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HONGRIE 1 SHALOM/VOL.XLII/TICHRI 5765/AUTOMNE 2004 P ar Roland S. Süssmann P armi tous les pays d’Europe centra- le, la Hongrie se démarque de ses voi- sins immédiats par de nombreux as- pects, à commencer par la langue qui n’a rien en commun avec celles des nations environnantes. Elle fait partie de ce groupe des langues finno- ougriennes qui inclut le finnois, le lapon, l’estonien et quelques dialectes des pays Baltes et qui retrouve un dénominateur commun avec le mon- gol et le turc. Et les Juifs dans tout cela ? Historiquement et aujourd’hui encore, ils font preuve d’une forte identifica- tion et d’une grande fierté nationale envers la Hongrie. Comme en Alle- magne, ils étaient avant tout des ci- toyens d’obédience juive..., comme en Allemagne, cette communauté telle- ment intégrée et assimilée a été pour ainsi dire massacrée. Afin de nous parler de ce pays mais surtout de ce qui s’y est passé pendant la Deu- xième Guerre mondiale, nous avons rencontré M. EMERIC DEUTSCH, né en Hongrie et survivant de la Shoa, qui a accepté de nous narrer, sur fond his- torique, son expérience personnelle. TÉMOIN DE SON TEMPS Très jeune, M. Emeric Deutsch a été embrigadé dans la section du travail forcé de l’armée hongroise, dont il s’est évadé. Il s’est ensuite engagé dans la résistance juive, mais il a été arrêté et torturé. Il a finalement pu se sauver. (Photo: Bethsabée Süssmann)

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HONGRIE

1 SHALOM/VOL.XLII/TICHRI 5765/AUTOMNE 2004

Par Roland S. Süssmann

Parmi tous les pays d’Europe centra-le, la Hongrie se démarque de ses voi-sins immédiats par de nombreux as-pects, à commencer par la langue quin’a rien en commun avec celles desnations environnantes. Elle fait partiede ce groupe des langues finno-ougriennes qui inclut le finnois, lelapon, l’estonien et quelques dialectesdes pays Baltes et qui retrouve undénominateur commun avec le mon-gol et le turc. Et les Juifs dans tout cela?Historiquement et aujourd’hui encore,ils font preuve d’une forte identifica-

tion et d’une grande fierté nationaleenvers la Hongrie. Comme en Alle-magne, ils étaient avant tout des ci-toyens d’obédience juive..., comme enAllemagne, cette communauté telle-ment intégrée et assimilée a été pourainsi dire massacrée. Afin de nousparler de ce pays mais surtout de cequi s’y est passé pendant la Deu-xième Guerre mondiale, nous avonsrencontré M.EMERIC DEUTSCH, né enHongrie et survivant de la Shoa, qui aaccepté de nous narrer, sur fond his-torique, son expérience personnelle.

TÉMOIN DE SON TEMPS

Très jeune, M. Emeric Deutsch a été embrigadé dans la section du travail forcé de l’armée hongroise, dont il s’estévadé. Il s’est ensuite engagé dans la résistance juive, mais il a été arrêté et torturé. Il a finalement pu se sauver.

(Photo: Bethsabée Süssmann)

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Avant de nous raconter l’histoire de votre vie,pouvez-vous en quelques mots nous dire quelle aété la spécificité de la Shoa en Hongrie?

Le premier aspect unique de la Shoa en Hongrieréside dans le fait que ces événements terribles nes’y sont déroulés que vers la fin de la guerre. Bienévidemment, tout cela était préparé de longuedate car en Hongrie, l’antisémitisme est trèsancien mais aussi très caractéristique. Parmi tousles pays d’Europe de l’Est et Centrale, ce sont lesJuifs hongrois qui étaient les mieux traités et quiavaient le plus de droits. Il faut se souvenirqu’avec l’émancipation en 1867, les Juifs hongroisavaient obtenu pratiquement les mêmes droits queleurs concitoyens: abolition des limitations dedroits de séjour, de l’interdiction de la propriétéfoncière et de la pratique de diverses professions;libre accès aux écoles secondaires, devenues obli-gatoires, et aux études supérieures. La Hongrieétait en fait un royaume partiellement autonome àl’intérieur de la monarchie austro-hongroise. A cetégard, il est intéressant de noter qu’en Galicie,dans ce grand territoire de la Pologne qui faisaitpartie du royaume, les Juifs n’avaient absolumentpas les mêmes droits, tout comme en Bohême, oùdes persécutions avaient également lieu de tempsen temps. C’est ainsi que la Hongrie a connu uneimmigration juive en provenance d’Allemagne, de

Bohême et de Galicie. Les Juifs venant de l’ouestdu Danube (Presbourg) étaient en général origi-naires de Moravie et parlaient allemand et hon-grois. Ceux de Pologne, notamment de Galicie,parlaient yiddish. Les Juifs constituaient la classemoyenne de la Hongrie et avaient ainsi mis à pro-fit leurs nouvelles libertés pour développer toutel’industrie de même que toute la vie artistique et lavie culturelle. Il faut bien comprendre que leurimportance était bien plus grande qu’en Alle-magne, où ils ont également joué un rôle primor-dial (voir SHALOM Vol.41). La Hongrie était, eneffet, un pays féodal où les seigneurs et les grandspropriétaires agricoles n’avaient pour ainsi direaucun rapport avec le peuple. C’étaient des gensqui ne travaillaient pas et qui engageaient desgérants (souvent juifs) pour s’occuper de la mar-che de leurs affaires. Ces administrateurs étaientles véritables patrons des ouvriers et des paysans.Le commerce n’était pratiquement pas développé.Dans les régions rurales, c’étaient les Juifs quitenaient la boutique du village et qui étaient obli-gés de vendre à crédit aux paysans qui, parce qu’ilsleur devaient de l’argent, les détestaient. Paral-lèlement, à Budapest juste avant la DeuxièmeGuerre mondiale, tous les théâtres, hormis lethéâtre national, étaient dirigés par des Juifs. Tousles grands éditeurs, les metteurs en scène, etc.,étaient juifs. Dès le début des lois antijuives, de

En 1920 et 1921, le conte Pal Teleki a établi les premières lois antijuives instaurant le numerus clausus dans les universités.

Entre 1939 et 1941, il a créé des lois antisémites draconiennes.

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nombreux grands metteurs en scène ont quitté laHongrie pour se rendre en Amérique, où ils ont souvent fait une carrière formidable, je ne citeraique l’un des plus célèbres d’entre eux, GeorgeCukor. Il est important de bien comprendre à quelpoint l’économie et la culture hongroises étaientinfluencées et développées par les Juifs, c’étaitsimplement phénoménal.

Vous nous parlez des premières lois antijuives. Dequand datent-elles et qu’impliquaient-elles?

Avant la Première Guerre mondiale, les seuleslimitations qui existaient pour les Juifs se trou-vaient dans le cadre de l’armée professionnelle etdans les hautes fonctions de l’État. En 1918, lamonarchie austro-hongroise s’est écroulée et alaissé la place à la révolution communiste. Le régi-me alors au pouvoir et dirigé par Béla Kun comp-tait de nombreux Juifs aux échelons les plus éle-

vés. Une grande partie des commissaires qui fai-saient régner la terreur étaient juifs et détestés. Aucourant de l’année 1919, une contre-révolution achassé le régime communiste. L’établissement etla stabilisation du nouveau gouvernement ontalors entraîné une certaine violence antijuive etcette période, connue sous le nom de «la terreurblanche», a fait environ 3000 victimes. L’amiralMiklos Horthy de Nagybanya (1868-1957), le chefdes gardes du corps du Kaiser qui avait mené lacontre-révolution, a accédé au pouvoir en 1920 etinstauré un antisémitisme d’état dont la premièremesure a été l’introduction, le 22 septembre 1920,du numerus clausus dans les universités, limitant à6% le nombre de Juifs. En 1928, cette mesure a étéquelque peu adoucie, mais bel et bien maintenue.Il y avait toutefois deux exceptions pour les filsd’avocats et de médecins, qui pouvaient fréquen-ter ces facultés. Le fait est que 60% des avocats etdes médecins de Budapest étaient juifs. C’est lecomte Pal Teleki, premier ministre de 1920 à 1921puis de 1939 à 1941, qui a personnellement rédigéles lois antijuives de 1920, 1939 et 1941 qui étaientà chaque fois plus graves et plus contraignantes etdont le but était d’exclure progressivement lesJuifs de la vie publique: d’abord dans les universi-tés, puis dans certaines professions et finalementdans la vie culturelle, comme l’opéra ou le journa-lisme. Ses écrits prouvent qu’il avait une haineinvétérée des Juifs. Il s’est suicidé le 3 avril 1941.Malgré toutes ces restrictions, il y avait des dépu-tés, des sénateurs et même un ministre juif.Lorsque la religion juive a été reconnue, desgrands rabbins orthodoxes et néologues ont éténommés comme représentants des Juifs au sénat.Il est important de rappeler que la plupart des loisantijuives étaient en grande partie dues à l’in-fluence de l’Église. L’antisémitisme est donc nonseulement dans les moeurs, mais fait partie inté-grante de la culture hongroise. Il faut bien com-prendre que nous touchons-là à l’un des aspectsfondamentaux de la Shoa. En effet, ceci démontrecomment on arrive à stigmatiser une partie de lapopulation en disant simplement: «ils ne sont pascomme nous» - donc inférieurs, donc un genre de«proie facile». Finalement, il est intéressant deconstater que malgré l’antisémitisme d’état et leslois en vigueur, la communauté juive était non seu-lement intégrée dans la société, mais jouait un rôleprimordial dans le développement du pays tant surle plan économique que culturel. Il y avait de nom-breuses synagogues et écoles juives, dont un collè-ge pour garçons et un autre pour filles dispensantun enseignement allant jusqu’au baccalauréat, etc.

Vous nous avez parlé des rabbins «néologues». Dequel type de communauté juive s’agit-il exacte-ment?

Un bref historique s’impose. En 1887, le gouver-nement de Vienne a demandé à ce que les Juifsétablissent les règles de leur représentativité et deleur organisation interne. Un grand congrès a donc

Le vice-consul de Suisse, Carl Lutz, a sauvé environ 62’000 Juifs hongrois en établissantdes milliers de certificats de protection et en abritantdans 76 maisons protégées à Budapest un nombre

considérable de personnes, qu’il nourrissait également. En coopération étroite avec Raoul

Wallenberg et avec les légations d’Espagne et duPortugal qui opéraient selon le même mode

d’action, on estime que plus de cent mille personnesont ainsi été sauvées.

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été organisé, auquel tous les représentants descommunautés juives du pays ont participé. Un cer-tain nombre de questions fondamentales étaient àl’ordre du jour: qui pouvait être membre d’unecommunauté, quel titre de rabbin était valable(formé dans une yéshivah ou au Séminaire rabbi-nique de Budapest), la présence de l’orgue dansune synagogue, etc. Il s’est rapidement avéréqu’aucune entente n’était possible et il y a donc euune scission historique entre les communautésnéologue et orthodoxe, toutes deux étant recon-nues par l’État. Pour compliquer les choses, il exis-tait une troisième communauté qui n’était affiliéeni aux uns ni aux autres, dont le nom était «statusquo». Il y avait donc des communautés avec troissynagogues. Les néologues n’étaient pas des Juifslibéraux ou conservateurs (au sens américain duterme), car ils avaient maintenu la majorité destraditions tout en installant un orgue à la syna-gogue, opéré par un non juif. Il est intéressant denoter que bien que les communautés vivaient demanière assez séparée, tout l’abattage rituel se fai-sait sous la direction de la communauté orthodoxe.Malgré cette scission, il y avait en Hongrie une viejuive formidable avec toutes sortes d’institutionstrès actives, des yéshivoth, etc. Il faut signaler que25% de la population de Budapest était juive, soit250'000 personnes. La capitale ne constituait pasune exception, de nombreuses autres villes avaient

une population juive représentant 25%- 30% deshabitants. Autre point commun à toutes ces com-munautés, le fait que curieusement, le sionisme n’apour ainsi dire pas pris pied en Hongrie. A cesujet, il y a eu un fameux échange de lettres entreThéodore Herzl, né à Budapest, et les dirigeantscommunautaires. Ceux-ci lui expliquaient quebien qu’il y avait un peu d’antisémitisme, la viejuive était dans l’ensemble agréable et bien struc-turée. Il leur a répondu en des termes quasi pro-phétiques: «Il est possible que les excès de l’antisé-mitisme ne vous touchent que bien plus tard que lesautres, mais ce sera d’autant plus dur pour vous».

Il y avait donc cette situation quelque peu para-doxale. D’une part, il existait un antisémitismed’état ayant promulgué des lois antijuives et unantisémitisme effectif dans la population et,d’autre part, une sorte de protection des Juifs quiéprouvaient un attachement patriotique très pro-fond pour la Hongrie. Comment ces deux réalitéscoexistaient-elles?

Les Juifs étaient en quelque sorte protégés parHorthy qui avait personnellement beaucoupd’amis juifs. Sa théorie et celle de ses conseillersantisémites peut se résumer en ces termes: «il fautlimiter l’influence des Juifs – il faut se préparer àles remplacer progressivement dans l’industrie et

Certificat de protection établi par la légation suisse. Les détenteurs de ce documentétaient placés sous la protection de la légation suisse.

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dans la culture, mais il ne faut pas les massacrer».A cet égard, il est intéressant de noter qu’en 1941,lorsque les Allemands ont demandé à Horthy dedéporter les Juifs, il a accepté de ne faire déporterque les Juifs apatrides. Comme les Allemands nesavaient pas quoi en faire puisque Auschwitzn’existait pas encore, 20’000 Juifs ont été massa-crés en Hongrie même, à Kamenets-Podolski, pardes Hongrois et des Allemands. En 1938, en raisonde l’influence grandissante des milieux d’extrêmedroite et de leur sympathie pour l’Allemagnenazie, la «Première Loi antijuive» a été présentéeau parlement. Elle avait pour but de restreindre à20% le nombre de Juifs dans les professions libé-rales, l’administration et les entreprises commer-ciales et industrielles. En 1939, la «Seconde Loiantijuive» a été adoptée, elle avait pour but deréduire à 5% le nombre de Juifs dans les activitéséconomiques et limitait également à 5% leursdroits politiques. Par conséquent, de nombreux cassociaux sont apparus dans le cadre des communau-tés. Finalement, en 1941, la «Troisième loi antijui-ve» a été ordonnée, définissant qui était considéréJuif en fonction des lois de Nuremberg et, de plus,interdisant les mariages mixtes. C’est ainsi quevers la mi-1941, la société juive était pratiquementexclue de la vie politique, économique, culturelle

et sociale. En 1941, la Hongrie est entrée en guer-re aux côtés de l’Axe germano-italien et a récupé-ré un certain nombre de territoires en Roumanieet en Tchécoslovaquie. Les premières mesures ontété de s’attaquer aux Juifs et d’appliquer la pre-mière loi, celle les excluant de l’armée. Mais afinque cette disposition ne constitue pas un privilège,la Hongrie a alors instauré les «brigades de tra-vail» où tous les hommes en âge d’aller à l’arméeétaient enrôlés, parmi eux mon père alors âgé de55 ans. Ce qui était grave dans cette démarche,c’est le fait qu’une partie de ces brigades a étéenvoyée en Ukraine, où 35’000 à 40’000 Juifs ontété massacrés (on estime généralement qu’il yavait près de 50’000 Juifs sur le front de l’Est). Eneffet, quand l’armée hongroise a été mise endéroute par l’Armée rouge sur la rivière du Donen 1942, les soldats hongrois se sont vengés sur lesJuifs, qui ont ainsi été assassinés par les Hongrois.Une seconde grande perte s’est produite la mêmeannée, en janvier, lorsque 1’000 Juifs ont été mas-sacrés par des gendarmes hongrois à Novi-Sad et àBacska. Malgré tout, il faut dire que bien que laHongrie était l’alliée de l’Allemagne, le Gouver-nement hongrois a refusé de déporter les Juifs denationalité hongroise et ce jusqu’à l’occupationeffective du pays par les Allemands en 1944.

Fin 1944, le «beau Danube bleu», si célèbre, était devenu rouge du sang des milliers de Juifs fusillés sur ses rives par les fascistes hongrois du parti des Flèches Croisées qui se partageaient le pouvoir avec les Allemands.

(Photo: Bethsabée Süssmann)

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Que s’est-il passé en 1944?

Le 18 mars 1944, les Allemands sont arrivés enHongrie et à partir du 15 avril, tous les Juifs deprovince étaient déjà parqués dans des ghettos. Jedois dire ici que les Juifs qui avaient été affectésaux brigades de travail sont restés intégrés dansl’armée hongroise et n’ont pas été déportés. C’estainsi que mon frère et moi-même avons été sauvés.C’est avec une rapidité extraordinaire que les Juifsont été dépossédés de leurs droits élémentaires(interdiction de voyager, d’employer des non juifs,d’avoir le téléphone et la radio, etc.) et de leursbiens. Dès le mois de mai, les déportations ontcommencé. Il faut bien comprendre quelle était ladémarche. Tout d’abord la ghettoïsation, soit l’en-tassement de milliers de personnes dans un quar-tier situé aux alentours de la synagogue. Puis l’ins-tallation d’une grande partie de la population juivedans des briqueteries, l’une des spécificités de cegenre de fabrique étant qu’elles ont des toits maispas de murs pour permettre le séchage desbriques. Inutile de dire que les gens ainsi parquésvivaient dans des conditions inhumaines et quedans un certains sens, ils étaient soulagés de voirarriver les trains. J’ai personnellement assisté àune déportation. Le 12 juin 1944, alors que nousrentrions d’une journée de travail, nous avons étéentourés par des gendarmes hongrois et deux SS

qui nous ont escortés à la gare où l’on entassait lesJuifs dans un train. Nous avons été priés de vidernos poches, d’abandonner nos brassards militaireset de monter dans le train. Par hasard, j’avais dansma poche la copie d’un certificat d’immunité quemon père, qui faisait partie du conseil juif de laville où il représentait la communauté orthodoxe,m’avait remis. Celui-ci était signé par unObersturmbandführer SS très important. Je mesuis rendu chez le commandant SS qui dirigeait ladéportation et lui ai montré ce certificat. Envoyant la signature qu’il portait, il s’est mis augarde-à-vous et m’a dit: «je suis désolé, je ne peuxpas vous déporter». A ses côtés se trouvait uncommandant de gendarmerie hongrois, qui ne par-lait pas allemand. Il m’a demandé ce qui se passaitet j’ai fait l’interprète entre les deux hommes.Pendant ce temps, l’un de mes camarades s’estenfui et a averti le commandement hongrois pourlui dire que l’on «déportait les travailleurs de l’ar-mée». Le lieutenant colonel hongrois a sauté danssa voiture et s’est rendu sur les lieux. J’ai assisté àune discussion qui a mené à la conclusion suivan-te: ceux qui étaient déjà dans le train devaient par-tir, mais les autres devaient rester. Ce lieutenantcolonel hongrois a malgré tout sauvé 250 Juifs.Mais j’ai vu s’en aller des enfants et des vieillardsdont je savais que la majorité n’arriverait pasvivante à destination.

Des milliers de Juifs hongrois faisaient la queue devant la légation suisse pour obtenirdes certificats de protection. Dès janvier 1945, le gouvernement hongrois n’a plus

reconnu leur validité et a fait assassiner les Juifs qui en étaient porteurs.

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Cette anecdote illustre l’efficacité avec laquelle lesdéportations étaient effectuées. En 54 jours,450'000 personnes ont été déportées alors que lesRusses étaient à 200 km des Carpates. LesAllemands et les Hongrois n’avaient qu’une seulepréoccupation: déporter des Juifs ! Il est importantde souligner que les Allemands, qui commençaientà sentir le vent tourner, étaient un peu réticents,mais que la gendarmerie hongroise et les chemi-nots hongrois n’ont pas simplement collaboré, ilsont fait le funeste travail organisé par lesAllemands. En arrivant à Auschwitz, les Juifs hon-grois étaient directement gazés car il n’y avait plusde place, plus de travail, plus de nourriture dans lecamp. On estime généralement qu’un tiers des per-sonnes assassinées à Auschwitz étaient des Juifshongrois. De plus, une grande partie de ces Juifsarrivés à Auschwitz après juillet 1944 ont été inté-grés dans les Marches de la mort vers Buchenwald,Mauthausen et Dachau et sont morts d’épuise-ment ou de maladie en route.A Budapest même, il n’y avait pas de ghetto etHorthy tentait de sortir de la guerre. Mais il y a euun coup d’état le 15 octobre 1944 et le chef du partiantisémite des Flèches Croisées, Ferenc Szalasi, apris le pouvoir. Cela a été le début de la terreur, lacréation du ghetto et, entre le 15 octobre 1944 et le18 janvier 1945, 50'000 à 60'000 Juifs ont étédéportés. Toute la déportation s’est faite alors àpied, parce qu’il n’y avait plus de trains, et de nom-breuses personnes mouraient de froid et d’épuise-ment. Il faut bien comprendre que le massacre desJuifs était général, dans les hôpitaux juifs, au borddu Danube etc., où pratiquement 20'000 personnesont été assassinées. On estime que près de 100'000personnes ont perdu la vie dans les derniers moisde la Shoa à Budapest, soit pratiquement 50% dela population juive d’avant-guerre.

En 1944, la Shoa était très avancée. Saviez-vous cequi se passait?

Nous ne connaissions pas les chambres à gaz, maisnous savions qu’il existait des camps où l’on tuaitdes gens. Pour ma part, je faisais partie de l’orga-nisation Haztalah. Nous savions que nous pou-vions racheter des Juifs pour US$.50,-- par person-ne! Je me suis véritablement rendu compte de lagravité de la situation lorsque j’ai assisté à unedéportation. Nous ne savions pas ce qui se passaitdans les zones rurales du pays. Dès lors, je n’avaisqu’un seul but: ne pas être déporté. A un momentdonné, je me suis échappé du camp de travail etme suis rendu à Budapest, où j’ai participé à lafabrication de faux «Schutzpass» suisses. J’ai étéattrapé, battu et torturé avant de pouvoir me sau-ver en plongeant dans le Danube, où je devais êtrefusillé. Finalement, je me suis sauvé dans laMaison suisse où, avec près de quatre mille autresJuifs hongrois, nous avons survécu, grâce à unmiracle.

Immeuble de la légation britannique, dont les intérêts diplomatiques, comme ceux de 14 pays, étaient représentés par la Suisse.

Afin de pouvoir y loger des réfugiés, Carl Lutz a vécu pendant des mois dans la cave

de cet immeuble.

Carl Lutz a été parmi les premiers à recevoir le titre de «Juste parmi les Nations» de Yad Vachem.

A Jaffa et à Berne, une rue porte son nom, Budapest lui a élevé une statue et la Suisse

a sorti un timbre à son effigie… 24 ans après son décès.

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Je terminerai en disant un mot sur la résistance juive qui était animée par de jeunes sionistes trèscourageux et intelligents. Leur but n’était pas detuer des Allemands ou des Hongrois, mais de sau-ver un maximum de Juifs.

Finalement, une question d’actualité. Vous avezvécu cette période terrible de notre histoire.Aujourd’hui, nous vivons cette situation para-doxale où, d’un côté, un effort particulier est faitpour entretenir la mémoire alors que de l’autre,nous assistons à une nouvelle vague d’antisémitis-me actif un peu partout dans le monde. Commentpensez-vous qu’il faille d’une part enseigner laShoa et d’autre part lutter efficacement contrel’antisémitisme?

Pour qu’un enseignement sur la Shoa soit utile, ilfaut commencer par le début et expliquer le pro-cessus. Il faut répéter que la moindre insulte anti-juive du type «sale youpin» constitue le premierpas vers Auschwitz.La seconde phase est nettement plus difficile carelle touche directement à notre identité. La Shoaest spécifique parce que nous sommes un peuplespécifique. C’est là que réside la difficulté, car lamajorité d’entre nous rejette justement cette spé-cificité, souhaitant être «comme tout le monde»,soit assimilée. Un effort particulier doit donc êtrefait au niveau éducatif pour convaincre les Juifs du

caractère particulier de leur altérité. L’une dessources de l’antisémitisme réside dans l’électiondu peuple juif. De plus, aujourd’hui, la réussiteextraordinaire de l’État d’Israël, ne serait-ce quesur le plan scientifique et technologique, provoqueune grande jalousie, ce qui constitue l’un des élé-ments de l’antisémitisme lié à l’anti-israélisme. Quant à la lutte contre l’antisémitisme, il faut biense rendre compte qu’il s’agit d’un mal qui ne peutpas être supprimé. C’est une forme de maladie quine se guérit pas, mais qui peut être traitée demanière symptomatique et combattue efficace-ment. Cela commence par le refus de la moindreinsulte. Même si l’on sait que le procès est perdu,il est utile que la moindre forme d’agression soitrapportée à la police. En fait, il s’agit de limiter lesdégâts. De plus, il faut désigner les coupables parleur nom et lorsque c’est un musulman qui seconduit de manière antijuive, il faut le dire haut etfort. La lutte contre l’antisémitisme est constituéede trois phases qui fonctionnent en parallèle:enseignement du processus – renforcement denotre identité – et réaction vigoureuse, forte etdéterminée au moindre incident.

Le témoignage et la vie de M. Emeric Deutsch sontriches en anecdotes et en rebondissements et pour-raient faire l’objet d’un livre important. Aujourd’hui,après avoir fait une brillante carrière en France, il vitavec son épouse à Jérusalem.

Pan de muraille original du ghetto de Budapest, libéré le 18 janvier 1945. Les «maisons de protection» qui portaient le nom de «ghetto international» ont été libérées le 16 janvier 1945.

94’000 personnes vivaient dans les deux ghettos. (Photo: Bethsabée Süssmann)