage dans le ciel, une température au-dessus de 25°… Bref, les conditions idéales pour que je me sente habituellement bien !

Le chant des cigales est remplacé par la symphonie tonitruante des klaxons et les injonctions des automobilistes agressifs qui s’apostrophent, vitre ouverte.

Quelle violence !

J’ai toujours été choquée par le comportement des gens détenant un volant entre les mains… comme si

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ce cercle de bakélite ou de cuir leur conférait un droit de passage exclusif et aussi celui d’écarter tout ce qui les gêne sur leur passage. Une recherche de pouvoir, de gain de temps ? Quel bénéfice ou quelle « gloire » de se trouver 30 mètres en avant au prochain feu tricolore, ou d’avoir pu doubler en insultant le conducteur du véhicule d’à côté…

Mais revenons à mon parcours sur cette route ensoleillée, qui m’amène à imaginer la chaleur des contrées du Sud de la France ou celles encore plus lointaines, évocatrices de voyages et de dépaysement. Sauf que ma destination n’est ni la campagne, ni la montagne, ni le bord de mer. Annulées les vacances en Italie. Je ne ferai pas découvrir la ville de Sienne à Franck-Eric. Il était si heureux : au début de notre relation, il m’avait dit « Giulia, tu me feras découvrir un coin d’Italie, chaque année ». Moi aussi j’en rêvais depuis que nous nous sommes rencontrés. Cette ville, et plus particulièrement sa « Piazza del Campo » a pour moi une résonnance toute particulière.

Quand nous avons décidé cet hiver d’organiser un séjour en Toscane, le ciel s’est coloré tout d’un coup. La grisaille parisienne a soudainement été effacée à l’idée du charme siennois.

Quelques années auparavant, j’avais eu le grand bonheur de partager ce voyage avec ma fille Solenn. Nous avions passé quelques jours à Florence et à Sienne.

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Je me souviens de nos déjeuners en plein air, nous délectant de salades de poulpes sous les yeux de marbre du Davide –dont nous admirions les belles fesses-, de nos dégustations de glace à la stracciatella !!! Nous regardions les beaux italiens en nous donnant des coups de coude amusés. C’était le fou rire assuré… Belle complicité avec une jeune fille devenue femme…

Nous communiquions d’égale à égale, capables de partager tant de belles choses. Nous en avons passé des heures sur cette Piazza del Campo à savourer cette douce atmosphère aux lendemains du fameux « Pallio », course à cheval en pleine ville, au cours de laquelle chaque quartier défend ses couleurs.

Amusant de découvrir leurs bannières colorées, leurs parades en costumes bigarrés et leurs banquets dans les ruelles pavées. Une ambiance unique : de grandes tables sont dressées le soir au gré des rues, quartier par quartier. La ville s’habille alors pour l’occasion. Des lanternes multicolores sont installées sur les façades, reprenant les blasons de chacune des équipes. On pourrait presque se croire au Moyen Age…

Captivant et tellement dépaysant…

J’avais déjà tout organisé : l’itinéraire était tracé – j’avais déjà repéré une chambre d’hôtes au Palais Morante, pour faire escale à Gênes. J’avais dressé la liste des sites à visiter et réuni la documentation correspondante.

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Quelques clics sur Internet, quelques appels téléphoniques, une confirmation par mail et le tour était joué. Chaque point d’étape était défini... Mais tout tombe à l’eau, le voyage, les visites, les petits plats délicieux de la cuisine toscane. Il n’est plus question de tout cela. Balayé, effacé, rayé, le beau projet.

Je suis bien loin de la Toscane et de ses divers attraits. Je suis en route pour la détention… provisoire, je l’espère… Et pourtant, plus rien n’est sûr dans mon avenir.

J’ai l’impression que le temps marque une pause, comme un arrêt sur images au cinéma, un focus sur ce moment particulier : départ pour l’inconnu avec sa dose d’angoisse et même de peur.

Le monde défile autour de moi, la radio continue d’annoncer les nouvelles, de diffuser son programme musical comme si rien n’était changé.

Je ne suis qu’un grain de poussière dans l’humanité et mon destin n’impacte que moi et mes proches.

Bien sûr, rien n’est changé, pour les autres, pour le monde… mais pour moi, c’est un STOP sans savoir si, après la bande blanche, il me sera capable de redémarrer, si même on me laissera enclencher la première de la boîte de vitesses de mon futur, si sombre aujourd’hui.

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En effet, le jugement est tombé… il est incontestable, irrévocable.

Je dois m’en remettre à la décision de ceux qui ont la compétence d’orchestrer la suite des événements.

Je n’ai pas mon mot à dire, je ne comprends pas tout ni pourquoi, mais je dois me soumettre.

Tout d’un coup, je me sens martyre, comme certaines femmes qui naissent dans des pays où elles n’ont pas droit au chapitre. Je n’ai plus la main, plus la maîtrise de mon devenir.

Je vais même jusqu’à me sentir coupable, mais coupable de quoi ?

Entre autres, coupable du souci que je vais occasionner à mes proches, à mes amis, pendant tout ce temps où je serai enfermée, en incapacité de communiquer librement, et surtout pas libre de mes mouvements, torturée par ce carcan au sens physique mais aussi psychologique.

En voilà des termes forts : martyre, torturée. Je pèse consciemment le poids réel de ces mots. Ils sont pourtant totalement en accord avec mon ressenti.

C’est dire si psychologiquement j’ai du mal à réagir, du mal à rebondir, à me projeter dans des lendemains de façon positive. J’essaie de ne pas trop anticiper, je tente d’espérer… le verdict sera peut–être en ma faveur.

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Après tout, la décision ne repose pas sur une seule personne. Ils seront plusieurs à délibérer, certains auront peut-être un angle de vue différent…

Attendre, être patiente.

Tiens, être patiente… Ca donne à réfléchir cette expression…

Dès lors que l’on m’aura dessaisie de mes effets personnels (papiers officiels, bijoux…), je deviendrai un matricule, géré par je ne sais quel planning, pendant toute la durée de mon « séjour »…

Espérons seulement que ma ou mes « colocataire(s) » seront « vivables », et ne me communiqueront pas trop leur stress et leurs angoisses, j’en ai déjà bien assez à mon compte.

Elles aussi se sentiront sans doute coupables, ou peut-être même le seront-elles en raison de comportements à risque, pour des raisons qui leur appartiennent… Je n’ai pas envie qu’elles me racontent leur vie, ni qu’elles me questionnent sur la mienne.

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M’isoler, me mettre dans une bulle, une coquille protectrice qui me tiendra à distance des agressions possibles. On m’a souvent décrit cet environnement, cette promiscuité, comme un monde cruel...

Dans deux heures, je serai dans ma prison : une chambre du 4ème étage de l’Institut Curie à Paris.

Mon seul et unique délit :

Etre une seconde fois victime d’un cancer du

sein…

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TEMOINS A CHARGE

Sur une étagère, dans mon armoire de bureau, sont classés un certain nombre d’enveloppes vert pâle, renfermant des clichés, que je garde -car il le faut absolument, pour constater les évolutions-, mais je les conserve « secrètement » et les tiens à distance, car ils me ramènent à ce jour d’avril 2004 où le ciel m’est tombé sur la tête.

Tous les six mois, je les sors puisqu’ils vont être mis en parallèle avec de nouveaux clichés comme pour un jeu des sept différences, mais aux allures de traque.

Ils m’ont sauvé la vie deux fois. Je leur dois bien une petite faveur. Alors, je leur donne la parole pour se présenter à vous !

Moi, c’est Mammo.

Je suis la petite nièce de Photo.

Non, non, contrairement à ce que la phonétique de nos prénoms pourrait laisser croire, nous ne sommes pas d’origine nipponne...

Je voulais vous parler de Photo car elle a eu un destin incroyable. Elle a voyagé partout dans le monde,

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connaît un monde fou (des mannequins, des personnalités de la vie politique, du show-biz, des élèves, des bébés, des mariées, des communiants, et j’en passe).

Dès qu’on avait fait sa connaissance, on ne pouvait plus se passer d’elle. Ses filles, petites-filles, arrière-petites filles ont gardé d’elle ce côté magique et fédérateur. Aujourd’hui encore sa « descendance » conserve cette universalité. Dingue, non ?

Je vous l’avoue. Je suis un peu jalouse d’elle. Moi, quand je rencontre du monde, il n’est malheureusement pas rare que je ne fasse pas l’unanimité. Je suis même capable de déclencher des angoisses, du stress, voire des larmes et parfois cela peut être contagieux. J’ai vu des familles entières se mettre à pleurer après m’avoir fréquentée. Je ne comprends pas du tout cet effet que je produis.

En fait, c’est tout l’un ou tout l’autre. Parfois, je génère aussi des soupirs de soulagement. Personnellement, je ne trouve pas cela très gratifiant. Pourtant, alors les gens sourient, se sautent au cou. Les femmes, essentiellement, disent qu’elles sont soulagées. En même temps pour me voir, elles se mettent dans une situation qui leur fait mal. Elles parlent même de crêpe. Moi, je ne vois pas le rapport…

Je suis une fille simple, toujours vêtue de noir et blanc, un camaïeu de gris dans mes jours de grande

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fantaisie. J’ai une stature plutôt carrée, les épaules un peu larges mais arrondies.

Je vais vous livrer un secret, ce que je préfère, c’est m’exposer à la lumière. Elle me réchauffe et puis dans cette posture, il y a toujours une main pour me caresser ou des doigts pour me chatouiller. J’adore ça…

Et on commente mon allure, mon physique, y en a même qui me regardent à la loupe et là, je vais vous dire, je serais presque prête à rougir.

Je me plains, mais j’ai quand même des satisfactions dans ma vie. La première, c’est qu’on me promène… On m’emmène chez des individus, presque tous vêtus de blouses blanches : une secte ?

Là, comme je vous l’ai dit, on me tripote. Et puis, il semblerait que j’ai de la valeur car on m’échange contre des chèques ; parfois même, les transactions se font par carte bancaire, en plus d’une carte toute verte qui est systématiquement réclamée au cours de mes promenades.

J’ai entendu dire aussi que je pouvais sauver des vies. Il y a même des campagnes de sensibilisation à la télévision, à la radio, dans la presse, qui font ma promotion. On me recommande comme on recommanderait un magasin plein d’accessoires féminins ou encore une destination à ne pas manquer. Le tam-tam fonctionne entre filles !

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Mais, quand la promenade est finie, on me range, près d’un dossier et là, je reconnais que je m’ennuie parfois.

Je suis pourtant rarement seule… Je côtoie mes cousins, ceux de la famille « Radios ».

Alors eux, ils ont un drôle de look, je crois qu’en fait leur jeu c’est de se déguiser en bassin, crâne, sinus, poumons et autres... Drôles d’énergumènes ! Parfois, ils me font peur avec leur allure de squelette…

Je ne les fréquente pas trop, j’ai le sentiment qu’on n’est pas du même monde.

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LIBERTE CONDITIONNELLE

Quelle bizarrerie que le rapport au temps !

« Tic-tac, tic-tac, tic-tac… Le temps ne passe pas assez vite. »

J’entends cette phrase si souvent !

Vivement… la pause que je puisse retrouver mes copines !Vivement… midi j’ai tellement faim… Vivement… ce soir que je puisse écouter le dernier CD que j’ai acheté…Vivement… samedi que je puisse aller faire les magasins avec ma mère… Vivement… ce week-end, c’est mon anniversaire et je vais faire la fête… Vivement… les prochaines vacances pour faire la grasse matinée… Vivement… que j’ai dix-huit ans pour passer mon permis de conduire.

« Tic-tac, tic-tac, tic-tac… Le temps passe trop vite… »Que peut se dire une femme qui arrive à l’automne de sa vie… Déjà 80 ans… Quand elle regarde dans le rétroviseur elle voit une jeune femme qui a hâte de travailler, de rencontrer l’homme de sa vie, d’avoir

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des enfants, puis une femme d’âge mûr qui a hâte d’être à la retraite, de pouvoir voyager, être grand-mère, avoir du temps pour s’adonner à des loisirs créatifs que son emploi du temps professionnel et personnel n’ont pas permis de réaliser.

Et alors elle se dit qu’elle a le temps, elle dispose de tout son temps, ou plutôt seulement du temps qu’il lui reste… Encore une saison qui est passée, encore un Noël qui s’achève, encore une ride au coin de l’œil, encore un mouvement qui la fait souffrir, et sa vue qui baisse, son oreille qui se fait moins fine…

Et moi, je dis : « Tic-tac, tic-tac, tic-tac… Le temps passe trop vite… »

Encore une visite chez « les blouses blanches ». A chaque fois c’est la même chose… la même anxiété, une obsession :sortir du cabinet médical en poussant un « ouf » de soulagement.

Me voilà tranquille pour quelques mois, jusqu’au prochain contrôle. J’ai l’impression d’avoir une éternité devant moi, sans contrainte d’examens, sans rendez-vous à l’hôpital.Je n’ai jamais été fascinée par le milieu médical ; je n’ai jamais nourri de fantasme envers un médecin, beau brun ténébreux, comme on en voit régulièrement dans les séries télévisées, évoluant avec prestance. Pour moi, l’hôpital c’est cette odeur

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tantôt d’eau de Javel, tantôt de camphre, tantôt de Bétadine.

Trois, quatre mois me séparent donc du prochain rendez-vous… 100 jours environ…

Une éternité de liberté, de détente, d’insouciance même…

Au rythme du sablier qui laisse s’échapper, un à un chaque grain, donnant pourtant une impression de chute torrentielle, le temps passe… La tombée du soir nous emmène vers le sommeil et chaque matin on se réveille plus proche de l’échéance.

Plus on avance, plus le stress monte, plus on y pense, plus on se dit : « et si ça recommençait ? ».

« Mais non mais non, dit l’entourage. Tu es tellement surveillée ! Et puis tu as été bien soignée… Cinq années sont passées… ».

Comme si ce délai constituait une garantie absolue contre la récidive…

Les media ne manquent pas de diffuser les campagnes des instituts de recherche contre le cancer. A grand renfort de spots, on nous sensibilise sur toutes les bonnes pratiques à adopter et toutes les mauvaises habitudes à abandonner.

Le « deal », c’est la perspective de guérison, de rémission sans récidive... et on ne demande qu’à y croire.

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Il faudrait être fou pour ne pas se laisser bercer par ce doux rêve : quitter pour toujours le monde des patients. Oublier les rendez-vous de contrôle, les examens ; ne plus fréquenter les salles d’attente, les infirmières, les secrétaires médicales, même les plus aimables et souriantes, les médecins les plus sympathiques.

On lit dans les magazines les plus variés des chiffres « choc » qui illustrent les statistiques des trucs et astuces anti-récidive ».

La condition, c’est d’abord de se soumettre aux examens périodiques, mais ensuite et surtout, de les réussir.

Alors pour sourire, bien souvent, avant d’y aller, je dis « ça devrait aller, en tous cas, j’ai bien révisé ! ». 

Finalement, j’ai bien réussi mes études mais pas l’examen de passage dans la classe des bien-portants. Malheureusement…

En conclusion, on se sent en permanence en liberté… mais en liberté conditionnelle.

J’ai toujours détesté le terme de « rémission », même bien avant d’être moi-même confrontée à la maladie.

Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais ce vocable raisonne dans ma tête comme un synonyme de « sursis » avant des complications inévitables. Il y a

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un « je ne sais quoi d’inquiétant » dans ce mot. Une sorte de menace…

Fantaisie de l’esprit, distorsion de sens, travail du subconscient ? Je ne sais pas ; mais en tous les cas, je n’aime pas me sentir concernée par ce mot. Il sonne comme une condamnation, une catastrophe inéluctable. Ce mot ne peut pas avoir de lien avec moi, je ne suis pas dans cette catégorie de gens qu’on ne peut jamais déclarer vraiment guéris.

Je ne veux pas ! C’est hors de question, je veux me débarrasser de cette sale maladie, à tout prix.

J’y mets toute mon énergie, je donne toute ma confiance à l’équipe médicale qui s’occupe de moi.

Non, non. Moi je ne suis pas en rémission.

Je vous le disais, à vous tous qui tentiez de me rassurer. Cela n’arrive pas qu’aux autres…

J’ai parfois vécu ces encouragements comme des leurres. Cela m’agaçait, je me disais « mais pour qui ils me prennent tous ? ». Et pourtant, moi aussi je tiens ce genre de propos vis-à-vis d’autres malades et je me sens sincère…

Mais moi, je le vivais comme un mensonge. Une supercherie… une tromperie…

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PRESUMEE COUPABLE

« Franck-Eric, tu devrais peut-être plutôt partir en voiture aujourd’hui. Rappelle-toi que j’ai ma mammographie cet après-midi et on doit se retrouver directement au Cabinet de Radiologie… » m’a dit Giulia ce matin avant de partir travailler.

J’étais totalement confiant : ses résultats d’examen seraient bons ; alors je suis parti quand même en scooter, c’est tellement plus agréable par cette belle journée de printemps et je gagne tellement de temps pour me déplacer dans la capitale. Je devais rejoindre Giulia pour 15h dans le quartier de Montparnasse.

Je n’avais pas voulu imaginer une seule seconde qu’il puisse y avoir un problème et n’avais donc pas jugé utile de prendre ma voiture, dans le but de la raccompagner à la maison.

Pourtant le verdict est le même que la première fois, il y a six ans : repérage de micro-calcifications suspectes. Je ressens un sentiment des plus étranges. Je refuse de croire ce qu’elle m’annonce en sortant de la cabine.

Elle dit que le scénario se répète et chose étonnante, pratiquement à la date anniversaire. C’est comme un

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mauvais coup du sort, un acharnement contre lequel je m’élève déjà. Je suis en « révolution ».

Un poids lourd s’abat sur nos épaules respectives… Difficile à porter, à supporter. Cela peut sembler bizarre, mais à ce moment, c’est Giulia qui me réconforte : elle dit éprouver alors une espèce de sentiment rassurant, comme lorsque l’on est dans un endroit hostile mais déjà connu.

C’est elle qui me rassure !!! Me dit qu’elle connaît le protocole : elle sait exactement la nature des examens intrusifs qu’elle va subir et me les explique. Giulia a toujours eu un grand sens de la pédagogie !

Reste pour autant une partie inconnue, la plus importante et la plus inquiétante : le niveau de gravité et d’évolution de la maladie. Pour cela, il faudra être patient et attendre encore quelques jours.

Période de sursis ? Période de purgation d’une peine ?

Il est difficile de trouver la frontière entre les deux états. A ce moment-là, Giulia exprime être envahie d’un sentiment de culpabilité. Au-delà de penser à elle, à son seul ressenti, ses propres angoisses, son esprit s’égare rapidement dans des considérations tournées vers nous, son cercle tout proche : Solenn et moi, ses parents, moi son compagnon, ses parents, Solenn, ses parents, moi-même, Solenn.

Cela résonne comme le son des tambourins dans sa boîte crânienne. Ensuite, l’entourage familial, ses

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amis… Elle dit : « C’est comme si je n’avais pas su, pas été capable de ne pas retomber malade… je suis responsable du souci généré à tous par mon état de santé ».

Plus loin encore, son environnement professionnel et l’équipe qu’elle encadre avec les jeunes apprenties qu’elle forme et qui se présentent à une certification dans quelques mois. Elle a l’impression de ne pas assumer son rôle, de se dérober de ses responsabilités, de les laisser tomber, voire de les abandonner.

Pourquoi cette culpabilité ?

Je n’arrive pas à comprendre.

Moi je suis centré sur elle, sur son chagrin. Je n’ai que faire de ses considérations sur son milieu professionnel. Personne n’est indispensable. La chose capitale, c’est qu’elle guérisse. Le reste, je m’en contrefous.

Je sais parfaitement comment fonctionne mentalement Giulia. Vivre avec elle, c’est aussi l’observer dans sa lutte contre la récidive.

J’ai été témoin de son combat quotidien : quand on a vécu déjà une fois l’expérience de cette terrible maladie, on se veut vigilant. Cela a été l’occasion pour elle de dresser un bilan sur sa vie, son alimentation, son stress…

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Le moment était venu de prendre de bonnes résolutions.

Elle m’a expliqué comment le premier avertissement avait été pour elle synonyme de sursis. Comme l’auteur d’une désobéissance ou d’une faute, elle s’est dit qu’il fallait cette fois adopter une bonne conduite et s’y tenir, sans aucun écart.

Elle s’est fixé des objectifs, pas toujours réalisables malheureusement. Elle s’est documentée, s’est procuré les livres de ceux qui ont travaillé sur le sujet (Merci MM. Khayat et Servan-Schreiber).

Elle a dressé la liste des aliments déconseillés, s’est promis de manger tout ce qui est prétendu protéger d’une récidive. Elle a pris conscience de l’importance capitale de faire de l’exercice… « Au moins une demi-heure de marche rapide chaque jour » disent les médecins. Finalement, si on le veut vraiment, c’est assez facile à intégrer dans son emploi du temps et puis il paraît que cela réduit de 50 % le risque de récidive…

« Le jeu en vaut la chandelle » répétait-elle sans cesse.

Les premiers temps, elle a été, c’est vrai, très rigoureuse. Elle a été plus que sérieuse, déterminée et motivée.

Et puis, on le sait, le train-train nous rattrape… les soucis, le stress, la pression au travail viennent parasiter cette pieuse promesse faite à soi-même. On

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recommence à faire des écarts alimentaires – oh pour une fois…-, on se laisse séduire par des plats vite préparés au détriment d’une alimentation équilibrée avec fruits et légumes frais.

On se laisse tenter, parfois entraîner, par ceux qui croient faire plaisir et n’ont aucune conscience de l’effort fourni quotidiennement à surveiller la façon dont on se nourrit.

Au jour le jour, c’était devenu une vraie occupation pour Giulia. Puis, elle a eu de moins en moins le courage d’aller marcher après sa journée ou à l’heure du déjeuner, réduite à une si courte parenthèse dans nos mondes professionnels où il faut tout faire vite… pour plus de productivité, de rentabilité.

Elle l’avoue : petit à petit, les mauvaises habitudes ont repris les rênes de sa gestion quotidienne. L’aiguille de la balance est remontée subrepticement, sournoisement, centaine de grammes par centaine de grammes, qui se sont transformés rapidement en kilos superflus.

Elle m’en veut quand je lui dis que « cela en fait plus à aimer ».

Je sens bien que cela ne la fait pas rire mais je ne comprends pas toujours pourquoi.

Les exigences professionnelles pressantes, les contraintes de tous ordres, la fatigue conduisent à la démotivation… On lâche car il est des périodes où l’on ne peut se battre contre tout.

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Je tente souvent de la déculpabiliser, en vain, car Giulia, c’est un « bon petit soldat ». Elle fait les choses à fond, avec beaucoup de volonté et de détermination, et ne s’autorise pas l’échec.

Quand le verdict de la récidive est tombé, elle s’est sentie  « présumée coupable » ; coupable d’avoir failli à ses engagements vis-à-vis d’elle-même. Coupable d’avoir pris des risques.

Coupable de n’avoir pas fait tout ce qui aurait évité aux « siens » tout le tracas provoqué par ce nouvel épisode de la maladie…

Pourtant, je le sais : elle n’a pas pour autant basculé dans un total laxisme.

Je m’applique plutôt à valoriser tout ce qu’elle a réussi à maintenir… toutes les mauvaises habitudes alimentaires dont elle s’est débarrassée –moins de sucre, moins de gras, aucun plat cuisiné, moins de colorants, moins de pesticides-.

Et cette hygiène de vie qu’elle a quand même améliorée !

Surveiller son poids, monter les escaliers au lieu de prendre l’ascenseur, sortir du métro une station plus tôt sur la ligne pour terminer son parcours à pied, toutes ces petites actions précieuses quand on les ajoute les unes aux autres…

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Et, peut-être le plus important : la gestion de son stress. Chacun le sait, on ne peut y échapper complètement dans notre monde dit « moderne ». Nous n’avons pas la maîtrise des éléments extérieurs qui en génèrent.

Cependant, nous pouvons tous travailler sur la manière de le recevoir, de le gérer, de s’en débarrasser ou de l’éviter. A chacun d’identifier ce qui va nous aider à nous ressourcer, à nous détendre, à dénouer les tensions accumulées.

Pour les uns, ce sera la pratique d’un sport, pour d’autres la création (peinture, sculpture, céramique, patchwork…), techniques de relaxation, hypnose, sophrologie voire une démarche spirituelle. Tous les moyens d’extérioriser ses ressentis négatifs sont bons à prendre, comme encore le chant, le danse, le théâtre, ou toute autre forme artistique.

Le poison à éradiquer, c’est avant tout la culpabilité.

Alors, comment essayer de ne pas se sentir coupable ?

Pointer le positif, toujours, et s’en nourrir. Et enfin, s’autoriser la « relaxe », au sens judiciaire du terme, car nous sommes des humains, pas des robots programmés…

S’autoriser à ne pas être « parfait » mais être toujours en quête de progrès.

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Giulia, félicite-toi d’avoir été sérieuse dans ton suivi médical, de n’avoir pas négligé le rythme des contrôles auprès de la cohorte de soldats anges gardiens : radiologue, cancérologue, gynécologue, chirurgien, radiothérapeute, hypno thérapeute, équipe de choc bienveillante autour de toi.

Finalement, en résumé, avoir une bonne image de toi et ne pas t’auto flageller, ne pas ajouter au fardeau de la maladie mais t’appuyer sur les efforts déjà réalisés pour augmenter en vigilance et en efficacité.

Faire confiance à tous ceux qui t’entourent et t’accompagnent dans ce combat…

Giulia dit souvent qu’il faut s’’endormir chaque soir en identifiant au moins cinq bonnes raisons de continuer, cinq choses agréables qui nous sont arrivées dans notre journée.

Même sur un lit d’hôpital, on peut apprécier le sourire de l’infirmière, la visite inattendue d’un être cher, la prise en compte de la douleur, le très agréable parfum de l’interne, l’aide-soignante antillaise qui chante en créole, un bon dessert au déjeuner, la plume d’un romancier, l’annonce de la sortie et du retour à la vie en « monde ouvert », comme ils disent, dans le milieu pénitentiaire.

Plus que jamais, apprendre à reconnaître tous les petits bonheurs. Giulia, il est vrai, même si je la trouve sévère à son égard et parfois pessimiste, a développé, depuis son premier grave problème de

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santé, développé une capacité à identifier tous les petits morceaux du puzzle « Bonheur ».

Elle cite souvent son amie Colette, qui lui disait « fais-en du miel » quand elle lui relatait une page positive de son existence. Elle avait bien raison.

Il faut engranger toutes les bonnes choses que l’on vit, savourer les moments où simplement « tout va bien ». Savoir ne plus se plaindre pour des broutilles. Ne pas trop anticiper sur l’avenir et ne pas s’inquiéter pour des événements qui, peut-être, n’arriveront jamais.

Tout le monde connaît l’expression « voir la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine ».

Se dire que nous avons en nous la capacité de compléter le contenu de la bouteille, goutte par goutte.

Mais oui… Une petite parcelle de bonheur-plaisir… celle de l’odeur du pain grillé, celle contenue dans l’enveloppe acheminant un faire-part de naissance, celle cachée dans une invitation à dîner, ou encore celle dissimulée dans une prime exceptionnelle et aussi tout ce que l’on peut identifier quand, simplement, il n’y a pas de problème…

On a un toit au-dessus de la tête, un bon dîner qui mijote en cuisine, des gens nous aiment, un employeur qui nous fait confiance… On pourrait sans problème dresser une longue liste…

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Il s’agit seulement d’adopter un comportement positif et savoir reconnaître ces petites perles, les ranger dans le tiroir des provisions de bonne humeur… et surtout savoir aller les rechercher quand cela va moins bien.

Enfin, la recette, c’est probablement de regarder vers l’avenir. Se dire que dans chaque événement qu’il soit positif ou négatif, il y a quelque chose à prendre pour nous aider à « grandir », se servir des mauvaises expériences pour se remettre en question.

Enfin, tout simplement, V I V R E…

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PREVENTIVE

Nous sommes une équipe : une sorte de brigade préventive :

Marie-Charlotte gynécologue,Fabienne et Jean-Yves, médecins au centre d’imagerie, Rémy, chirurgien,Dominique, radiothérapeute,Abdel médecin-anesthésiste.

On ne se connaît pas forcément tous et pourtant, on a des objectifs communs : diagnostiquer, soigner, accompagner, soulager. Des actions qui concourent au même but : faire de la prévention et guérir nos patients.

Tous concernés par une maladie pas comme les autres.

Une maladie dont le nom fait peur, comme s’il était synonyme de mort.

Non, aujourd’hui, on le sait, même s’il y reste associé, le cancer est de mieux en mieux soigné, car plus vite diagnostiqué.

Je me présente, je suis Marie-Charlotte, gynécologue.

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Je connais Giulia depuis une vingtaine d’années. Je l’ai suivie pendant sa grossesse, je me souviens quand elle est venue à mon cabinet avec sa petite Solenn dans son couffin. J’aime bien nos rendez-vous car on parle toujours d’un tas de choses : la formation des jeunes, l’éducation des enfants, parfois même nous évoquons nos projets de voyages. Bref, Giulia est une ancienne patiente.

Quand elle a eu 40 ans, je lui ai conseillé de commencer à faire des mammographies. Son profil s’y prêtait et, aujourd’hui, je m’en félicite, car c’est à l’occasion d’un de ces examens de dépistage que sa maladie a été diagnostiquée.

Quelque part, je lui ai  un peu  sauvé la vie.

Radiologue dans un grand cabinet parisien, c’est à moi, Fabienne, que Marie-Charlotte a adressé Giulia.

« Elle a des seins compliqués » m’avait-elle prévenue. Depuis 2004, nous nous voyons chaque année. J’ai malheureusement, mais aussi très heureusement, décelé des foyers de micro-calcifications malins.

C’est toujours un moment difficile de faire comprendre à une patiente, sans l’affoler, qu’une image est suspecte… Il faut faire preuve d’humanité, de psychologie, l’encourager, calmement mais fermement, à organiser les examens complémentaires.

Fort heureusement, la technique progresse chaque jour et nous disposons de matériels de plus en plus

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sophistiqués. Les clichés en 3D notamment nous permettent d’en faire une lecture plus fine. On peut tellement les agrandir sur nos écrans géants que je me suis entendu dire « elle leur fait les seins grands comme la Place de la Concorde » !

Collègue et associé de Fabienne, je m’appelle Jean-Yves.

Je suis chargé de pratiquer les biopsies. Drôle d’examen qui consiste à aller chercher des particules de chair au moyen d’un engin qui pourrait s’apparenter à une chignole. La patiente est allongée sur le ventre, sur une table percée. Le sein est inséré dans la cavité prévue à cet effet. Après que l’anesthésie ait commencé à agir, on monte la table à deux mètres de hauteur et le praticien travaille dessous.

C’est moi aussi qui ai annoncé à Giulia, la première fois, que les cellules analysées se révélaient malignes. Je l’ai vue prostrée, digne, mais comme pétrifiée. Elle m’a juste demandé si c’était très grave. Puis, elle a repris le chemin de la salle d’attente sans pleurer, comme si elle était devenue spectatrice de sa vie qui continuait à défiler… mais sans elle. Elle marchait comme un robot, sans repères et sans horizon.

Quant à moi, Rémy, je suis chirurgien à l’Institut Curie, j’ai opéré deux fois Giulia. C’est une femme courageuse mais tellement anxieuse. Avec elle, la consultation doit être pédagogique. Elle a besoin qu’on lui explique tout, pour qu’elle puisse se

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représenter les choses de façon concrète et accepter le protocole des soins. Je joue beaucoup la carte de l’humour avec elle… pour la détendre. Je me souviens une fois où au moment de l’examiner, j’ai constaté qu’elle avait mis de l’huile pailletée. J’ai demandé à mon assistante, pour la faire sourire, de noter dans son dossier « tentative de séduction du chirurgien »… On a beaucoup ri ce jour-là. Heureusement, dans mon métier, il y a aussi des « parenthèses  sourires »…

Je la vois maintenant tous les six mois pour le suivi postopératoire.

J’ai pleinement conscience de l’épée qu’elle sent toujours au-dessus de sa tête. Pour moi, c’est un cas relativement simple. Relativement car cela ne signifie pas que je minimise ce que peut vivre Giulia. Mais je vois tant de cas bien plus sévères, des patientes dont l’espérance de vie se compte en mois…

Mon nom est Abdel. Je suis médecin-anesthésiste à l’Institut Curie.

J’assure aussi des consultations au Centre anti douleurs. C’est moi qui ai endormi Giulia lors de sa deuxième lourde intervention. Elle avait presque l’air d’être contente de me voir là (si l’on peut dire cela de quelqu’un qui est étendu sur la table d’opération, perfusion au bras, sous le feutre du chirurgien esthétique qui réalise un tracé pour avoir un repère lors de la pose de la prothèse après l’ablation du sein…).

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Je lui ai dit « mais il me semblait bien que je connaissais ces beaux yeux verts… ». Elle a esquissé un sourire avant de s’envoler dans les nimbes de l’anesthésie, dans un monde virtuel et inaccessible aux autres.

Je suis radiothérapeute.

Quand elle parle de moi, Giulia dit Dominique J-V. est une femme formidable.

Elle a pleinement confiance en moi. C’est moi qui assure la surveillance post-traitement. Elle a fréquenté notre établissement pendant près de trois mois pour des séances quotidiennes de rayons. Je la voyais chaque semaine pour faire le point.

Toujours accompagnée de son père dans la salle d’attente, elle avait toujours le sourire même quand elle avait dû patienter un long moment.

J’aimerais n’avoir que des patientes comme elle…

…qui guérissent…

…même si elles doivent subir des traitements longs et souvent difficiles.

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DOUBLE PEINE

Présumé coupable, innocent, délit, peine, jugement, probation…

Vocabulaire qui m’est familier. On a toujours beaucoup parlé du milieu carcéral avec ma mère, Giulia.

Après mon stage de 3ème effectué au Tribunal de Grande Instance de Créteil, je voulais devenir Psychologue en milieu pénitentiaire. Une révélation, une vocation était née. Je me suis mise à lire beaucoup sur le sujet et j’avais un projet qui se ciselait solidement.

Autour de moi, la perception était loin d’être unanime. Mes copains me trouvaient « bizarre ». Ma famille, inquiète, me disait : « Solenn, c’est un métier original mais te rends-tu compte de la difficulté de travailler dans un « tel » endroit ? » Comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse… Travailler en prison ! Comme si c’était contagieux… « Comment tes enfants vivront-ils cela ?  Y as-tu pensé ? » . Ils ne manquaient pas d’arguments pour m’amener à reconsidérer mon orientation.

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Bref, on m’a dépeint un tableau si sombre que j’ai renoncé, partagée entre ce penchant pour le social et ma grande passion pour la littérature.

Il est vrai que j’ai pris conscience, également, que je n’étais pas forcément prête à consacrer ma vie professionnelle aux détenus. Cependant, j’envisageais très sérieusement d’avoir plus tard une action de visiteur bénévole pour approcher ce milieu de plus près.

J’ai donc poursuivi mes études littéraires à la Sorbonne, et je m’y suis totalement épanouie.

Aujourd’hui, je suis Professeur de Lettres, affectée dans un grand lycée au Nord de la Seine-et-Marne.

Je n’oublierai jamais ce 24 avril.

Je devais retrouver ma mère à Paris. Elle allait passer une mammographie de contrôle. Nous voilà six ans après son premier cancer, je ne suis pas trop angoissée. On dit toujours qu’après cinq ans, les risques sont moindres.

Alors, j’essaie de me détendre, de cesser de vivre avec cette peur… Tout le monde me rassure.

Je ne pense qu’au moment où je vais la retrouver, où elle montera dans ma Smart ; on décidera alors de l’endroit où nous irons « magasiner », comme disent nos amis québécois. J’aime bien ces rendez-vous dans Paris pour une exposition, un thé… parfois il s’agit de l’accompagner à un rendez-vous médical de

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contrôle… je sais qu’elle a encore du mal à les gérer seule.

Aujourd’hui, c’est Franck-Eric, mon beau-père qui s’est rendu disponible. Je suis rassurée de la savoir avec lui.

J’attends son appel avec impatience…

Je suis dans un bar du 5ème arrondissement, avec mon collègue Jean-Louis, professeur de philosophie, avec lequel je me sens en totale symbiose. Nous évoquons le projet pédagogique à mettre en œuvre avec la classe de Terminale L. Jean-Louis est devenu plus qu’un collègue, mon confident.

Il est en effet souvent plus aisé de se confier à une personne extérieure -plutôt qu’à la famille ou à son cercle d’amis, parfois trop proches- une personne qui vous écoutera, sans a priori quelconque.

Nous partageons régulièrement de formidables fous rires.

Non pas que nous passions notre temps à critiquer les uns ou les autres, mais nos appréciations sont souvent l’objet de commentaires croustillants.

Comment rester sans réaction face à la tenue ringarde de Melle Pinteraud, vieille fille comme on n’en voit plus, professeur d’Histoire, ou encore face à celle de Mme Husson, la prof d’espagnol, approchant la cinquantaine et refusant de vieillir, vêtue comme une véritable poupée Barbie !

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Jeune prof, je n’ai pas encore compris comment on pouvait tolérer un tel déguisement en face de nos élèves auxquels on demande une « certaine tenue », comme disent les gens de l’Académie.

Jean-Louis, il est comme moi. Il aime les beaux vêtements, les tenues élégantes… Toujours les chaussettes assorties à sa cravate. Détail sans doute… mais un signe de raffinement malheureusement en voie de disparition. Mon petit côté désuet ressort !

Je suis séduite par la culture de mon collègue. C’est un homme brillantissime qui n’est pas sans me rappeler Gilles, mon ami parti aux Etats-Unis ; il me manque tant pour nos partages et nos échanges intellectuels.

Mon portable sonne, c’est Maman. Je me saisis de l’appareil, nerveuse.

Je l’entends et comprends de suite que les nouvelles ne sont pas bonnes. Je sens mon estomac se nouer, une désagréable chaleur envahir mon visage. Même si elle est relativement sereine, la tonalité de sa voix prouve qu’il y a vraiment de quoi ne pas être tranquille.

Elle m’annonce que la radiologue a décelé de nouvelles micro calcifications et qu’elles sont suspectes.

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Le scénario se répète comme il y a six ans, six ans presque jour pour jour.

Jean-Louis comprend immédiatement la situation tellement je deviens transparente. Avec tout le tact et la délicatesse qui le caractérisent, il prend ma main et ne dit rien. Nul besoin de mot. Il a compris que pour moi venait de tomber une double peine. Double peine car je vis cette situation une deuxième fois. Double peine car moi aussi, maintenant, je me considère comme une potentielle candidate au cancer1.

Lourde condamnation... à 24 ans.

1 J’apprendrai plus tard que seuls 7 % des cancers sont d’origine génétique

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LEGITIME DEFENSE

Je crains la sonnerie du téléphone, les amis, la famille qui prennent régulièrement des nouvelles de Giulia auprès de moi, sa mère, pour la préserver.

Je ne supporte plus d’évoquer cette récidive, de répéter mot par mot tout ce qui me fait souffrir, m’angoisse et me blesse au plus profond de moi.

Etre le malade, c’est terrible mais en être le témoin passif sans pouvoir lutter, c’est une autre maladie, psychologique et invalidante contre laquelle il faut aussi apprendre à se battre.

Je ne peux m’empêcher de me remémorer l’année 2004 et notre visite à l’Institut Curie, juste après les mauvais résultats de la biopsie. Je « rembobine » et revis chaque minute des heures passées dans la salle d’attente, le court entretien avec le chirurgien, la confusion de Giulia à la sortie de l’hôpital.

« Mais si Giulia, il a parlé d’ablation.- Mais non, il a dit qu’il retirait la tumeur seulement.- Oui, mais selon les résultats d’analyses de la tumeur, il a évoqué l’éventualité d’une deuxième intervention. »

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C’est fou comme la mémoire est sélective.

Lors de ce premier entretien avec le chirurgien, j’ai tenu à accompagner ma fille, moi-même tellement terrorisée par le verdict. J’avais besoin d’entendre de mes propres oreilles comment allait se passer l’intervention et connaître les détails sur le degré de gravité de sa pathologie.

J’avais déjà été confrontée à cette maladie.

Malheureusement, et de très près aussi, puisque ma sœur y a succombé, rongée par un cancer à l’estomac.

Notre proximité géographique m’avait permis de l’accompagner quotidiennement.

Giulia, je la comprends, s’est défendue -c’est légitime- d’avoir entendu parler d’ablation.

Trop c’est trop, être victime d’un cancer à 44 ans, c’est dur à accepter…

-D’ailleurs y a-t-il un âge auquel cette nouvelle s’accueille plus facilement ?-

Envisager une ablation, c’est juste impossible. J’avais dû mal comprendre.

Pas facile d’insister, d’en rajouter et pourtant il n’était pas question de faire comme si cette triste éventualité n’existait pas. J’en tremblais à l’intérieur. Je voulais me montrer forte, ne pas craquer, surtout

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pas. Je tiendrai le coup, ferai face et l’aiderai à se battre.

Comme j’ai bien fait de l’accompagner, on n’est pas trop de deux pour enregistrer les informations que le professionnel communique, rapidement, car la salle d’attente est remplie de femmes qui attendent, elles aussi.

J’ai pu comprendre, et Giulia aussi, que cette forme de cancer était une des formes les moins graves. La tumeur, qualifiée d’intra-canalaire, était très localisée et le pronostic était très positif.

Bien sûr, il fallait attendre les résultats d’analyse après l’intervention pour connaître la suite du protocole de soin et notamment la durée de la radiothérapie.

A priori, il n’y aurait pas de recours à un traitement de chimiothérapie. Cette fameuse chimio qui atteint la femme dans son apparence, sa féminité, avec l’inévitable chute de cheveux. Giulia, à qui je dis toujours : « tu es obsédée par tes cheveux », est toujours très exigeante avec sa crinière (son signe astrologique est le lion – pas de hasard !). Elle ne se trouve jamais bien coiffée. J’avais du mal à imaginer comment elle pourrait traverser cela, en plus.

Pas d’ablation en 2004 mais cette fois, le chirurgien a été formel. Il n’y a pas d’autre choix.

J’en fais des cauchemars. Je n’ose pas poser de questions. Je pourrais consulter Internet pour lire des

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témoignages dans des forums. Mais c’est au-dessus de mes forces.

Giulia se raccroche à la piètre consolation d’une reconstruction immédiate. Elle m’a apporté la fiche technique que lui a remise le chirurgien. Tout est expliqué, le muscle qu’on prend dans le dos, qu’on retourne, qu’on glisse dans un tunnel construit sous le bras, les drains à supporter pour un temps indéterminé. Tout cela est surréaliste pour moi.

Je pense à la chirurgie esthétique qui doit suivre… C’est trop.

Je ressens un tel sentiment d’injustice. Je cherche à comprendre les causes. Je mesure tout le stress qu’elle a vécu depuis des années, pour de multiples raisons, personnelles et professionnelles. J’en veux à qui lui a fait du mal psychologiquement. Je suis en totale révolte.

J’essaie de canaliser mon énergie de rébellion dans l’action. Besoin de me sentir utile, d’apporter un peu de confort et de réconfort.

Je ne peux rester « spectatrice ». Alors, je m’active, dans tous les sens : je prépare de la compote de pommes, propose un modèle de tricot, suggère une marche sous le soleil. J’invente tout ce qui peut la détourner, même quelques minutes, de l’inéluctable intervention.

J’agis, comme je peux, mais j’agis et je réagis.

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LIBERATION

Ca y est ! Me voilà libérée. Après plusieurs mois où je me suis sentie si prisonnière… prisonnière de ce lymphome qui m’a écartée de cet emploi que j’avais tant attendu. Prisonnière de cette chambre stérile qui m’a tenue dans ses serres, tel un rapace retenant sa proie.

Je me souviendrai toujours de mon premier entretien d’embauche. Quand j’ai rencontré Giulia, la directrice, elle m’a semblé humaine et m’a inspiré confiance. Alors, quittant ma Bretagne natale, j’ai préparé mon balluchon pour m’installer en Ile de France.

Je ne me doutais pas à l’époque que j’allais déclarer cette maladie… Quand j’en ai informé Giulia, elle m’a immédiatement rassurée. Non, elle n’allait pas mettre fin à ma période d’essai, non elle n’allait pas me laisser tomber. Elle prendrait une intérimaire pour me remplacer si nécessaire. Oui, elle me soutiendrait, elle savait ce que cela représentait pour moi. Même s’il a fallu, à un certain moment, suspendre le contrat par un arrêt-maladie « longue durée », elle m’a promis qu’elle m’accueillerait après ma convalescence. Et elle a tenu sa promesse. Elle m’a dit : « Bérangère, je crois en vous ».

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J’ai donc réintégré l’entreprise en janvier, avec une curieuse impression car Giulia était devenue plus qu’une supérieure hiérarchique. Un peu comme une amie, tellement je m’étais confiée à elle, tellement nous avions partagé de moments forts. Comment allais-je me positionner à présent ? Et puis, tout s’est fait naturellement… Giulia a su me mettre à l’aise.

J’ai pris mon poste d’Assistante de Direction auprès d’elle en pleine confiance. Je souhaite à tous de travailler avec un manager comme elle : elle sait déléguer, me fait participer aux décisions et me traite d’égale à égale. Auprès d’elle, j’ai appris beaucoup. Au départ, j’avais un peu de mal à gérer son agenda car c’est une femme très active.

Au bout de deux mois, elle m’a laissé gérer son planning personnel en plus et entre ses cours de chant, de sophrologie, ses activités littéraires et autres, pas beaucoup de temps libre !!!

Giulia est une femme moderne, active et un peu délirante. J’aime ses tenues vestimentaires. Elle ose l’originalité et ça je dois dire que c’est chouette. Elle m’a d’ailleurs bien aidé à accepter ma période sans cheveux. Quand elle venait me voir à l’hôpital, elle mettait toujours en valeur la beauté de mon visage ou de mon regard, mis en exergue par mon crâne « vierge ».

Bref, c’était du bonheur.

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Jusqu’à ce lundi matin, où l’équipe de direction a reçu un mail de sa part, nous informant que le verdict était tombé : Récidive.

Il allait falloir nous passer d’elle plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois, peut-être pour toujours…

Aussitôt, je me suis sentie envahie par un sentiment de révolte que je lui ai exprimé dans un mail de réponse.

Quelle injustice !

Moi qui sort vainqueur de cette terrible maladie, me voilà à nouveau confrontée à son appétit dévorant à travers celle dont j’attendais tant sur le plan professionnel.

Comme elle l’a fait pendant des mois à mon égard, j’ai entretenu avec elle une relation épistolaire régulière, laquelle, je l’espère, lui a apporté un peu de réconfort.

Je pense, sans prétention, avoir été une de celles qui pouvaient le mieux la comprendre, le mieux appréhender les différentes étapes que l’on traverse dans cette véritable épopée médicale : l’annonce, l’acceptation, le combat, les moments de découragement, le sentiment de révolte et d’injustice, et enfin… la victoire.

Victoire qui rend chaque pincée de la vie pleine de sel et de saveur.

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C’est triste à dire, mais souvent, on se laisse polluer par mille petits tracas de l’existence. Ils sont finalement sans grande importance si l’on sait prendre un peu de recul, ce qui n’est pas toujours possible quand on est ballotté par le quotidien.

La vie peut vous échapper, c’est là que l’on mesure à sa juste valeur : le plaisir d’un petit coin de ciel bleu, l’odeur du café le matin, la délicatesse d’un plat, la douceur d’une main qui vous caresse, la chaleur d’un regard qu’on ne sait plus lire.

Il est clair que chaque parcelle de l’espace, chaque bouffée d’air que l’on respire, le chant d’un oiseau ou le bruissement des feuilles, la douceur d’un tissu ou l’ambiance chaleureuse d’une soirée en famille ou entre amis, donnent à l’existence une valeur inestimable, irremplaçable et … ô combien fragile.

On devrait vivre chaque jour comme si c’était le dernier. Dire à ceux qu’on aime qu’on les aime… c’est si bon à entendre mais aussi… si bon à dire. Il n’est rien de pire que de se dire, trop tard, j’aurais dû. Ce qui est passé est passé, on ne peut revenir en arrière.

Alors moi, Bérangère, sûrement comme beaucoup d’autres, je ne vois plus la vie du même œil. J’irais presque jusqu’à dire « merci » à cette terrible maladie car elle m’a permis de prendre conscience et maintenant de savourer plus que quiconque le fait d’être en vie.

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Cela peut sembler curieux mais c’est pourtant tellement vrai.

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LIBERTE SURVEILLEE

Giulia, c’est ma meilleure amie, non, davantage, c’est ma sœur, celle que je n’ai pas eue mais que j’aurais bien aimé avoir.

On s’est connues il y a une trentaine d’années. Incroyable comme le temps a passé !

On passait le même concours dans un lycée parisien du 20ème arrondissement. Nous attendions notre tour pour un oral qui nous stressait beaucoup, l’une comme l’autre. Nous avons échangé quelques banalités et nous nous sommes aperçues que l’on habitait dans la même ville, une charmante commune de l’Essonne.

Evidemment, ça crée des liens…

On s’est ensuite perdues de vue, portées par les événements de la vie, chacune de son côté. Et puis, on s’est croisées dans un escalier au sein d’un siège social de la Défense, quelques temps plus tard à l’occasion d’une réunion professionnelle. On s’est immédiatement reconnues, comme dans la chanson de Jeanne Moreau « Le Tourbillon de la Vie ».

Alors, comme dit la chanson, « pourquoi se reperdre de vue » ? Il n’en était plus question. Le hasard a fait

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que l’on a travaillé au même endroit pendant quelques mois. On partageait des fous rires à l’heure du déjeuner. Giulia se moquait de moi quand je mangeais une part de camembert accompagnée d’un verre de rosé, accoudée au comptoir d’un bar du quartier. Nous faisions parfois le trajet ensemble, échangions des conseils professionnels, confrontions nos pratiques.

Depuis, le lien ne s’est jamais coupé, pas même distendu.

Giulia, c’est vraiment ma famille.

Elle est pratiquement la seule personne que je recevais à la maison du temps où je vivais avec mon compagnon, aujourd’hui disparu. Nous formions un couple très solitaire, fréquentant peu de monde. Il avait, de par son métier, parcouru le monde entier, rencontré tant de gens, qu’il avait besoin de solitude. On pouvait passer pour des « sauvages ».

Néanmoins, il appréciait beaucoup Giulia, pour sa personnalité mais aussi pour ses talents de cuisinière.

Il faut dire qu’avec moi, la gastronomie avait trouvé très vite ses limites. Giulia pouffait de rire quand je racontais avoir proposé une « tasse de chico » en guise de dîner.

Même si on ne se voit pas très souvent, les nouvelles technologies, qu’il s’agisse du téléphone mobile ou d’Internet, nous permettent de rester connectées l’une à l’autre. On échange des SMS, des mails. Si

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l’une ou l’autre a un petit coup de blues, hop, SOS « ma sœur de cœur ».

Je peux compter sur elle, et elle sait qu’elle peut compter sur moi.

Aujourd’hui, je me sens encore plus sa sœur que d’habitude.

Nous sommes toutes les deux dans la salle d’attente. Nous attendons, fébrilement, les résultats des biopsies que Giulia a subies il y a quelques jours.

J’essaie de la rassurer mais moi aussi j’ai peur.

Je scrute le visage des autres patientes dans cette pièce borgne située au sous-sol du cabinet médical.

Je m’attarde quelques minutes à regarder les éléments matériels ajoutés à ce lieu pour lui donner un peu d’humanité : quelques tableaux « zen » et des écrans qui présentent les activités du centre de santé, alternativement avec l’horoscope du jour, la météo et un mini-reportage sur un pays lointain.

Une aide à l’évasion, au rêve, pour s’éloigner des soucis car il est clair que toutes les femmes qui sont là ont un point commun : la surveillance de leurs glandes mammaires.

Premier examen, examen systématique et régulier, ou clichés demandés par un praticien qui aura décelé une petite boule suspecte…

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Toutes, à des degrés différents, sont angoissées par cet examen si désagréable en plus. La majorité d’entre elles sont seules. Elles ne sont pour la plupart plus très jeunes.

Giulia, je l’accompagne. Elle ne voulait pas mais je refusais qu’elle vive l’annonce éventuelle d’une mauvaise nouvelle, seule.

J’imaginais ces jours derniers le cataclysme que cela provoquerait dans sa tête. Je la connais bien Giulia, je sais combien elle est à la fois sensible et solide. Ma place était près d’elle.

Pas question de partir aux Sables d’Olonne comme chaque année. Elle m’a dit : « mais si, pars en vacances, ça ne changera rien, je t’appellerai pour te donner les résultats ». Mais c’était au-dessus de mes forces. Je crois que je me serais sentie « coupée en deux ».

Alors, j’étais là, près d’elle, à lui faire la conversation pour éviter qu’elle ne s’angoisse trop. Je crois que Giulia a une très grande confiance en moi, et c’est bien réciproque. En tous cas, je devais être là, il ne pouvait en être autrement.

Dans l’attente des résultats, nous évoquions nos souvenirs : le passage du concours, les quelques jours passés ensemble dans sa maison tourangelle, qui reste un excellent souvenir, la naissance de Solenn et les fenouils qu’elle dévorait, crus, à 4 ans. Cela m’a toujours épatée !

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J’étais folle de cette petite poupée, moi à qui le destin n’avait pas offert d’enfant. Encore aujourd’hui, un lien tout particulier me lie à Solenn. Elle dit que je suis sa marraine de cœur comme Giulia est ma sœur de cœur.

Fille unique comme Giulia, comme Solenn, je me dis maintenant que, finalement, ce n’est pas si mal de pouvoir choisir sa famille…

EXECUTION

Aujourd’hui, 1er Juillet, je fais passer les épreuves orales du bac de Français dans un établissement de Seine Saint Denis. J’ai cinq élèves à interroger. Je suis consternée par les inepties que j’entends.

J’ai du mal à me concentrer car Maman est sur la table d’opération, depuis une heure déjà.

Je ne dois pas laisser mon esprit vagabonder et imaginer l’acte terrible qu’elle doit subir. Je dois, comme elle me l’a fait promettre, me plonger à fond

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dans mon travail pour garder de la force et de l’énergie, et mieux l’accueillir à son réveil.

Cependant, c’est difficile.

Entre chaque entretien, j’ai la boule au ventre ; je jette un œil sur les aiguilles de ma montre qui ne tournent pas assez vite aujourd’hui.

J’attends avec une réelle impatience un message de mon beau-père qui m’a promis de m’avertir quand elle serait remontée du bloc, après cinq à six heures d’acte chirurgical, que je ressens dans mes entrailles comme un véritable acte de barbarie puisqu’il s’agit d’une ablation du sein.

Rien que le mot, lorsqu’elle l’a prononcé à la sortie de la visite médicale, m’avait fait frémir.

A chaque sottise que prononcent mes candidats, je fais une opération de stockage. J’emmagasine toutes ces anecdotes qui révèlent leur inculture et parfois leur culot. Je me dis que dans quelques heures je pourrai la faire sourire avec mes talents d’imitatrice…

Je ne manquerai pas de lui pasticher le candidat qui déclame en Slam son explication d’un texte d’Albert Camus, celui qui déclare, convaincu que le roi des animaux est le corbeau -j’en passe et des meilleures-.

Elle me dit souvent « tu devrais consigner tout cela dans un bêtisier, tu pourrais en faire un livre plus tard ou raconter tout cela à tes petits-enfants… ».

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Il est vrai que les anecdotes ne manquent pas dans mon métier, parfois touchantes, parfois révoltantes.

Je me souviens de mon petit élève de 5ème

m’annonçant à la fin du cours : « Madame, je voudrais vous parler car il faut que je vous dise, je ne suis plus amoureux de vous ; maintenant j’aime Camille ».

Quoi de plus mignon que cette petite fille de 6ème se mettant à pleurer craignant que je ne meurs, en entendant les sons impressionnants qui sortaient de ma gorge lorsque ma coqueluche me provoquait de terribles quintes de toux !

Le métier d’enseignant réserve bien des surprises, de jolis moments attendrissants, à cultiver parmi les instants plus difficiles où l’on se bat pour des questions de discipline et de respect.

Je sais que cela va l’amuser, elle aime bien quand je parodie mes élèves…

Déjà petite, j’avais quelques talents d’imitatrice et je la faisais beaucoup rire. J’espère que cela lui permettra aujourd’hui d’oublier un peu ses douleurs au réveil...

Ce qui m’inquiète le plus, c’est l’état psychologique dans lequel elle se trouvera. Se réveiller « amputée » d’une partie aussi intime de son corps, j’ai peine à imaginer à ce qu’elle pourra ressentir.

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Je me souviens de sa terreur après la première opération lorsque nous avions dû retirer les pansements quelques jours après son retour à la maison. Elle ne voulait pas regarder, craignait qu’on lui ait enlevé le mamelon.

Heureusement, il n’en était rien mais elle était toute tuméfiée et réunissait alors toutes les couleurs de l’arc en ciel…

Je serai là ce soir, aussi tôt que possible.

J’irai à l’hôpital tous les jours.

Je sais combien c’est important pour elle et moi.

Ces jours derniers, je me suis efforcée de lui faire voir les choses d’une manière positive en lui laissant imaginer le « décolleté d’enfer » qu’elle allait avoir après cette chirurgie réparatrice.

Pouvoir bénéficier d’une reconstruction immédiate est pour elle une très importante consolation.

Alors, on blaguait un peu ;  je lui disais : « pense à toutes ces femmes qui dépensent des sommes astronomiques pour se faire refaire la poitrine ! » et je la faisais sourire.

J’avais atteint mon objectif. Seulement la faire sourire… C’était déjà une petite victoire sur cette maladie qui s’accrochait.

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Je savais qu’il y aurait des hauts et des bas pendant la convalescence, mais entourée de nous tous, elle y arriverait, j’en étais intimement persuadée.

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SURVEILLANT

21 heures… Elle s’est assoupie. Elle est immobile. Elle doit se sentir comme menottée avec ces perfusions qui l’empêchent de bouger. Elle est comme attachée dans ce lit… Elle se sent inévitablement meurtrie partout dans son corps.

J’imagine qu’elle peut même délirer sous l’effet de la morphine dont la pompe est à sa main… cette chirurgie pourrait l’avoir amenée à visualiser un samouraï puis un abattoir …, que sais-je ? Quelles curieuses visions…

J’ouvre la porte : c’est moi le surveillant infirmier du quatrième étage. Je la « surveille » depuis ma prise de service tout à l’heure, je vais la voir toutes les heures, m’introduis doucement dans la chambre pour ne pas la déranger, encore moins la réveiller si par chance la douleur postopératoire lui a laissé un petit répit pour s’endormir un moment.

Je suis accompagné de ma collègue Béatrice qui va prendre le relais tout à l’heure…Tel le maton qui soulève l’œilleton de la cellule, nous nous immisçons dans son intimité, soulevons le drap… puis sa chemise… Nous touchons sa peau… Indécence, absolument pas, acte sensuel, encore moins.

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Nous contrôlons la greffe de peau, vérifions la température de la peau… Telle une ronde, l’équipe médicale vient chaque heure et répète inlassablement ce geste. Peu à peu, la patiente s’y habitue, elle ne sursaute plus. Elle nous congratule : nous dit que nous sommes une fabuleuse équipe, qui agit toujours en délicatesse, en douceur. Cela doit être un peu réconfortant pour le patient, lorsque l’on se sent ainsi aliéné, d’être bien traité.

Il me semble important de pouvoir l’associer à nos interventions, d’expliquer nos gestes, leur utilité. Cela rassure de comprendre et de ne pas seulement « subir »…

Oui, cela rassure, je vous le confirme. Moi, Béatrice, je parle un peu aux patientes.

A Giulia, par exemple, je raconte mes angoisses de maman. On est en plein dans la période des épreuves du bac et ma fille, Melissa, n’a pas assez travaillé cette année. Je crains bien que le résultat ne se solde par un échec. Je suis déçue car elle a avait le potentiel pour y arriver. Ce n’est pas toujours facile de faire passer des messages aux adolescents, surtout lorsque l’on est leurs propres parents…

Giulia, chaque jour, me demande des nouvelles.

« Alors aujourd’hui, c’était quelle épreuve ? Comment ça s’est passé ? Quel était l’état d’esprit de Melissa ? »

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A moi aussi, cela fait du bien de parler. Divorcée depuis cinq ans, la mauvaise qualité des relations que j’ai avec son père m’empêche de partager mon ressenti. Je me sens bien seule face à elle. Je suis tiraillée entre le besoin de la « secouer » et l’envie de la protéger. Le dosage n’est pas simple. Tous les parents connaissent des passages comme celui-là, j’en suis sure.

Giulia, elle me raconte les oraux du bac aussi, mais vus par sa fille qui est prof de lettres. On chuchote toutes les deux quelques minutes, c’est ma petite récréation…

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CONCILIATION

Voilà déjà dix ans que je travaille comme aide-soignante à l’Institut Curie.

D’origine africaine, je suis venue en France comme femme de ménage et j’ai décidé de faire des études pour avoir un travail plus intéressant et… plus rémunérateur également.

J’ai échappé à mon ethnie malienne pour avoir une vie meilleure en Europe. J’avais une amie, Ernestine, qui travaillait pour une grande entreprise de nettoyage, elle m’a fait venir. J’ai été embauchée de suite, à ma plus grande surprise.

Au début, ça a été dur. Changement de climat, d’environnement, de coutumes, de rythme. Enfin, une grande révolution dans ma vie.

Puis j’ai rencontré Mathurin, sénégalais d’origine. Nous nous sommes plus, nous nous sommes rapidement mariés, il m’a fait deux beaux bébés et il a décidé de repartir en Afrique… vivre avec une autre femme… Que me restait-il comme choix ?

Repartir, moi aussi, vivre en Afrique, au Mali, avec mes deux enfants sous le bras ? Tomber sous le joug

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du patriarche qui me ferait sentir la honte d’être une femme abandonnée ? Ou rester en France, me battre et me construire une vie, en tant que femme seule, certes, mais indépendante ?

J’ai choisi la seconde solution car j’ai beaucoup de caractère et de détermination.

Aujourd’hui, mes garçons ont 17 et 18 ans, l’aîné passe son bac. Si j’avais pu imaginer un jour que mon propre enfant passerait son bac ! C’est déjà pour moi une vraie victoire et une très grande fierté.

« Dépêche-toi, tu vas être en retard au lycée, c’est le jour du Bac, remue-toi… Non, je n’ai pas le temps de te préparer ton petit déjeuner, je prends mon service à 6h à Curie ce matin ».

Mère célibataire, j’assume tout, toute seule, avec beaucoup de courage et de dignité. Tous les matins, je pars des Ulis, par les transports en commun pour prendre la relève de la collègue de la nuit.

Je porte toujours des robes africaines, aux couleurs chatoyantes que je troque à mon arrivée au vestiaire contre une tenue blanche. Cela fait ressortir mes grands yeux me disent les médecins.

On dit de moi que je suis une « maîtresse femme ». Je ne sais pas trop ce que cela signifie… C’est peut-être parce que je mesure 1m75 et m’habille en taille 48. Ma stature en impose, c’est vrai ; mais ce mot « maîtresse » m’intrigue…

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Une maîtresse, c’est soit une femme qui fait l’école, soit une « femme de mauvaise vie », n’est-ce pas ?

Alors je ne me reconnais ni dans l’une ni dans l’autre !!!

On dit aussi que mon sourire me donne une douceur incroyable. Il paraît qu’on se sent bien avec moi. C’est vrai que je suis toujours prête à rendre service, je remonte le moral à celles et ceux qui en ont besoin.

Je ne perds jamais mon calme, même avec les patients un peu pénibles. Et ils ne sont pas rares…

Je fais chaque matin ma tournée au 4ème étage : prise de température, tension artérielle, distribution des premiers médicaments. Pas facile le service du matin. Les patientes ne sont pas bien réveillées, certaines n’ont pas dormi, d’autres sont grincheuses, certaines souffrent et il faut faire preuve de professionnalisme, de gentillesse mais aussi parfois de fermeté.

« J’ai du mal avec certaines personnes qui ne respectent pas les protocoles de préparation avant le passage au bloc » ai-je confié à Giulia, la patiente du 432, au sujet de sa voisine de chambre.

Je vois bien qu’elle me comprend. Une certaine complicité s’est installée entre nous. L’autre jour, je la voyais bien embarrassée pour accrocher son soutien-gorge. Elle n’osait pas me demander de l’aide. Je sais trop combien les gestes anodins deviennent compliqués pour les femmes qui ont subi une

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ablation. Gentiment, je l’ai aidée à placer correctement l’attache ; sans rien dire, elle m’a souri.

J’ai senti de suite qu’elle était très rigoureuse, elle aussi a du mal à comprendre qu’on ne se « soumette » pas aux règles d’hygiène et que l’on ne respecte pas le planning.

Peut-être une certaine déformation professionnelle pour elle qui est habituée à planifier, manager, organiser. Je parle avec elle, de son travail, de ses responsabilités. J’aime m’intéresser à la vie de mes patients.

Elle a paru vraiment agacée quand j’ai dû supplier sa voisine de chambre d’aller prendre sa douche à la Bétadine alors que je lui avais déjà expliqué la veille … J’ai une bonne dose de patience… mais quand même ! Certaines patientes abusent et nous font perdre notre temps. On a tellement de personnes à qui il faut prodiguer des soins, chaque minute est précieuse !

« Mme Duchêne, je vous l’ai déjà expliqué hier soir, il faut aller prendre votre douche, vous êtes en retard. On vous descend au bloc dans 15 mn… Alors vous prenez vos affaires et vous allez dans la salle de bain immédiatement !!! »

La « Mme Duchêne » en question fait de la résistance.

Sans écouter la conversation, j’ai été témoin de son échange téléphonique avec sa sœur hier pendant que je faisais le pansement à Madame Giulia. Elle

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contestait tout, prétendait savoir comment faire, quoi faire et quand. Manifestement, elle n’est pas en phase avec les pratiques de l’Institut.

Je me trouve même obligée d’expliquer une nouvelle fois à quel usage sont destinées les différentes serviettes de toilette et de terminer par cette réplique qui a fait sourire Madame Giulia :

« Mais enfin Mme Duchêne, celle-ci, c’est pour la fleur, pour la marguerite !!! »

Je revois l’air éberlué de Mme Duchêne, n’ayant pas saisi la délicate poésie de ma phrase… et j’échange avec Madame Giulia un sourire complice.

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DERRIERE LES BARREAUX

Je suis un tout petit bonhomme, tombé sur la planète « Terre » il y a quelques mois.

Derrière les barreaux de mon parc, je réfléchis et j’comprends pas tout ici !

D’abord, moi j’ai trois mamies au lieu de deux… alors que j’ai deux papys… Pas normal car j’ai un papa et une maman qui ont chacun deux parents. Si c’est ça les mathématiques, je pars déjà avec un handicap pour les multiplications, car chez moi ça tombe pas juste, mais pas grave : j’suis content car ça fait plus de bras pour me câliner…

Ma mamie Giulia, il paraît que c’est l’amoureuse de mon papy Franck-Eric. J’croyais que les amoureux, c’étaient des jeunes. Or, mon papy il a une barbichette blanche… signe en principe d’un âge, comment ils disent les adultes ? Ah oui : un âge mûr. Il doit être en retard non ? Ou alors y a encore un truc qui m’échappe.

En tous cas, avant, ma mamie Giulia, elle me prenait dans ses bras, elle me serrait contre son cœur et j’entendais un petit tambour contre mon oreille. Je trouvais ce tambour rassurant, ça faisait un « boum-boum » qui disait quelque chose du genre « je

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t’aime ». Elle me donnait mon biberon, me chantait des chansons. J’aime bien quand elle chante des chansons, c’est doux dans mon oreille.

Maintenant, elle prend un air navré et me dit qu’elle ne peut plus faire tout ça. J’comprends pas pourquoi…

Même que des fois, elle est triste, elle peut même avoir une larme sur sa joue, comme un petit ruisseau qui chemine. Elle dit à mon papy que peut-être je vais croire qu’elle ne m’aime plus ! Dommage que je sois trop petit pour parler car le « boum-boum », moi je l’entends encore quand on m’installe doucement sur ses genoux et il dit toujours la même chose. J’suis p’tit mais j’ai quand même bien compris qu’il s’était passé quelque chose d’un peu grave car tout le monde autour d’elle a été inquiet et contrarié. J’aime pas ça.

En tous cas, quand je lui souris, elle sourit aussi ; alors je me dis que c’est pas si grave que ça.

Elle dit qu’elle est « en travaux » et qu’elle sera bientôt réparée. J’ai hâte que le chantier soit fini, car moi, j’attends avec impatience qu’elle me lise des livres, me donne des gâteaux et joue avec moi ! En attendant, on s’amuse quand même à plein de choses. Elle me tend Sophie, ma petite girafe, me lit des histoires et sollicite Papy Franck-Eric quand elle ne s’en sort pas toute seule.

Alors là, c’est un grand moment car il est un peu emprunté quand il m’emmène au lit. Le plus drôle,

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c’est quand il doit me changer. Alors là, je rigole tout seul de son air dégoûté. Et puis, c’est sûr, il n’a pas lu le mode d’emploi pour mettre les couches. Heureusement, Mamie Giulia est près de lui et le guide dans ses gestes. En tous cas, il y met tout son cœur et c’est bien ça le plus important.

Mon Papy Franck-Eric, il est marrant car tout le monde le trouve dynamique et réactif mais quand Maman a voulu lui annoncer ma prochaine venue, il avait l’air complètement « à côté de la plaque » comme ils disent. Pourtant, ma maman, elle avait mis le paquet pour la symbolique : un plateau avec une assiette de fraises (en plein mois de Mars…), du Champagne Mum (sans occasion particulière…). Son esprit perspicace et rebondissant semblait totalement anesthésié. Il était comme sous l’emprise de substances tranquillisantes. Incroyable ! Mamie Giulia, elle, elle savait… alors elle riait sous cape… Ca restera un bon souvenir pour toute la famille je crois !

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MISE A L’EPREUVE

Ca ne va pas durer… Il va la quitter.

Tu penses, ils ne sont pas ensemble depuis très longtemps. Leur couple ne va pas résister.

Il ne va pas s’investir dans cette relation presque débutante avec une pathologie aussi lourde à gérer. Je les connais, moi, les hommes, pas toujours bien courageux.

De toute façon, moi je l’avais prévenue Giulia. Les hommes sont tous de beaux parleurs, bouquet de roses rouges, restaurant et tutti quanti, mais quand il s’agit d’assumer, il n’y a plus personne.

Elle verra bien… elle avait l’air si sure d’elle… et si sure de lui…

Je reconnais que j’ai été jalouse quand elle l’a rencontrée car moi, ça fait des mois que je cherche quelqu’un sur le Web. J’en ai testé des sites de rencontres et j’ai cumulé pas mal de déceptions. Alors que Giulia, elle, a eu la chance de croiser son chemin le plus naturellement du monde…Je ressens de l’amertume. Je n’ai pas été gâtée en amour jusqu’à maintenant : enceinte à 20 ans, mariée aussitôt, un mari tyrannique, colérique, qui a fait le vide autour de moi.

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Quand je me suis retrouvée seule, Giulia m’avait mise en garde. Elle disait qu’il fallait se méfier. Sur Internet, on pouvait tomber sur n’importe qui. Elle me faisait la leçon… Je reconnais aujourd’hui que j’étais assez inconsciente et que j’ai vécu sans doute un peu dangereusement. Pas de test HIV, pas de préservatif.

Giulia était inquiète pour moi.

Quand elle a rencontré Franck-Eric, je me suis dit qu’il devait s’agir d’un dragueur…

J’ai eu un a priori totalement négatif, immédiatement ; je crois que c’était réciproque. Va savoir pourquoi ? Peut-être que j’avais peur qu’il ne me « prenne » mon amie… On est tellement liées, Giulia et moi, nous étions comme des sœurs jumelles. Cela venait de la chanson des Demoiselles de Rochefort que nous avions chantée ensemble lors d’une soirée cabaret au cours d’un voyage.

Il m’est donc apparu normal que j’aie cette pensée à son égard. Il partirait, c’était écrit.

Et moi, je serai là pour elle. Comme lors de son premier épisode de maladie. J’allais déjeuner avec elle une fois par semaine, je disais en riant que c’était ma « cantine ».

On peut dire qu’on a partagé beaucoup de moments forts, elle et moi. Nous pouvions toujours compter l’une sur l’autre.

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Aujourd’hui, la vie nous a éloignées l’une de l’autre.

J’ai retrouvé un compagnon, je suis heureuse.

Franck-Eric est toujours près de Giulia, je me suis trompée.

Et tant mieux… mais je crois qu’elle a le sentiment que je l’ai trahie par mon éloignement, assimilé à de l’indifférence.

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QUARTIER DES FEMMES

L’Institut Curie accueille une majorité de patientes atteintes d’un cancer du sein.

Malgré toute l’humanité qu’essaient d’y mettre les équipes soignantes, je me représente cet endroit comme une prison, avec de longs couloirs, les mêmes portes de chambre comme des portes de cellules. Moi qui ai connu d’autres hôpitaux et sur de longues périodes, je sais combien on s’y sent dépourvu de liberté. On pourrait presque le qualifier de « quartier des femmes » comme dans le milieu pénitentiaire.

Cependant, depuis que j’ai rendu visite à Giulia, je suis obligée de dire que l’analogie s’arrête à cette apparence dans les couloirs car, à Curie, tout le monde est aux petits soins des malades.

Cet hôpital est vraiment au top. Tout est propre, calme. On pourrait presque s’y sentir bien. Tout le monde est d’une gentillesse formidable, qu’il s’agisse des infirmières, des internes, des médecins, des aides-soignantes ou du personnel de service.

Des liens se créent, entre patientes, certaines partent en échangeant leurs coordonnées, prennent des nouvelles par téléphone ou par mail, continuent

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parfois de se voir à l’extérieur, et de se soutenir pour la suite des soins.

Lorsque j’ai rendu visite à Giulia, cet après-midi caniculaire de Juillet, j’ai assisté à une sorte de défilé. Non, pas un défilé de mode, ni celui du 14 juillet qui devait être en pleine répétition, mais un défilé original de femmes, presque toute équipées d’un accessoire étonnant.

Une sorte de distinction pour certaines patientes ayant subi une intervention au cours de laquelle elles se sont retrouvées « équipées » de drains, reliés eux-mêmes à des flacons bien embarrassants… Quoi en faire ? Comment se déplacer avec plusieurs petites bouteilles qui « pendouillent » et font souffrir par leur poids ? Pas aisé, je l’imagine, de se mouvoir, d’aller à la douche avec ce matériel… Je me représente encore moins comment se faire un simple shampoing. Alors, bien sûr, comme toujours, l’être humain s’adapte. Par force… On trouve des ruses, de l’aide, des alternatives pour continuer à faire les gestes de la vie quotidienne, comme le fait, tout simplement de se rendre aux toilettes. Les infirmières, toujours à l’écoute de leurs malades et désireuses de leur rendre le quotidien plus confortable, avaient conservé les petits sacs en carton solide, équipées de cordons de couleurs, que vous remettent les caissières dans bon nombre de magasins aujourd’hui, à la place des sacs en plastique, agents pollueurs de notre planète Terre.

Distribution faite auprès des détentrices de flacons à drains -j’ignore si un mot plus adapté et technique

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existe- celles-ci déambulent plus facilement dans l’établissement en y cachant leurs petits flacons, s’autorisant même une sortie dans le jardin intérieur de l’Institut où l’on peut trouver un réel espace de convivialité avec salons de jardin, bancs et chaises, fleurs décoratives et potager suspendu.

Ainsi, des enseignes de toutes sortes, de SEPHORA à GUCCI en passant par CULTURA ou 1-2-3, s’affichent sur des sacs multicolores, à la main des convalescentes, abritant en toute discrétion, les petites fioles avec lesquels elles doivent cohabiter plusieurs jours.

J’avais trouvé cet équipement très subtil et rendant à ces femmes blessées une belle note de féminité.

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PREVENUE

Je me présente, je suis Mémé mon Chou. Drôle de nom me direz-vous… Et bien, c’est le surnom que m’a choisi mon arrière petite-fille Solenn quand elle était toute petite, car je l’appelais toujours « mon chou ».

Je me souviens encore du bonheur ressenti lorsque j’ai appris que Giulia était enceinte.

Ma fille m’avait fait une mise en pli. Je séchais sous le casque quand le mari de Giulia a remonté la « visière » pour me dire : « Mémé, vous allez être arrière grand-mère ». J’ai répondu « Ah ! C’est très bien ! » sans vraiment réaliser le sens de ce message. Cela les avait bien fait rire d’ailleurs.

Je me souviens encore plus du jour où elle a accouché, moi qui n’avais pas eu d’enfant mais adopté ceux de mon époux ; j’étais émerveillée par ces presque trois kilos emmaillotés dans une grenouillère jaune. J’avais été prise d’une irrépressible envie de tricoter, crocheter pour l’entourer d’une maille câline et protectrice.Je continue de me présenter à vous…

J’habite maintenant sur le troisième nuage de la Voie Lactée.

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De là, je vois tout. Je continue, à leur insu, à vivre avec ma famille que j’ai quittée un dimanche de Janvier voilà maintenant quelques années. J’avais rempli mon contrat : 90 ans de bons et loyaux services sur terre, élevé les trois enfants de mon mari, aimé cinq petits-enfants, chéri quatre arrière petites filles… il était temps que je parte me reposer sur mon cotonneux nuage…

Depuis ce piédestal niché dans l’azur, je profite de voir grandir et vieillir toute cette descendance. Je me réjouis de leurs bonheurs respectifs. Je me souviens avoir été particulièrement heureuse quand j’ai vu que mon fils pouvait enfin prendre une retraite bien méritée et quand ma fille a pu faire les travaux d’aménagement de sa maison, dont elle rêvait depuis des années.

Quand on parle de paradis, soyons clairs, je crois y être installée car point de flammes ni de diablotins en vue. Cependant, cette nouvelle condition d’observateur céleste ne met pas à l’abri des mauvaises nouvelles.

Alors je ne vous explique même pas comment j’avais envie de tout faire exploser dans le ciel quand j’ai su que Giulia était à nouveau malade. Les habitants de la planète ont essuyé un énorme orage par ma faute…

Lors de son premier épisode de cancer, il y a six ans maintenant, j’avais déployé toutes mes forces pour lui envoyer des ondes positives.

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Vous savez comment ?

Tout simplement en lui adressant, par télépathie, des bribes de nos souvenirs communs, lesquels germaient dans son esprit, jusqu’à la détourner de ses soucis.

Il est vrai que des souvenirs, on en a à revendre. Je me suis occupée d’elle quand elle était enfant et nous avons mille anecdotes qui ont rythmé ses premières années. C’était une petite fille sensible qui éprouvait toujours le besoin de se sentir protégée.

Par exemple, lorsque je l’amenais à l’Ecole Maternelle Etienne Dolet, je lui disais que je l’attendais jusqu’à l’heure du repas sur les marches de l’escalier. Pour rendre mon propos plus crédible, je n’hésitais pas à mettre dans mon panier mes lunettes et un magazine, ce qui lui laissait supposer que j’allais feuilleter un numéro de Jours de France ou de Télé 7 Jours, bien installée sur le perron de l’école. Cela la rassurait et ma démarche n’avait pas d’autre objectif plus ambitieux, donc c’était gagné. Je croyais l’avoir protégée de tout et elle semblait tellement heureuse alors dans sa vie. C’est trop injuste. Pour rien au monde je n’aurais voulu qu’elle nous rejoigne.

Je dis « nous » car figurez-vous que mon petit-fils, Ronan, donc son cousin (presque son frère) m’a déjà rejoint sur le troisième nuage. Je crois maintenant qu’il est mieux dans l’immensité du ciel que sur terre à lutter contre les agressions de toutes sortes. Lui aussi était très sensible. Sa vie était compliquée, un anévrisme a mis fin à son passage sur terre. Tous

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ceux qui l’ont connu gardent de lui le souvenir d’un garçon au cœur gros comme ça, un peu fantasque mais tellement attachant.

Giulia et lui étaient très proches. Quand il m’a rejointe, elle s’est sentie amputée de quelque chose. Une partie d’elle-même, de son enfance, de son adolescence, s’est envolée avec lui.

Giulia et Ronan s’adonnaient à un jeu dont j’étais le personnage central. Ils se moquaient affectueusement de mon accent. Native de la Haute-Marne, j’avais un accent assez marqué qui me faisait prononcer le son « on » « an ». Par ailleurs, je déformais aussi beaucoup les mots. Ils prenaient un malin plaisir à m’imiter, inventant des histoires intégrant les vocables qui m’étaient très personnels et ceux comprenant un son nasal « on ». Je me souviens particulièrement de leur sketch sur le repas composé de « jamban, saucissan, cornichans, côtelette de moutan, et croûtan de pain ». Je disais souvent : « quand je serai là-haut, ils parleront encore de moi ! ».

Je n’avais pas tort… Avec Ronan, puis sans lui, Giulia continue de me plagier avec beaucoup de tendresse.

Giulia, je l’avais bien prévenue … pas question de l’accueillir maintenant ! Elle a encore trop de choses à vivre, à faire, à donner sur cette boule de terre.

Qui continuerait de parler de moi si elle nous rejoignait ? Personne n’est indispensable, c’est vrai mais elle manquerait beaucoup à certains, et surtout

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à son Franck-Eric qu’elle a rencontré il y a si peu de temps. Je ne le connais pas vraiment mais quand je l’ai repéré avec ma longue vue depuis mon nuage, je me suis arrangée pour le mettre sur le chemin de Giulia.

J’ai tout de suite vu que ça allait bien marcher entre eux !

Alors pourquoi se priver de donner un petit coup de main au destin ?

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REMISE DE PEINE

Il en est qui offrent des fleurs, des confiseries, des chocolats ou des cadeaux plus personnalisés.

Des femmes, j’en vois des dizaines chaque semaine à mon cabinet. De tous les âges, de toutes les catégories sociales… Elles ont pourtant un point commun : toutes viennent faire une mammographie, qu’elle soit de dépistage ou de contrôle.

Je lis dans chacun de leur regard une once d’inquiétude et de stress à leur arrivée.

Celle-ci se transforme dans la majorité des cas en une belle étincelle de soulagement. Ouf, l’examen est normal, il ne décèle aucune anomalie.

Cependant, il est encore trop fréquent qu’à la lecture du cliché, je remarque une image suspecte, une opacité qui m’alerte, une ombre inquiétante. Loupe à la main, je scrute ce que je viens de remarquer, pour m’en assurer car, à chaque fois, malgré les années d’expérience, mon estomac se contracte.

Je vais devoir faire une remise de peine… une remise d’anxiété… une remise d’angoisse. Ne dit-on pas remise de prix, remise de distinction honorifique ?

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Pourquoi ne dirait-on pas remise de peines quand on annonce de mauvaises nouvelles…

Comment trouver les mots justes ?

Comment présenter le problème ? Expliquer, montrer sur l’écran, entrer dans des considérations très médicales ? Rester évasive ? Alerter sans inquiéter…

Comment trouver la juste mesure ?

Je ne me suis jamais fait à l’idée de ces mauvaises annonces.

Cependant, dans mon métier, il y a beaucoup de positif…

Combien de vies avons-nous pu sauver en traquant le cancer ? Le dépistage aujourd’hui s’est généralisé et on diagnostique la maladie de plus en plus tôt. C’est un gage de réussite pour les traitements et la guérison.

Quand Giulia vient chaque année pour son contrôle, je l’accueille en souriant, je la rassure en lui disant qu’avec elle, on fait très attention. Je la sens quand même tendue pendant tout l’examen. C’est la raison pour laquelle je lui parle pendant l’échographie et la lecture des clichés.

On agrandit les images, on compare avec les précédentes qui ont été numérisées. Je sens bien que les patientes se sentent en confiance grâce au matériel de plus en plus performant.

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Giulia, elle nous aide, à sa manière, dans notre travail de dépistage, car, je le sais, elle incite les femmes autour d’elle à faire leur mammographie. Pour cela, je lui dis Bravo !

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JEUNES DETENUS

Bonjour,

Nous sommes deux jeunes détenus : Margaux et Theo, nous sommes les jumeaux de Solenn, vous savez la fille de Giulia… Ce qui nous caractérise, c’est que pour l’instant nous n’existons pas ; nous sommes « détenus » par les organes reproducteurs de nos parents. Nous sommes les petits-enfants virtuels de Mamie Giulia.

Pourquoi n’existons-nous pas  vous demandez-vous ! Et bien, en fait, on attend bien au chaud que notre Mamie Giulia soit complètement rétablie pour qu’à notre arrivée, elle puisse nous prendre et nous serrer dans ses bras, comme elle l’a déjà fait pour notre petit cousin Hugo.

Il faut dire que notre maman va avoir besoin d’aide car deux petits loustics comme nous, en même temps, ça va lui faire un drôle de chambardement à la maison.

Surtout que, comme dit Mamie Giulia, notre maman, c’était pas une championne du rangement et de l’organisation quand elle était plus jeune ; mais depuis qu’elle habite sa maison, elle a fait de considérables progrès et je pense qu’elle est prête à nous accueillir pour de bon !!!

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On a hâte de venir au monde… On imagine bien nos deux petites frimousses dans les couffins, avec au-dessus de nos têtes, toute la lignée des ascendants de part et d’autre, à gazouiller béatement en nous regardant grimacer, baver, voire hurler. Sûrs qu’ils nous trouveront « craquants ».

Quant à Mamie Giulia, on s’est laissé dire qu’elle commençait déjà à compiler tous les petits jeux et objets qui nous amuseront quand on aura trois ans. Elle est toujours dans l’anticipation !!!

Nous, on la surveille Mamie Giulia, et dès qu’elle aura recouvré complètement sa bonne santé et son autonomie physique, spermatozoïde et ovule feront leur ouvrage pour que nous poussions dans notre petit cocon.

Parfois, on se demande comment ce sera dans notre maison avec une maman folle de littérature et un papa fou de musique. J’espère qu’ils nous feront une place suffisante pour nos peluches et jouets entre les livres, les partitions et les instruments de musique.

Notre maman, elle part tous les matins travailler dans un grand bâtiment où il y a plein de jeunes. Ils ont presque tous le même sac à dos avec dedans des livres (eux aussi…), des cahiers et des classeurs. Avec ses copains et copines, notre maman, elle leur apprend des choses. Sa spécialité, à elle, c’est les mots. Elle en a plein son sac… et plein sa tête. Il paraît qu’elle sait particulièrement bien les manier. Elle en écrit même partout sur le tableau dans des

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grandes pièces qu’on appelle apparemment des classes.

Elle est peut-être décoratrice, mais ça nous semble bizarre car au bout d’un moment, elle les efface. Parfois, elle en écrit d’autres. Un peu indécise, non ? Du moins, curieux ….

Les jeunes, qui sont assis devant elle, en mettent aussi sur leurs feuilles… Ils copient, copient, copient. Parfois, Maman les dispute, elle leur fait même la morale mais elle les fait aussi beaucoup rire. Les gens disent d’ailleurs qu’elle est très appréciée dans son travail. Je me demande si nous aussi, plus tard, on devra écrire des mots comme ça partout…

Notre papa, quant à lui, ne part pas tous les matins. Lui, c’est plutôt le soir ou le week-end. Il ne travaille pas aux mêmes horaires que notre maman.

Ce sera pratique, ils pourront s’occuper de nous, ensemble et à tour de rôle.

Papa, il est souvent à la maison, dans une pièce qu’il appelle le « studio ». Dans cet endroit, situé au rez-de-chaussée de la maison, avec une grande baie vitrée qui donne sur le jardin, il y a plein de matériel et un énorme engin, noir, avec sous une espèce de couvercle, des genres de dents, certaines noires au milieu d’autres, blanches. Quand il appuie dessus avec ses doigts, ça fait du joli bruit. Ca s’appelle de la musique. Lui aussi, il a des cahiers mais dessus, c’est pas des mots. Ce sont des espèces de signes, avec des genres de queues en l’air ou en bas, posés sur

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des traits. On dirait des oiseaux sur des fils électriques.

On se demande comment ils font pour se comprendre Papa et Maman, s’ils n’écrivent pas la même langue. Ils doivent avoir un autre code !!! En tous cas, ils ont l’air d’être heureux ensemble puisqu’ils ont décidé de nous fabriquer… Enfin, pour être exact : ils ont l’intention d’avoir un bébé, pas deux… On se demande la tête qu’ils vont faire quand on va faire notre photo… celle qu’on appelle « échographie »… et qu’on va leur annoncer qu’on est deux…

Nous, on a déjà prévu quelques activités avec notre Mamie Giulia, il est probable qu’elle nous fera faire des gâteaux (on le sait : elle a déjà acheté des formes de nounours pour fabriquer des biscuits).

Elle nous lira des livres, nous chantera des chansons parce que Mamie Giulia, elle est chanteuse aussi. Avec ses copains, elle joue dans une comédie musicale – dans l’histoire elle s’appelle Pénélope, c’est un drôle de prénom !!!

Nous, on préfère Giulia, y a plus de soleil dedans et ça vient du pays des pâtes. On adorera les pâtes. Toutes : les spaghetti, les farfalle, les penne, les tagliatelle, les papardelle, les macaroni et toutes les autres parce que Mamie saura faire des bonnes sauces pour mettre avec, comme son père lui a appris. On salive d’avance…

Papy Claude, il ira se faire cuire un œuf avec ses petits pots et ses plats cuisinés pour bébé !!! Mais on

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sait qu’il sera aussi un super « papy gâteau », on a vraiment de la chance !

On essaiera de ne pas se mettre de la sauce tomate partout pour ne pas faire râler Mamie Giulia, sinon, elle sera obligée de faire la lessive et Papy Franck-Eric se moquera d’elle, comme d’habitude, car il croit que Mamie adore faire la lessive… Ah ces hommes…

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AMENAGEMENT DE PEINE

Il est bien sûr que la notion d’aménagement ou de réaménagement est complètement de circonstance après un épisode de santé comme celui-là.

Outre les quelques aménagements nécessaires au temps de la convalescence, c’est plutôt l’aménagement de sa vie qui est à reconsidérer.

Dans mon rôle de médecin, je me dois de mettre en garde les patients. Quand le corps a dit « stop », quand il y a eu chirurgie très interventionniste, il faut que le patient adapte son mode et son rythme de vie à son état physique et… psychologique.

Il n’est pas question de ne plus vivre pleinement mais de vivre différemment. D’abord, il faut que son entourage comprenne qu’il y a un « avant » et un « depuis ». Je pense notamment à l’environnement professionnel. Même les proches, la famille, les amis doivent faire un travail d’appropriation : la personne n’est plus la même, physiquement et dans ses capacités d’autonomie parfois.Comment accepter cela ?

Je suggère à mes patients de se faire accompagner par un psychologue, un sophrologue, voire même dans les cas les plus sévères de constituer un dossier

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pour être reconnu « travailleur handicapé ». Label bien inconfortable à porter pensez-vous peut-être ! Pas tant que cela, il faut dédramatiser cette « étiquette ». Savez-vous qu’une coiffeuse qui présente des réactions allergiques à des produits de décoloration peut être déclarée « TH » ?

L’important, c’est de donner une légitimité à des réticences, des incapacités, pour éviter la souffrance qui peut, si elle dure et s’installe, mener à la dépression avec toutes les conséquences personnelles, sociales et professionnelles qu’elle peut engendrer.

Aménager son temps, son espace de vie, son poste de travail, ses activités, sa manière de gérer son quotidien… Voilà les plans sur lesquels il est recommandé d’agir.

Cela peut sembler compliqué et négatif. Mais il faut dépasser cette impression première !

D’abord, c’est l’occasion de découvrir, autour de soi, des tas de gens qui sont heureux et prêts à vous donner un petit coup de main ….

Aménager son temps, c’est apprendre à se reposer, à garder du temps pour soi, à arrêter de se fixer des objectifs trop ambitieux, à ne pas s’imposer des échéances inutilement ; bref s’autoriser à « ne pas faire » de temps en temps, instantanément… voire pas du tout en apprenant à dire « non ».

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Aménager son espace de vie, cela passe souvent par quelques modifications simples, changer la répartition sur les étagères, investir dans quelques coussins pour s’installer confortablement…

Et pourquoi ne pas en profiter pour changer quelques éléments de décoration ? Avec quelques accessoires à prix raisonnable, on peut se créer un nouveau décor et cela fait toujours beaucoup de bien au moral.

Aménager l’espace de son poste travail, c’est aussi l’affaire du Médecin du Travail qui peut venir en appui en réalisant une étude ergonomique. N’oublions pas qu’il est là aussi pour garantir les bonnes conditions d’exercice de l’emploi aux salariés…

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CELLULE

Comment désigner cet espace circulaire ? Plus qu’une salle d’attente…

Il est cerné de banquettes en moleskine rouge, avec un puits de lumière au milieu. Il accueille, jour après jour, heure après heure, des personnes atteintes du cancer.

Celles-ci, telles des robots programmés, viennent pour la majorité d’entre elles, quotidiennement, pour un rendez-vous bien particulier. Elles viennent s’enfermer dans une cellule, à l’appel de leur nom, pour se préparer à recevoir les rayonnements X.

Pourquoi plus qu’une salle d’attente ? Traditionnellement, dans les salles d’attente, les gens s’emparent d’un magazine au hasard et feuillettent passivement celui-ci. Au mieux, ils lisent un ou deux articles, qui retiennent plus particulièrement leur attention, car le sujet les intéresse ou les divertit.

Ici, il y a un vrai collectif… et une vie pour cet ensemble de personnes.J’ai fréquenté cet endroit pendant plusieurs semaines, je dirais même plusieurs mois. Giulia « avait remporté au loto du traitement un abonnement pour 35 séances de radiothérapie », destinées à la protéger d’une récidive…

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Notre bon système de protection sociale, - souvent nous ne mesurons pas la chance que nous avons d’être en France- lui offrait la possibilité de bénéficier des prestations d’un chauffeur de taxi pour assurer les allers-retours et lui éviter trop de fatigue.

Dans ma tête de Papa, il n’en est pas question. Je ne veux pas qu’on lui ajoute le stress de l’attente, d’un retard ou l’éventualité d’un rendez-vous manqué… c’est déjà bien assez dur pour elle. Et puis, c’est mon moyen à moi de participer activement à sa guérison.

M’occuper d’elle, cela me rassure et ma femme aussi. Pendant que j’accompagne Giulia à la clinique, elle lui prépare un déjeuner sympathique, reconstituant et équilibré, pour la recharger en vitamines et oligo-éléments, soldats actifs d’une bataille qui est devenue aussi la nôtre.

Chaque matin, je passe donc la chercher à son domicile pour la conduire à la Clinique du Parc. Je vais avec elle dans la salle d’attente car elle redoute les bavardes qui ne manquent pas de s’enquérir de la nature de votre cancer, de votre protocole de soin, pour établir je ne sais quelle comparaison avec leur propre cas. Elle a déjà eu l’occasion d’échanger avec des malades qui n’avaient pu s’empêcher de noircir le tableau… déjà suffisamment sombre. Ma présence doit normalement permettre de faire barrage un maximum à ce type de comportement, psychologiquement nuisible de manière inconsciente…

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Nous étions donc convenus que nous irions ensemble patienter dans ce lieu, rond, au sous-sol de l’établissement. Moi, qui ai malheureusement déjà beaucoup fréquenté le milieu hospitalier pour d’autres raisons, je ne connaissais pas ce type de « réunion ».

A chaque fois, la majorité des femmes –en effet les hommes étaient vraiment très rares, au moins le matin- se retrouve ensemble à patienter. Une certaine vie de « club » s’est organisée. J’irais même jusqu’à dire qu’il y règne une certaine « ambiance », faite d’empathie, d’entraide et de compassion. Je me souviens même d’une fois où l’une d’entre elles, que je pourrais qualifier de « boute-en-train » avait sollicité de la secrétaire la possibilité d’avoir un fond musical, tant l’attente était parfois difficile à supporter… J’ai été étonné de voir, quelques jours plus tard, son vœu exaucé. Il faut dire que dans ce centre de soins, tout est fait pour rendre la vie du malade un peu moins lourde à porter. Le personnel y est toujours disponible et souriant. Giulia et moi commentions alors les photos des magazines, prélevés dans la pile mise à disposition des patients. Nous nous intéressions plus particulièrement aux recettes de cuisine.

Je suis assez fier de lui avoir transmis le goût de la cuisine, et notamment de la cuisine italienne.

Parfois, nous soupirions tous ensemble au sujet du temps qui passait et semblait long, long... Nous échangions alors des regards complices, tous à égalité dans cette antichambre. Il fallait prendre son

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mal en patience. Et du mal, il y en avait qui entrait et sortait de ces petites cellules au-dessus desquelles un signal lumineux rouge s’allumait lorsqu’elles étaient occupées.

A l’appel de son nom –souvent écorché, voire balbutié-, Giulia disparaissait à son tour pour quelques minutes. Je la voyais se diriger vers sa cellule, j’entendais le verrou se refermer sur elle, la lumière rouge s’allumait. Je guettais avec impatience le moment où elle allait en sortir. Cela ne durait jamais longtemps. Le temps de radiation est extrêmement court.

Pendant qu’elle recevait ce rayonnement dit salvateur et protecteur, je ne savais pas trop quoi faire. J’observais autour de moi. Mes yeux se portaient souvent sur ce « pseudo espace vert » recréé au-dessous du puits de lumière et constatait que le ficus planté là affichait un air bien tristounet, ses branches s’apparentant plus à celles d’un saule pleureur dans leur mouvement, comme des larmes. C’est qu’il y avait aussi de la peine et parfois de vraies larmes dans cet endroit en plus du mal. Les patients eux-mêmes, bien sûr, mais aussi les accompagnants. On lisait même parfois un sentiment de tristesse sur le visage des brancardiers et ambulanciers chargés de transporter des personnes en grande souffrance, physique et morale. C’est difficile d’être spectateur d’une maladie mais ce sentiment est encore renforcé quand il s’agit d’un de vos « très proches ».

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Comme Giulia, je ressentais un profond sentiment d’injustice ayant moi-même rencontré de graves soucis de santé, l’impression de ne pas en sortir, comme une sorte d’acharnement sur notre famille.

Enfin le parcours s’est terminé, nous avons fait notre dernier aller-retour pour les rayons. Après la dernière séance, j’avais beaucoup aimé la phrase prononcée par le personnel : « Au plaisir de ne jamais vous revoir ici… ».

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LA PAROLE GUILLOTINE

Debout à 4 heures du matin.

Je me demande ce qui m’a poussé à faire les marchés… J’étais bien plus tranquille quand j’étais mécanicien chez Peugeot. Au moins, je n’avais pas besoin de me lever aux aurores par tous les temps.

Mais, bon. J’ai rencontré Anita, elle faisait les marchés. Je l’ai épousée, on a décidé de travailler ensemble.

Faut dire que c’était dur pour elle d’assurer toute cette manutention : charger le camion, décharger les caisses, faire l’étalage, le rendre le plus attrayant possible, remballer et trier les invendus, remettre en chambre froide.

Je ne peux m’empêcher, chaque matin, de penser à la chanson de Gilbert Bécaud « Les marchés de Provence ». Tous ces beaux fruits et légumes qui cohabitent quelques heures sur un étal, mêlant leurs teintes et leurs parfums. C’est un véritable tableau vivant… une fresque apéritive. Et puis, l’ambiance des marchés, c’est vraiment sympa. On forme une vraie famille. Il y a Rémi et Sylvie, les poissonniers, Bernadette et Pascal qui disposent leurs volailles avec le plus grand soin et

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tous les autres qui s’affairent avant que les clients n’envahissent la halle, munis de leurs paniers et chariots à roulettes, le menu du dimanche en tête, les recettes à la main parfois. « Je voudrais de quoi préparer une bonne ratatouille ».

Comme dans un ballet, les poivrons rouges, orange, jaunes et verts, suivis des courgettes et aubergines, sautent sur la balance… Ils attendent avec impatience d’être mêlés aux herbes de Provence et au basilic. Rien que d’y penser, j’ai les papilles en émoi !

Vendre des aliments, c’est vendre la vie. Je ne peux néanmoins m’empêcher de considérer la valse des étiquettes et les prix prohibitifs que l’on se trouve obligé d’appliquer.

Il faut manger au moins 5 fruits et légumes par jour, dit la campagne publicitaire. Ce n’est plus possible pour tout le monde aujourd’hui.

L’euro, la crise, le chômage, ont transformé le marché, pour certains, en un moment de calcul mental savant pour ne pas dépasser un budget de plus en plus serré.

J’espère qu’on fera de bonnes affaires aujourd’hui car pendant la période estivale, les ventes sont très aléatoires. On est bien ennuyés pour faire les approvisionnements car on ne sait jamais si on aura des clients ou pas. Et puis, il y a Manuel, le collègue qui est en congés alors on devrait récupérer quelques paniers à remplir…

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Tiens, voilà le couple avec lequel j’aime bien discuter quand il n’y a pas trop la queue... Je les aime bien car ils ont toujours le sourire et on sent que ce sont de bons vivants. Lui, il regarde l’étalage avec envie et appétit. On sent dans ses yeux qu’il va lui mitonner un bon petit plat… Elle, on voit qu’elle fait attention à ce qu’elle mange, cherchant toujours les fruits plein de vitamines et les légumes qui lui permettront de garder la ligne.

Je suis particulièrement content aujourd’hui car cela fait plusieurs semaines qu’on ne l’avait pas vue, la dame.

Toujours ensemble pour faire les courses, on s’est étonnés début Juillet de le voir seul. Il nous a confié qu’elle était à l’hôpital.

Alors à chaque marché, on lui a demandé des nouvelles. Les clients, c’est un peu notre famille aussi. Il y a les habitués et quand les gens sont sympas, ça rend notre vie de travail un peu plus belle.

La voilà, je ne peux m’empêcher de lui exprimer mon plaisir de la voir de retour sous notre halle, même si sa démarche est mal assurée, qu’elle est un peu voûtée (sans doute les suites de l’opération…).

Sa mine n’est pas mauvaise, pourtant avec cette sale maladie, il y en a qui sont défigurés… Elle, elle a le sourire.

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Ca force l’admiration… elle a l’air d’être courageuse. Elle semble un peu craintive, comme si elle avait peur d’être bousculée par les chalands. J’imagine assez bien qu’on puisse être un peu étourdie par le monde après une telle épreuve…

« Ah, ça nous fait vraiment plaisir de vous revoir ! Vous savez, on a demandé de vos nouvelles à votre mari régulièrement… Ah, c’est vraiment une bonne nouvelle que vous soyez de retour parce que vous savez, on a un autre couple de clients, la dame, elle avait la même chose que vous et elle est morte… »

Je ne sais pas pourquoi son visage s’est figé alors que je lui disais que j’étais content de la revoir. C’est sans doute parce qu’elle a mal. En tous cas, je suis content qu’elle soit toujours vivante ! Je vais lui choisir les plus beaux fruits pour l’aider à remonter la pente !

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PARLOIR

Je viens de lire un article sur le milieu carcéral et j’ai été interpellée par le terme de « parloir ».

Parloir… ce mot m’intrigue.

Il faudrait que je regarde sa définition précise dans le dictionnaire.

Pourquoi ce terme désigne-t-il un lieu où l’on parle avec la notion d’interdiction de parler ailleurs ? J’en déduis qu’il s’agit d’un espace spécialement dédié à la parole, extrêmement réglementé.

Alors dans ce cas, mon cabinet est aussi un parloir mais… pas réglementé celui-là. Il s’agit d’un réel espace de liberté : de liberté totale d’expression.

Lorsque j’ai choisi le métier de psychologue, je voulais permettre aux gens de se décharger de leurs angoisses, de verbaliser leurs peurs, d’exorciser leurs chagrins et d’apprendre à mieux gérer leurs émotions. En résumé, je voulais qu’ils puissent piloter leur vie, en tirant profit de leurs expériences de vie, positives mais aussi négatives, en ayant des projets pour l’avenir et en vivant le présent, pleinement.

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Lorsque j’ai reçu Giulia pour la première fois, elle venait d’apprendre qu’elle souffrait d’un cancer du sein. C’était il y a environ 7 ans. Elle avait choisi de se faire accompagner par une psychologue, sur les conseils de son médecin-traitant.

Elle voulait, avant tout, éviter de déverser toutes ses peurs et son angoisse sur son entourage proche, cherchant ainsi à épargner les siens. Mon expérience passée en milieu médical et notamment au sein d’unités chargées de soigner le cancer, faisait de moi la bonne interlocutrice. Son médecin de famille l’avait donc orientée vers moi.

Je me rappelle notre premier rendez-vous. Elle était extrêmement claire. Consciente de ses forces et de ses faiblesses, nous avions fait ensemble un bon travail ; cela lui avait permis d’affronter les différentes étapes du protocole de soin dans de meilleures conditions.

Malgré tout le plaisir que j’avais à la recevoir, pour la qualité de nos échanges et pour sa personnalité tournée vers les autres, j’ai beaucoup regretté que nous ayons été appelées à nous revoir, au moment de l’annonce de la récidive.

Elle était encore plus anéantie que la première fois, chargée du poids de la maladie mais encore plus de la perspective de l’ablation, vécue comme une véritable amputation du corps pour la femme.

Là encore, nous avons mis en place des rendez-vous de suivi et je l’ai aidée à identifier et à utiliser les

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ressources qu’elle avait en elle ; elle a abordé cette seconde épreuve avec beaucoup de courage.

Je ne vous cache pas quelle a été ma crainte lorsque j’ai vu son nom apparaître sur l’écran de mon Smartphone en cette soirée estivale d’août. Un message laissé sur mon répondeur…

J’étais en vacances en Provence. Le soleil couchant donnait à la nature une de ces couleurs magiques qui ne figure dans aucun nuancier.

Même Cézanne, je crois, n’a jamais reproduit cette teinte orangée diffusant une lumière douce et apaisante.

Je redoutais presque de prendre connaissance du message de Giulia, craignant une espèce d’acharnement de la maladie sur cette patiente, avec un vrai sentiment d’injustice... J’en ressentais presque un frisson.

J’étais en congés et n’étais pas tenue de gérer mes patients pendant cette période mais, avec Giulia, une relation presque amicale s’était tissée.

J’ai eu envie de connaître rapidement le motif de son appel, pour ainsi lui faire rapidement un signe en cas de problème. Je savais qu’elle n’appelait pas pour « rien ».

Soulagement, le ton de sa voix était enjoué et vif. Délicate, elle me rassurait de suite en m’informant

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que l’objet de son appel n’avait pas de lien avec son épisode de maladie. C’était bien l’essentiel.

Mais alors pourquoi m’appelait-elle ? Elle disait vouloir me parler d’un projet, avoir mon avis, mais que cela n’était pas urgent.

J’attendrai donc mon retour de congés, la semaine prochaine, pour prendre contact avec elle et lui proposer un rendez-vous comme elle le souhaitait. Ma curiosité était aiguisée, j’avais hâte de la rencontrer, elle avait parcouru tant de chemin sur le plan psychologique…

Libérée de ce doute, je reprenais ma lecture, sous la glycine en attendant l’heure du dîner. Dans la cuisine, mijotait tout doucement une ratatouille laissant échapper quelques effluves au parfum de thym et de marjolaine.

Une véritable et irrésistible invitation pour les papilles…

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BRACELET ELECTRONIQUE

Je suis un bracelet électronique. Que vous évoque ce vocable ? Liberté surveillée ? Délinquant en liberté ? Peut-être même que ce concept vous effraye. Il est vrai qu’on n’a pas forcément envie de croiser au coin de la rue je ne sais n’importe quel repris de justice. Le bracelet électronique fait couler beaucoup d’encre… aujourd’hui et sûrement encore pour longtemps.

Je suis un bracelet électronique qui voyage dans le sac à main ou la sacoche professionnelle de Giulia, cela dépend des jours et de ses activités.

Voulez-vous que je vous la présente ?

Elle est plutôt petite, la cinquantaine, les cheveux grisonnants. Elle a de beaux yeux verts qui lui valent régulièrement des compliments.

Pourquoi, me direz-vous, transporte-t-elle un accessoire comme moi ?

A-t-elle quelque chose à se reprocher ?

A-t-elle commis un délit, un acte répréhensible par la loi ?

A-t-elle fait l’objet d’un jugement ?

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Sort-elle du tribunal ou de chez son avocat ?

Je sens que je vous intrigue…

Et bien non, rien de tout cela. C’est pour économiser de l’encre et alléger sa mémoire. Oui, vous avez bien lu… Grâce à moi, elle n’a pas besoin de porter des kilos de documents.

D’accord, je vous dois quelques explications… je l’admets.

Qui suis-je réellement ? Je vais vous le dire… Je suis une clé USB « Universal Serial Bus… ». Drôle de nom n’est-ce pas !

Figurez-vous que depuis quelques mois, cette petite dame n’arrête pas de me prendre pour son livret d’épargne… Elle dépose, épisodiquement, mais avec beaucoup de sérieux, ce qu’elle appelle ses « souvenirs » ou « réflexions ».

Elle ne déplace jamais sans moi. Il suffit qu’elle ait quelques heures devant elle pour qu’elle me gave de ses idées… Et des idées, elle en a ! Des « plus sottes que grenues » comme aime à les qualifier un de ses amis, friand de jeux de mots…

Autour d’elle, on l’observe ; parfois, on lui dit de décélérer. On aurait pu l’appeler Cocotte Minute tellement sous sa crinière léonine, il y a du remue-méninge. Elle a mille projets, mille idées. J’ai même entendu dire que grâce à ce fourmillement cérébral,

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elle a pu combattre son ennemi le plus dangereux qui porte lui aussi un drôle de nom… Celui d’un signe zodiacal, celui situé juste après le signe du Gémeaux, une énigme pour moi !

Bref, je sers de réceptacle à toute cette germination. Elle me considère comme une serre, ou encore une pouponnière où l’on cultive ce qui est petit pour qu’il devienne quelque chose de solide plus tard.

En résumé, elle me jardine : plante ses idées, sème des pensées, bouture des impressions, bine les idées noires pour les éradiquer et arrose tout cela d’un style littéraire sans prétention mais qu’elle espère agréable pour un éventuel futur lecteur.

L’autre jour, elle parlait de ces « plantations » à sa meilleure amie : elle disait que c’était une sorte de témoignage, qu’elle ne voulait pas plaintif mais plutôt un retour d’expérience, porteur d’espoir… Moi, maintenant j’ai peur car je garde ce trésor depuis des semaines et je me dis qu’un jour, je ne sais pour quelle raison, elle pourrait m’en dessaisir.

Oui, je dresse l’oreille (mon oreille invisible …) car parfois elle dit « je ne sais pas ce que je vais en faire, peut-être rien, peut-être quelque chose… ». Cela engendre chez moi des angoisses que vous ne pouvez imaginer, je sais que je pourrais être atteint par un virus, ou pire par la maladie du formatage qui pourrait m’être fatale.

Mais avec elle, c’est le « couper-coller » qui me fait le plus peur. J’imagine les paires de ciseaux, les

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sécateurs, ou autres cisailles qui pourraient m’agresser. Une copine m’a dit que ça pouvait être aussi la vocation d’une souris qui fait « clic » voire « double-clic ». Encore un mystère, décidément encore une énigme ! Il va falloir que je consulte les forums sur Internet pour mieux comprendre…

Il paraît qu’elle a caché ce trésor parmi tout ce que je contiens. J’ai beau essayé de l’identifier, je n’y parviens pas. Comment faire la différence dans tous ces dossiers jaunes aux noms les plus opaques ? Se cache-t-il derrière le nom « convocation » ou encore « programme» ? Non, ces deux dossiers doivent concerner directement des éléments de son milieu professionnel, ces termes ne ressemblent pas à quelque chose de personnel.

Il me faut alors aller chercher ailleurs. Si ça se trouve, elle a caché ses fichiers dans des dossiers aux noms encore plus obscurs ; vous savez ces acronymes auxquels personne ne comprend rien, en dehors des initiés. Alors, quand j’aurai deux minutes, j’irai enquêter sur ce qui se cache derrière « REAC » ou « FT ». Je vois bien qu’elle y range plein de choses.

En fait, je suis très au courant car je l’observe. Je vous l’ai dit ; elle m’emmène partout.

Quand elle arrive à son bureau, elle me sort de son sac à main et me connecte aussitôt à l’unité centrale de son ordinateur. Là, je me crois obligée de la saluer via son écran. Je lui propose tout le catalogue que je contiens.

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Parfois, elle doit être de mauvaise humeur, elle me cloue tout de suite le bec et s’intéresse à toute autre chose sur son PC. Je la trouve alors bien ingrate.

D’autres fois, elle choisit parmi ce que je lui propose, elle ouvre des documents, comme si elle feuilletait un catalogue. J’aime qu’elle s’intéresse à moi.

Mais j’ai bien compris aussi, puisqu’elle me ramène chez elle, que je détiens aussi des fichiers personnels. Surement quelques secrets…

Finalement, ça me plaît bien d’être son confident. Elle m’emmène même en vacances, ou en week-end. Je suis assez fière de constater qu’elle ne peut pas se passer de moi. Quelquefois, elle me cherche et là ? Je lis sur son visage comme un vent de panique. Ca me donne de l’importance …. Si j’avais des chevilles, je crois qu’elles enfleraient à ce moment-là !

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MAISON DE REDRESSEMENT

Cette maison est située à la lisière de la Touraine et de la Sologne. Elle ne correspond pas vraiment à l’image que l’on se fait d’une maison de redressement et pourtant...

D’abord, laissez-moi vous décrire ce refuge. Il est d’une taille moyenne. Sur deux niveaux, cette maison est posée en bordure d’une rue étroite, dans une petite bourgade très dynamique de 3 000 habitants. Dès que l’on passe la porte du garage, on aperçoit une charmante cour carrée, à l’image des riads au Maroc, cernée par de hauts murs qui garantissent l’intimité des habitants et protègent du vent.

Dans cette cour-jardinet, se côtoient rhododendrons, hortensias, kanas, pivoines et rosiers. Au printemps, viennent y danser tulipes, jacinthes, lys et iris de toutes les couleurs et autres fleurs aux tons acidulés. En été, on y récolte même quelques radis et tomates cerise et on regarde pousser les kiwis, adossés à un éventail géant, baigné de soleil.

Au fond, un grand préau permet de s’abriter de la pluie ou de la canicule, et d’y réaliser des activités quand la météo est un peu capricieuse. Il est suffisamment grand pour y accueillir plusieurs tables, lui conférant une certaine convivialité.

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Au-dessus de ce préau, on trouve un grenier, aménagé en atelier de peinture. Sur les tréteaux, est installée une forêt de pinceaux, feutres et tubes de toutes les couleurs. Il y aurait de quoi réaliser une fresque géante.

Oui, cette habitation est une véritable maison de redressement : pour le physique, et pour le moral.

Les propriétaires ? C’est nous, Franck-Eric et Giulia. Nous l’avons acquise quelques mois après l’aventure cancer.

Dès les premières semaines de ma convalescence, nous sommes venus fureter dans cette région du Val de Loire dans le but d’y dénicher le lieu idéal pour nous remettre de cet épisode douloureux, et y construire notre avenir, dans un endroit neutre, indemne, sans stigmates de maladie.

Nous avons visité plusieurs maisons dont une, troglodyte, il y en a beaucoup dans la région… mais des chambres sans fenêtre, cela manquait d’horizon…Revenons donc à cette « maison de redressement ». Cela a été un vrai coup de foudre, pour nous deux, et nous n’avons pas hésité un seul instant à convenir d’un rendez-vous pour signer le compromis de vente.

Elle représentait exactement ce que nous recherchions : une maison sans terrain pour ne pas partager tout notre temps avec « Mme Tondeuse à Gazon ». On trouve tous les commerces à proximité

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et un marché ne manquant pas de charme par l’authenticité de ses commerçants. Là encore, une véritable exposition de produits du terroir qui ne sont pas sans chatouiller les papilles de Franck-Eric. Il louche régulièrement sur les bons pâtés du charcutier « danseur mondain à ses heures», toujours prêt à nous conter ses aventures croustillantes avec « les belles femmes de Tours », selon ses dires, qu’il rencontre dans les thés dansants de la région. Mais la charcuterie n’a pas le monopole ; fromages de chèvres de toutes les formes, frais ou secs occupent également une large place au milieu des vendeurs de champignons ou encore d’asperges, lorsque c’est la saison.

Cette maison, il a fallu lui donner notre signature ; elle est double. Franck-Eric, passionné d’histoire et de symbolisme, a choisi la salamandre, emblème du Loir et Cher grâce à François Ier (notre voisin d’antan …). Quant à moi, j’ai opté pour le sympathique petit animal qu’est la grenouille. J’en avais déjà deux ou trois exemplaires : la première, faite de sable, m’avait été rapportée de Guadeloupe par Solenn au moment de ma radiothérapie. C’est un de mes objets fétiches. La seconde m’a été offerte par Franck-Eric avant ma deuxième opération, elle est d’un très joli cristal vert transparent. Elles ont toutes les deux migré en Sologne pour devenir la base d’une vraie collection.

Si un jour vous nous visitez, ne soyez pas étonnés, une colonie d’entre elles se cache dans la maison et le jardin. A chacun de nos voyages, nous partons à « la chasse à la grenouille » : notre safari pacifique.

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Nous possédons maintenant environ une cinquantaine d’exemplaires, faits de matériaux divers (allant du cristal à l’étain, en passant par le bois ou la corne), tous répertoriés pour ne pas oublier où nous les avons dénichés. Même nos amis et notre famille se sont pris au jeu… nous en recevons en cadeau régulièrement. Ma préférence va vers une petite grenouille en bois ciselé laissant apparaître un petit bébé dans son ventre, que nous avons rapporté de Corfou.

Bref, pour résumer, là-bas, les aiguilles de la pendule ne sont en aucun cas notre centre d’intérêt. Le rythme est adapté à notre horloge biologique. Nous ne subissons pas les embouteillages, le bouillonnement perpétuel des grandes villes, les tristes visages des banlieusards.

Nous y avons trouvé le calme, la sérénité, de la disponibilité et de la convivialité de la part de nos voisins, des commerçants, des gens rencontrés au hasard de nos sorties.

Un de nos passe-temps préférés : je vous le confie… se promener le nez au vent, à l’aventure sur les petites routes secondaires, pour découvrir au détour d’un virage, au bout d’une allée forestière, un charmant château privé ou encore rencontrer un chevreuil, une biche ou voir détaler un lièvre sautant un fossé…

C’est peut-être tout simplement cela, le bonheur… En tous cas, c’est un lieu qui nous permet de relever la

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tête et de regarder vers demain. Un redressement, je vous le disais…

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TRANSFERT

Quand je suis tombée malade, je me suis dit : « Giulia, il faut que tu tires profit de cette épreuve ».

Mon corps est en train de me dire à nouveau quelque chose, il tire la sonnette d’alarme. Pourquoi cela m’arrive-t-il encore, maintenant, à moi ? Ne dit-on pas maladie  «le mal a dit » ?

Les médecins en général nient le fait que les émotions négatives puissent déclencher un cancer. Je reste néanmoins persuadée que cela joue quand même un mauvais rôle d’accélérateur.

Il m’a fallu deux « épisodes » pour réaliser que je n’aurai pas une troisième chance de m’en sortir. J’ai fait un travail sur moi : j’ai réfléchi, mis cartes sur table avec l’aide de ma psychologue que je ne remercierai jamais assez. J’ai compris que je devais éliminer de ma vie tout ce qui m’empoisonnait.

Pas si facile d’identifier ce qui est toxique ; ce qui, subrepticement, fait un travail de sape, vous mine et cultive en vous de mauvaises cellules, les nourrit, les alimente jour après jour.

Où se situe le problème ? Dans son emploi, dans ses relations avec sa hiérarchie, ses collègues, ses amis,

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sa famille ? Dans sa vie sentimentale ? Dans son alimentation ? Dans une mauvaise gestion du stress ?

Peut-être un peu de tout cela à la fois.

Depuis 2004, jour après jour, je pense, je réfléchis, je dissèque, j’analyse, je me pose mille questions, je regarde dans le rétroviseur, mais toujours avec un état d’esprit positif, cherchant à faire quand même du bon avec ce qui a pu mal se passer dans ma vie.

Je suis capable aujourd’hui d’identifier ce que je ne veux plus, même s’il me faudra encore du temps pour savoir ce que je veux vraiment.

A force de réfléchir, j’ai compris que je devais réorganiser ma vie, mon mode de vie, mes relations aux autres, ma gestion du temps et surtout mon rapport au stress.

Je dois apprendre à vivre avec mon muscle du dos, reconverti en sein sans préavis, après abandon de poste par le titulaire. Accepter de vivre avec des moments de douleur, d’inconfort, qui durent malheureusement dans le temps, même s’ils sont moins intenses.

Je dois accepter de renoncer à des gestes que je ne suis plus en mesure de réaliser, dont certains m’handicapent sérieusement, sans que je sois pour autant très « entravée » dans ma vie de tous les jours.

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Mais où est l’essentiel ? Dans le fait de ne plus pouvoir porter de poids, changer les draps ou faire du vélo ?

Je suis guérie, je vis. Chaque matin, la vie me fait un cadeau. Pas grave que je ne puisse plus déplacer des meubles, moi qui adore changer mon décor  !!!

Je suis heureuse à chaque bougie supplémentaire sur mon gâteau d’anniversaire, j’accepte une nouvelle ride, mes cheveux qui blanchissent. Il y a tant de personnes qui auraient aimé voir vieillir leur femme, leur maman, leur fille, leur sœur…

Alors, l’avenir est devant moi. J’ai encore tant de belles choses à vivre, à donner, à recevoir et à partager.

J’ai retrouvé l’âme de mes seize ans, j’ai des projets, de toutes les tailles.

Le plus important aujourd’hui : j’ai décidé d’élargir mon champ de compétences.

Tous ces événements, ces moments de retour sur soi, de méditation ont fait éclore une fleur, belle et délicatement parfumée.

Cette fleur s’appelle « sophrologie »...

Dans quelques mois, je me présenterai à un examen d’état pour me certifier dans cette nouvelle fonction ? Je prendrai un nouveau tournant. J’ai eu la chance de

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réussir mes études, d’occuper des postes dans lesquels je me suis épanouie…

Me servir de mes compétences, les transférer dans une autre fonction où je pourrai accompagner ceux qui vont donner la vie, ceux qui ont peur, qui souffrent, ou ont perdu le sommeil…

Un véritable challenge pour la quinquagénaire que je suis Mais comparé à la bataille menée contre une maladie mortelle…

Alors ? Pourquoi ne pas se dépasser ? Pourquoi ne pas sauter le pas ?

Quelle belle aventure de se retrouver étudiante, d’apprendre, de découvrir un nouveau monde !

Clore un chapitre douloureux et entamer une nouvelle tranche de vie avec des projets, des envies…

Se donner les moyens d’y arriver…

Et si je recommençais tout ?

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Page 122: A nos filles, Laura et Celine€¦ · Web viewA nos filles, Laura et Celine A Bob, à mes parents A mon amie Maurie A tous ceux qui m’ont soutenue J’emprunte à Julien Clerc,

Des remerciements tout particuliers à :

- Laura pour ses encouragements, la relecture, ses conseils avisés et la fierté qu’elle a exprimée à l’aboutissement de ce projet qui n’avait pas vocation à être publié au départ de mes élucubrations…

- Bob pour les illustrations qu’il a su inventer avec toute sa sensibilité créative

- Docteur Rémy Salmon pour m’avoir spontanément proposé de préfacer ce livre

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