6. les condamnations doctrinales de l'ars notoria
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6. Les condamnations doctrinales de l’ars notoria
Entre le moment où l’ars notoria a été créée (probablement dans les années 1170)
et celui où elle a été pour la première fois condamnée (vers 1240) s’est écoulé plus d’un
demi-siècle. Ce décalage montre que la diffusion de l’art notoire est tout d’abord restée
confidentielle, centrée, comme le montre toute une série d’indices, sur le nord de la
péninsule italienne, avant de conquérir progressivement le centre et le nord de l’Europe
dans le courant du XIIIe siècle. Ce temps de latence entre la première élaboration du texte
et son rejet par les théologiens peut même avoisiner le siècle si l’on songe au peu de
retentissement qu’a eu l’initiative des franciscains parisiens qui gravitaient dans la
mouvance d’Alexandre de Halès. Ce n’est en effet qu’avec Thomas d’Aquin que la norme
est fixée, peu après 1270.
Avant toutefois d’en venir aux termes de la condamnation thomiste, il nous faut
évoquer l’article qui traite de l’ars notoria dans la Somme théologique attribuée au maître
spirituel de l’Ordre franciscain, puis les quelques mots que lui consacre un autre
franciscain, Roger Bacon.
6.1. Avant la mise en forme thomiste : le rejet de l’ars notoria dans les sources
franciscaines
6.1.1. Le rejet des franciscains parisiens (vers 1240)
L’ouvrage attribué à Alexandre de Halès, en réalité élaboré de manière collective1,
est l’un de ces monuments de l’âge scolastique qui entend regrouper en un volume tous les
enseignements de la théologie. À la manière des Sentences de Pierre Lombard, il traite
tout d’abord de Dieu et de Ses hypostases pour en arriver à la création et plus
particulièrement à l’homme. L’article consacré à l’ars notoria, le premier du genre, est
situé dans la secunda pars du second livre, à un moment où il est question du péché
d’orgueil. Parmi les actes répréhensibles qui « déshonorent la Sagesse divine » figure en
bonne place la divination, traitée de manière classique, par une reprise d’autorités telles
1 Cf. supra, Ière partie, ch. 2.3.1.6.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 638
qu’Isidore de Séville, Augustin et la causa XXVI du Décret de Gratien2. Après avoir posé
la question de sa licéité et au moment de répertorier ses différentes espèces, la Summa
mentionne l’ars notoria (cap. VIII), entre « les charmes, les inscriptions superstitieuses »
et les sorts. Le passage est court et de formulation tortueuse ; en voici la teneur :
Des oraisons et des figures de l’art notoire.
On s’interroge ensuite sur le fait de savoir s’il est licite de recourir aux oraisons et
aux figures qui se trouvent dans l’art notoire, étant donné que rien de ce que l’on voit dans
ces oraisons ne peut être considéré comme ne respectant pas la piété de la loi chrétienne :
en effet, les oraisons y sont destinées à Dieu pour obtenir des biens ou pour éloigner des
maux ; aussi est-il sans importance de faire de telles figures3, lesquelles sont indiquées au
même endroit pour obtenir les diverses sciences.
[Solution] : À quoi il faut répondre que l’art notoire de cette sorte est prohibé et
qu’il est n’est pas licite de lui ajouter foi, de sorte qu’il faut exposer ici en quoi il n’est pas
conforme à la règle de la foi : on se représente en effet sans peine ce à quoi d’autres
croient. Il est interdit pour plusieurs raisons : l’une est que se trouvent là beaucoup de
noms que l’intelligence [humaine] ignore ; une autre est qu’il faut être attentif à
l’observation des heures, comme s’il fallait qu’agissent les vertus des astres ; la troisième
est que l’on fait dans cette intention certains dessins et certaines figures que l’on inspecte
pour acquérir les diverses sciences ou arts, et une fausse croyance est générée ainsi dans
les cœurs des hommes4.
Outre le fait qu’il s’agit de la première, la réponse que les franciscains parisiens
apportent à l’apparition et à la diffusion de l’ars notoria en Occident est intéressante à
plus d’un titre. Sa formulation est elliptique : aucune véritable description, ni même une
simple définition n’est donnée de la pratique mise ici à l’index, comme si ce qu’il fallait
entendre par ars notoria était une évidence pour tous à une époque où sa diffusion était
encore médiocre et où aucune objection n’avait encore été prononcée à son encontre. Cette
concision est peut-être due à la volonté de ne pas trop en dire, de peur de susciter la
2 Doctoris irrefragabilis Alexandri de Hales ordinis minorum Summa theologica, éd. Quaracchi,
Florence, 1930, t. III, p. 765, secunda pars secundi libri, qu. 2 : De peccatis quibus deshonoratur divina
sapientia. 3 Protractio désigne selon Du Cange le diagramme ou la figure. Cf. Glossarium mediæ et infimæ
latinitatis, Graz, 1954, t. VI, p. 544-545. 4 Ibid., p. 775 : De orationibus et figuris artis notoriæ. Deinde quæritur de illis orationibus et figuris
quæ sunt in arte notoria, utrum licitum sit eas facere, cum in illis orationibus nihil videatur poni nisi quod
pertinet ad pietatem religionis christianæ : diriguntur enim ibi orationes ad Deum pro bonis impetrandis vel
pro malis amovendis ; indifferens est etiam protractiones tales facere quales fiunt ibidem ad designationem
diversarum scientiarum. [Solutio] : Ad quod est dicendum quod huiusmodi ars notoria prohibita est nec
licitum est fidem adhibere, licet aliqua ponantur ibi quæ a religione fidei non discrepant : apponuntur enim
ut facilius aliis credatur. Prohibita autem est multis de causis : una est, quia ponuntur ibi nomina plura
quorum ignoratur intelligentia ; alia est, quia attenditur ibi inspectio horarum, quasi virtute astrorum illa
fierent ; tertia est, quia fiunt protractiones quædam et lineationes hac intentione ut ex inspectione earum
acquirantur diversæ scientiæ vel artes, et sic falsa credulitas in cordibus hominum generetur. »
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convoitise de lecteurs peu scrupuleux, mais on ne peut aussi manquer d’y voir la
conséquence d’une certaine familiarité avec le texte.
La première partie, qui présente les arguments de la défense, rend assez bien
compte de la façon dont cette pratique a pu être perçue dans la première moitié du XIIIe
siècle par les clercs, de même qu’elle traduit dans une large mesure la façon dont ses
concepteurs l’ont pensée et promue. Amalgame de prières adressées à Dieu et de figures
très largement inspirées de diagrammes didactiques parés de vertus mnémoniques, l’ars
notoria pouvait passer pour une technique d’invocation inoffensive et l’acquisition des
artes pour la conséquence d’une dévotion tout à fait licite. C’est à n’en pas douter à cet
aspect de prime abord engageant que l’art notoire doit sa survie dans les fonds manuscrits,
malgré les mises en garde de théologiens plus ou moins avertis.
Quant à la critique qui mène à l’interdiction, elle reste ciblée et consiste en
quelques points dont sont loin d’être détaillés tous les tenants et aboutissants. La première
difficulté tient dans la présence de noms imperméables à la raison humaine. Le texte ne le
précise pas tant cela est évident, mais le risque consiste en ce que ces « noms » qui ne
relèvent pas du langage traditionnel puissent s’adresser aux démons, dont le rôle moteur
en matière de « superstition » a été reconnu dans les chapitres précédents de la Summa. Il
n’est à aucun moment spécifié que l’efficacité de l’ars notoria repose sur l’invocation des
anges. De même, l’onomastique angélique hétérodoxe présente dans l’Art n’est pas
retenue comme un argument à charge.
Le second problème tient au respect d’un tempus idoneus pour utiliser nomina et
figure, ce qui s’apparente à une forme de « superstition » (il ne peut y avoir de jour
défavorable à l’œuvre de Dieu), tout en laissant supposer qu’entre en jeu une forme de
déterminisme astrologique.
La troisième et dernière difficulté se trouve dans la finalité réelle de l’ars notoria, à
savoir l’accession au savoir parfait. Croire à cette possibilité relève manifestement pour
les franciscains parisiens de la fausse croyance, sans qu’il soit besoin de discuter de
manière plus approfondie des modalités de l’illumination angélique, voire des potentialités
des démons en la matière.
Bien que très antérieur aux autres sources qui s’en sont prises à l’ars notoria, ce
texte ne peut être considéré comme le point de départ de la censure doctrinale qui est
venue s’ériger face aux prétentions de l’art notoire dans le courant du XIIIe siècle. Outre
le fait qu’il émane d’un milieu franciscain quand la condamnation la plus aboutie est à
mettre au compte des dominicains, sans doute faut-il mettre en cause sa concision. On
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 640
peut par exemple s’étonner de l’absence de toute référence au fait que l’ars notoria
prétende être un sacrement5, ou encore qu’il fait montre d’un fort potentiel divinatoire. Si
une mise au point était nécessaire aux yeux des franciscains qui gravitaient autour
d’Alexandre de Halès, ceux-ci n’ont toutefois pas jugé nécessaire d’en justifier les termes
point par point, de manière exhaustive.
6.1.2. Les condamnations laconiques de Roger Bacon (vers 1260-1270)
Après le précédent franciscain de la fin de la première moitié du XIIIe siècle, l’ars
notoria reste globalement dans une ombre épaisse jusque dans les années 1260-1270, au
moment où deux éminents penseurs, d’une part le franciscain Roger Bacon, d’autre part
l’inévitable maître de l’ordre dominicain Thomas d’Aquin, s’en prennent explicitement à
elle. Bien que ces deux grandes figures du XIIIe siècle scolastique aient une approche des
phénomènes magiques sensiblement différente6, l’un et l’autre s’accordent à dénigrer l’art
notoire. Toutefois, les rapides remontrances de Bacon n’ont en rien la force de la
démonstration théologique du docteur dominicain.
La condamnation nominale de l’ars notoria chez Roger Bacon est le fruit d’un
processus qui s’étend sur plusieurs années. Il n’a semble-t-il jamais douté du caractère
néfaste et trompeur de ce texte ; mais sa volonté de dénonciation n’a pas toujours eu la
même portée selon les œuvres dans laquelle elle s’insérait. Roger Bacon s’en prend ainsi à
la magie pseudo-salomonienne ou plus spécifiquement à l’ars notoria (selon les cas) dans
quatre textes dont la chronologie n’est pas toujours facile à établir et dont l’un est
d’attribution contestée.
a) Si nous replaçons ces quatre textes dans l’ordre chronologique admis par la
recherche récente7, le premier, qui concerne exclusivement l’ars notoria, est un extrait
d’une correspondance dont la paternité lui a été attribuée il y a peu8. Elle daterait des
années 1257-1263 — c’est-à-dire d’une période où Bacon est en France — et elle rend
5 Thomas d’Aquin s’intéresse, lui, à cette question. Cf. infra, IIe partie, ch. 6.2.
6 Weill-Parot, p. 223-259, pour une analyse très fine du cadre conceptuel thomiste ; p. 316-338
pour une analyse similaire de la position de Roger Bacon. Sur ce dernier aussi, cf. L. Thorndike, HMES, t. II,
p. 617-691. 7 Pour une mise au point sur la biographie de Roger Bacon et la chronologie de la composition de
ses œuvres, cf. l’introduction de D.C. Lindberg, Roger Bacon’s Philosophy of Nature : A Critical Edition,
with English Translation, Introduction and Notes, of the De multiplicatione specierum and the De speculis
comburentibus, Oxford, 1983 ; J. Hackett, « Roger Bacon : His Life, Career and Works », op. cit.
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compte des débats et des interrogations philologiques qui traversaient alors l’étroit milieu
franciscain des correcteurs de la Bible latine. Dans le cadre de notre problématique, la
nature épistolaire de ce texte en réduit très fortement la portée.
Le doctor mirabilis, dans le cadre d’une discussion sur le Tétragramme divin,
informe tout d’abord son interlocuteur de l’existence d’« un livre en hébreu composé jadis
par Salomon », le Liber Semamphoras. Ce « livre fort mystérieux que cachent les savants
juifs », Bacon n’a pu en voir qu’une partie malgré tous ses efforts pour se le procurer in
extenso9. Cette révélation se fait l’écho de la traduction contemporaine de cet ouvrage
hébraïque lié au Liber Raziel à la cour d’Alphonse X de Castille10
. Puis, après avoir
évoqué cet opuscule consacré au Nom « expliqué » de Dieu, le savant franciscain fait le
lien avec l’ars notoria et exprime rapidement ses doutes quant à l’efficacité de cette
pratique dont il semble avoir une assez bonne connaissance. Il en a en tout cas
suffisamment entendu parler pour rendre compte de la corruption des noms soi-disant
translittérés de l’hébreu ou d’autres langues sapientielles qui la constituent pour une
grande part, et c’est cette dégradation linguistique qui remet en cause à ses yeux sa vertu,
si jamais elle en a une. Il faut souligner par ailleurs la position assez ambiguë de Bacon
sur l’origine de l’art notoire. L’expression et habetur in latino qu’il utilise pour qualifier la
tradition textuelle de l’ars notoria pourrait laisser sous-entendre qu’il existait au départ un
original hébreu. Mais, en même temps, Bacon constate que le lien qui pourrait rattacher
l’art notoire de manière directe à la tradition juive est ténu, tant la déformation des
« noms » repérables dans l’Art est avancée en raison des erreurs des scribes latins. En
définitive, le doctor mirabilis, bon connaisseur des spéculations juives sur le nom de Dieu,
fait le rapprochement avec l’abondante onomastique présente dans l’art notoire et suppose,
8 É. Anheim, B. Grévin et M. Morard, « Exégèse judéo-chrétienne… », op. cit. Elle est conservée
dans les mss Toulouse, Bibl. municipale 402, fol. 242rb-270va, XIIIe-XIVe s., et Florence, Bibl.
Laurentienne, S. Croce, Pl. XXV sin.4, fin du XIIIe s. 9 Ibid., p. 120-121, note 61, ms Toulouse 402, fol. 273rb, reproduit dans S. Berger, Quam
notitiam, op. cit., p. 41-42 : « De hoc nomine <Adonay> puto quod scripsi vobis alias diffusius. Et scitote
quod in hebreo habetur liber unus a Salamone quodam compositus de hoc nomine et vocatur Liber
Semamphoras, id est liber nominis explanati et est liber multus velatus et occultatur a sapientibus judeorum
nec umquam potui de ipso videre nisi parvam particulam, licet multum laboraverim ut eum totum viderem.
[…] In explanatione autem predicti nominis que continetur in tribus primis particulis libri predicti ponitur
nomen quoddam 72 literarum quod appelatur Semamphoras, id est nomen explanatum, et ex 72 literis
nominis secundum diversam earum combinationem componuntur diversa nomina divina, que omnia latent in
predicto nomine Domini tetragrammaton, et puto quod liber Salamonis qui dicitur Ars notoria et habetur in
latino, ubi ponuntur multa nomina divina que in tantum corrupta sunt vicio scriptorum latinorum quod iam
non sunt hebrea nec alicuius lingue, contineat predicta nomina, et ex eis virtutem sorciatur, si forte virtutem
habeant quam promittit. Sed de hoc certitudinaliter iudicare non possum, quia, ut predixi, tres primas
particulas libri predicti videre non potui, nec puto quod sit in regionibus istis judeus qui eas habeat. » 10
Rappelons que deux versions en sont conservées dans le manuscrit de Halle (= H1).
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 642
en bonne logique, qu’il existait un original hébreu, une source traduite incorrectement en
latin ou dégradée par des copistes ignorants. Mais l’étude de ces noms mystérieux montre
que la probabilité que l’ars notoria soit le fruit de la traduction d’un archétype issu du
monde juif est des plus minces, pour ne pas dire inexistante11
.
Quant à savoir par quel biais Roger Bacon a eu vent de cette tradition, deux
solutions sont envisageables, même si d’autres explications sont possibles, tant le savant
franciscain disposait, pour étancher sa soif inextinguible de savoir et de manuscrits, de
vastes réseaux à travers l’Europe12
. D’une part, il a pu avoir un premier contact avec l’art
notoire au sein même du studium parisien de son ordre, puisque ce dernier y était connu
depuis quelque temps déjà, comme le prouve l’article de la Summa attribuée à Alexandre
de Halès ; mais il n’est pas non plus à exclure que Bacon ait croisé la route de ce texte à
Oxford (ou que ses contacts oxfordiens lui en aient révélé l’existence), dans la mesure où
l’un de nos manuscrits (T1), réalisé autour de 1250, provient de ce centre universitaire. En
tout cas, il en connaissait l’existence avant que son disciple, le célèbre Jean évoqué plus
haut13
, ne se rende dans la péninsule italienne, foyer de diffusion privilégié de l’ars
notoria au XIIIe siècle.
b. Le second texte digne d’intérêt pour notre propos est un passage du Tractatus
brevis qui sert d’introduction aux gloses sur le Secretum secretorum pseudo-aristotélicien.
Dans ce texte daté des années 1267-126814
, Bacon se plaint de l’attribution sans
fondements de mauvais livres à des sages respectables tels qu’Adam, Moïse, Aristote,
Hermès, et bien sûr Salomon. Il évoque, parmi ces œuvres néfastes, les libri Salomonis,
sans prendre la peine d’en détailler les titres comme a par exemple pu le faire de son coté
l’auteur du Speculum astronomie. Il ne faut guère s’étonner de cette concision : si Bacon
11
Cf. supra, IIe partie, ch. 3.3.2. 12
Cf. la remarque bien connue présente dans l’Opus tertium, éd. cit., c. 17, p. 59 : « Nam per
viginti annos quibus specialiter laboravi in studio sapientiæ […] plus quam duo millia librarum ego posui in
his, propter libros secretos et experientias varias, et linguas, et instrumenta, et tabulas, et alia ; tum ad
quærendum amicitias sapientium, tum propter instruendos adjutores in linguis, in figuris, in numeris, et
tabulis, et instrumentis, et multis aliis. » 13
Cf. supra, Ière partie, ch. 1.1.2. 14
Cette datation a été proposée par J. Hackett, « Scientia Experimentalis : From Robert Grosseteste
to Roger Bacon », dans J. McEvoy (éd.), Robert Grosseteste : New Perspectives on his Thought and
Scholarship, Steenbrugge, 1995 (Instrumenta Patristica, XXVII), p. 89-119, not. p. 92, et reprise par I.
Rosier, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1994, p. 208, note
3. ; l’éditeur du texte, R. Steele, datait cette introduction des alentours de 1270 : cf. Secretum secretorum
cum glossis et notulis Tractatus brevis et utilis ad declarandum quaedam obscure dicta, (éd. R. Steele),
dans : Fr. Roger Bacon, Opera quædam hactenus inedita, V, Oxford, 1920, p. viii.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 643
ne donne aucun détail sur les « livres de Salomon », il n’en donne pas davantage à propos
des libri Aristotelis et Hermetis qu’il cite conjointement15
.
c. Le troisième texte est un extrait de son Opus tertium, achevé selon Jeremy
Hackett vers 1267-1268, mais qui n’a peut-être jamais été envoyé au pape Clément IV,
mort en 1268, contrairement à ses deux autres grandes œuvres, l’Opus maius et l’Opus
minus. C’est dans cet ouvrage à l’audience beaucoup plus large que Roger Bacon
condamne explicitement, pour la première fois, les « livres de l’ars notoria »16
. Le pluriel
utilisé pour désigner un texte jusque-là unique ne saurait surprendre : à la date où Bacon
rédige son ouvrage, la tradition manuscrite de l’art notoire comprend au moins trois
opuscules : les Flores aurei, l’Ars nova et, à partir de 1250 environ, l’Opus operum.
L’emploi du pluriel apparaît donc comme une preuve que Bacon connaît à coup sûr l’art
notoire de visu en cette fin de décennie 1260.
d. Le quatrième et dernier texte, l’Epistola de secretis artis et nature et de nullitate
magie, est quant à lui d’attribution problématique. Cette Lettre, écrite peu après les trois
œuvres majeures du savant franciscain, pourrait être l’œuvre d’un disciple de Roger
Bacon17
. L’auteur reprend en partie à son compte l’énumération des œuvres magiques
condamnables présente dans l’Opus tertium18
.
Avec Roger Bacon, l’ars notoria est donc dénoncée, de manière somme toute très
laconique et sans qu’il soit fait allusion à la Summa theologica d’Alexandre de Halès,
15
Éd. cit., p. 6 : « Item falsi matematici propter incredulitatem suam et errorem circa ea que fieri
possunt in constellacionibus debitis cadunt, Dei judicio, in alios errores infinitos, et desiderant adjutoria
demonum, et faciunt carmina et karacteres et sacrificia secundum quod quidam libri eorum pessimi docent,
quorum aliquos demones fecerunt, et tradiderunt pessimis hominibus, et quorum aliquos ipsi matematici
fecerunt instinctu et instruccione demonum, et per revelacionem eorum. Quorum etiam aliquos multa
pessimi homines finxerunt propria malicia, et illis libris pessimi matematici inponunt titulos autenticos ut
liber Ade, et liber Moysi, et libri Salomonis et libri Aristotilis, et Hermetis, et aliorum sapientum. » 16
A.G. Little (éd.), Part of the Opus Tertium of Roger Bacon including a fragment now printed for
the first time, Aberdeen, 1912, p. 333 : « Et hic omnes libri magici debent considerari et diffamari ; ut liber
De Morte Anime et liber Fantasmatum, et liber De Officiis et Potestatibus Spirituum, et libri De Sigillis
Salomonis, et libri De Arte Notoria et omnes hujusmodi qui demones invocant, vel per fraudes et vanitates
procedunt, non per vias nature et artis. » 17
Cf. Thorndike, HMES, t. II, p. 688-691, dont la thèse est acceptée par M. Grinaschi, «
Remarques sur la formation et l’interprétation du Sirr al-‘Asrâr », dans W.F. Ryan et C.B. Schmitt, Pseudo-
Aristotle The Secret of Secrets : Sources and Influences, Londres, 1982, p. 3-33, not. p. 9, et par I. Rosier,
op. cit., p. 221, note 56. 18
Epistola de nullitate magie, éditée en appendice à l’Opus tertium par J.S. Brewer dans : Fr.
Roger Bacon, Opera quædam hactenus inedita, I, Londres, 1859, cap. III, p. 531-532 : « Multi igitur libri
cavendi sunt propter carmina, et characteres, et orationes, et conjurationes, et sacrificia, et hujusmodi, quia
pure magici sunt. Ut liber De Officiis Spirituum, et liber De Morte Animæ, et liber De Arte Notoria, et
hujusmodi infiniti […]. »
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 644
comme un texte et une pratique nuisibles, fruits de la nature trompeuse des démons à
l’égal des autres ouvrages pseudo-salomoniens mentionnés par Guillaume d’Auvergne et
l’auteur du Speculum astronomie.
Mais ce n’est vraiment qu’avec Thomas d’Aquin, dans les mêmes années, que
l’affaire devient sérieuse. Il consacre en effet un article entier à l’ars notoria dans la
secunda secunde de sa Somme théologique (partie rédigée vers 1271-127219
), dans lequel
il a beau jeu de réfuter l’une après l’autre les prétentions qu’elle affiche. Cet article sans
concessions était appelé, en même temps que les œuvres de Thomas se diffusaient et que
celui-ci accédait à la béatitude puis à la canonisation, à devenir la matrice de la grande
majorité des condamnations doctrinales ultérieures.
6.2. Fixer la norme : la condamnation fondatrice de Thomas d’Aquin (v. 1270)
L’article en question est intégré à la questio 96 de la Somme théologique qui
répertorie en quatre points les différentes formes de « superstition » dont Thomas a
préalablement décrit les traits généraux dans la questio 92. Contrairement à ce que l’on
rencontre dans la Somme attribuée Alexandre de Halès, le docteur angélique sépare les
pratiques réellement divinatoires (q. 95) des pratiques « superstitieuses » au sein
desquelles l’ars notoria figure en première place (art. 1), aux côtés des inscriptions qui
favorisent la guérison (art. 2), des observations qui permettent de conjecturer l’issue d’une
maladie (art. 3), et des formules que l’on porte à son cou en guise de talisman (art. 4).
Thomas, conformément aux règles de la disputatio, expose tout d’abord les
objections en faveur de l’ars notoria20
. Force est de constater qu’elles sont très proches de
19
J.-P. Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin, Paris, 1993, p. 487. 20
Sancti Thomæ Aquinatis Opera Omnia, Secunda secundæ Summæ theologiæ, éd. Leonis XIII,
Rome, 1897, t. IX, p. 330 : « Utrum uti observantiis artis notoriæ sit illicitum. Ad primum sic proceditur.
Videtur quod uti observantiis artis notoriæ non sit illicitum. Dupliciter enim est aliquid illicitum : uno modo,
secundum genus operis, sicut homicidium vel furtum ; alio modo, ex eo quod ordinatur ad malum finem,
sicut cum quis dat eleemosynam propter inanem gloriam. Sed ea quæ observantur in arte notoria secundum
genus operis non sunt illicita : sunt enim quædam ieiunia et orationes ad Deum. Ordinantur etiam ad bonum
finem : scilicet ad scientiam acquirendam. Ergo uti huiusmodi observantionibus non est illicitum. 2.
Præterea, Dan. I legitur quod pueris abstinentibus dedit scientiam et disciplinam in omni libro et sapientia.
Sed observantiæ artis notoriæ sunt secundum aliqua ieiunia et abstinentias quasdam. Ergo videtur quod
divinitus sortiatur ars illa effectum. Non ergo illicitum est ea uti. 3. Præterea, ideo videtur esse inordinatum a
dæmonibus inquirere de futuris quia ea non cognoscunt, sed hoc est proprium Dei, ut dictum est. Sed
veritates scientiarum dæmones sciunt : quia scientiæ sunt de his quæ sunt ex necessitate et semper, quæ
subiacent humanæ cognitioni, et multo magis dæmonum, qui sunt perspicaciores, ut Augustinus dicit. Ergo
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celles formulées antérieurement par les franciscains parisiens, même si les éditeurs de la
Summa n’ont pas relevé cette parenté : « les pratiques de l’art notoire » n’ont rien
d’illicite, d’une part parce qu’elles mettent en œuvre des moyens qui sont en conformité
avec la doctrine et la pratique du christianisme, à savoir des jeûnes et des prières adressées
à Dieu, d’autre part parce qu’elles sont orientées vers une bonne fin, l’acquisition de la
science, et non vers le mal. Pour conforter l’opinion selon laquelle Dieu illumine les
hommes de Son savoir, le théologien dominicain ajoute de son propre chef une citation
biblique qui met en scène les quatre enfants hébreux invités à la cour du roi de Babylone
Nabuchodonosor pour y recevoir enseignement et sagesse et qui ont en définitive reçu
« savoir et instruction en matière de lettres et en sagesse » de Dieu Lui-même21
. Pour finir,
Thomas brandit un dernier argument en faveur de l’ars notoria, dont le parti pris est
évident : il est possible de la mettre en pratique et de parvenir à acquérir légitimement la
science grâce à elle dans la mesure où les démons, les seules intelligences qui agissent en
la circonstance, ont bel et bien connaissance des vérités scientifiques. Il semble donc qu’il
n’y ait aucun péché à recourir à l’art notoire, même s’il tient son efficacité du démon. En
formulant une objection de cette sorte, Thomas introduisait d’emblée dans les arguments
de la défense l’un des principaux mobiles qui devait finalement l’amener à rejeter sans
concession l’ars notoria. En guise d’argument contraire à ces trois propositions, il procède
à l’assimilation de l’ars notoria à la « nécromancie » en citant un passage du
Deutéronome22
et souligne de ce fait la nécessité de « pactes symboliques conclus avec les
démons » dans sa mise en pratique. Puis il en vient aux réponses et aux solutions qui
doivent, selon lui, déterminer la conduite à tenir vis-à-vis d’un tel texte.
Thomas attaque alors l’ars notoria sur plusieurs fronts23
. Il refuse tout d’abord aux
non videtur esse peccatum uti arte notoria, etiam si per dæmones sortiatur effectum. Sed contra est quod
dicitur Deut. XVIII : Non inveniatur in te qui quærat a mortuis veritatem : quæ quidem inquisitio innititur
auxilio dæmonum. Sed per observantias artis notoriæ inquiritur cognitio veritatis per quædam pacta
significationum cum dæmonibus inita. Ergo uti arte notoria non est licitum. » ; trad. fr. Somme théologique,
IIa IIæ, éd. Cerf, t. III, Paris, 1984, p. 606-607. 21
Dn 1, 17. 22
Dn 18, 10. 23
Sancti Thomæ, op. cit., p. 330-331 : « Respondeo dicendum quod ars notoria et illicita est, et
inefficax. Illicita quidem est, quia utitur quibusdam ad scientiam acquirendam quæ non habent secundum se
virtutem causandi scientiam : sicut inspectione quarundam figurarum, et prolatione quorundam ignotorum
verborum, et aliis huiusmodi. Et ideo huiusmodi ars non utitur his ut causis, sed ut signis. Non autem ut
signis divinitus institutis, sicut sunt sacramentalia signa : et per consequens pertinentia ad pacta quædam
significationum cum dæmonibus placita atque fœderata. Et ideo ars notoria plenitus est repudianda et
fugienda Christiano, sicut et aliæ artes nugatoriæ vel noxiæ superstitionis : ut Augustinus dicit, in II de Doct.
Christ. Est etiam huiusmodi ars inefficax ad scientiam acquirendam. Cum enim per huiusmodi artem non
intendatur acquisitio scientiæ per modum homini connaturalem, scilicet adinveniendo vel addiscendo,
consequens est quod iste effectus vel expectetur a Deo, vel a dæmonibus. Certum est autem aliquos a Deo
sapientiam et scientiam per infusionem habuisse : sicut de Salomone legitur, III Reg. III, et II Paral. I.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 646
symboles auxquels elle doit sa vertu, à savoir les figures et les « mots inconnus », une
quelconque origine divine. Il met ainsi à mal l’un des principaux moyens de défense de
l’art, qui était de nier toute forme de contrainte vis-à-vis des entités spirituelles invoquées
et toute implication démoniaque par une élévation au rang de sacrement. Ces symboles,
aux dires du docteur angélique, ne sont pas « des signes divinement institués, comme les
signes sacramentels ». Cette insistance à dénier toute valeur sacramentelle à l’ars notoria
prouve que Thomas a consulté de près un traité avant de tirer ses propres conclusions. Si
ces symboles ne sont pas des signes divinement institués, il n’en reste pas moins des
signes, et le maître dominicain d’en tirer la conclusion évidente qu’« il n’y a plus qu’à [...]
les rapporter à [des] pactes symboliques acceptés et conclus avec les démons ».
Deuxièmement, Thomas conteste la doctrine de l’illumination trop peu élitiste sur
laquelle repose l’efficacité de l’art notoire24
. Dieu, insiste-t-il, n’accorde pas le don de
sagesse au premier venu ; à cet égard, le cas de Salomon, ou encore celui des apôtres25
,
reste exceptionnel, et il est impensable que n’importe quel disciple, par le moyen d’une
pratique plus ou moins automatique, puisse en bénéficier. En dehors de circonstances
particulières, l’illumination ne peut venir que de Dieu, car il n’appartient pas aux démons,
eu égard à leur qualité d’anges déchus, d’éclairer l’intelligence. Sur ce dernier point,
Thomas reprend l’argumentation anti-théurgique que saint Augustin développe dans sa
Cité de Dieu. Il fait ainsi pour la première fois le lien entre l’ars notoria et les antiques
pratiques des Néoplatoniciens. En conséquence, le commun des mortels ne peut acquérir
la sagesse que sur les bancs de l’école puisque l’Art, de quelque côté que l’on se tourne,
Dominus etiam discipulis suis dicit, Luc. XXI : Ego dabo vobis os et sapientiam, cui non poterunt resistere et
contradicere omnes adversarii vestri. Sed hoc donum non datur quibuscumque, aut cum certa observatione,
sed secundum arbitrium Spiritus Sancti : secundum illud I ad Cor. XII : Alii quidem datur per Spiritum
sermo sapientiæ, alii sermo scientiæ secundum eundem Spiritum ; et postea subditur : Haec omnia operatur
unus atque idem Spiritus, dividens singulis prout vult. Ad dæmones autem non pertinet illuminare
intellectum : ut habitum est in Prima huius operis Parte. Acquisitio autem scientiæ et sapientiæ fit per
illuminationem intellectus. Et ideo nullus unquam per dæmones scientiam acquisivit. Unde Augustinus dicit,
in X de Civ. Dei, Porphyrium fateri quod theurgicis teletis, in operationibus dæmonum, intellectuali animæ
nihil purgationis accidit quod eam facit idoneam ad videndum Deum suum, et perspicienda ea quæ vera
sunt, qualia sunt omnia scientiarum theoremata. Possent tamen dæmones, verbis hominibus colloquentes,
exprimere aliqua scientiarum documenta : sed hoc non quæritur per artem notoriam.
Ad primum ergo dicendum quod acquirere scientiam bonum est : sed acquirere eam modo indebito
non est bonum. Et hunc finem intendit ars notoria. Ad secundum dicendum quod pueri illi non abstinebant
secundum vanam observantiam artis notoriæ : sed secundum auctoritatem legis divinæ, nolentes inquinari
cibis gentilium. Et ideo merito obedientiæ consecuti sunt a Deo scientiam : secundum illud Psalm. : Super
senes intellexi, quia mandata tua quaesivi. Ad tertium dicendum quod exquirere cognitionem futurorum a
dæmonibus non solum est peccatum propter hoc quod ipsi futura non cognoscunt : sed propter societatem
cum eis initam, quæ etiam in proposito locum habet. » 24
Thomas d’Aquin expose sa théorie de l’illumination intellectuelle dans le livre I de la Summa, q.
109, art. 3. 25
Lc 21, 15.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 647
est dénué d’efficacité. Thomas s’érige par là même en défenseur des prérogatives de la
raison scolastique. « Il est bien d’acquérir la science, concède-t-il, mais non d’une manière
indue ». Avec lui, c’est tout l’édifice théorique sur lequel est bâtie l’ars notoria qui
s’écroule : d’une part, elle est « illicite » car elle se fait passer pour un sacrement, ce
qu’indubitablement elle n’est pas ; d’autre part, elle est « inefficace » car ses prétentions et
les moyens qu’elle met en œuvre sont sans fondement26
.
On le voit, les propos de Thomas d’Aquin renforcent considérablement l’ébauche
de censure franciscaine, puisque, outre la question de la licéité déjà abordée dans les
années 1240, elle s’attarde sur l’efficacité, jusque-là laissée pour compte. Cette insistance
nouvelle à prouver que l’art notoire est inefficace est sans doute la conséquence de
l’audience de plus en plus importante de ce texte dans les milieux cléricaux. Même si l’on
ne peut soutenir la thèse que le monde universitaire était alors soumis à une véritable
« invasion » de traités d’ars notoria, la condamnation dominicaine répond manifestement
à un sentiment d’urgence et fait état d’une volonté de marquer une fois pour toutes les
bornes du licite et de l’illicite en matière d’acquisition du savoir.
6.3. Les condamnations médiévales de l’ars notoria après la sentence thomiste
(fin XIIIe-XVe s.)
6.3.1. Dans la lignée de Thomas d’Aquin : tour d’horizon des sources
L’argumentation déployée par Thomas d’Aquin à l’encontre de l’ars notoria est
souvent reprise mot pour mot, ou peu s’en faut, dans les siècles suivants. Dès la fin du
XIIIe siècle, l’article premier de la question 96 de la Somme théologique est reproduit dans
le Speculum morale faussement attribué à Vincent de Beauvais. Cette encyclopédie a
connu un succès qui a sans doute grandement contribué à le diffuser27
.
Dans le courant du XIVe siècle, plusieurs auteurs, théologiens ou juristes pour
l’essentiel, s’en prennent à l’ars notoria. Outre Pietro d’Abano, qui, après avoir transigé
26
C. Fanger, « John the Monk’s Book of Visions… », p. 222-225. 27
Vincent de Beauvais, Speculum quadruplex sive Speculum maius, Graz, 1964, lib. III, dist.
XXVIII, pars III, p. 1117-1118 : « De superstitionibus observantiarum : Deinde considerandum est de
superstitionibus observantiarum. Et primo de observantiis quæ traduntur in arte notoria. […] Ars notoria est
illicita et inefficax, etc. »
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 648
pendant quelque temps, l’intègre en 1310 dans son Lucidator parmi les ouvrages
contenant des « images nigromantiques »28
, il faut tout d’abord évoquer le traitement que
lui consacre à la même époque Augustin d’Ancône dans son Tractatus contra divinatores
et sompniatores adressé au pape Clément V.
Cette œuvre polémique vise, comme bien d’autres textes du théologien augustin, à
assurer la défense des prérogatives pontificales dans la chrétienté. Aussi surprenant que
cela puisse paraître au vu du seul titre de l’ouvrage, les principaux adversaires qu’il prend
ici à parti sont les Spirituels franciscains, ardents défenseurs, dans une perspective
eschatologique, du retour de l’Église à la pauvreté évangélique, et par conséquent très
critiques à l’égard de la hiérarchie ecclésiastique et de son train de vie dispendieux29
. Il
vise en particulier celui qui reste, bien qu’il soit mort depuis déjà quelque temps au
moment de la rédaction du Tractatus, le maître à penser du mouvement, à savoir Pierre de
Jean Olieu (ou Olivi, v. 1248-1296). Ce brillant théologien a par ailleurs été un ardent
défenseur de la plenitudo potestatis et de l’infaillibilité pontificales.
Augustin d’Ancône rédige son traité peu de temps avant que Clément V n’opère la
tentative de conciliation de 1312 (concile de Vienne) pour réduire la fracture apparue au
sein de l’Ordre franciscain et plus généralement de l’Église depuis le second concile de
Lyon (1274). Il n’est pas alors disposé à négocier : l’un des moyens qu’il trouve pour
discréditer les plus rigoristes des franciscains est de les amalgamer aux sompniatores, ces
interprétateurs de songes traditionnellement condamnés par les théologiens. Même s’il ne
l’avoue pas explicitement, il opère cette assimilation en raison de la sympathie plus ou
moins avérée que les Spirituels vouaient aux spéculations eschatologiques de Joachim de
Flore30
: à la suite de l’auteur de la célèbre Expositio in Apocalypsim, dont la prophétie ne
s’était pas réalisée en temps et en heure31
, les Spirituels seraient à leur tour victimes « de
la superstition humaine et de l’illusion diabolique »32
. Autrement dit, Augustin d’Ancône
28
Cf. supra, Ière partie, ch. 4.4.1.1. 29
L’auteur se fait l’écho de cette critique au ch. 4 de son traité : cf. P. Giglioni, éd. cit., p. 65-66. 30
Si le joachimisme de « leaders » tels qu’Ange Clareno ou Ubertin de Casale ne fait guère
discussion, le degré d’adhésion d’Olivi aux thèses joachimites est l’objet d’un débat entre historiens.
Adoptant une position moyenne, W.-Ch. Van Dijk, « La représentation de saint François d’Assise dans les
écrits des Spirituels », dans Franciscain d’Oc. Les Spirituels ca 1280-1324, Cahiers de Fanjeaux, 10 (1975),
p. 203-230, not. p. 212-213, parle de « joachimisme ouvert et relatif » en ce qui le concerne. 31
Rappelons que, d’après Joachim, le troisième âge du monde, durant lequel l’Église terrestre et
hiérarchique doit céder la place à l’Église des viri spirituales, devait se produire vers 1260. Or, rien de tel
n’est arrivé à cette date, ce qui n’a pas empêché le prophétisme inspiré par ses œuvres de subsister. 32
Ibid., p. 54-55 : « Quoniam sicut tempore retroacto, ita et nunc nonnulli insurgunt, qui non
voluntatem rationi subiciunt nec doctrine studium impendunt, sed hiis que sompniaverunt vel immissis
demonum illusionibus divinaverunt Sacre Scripture sapientie verba coaptare nituntur, non veri sed
beneplaciti rationem sectantes nec desiderantes doceri veritatem, sed ab ea fabulas convertentes auditum,
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 649
reproduit à l’encontre des « dissidents » franciscains, mais sur un terrain strictement
doctrinal et à l’aide de textes faisant autorité, le type d’accusations dont souffre, au
moment où il écrit, la mémoire de Boniface VIII.
Par ailleurs, à la volonté de circonscrire la menace que représentent les Spirituels
pour la hiérarchie ecclésiastique s’ajoute une motivation supplémentaire : la démarche
d’Augustin fait écho au procès posthume de Boniface VIII par le roi de France et ses
séides, procès où l’accusation de magie tient une place importante33
. Faisant pour
l’occasion d’une pierre deux coups, il entendait à l’évidence mettre en garde de manière
préventive le pape contre les devins, les magiciens et les textes que ces derniers utilisent
afin qu’il ne puisse prêter le flanc à la rumeur.
Venons-en au texte lui-même. Le traité se divise en deux grandes parties. La
première se compose de sept articles, qui visent tout particulièrement les Spirituels. La
discussion porte tout d’abord (art. 1, 2 et 3) sur les critères qui permettent de distinguer
une vision porteuse de révélations divines d’une autre porteuse de tromperies diaboliques,
la « fausse » prophétie joachimite étant ici de manière à peine voilée en ligne de mire. Puis
les articles suivants s’en prennent directement à ceux qui, prisonniers de la « superstition »
et de l’hérésie, expliquent qu’il faut vivre selon la règle des Évangiles sans mandat spécial
ni commission du siège apostolique34
. Pierre de Jean Olivi et les Spirituels franciscains
sont explicitement nommés pour la première fois au chapitre 735
. La seconde partie du
traité comprend quant à elle quatorze articles (art. 8 à 21) qui exposent les caractères
spécifiques de la divination et ses différentes formes (au sens large puisque les arts
magiques soumis à l’œuvre du démon sont aussi pris en compte). Le lien avec les
Spirituels franciscains n’est pas explicite, mais le but est à l’évidence de rapprocher
l’esprit prophétique auxquels ils adhèrent (ou sont supposés adhérer) des autres formes de
habentes rationem sapientie in superstitione et solum in verbis pretenditur pietas […]. Quamvis igitur,
reverende Pater, contre sompniatores, divinatores et omnes alios humana superstitione atque dyabolica
illusione deceptos a sacris legibus multa conscripta inveniantur […]. » 33
Cf. supra, Ière partie, ch. 4.4.1.2. 34
Ibid., p. 69 : « Sunt aliqui sic superstitiosi ut dicant se velle tradere modum et explicare viam
quibusdam regibus et principibus secundum quam vivere debeant iuxta regulam evangelii ; sed quod hoc
non liceat facere alicui singulari persone sine speciali mandato et requisitione ecclesie, rationibus et
auctoritatibus comprobatur. » ; p. 70 : « Ita quod superstitiosi sunt qui cultum divinum observant, non
tantum modo et secundum ritum divina auctoritate ab ecclesia ordinatum, sed sine mandato et commissione
ecclesie. » 35
Ibid., p. 74 : « Ex quo dicto clare apparet petitionem istorum, qui interpretes sompniorum et
visionum se faciunt, superstitiosam esse et malam ; quia doctrinam cuiusdam fratris minoris Petri Johannis
in tantum extollunt et commendant, ut preter illam religionem christianam et regulam evangelii dicant non
posse haberi nec servari ; et ipsos fratres minores, sacre fidei professores, eo quod doctrinam illius fratris
tamquam superstitiosam et erroneam extirpaverunt, petunt condampnari et annullari, cum tamen clare clarius
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 650
détermination « superstitieuse » de l’avenir. Le traitement qui en est fait est des plus
classiques, puisque l’essentiel du matériau utilisé par le théologien provient de saint
Augustin et de la causa XXVI du Décret de Gratien. Pour l’ars notoria, traitée au chapitre
13, la filiation avec la condamnation de Thomas d’Aquin est indubitable ; et elle l’est
d’autant plus que les trois chapitres suivants (14 à 16) font eux aussi écho à la questio 96
de la Somme théologique. Néanmoins, Augustin d’Ancône a une manière bien à lui de
décrire l’ars notoria, qui peut laisser penser qu’il n’en avait pas une connaissance de
seconde main.
L’argumentation qu’il développe suit les grandes articulations de la pensée
thomiste. Sans s’embarrasser d’objections de pure forme, il affirme d’emblée qu’il ne croit
pas que l’on puisse acquérir la vraie science par l’intermédiaire de l’ars notoria et conteste
en cela l’opinion de certains de ses contemporains. Il se propose de le démontrer en
analysant les différentes façons dont l’homme peut atteindre la sagesse et en mettant de
cette manière en évidence le caractère à la fois « illicite » et « inefficace » du texte
pseudo-salomonien.
Le premier moyen pour atteindre l’idéal de sagesse n’est pas du ressort de
l’homme, mais de Dieu, qui peut « librement » illuminer l’esprit humain. Augustin
d’Ancône reprend la citation de l’Épître aux Corinthiens (I Cor 12, 8) déjà utilisée par
l’Aquinate pour illustrer cette position dogmatique. Il n’est donc pas possible qu’une
pratique comme l’ars notoria, qui repose sur « l’inspection de certaines figures, la
prononciation de mots et l’abstinence de nourriture », puisse entraîner Dieu à agir
librement dans cette voie. C’est ici le ritualisme de l’art notoire et son caractère
contraignant qui sont ouvertement mis en cause, ce qui montre au passage qu’Augustin lui
dénie toute valeur sacramentelle. Par conséquent, si Dieu est hors de cause bien que l’on
fasse abstinence, que l’on jeûne et que l’on récite de « bonnes paroles », ne reste comme
agent possible que le diable : l’ars notoria ne sert ainsi qu’à édifier un pacte entre le diable
et ceux qui l’utilisent36
. Augustin d’Ancône ne le dit pas en toutes lettres, mais il faut en
conclure qu’elle est illicite.
appareat doctrinam illius fratris vel sapere confusionem paganorum vel superstitionem hereticorum vel
languorem scismaticorum vel cecitatem iudeorum […]. » 36
Ibid., p. 93-94 : « Nam Deus scientiam largitur liberaliter communicando et proportionaliter
dividendo […]. Sed per talem artem notoriam petitur scientia per inspectionem quarundam figurarum et
prolationem verborum et abstinentia ciborum. Igitur talis modus petendi scientiam divine liberalitati non
congruit. Est namque diligenter considerandum quod Deus non largitur scientiam et alia sua dona per pacta
vel conventiones vel superstitiones aliquas intervenientes inter suas creaturas, sed liberaliter sua dona
concedit. Propter quod, quantumcumque in tali arte notoria fiant abstinantie et ieiunia et proferantur bona
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 651
Le second moyen pour obtenir un haut degré de connaissance est purement
humain. L’homme est né apte à acquérir la science, soit par l’entremise d’un maître, soit
par lui-même, en autodidacte. Or, l’ars notoria n’est pas un mode d’acquisition naturel du
savoir, dans la mesure où elle entraîne celui qui s’y adonne à nouer, comme l’a démontré
le premier point, un pacte tacite avec les démons37
. Cette pratique illicite est de surcroît
inefficace, dans la mesure où elle ne répond en aucune manière aux critères humains
d’appréhension naturelle du savoir.
Le troisième et dernier moyen met en cause la faculté des démons à faire bénéficier
le genre humain de leurs lumières. Augustin d’Ancône reconnaît, tout comme Thomas
avant lui (cf. objections q. 96), que les hommes peuvent acquérir un certain degré de
savoir en côtoyant les démons et notamment en s’entretenant avec eux, dans un rapport de
maître à disciple. En revanche, les démons n’ont pas vocation à illuminer l’esprit humain,
c’est-à-dire à dépasser la discursivité du langage et de la locution pour proposer une
appréhension plus globale des vérités qui régissent la création. Or, comme le but avoué de
l’ars notoria est de dépasser des limites imposées à la cognition humaine par le langage,
force est de constater qu’elle ne peut l’atteindre puisqu’elle ne fait qu’instaurer un pacte
avec les démons ; elle est ainsi condamnée à rester inefficace, en même temps qu’elle
conduit, comme toute pratique « superstitieuse », à l’idolâtrie. En dernier lieu, si jamais il
s’avère que l’on acquiert quelque révélation que ce soit par l’entremise de l’art notoire, il
ne faut voir là qu’une apparence trompeuse due à la séduction des démons et non une
révélation divine38
. La boucle est ainsi bouclée.
verba, firmiter credendum est dyabolum, qui transfigurat se in angelum lucis, omnia ista assumere, quasi ut
pacta et confederationes inter eum et illos qui per hunc modum scientiam petunt. » 37
Ibid., p. 94 : « Nam homo est aptus natus scientiam acquirere vel addiscendo ab alio per modum
doctrine, sicut discipulus instruitur a magistro, vel inveniendo per se, videndo aliquos effectus, eorum causas
investigandos : quarum cognitio scientia appellatur, iuxta illud philosophi, primo Posteriorum. Tunc
arbitramur cognoscere unumquodque, cum causam cogniscimus et quoniam illius est causa ; et de istis
duobus modis acquirendi scientiam philosophus facit mentionem primo Posteriorum, quando dicit quod
omne quis novit vel inveniendo vel addiscendo novit. Sed per artem notoriam neutro istorum modorum
scientia acquiritur, quia nec addiscendo nec inveniendo, sed magis per superstitiones illas quas homo
operatur per illam artem, pacta quedam tacita licet non expressa cum demonibus faciendo. Igitur per talem
artem nullatenus scientia acquiri potest. » 38
Ibid., p. 94-95 : « Nam dyabolus efficaciam non habet in causando scientiam in nobis, quia nec
lumen in nobis potest creare quod potissime ad scientiam requiritur, nec species potest ordinare nisi forte
dyabolus formaret verba et colloquendo cum hominibus aliqua scientiarum documenta doceret ; sed istud
non fit per artem notoriam, et ideo per artem illam vera scientia non acquiritur. Verum quia dyabolus in
omni superstitiosa operatione humana libenter se immiscet ut hominem decipiat et ipsum ad ydolatriam
inducat, potest in tali arte fieri aliquorum ignotorum et occultorum divinatio et revelatio et doctrine
promissio, non propter artis illius efficaciam, sed operatione dyaboli ad hoc ut hominem inducat ad
credendum artem illam efficaciam habere, et per pacta illa et observationes superstitiosas, que ibi fiunt,
credatur veram scientiam posse acquiri. Quod cum sit falsum, ut dictum est, oportet dyabolum illius falsitatis
testem esse, non Deum vel angelum bonum. »
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 652
Au chapitre des condamnations les plus notables, en dehors de la censure très
officielle dont fait l’objet le Liber visionum de Jean de Morigny en 132339
, on peut aussi
mentionner au XIVe siècle celle du juriste d’Évrard de Trémaugon dans son Songe du
Vergier, une première fois en 1376 dans la version latine du texte (Somnium Viridarii),
une seconde fois en 1378 dans sa version française dédiée au roi de France Charles V.
Dans le premier cas, c’est en toute logique le Clerc, héraut de la cause ecclésiastique, qui
expose en spécialiste le problème au Chevalier, défenseur de la puissance séculière40
. Mais
dans le second, l’ordre des intervenants a été inversé et c’est du coup le Chevalier qui
édifie son interlocuteur dans ce qui est à notre connaissance la première traduction-
adaptation en français du texte thomiste concernant l’ars notoria.
1. Pour tant que vous avés pallé de l’Art notoire, certes, c’est bien vray que c’est
une art dampnable et mauvaise, car l’en y use d’aucunes choses pour science acquérir,
lezquellez n’ont mie vertu en soy d’acquerir science, comme est user de l’inspeccion
d’aucunes figures et user aussi d’aucunes paroles estranges, desquellez l’en n’en a pas bien
cognoissence, et, jà soit ce que aucuns signes soient ordenés et establis de la volanté
dyvine, comme sont lez signes sacramentaux, toutevoies telz signes ne le sont mie. Ce sont
donques signes plains de vanité et contiennent aucunes convenances faites avesques
l’Anemy. Donques l’Art notoire si est deffendue a tout bon Crestian, ainssi comme
plusieurs autres ars sont deffendues, come est l’art de Nygromancie, Geomencie et
samblables, comme il appiert in secundo libro De doctrina cristiana.
2. Et appiert clerement que ceste science n’est nie bone ne vraie, car puis que l’en
n’y use de la voie commune et humaine d’acquerir science, il s’ensieut que l’en y atant
avoir science de Dieu ou de l’Anemy. Et est bien vray que Dieu si a donné science et
sapience infuse a aucuns, come nous lysons de Salemon, tercii Regum tercium capitulo.
Jhesuchrist, aussi, dist a sez disciples, Luce vicesimo primo : ‘‘Ego dabo vobis os et
sapienciam.’’ : ‘‘je vous donneré bouche et sapience.’’ » Mez il est certain que les figures,
lez signes et lez paroles, dezquelles l’en use en cest art, ne sont mie establis de Dieu. Par
quoy il s’ensieut que l’en y veult acquérir science par l’Anemy d’Anffer, lequel n’a
puissance ne pover d’anluminer l’entandement de l’onme, sanz lequel illuminement nulle
science ne puet estre infuse. Ce n’est mie, donques, art raysonnable ne lysible.41
»
39
Cf. supra, IIe partie, ch. 5.5. 40
Évrard de Trémaugon, Somnium viridarii, éd. M. Schnerb-Lièvre, Paris (CNRS), 1993-1995,
livre II, ch. 123 et 124, p. 220-221 : « Miles CCCXXXIII capitulum. Postea quero de supersticione
observanciarum et primo utrum uti observanciis Artis notorie sit licitum. Clericus CCCXXXIIII capitulum.
1. Respondeo quod Ars notoria est illicita et inefficax ; illicita quidem est quia utitur quibusdam ad
scienciam acquirendum que non habent in se virtutem causandi scienciam, sicut in inspeccione quarundam
signarum et prolacione quorumdam verborum ignotorum, nec talia sunt signa divinitus instituta, sicut sunt
sacramentalia signa. Restat ergo quod sunt signa vana et supervacua et per consequens continencia quedam
pacta significacionum cum Demonibus prehabita. Ars ergo notoria est Christiano penitus interdicta et
fugienda sicut et alie artes nugatorie et noxie supersticionis, II° De doctrina christiana. 2. Est enim
hujusmodi ars inefficax ad scienciam acquirendam cum enim per hujusmodi artem non intendatur acquisicio
sciencie secundum modum homini naturalem ad inveniendo et adiscendo ; consequens est quod iste effectus
expectatur a Deo vel a Demonibus. Certum est autem aliquos a Deo sapienciam et scienciam per infusionem
habuisse, sicut de Salomone legitur, III. Regum, III°. Christus autem dixit discipulis suis, Luce XXI° : ‘‘Ego
dabo vobis os et sapienciam’’. Ad Demones autem non pertinet illuminare intellectum. Acquisicio autem
sapiencie et sciencie fit per illuminacionem intellectus. » 41
Évrard de Trémaugon, Le Songe du Vergier, éd. M. Schnerb-Lièvre, Paris, CNRS, 1982, t. I (éd.
établie d’après le Ms Royal 19 C IV de la British Library), livre I, ch. CLXXIV, p. 387-388.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 653
Dans les années 1400, l’augustin Jacques Legrand, bon connaisseur de l’hébreu et
prédicateur renommé, consacre à son tour un paragraphe à l’ars notoria, dans un texte
resté inachevé et connu seulement par quatre manuscrits qui est un véritable éloge de la
sagesse, l’Archiloge Sophie42
. Il condamne cette tradition textuelle en termes traditionnels,
dans un chapitre consacré plus généralement aux « superstitions » divinatoires et
magiques. Après avoir exposé brièvement les thèses de la défense43
, Jacques Legrand
ajoute :
« Neantmoins je dy que l’art notoire est fausse et mencongiere et raisonnablement
deffendue, et par la vertu d’icelle ame ne puet a science avenir ; et quant au tesmoingnage
dessus alleguié [à savoir l’ars notoria de Ptolémée et le Liber visionum de Jean de
Morigny], je dy que le tesmoignage n’est nul, car il est contre la foy et contre le
commandement de l’Eglise, et qui plus est l’un contredit à l’autre, et l’un repreuve l’autre,
comme il appert clerement par leurs livres qui les veult regarder. Après la fausseté de la
dicte science, c’est assavoir notoire, appert par ce que science est don de Dieu, comme
tesmoigne l’Apostre en son epistre aux Corinthiens. Et Saint Augustin en son .Xe. livre de
la Cité de Dieu allegue Porphire, le quel disoit que l’entendement humain ne puet devenir
parfait par les operacions de l’ennemi ; et pour tant que l’art notoire est art et operacion
d’ennemy, pour tant est fol cellui qui cuide par ycelles clerc ou sage devenir : car Dieu est
cellui qui donna sapience a Salemon, comme il appert ou tiers livre des Roys ou second
chapitre. C’est cellui qui donna science et sapience aux Apostres, comme il appert en
l’Euvangille saint Luc ou .XXIe. chapitre. Et se tu dis que l’art notoire ne commande
nemais tout bien, que jeunes et oroisons, et ainsi il semble que ce soit bonne science, a ce
je te respons et dy que jeuner et Dieu prier est bon, mais ce faire en mectant son sort a
science avoir, c’est mauvaise foy et fole creance. Et de fait en disant Pater tu pourroies
avoir telle foy que tu mesprenroies, non pas pour la Patenostre en soy, mais pour le sort ou
pour la mauvaise foy que tu y pourroies adjouster. Oultre plus je dy que en l’art notoire il y
a pluseurs noms d’ennemy et pluseurs noms estranges, lesquelx ne sont mie sans
souspeçon de mauvaistié ou de mauvais et mescreant langage. »
S’il reste avant tout un fidèle lecteur de Thomas d’Aquin, Legrand ajoute toutefois
quelques éléments de son cru ― la mention du Liber visionum de Jean de Morigny et celle
d’une ars notoria attribuée au géographe et astronome grec Ptolémée ― qui montrent
qu’il était bien renseigné. Et de fait, si l’on laisse pour un temps le texte français et que
l’on se réfère cette fois à la version latine (le Sophilogium) dont la rédaction est de peu
antérieure (1396-1398), on apprend que l’augustin a réellement eu entre les mains, sans
42
Jacques Legrand, Archiloge Sophie. Livre de bonnes meurs, éd. E. Beltran, Paris, 1986, p. 53-54.
Cf. aussi Thorndike, HMES, t. IV, p. 278-279. 43
Ibid., p. 53 : « Oultre plus aucuns pourroient arguer, en approuvant les ars magiques, que l’art
nottoire semble estre vraie par pluseurs tesmoignages. Car nous trouvons une art notoire que fist Tholomeüs
et l’autre fist un moine de Chartres nommé Jehan, lesquelles dient et afferment que par ycelles ars on puet
acquerir toutes sciences sanz peine, excepté celle qui est contenue es dictes ars, la quelle ne semble autre
nemais jeuner et Dieu prier ; et pour tant aucuns veulent dire que l’art notoire est bonne et vraie et fondee en
foy et devocion. »
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 654
l’avoir voulu s’empresse-t-il de préciser, et l’opuscule de Jean de Morigny, et une ars
notoria attribuée à Ptolémée44
. Cette dernière attribution peut paraître erronée de prime
abord et faire douter de la véracité de ses allégations ; mais elle est en réalité bien établie
par la version A2 dans une addition au paragraphe 1 des Flores aurei45
, et elle est à coup
sûr due à la mise en avant de l’astronomia dès les premiers chapitres de l’ars notoria par
le maître anonyme. Bien qu’il se dédouane d’avoir possédé de lui-même ce type de textes,
Jacques Legrand a pu, en linguiste averti, être intéressé par l’examen des innombrables
verba et nomina qu’il contenait, un peu à la manière de Roger Bacon au XIIIe siècle ;
44
A. Coville, De Jacobi Magni vita et operibus. Thesim proponebat facultati litterarum Parisiensi,
Paris, 1889, p. 54, note 1. Cf. notre transcription du ms Paris, BNF, lat. 3235 (XVe s., papier), fol. 9ra-10ra,
ch. XVI intitulé : « Quomodo magice artes sunt inutiles » ; fol. 9va-10ra : « Ceterum quem dicemus de arte
notoria, que magicam sentire uidetur ? Plures enim ipsam asserunt ualidam, ueracem et efficacem. Huius
autem artis libellos duos uidi, michi alieno motu exhibitos, quorum unus incipit : ‘‘Ego sum Alpha et o’’,
cuius compositor Ptholomeus creditur ; alius incipit : ‘‘Aue gratia’’, cuius inuentor Ihoannes monachus
Carnotensis refertur, quorum librorum uolumina prima facie grata apparebant et diuinationibus quam plura
fauore iudebantur, pluribus testimonis predictorum compositorum quilibet suum intentum astruebat. Sed
ergo dicemus nunquam arti notorie prebebimus fauorem, etiam diuinationes asperiendo hec nequaquam,
quia artibus magi<ci>s atque diuinationibus ars notoria ualde nimis uicina. Sed restat ut satisfacia<mus>
istis testimoniis. Ipsis autem satisfacere facile est. Sibi enim mutuo contradicentes se ipsos interimunt. Nam
Iohannes monachus Carnotensis artem Ptholomei repudiat et omnino calumpniare nititur, eo quod uerba
quedam occulta in arte Ptholomei inseruntur, quibus ut affirmat diaboli inuocantur. Sed mirum ut ipse
Iohannes hoc dicere non uereatur uisoque sue artis fabulosum compendium eundem continere effectum
inuenitur uerbis quoque extraneis et occultis, utens potius decipere quam instruere uidetur, et scientiarum
infusionem sub tali forma deposcit, ut narrare non nisi delusio sit. Huius ergo artis compositores sibi
contradicunt. Hoc ideo est quia ex regno dyaboli sunt. Omne autem regnum in seipsum diuisum desolabitur.
Nunquid etiam scientia Dei donum est, dicente a Paulo .i. Cor. .xij. : ‘‘hec, inquit, omnia operatur purus
atque idem Spiritus, scilicet Sanctus, Dei, diuidens singulis prout uult.’’ Stultum est igitur arbitrare scientias
acquirere posse diuinum desolando cultum. Nam Augustinus X de Civ. Dei allegat Porphirium fatentem et
dicentem quod ab operationibus demonum non consurgit purgatio anime, nec ydoneitas intellectus. Nam soli
Deo conuenit scientias infundere. Sic enim legimus Salomonis sapientiam a Domino infusam fuisse, ut
dicitur .3. Reg. 2° et etiam Paral. primo similiter, et fuit ab apostolis, unde Luce .xxi. : ‘‘Ego, inquit, uobis
dabo os et sapientiam, cui non poterint resistere aduersarii uestri.’’ Ad huc restat, ut dicamus, cur demones
non possunt scientias infundere, cum possunt corpora transmutare, ut inquit Augustinus libro primo de
Trinitate. Hic dicemus demones multa reuelare posse Deo permittente, quantum tamen in eis est, semper
decipere petunt ab ipsis ergo si bonum aliquid prodeat, non ipsorum sed Dei donum est, quis igitur tam
amens est ut Deo sperato pro scientiis dyabolum imploret, omnia etenim Dei sunt, unde Augustinus .xxi. de
Civ. Dei : ‘‘Alliciuntur, inquit, demones per creaturas quas Deus condidit non ipsi si ergo Deus condidit
omnia quis alium inuocabit.’’ Fortassis dices quod ars notoria dyabolum inuocare non precipit, potius
ieiuniis et orationibus uacare iubet. Hec autem nunquid bona et honesta sunt, et dicemus quoniam ieiunare et
orare bona sunt ex se dummodo finem bonum pretendant. Sed finis ille bonus non est quando quis suis
operibus sortem adhibet, credens huius uirtutis cerimonias existere ut scientias in momento acquirat. Non
sufficit ergo ut opera bona uideatur, sed congruit ut bono imitentur fini, unde Augustinus libro secundo de
Doctrina christiana : ‘‘Cerimonias magicas malas asserit quantumcumque bone uideantur, quia malo
inuituntur fini.’’ Eandem sententiam tangit Crisostomus super Matheum. » Voir aussi ms Paris, BNF, lat.
3236 (XVIe s.), fol. 18rb-vb. 45
Ms Graz 1016 (= G1), fol. 48rab : « Incipit proemium siue exceptiones quas magister
Appollonius flores aureos ad eruditionem seu cognitionem omnium scientiarum naturalium uel artium
liberalium merito et competenter appellauit. Intelligentiam enim, memoriam, facundiam ingenti et stupendo
quoddam Dei nutu conferunt miramque stabilitatem. Hec etiam apud Ptolomeum et Euclidem maxime
confirmatum. » ; ms Erfurt, Amplon. 8° 84 (= E3), fol. 96v : « Incipit prohemium siue excepciones quas
magister Appolonius flores aureos ad erudicionem seu cognicionem omnium scienciarum naturalium uel
arcium liberalium merito et competenter appellauit. Intelligentiam enim, memoriam, facundiam ingenti et
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 655
mais surtout, en tant qu’auteur d’un Tractatus de arte memorandi destiné en priorité aux
prédicateurs46
, sa curiosité a pu être aiguisée plus qu’il ne veut bien l’avouer par la vertu
proprement mémorielle de l’ars notoria.
Après Évrard de Trémaugon et Jacques Legrand, l’ars notoria est encore l’objet
d’un long développement en langue vulgaire dans le Contre les devineurs du dominicain
Laurent Pignon, texte polémique adressé au duc de Bourgogne Jean sans Peur en 1411.
L’extrait incriminé, qui est sans doute la traduction-adaptation en moyen français de
l’argumentation thomiste la plus aboutie et la plus fidèle à son modèle, ne présente pour
autant guère d’originalité47
. L’auteur n’innove que sur un point, lorsqu’il attribue à la
tradition textuelle de l’ars notoria une origine tolédane, cédant ainsi au mythe
communément établi durant les derniers siècles du Moyen Âge qui faisait de la cité
castillane la terre d’élection de la culture magique occidentale et sur lequel insiste encore
Rabelais au XVIe siècle dans un célèbre passage du Tiers Livre (ch. 23) où il tourne en
dérision la « faculté diabolologicque » de Tolède. Parce qu’il est très attaché à la défense
d’un ordre social menacé selon lui par les « devineurs et songeurs », le futur confesseur de
Philippe le Bon souligne aussi de manière très prononcée les dangers qu’une telle pratique
fait potentiellement courir à l’école et aux modes d’apprentissage traditionnels.
stupendo quodam Dei nutu conferunt miramque stabilitatem. Hec etiam apud Ptolomeum et Ebolidem
maxime confirmatum est et etiam Solomonis, Machmor et Eunuchi auctoritate maxima est probatum. » 46
Ce texte est conservé dans le ms 542 de la Bibl. de l’Arsenal, fol. 76v-79. Cf. E. Beltran, L’idéal
de sagesse d’après Jacques Legrand, Paris, 1989, p. 81. 47
J.R. Veenstra, Magic and Divination, op. cit., p. 293-296 = Contre les devineurs, ms Bruxelles,
Bibl. Royale, 11216, fol. 35r-36r : « Ou tiers capitre est a veoir se art de Tolete et autres observances
introduites pour acquerir science […] sont licites ou defendues, pour laquelle question je meteray les
conclusion qui s’ensieut. […] La conclusion premiere que science acquerir par art notoire, que on dit de
Tolete, est a reprover. […] La premiere conclusion pour .ii. causes se puet prover : La premiere quar ceux
qui usent de tel art usent de certaines cozes lesquelles n’ont nule vertu et nul puissance d’estre cause de
science ainsi qu’est regarder aucunnes figures, pronuncier certaines paroles, lesquelles nesesitent
quelconques chose. Que telz signes ne puelent causer science il appert, quar pour telz signes on pooit avoir
science, considerer qu’il ne homme du monde qui legierement ne les puisse faire et dire et veoir, cascun a
pou d’occasion seroit grant clerc et saroit en pau de temps che que les plus sages du monde ont mis toute
leur vie a savoir : cecy destruiroit toute bonne doctrine et exercitacion vertueuse, et jamais ne seroit besoing
que homme fust instruit d’autre et mout d’autres inconveniens en porroit ensuir, donc fault il dire que telz
signacles et telles paroles que font et disent ceuxcy segnefient riens. Comment donc veoir par quelle
auctorité il sont institué et qui leur a donné telle puissance et telle vertu, doie dire que Dieu estre ne puet, car
se Dieu les avoit institués et ordenés, il seroit mis ou nombre des sacremens ou dou Vies ou dou Novel
Testament ou a tout le mains certaine mencion seroit faite dou tamps et de la forme de leur institucion, de
quoi toutefois nous ne trouvons ne ne lisons riens, donc ne sont il point de Dieu institué ne ordené, ne telle
science par consequent n’est point de Dieu approvee. Il convient donc dire que le diable a trové telles
vainnes observances et telles folies pour dechevoir les hommes, et que c’est l’acteur de telle science, car
onques bon angele ne s’en mesla par la raison dessus dite […]. L’autre est que par mauvais esperis telle coze
se face. Ore est il ainsi que le deable n’a point puissance de enluminer l’entendement ne de donner a homme
science par illustracion telle, se n’est par invocacion et paccion faite avec luy comme dit est par avant. Et
comment par necessité que le deable parle a telle gent ou qu’il parle par eux, qui est une trés horrible et
detestable abhominacion, car finablement il en sont decheu et perdu et dampné perdurablement, pour quoi
appert que la conclusion est vraie. […] »
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 656
Quelques temps après, Jean Gerson (1363-1429), chancelier de l’Université de
Paris et principal artisan de la condamnation de la magie de 1398, évoque brièvement l’art
notoire dans son De respectu cœlestium siderum, texte daté de la fin de l’année 1419. Il
s’attache avant tout à y pourfendre, en utilisant saint Augustin comme principale autorité,
l’astrologie judiciaire et ses défenseurs48
, tandis qu’il s’en prend de manière plus générale,
dans le De erroribus circa artem magicam (1402) adressé aux étudiants de médecine
montpelliérains, aux caractères, aux figures et aux mots inconnus d’usage si fréquent dans
la magie ; il défend la rationalité de la nature contre les observations et les actions
superstitieuses qui en sapent les fondations49
. Il conteste aussi ailleurs la fausse dévotion
dont font preuve ceux qui s’adonnent à certains arts magiques, sans toutefois évoquer en
toutes lettres l’art notoire50
.
Parmi les censeurs de l’ars notoria au XVe siècle, on peut aussi inclure le
théologien pragois Nikolaus Jauer, auteur en 1405 d’un De superstitionibus, le moine
cistercien puis chartreux Jacques de Cluse (Jacobus de Clusa, alias de Erffordia, de
Paradiso, Carthusiensis, ou encore de Jüterbogk, 1381-1465), auteur d’un De potestate
demonum, ou encore Thomas Ebendorfer de Haselbach (1387-1464). Tous condamnent
l’ars notoria sans introduire aucune nouveauté51
. À un niveau supérieur, on peut citer le
très prolifique Denys le Chartreux (Dionysius Cartusiensis ou Leuwis Rickel, 1402-1471)
et son traité Contra vitia superstitionum (art. 15) qui réitère une fois encore la sentence
48
Jean Gerson, Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, vol. X, L’œuvre polémique, Paris (Desclée),
1973, p. 109-116, not. p. 115 : « Non negare voluit, ut arbitror, Augustinus quin tales sæpius fallerent,
sæpius fallerentur, quin mendacia plurima sub generalitatis aut ambiguitatis cujusdam velamento proferrent ;
quin fortuito inter tot dicta unum verum emergeret ; sed si ut plurimum vel regulariter quod verum est
responderint, cum non a Deo revelante habeant, nec a naturalis investigationis facultate, ut a dæmonum
seductione proveniat reliquum est. […] Propter quas multi apostataverunt a fide, quemadmodum videmus in
his qui propter rerum amissarum recuperationem aut reconditarum adinventionem, tales magos consulunt in
perniciem animarum, aut artem notoriam pro scientiarum acquisitione nituntur exercere, et multa similia. » 49
Ibid., p. 77-78 : « Incidit ut conquererer de superstitionibus pestiferis magicorum et stultitiis
vetularum sortilegarum quæ per quosdam ritus maledictos mederi patientibus pollicentur. […] Nonne,
inquiunt, apud solemnes quosdam medicorum tales superstitiosæ observationes inducuntur quas etiam
scriptis suis inserere curaverunt ; et consistunt in ligaturis, in caracteribus, in figuris, quandoque in verbis
peregrinis et incognitis. Quamvis autem ab ipsis nulla pro talibus adducatur ratio naturalis, habent
nihilominus efficaciam in curando. » ; Weill-Parot, p. 595-602. 50
Ibid., Trilogium astrologiæ theologizatæ, p. 100 : « Et si allegetur quod frequenter multa
jubentur illic observari in artibus magicis vel sortilegiis, quæ sunt sancta et honesta, ut jejunare, castum esse,
dicere Pater noster et evangelium, respondebat unus vere et catholice superstitionem tanto pejorem esse
quanto plura miscentur bona, quoniam unde deberet honorari Deus, honoratur diabolus. » 51
Thorndike, HMES, t. IV, respectivement p. 279-283, 287-291 et 294-295. Dans une perspective
quelque peu différente, on peut aussi citer le Flagellum maleficorum (v. 1462) de Pierre Mamoris, étudié par
Martine Ostorero. Contrairement à Thomas d’Aquin qui nie que les démons puissent infuser le savoir, l’art
notoire n’a d’efficacité pour Mamoris que grâce aux démons, avec lesquels il permet de nouer un pacte
« immédiat ». Ms Paris, BNF, nouv. acq. lat. 497, fol. 21v.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 657
thomiste52
; ou encore, dans un contexte différent, le médecin valencien Jérôme Torrella,
dont l’Opus præclarum de imaginibus astrologicis (v. 1496-1500) dédiée au roi Ferdinand
le Catholique rapporte le point de vue de l’auteur du Speculum astronomie sur la magie
« salomonienne » et renvoie, en ce qui concerne l’ars notoria, à la question 96 de la
Somme théologique53
. En effet, pour Jérôme, qui entend sauvegarder l’efficacité naturelle
des images astrologiques (notamment en matière de médecine), l’ars notoria, aux côtés de
l’Almadel, du Sefer Raziel, du Liber Semiforas et de la Clavicule de Salomon, incarne le
comble de la destinativité et est pour cette raison à rejeter sans discussion, sans même
s’attacher à déterminer la nature réelle des esprits invoqués.
6.3.2. Le point de vue atypique de Nicole Oresme (v. 1370)
De toutes ces condamnations doctrinales qui reproduisent, à quelques nuances
près, la determinatio thomiste de la Somme théologique, il est possible d’isoler le point de
vue original développé par le théologien et traducteur Nicole Oresme (v. 1322-1382), un
proche du roi de France Charles V54
. Celui-ci se préoccupe une première fois de l’ars
notoria dans l’une de ses principales œuvres anti-divinatoires, à savoir son célèbre Livre
de divinacions, rédigé entre 1361 et 1365. L’occurrence n’intervient pas au premier
chapitre où Oresme énumère un certain nombre de techniques divinatoires et magiques,
52
Ibid., p. 285 ; Opera omnia in unum corpus digesta ad fidem editionum Coloniensium cura et
labore Monachorum sacri Ordinis Cartusiensis favente Pont. Max. Leone XIII, Montreuil-Tournai-
Parkminster, 1896-1935, 44 vol. 53
En attendant l’édition du texte par N. Weill-Parot, il faut se reporter à la version dactyl. de sa
thèse intitulée Les « images astrologiques » en Occident, des prémisses de la notion (XIIe siècle) à l’Opus
præclarum de imaginibus astrologicis de Jérôme Torrella (1496-vers 1500). Spéculations intellectuelles et
pratiques magiques, Paris X-Nanterre, 1998, t. III, p. 997 : « Nam et sicut per quandam scientiam a priscis
inuentam per angelos bonos Dei uarias scientias acquiriri multaque alia sciri posse scriptum est, ut per artem
notariam (quam aliquibus diebus perlegi) scientias uaria ea utente adipisci posse et non liberales atque
liberales artes per etiam Almadel et per Rasiel ac per Semiforas atque Clauiculam Salomonis, quos libros
uidere non potui, in quibus orationes et multa alia continentur. Sic et multo magis esse rationi consonum
præfatas imagines uendicare posse qualitatem præfatam cælestem crediderunt. Sed libro præfatos, scilicet
Rasielem, librum Almadel, Semiforas atque Clauiculam Salomonis, Johannes Gerson, parisiensis
cancellarius, minime laudat. Hos præterea libros suspectos esse arbitratur Albertus Magnus ne sub innotæ
linguæ nominibus aliquid liceat quod sit contra nostre catholice fidei honestatem, ut paulo post legere potest
Cælestitudo Tua, Rex potentissime. His enim libris, ut ab eorum compositoribus scribitur, nomina Dei et
angelorum ponuntur orationes demum elemosinas atque multa alia fieri debere ad gratiam a Deo
uendicandam in eis scribitur. Quam gratiam a majestate diuina impetrare quis optauerit. An autem nomina
hæc sint redemptoris nostri nomina etiam angelorum, an sint angelorum bonorum an malorum spirituum a
nobis ignoratur. Demum honoris et reuerentiæ atque omnium eorum que debentur Summo omnium rerum
Conditori. Quamobrem huiusmodi libros fugiendos esse tamquam suspectos. Albertus Magnus in Speculo
scientiarum, capitulo quod incipit : « Particulis electionum dixi, supponi imaginum scientiam, etc. «
multique litteratissimi theologi diffinierunt. Sanctus præterea Thomas, artem notoriam, Secunda Secunde,
propter nomina incognita minime laudat. » ; pour une mise en perspective et un commentaire du contenu, cf.
Weill-Parot, p. 759-871, not. p. 849-850 pour le passage incriminé.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 658
parmi lesquelles la partie « qui enseigne a faire ymages, carettes, aneaux, et telx choses »
ou encore la « nigromance », mais au chapitre 11 ; il se propose d’y montrer que les
visions de l’avenir octroyées par les arts divinatoires et magiques sont « souvent fausses
ou occultes et sans certainneté et perilleuse a croire ». Il s’en prend tout d’abord, puisque
c’est son principal cheval de bataille, à l’astrologie judiciaire. Il en arrive ensuite au cas de
la géomancie, puis il ajoute :
« Item, oultre les ars nommez ou premier chapitre, encor y a il d’autres qui ont
aussi peu ou mains d’apparence et nulle certaineté, comme de la teste Saturne, art notoire,
art contre noctoire, piromance, spatulomance, art de sintrille, divinemens par metals, par
cire, par pains, par esternuemens, par foudres, et par telles sorceries. Mais je ne me veuil
plus arrester a reprouver telles choses car ce n’est pas mon principal propos. »55
La mention est pour le moins laconique et l’on ne sait guère par ailleurs ce qu’il
faut entendre par « art contre notoire ». En fait, c’est au sein de questiones quodlibétiques
rapportées dans les manuscrits en marge de deux autres de ses œuvres elles-mêmes peut-
être issues d’un questionnement du même type, la Quæstio contra divinatores
horoscopios56
et le De causis mirabilium57
, qu’Oresme s’attache à développer plus
longuement les griefs qu’il nourrit envers l’art notoire. Comme l’indiquent les manuscrits,
la mise en forme définitive de ces questions date des environs de 1370 ; mais les
spécialistes des écrits oresmiens débattent toujours de la date à laquelle elles ont été
disputées publiquement (aux alentours de 1356, au moment où Oresme achevait son
cursus de théologie et devenait Grand Maître du Collège de Navarre, ou plus tard). Que le
problème posé par l’ars notoria soit débattu de vive voix au sein de l’Université de Paris
en plein XIVe siècle et que l’on ait ouvertement interrogé à Oresme à ce sujet montre que
maîtres et étudiants jugeaient l’affaire suffisamment sérieuse pour être abordée
54
Ibid., t. III, p. 398-439. 55
S. Lefèvre, Rhétorique et divinations chez Nicole Oresme (c. 1322-1382). Étude et édition du
Livre de divinacions, Thèse de doctorat de l’Université de Paris IV, 1992 (inédite), t. II, p. 38-39 ; voir aussi
G.W. Coopland, Nicole Oresme and the Astrologers. A Study of his Livre de divinacions, Liverpool, 1952, p.
92. Le livre de divinacions a fait l’objet d’une « traduction » latine intitulée De divinationibus. Cf. C.
Jourdain, « Nicole Oresme et les astrologues de la cour de Charles V », Revue des Questions Historiques,
XVIII (1875), p. 136-159, not. p. 146 ; Thorndike, HMES, t. III, p. 420-421 ; G.W. Coopland, op. cit., p. 10
et 92. Ms Oxford, Bodleian Library, Canon. Misc. 248, fol. 31r-v, cap. 11 : « Ultra artes prius dictas sunt
alique alie in quibus ita modicum aut adhuc minor est certitudo, ut de capite Saturni, de arte notoria,
piromantia, sortilegiis per ceram et per tales trufas. » 56
S. Caroti, « Nicole Oresme : Quæstio contra divinatores horoscopios », AHDLMA, 43 (1976), p.
201-310. 57
B. Hansen, Nicole Oresme and the Marvels of Nature. A Study of his De causis mirabilium with
Critical Edition, Translation, and Commentary, Toronto, 1985. Voir aussi Thorndike, HMES, t. IV, p. 418 et
suiv.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 659
publiquement à l’occasion d’un exercice universitaire. Pour autant, il ne faut pas en
conclure que l’ars notoria a fait l’objet au sein de l’université d’un réel débat entre
partisans et adversaires, ni même qu’elle a focalisé plus que de raison l’attention des
maîtres et des étudiants parisiens. S’il n’est pas rare que la littérature quodlibétique des
XIIIe et XIVe siècle traite de la divination, des « superstitions » et par extension de la
magie, ou encore qu’elle se préoccupe de la nature comme des pouvoirs des anges et des
démons, on ne trouve aucune allusion à l’ars notoria dans le répertoire des questions
posées aux principaux maîtres de l’université de Paris entre 1260 et 132058
.
Le cas de l’ars notoria est traité à la question 38 d’une série de 216 problemata
dont seuls les quarante-quatre premiers sont pourvus d’une solution. Ces derniers sont
conservées dans divers manuscrits ― dont deux à la Bibliothèque nationale de France59
―
et n’ont pas encore à ce jour trouvé d’éditeur. De manière classique, le titre de la questio
consacrée à l’art notoire pose le problème de la valeur aussi bien légale que pratique de ce
texte ; mais il met aussi en avant celui de son origine, tout en insistant sur sa fonction
mémorielle. Ce dernier élément, joint à ce que nous avons dit de Jacques Legrand,
confirme au passage notre conclusion précédente d’une orientation de plus en plus
58
P. Glorieux, La littérature quodlibétique de 1260 à 1320, Kain, 1925, t. I et II. 59
Il s’agit des mss Paris, BNF, lat. 15126 (c. 1400, France, papier et parchemin), fol. 80v-156v, et
lat. 15173 (c. 1414, Paris, papier), fol. 96-161v. Cf. B. Hansen, Nicole Oresme, op. cit., p. 32-36, 123-125 et
éd. de la Tabula problematum en appendice A. Voici notre transcription de la questio élaborée à partir du ms
lat. 15126 (= P1), avec collation partielle du ms lat. 15173 (= P2) : /fol. 82r P1/ Utrum ars notoria, scilicet
acquirendi memoriam, ualeat et unde habet hec ortum et uidetur quod etiam Moises sicut et de ymaginibus
fuerit in causa. /fol. 146v P1/ fol. 152v P2/ Eodem modo respondetur ad .38. questionem, scilicet de arte
notoria, unde quia Moyses ieiunauit .40. diebus ut inueneretur accipere etc., et quia fecit quasdam ymagines
quarum <una> cambat obliuionem etc., ut dicitur in Hystoria scolastica [Hystoriis scolasticis P2], credunt
multi fatui et crediderunt quod hoc faceret naturaliter nihil arte dyabolica [dyabolicus P2] et ideo postea
conati [cognati P2] sunt facere talia, scilicet quasdam /fol. 147r P1/ figuras et orationes et /fol. 153r P2/
ieiunia, ut talem memoriam et scienciam haberent sicut et ille et postea conati sunt inuenire quasdam
concordancias et excusationes. Utrum autem dyabolus in talibus quandoque se ingesserit, ut dicit beatus
Augustinus, aut quandoque ex forti ymaginatione anima aliquantulum disposita fiunt ignoro ; sed quod per
monitum quem ponunt, bene scio esse friuolum tam catholice quam ad hoc astrologice etc., quod enim aliqui
fuerint maxime memorie, ut de Seneca recitatur, etiam clarissimi ingenii et maxime inuentiui, ut de beato
Augustino scribit beatus Ieronimus, et etiam de quodam puro que quasi per se omnia matematicalia
inueniebat, bene credo esse possibile ; uide de hoc superius in capitulo quarto, et hic uoco unum quid prius
sepe notaui quod de illis que sunt extra [ultra P2] cursum nature uel saltim [saltem P2] uidentur et quibus
nulla ratio humana attingit, nemini est credendum nec uulgo, nemini dico soli ; sed ostendit quod sint plures
subtilis ingenii et pluribus uicibus hoc uel illud fuerint experti, et quod non fauorabiliter, scilicet ad
ortandum ad deuotionem uel talem quid predicant illud nec amore alicuius alterius et quod ex relatione
aliorum [eorum P2] ad hoc credendum non fuerint moti, unde Seneca, quem ita recommendat Iheronimus,
consolans quandam mulierem de morte filii, dicit expresse quod nullus est infernus nec locus tormentorum,
ymo talia inuenerunt poete propter quedam talia figmentes ; uide igitur quibus est credendum quod autem
articulis fidei credatur [credetur P2] non est contradicta ut superius fuit dictum ; et multi hoc quasi infimati
et multis uicibus et ualentes et subtiles et maximi philosophi optime uite et prius satis mirabiles dulcedinem
fidei et articulorum ueritatem sunt satis experti in tantum quod plena fides est eis adhibenda, sic autem non
est de dictis trufis, ymo oppositionem ipsi ponunt. »
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 660
mnémonique de l’ars notoria et d’une réputation mieux établie en la matière, au fur et à
mesure que le texte s’est diffusé au XIVe siècle60
.
Dans la réponse qu’il apporte au problème posé, force est de constater que c’est
plus sur la question de l’origine que sur celle de la valeur dudit art qu’Oresme centre son
propos. Le maître du Collège de Navarre procède en effet pour l’occasion à un
rapprochement étonnant. Sans évoquer le patronage salomonien et encore moins
apollinien du texte ― peut-être n’avait-il pas connaissance de ce fait ―, il lie sur le plan
historique l’ars notoria à Moïse. Il utilise un curieux passage de l’Histoire scolastique de
Pierre le Mangeur (Petrus Comestor) consacré à « la femme éthiopienne de Moïse », qui
est pour l’essentiel l’amalgame d’un extrait des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe61
et des versets XII 1-3 du Livre des Nombres ; il apparaît aussi, au début du XIIIe siècle,
dans les Otia imperialia de Gervais de Tilbury62
. En voici la teneur63
. Alors que les
troupes éthiopiennes dévastent l’Égypte et que son armée a été vaincue à plate couture,
Pharaon n’a d’autre choix que de promouvoir Moïse, encore jeune homme, à la tête d’une
armée composée d’Égyptiens et d’Hébreux. Après une marche forcée à travers une région
infestée de serpents, Moïse surprend les troupes ennemies et les défait. Poursuivis sans
pitié, les Éthiopiens n’ont d’autre solution que de se réfugier dans Saba, capitale de leur
royaume. En dépit des efforts déployés par les assiégeants, le lieu demeure inexpugnable.
Mais Tharbis, la fille du roi d’Éthiopie, ne résiste guère longtemps au charme et à
l’héroïsme du stratège hébreu, qu’elle a tout le loisir d’admirer du haut des remparts.
60
Cf. supra, IIe partie, ch. 4.1.2. 61
Flavius Josèphe, Œuvres complètes, t. I, trad. fr. J. Weill, Paris, 1900, livre II, ch. X, p. 122-125. 62
Gervais de Tilbury, Otia imperialia, op. cit., p. 798-801 ; trad. fr. dans Le Livre des merveilles,
op. cit., p. 132-133. 63
Petri Comestoris Historia scholastica, PL 198, col. 1144, Liber Exodi, cap. VI : De uxore Moysi
Æthiopissa : « Factum est autem cum adultus fuisset Moyses, Æthiopes vastaverunt Ægyptum, usque ad
Memphim et mare, quo circa conversi ad divinationes Ægyptii, acceperunt responsum, ut auxiliatore
uterentur Hebræo ; et vix obtinuerunt a Terimith, ut exercitui, quem paraverant, Moysen præficeret ducem,
prius præstitis sacramentis, ne ei nocerent. Erat autem Moyses vir bellicosus, et peritissimus, qui fluminis
iter tanquam longius prætermittens, per terram duxit exercitum itinere breviori, ut improvisos Æthiopes
præveniret. Sed per loca plena serpentibus iter faciens, tulis in arcis papireis super plaustra ibices ciconias, id
est Ægyptiacas, naturaliter infestas serpentibus, quæ rostro per posteriora immisso alvum purgant, castraque
metaturus, præferebat eas, ut serpentes fugarent, et devorarent, et ita tutus per noctem transibat exercitus.
Tandem præventos Æthiopes expugnans inclusit eos fugientes, in civitatem Sabba regiam, quam post
Cambyses a nomine sororis suæ Meroem denominavit. Quam cum, quia inexpugnabilis erat, diutius
obsedisset, oculos suos injecit in eum Tarbis filia regis Æthiopum, et ex condicto tradidit et civitatem, si
duceret eam uxorem, et ita factum est. Inde est quod Maria et Aaron jurgati sunt adversus Moysen pro uxore
ejus Æthiopissa (Num. XII). Dum autem redire voluisset, non acquievit uxor. Proinde Moyses tanquam vir
peritus astrorum duas imagines sculpsit in gemmis hujus efficaciæ, ut altera memoriam, altera oblivionem
conferret. Cumque paribus annulis eas inservisset, alterum, scilicet oblivionis annulum, uxori præbuit ;
alterum ipse tulit, ut sic pari amore, sic paribus annulis insignirentur. Cœpit ergo mulier amoris viri
oblivisci, et tandem libere in Ægyptum regressus est. » Sur Pierre le Mangeur et les figures de Moïse et
Salomon magiciens, cf. Boudet (2003), t. I, p. 152-153.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 661
Éprise, elle demande le mariage et l’obtient, mettant du coup un terme au conflit. Mais
c’était sans compter sur la farouche opposition de Myriam et d’Aaron, qui parviennent à
convaincre Moïse de retourner en Égypte. Si ce dernier se laisse fléchir, il n’entend
toutefois pas laisser sa bien-aimée en proie aux tourments d’un amour déçu. Il
confectionne alors un anneau magique permettant à la jeune femme d’oublier l’amour
qu’elle lui porte. Dans le même temps, il forge pour son compte un second anneau, monté
comme le premier d’une pierre sur lequel est gravée une image de la configuration astrale
du moment (imago astrorum), dont la vertu est cette fois d’accroître la mémoire.
C’est bien entendu dans cette seconde manipulation qui relève de la magie astrale
qu’Oresme voit si ce n’est l’origine, tout du moins la source d’inspiration de l’art notoire.
Elle est selon lui d’autant plus pernicieuse que plusieurs individus insensés (multi fatui) ―
les astrologues sont ici dans sa ligne de mire ― utilisent ce passage fallacieux de
l’Historia pour défendre, sous couvert de l’autorité patriarcale, la thèse d’une efficace
strictement naturelle des talismans et nier ainsi qu’il y a là en réalité œuvre démoniaque.
Du reste, c’est là une référence qu’Oresme a utilisée régulièrement pour nourrir de
manière rhétorique l’argumentation des défenseurs de l’astrologie judiciaire et par
extension de la magie, avant de la faire voler en éclat par un retour à la lettre biblique.
L’histoire apparaît en effet aussi dans le premier chapitre de son Tractatus contra
judiciarios astronomos64
, dans le cinquième chapitre de son Livre de divinacions65
, et au
sein des problemata, dans une question consacrée aux images astrologiques qui précède
celle où le cas de l’art notoire est abordé66
. Si l’analogie génétique que fait Oresme entre
64
G.W. Coopland, op. cit., p. 124 : « Moysem quoque ducem Hebreorum referunt in his scientiis
excellentem fuisse, de quo Hystoria Scholastica narrat quod tanquam vir peritus astrorum duas ymagines
sculpsit in gemmis, hujus efficacie ut una memoriam, altera oblivionem conferret, cumque paribus annulis
eas inseruisset, alterum scilicet oblivionis uxori tribuit, alterum sibi retinuit. » 65
G.W. Coopland, Nicole Oresme, op. cit., p. 62-63, éd. du ms Paris, BNF, français 1350, fol.
42va-43ra : « Je veuil avant mettre les argumens contraires à mon propos et apres y respondray en la fin.
[…] Item, on treuve en Histoire Scolastique que Moise estoit grant astrologien et que par ceste science il fist
deux aneaulx, desquels li une estoit cause d’oubliance et l’autre cause de souvenance, et de cestui Moyse dit
Justin (Epitoma historiarum Philippicarum Pompei Trogi, éd. Teubner, 1915, XXXVI, 2) qu’il savoit
parfaitement les ars magiques, et Joseph aussi. » ; p. 72 = ms cit. fol. 46va-b : « Apres veuil je encor prouver
mon entencion par auctorités. Premierement, Moyse, ou XVIIIe chappitre Deuteronomi (Deut. XVIII, 9 et
suiv.), enseigne et commande au peuple d’Israel qu’ilz se gardent, quant ilz venront en la terre de
promission, qu’ilz n’ensuivent les abhominacions des gens de cette terre ; et c’est a dire qu’ilz n’aient
entr’eulx nulles manieres de tielx divins, ne que ilz ne leur demandent de nulles questions, car Nostre
Seigneur abhomine telles choses et par ceste maniere de malvaistie et iniquite les destruira et leur ostera leur
pays et le donra au peuple d’Israel. » ; p. 108 = ms. cit. fol. 57va-b : « Item, il est verite que aucuns princes
ont sceu telles sciences par tres especial don de Dieu sicomme Noe, Moyse, Salomon et autres, etc. » 66
Weill-Parot, p. 428-429, qui utilise les mss Paris, BNF, lat. 15173, fol. 151v, et lat. 15126, fol.
145r : « Utrum ymagines quas faciunt astrologi habeant aliquam virtutem acquisitam pro sculptura in tali vel
tali hora facta. Et quare fuerunt invente ? Et videtur quod Moyses fuerit in cause et cetera. » Cette référence
était manifestement d’usage courant puisque déjà prise en compte dans un quodlibet de Pierre d’Auvergne
(1296) : « Utrum imagines quae fiunt per astrologos, secundum illorum scientiam habeant efficaciam in
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 662
l’anneau mémoriel de Moïse et l’ars notoria a une certain pertinence au regard de leur
fonction respective, elle devient en revanche inopérante dès lors que l’on s’attache aux
moyens mis en œuvre, ce qui amène en dernier lieu à douter des connaissances du maître
parisien en matière d’art notoire. En tout cas, que certains aient pu défendre le principe
d’une efficacité naturelle de l’ars notoria semble impossible au vu du genre auquel elle
appartient.
En réalité, aborder l’art notoire n’est pour Oresme qu’un moyen de revenir très vite
à certains thèmes qui lui sont chers et qu’il expose dans son De causis mirabilium ;
expliquer pourquoi certains hommes peuvent avoir une mémoire d’éléphant quand
d’autres sont incapables de retenir ce qu’ils viennent à l’instant de manger. Dans tous les
troubles de l’âme, Oresme veut bien reconnaître, à la suite de saint Augustin, que le diable
et ses affidés peuvent avoir leur part de responsabilité. Mais ce n’est pour lui, une nouvelle
fois, qu’un habile moyen rhétorique de se dégager de l’argumentation démonologique
simpliste pour revenir à un argumentaire plus scientifique dérivé d’Aristote. S’il s’avère,
par exemple, que certains individus sont dotés d’une mémoire exceptionnelle, c’est plutôt
dans la nature qu’il faut en trouver les causes. Nicole Oresme renvoie alors aux propos
qu’il tient au chapitre 4 de son De causis mirabilium (Vide de hoc superius in capitulo
quarto), où il envisage les opérations extraordinaires de l’âme et de ses subdivisions et
évoque, sans doute à la suite du Pseudo-Walter Burley, le cas de Sénèque, dont la tradition
rapporte qu’il était doté d’une mémoire hors du commun67
. La capacité mémorielle d’un
naturalibus, puta an annuli oblivionis quod Moyses dicitur fecisse habeant virtutem oblivioni inducendi »,
dans P. Glorieux, La littérature, op. cit., t. I, p. 259 . Postérieurement à Oresme, voir Philippes de Mézières,
Le Songe du Vieil Pelerin, éd. G.W. Coopland, vol. I, Cambridge University Press, 1969, Le Second Livre, §
145, p. 602 [c’est la vieille Supersticieuse qui parle] : « Et quant au peuple d’Israel, Josephus en son Livre
des Antiquitez recorde que cellui grant prince et partriarche Abraham premierement enseigna l’astronomie
aux Egyptiens ; et dit plus, que les grant duc des Ebrez, Moyse, en ma science fu tres excellent comme il
appert. Car ou livres des Ystoires Scolastiques est recite que ledit Moyse par la constellacion du ciel et par
l’art d’astronomie feit deux anneaux a deux pierres, esquelles il entailla deux ymages par la vertu des
estoilles, qui avoient telle vertuz que l’un donnoit a cellui qui le portoit parfaicte souvenance, et l’autre
souverain oubliance. Lequel anneau d’oubliance Moyse donna a sa femme. » 67
B. Hansen, Nicole Oresme, op. cit., p. 272 et 280-282 : « Capitulum quartum de mirabilibus
circa operationes anime et corporis contingentibus. Circa operationes anime seu operationes ex parte anime
et etiam anime et corporis simul cadunt aliqui errores et diversitates mirabiles multo plures et maiores quam
circa operationes corporis ; quarum cause et modi multis sunt multum ignoti ; que et qui satis faciliter
patefierent volentibus advertere hiis que hic notabuntur. […] Ex istis quattuor notabilibus sequitur quintum
quod non multum est mirandum quod aliqui fiunt ita fortes et aliqui ita debiles, et aliqui ita magni et aliqui
ita parvi, aliqua ita fatui et aliqui ita prudentes vel ingeniosi, et sic de aliis excessibus, tam in duratione quam
in quantitate, tam in fortitudine quam in debilitate, tam in intensione quam in remissione. Sunt autem aliqui
gigantes qui quasi portarent castrum ymo et elephas portat. Et sunt aliqui qui vix portant panem aut potum
vini ymo musca vel pulex quid et quantum potest. Et ita in potentiis cognoscitivis et memorativis, unde
aliqui vix recolunt quid hodie comederunt et alii mirabilem habent memoriam sicut legitur de Seneca et de
multis aliis. Et quidam sunt qui ingenium habent clarissimum ita quod non est credibile multis, et quidam
qui nichil sciunt, sed puri fatui, vel nisi artem quam cum pena didicerunt. Et similiter quedam sunt bruta que
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 663
individu et, le cas échéant, son développement ne relèvent que de la nature (ce que
professent aussi les artes memorative), et nul doute dès lors, même s’il ne l’écrit pas en
toutes lettres, qu’il considère l’ars notoria comme une escroquerie dénuée de toute
efficacité qui ne vaut guère la peine que l’on s’en préoccupe.
6.4. Condamnations et censures de l’ars notoria à l’époque moderne
6.4.1. Quelques sources doctrinales supplémentaires
Loin de trouver dans la fin du XVe siècle un coup d’arrêt, la longue liste des
condamnations théologiques de l’ars notoria se poursuit à l’époque moderne, sans qu’il
vaille la peine ici de les énumérer toutes68
. Tout au plus peut-on mettre en exergue le point
de vue du jésuite Martin Delrio (1551-1608), qui procède, dans un chapitre de ses
monumentaux Disquisitionum magicarum Libri Sex (1599), à la description d’un modus
operandi, tout à fait inhabituelle dans ce genre de littérature. En réalité, si l’on suit les
détails apportés par Delrio, il n’est pas question ici d’ars notoria, mais probablement de
sa variante tardive, l’ars Paulina69
, dont on peut noter qu’elle peut désormais se pratiquer
en plein champ70
. Ce texte mérite aussi d’être mis évoqué en raison du fait, qu’après avoir
mirabiles habent proprietates, ut canis in odoratu, et quedam que quasi lapis rudia sunt. Patent ista per
Aristotelem in de animalibus 5°, 6°, 7° et 8°. » ; Ps.-Walter Burley, De vita et moribus philosophorum, éd.
H. Knust, Stuttgart, 1886, p. 358-360 : « Hic de admiranda tenacitate sue memorie ita scribit in primo libro
declamacionum : Memoriam in me floruisse aliquando ut non tantum ad usum sufficeret, sed in miraculum
usque procederet non nego. Nam et duo milia hominum nomina recitata, quo erant ordine dicta, reddebam et
ab ipsis qui ad audiendum preceptorem nostrum convenerant singulos versus et a singulis dictos, cum plures
quam ducenti efficerentur ab ultimo incipiens usque ad primum recitabam, nec ad complectanda tantum que
vellem velox michi erat memoria, sed et ad continenda que acceperat. » Ce récit est le fruit d’une confusion,
classique au Moyen Âge, entre Sénèque le Vieux et Sénèque le Philosophe : cf. G.W. Coopland, Nicole
Oresme, op. cit., p. 179. 68
Thorndike, HMES, t. V, p. 283, cite par exemple le cas de l’ancien maître parisien Pedro de
Cirvelo, auteur en 1521 d’un Opus de magica superstitione (éd. Compluti, 1521). 69
Cf. supra, Ière partie, ch. 7.1., et IIe partie, ch. 1.5.1. 70
Cf. Disquisitionum magicarum Libri Sex, lib. III, part. 2, q. 4, sect. 2, éd. Officina Vrsellana,
1606, t. II, p. 214-218 : « Per certa ieiunia & quasdam orationes (quæ in quibusdam libellis damnatis ideo a
Papa Pio V continentur) dubias indulgentias, & remissiones peccatorum, & consecutionem rei optatæ,
exspectare seu quærere, est vana observantia : per certa vero ieiunia & orationes sine humano labore, sed
secundum instituta artis cujusdam, scientiam infusione acquirere, pertinet ad primam Magiæ speciem ; sit
enim ex pacto expresso cum dæmone, & est mortale. Hanc artem, vocant artem notoriam. Damnata fuit
Parisiis anno 1320. De qua D. Thom. d.q.96.a.I. Alexand. de Hales 2.p.q.de sortilegio & alii. […] Principio
iubent discipulum generali confessione totius vite maculas eluere, & frequenter communicare, &
quandocumque in peccatum aliquod inciderit, eodem statim die confiteri ; in dicta per Ecclesia ieiunia
diligenter observare, & insuper addere spontaneos dies alios, præsertim quamlibet feriam sextam, qua non
nisi aqua & pane utiliceat : quotidie septem psalmos, & certas quasdam preces offerre. Hæc omnia per
septem septimanas ad unguem observanda, & interea ab omni negotiorum sæculi tumultu, ac cogitatione
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 664
été traduit en français en 1611 par André Du Chesne, il va être repris et glosé par Jean-
Baptiste Thiers (1636-1703) dans son célèbre Traité des superstitions édité pour la
première fois en 1679. Voici la description haute en couleurs que le curé du diocèse de
Chartres donne du rituel, qu’il présente comme une entreprise de mystification destinée à
des individus particulièrement crédules :
« Ils ordonnent d’abord à leurs néophytes, s’il faut ainsi parler, de faire une
confession générale de tous leurs péchés, de s’approcher souvent de la sainte table, de se
confesser le même jour qu’ils sont tombés en péché, de garder exactement les jeûnes que
l’Eglise commande, d’y en ajouter d’autres qui soient volontaires, de jeûner tous les
Vendredis au pain & à l’eau, & de dire tous les jours les sept Pseaumes Pénitentiaux, &
quelques autres prières. Ils leur enjoignent d’observer toutes ces choses dans la dernière
exactitude pendant sept semaines, & cependant de renoncer absolument à toutes les
affaires du monde.
Ces sept semaines étant écoulées, ils leur prescrivent certaines autres prières, &
leur font adorer certaines images, leur marquant certains jours & certains temps pour cela,
sçavoir les sept premiers jours de la nouvelle Lune à Soleil levant, ce qu’ils les obligent de
faire par trois fois durant trois nouvelles Lunes. Il leur font choisir puis après un jour où ils
se sentent plus pieux qu’à l’ordinaire, & plus disposés à recevoir les inspirations divines.
Et ce jour-là il les font mettre à genoux dans une église, dans une chapelle, dans un
oratoire, ou dans le milieu d’une campagne ; ils leur font dire trois fois, les mains et les
yeux élevés au Ciel, le premier verset de l’hymne : Veni Creator Spiritus, etc., & ils leur
persuadent ensuite qu’ils ne seront pas moins remplis de toutes forces de sciences que
Salomon, que les Prophètes, que les Apôtres, & qu’ils seront autant surpris eux-mêmes
d’un changement si subit & si extraordinaire, que s’ils étoient devenus des Anges, ou
qu’ils fussent tout autres qu’ils n’étoient auparavant. »71
Parmi ceux qui s’inspirent du texte de Delrio, on peut mentionner aussi, dans un
autre registre, le juriste espagnol Francisco Torreblanca Villalpando, avocat à la
chancellerie royale de Grenade. Celui-ci consacre, avec la bénédiction de l’Inquisition, un
chapitre entier à l’art notoire et un autre à l’ars Paulina dans deux de ses œuvres : une
hominem abstinere se prorsus debere. Quibus peractis libellus alias quasdam precum concipiendarum
formulas præscribit tum recitandas, & certas figuras exhibet tunc adorandas, præfigit etiam certas horas
quibus preces istæ & orationes obeundæ, nempe septem primos Novilunii dies ipso sole quotidie exoriente.
Ritibus hisce per tria novilunia ter peractis, debere hominem sibi præeligere diem aliquem, quo sit magis
devotus & inspirationi recipiendæ magis accomodatus : tum hora tertia debere solum se sistere in templo vel
oratorio quopiam, vel in medio agri cuiuspiam flexis in solo genibus, manibus, oculisque in cœlum sublatis,
ter primum versiculum Hymni : Veni sancte Spiritus, pronunciare : quod cum fecerit repentè, non minus
quam Salomon, Prophetæ ac Apostoli, omni scientia impletum iri. […] Huius vanitatis varii sunt rami seu
stolones : unum vocant artem Paulinam, quia fingunt a Deo traditam B. Paulo in ecstasi constituto, &
Apostolum eam posteris tradidisse. Quid stultius, scelestius, blasphemius dici potest ? » ; Sur Del Rio et la
magie, cf. D.P. Walker, op. cit., p. 144-149. 71
Jean-Baptiste Thiers, Traité des superstitions qui regardent les sacrements selon l’Ecriture
sainte, les décrets des conciles et les sentiments des saints Pères et des théologiens, Paris, 1741 (5e éd.), t. I,
livre 4, ch. II, p. 275-284, ici p. 277-278. Le passage en question n’apparaît pas dans l’édition d’extraits du
texte : Jean-Baptiste Thiers, Traité des superstitions. Croyances populaires et rationalité à l’Âge classique,
Paris (Le Sycomore), 1984. Sur ce texte, voir entre autres cf. F. Lebrun, « Le Traité des superstitions de
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 665
première fois dans ses Épitomés des livres délaissés (1615)72
, une autre fois, à l’identique,
dans sa Dæmonologia (1623)73
. Sans prétendre à l’originalité, il fustige l’ensemble des
« superstitions » démoniaques qui fleurissent dans la chrétienté, parmi lesquelles la cabale
arrive en bonne place.
6.4.2. Le rejet des mages de la Renaissance
Aux traditionnelles condamnations doctrinales, il faut ajouter, dès la fin du XVe
siècle et durant tout le XVIe siècle, la réprobation des « mages-philosophes » de la
Renaissance, qui, dans la lignée de Marsile Ficin (1433-1499) et de Jean Pic de la
Mirandole (1463-1494)74
, ont redécouvert les textes néoplatoniciens et hermétiques
antiques et se sont intéressés aussi de près à la cabale. Dans un souci de rupture cher à
l’humanisme renaissant et non sans jouer avec la limite entre magie naturelle et
spirituelle75
, ils s’élèvent avec une belle unanimité contre la plupart des formes de magie
médiévale pour mieux défendre leur prétention à pratiquer une magie pure, profondément
religieuse puisque refondée à la source des prisci theologi (Hermès Trismégiste, Orphée,
les Néoplatoniciens, etc.), et qui ne peut être confondue avec les anciennes
« superstitions » rejetées par l’Église76
. L’un des textes qui illustrent le mieux ce point de
vue est sans doute la première des conclusiones magicæ soutenues à Rome en 1486 par
Jean Pic de la Mirandole, qui proclame haut et fort l’inanité du savoir des « modernes » en
Jean-Baptiste Thiers. Contribution à l’ethnographie de la France du XVIIe siècle », Annales de Bretagne et
des pays de l’Ouest, t. LXXXIII, n° 3, septembre 1976. 72
Francisco Torreblanca, Epitomes derelictorum libri, in quibus aperta vel occulta invocatio
dæmonis intervenit Ad Gratiani Decretum Causa XXVI, […]Excudebat Ludovicus Sanctius Typographus
Regii, 1615, fol. 38ra : cap. XIIII de arte Notoria. Ars notoria est illa, que sine ullo labore, lectione, auditione
vel sine præceptore, aut studio, diuinarum omnium, & humanarum rerum cognitione breuissimo temporis
spatio pollicetur ad similitudinem scientiæ, quæ Salomoni unius nostris spatio data est Reg.3. cap.3 quem
impudenter, & nefarie dicunt huius artis fuisse authorem […]. Cap. XV de arte Paulina. Paulina ars (quedam
dicunt D. Paulo in extasi rapto tradditam) species quedam est artis notorie, nam in multis conuenit, in eo
tamen differt, quod notoriam aiunt fieri per modum [p. 39ra] subite infusionis, quam aliter uocant artem
spirituum. […] » 73
Francisco Torreblanca, Dæmonologia sive de magia naturalis, dæmonica, licita, & illicita, deque
aperta & occulta, interventione & invocatione dæmonis Libri quatuor, Moguntiæ, 1623, cap. XIIII et XV, p.
91-94. 74
D.P. Walker, op. cit., p. 37-56 ; F.A. Yates, Giordano Bruno et la Tradition hermétique, Paris
(Dervy), 1996 (éd. angl. 1964), p. 85-146. 75
Weill-Parot, p. 669-671, montre que cette ambiguité est déjà présente chez l’initiateur qu’a été
Ficin, pourtant défenseur, à l’inverse de ses successeurs, de la seule « magie naturelle ». Voir aussi P.
Zambelli, L’ambigua natura della magia. Filosofi, streghe, riti nel Rinascimento, Milan, 1991, p. 270. 76
La somme de magie astrale qu’est le Picatrix fait office d’exception. Par exemple, une lettre
récemment publiée rapporte des propos où Ficin avoue en avoir tiré le meilleur pour l’incorporer dans le 3e
livre de son De vita. Cf. E. Garin, Hermétisme et Renaissance, Paris (Allia), 2001 (1ère
éd. ital. 1988), p. 49-
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 666
matière de magie77
. De même, lorsque Johannes Reuchlin (1455-1522), qui a fait une
grande partie de ses études en France avant de découvrir les travaux des Florentins lors
d’un voyage en 1490, s’interroge dans son De verbo mirifico (1494) sur la puissance des
mots hébreux, grecs et chaldéens qui sont utilisés dans nombre de rituels magiques, il
conclut en érudit hébraïsant et en adepte de la cabale que l’inefficacité de la magie
médiévale est due au fait que ses praticiens ignoraient les langues anciennes, et tout
particulièrement l’hébreu78
. Dans ce contexte épistémologique nouveau, l’ars notoria,
comme les autres textes pseudépigraphiques de magie rituelle, n’échappe pas au discrédit.
C’est en premier lieu le cas dans l’œuvre de l’abbé de Sponheim Jean Trithème
(1462-1516). Ce disciple indirect de l’ermite Pelagius voit la magie naturelle et spirituelle
comme le plus haut degré de savoir, à condition que son utilisation ne soit pas motivée par
la vaine curiosité et que l’on préserve la pureté de sa doctrine79
. Aussi pour défendre la
« véritable » théurgie chrétienne, celle dont il trouve un modèle abouti chez le maître
majorquin, va-t-il jusqu’à se faire inquisiteur pour traquer la magie « savante »
démoniaque et sa cousine plus populaire, la sorcellerie. Même si l’art notoire relève en
réalité de la forme de magie angélique qu’il entend sauvegarder80
, il la condamne
ouvertement, avec d’autres arts magiques et divinatoires médiévaux, dans son Antipalus
maleficiorum (1508). Ce rejet intervient au second chapitre du livre I, consacré au genre
des maléfices « vains et superstitieux » qui supposent un lien implicite avec les démons ―
notons au passage que de nombreuses mantiques répertoriées par Trithème font écho à la
nomenclature des arts divinatoires élaborée par Pelagius dans son Perianacriseôn81
―, et
61, not. p. 56-57. Voir encore V. Perrone Compagni, « Picatrix Latinus. Concezioni filosofici-religiose e
prassi magica », Medioevo, 1 (1975), p. 237-277, not. p. 276-277. 77
Giovanni Pico della Mirandola, Conclusiones sive Theses DCCCC Romæ anno 1486 publica
disputandæ, sed non admissæ, Genève, 1973, p. 78 : « Tota magia, que in usu est apud modernos, et quem
merito exterminat ecclesia, nullam habet firmitatem, nullum fundamentum, nullam veritatem, quia pendet ex
manu hostium prime veritatis, potestatum harum tenebrarum, que tenebras falsitatis, male dispositis
intellectibus obfundunt. » 78
Ch. Zika, « Reuchlin’s De verbo mirifico and the Magic Debate of the Late XVth century »,
Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 39 (1976), p. 104-138, not. p. 113-114, note 29 : « Nihil
igitur horum et Roberthus et Bacon et Abanus et Picatrix et concilium magistrorum, vel maxime ob
linguarum ignorantiam ad amussim ut oportet tenere atque docere. Minus etiam librariorum manus, ab
exemplis dupla scribentium, non aberrare, minus discipuli discere, minus operarii potuerunt operari. » ; F.A.
Yates, La philosophie occulte à l’époque élisabéthaine, Paris (Dervy), 1987 (éd. angl. 1979), p. 41-47. 79
D.P. Walker, op. cit., p. 80-82 ; J. Dupèbe, « Curiosité et magie… », op. cit., p. 84. 80
Le 5e livre de la Steganographia enseigne les techniques pour conjurer les anges.
81 Johann Trithemius, Antipalus maleficiorum, dans Paralipomena opusculorum Petri Blesensi et
Joannis Trithemii, Mayence, J. Busæus, 1605, p. 280-281 : « De secundo maleficarum genere, vano &
superstitioso, quod implicitè illuditur a dæmonibus : […] Istarum fiunt operationes incantatione ad
ledendum, & præcantatione ad sanandum, nec maleficandi unus est modus apud eas, sed multus & varius,
secundum quod hoc genus in multas dividitur species. Incantatores enim, sive incantatrices in verbis &
carminibus, profanis ritibus laborant : aliquando herbas, aliquando characteres, & aliquando peregrina
conficta sine aliqua significatione nomina coniungentes. Talis fuit auctor profanæ artis notoriæ, qui
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 667
non au chapitre suivant qui prend en compte les textes de magie dont la mise en
application nécessite un « commerce manifeste » avec les démons82
.
Parmi ces défenseurs d’une magie naturelle et spirituelle renouvelée par la
« découverte » des textes des prisci magi et qui entendent se démarquer des traditions
médiévales, il faut bien entendu faire une place de choix à Henri Cornelius Agrippa de
Nettesheim (1486-1535). L’auteur des trois livres de La Philosophie occulte (achevé en
1510 mais publié pour la première fois en 1533)83
, initié par Trithème à la théurgie de
l’ermite Pelagius et par ailleurs disciple de Ficin et de Pic, rejette l’ars notoria,
accompagnée de l’Almandel et de l’Ars Paulina, dans un chapitre de son De incertitudine
et vanitate scientiarum atque artium (1530) qui s’attache, avec une sévérité affectée, à
condamner la théurgie. Il s’en prend à l’Art en des termes qui ne surprennent guère au vu
des textes que nous venons de passer en revue, le point de vue des théologiens médiévaux
et celui des mages renaissants étant en la matière, quoique pour des raisons différentes,
tout à fait en accord. On y retrouve notamment le lien opéré par le docteur angélique entre
la théurgie décrite par Porphyre et l’ars notoria, et, dans son postulat d’une mauvaise
théurgie soumise aux démons, le discours d’Agrippa a de forts accents augustiniens :
Bien des gens pensent que la théurgie n’est pas illicite comme si elle était réglée
par les bons anges et les entités divines alors que le plus souvent, sous le nom de Dieu et
des anges, ce sont les mauvais démons qui enchaînent par des artifices. Nous pouvons
nous concilier par les vertus naturelles et certains rites ou cérémonies célestes les vertus
divines et les attirer à nous. Les anciens mages ont beaucoup écrit sur les règles à suivre
pour arriver à ce résultat. Dans les cérémonies, une très grande part des règles à observer
consiste dans la propreté d’abord de l’âme puis du corps et de tout ce qui entoure le corps :
la peau, les vêtements, l’habitation, les vases et les ustensiles, les offrandes, les victimes,
les sacrifices. Leur propreté et leur préparation aux choses divines sont tout
particulièrement exigées pour l’accomplissement des opérations sacrées. Selon les paroles
d’Isaïe : « Lavez-vous, soyez purs, déposez la malice de vos pensées. » En effet,
l’impureté imprègne l’air et infecte l’homme, elle trouble alors l’influence des entités
célestes et divines et le pur esprit de Dieu s’enfuit. Mais quelquefois les esprits immondes
characteribus & commixtura Græcorum, Hebræorum, Arabicorum ad sortem confictorum nominum, vel
etiam ad placitum, scientiam omnium artium audet promittere. Talis est etiam ars illa, quam vocant
Encunticam, que nomina penitus incognita Latinis, quasi divinitatis arcana & secreta vocabula introducit,
per quorum orationes universalem atque omnium scientiam pollicetur. Ars autem Ioannis monachi de
Morigerato, quem prenotavit Florem celestis doctrine, multas continet aperti sermonis devotas orationes, per
cuius operationem similiter plenitudinem scientiæ repromittit, cum sit adversa notoriæ & Encunticæ non
videtur omnino condemnanda. » ; Dupèbe (1987), p. 129 ; J. Dupèbe, « La curiosité… », op. cit., p. 85. 82
C’est dans ce chapitre 3 que Trithème répertoire la plupart des textes « salomoniens ». Cf.
Boudet (2003), p.j. n° I. 83
Cornelius Agrippa, De Occulta Philosophia Libri Tres, éd. V. Perrone Compagni, New York,
Leyde-Cologne (Brill), 1992. Pour une analyse, cf. F.A. Yates, Giordano Bruno, op. cit., p. 161-176 ; Id., La
philosophie occulte, op. cit., p. 61-76. Après un premier livre qui traite de la magie naturelle et un second de
la magie céleste, le livre III est consacré à la magie cérémonielle, « magie sacerdotale et religieuse qui
implique l’accomplissement de miracles religieux ».
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 668
et les puissances trompeuses exigent aussi cette propreté pour être vénérés et adorés
comme des dieux. Aussi faut-il agir avec discernement. C’est sur ces questions que je me
suis longuement étendu dans mes livres sur La philosophie occulte. Porphyre disserte
longuement sur la théurgie et sur la magie des devins et il conclut que dans les
consécrations théurgiques, l’âme de l’homme peut être rendue capable de recevoir les
esprits et les anges, de voir les dieux, et peut même être préparée jusqu’à retourner à Dieu.
À cette école se rattachent l’art d’Almadel, l’art notoire, l’art paulinien, l’art des
révélations et un certain nombre d’autres traités superstitieux, qui sont en eux-mêmes
pernicieux, car ils peuvent paraître justifiés pour un esprit non averti. »84
Ce plaidoyer d’Agrippa est toutefois beaucoup moins univoque qu’il n’y paraît.
S’il rejette à l’évidence les surgeons médiévaux de la théurgie néoplatonicienne que sont
pour lui des textes tels que l’ars notoria, la version christianisée de l’Almandal ou encore
l’Ars Paulina, il entend sauvegarder les principes formulés par Porphyre, Jamblique ou
Proclus ― ces prisci magi remis au goût du jour par les travaux de Marsile Ficin ― qui
permettent d’attirer ici-bas, sans contrainte, la grâce divine et de hisser l’âme à un niveau
d’être supérieur. Ainsi, non sans une certaine habilité, Agrippa décontextualise l’opinion
d’Augustin qui servait à l’origine à contrer les théurges néoplatoniciens en utilisant les
doutes formulés par Porphyre, l’un de leurs plus célèbres représentants, pour la dresser
face aux mauvais théurges médiévaux.
Pour boucler ce rapide tour d’horizon, on peut encore évoquer deux cas d’espèce.
Celui tout d’abord de l’avocat au Parlement de Paris Jacques Gohory (1520-1576). Outre
ses activités de traducteur (Le Prince de Machiavel et l’Amadis de Gaule), Gohory était
fort intéressé par les sciences occultes et, en particulier, par l’alchimie. Lecteur assidu de
Trithème et d’Agrippa, il dit, comme beaucoup d’autres, avoir eu un traité d’ars notoria
84
Henri Corneille Agrippa, La magie cérémonielle, trad. J. Servier, Paris (Berg), 1982, p. 242,
corrigée lorsque cela était nécessaire ; Henrici Cornelii Agrippæ ab Nettesheym, De incertitudine & Vanitate
scientiarum declamatio invectiva, Parisiis, 1537, cap. XLVI, « De theurgia », p. Hijr-v : « Theurgiam vero
plerique putant haud illicitam, quasi hec bonis angelis, divinoque numine regatur, cum sepissime tamen sub
Dei & angelorum nominibus malis demonum fallaciis obstringatur : non solum siquidem naturalibus viribus,
sed etiam certis ritibus ac ceremoniis celestes, & per illas divinas virtutes nobis conciliamus & attrahimus,
de quibus multis regulis antiqui magi editis voluminibus pertractant. Omnium autem ceremoniarum pars
maxima, in munditia servanda consistit primum quidem animi, deinde etiam corporis, & eorum que circa
corpus sunt, ut in cute, in vestibus, in habitaculis, in vasis, in utensillibus, oblationibus, hostiis, sacrificiis,
quorum munditia ad divinorum consuetudinem, & contuitum disponit, & in sacris summopere efflagitatur,
iuxta verba Isaie : Lavamini & mundi estote, & auferte malum cogitationum vestrarum. Immunditia vero,
que aerem frequenter & hominem inficit, mundissimum illum celestium & divinorum influxum disturbat, &
mundos Dei spiritus fugat. Verum nonnunquam immundi spiritus, & deceptrices potestates, ut venerentur &
adorentur pro diis, etiam hanc munditiam exquirunt, ideo hic maxima opus est cautela, de quibus late in
libris nostris De occulta philosophia disservimus. Verum de hac theurgia, sive divinorum magia plura
disputans Porphyrius, tandem concludit theurgicis consecrationibus posse quidem animam hominis idoneam
reddi, ad susceptionem spirituum & angelorum, ad videndos deos : reditum vero ad Deum hac arte prestari
posse inficiatur omnino. Eius itaque schole sunt ars Almadel, ars notoria, ars Paulina, ars revelationum, &
eiusmodi superstitionum perplura, que eo ipso sunt perniciosiora, quo apparent imperitis diviniora. » F.A.
Yates, Giordano Bruno et la tradition hermétique, Dervy, 1996 (1964), p. 170-176, fait une bonne mise au
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 669
entre les mains et met en doute son efficacité dans son De usu et mysteriis notarum85
.
Tandis qu’il brosse à grands traits dans cette œuvre une histoire de la sténographie et des
arts de mémoire plus ou moins tournée vers la magie (des notes tironiennes jusqu’à la
Steganographia de Jean Trithème, en passant par l’Art de Raimond Lulle, etc.), son but
est, dans les quelques lignes qu’il lui consacre, de bien distinguer l’ars notaria classique
de l’ars notoria magique et de mettre en garde contre cette homophonie trompeuse,
reprenant ainsi sans le savoir l’ancien cheval de bataille de Jean de Tilbury à la fin du XIIe
siècle86
.
Le second témoignage que nous voudrions prendre en considération est celui de
Giordano Bruno (1548-1600), qui est avec son compatriote Tommaso Campanella (1568-
1639) l’un des derniers héritiers du mouvement initié par Ficin. L’intérêt que ce
dominicain défroqué, né à Nola près de Naples et mort sur le bûcher à Rome, portait aux
arts de mémoire et à une magie aux forts accents cabalistiques (notamment dans la
dernière période de sa vie) a été mis en évidence à plusieurs reprises par Frances Yates87
.
Ce n’est pas dans ses traités sur la mémoire, tels le De umbris idearum dédié au roi de
France Henri III, que Bruno se désolidarise de l’ars notoria, mais dans un court traité
intitulé De magia, resté inédit de son vivant et édité au XIXe siècle88
. Il s’y attache à
déterminer ce qu’il faut entendre par opération magique89
. D’emblée, il entreprend de
définir les termes « mage » et « magie » et en donne à cet effet les différentes acceptions.
point sur la « magie religieuse » d’Agrippa. 85
Iac. Gohorii, De Usu & Mysteriis Notarum Liber, Parisiis, apud Vincentium Sertenas, 1550, p.
Cij (verso)-Ciij : « Non est silentio pretereundum hoc artis notariæ nomine vel notoriæ, quasi inter
angustiores sacerdotes Apollinis artem mysteriorum plenam versari, qua paucis diebus omnium divinarum
humanarumque rerum scientiam consequantur. Sub theurgia sue divina magia (inquit Cornelius Agrippa [De
vanitate]) continentur ars Almadel, Notoria, & Paulina : quæ quidem manat ab Apollineo furore. Is autem
arte quadam elicitur (inquit [De occulta philosophia]) paucissimis cognita, taliter informando, exornando, &
illustrando fidelem et purum hominis animum, ut ex ignorantiae tenebris repente ad sapientiæ lumen
evehatur. » ; p. Ciiij : « At non inficior inter magicos libros aliquem in manus meas incidisse artis notoriæ
titulo, qui solemni obsecrationum ritu à septem Planetis totidem artium (quas liberales vocant) parique
dierum numero perfectam & absolutam cognitionem polliceretur. Sed (ut Marsilius Ficinus quæ De vita
cælitus haurienda per sacrificia, imagines, & annulos scripserat, in epistolis tandem suis interpretatur) non
tam sunt hæc precepta credentis vel sperantis, quam optantis vota. Artem enim habitum animi recte statuit
Aristoteles, qui longo usu comparetur, non subito influxu instillet in mentem. » ; Dupèbe (1987), note 28 ;
D.P. Walker, op. cit., p. 89. Sur Jean Gohory et l’acquisition du savoir, cf. J.F. Maillard, « Fortunes de
l’écriture à la Renaissance : de la cryptographie à la quête d’un langage universel », Écritures II, Paris, 1985,
p. 150. 86
Cf. supra, Ière partie, ch. 2.4.3.3. 87
F.A. Yates, Giordano Bruno, op. cit., p. 247-422 ; Id., L’art de la mémoire, op. cit., p. 215-343.
Voir aussi B. Levergeois, Giordano Bruno, Fayard, 1995, p. 413-440. 88
Ce texte doit beaucoup à la Philosophie occulte de Cornelius Agrippa et à la Steganographia de
Jean Trithème. 89
Iordani Bruni Nolani Opera latine conscripta, publicis sumptibus edita, recensebat, Naples-
Florence, 1879-1891, t. III ; Giordano Bruno, De magia. De vinculis in genere, éd. A. Biondi, Pordenone,
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 670
La magie renvoie en premier lieu aux formes de sagesse et de philosophies antiques, ce en
quoi elle a une valeur positive : peuvent par exemple être considérés comme mages les
disciples égyptiens d’Hermès, les druides gaulois, ou encore les Gymnosophistes de l’Inde
(parmi lesquels a séjourné Apollonius de Tyane, qualifié du double titre de magus et
philosophus par saint Jérôme). Ensuite, Bruno évoque : la « magie naturelle » de ceux qui
« accomplissent des prodiges par la seule application de principes actifs et passifs »,
comme peuvent le faire les médecins et les chimistes ; la magie des prestiges, autrement
dit la prestidigitation, qui permet de créer des illusions ; la « magie naturelle » de ceux qui
ont recours « à la vertu de sympathie et d’antipathie des choses » et qui savent jouer des
puissances occultes de la nature ; et la « magie mathématique » ou « philosophie occulte »,
qui ajoute à la précédente « des mots, des formules, des rapports de nombres et de temps,
des images, des figures, des sceaux, des caractères ou des lettres » et renvoie à la magie
des talismans dans la lignée de Ficin. Jusque-là, on reste dans le licite ou l’acceptable.
Puis il en arrive à la magie spirituelle à proprement parler, qui « se livre au culte ou bien à
l’invocation d’intelligences et de puissances extérieures ou supérieures par des prières, des
consécrations, des fumigations, des sacrifices ou des rites précis et des cérémonies dédiés
aux dieux, démons et héros », et il est clair que Bruno en conteste le principe et l’usage.
Celle-ci se subdivise en deux, avec d’un côté ce qu’il appelle la « magie des désespérés »
(magia desperatorum), c’est-à-dire la magie de ceux qui veulent attirer un esprit en eux-
mêmes et par ce moyen paraître savants, et de l’autre ce qu’il dénomme la « magie
transnaturelle » ou « métaphysique », ou encore la « théurgie », qui permet de
« commander et gouverner les démons inférieurs avec l’appui des principaux démons
supérieurs ». Contrairement à ce qu’enseigne Cornelius Agrippa, l’ars notoria appartient
selon lui à la première catégorie, puisque sa pratique permet à ceux qui en usent
d’« accueillir en eux les mauvais démons »90
. Enfin, il évoque la nécromancie, l’art des
pythonisses, la magie maléfique et les diverses formes de divination. Après cette
énumération des diverses formes de magie, Bruno se plaint que l’usage du terme « mage »
1986 ; Giordano Bruno, Opere magiche, éd. ss. dir. M. Ciliberto, Milan, 2000, De magia naturali, p. 159-
320 ; trad. fr. dans Giordano Bruno, De la magie, Paris (Allia), 2000. 90
Giordano Bruno, Opere magiche, op. cit., p. 162 : « Si isti accessit cultus sue invocatio
intelligentiarum et efficientum exteriorum seu superiorum, cum orationibus, consecrationibus, fumigiis,
sacrificiis, certis habitibus et ceremoniis ad Deos, dæmonas et heroäs, tunc vel fit ad finem contrahendi
spiritus in se ipso, cuius ipse fiat vas et instrumentum, ut appareat sapiens rerum, quam tamen sapientiam
facile pharmaco una cum spiritu possit evacuare, et hæc est magia desperatorum, qui fiunt vasa malorum
dæmonum, quae per artem notoriam exaucupatur, aut est ad finem imperandi et præcipiendi dæmonibus
inferioribus cum authoritate superiorum dæmonum principum, hos quidem colendo et alliciendo, illos vero
coniurando et adiurando, constringendo, et hæc magia est transnaturalis seu metaphysica, et proprio nomine
appellatur theurgia. »
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 671
ait été dévoyé, non pas tant par les mauvais magiciens que par les théologiens qui opèrent
un amalgame démonologique aveugle (il rejette alors avec mépris le Marteau des
sorcières des dominicains Institoris et Sprenger), quand en réalité il faut concevoir le
mage comme « un homme sage qui a la faculté d’agir ». C’est alors qu’il propose sa
propre nomenclature, qui prend, comme chez Cornelius Agrippa, la forme d’un triptyque,
avec d’un côté la « magie divine », de l’autre la « magie naturelle » et au centre la « magie
mathématique » : si les deux premières sont bonnes dans tous les cas, c’est dans le
maniement de la troisième, qui nécessite des figures, des symboles (sceaux et caractères),
des incantations, la confection d’anneaux et le respect de tempus idonei que le risque de
tomber dans l’idolâtrie est le plus grand91
. La suite du traité est consacrée à l’exposition
des principes de la magie que veut promouvoir Bruno, une magie complexe fortement
influencée par le néoplatonisme92
. Ainsi, comme chez ces prédécesseurs, l’évocation de
l’ars notoria et de la magie démoniaque est pour le Nolain un moyen de dresser un
paravent derrière lequel il peut dissimuler des spéculations qui dépassent le strict champ
de la nature.
Cette série de témoignages ne saurait être exhaustive. En tout cas, force est de
constater que si de nouvelles formes de magie spirituelle « néoplatonisante » et teintées de
cabale sont élaborées à la croisée des XVe et XVIe siècles et s’épanouissent jusqu’au
début du XVIIe siècle, ce n’est pas pour autant que l’ars notoria est disqualifiée (même si
ses plus belles heures sont à coup sûr derrière elle), ni même que les premières (par
exemple chez Cornelius Agrippa) se différencient foncièrement de la seconde. Il est
d’ailleurs à ce titre intéressant de constater que cohabitent dans une même édition du
début du XVIIe siècle les œuvres d’Henri Cornelius Agrippa et une compilation de
différents traités d’ars notoria93
. Par ailleurs, au-delà des déclarations d’intention, les
adeptes de la magie philosophique rattachés plus ou moins directement à l’école florentine
n’ont pas toujours tiré un trait clair et net sur le passé.
Sans parler du rôle d’intermédiaire qu’a joué Pelagius avec des individus tels que
Trithème et Agrippa, et outre le cas particulier de Simon Forman dont nous avons vu qu’il
était fort intéressé par l’ars notoria, le meilleur exemple que l’on peut mettre en avant est
91
Il développe les principes de cette magie mathématique, qui est une magie astrale très sophisticée
dans laquelle l’emploi de noms d’anges est fréquent, dans son traité De magia mathematica, éd. dans G.
Bruno, Opere magiche, op. cit., p. 3-158. 92
B. Levergeois, op. cit., p. 414-426, pour une description du contenu du traité. 93
Henrici Cornelii Agrippæ ab Nettesheym [...] Opera in duos tomos [...] quibus post omnium
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 672
sans doute celui de John Dee (1527-1608), tout aussi réputé pour ses travaux en
mathématiques que pour les conversations angéliques qu’il a menées à partir de décembre
1581 avec son compagnon Edward Kelly et qu’il a racontées en détail dans des texte restés
dans certains cas inédits94
. Dans sa True and Faithful Relation of What Passed for Many
Yeers between Dr John Dee and Some Spirits éditée de manière incomplète par Meric
Casaubon (1599-1671), Dee raconte comment, arrivé à l’âge de quarante-quatre ans,
fatigué d’avoir lutté toute sa vie pour acquérir les différents types de savoir
(mathématiques, astronomie, astrologie, optique, géographie, navigation, histoire, etc.), il
se serait tourné vers les anges dans l’espoir d’obtenir d’eux qu’ils le confortent dans sa
quête. Cette « conversion » ― Dee se refuse à parler de « magie » ― aurait présidé à
l’apparition sur un espace de plusieurs années d’une multitude d’esprits d’apparences très
diverses, allant de la jeune fille prépubère au mari grincheux, dont il aurait tiré des
révélations. L’historiographie a lourdement insisté, dans la lignée de Frances Yates, sur la
dette que Dee a contracté envers des mages tels qu’Agrippa ou Reuchlin, tendant à
renforcer l’effet de rupture entre Moyen Âge et Renaissance. Or, les recherches récentes
de Stephen Clucas mettent en évidence le rôle que la magie médiévale a joué dans
l’élaboration des rituels mis en œuvre par Dee et montrent qu’il convient de ne pas
exagérer outre mesure la césure entre les deux périodes95
. Le mathématicien anglais
possédait dans sa bibliothèque riche de plusieurs milliers de volumes un exemplaire du
Liber sacratus sive juratus attribué à Honorius (il s’agit du ms British Library, Sloane
313) et il s’en est servi pour y puiser des éléments figuratifs puisqu’on retrouve le « sceau
de Dieu » issu de spéculations du Pseudo-Honorius sur le Schem hamephorasch dans son
editiones de novo accessit Ars Notoria, Lugduni per Beringos Fratres, vers 1600. 94
La bibliographie est très abondante sur la question. Pour une introduction, on peut citer F.A.
Yates, La philosophie occulte, op. cit., p. 117-136 ; Id., « Deux philosophes de la Renaissance en Angleterre
élisabéthaine : John Dee et Giordano Bruno », dans Ead., Raymond Lulle et Giordano Bruno, Paris (PUF),
1999, p. 361-378 ; P. French, John Dee : The World of an Elisabethan Magus, Londres, 1972. Puis, plus
spécifiquement : W. Shumaker, « John Dee’s Conversations with Angels », Renaissance Curiosa, Medieval
and Renaissance Texts and Studies, Binghampton-New York, 1982, p. 15-52 ; C.I. Whitby, John Dee’s
Actions with Spirits : 22 December 1581 to 23 May 1583, Ph.D, University of Birmingham, 1981, publié en
deux vol. facsim., New York-Londres, 1988 ; N. Clulee, John Dee’s Natural Philosophy : Between Science
and Religion, Londres, 1988, p. 203-230 ; D.E. Harkness, « Shows in the Showstone : A Theater of
Alchemy and Apocalypse in the Angelic Conversations of John Dee (1527-1608/9) », Renaissance
Quarterly, 49 (1996), p. 707-737. 95
S. Clucas, « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’ : Inspectival Knowledge and the Visual
Logic of John Dee’s Liber Mysteriorum », dans A. Adams et S.J. Linden (éd.), Emblems and Alchemy,
Glasgow, 1998, p. 109-132 ; Id., « John Dee’s Conversations and the Ars Notoria. Renaissance Magic and
Medieval Theurgy », à paraître dans Ead. (éd.), John Dee : Interdisciplinary Studies in English Renaissance
Thought, Dordrecht (Kluwer Academic Publishers). L’auteur nous a gracieusement communiqué ce dernier
article avant qu’il ne soit publié : qu’il en soit vivement remercié.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 673
Liber Mysteriorum, l’un des textes où il rend compte de ses expériences angéliques96
. En
outre, bien que des liens directs restent difficiles à établir entre l’ars notoria et les
descriptions que Dee fait de ses « exercices mystiques »97
, Clucas souligne à quel point la
composante visuelle est prégnante dans ces derniers et plaide pour une influence de cette
branche centrale de la théurgie médiévale. Sans doute l’édition des versions médiévales de
l’art notoire permettra-t-elle dans l’avenir aux historiens de l’époque moderne d’établir
des comparaisons et une analyse plus précises.
6.4.3. Du côté des humanistes : Jean-François Pic de la Mirandole et
Érasme
Si l’ars notoria a subi la réprobation des « mages-philosophes » de la Renaissance,
inutile de dire qu’elle a du également compter avec celle d’humanistes plus classiques.
C’est sur point que nous aimerions finir.
On peut d’une part évoquer le cas du philosophe Jean-François Pic de la Mirandole
(1469-1533), le neveu de Jean Pic, auteur d’une œuvre considérable. Dans son traité
intitulé De rerum prænotione (1506-1507), il entreprend de faire un vaste compte-rendu
polémique de l’histoire de l’astrologie et de la magie, et s’en prend à certains de ses plus
illustres représentants antiques et médiévaux98
. Ce n’est pas au chapitre 11 du septième
livre de cet ouvrage, où il procède à une attaque en règle contre Apollonius de Tyane, qu’il
est question de l’ars notoria, mais au chapitre 7 du même livre, qui, outre Roger Bacon et
Albert le Grand, vise Pietro d’Abano. Pic reproche au médecin padouan, dont la légende
noire est bien établie, de s’être servi du Picatrix pour forger ses invocations planétaires. Il
qualifie au passage l’ouvrage de « livre plein d’artifices et de superstitions ». Mais il
accuse aussi Pietro d’Abano de lier trop facilement l’efficacité des paroles magiques à la
divinité ― preuve en est selon lui un experimentum d’Albumasar in Sadan rapporté par
Pierre ― et conteste, à plus juste titre cette fois, le rapprochement que le philosophe opère
dans son Conciliator entre les paroles eucharistiques et les noms divins de l’ars notoria99
.
96
S. Clucas, « ‘Non est legendum… », op. cit., p. 122-123, planches tirées des mss British Library,
Sloane 3188, Liber Mysteriorum, fol. 30r, et Sloane 313, Liber juratus, fol. 4r. 97
Par ailleurs, il n’y a nulle trace de traité d’ars notoria dans sa bibliothèque ; mais cela ne signifie
pas de manière définitive que Dee ignorait son existence, d’autant qu’il a rencontré Simon Forman. Cf. John
Dee’s Library Catalogue, éd. J. Roberts et A.G. Watson, Londres, 1990. 98
D.P. Walker, op. cit., p. 121-126. S’il s’en prend à des autorités antiques ou médiévales, il a en
réalité en ligne de mire les Platoniciens florentins, Ficin et son parent Pic de la Mirandole. 99
Sur Pietro d’Abano et l’ars notoria, cf. supra, Ière partie, ch. 4.4.1.1. ; Giovanni Pico della
Mirandola, Opera Omnia (1557-1573), Hildesheim, 1969 (rééd. facsim. de l’éd. Basileæ, 1557), t. II, p. 660-
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 674
Pour bien distinguer les unes des autres, il tente alors de minimiser l’automaticité des
paroles sacramentelles en soulignant qu’elles ne sont pas une cause directe de la présence
divine ici-bas mais simplement des signes qui assistent la divinité dans son œuvre
rédemptrice et ne sont pas intrinsèquement doués d’efficacité. Cela l’amène à se distancier
de la conception thomiste du sacrement, puisque Thomas attribue le pouvoir d’une « cause
instrumentale » aux paroles de consécration et reconnaît que le fait qu’elles soient
prononcées par un prêtre hérétique, en état de péché mortel ou animé de mauvaises
intentions, n’entame en rien leur vertu à opérer le mystère de la transsubstantiation
(conception ex opere operato)100
. Pour autant, lorsqu’il s’agit de traiter plus
particulièrement de l’art notoire, cet humaniste n’hésite pas à reprendre à son compte
l’argumentation de la questio 96 de la Somme théologique. L’ars notoria est non
seulement illicite, mais inefficace en raison de l’impossibilité qu’ont les démons, reconnus
comme seuls interlocuteurs de l’invocateur, à illuminer l’intelligence.
Enfin, Érasme de Rotterdam (1469-1536), dont on connaît l’intérêt qu’il porte à la
pédagogie et le mépris des écolâtres et de leur latin barbare, a consacré l’un de ses
célèbres Colloques à l’ars notoria. Cette œuvre, destinée à ses élèves, est née lorsque
l’humaniste, pour mener à bien ce qu’il décrit lui-même comme son long et fastidieux
661 : « Petrus Aponensis olim inter medicos boni nominis : sed qui ex acta philosophatur advertit plurimæ
lectionis hominem fuisse, minimique iudicii ab omnibus ferme creditus est magus : verum ex præcedentibus
constat, quam oppositum ei dogma aliquando tributum sit, quem etiam hæreseum inquisitores vexaverit :
quasi nullos esse dæmones crediderit : is plura reliquit signa, cur superstitiosus crederetur, in libro præsertim
quem appellavit Conciliatorem, cuius libri differentia quinquagesima sexta supra centesimam de
precantationibus multa in utramque partem agens, eis tribuit plurimum, illique absurdissime & impie
superstitioni favet, placari Deum Astronomica oratione, quod se expertum dicit : visumque sibi uberiorem
scientiam impetrasse, dum eam petiisset, cœli medium capite draconis occupante, sed hanc mittamus, & a
patruo & a nobis alibi detestatam, præcantationes censuit ægris conferre idque persuaderi ratione &
experimentis demonstrari : Pro experimentis affert multa inter que eucharistiæ nostræ verba & divina, ut
inquit, artis notoriæ nomina, & pleraque magicæ artis cantamina, & sane Aponensis iste minus desipere
poterat, quam ut præcantationibus commisceret quæ divina sunt, quæque prophana & noxia divinorum
nomine dignaretur. Diximus supra Christi corporis sanctissimum sacramentum, verbis ipsis ut causis non
confici, intercedere autem ea ut signa quibus assistat divina potentia. Notoriam quoque artem, non modo
illicitam, sed vanam prorsus & inefficacem. Divus Thomas asseruit noxiorum deliramentorum hostis, ut
sanctum & doctum hominem decet : Is igitur post multa adversus superstitiones disputata de arte notoria
verba faciens, docet eam suis figuris & ignotis verbis uti tanquam signis : Manifestum autem ex illis animam
naturaliter scientia non informari, quare eam ad pacta pertinere demonum cum divina authoritate instituta
non sit, docet & illud effectum scientiæ, qui ea ex parte speratur a suis cultoribus modo quo scientia
naturaliter acquiritur haberi non posse, inveniendo, scilicet, per sese, vel discendo ab aliis, quare relinquit ut
vel a Deo, vel a demone expectetur. Deum vero per huiuscemodi observationes largiri non scelere scientiam,
sed ex arbitrio suo, liberalique clementia, Solomoni olim, ut Apostolis, ut aliis quare colligi debere ut rei
huiusce sit auctor dæmon, ad quem intellectum illuminare minime conveniat, que tamen collustrari oporteat
in adeptione scientiæ. » 100
Thomas d’Aquin, Somme théologique, Pars IIIa, q. 78, art. 1 à 4 ; q. 74, art. 2 ; q. 64, art. 5 et 9 ;
q. 85, art. 5 et 7.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 675
doctorat en théologie à la Sorbonne, vivait de leçons de latin classique101
. La première
édition de 1518, très largement fautive, utilise un texte dont Érasme a réalisé la première
ébauche entre 1497 et 1500. Par la suite, devant le succès rencontré par l’œuvre et malgré
les menaces de censure, les éditions, bien souvent augmentées de quelques nouveaux
dialogues, se sont succédées. C’est dans l’édition de septembre 1529 réalisée à Bâle par
Jérôme Froben, Jean Hervagius et Nicolas Episcopius, que le texte sur l’art notoire paraît
pour la première fois.
Dans ce dialogue connu de Jean-Baptiste Thiers102
, Érasme rapporte ce qui semble
être une conversation qu’il a réellement eue avec son filleul Johannes Erasmius Froben, le
fils cadet de son imprimeur bâlois, à qui il a dédié les Colloques en mars 1522103
. Tandis
qu’Érasme demande à son jeune parent de quelle manière se déroulent ses études, Froben
avoue qu’il a justement une question à poser à son parrain. En effet, il a entendu parler et a
vu « un certain art notoire » qui promet à tout le monde d’acquérir à fond les arts libéraux
avec un minimum d’effort. Faute de maître pour lui expliquer le contenu du livre, Froben
n’a fait que le regarder. Il procède alors à une description qui ne laisse part à aucune
ambiguïté : il s’agit bien d’ars notoria. L’ouvrage contient en effet « diverses
formes d’animaux, de dragons, de lions, de léopards et divers cercles », ainsi que des
« paroles en partie grecques, en partie latines, en partie hébraïques, et d’autres en langue
barbare ». Il promet par ailleurs de parvenir à un résultat probant en seulement quatorze
jours. Si cette durée assignée au rituel ne renvoie à aucune des procédures que nous avons
examinées, la description de l’iconographie du traité permet en revanche de faire le
rapprochement avec la version de l’ars notoria du manuscrit de Turin (= T1), dans lequel
des formes zoomorphes (dragons, griffons, lions, etc.) apparaissent régulièrement dans ou
101
Opera Omnia Desiderii Erasmi Roterodami, I, 3, Colloquia, éd. L.-E. Halkin, F. Bierlaire, R.
Hoven, Amsterdam, 1972, p. 3-20, introduction. 102
Jean-Baptiste Thiers, Traité des superstitions, op. cit., p. 275-284, not. p. 275-276 103
Ibid., p. 647-649 : Desiderius : Quomodo succedunt tua studia, Erasmi ? ― Erasmius : Musis, ut
apparet, parum faventibus, sed felicius succederent, si quiddam abs te queam impetrare. ― D ; Nihil non
impetrabis, modo sit in rem tuam. Dic tantum quid rei sit. ― E : Non dubito quin nihil sit artium
reconditarum quod te fugiat. ― D : Utinam vera prædices. ― E : Audio artem esse quandam notoriam, quæ
hoc præstet, ut homo minimo negocio perdiscat omnes disciplinas liberales. ― D : Quid audio ? Vidisti
codicem ? ― E : Vidi, sed vidi tantum, quod non esset doctoris copia. ― D : Quid continebat liber ? ― E :
Varias animantium formas, draconum, leonum, leopardorum variosque circulos, et in his descriptas voces
partim Græcas, partim Latinas, partim Hebraicas, aliasque barbaricarum linguarum. ― D : Intra quot dies
pollicebatur titulus disciplinarum cognitionem ? ― E : Intra quatuordecim. ― D : Magnifica sane
pollicitatio, sed nostine quenquam per istam artem notoriam evasisse doctum ? ― E : Nequaquam. ― D :
Neque quisquam alius vidit unquam aut visurus est, nisi posteaquam viderimus aliquem per alcumisticam
evasisse divitem. ― E : Equidem optarim artem esse veram. ― D : Fortasse quod pigeat literas tantis
sudoribus emere. ― E : Scilicet. […] ― D : Ego aliam artem notoriam non novi quam curam, amorem et
assiduitatem. » ; sur ce dialogue, cf. J.-C. Margolin, « Érasme et Mnémosyne », dans Ead., Recherches
érasmiennes, Genève, 1969, p. 70-84.
― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 676
à proximité des figures. Manifestement, ce manuscrit a fait souche, sans que nous ayons
retrouvé de trace de ses surgeons.
La description de l’ouvrage achevée, Érasme reconnaît non sans ironie qu’il s’agit-
là à coup sûr d’une affaire pleine de promesses extraordinaires. Mais, s’empresse-t-il
d’ajouter, son filleul a-t-il seulement rencontré quelqu’un qui soit devenu savant grâce à
elle ? Froben est bien obligé de répondre par la négative. Et Érasme d’enfoncer le clou en
précisant que le jeune homme ne verra pas plus quelqu’un devenir savant grâce à l’ars
notoria que quiconque devenir riche grâce à l’alchimie. Le jeune, encore sous le coup de
la déception, avoue qu’il avait tout de même espéré que cet art dise vrai. D’autant, ajoute-
t-il plus loin, que sa mémoire lui fait souvent défaut et qu’il peine à retenir ce qu’il a
appris. La suite du dialogue est l’occasion pour Érasme de revenir à l’un de ses thèmes
favoris et d’exalter ce qui est selon lui la méthode classique du travail scolaire, une
méthode fondée sur le travail, l’amour des études et l’assiduité. Il encourage son filleul à
comprendre d’abord ce qu’il lit avant d’apprendre et de mémoriser.
Érasme reconnaissait jusqu’à un certain point l’utilité des arts de mémoire104
; mais
il trouvait là une occasion de moquer les prétentions surnaturelles de l’ars notoria, en
tenant des propos frappés au coin du bon sens. Manifestement, même si le feu couvait
toujours ici ou là et si elles étaient toujours prêtes à renaître, les espérances des clercs
médiévaux portées par l’art notoire avaient vécu.
104
J.-C. Margolin, art. cit., p. 71, cite l’extrait suivant du De ratione studii [522c] : « On ne doit
pas négliger la mémoire, ce trésor de la lecture, recommande-t-il au maître comme à l’élève. Je ne conteste
certes pas que la mémoire puisse être aidée par des lieux et par des images ; toutefois, c’est sur trois
éléments que repose avant tout une excellente mémoire : la compréhension (intellectu), l’ordre (ordine) et
l’application (cura). En vérité, la fonction d’une bonne mémoire, c’est d’avoir compris une chose à fond… »