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7/23/2019 A l'Ombre Des Jeunes Filles en Fleur - Extrait 1 Commentaire

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Alex Moisset –  Explication de texte

C’est avec bonheur que chaque soir, le narrateur de la Recherche se désaccorde de l’hygiènede vie qui lui a été prescrite et qui serait nécessaire à la méditation, en allant au restaurant deRivebelle avec son ami Saint-Loup. C’est même un moment qu’il anticipe longuement(anticipation disséminée, par bribes, durant plusieurs pages précédant notre extrait), et quiconvoque les thèmes caractéristiques de la création chez Proust : l ’ensoleillement est exaltation,désir, pressentiment d’une révélation, lorsque le narrateur, dans sa chambre, devance la soirée àRivebelle en la prévoyant avec euphorie : « je savais que de la chrysalide de ce crépuscule sepréparait à sortir, par une radieuse métamorphose, la lumière éclatante du restaurant de Rivebelle ».Il se dit alors qu’ « il est temps », et va se préparer : la scène est prévue, annoncée avant d’avoir eulieu. L’arrivée à Rivebelle, donnée à lire par une prolepse, est ainsi préparée, et conçue, à la manièred’un kairos. On peut donc s’attendre, avec le narrateur, à une conversion du « frivole » en littéraire,à une scène de triomphe de l’ « or » sur le « froid » et l’ « obscurité », à un moment d’extase où

l’imagination lumineuse bondirait pour l’emporter sur la « réclusion dans une chambre » où lacréation se trouvait jusqu’alors statique et privée d’images. Énième scène de déception où le réelne se montrera pas, in fine , à la hauteur de l’idée que le narrateur s’en était fait ? ou bien succès,lucidité de l’anticipation du Je dont l’imagination, excitée par Rivebelle, parvient à en fixer levertige et les essences ? Parce qu’il est désamorcé d’emblée, le suspense n’est pas un enjeu. Lamanière, en revanche, dont le narrateur s’empare de la matière que lui fournit Rivebelle en est un.Ce dîner est peut-être, surtout, la scène d’une évolution des « projets » du narrateur qui, loin deles abandonner, en devenant écrivain à tâtons, dans la durée, s’avertit de leur changement à mesurequ’il rencontre le monde et le convertit en « analogies ». Est-ce à dire qu’un succès possible del’imagination créatrice du narrateur témoigne nécessairement de ses retrouvailles avec le monde,

retrouvailles d’un moi accompli avec un monde unifié, sous le signe de la métaphore –  ou plutôt,ici, d’un « sectionnement » ambivalent ? Ce n’est pas tant la réussite du projet qui est en question,que son comment, son cheminement et les mutations qu’il imprime au narrateur, faisant de lui un« homme nouveau » qui réfléchit à son apprentissage kairos après kairos.

***

« Mais ces jours-là, c ’est sans tristesse que j ’entendais le vent souffler, je savais qu’il ne signifiait pasl ’abandon de mes projets, la réclusion dans une chambre, je savais que, dans la grande salle à mangerdu restaurant où nous entrerions au son de la musique des tziganes, les innombrables lampestriompheraient aisément de l ’obscurité et du froid en leur appliquant leurs larges cautères d ’or, et jemontais gaiement à côté de Saint-Loup dans le coupé qui nous attendait sous l ’averse. »

On a dit plus haut que le soleil, l’ensoleillement, appelle la création chez Proust, qu’il s’agitd’un thème-clé de la création. Et pourtant, ici, le soleil est couché, il fait nuit, il vente, et la lumièrede Rivebelle est un feu d’artifice. Lumière artificielle, donc, mais lumière quand même, et quiexcite un narrateur frivole, traversant, dans cette scène, un des états successifs de sa conscience. Carle monde proustien s’anime conjointement par l’anticipation de la lumière et sous l’action du vent.Le vent, venant toujours de l’ailleurs, est comme le messager d’un autre monde (en l’occurrence,celui de Rivebelle), il amène vivacité et changement. Il est en ce sens compatible avec l’euphoriedu narrateur, qui ne l’accueille pas, « ces jours-là » (c’est-à-dire contrairement à d’autres) avec

mécontentement : comme le signale la tournure présentative en clivage : « c’est sans tristesse  que j’entendais la vent souffler », est mise en exergue l’émotion du narrateur qui est précisément « sanstristesse » –  or « sans tristesse » étant, ici, périphrase négative, envers de « avec joie », Proust a jugé

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plus saillant d’informer le lecteur que le vent n’apporte plus, en l’occurrence, de tristesse, parce quesa perception a changé. Indication, donc, que l’état d’âme du narrateur évolue avec ces dîners.

Ce trait de sens, qui interroge la signification du vent, est aussi porté par la structure de laphrase, qui reprend anaphoriquement « je savais » : mais si la première occurrence commande unesubordonnée au négatif, la seconde donne lieu à une prédication positive. Le prédicat est doncréorienté, depuis le négatif (ce qui n’est pas, ou plus) vers le positif (ce qui sera, ce qu’il en est déjà).Telle est la valeur du conditionnel, qui exprime ici un futur dans le passé. On pourrait lui donner

une valeur proleptique (à savoir, la supposition par un personange non omniscient de ce qui arriverapeut-être) si la Recherche ne parlait pas sans cesse, on le sait, d’une double voix : parole, à la fois,du narrateur apprenant à écrire, et parole du narrateur ayant appris, écrivant. Ce conditionnelpourrait donc être proprement parlé par le narrateur devenu écrivain, disposant d’un point de vueglobal, qui verrait et comprendrait l’avenir dans le passé, puisqu’il est précisément en train deréaliser le projet qui était, alors, projeté par lui-même. Le conditionnel serait en ce sens le tempsqui signale l’écart entre ce qui est et ce qui pourrait être, entre ce qui était et ce qui allait être, etc.signalant le devenir-écrivain du narrateur en train de se faire. Cela dit, et c ’est une hypothèse,l’ancrage référentiel par le complément essentiel de temps « ces jours-là » conduit à penser qu’ils’agit bien du narrateur en train d’apprendre qui parle –  même si son ton est étonnament certain,assuré, dénué du doute créateur qui souvent le caractérise.

Alors, que sait  le narrateur ? Il sait deux choses : déjà, ce que signifie le vent, en tant qu ’ilsait ce que le vent n’est plus, et puis ce qui l’attend à Rivebelle. Le vent est ainsi une médiationsynonyme de nouveauté, de ce que Jean-Pierre Richard appelle un « besoin de l’en-dehors ».Médiation qui relie le lointain au proche, le vent accompagne ainsi le narrateur à son départ pourRivebelle parce que son flux aérien met en communication l’espace intérieur avec la vivacité del’extérieur. Et sa perception n’est euphorique que parce que le narrateur, changeant, accepte de selaisser traverser et investir par le changement. Sachant tout cela, le narrateur part « gaiement ». Ilpart « gaiement » parce que sa posture savante relève d ’un plaisir anticipateur topique dans laRecherche. Euphorique mais lucide, il est en attente et en attention, prêt à saisir un kairos, à saisirl’opportunité d’être saisi. Se tenir prêt à prendre en garde le réel qui se donne parfois

exceptionnellement en éveillant l’imagination : voilà, en prolepse, le fonctionnement del’évolution de l’évolution créatrice proustienne prêt à surgir.La réorientation du prédicat mentionnée plus haut prend alors deux sens liminaires : non

seulement l’abandon par le narrateur d’une certaine façon de vivre reclus dans sa chambre, maissurtout la réorientation de ses projets  –  réorientation qui n’est pas abandon, mais reconductionselon une autre voie.

Ainsi, la valeur d’écart du conditionnel global serait niée par la médiation rapprochantesymbolisée par le vent, par l’arrivée à Rivebelle : le narrateur n’est pas à l’écart de « ses projets », ilcoincide avec eux.

« Depuis quelque temps, les paroles de Bergotte, se disant convaincu que malgré ce que je prétendais, j ’étais fait pour goûter surtout les plaisirs de l ’intelligence, m’avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire plus tard une espérance que décevait chaque jour l ’ennui que j ’éprouvais à me mettre devant unetable, à commencer une étude critique ou un roman. »

Le récit est brouillé, plongé, si ce n’est noyé dans la durée, et étiré à l’infini parl’omniprésence de l’imparfait au début du passage. Cela dit, l’interruption du récit du départ versRivebelle se fait sentir par l’intervention du plus que parfait, régression temporelle, digression aussi,qui distingue deux niveaux dans la narration : [1] récit du dîner à Rivebelle ; [2] digression réflexivele temps du trajet vers Rivebelle. Réflexivité, donc, parce que le narrateur en apprentissage, entrain de devenir écrivain, commence à adopter un point de vue global, mais seulement sur ce qu’il

a accompli jusqu’ici. C’est la valeur d’accompli du plus-que-parfait, forme composée. Mais sonpoint de vue global demeure restreint car il finit par se noyer dans une « espérance » infinimentincertaine, avec le retour de l’imparfait sécant, « que décevait  chaque jour l’ennui […] ». L’imparfaitest une façon de signaler que cette espérance n ’est pas maîtrisée, que la déception est pour le

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moment sans fin, que le narrateur au point de vue partiel ne se surplombe pas encore. Cette valeurde l’imparfait sécant, étirant l’incertitude à l’infini, réhausse ainsi l’antithèse de l’espérance déçue.En outre, autre signe que le narrateur ne se maîtrise pas encore, il se parle au passif et le regardd’un autre, Bergotte : « j’étais fait pour […] » : sa démarche d’écrivain n’est pas encore spontanée,il échoue, oscille entre les postures. Contrairement à ce que l’on disait plus haut du conditionnelà valeur de futur dans le passé, le conditionnel de « je pourrais faire plus tard » n ’est pas ici coloréde la même certitude : il matérialise ici l’écart opaque entre ce que le narrateur prétend et ce que

Bergotte lui prédit. N’accédant pas encore aux « plaisirs de l’intelligence », le devenir-écrivain seheurte à un mur, celui du futur.

« ‘  Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu à l ’écrire n’est-il pas le critérium infailliblede la valeur d ’une belle page ; peut-être n’est-il qu’un état accessoire qui s’y surajoute souvent, maisdont le défaut ne peut préjuger contre elle. »

Ici l’adverbe modalisateur « peut-être » est répété trois fois, et toujours placé en début dephrase : il porte ainsi sur la phrase toute entière, pour la présenter entièrement comme unesupposition. En outre, le passé composé apparait avec « le plaisir qu’on a eu » et « ont-ils étécomposés ». Signifiant l’aspect accompli du présent, le passé composé est la marque d’un passé qui

vient faire face au présent, mais de façon opaque. Il fonctionne comme un temps du passé ayantavec le présent une relation incertaine. Fonctionnant conjointement avec les « peut-être », il ici letemps du doute, de la hantise du présent face au passé  –  présent qui n’est pas certain d’en biendécrypter les signes. Ce que l’on peut « pré-juger » pose cette même question de la capacité dunarrateur-apprenti à comprendre ce qu’il n’a pas encore accompli, ce qu’il est en train d’accomplirà tâtons : à savoir, la poétique de son œuvre littéraire, la maîtrise des conditions de sa création.

La dernière phrase, le dernier peut-être, marque cela dit une rupture majeure avec le tondes précédentes. D’abord inquiet, le narrateur finit par faire de l’humour sur sa propre réflexion,sur sa condition d’écrivain-apprenti, encore peu assuré et incertain de lui-même. Ainsi, il dit :« Peut-être certains chefs-d’œuvre ont-ils été composés en bâillant.’»  La rupture tonale, par

l’irruption finale du baillement, fait chuter la phrase sur une note triviale, c ’est-à-dire, déjà,parodique –  parodique de l’inquiétude du narrateur, qui, cherchant à se faire écrivain, trivialise lesgrands écrivains en les figurant en train de bailler, comme pour se rapprocher d’eux, façon de fairedéchanter ses propres doutes quant à ses projets encore incertains. « Politesse du désespoir » du jeune narrateur qui doute ? Il s’agit, en tout cas, du jeune narrateur qui apprend, ne sait pas encore.Plus tard, il rangera tous ces états (maladie, dissipation dans les plaisirs) dans le même tiroir à vanités,mais le doute créateur sera alors devenu la matière même du livre :

« […] mais au lieu de travailler, j’avais vécu dans la paresse, dans la dissipation desplaisirs, dans la maladie, les soins, les manies, et j ’entreprenais mon ouvrage à la veillede mourir, sans rien savoir de mon métier. »

« Ma grand ’mère apaisait mes doutes en me disant que je travaillerais bien et avec joie si je me portaisbien. Et, notre médecin ayant trouvé plus prudent de m’avertir des graves risques auxquels pouvaitm’exposer mon état de santé, et m’ayant tracé toutes les précautions d ’hygiène à suivre pour éviter unaccident, je subordonnais tous les plaisirs au but que je jugeais infiniment plus important qu ’eux, dedevenir assez fort pour pouvoir réaliser l ’œuvre que je portais peut -être en moi, j ’exerçais sur moi-mêmedepuis que j ’étais à Balbec un contrôle minutieux et constant. »

Quand il doute, le narrateur est convalescent : il est prêt à tout sacrifier au nom des projetsqu’il se donne. Or cela ne fonctionne pas, en atteste l ’ennui qu’il éprouve à écrire. Le doute,

infécond, se fait besoin d’apaisement. La conception de la création induite par les conseils de lagrand-mère est ainsi telle que la bonne santé devient le fondement primordial du bien-travailler,et la réclusion dans la chambre le seul écosystème dont puisse jouir l ’imagination du narrateur.C’est à une telle logique de conservation de ses forces qu ’obéit la vie du narrateur à Balbec. Unepériode, propulsée en début de phrase par un « et » de relance explicative, vient développer ce pan

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de l’existence du narrateur. Les formes au participe passé « ayant trouvé », « ayant tracé », dont le« médecin » est sujet, d’aspect accompli, matérialisent la fixité de cette existence configurée pourle narrateur, réduit à l’état d’objet configuré. La subordination de « tous les plaisirs » est précisémentle mode de vie qui va être par la suite d’objet d’une mutation féconde, avec l’arrivée à Rivebelle.C’est un mode de vie que le narrateur troquera à Rivebelle au nom du divertissement et de l’instantprésent.

« On n’aurait pu me faire toucher à la tasse de café qui m’eût privé du sommeil de la nuit, nécessaire pour ne pas être fatigué le lendemain. »

L’emploi du conditionnel en forme composée (n’aurait pu) signale ici que la virtualité àmême le passé est comprise comme révolue par le narrateur rétrospectif : dans son univers decroyance, il s’agit là d’un narrateur ayant appris, d’un narrateur s’étant converti à un mode de vieautre que celui de Balbec qui parle.

« Mais quand nous arrivions à Rivebelle, aussitôt, à cause de l ’excitation d ’un plaisir nouveau et metrouvant dans cette zone différente où l ’exceptionnel nous fait entrer après avoir coupé le fil, patiemmenttissé depuis tant de jours, qui nous conduisait vers la sagesse  —  comme s’il ne devait plus jamais y

avoir de lendemain, ni de fins élevées à réaliser —  disparaissait ce mécanisme précis de prudente hygiènequi fonctionnait pour les sauvegarder. »

Fin de la digression, retour à la narration du dîner à Rivebelle : après avoir rappelé les strictesrègles qui ordonnent son existence à Balbec, Proust décrit son arrivée à Rivebelle.Ce qu ’aRivebelle de dépaysant vient d’emblée à la rencontre du narrateur, disproportionne son habitudede vie, lui imprime une façon nouvelle, et ponctuelle, d’exister –  en ce lieu précis, la rupture estmaximale : autre « sectionnement ».

Tout d’abord, contrairement aux présupposés de sa vie régulée à Balbec, en pénétrantRivebelle, Proust ne délaisse pas l’œuvre pour le hors d’œuvre. Rive-belle  est un paradis. Un lieu

démarqué, ponctuel, quasi insulaire. Topos du locus amoenus, ainsi, qui est également un locus conclusus. L’arrivée à Rivebelle, le déplacement du narrateur et de son identité, est la marque d’uneévolution, le lieu d’une mutation. Proust signale l’ « exceptionnel » de cette arrivée à gros traits.

Déjà même la façon d’arriver à Rivebelle témoigne d’une irruption créatrice à même unlieu plus fécond. Comment Proust nomme-t-il cette chance que le lieu et l’instant propicesadressent à celui qui cherche à écrire ? Ce kairos, spatial, temporel, existentiel aussi, car il fut anticipéet se donne comme une invitation, Proust le nomme  –   quand il se trouve « dans cette zonedifférente où l’exceptionnel nous fait entrer »  –   : « l’excitation d’un plaisir nouveau ». C’est unenjeu de la poétique proustienne. Il s’agit de s’absenter du soi-même habituel, d’accepter l’offrandedu nouveau qui rompt avec l’accoutumance, de s’ouvrir lorsqu’à la faveur d’une déstabilisation,surgit un état d’excitation favorable à la création et qui nourrit l’imagination. L’image du fil, autre« sectionnement », va dans le même sens (sectionner vient de secare , couper). Le texte fonctionne jusqu’ici comme un éloge du disfonctionnement, ainsi, puisque tous les termes connectés à lastabilité, à la réglarité, à l’ordre (« sagesse », « fins élevées », « mécanisme précis », « prudentehygiène ») sont soudain reniés. C’est donc à la faveur d’une telle scène de rupture, dedésengourdissement  que se déploie la parole du Proust-écrivain, que le Proust-apprenti apprend à sefaire écrivain.

Ceci incarne la durée. Le devenir-écrivain est un parcours duratif. Il y a rapport entre lescontraires. Ainsi l’arrivée à Rivebelle est un départ ; il s’agit pour le narrateur de se départir de sonmode de vie très règlé et qui régulait sa création sur le mode de la « sauvegarde » stérile, en s’ouvrantà ce qui, au contraire, propulse en lui une extase nouvelle d’écriture. En ce sens le disparaitre est

un apparaitre, et ce qui sauvegardait les « fins » du narrateur doit paradoxalement savoir s’absenterpour les mener à bien. Il s’agit bien pour le narrateur d’épouser la durée de son parcours.

En effet, Proust dit : « nous arrivions », et non « nous arrivâmes ». L’arrivée est prise dansune série d’arrivées. L’imparfait est ici itératif : le narrateur comprend ce qui est constant (la « loi »)

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à même l’imparfait, depuis l’itération, dans toutes ses arrivées à Rivebelle. C’est ainsi que ce passagemontre la transition d’une imparfait d’habitude, itératif, flaubertien, à un imparfait éternel,éternisant qui déjoue le paradigme aspectuel perfectif/imperfectif : sont conjugués à l ’imparfait,temps de l’imperfectif, des verbes perfectifs (arriver, disparaitre). Cet emploi de l’imparfait a valeurstylistique, il signale que le regard rétrospectif du narrateur qui est en train d’essentialiser son présentpassé.

Il y a donc ici coprésence des deux narrateurs : celui qui hésite (« comme si ») et celui qui

ne tâtonne plus, qui sait. Par exemple, « arrivions » témoigne d’un étirement, d’une itération :l’imparfait est en emploi flaubertien ; mais « disparaissait » est imparfait d ’éternité : la conjugaisond’un verbe perfectif à l’imparfait est là pour amener une situation d’expectative dont lesconséquences sont encore à développer ou à deviner. Ainsi dans le disparaître à l ’imparfait   du« mécanisme précis de prudente hygiène » se devine, s’annonce déjà, plus tout à fait occulte… nonpas la vocation, mais le devenir-écrivain du narrateur qui parle en sachant qu’il devient, qu’il esttoujours déjà devenu, écrivain.

« Tandis qu’un valet de pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait : —  Vous n’aurez pas froid ? Vous feriez peut-être mieux de le garder, il ne fait pas très chaud. Je répondais : ‘ Non, non’, et peut-être je ne sentais pas le froid, mais en tous cas je ne savais plus la

 peur de tomber malade, la nécessité de ne pas mourir, l ’importance de travailler. »

Ici le narrateur dé-cide. Décider signifier couper court à, sectionner . En un sens, le narrateurse sectionne d’une posture qui était la sienne et qui ne l’est plus. Ainsi, en décidant d’accepter lechangement que lui inspire le lieu déstabilisant Rivebelle, il se décide. C’est aussi pourquoi lemonde passé adresse au narrateur arrivant, à son arrivée même, cette question, rappel de l’ordreancien, par l’intermédiaire de Saint-Loup qui en est le porte parole : « vous n’aurez pas froid ? ».La simple arrivée ne détache pas encore le narrateur de sa réclusion, on l ’ y attache encore par lerappel de son ambiance (le froid) et de son moyen de conservation (le manteau, qui maintient dansl’ambiance du froid en le rendant supportable). Mais le narrateur assume le début d’extase qu’il a

rencontré : retour du verbe savoir au négatif, qui congédie ce qu’il important, auparavant, deconnaitre. Qu’est-ce qui importait, et qui n’importe maintenant plus ? « La peur de tomber malade,la nécessité de ne pas mourir, l’importance de travailler ». Autrement dit, tout cela qui caractérisaitcaractérisait sa réclusion spatiale. Le narrateur confirme donc son début d’extase tout à la fois enrefusant de reconnaitre la prudence de Saint-Loup quant au froid, et en acceptant de ne plusconnaitre ce qui avait été pour lui nécessaire mais qui, à Rivebelle, lui semble pouvoir êtreabandonné sans dommages. L’extase devant le frivole est ainsi propulsion : le narrateur y abandonnece qui réglait son existence, consignait sa sensibilité en lui assignant des limites. L’arrivée à Rivebelleest en ce sens un débordement et un déréglement.

« Je donnais mon paletot ; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les rangées de tables servies comme dans un facilechemin de gloire, et, sentant l ’ardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de l ’orchestre quinous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine graveet glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de café-concert qui,venant chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenancemartiale d ’un général vainqueur. »

La « marche guerrière jouée par les tziganes » imprime un rythme, donne le ton à lasensibilité du narrateur et configure son humeur : puissance, exaltation, l’affectent dès lors, etstimulent son imagination. Il entre tambour battant, fortifié, motivé.

D’autant plus motivé qu’une épiphanie herméneutique, chez Proust, ne saurait se provoquerd’elle-même. Toujours y a-t-il quelque agent provocateur pour déclencher la manifestation dusens, l’analyse. La musique, l’entrée dans le restaurant sont autant de déclencheurs. En pénétrantdans le restaurant de Rivebelle, Proust accède à un lieu qui donne matière à interpréter.

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Alors, nouveau sectionnement : devant les « gommeuses de café-concert qui, venant chantersur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martialed’un général vainqueur  », le narrateur perçoit le ridicule de ces façons, refuse d’ y succomber : aussiadopte-t-il le comportement inverse, sorte d’hygiène contre les idées reçues, les manières banalesde se comporter. Réaction, et distanciation, donc, « pour ne pas imiter » celles qui, déjà, imitent :avec lucidité, le narrateur révèle ici le désir mimétique comme loi de certains comportementshumains, à la manière de Flaubert dans Madame Bovary. Ainsi, plus tard, dans le Temps retrouvé , le

narrateur « sectionne » de la même manière un comportement pour le replacer dans sa lignéeinactuelle, en ce que chaque section  est répétition d’un même genre de comportement, déclinéd’époque en époque, sous l’impulsion d’une norme persistante :

[…] par la culture et la mode, une seule ondulation propage dans toute l ’étendue del’espace les mêmes manières de dire, de penser, de même dans toute la durée du tempsde grandes lames de fond soulèvent des profondeurs des âges les mêmes colères, lesmêmes tristesses, les mêmes bravoures, les mêmes manies, à travers les générationssuperposées, chaque section, prise à plusieurs niveaux d’une même série, offrant larépétition, comme des ombres sur des écrans successifs, d ’un tableau aussi identique,quoique souvent moins insignifiant […] 

« À partir de ce moment-là j ’étais un homme nouveau, qui n’était plus le petit-fils de ma grand ’mèreet ne se souviendrait d ’elle qu’en sortant, mais le frère momentané des garçons qui allaient nous servir. »

Le narrateur assume sa mutation, qui le convertit à son environnement et à une nouvelleposture. L’étrangeté du Je à lui-même est signalée par la syntaxe de « j’étais […], qui n’était plus »avec un glissement de la P1 vers la P3.

De la même manière, le conditionnel à valeur de futur dans le passé témoigne du point devue global non sécant du Je futur, qui raconte, qui voit et comprend l’avenir dans le passé, car ilest précisément en train de réaliser le projet qui était alors projeté par lui-même. Dès lors Proustne laisse rien entendre d’un quelconque plaisir à se reclure dans une chambre à nouveau : Rivebelle

recouvre ce monde domestique, clos, par l’infini imaginaire que l’univers du restaurant donne àpenser. Le souvenir de la réclusion, rompue par l ’extase, n’est évoqué que sur le mode del’anticipation qui redoute –  et pour le moment congédie –  le retour d’un univers trop stable pourdistraire l’aspirant écrivain et trop pauvre en matériau excitant pour déclencher son imagination,seule créatrice d’images, faculté motrice mais demandant à être motivée.

Enfin l’expression oxymorique « frère momentané » formule la posture proustienne del’écrivain, qui s’affecte de sympathie pour son environnement, tout en prévoyant de s ’en écartersous peu, distanciation nécessaire au saisissement littéraire a posteriori de ce qui a été senti.L’oxymore, ici, incarne la durée, c’est-à-dire la co-présence des contraires : la sensibilité del’écrivain en devenir transite, elle ne s’affecte des serveurs que le temps d’une soirée. L’oxymore

relève aussi un autre trait de sens : la fugacité, le culte par le narrateur de l’instant présent, àRivebelle. Cette intermittence caractérise la duplicité du jeune narrateur, alternant entre deuxrégimes d’existence, la conservation et le dérèglement, à la recherche de sa vocation.

« La dose de bière, à plus forte raison de champagne, qu ’à Balbec je n’aurais pas voulu atteindre enune semaine, alors pourtant qu’à ma conscience calme et lucide la saveur de ces breuvages représentaitun plaisir clairement appréciable mais aisément sacrifié, je l ’absorbais en une heure en y ajoutantquelques gouttes de porto, trop distrait pour pouvoir le goûter, et je donnais au violoniste qui venait de jouer les deux ‘ louis’ que j ’avais économisés depuis un mois en vue d ’un achat que je ne me rappelais pas. »

À ce moment le narrateur dit : bon débarras, à ses manières infécondes de se rapporter aumonde, c’est à dire au froid, à la réclusion d’une chambre, sur le mode de la conservation, del’économie, plutôt qu’à l’étonnement joyeux du lieu festif, Rivebelle, qui excite sa sensibilité etdévergonde son imagination.

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Ici le Je se regarde, il s’aperçoit devenir étranger à lui-même. Il peut s’agir à la fois du regarddu Je ayant appris sur le Je apprenant ; du regard du Je apprenant sur le Je infantile. La valeur duconditionnel (virtualité dans le passé révolu) « je n’aurais pas voulu atteindre » va dans ce sens.

Il s’agit aussi d’une scène d’inspiration qui donne la définition de ce qu’est chez Proustl’inspiration, sur le mode du protreptique : ce qui amène à écrire en poussant à écrire. Toutefoisl’inspiration ne peut s’investir que selon un certain type d’attention, qui accepte de se laissertraverser par elle. Le narrateur est maintenant aguerri : il était depuis le départ en attente, prêt à

recueillir cela qui de Rivebelle l’amènerait à imaginer, à créer. Dès lors, la proportion de bière, dechampagne, change. La proportion, c’est la convenance, le rapport entre une partie et son tout ; etce qui règle la proportion, c’est le principe d’hygiène, au nom de la sauvegarde de la santé. Ainsi,lorsque la proportion de bière, de champagne, change, c’est aussi le rapport entre le sujet proustienet le monde, son monde ambiant, qui évolue. En arrivant à Rivebelle, arrivée vécue sur le modede la déclosion émancipatrice, il y a changement de proportion, nouveau rapport entre le sujet etle monde, qui s’ouvre par le truchement de l’ivresse, ouverture qui octroie au narrateur qui en faitl’expérience une plus grande largesse.

Proust en donne lui-même la formule, plus loin :

« […] l’ivresse réalise pour quelques heures l’idéalisme subjectif, le phénoménisme pur; tout n’est plus qu’apparences et n’existe plus qu’en fonction de notre sublime nous-même. »

Quel en est l’effet immédiat sur le narrateur, qui se dit distrait, c’est-à-dire écarté de sonmode de vie préalable ? Il s’agit d’une distraction féconde, d’un changement du moi qui, endécouvrant le monde, apprend à le convertir littérairement.

« Quelques-uns des garçons qui servaient, lâchés entre les tables, fuyaient à toute vitesse, ayant sur leur paumes tendues un plat que cela semblait être le but de ce genre de courses de ne pas laisser choir. Et de fait, les soufflés au chocolat arrivaient à destination sans avoir été renversés, les pommes à l ’anglaise,malgré le galop qui avait dû les secouer, rangées comme au départ autour de l ’agneau de Pauilhac. »

Début de l’observation, descriptive, de la scène : le narrateur se met à observer ses « frèresmomentanés » avec curiosité, sans doute parce qu’il découvre le fonctionnement de leurs allées etvenues. Le narrateur parle en effet avec une incertitude toute néophyte, en nuançant une assertionqui ne le demandait pas : « un que cela semblait être le but de […] ne pas laisser choir ». Ou peut-être cette modalisation est-elle la première marque de la vision spectaculaire du narrateur, quiaperçoit dans le serveurs, non pas seulement des serveurs, mais des sortes de sportif qui, en « fuy[ant]à toute vitesse », jouent à risquer leur service, au risque, effectivement, de laisser tomber un plat.

Cela dit, après l’apodose suspensive de la première phrase (« […] de ne pas laisser choir »),l’équilibre est ramené par la seconde, qui commence par une locution adverbiale consécutive, avecune forme composée au négatif (sans avoir été renversés) qui mime l’accomplissement du « but »

des serveurs, et, surtout, un participe passé apposé en fin de phrase (« rangées comme au départ »).La structure révélée est un peu celle d’un chiasme : l’ordre, puis la course, le danger de faire tomberles plats, et à la fin l’ordre retrouvé, le plat servi. Ces deux phrases se replient ainsi l’une sur l’autre,cherchant à recomposer logiquement le service du restaurant.

« Je remarquai un de ces servants, très grand, emplumé de superbes cheveux noirs, la figure fardée d ’unteint qui rappelait davantage certaines espèces d ’oiseaux rares que l ’espèce humaine et qui, courant sanstrêve et, eût-on dit, sans but, d ’un bout à l ’autre de la salle, faisait penser à quelqu’un de ces ‘ aras’ qui remplissent les grandes volières des jardins zoologiques de leur ardent coloris et de leurincompréhensible agitation. »

Autre rupture, majeure, ici : l’intervention d’un verbe au passé simple qui vient sectionnerl’étirement de l’imparfait (l’imparfait sécant noie le texte dans la durée : ainsi, le passé simple jouitd’une valeur fortement événementielle lorsqu’il apparait.) Pour la première fois, une action

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décisive, saillante, vient trancher et s’expose au premier plan de la narration. Celui qui parle, ici,dispose donc d’un aspect global sur ce qu’il raconte rétrospecivement.

Ainsi, le narrateur remarqua. Il remarqua : « un de ces servants, très grand, emplumé desuperbes cheveux noirs, la figure fardée d’un teint qui rappelait davantage certaines espècesd’oiseaux rares que l’espèce humaine ». D’abord in absentia (« emplumé de superbes cheveuxnoirs »), la métaphore devient une comparaison analogique lorsque, prudemment, le narrateursignale la motivation de son tropisme imaginaire par le verbe « rappeler » (« un teint qui rappelait

davantage certaines espèces d’oiseaux rares que l’espèce humaine »). Alors que la métaphore étaitune rupture d’isotopie, qui faisait partir d’un point de départ (le serveur et ses cheveux) vers unautre (le plumage), la comparaison motivée révèle que la machine proustienne à imaginer estdéclenchée, qu’elle introduit des éléments qui n’étaient pas là au départ, qu’elle « sectionne » pourajouter, comparer. Le temps retrouvé   donne ultérieurement le mode d’emploi de cette scène, laformule de l’imagination proustienne :

On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraientdans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deuxobjets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est lerapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans lesanneaux nécessaires d’un beau style ; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant

une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en lesréunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans unemétaphore.

La perception métaphorique recouvre le servant. Rivebelle est bien un lieu qui convoquel’imagination, imagination qui ensuite s’empare du lieu pour le métamorphoser : scène d’extase,donc, et de libération du désir, de la puissance imaginative, qui fait bondir des images depuis le réelet puis les unes à partir des autres.

« Bientôt le spectacle s’ordonna, à mes yeux du moins, d ’une façon plus noble et plus calme. Toutecette activité vertigineuse se fixait en une calme harmonie. »

Nouvelle irruption du passé simple à même la trame installée par l ’imparfait, qui place aupremier plan l’activité non plus imaginante, mais intellectuelle du narrateur : après avoir observé,il ordonne. Avec ces passés simples, le narrateur se donne la dignité d’une conscience quasi divinequi métamorphose puis rend le monde intelligible. La modalisation « à mes yeux du moins » exceptele narrateur de son environnement mondain. C’est le sens à donner au « spectacle » : le narrateur,qui observe et ordonne, serait un sujet devant un objet qu’il travaille. Cette objectivation du mondecaractérise cette scène de conversion, du réel vers l’art.

En outre, une autre rupture, dans la posture de l’aspirant-écrivain, intervient. Le narrateur,excité, retrouve calme et stabilité. À l’instar de Rimbaud, il est maintenant celui qui fixe des vertiges.

Cette extase métaphorique fait apparaitre ainsi conjointement plusieurs narrateurs, plusieurstemporalités. Le passé simple abroge le temps linéaire du devenir-écrivain incertain, incertitudeinterceptée par la certitude du narrateur ayant appris, écrivant d’un point de vue plus global. « Cetemps second est la simultanéité des deux narrateurs, l’un vivant, découvrant, l’autre ayant vécu etappris, revenant sur sa découverte pour l’écrire, en l’écrivant », explique J.Y. Tadié, dans Proust etle roman.

« Je regardais les tables rondes, dont l ’assemblée innombrable emplissait le restaurant, comme autant de planètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux allégoriques d ’autrefois. »

Nouveau surgissement imaginaire, qui métamorphose le restaurant avec des analogies.

Encore au point de départ, le regard du narrateur envisage prudemment de comparer les« tables rondes » en « planètes ». Deux outils de comparaison se chargent de motiver l’analogie :« comme autant de » et « telles que celles-ci ». Il y a ainsi double comparaison : on part d’une chosevers autre chose qui lui est analogue, et de ce quelque chose on aboutit au monde de l’art.

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Or quel est le temps de la subordonnée comparative ? Proust dit : « comme autant deplanètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux allégoriques d’autrefois. » C’est un présentà la modalité aléthique qui intervient dans la subordonnée pour éternité l’analogie. Le présent estle temps de l’analogie proustienne en ce qu’il éternise ce que l’analogie enferme dans ses crochetspour le conserver. La quête des essences, qui permet au narrateur de gouter aux plaisirs del’intelligence du monde, est à l’œuvre.

Cette quête est ici donné à lire comme un itinéraire. La régularité des verbes de regard

signale que le point de vue du narrateur est capital, que, c’est la contemplation des signes, le cheminque doit obligatoirement suivre le regard qui prévaut. La Recherche est en ce sens « l’histoire despoints de vue successifs du narrateur sur le monde », selon une formule de J.Y. Tadié. « Les signesviennent d’abord, l’intelligence ensuite »

« D ’ailleurs, une force d ’attraction irrésistible s’exerçait entre ces astres divers et à chaque table lesdîneurs n’avaient d ’yeux que pour les tables où ils n’étaient pas, exception faite pour quelque richeamphitryon, lequel, ayant réussi à amener un écrivain célèbre, s’évertuait à tirer de lui, grâce aux vertusde la table tournante, des propos insignifiants dont les dames s’émerveillaient. »

Le regard du narrateur se déplace. Des serveurs aux tables, il se focalise maintenant sur les« dîneurs ». L’imaginaire astral qui métamorphosait la salle en voute céleste laisse place à une critiquesociale.

Tout d’abord, le narrateur met sur le même plan la « force d’attraction irrésistible quis’exerçait entre ces astres divers » et le fait qu’ « à chaque table les dîneurs n’avaient d’ yeux quepour les tables où ils n’étaient pas ». Il transpose ici une théorie de physique au comportement deses contemporains qui viennent au restaurant pour voir et être vus, et faire des rencontres, nommantcette « force d’attraction irrésistible » qui régit les phénomènes physiques loi régissant aussi lasocialité et le désir humains… Ainsi, de l’astrologie à la critique sociale : même recherche de lois,comme le narrateur l’énonce plus tard dans Le temps retrouvé  :

« Les êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairementexprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend eneux. »

Mais le narrateur ajoute, pour restreindre son propos : « exception faite pour quelque richeamphitryon, lequel, ayant réussi à amener un écrivain célèbre, s ’évertuait à tirer de lui, grâce auxvertus de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames s’émerveillaient. » Autrementdit, quelqu’un (le riche amphitryon) échappe à la loi précédemment énoncée (la force d ’attractionirrésistible) parce que sa table, son monde, est autonome, il s’ y trouve une « force d’attraction »(des « dames) suffisante pour qu’il ne s’intéresse pas aux tables voisines. Avec humour (le polyptote« s’évertuait/vertusde la table tournante » signale le double sens et la pesée critique qui frappe d’ironie

la seconde occurrence de l’étymon vertu, par antiphrase) et en convoquant le patronage de Molière(personnage de l’amphitryon, qui est un archétype) le narrateur ici ridiculise l ’instrumentalisationde la « table tournante » du spiritisme à des fins de séduction. Ensuite, l ’antithèse « des proposinsignifiants dont les dames s’émerveillaient » s’attaque à la figure de l’écrivain mondain et à saperception. L’écrivain en devenir se distancie de celui qui est déjà écrivain, et célèbre. Il se distingueaussi des motivations des autres (de l’amphitryon et de l’écrivain célèbre), qui ne cherchent pas,comme lui, les « plaisirs de l’intelligence » mais d’autres plaisirs, mondains, seulement frivoles. Lacritique sociale est ici liée à l’apprentissage, au test  des projets que se donne le narrateur et dont ilne dévie pas au contact des mondains.

« L ’harmonie de ces tables astrales n’empêchait pas l ’incessante révolution des servants innombrables,lesquels parce qu’au lieu d ’être assis, comme les dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une zonesupérieure. Sans doute l ’un courait porter des hors-d ’œuvres, changer le vin, ajouter des verres. Maismalgré ces raisons particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes finissait par dégager la loide sa circulation vertigineuse et réglée. »

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 Ici Proust définit ce qu’est une « loi », par le truchement, métaphorique là encore, des tables

et des servants. En effet, il montre que l’ « harmonie », le bel agencement entre les parties d’untout, n’est pas le contraire de l’ « incessante révolution des servants innombrables », et assimile lesservants à la loi. Le chiasme grammatical « l’incessante révolution des servants innombrables »(adjectif-nom-nom-adjectif) en est la forme-sens. Le narrateur comme les servants, dont il est le« frère momentané », évoluent « dans une zone supérieure » - celle des lois. Nouvelle forme-sens,

alors : le tour extractif par dislocation « lesquels [les servants] parce qu’au lieu d’être assis […] ilsétaient debout » redouble anaphoriquement l’évocation des servants, les rehausse syntaxiquementpour mimer leur supériorité. La dernière phrase et son lexique scientifico-philosophique énonceexplicitement ce dont il s’agissait jusqu’alors indirectement : dégager des lois.

L’oxymore « vertigineuse et réglée » y condense le désir herméneutique proustien, exprimantce qui excite l’activité du chercheur de lois : la co-présence d’un vertige et d’une intelligence quise défie de le stabiliser. Le roman proustien se découvre ici comme roman des lois, et progresseradès lors sans cesse vers une meilleure définition de lui-même, comme plus loin dans Le tempsretrouvé  :

il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d ’autant de lois et d’idées,en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, dele convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu ’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art ? »

La matière du roman proustien se donne donc ici comme « toute cette immensité réglée pardes lois » et qu’il faut « s’astreindre à faire passer par tous les états successifs qui aboutiront à safixation, à l’expression de sa réalité ».

« Assises derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières, occupées à des calculs sans fin, semblaientdeux magiciennes occupées à prévoir par des calculs astrologiques les bouleversements qui pouvaient parfois se produire dans cette voûte céleste conçue selon la science du moyen âge. »

Le regard du narrateur termine ici ses observations par la considération de « deux horriblescaissières ». Le regard est ici teinté d’un étonnement enfantin, passant du monde clos de Balbec aumonde merveilleux de Rivebelle. Il compare ainsi les « deux caissières », qu’il juge d’emblée« horribles », à « deux magiciennes ». Le registre scientifico-philosophique des précédentscomparaisons astrales, laissent place ici à une rêverie fantasmatique de l’occulte. La reduplicationdu « calcul » sert de jalon à l ’imagination du narrateur, qui fait glisser le-dit calcul du pécunier àl’astral, du trivial au terrifiant, transformant les caissières en machinistes diaboliques, orchestrant les« bouleversements » du monde. Il s’opère ainsi une régression : de Newton, le narrateur rétrogradevers la science du moyen-âge, du rationnel, la rêverie culmine dans l’occulte, comme s’il eût changéd’optique, troquant son télescope contre un sortilège. Pourquoi ? Peut-être l’aspect de ces caissières

est-il opaque au narrateur, appellant de fait son imagination à l’interpréter, à chercher ce qui, enlui, est retiré, caché et excitant. Le propos scientifique et théorique est en ce sens pénétré in fine  par « l’humour et la poésie de la métamorphose », explique J.Y. Tadié.

« Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour eux les tables rondes n ’étaient pas des planètes et qu’ils n’avaient pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous débarrassede leur apparence coutumière et nous permet d ’apercevoir des analogies. »

Affecté par l’extase qu’inspire en lui le lieu exceptionnel, le narrateur en vient à transformerce qu’il observe en spectacle, à convertir le vertige de ses impressions en une harmoniemétaphorique qui comprend les lois par le truchement de l’analogie.

Mais qui parle ? Qui parle, lorsque le narrateur, in fine, donne la clé théorique du passagequi précède ? Le narrateur devenu écrivain, ou le narrateur devenant écrivain ? Car n’est-il pascontredit, ou du moins affiné plus tard dans la Recherche , lorsque le narrateur refuse qu’on laisse surun texte « la marque du prix » ? Il pourrait s’agir de la parole assurée du narrateur ayant appris

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revenant sur le début d’apprentissage d’un narrateur jeune, déréglé, venant de connaître sa premièreextase et tâtonnant.

Car ce spectacle littéraire, inspiré par le monde, n ’est pourtant pas encore en accord avectout le monde, et celui qui sectionne se sectionne lui-même. Ainsi, le narrateur, ouvert au mondede Rivebelle, qui lui donne matière à imaginer, se distingue explicitement des autres : sonexpérience créatrice n’est ici qu’une expérience personnelle, et, s’il la partage avec Saint-Loup (quil’accompagne au restaurant), ce dernier disparait de la narration dès lors que l’imagination

proustienne se déploie d’images en images –  non pas que ce spectacle ne puisse se partager, maisparce que le narrateur, inspiré par le lieu exceptionnel qu’il observe et appellé à en extraire lesanalogies, observe également que les autres n’observent ni ne pratiquent comme lui cet art de lamétaphorisation pourtant convoqué implicitement par l’exceptionnel du lieu. Le narrateur estsectionnant-sectionné . Au nom de la supériorité de son regard sur le leur, le Je reproche en ce sens àses contemporains, sur le mode d’une compassion hautaine/condescendante, de n’être pas assez àl’écoute du génie du lieu, eux qui se meuvent dans l’insignifiance du bavardage mondain tandisque lui s’enquiert des essences inactuelles. Après ce passage, le narrateur s ’empresse ainsi decommenter la scène, et se distancie à nouveau de lui-même, comme s’il eût pratiqué une écriturede la terre brulée avec auto-dérision :

« l’ivresse réalise pour quelques heures l’idéalisme subjectif, le phénoménisme pur ; toutn’est plus qu’apparences et n’existe plus qu’en fonction de notre sublime nous-même. […]  j’étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les ivrognes ;momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir ; plaçant le but de ma vie, non plus dans laréalisation des rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyaispas plus loin qu’elle. »

Mais en examinant les présupposés de la condescendance du narrateur, qu ’ y trouve-t-on ?Le narrateur plaint « un peu tous les dîneurs » parce que « pour eux les tables rondes [ne sont] pasdes planètes ». Autrement dit, le narrateur plaint ses contemporains parce que, pour eux, une tableest une table. Ils vivent le monde sur le mode de la tautologie, de la re-présentation, et non sur le

mode de la création imaginative qui réinvente en métaphorisant, pour trouver les lois qui régissentles phénomènes. C’est ce que le narrateur nomme : la pratique d ’un « sectionnement », et c’est uneformulation, parmi d’autres, par le narrateur, de sa propre poétique. S’il plaint les autres dîneurs,c’est donc parce que le narrateur assimule cette poétique à son idéal de vie vraiment vécue, dontsont incapables à ses yeux les autres, qui ne métamorphosent pas le restaurant. La supériorité d’unregard sur un autre signifierait alors la supériorité d’une vie sur l’autre –  d’une vie plus large et quiélargirait sans cesse le monde, sur une vie plus étroite, étriquée et banale.

***

Ces soirées au restaurant mettent en scène et en action les deux facultés créatricesproustiennes : la sensibilité et l’imagination. Sensibilité de celui qui sait se laisser traverser par uneextase et par la mutation qui lui est inspirée ; imagination qui lui permet, ensuite, demétamorphoser les impressions reçues en spectacle harmonieux et métaphorique. La conjonctionde ces deux facultés permet alors au narrateur de gouter aux « plaisirs de l ’intelligence » qui luiétaient promis par Bergotte. Ce dernier ne se trompait pas de fin, mais seulement de moyen, en ceque la vie recluse du narrateur lui interdisait toute extase créatrice à Balbec. Ainsi, le romand’apprentissage tel qu’il s’exprime ici s’expose, implique non seulement un parcours, un itinéraire,mais aussi une mutation de la manière dont le héros pense son l’apprentissage. Il s’agit de réfléchiraux conditions de possibilités de cet apprentissage. La Recherche est alors un roman où, en suivantl’évolution d’une pensée, on apprend comment apprendre.