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Guy Le Gaufey
Le désir de l’analyste
Le « désir-de-l’analyste » est une notion avancée par Lacan, qui la dit « cruciale » dans
l’effectuation d’une cure ; je voudrais aujourd’hui éclairer la genèse de cette notion et, du coup,
en préciser la place et la fonction dans l’économie générale de la direction de la cure.
Cette notion n’est pas d’origine strictement empirique ; ce n’est sûrement pas en se
regardant dans je ne sais quel miroir de sa pratique que Lacan pu s’exclamer : « Ciel ! Mais je
désire ! » Cette notion n’énonce pas un constat selon lequel l’analyste, comme tout être parlant,
désirerait : elle vise comme toute notion, à circonscrire une problématique, à rendre intelligible
des phénomènes, et non à dire directement et positivement ce qui est, le quid de ce à quoi
nous avons affaire. En ce sens, elle possède d’autres coordonnées que celles de sa réalisation
pratique ; et si Lacan a pu tenir ferme sur le caractère nodal de ce « désir-de-l’analyste », c’est
qu’il n’a pas pu ne pas poser, dans le développement de son enseignement, ce qui s’appelle là
le « désir-de-l’Autre ». Qu’est-ce donc, pour commencer, que ce « désir-de-l’Autre »,
suffisamment énigmatique si on se démarque un peu de l’idée que l’Autre, c’est la mère, et
qu’on s’attarde au contraire sur sa définition comme « trésor des signifiants ». Comment
quelque chose comme un « trésor des signifiants » serait-il le lieu d’un quelconque désir ?
I. Le désir-de-l’Autre.
Ce n’est ni le lieu ni le moment pour chercher — toute définition appelant nécessairement
d’autres définitions à sa rescousse — à vous faire l’histoire du concept d’Autre chez Lacan. Je
le prends donc comme je le trouve, à savoir comme un des noms qui circonscrivent le
symbolique comme catégorie. L’Autre terme qui a ses coordonnées freudiennes aussi — c’est
l’Autre scène pour qu’elle serait, à la différence de notre monde tout empâté de « réalité »,
comme le lieu où le système symbolique serait seul sur les planches. L’Autre comme lieu la
parole. Vu sous cet angle, il s’agit de « quelque chose » complètement désanthropomorphisé,
quelque chose qui n’a pas la moindre apparence humaine qui donc devrait être conçu comme
rigoureusement dépourvu de cette qualité (de ce défaut) qu’on voudrait tenir pour
spécifiquement humain : le désir.
Mais l’histoire de l’humanité, pas moins, va là contre. Dans nos cultures judéo-
chrétiennes, il est « quelque chose » qui ne saurait être notre simple reflet, mais qui cependant
apparaît comme habité par un désir : c’est Dieu. Les modulations sont presque infinies sur ce
thème : du dieu violent et jaloux du peuple juif à l’éther compliqué de la trinité chrétienne en
passant par les dieux plus humanisés des mondes grecs et romains, le désir supposé à Dieu a
connu bien des formulations.
Lacan, pour sa part, a bien mis en lumière l’importance de ce désir dans l’économie
subjective du désir en mettant en avant, dans son séminaire sur L’angoisse, une conception
très particulière du sacrifice.
Le sacrifice, dit il alors, est destiné, non pas du tout à l’offrande et au don qui se propagent dans une bien autre dimension, mais à la capture de l’Autre comme tel, dans le réseau du désir […] toute la question est de savoir si les Dieux désirent quelque chose, et le sacrifice consiste à faire comme s’ils désiraient comme nous […] L’important, c’est que ce qu’on leur offre, ils le désirent, et je dirais plus, que ça les angoisse pas. (5 juin 1963)
C’est pour que ça ne les angoisse pas, d’ailleurs, que les victimes sont préparées de
manière à être sans tache puisqu’une tache, c’est déjà un regard, c’est déjà de la pulsion, c’est
déjà de la sexualité. Que les Dieux désirent, donc (comme ça, et pas autrement), mais d’un
désir pur, d’un désir non engagé dans la chair et ses labyrinthes.
La force de l’approche de Lacan tient à ceci : si l’Autre peut être conçu comme désirant,
alors il est fait comme un rat. On aura ainsi réussi à établir une relation avec l’altérité elle-même
(grande aporie pour l’humanité). Mais cette victoire se révèle vite une victoire à la Phyrrus, et
l’échec à l’exacte mesure de la réussite : comment savoir s’Il va se contenter de l’objet du
sacrifice ? S’Il est désirant, nous aurons certes barre sur Lui, mais cette barre risque de nous
coûter cher !
Ne croyez pas que ces réflexions, et bien d’autres du même tonneau qui abondent à cet
endroit, soient le seul fait de théologiens sophistiqués ou de théoriciens effrénés de la
psychanalyse. Observez de prés une phobie, de préférence adulte et bien organisée, bien
ramifiée, et vous verrez ces questions se poser, sinon dans ces termes mêmes, du moins dans
d’autres formellement équivalents. Plus que d’autres névroses en effet, la phobie est le lieu où
se dévoile cette vérité structurale : qu’il faut poser l’Autre comme désirant — c’est-à-dire
incomplet — mais que, du coup, s’Il désire, il n’est plus du tout exclu que de ce fait même, Il
jouisse ; et ça, c’est l’horreur, celle contre laquelle il urge alors de se remparder de cette
cohorte d’inhibitions qui caractérise comportementalement la phobie. La phobie est la mise en
acte de cet écart entre un désir de l’Autre dont le sujet se fait l’agent, et une jouissance de
l’Autre dont le même sujet se fait l’empêcheur.
Cette mise en place du désir-de-l’Autre est le fait du fantasme, transparent dans la
phobie, plus opaque de ce point de vue dans les autres névroses. Mais dans toutes, le
fantasme surgit, prend la valeur de réponse à la question le désir-de-l’Autre sert à poser :
« Que veut-Il donc ? »
II. Le désir-de-l’analyste.
Mais enfin, l’analyste n’est pas un Dieu (encore qu’un qui s’y connaissait, à savoir
l’homme-aux-loups, livrait il n’y a pas si longtemps la pointe extrême de sa pensée en confiant
à la journaliste qui venait l’interroger : « L’analyse serait quelque chose si les analystes étaient
des Dieux »). Si le transfert est bien quelque chose qui vient, à un moment ou à un autre,
donner de l’actualité à la question : « Que veut-il ? », comment se fait-il que cette question,
posée après tout à propos d’un quidam, puisse être le relais de cette question initialement
posée aux Dieux ? Comment le désir-de-l’analyste et le désir-de-l’Autre trouvent-ils à
s’articuler ? L’analyste serait-il à concevoir comme une espèce de champion olympique du
désir ? Pas du tout.
Quelles que soient ses ressources personnelles à cet égard, il se trouve être l’agent
d’une règle fondamentale dont l’énoncé suffit à le positionner remarquablement pour ce qu’il en
est du désir. En invitant son patient, au début ou plus tard, au n’importe quoi de l’association
libre, le psychanalyste se met dans une position sans égale. Repensez à toute votre histoire et
vous vous apercevrez que, sauf à avoir rencontré un ou une analyste en position d’analyste,
personne, personne ne vous a jamais demandé n’importe quoi. C’est à ce point renversant,
quand on y pense, qu’on ne peut arriver à croire que Freud ait trouvé ça en le cherchant ;
quelque chose comme ça se trouve qu’à la condition de n’avoir pas été cherché. Autrement dit,
la règle est auto-réflexive, vaut pour elle-même.
Car rien, jamais, ne peut venir apaiser une telle demande, qui reste donc toujours en
service une fois qu’elle a été proférée, si du moins son agent en garde le constant souci à
travers les difficultés liées à la direction la cure. D’où enfin les incertitudes de la fin de l’analyse
puisqu’une telle règle de fonctionnement l’ignore absolument. C’est parce qu’il est ainsi dés le
début que rien — ni la santé, ni la levée des symptômes, ni les talents oratoires, ni le passage
au fauteuil — rien de toute cela ne constitue l’objectif officiel et contractuel, c’est pour cela que
le désir de celui celle qui met « ça » en œuvre ne peut pas ne pas se poser comme une
énigme, c’est-à-dire comme un désir irréductible à une demande.
C’est ce qui rend le rituel de la cure si propice à accueillir, à donner asile aux fantasmes
du patient, pour autant du moins que ces fantasmes constituent les réponses en acte que le
sujet produit en riposte à ce désir qui s’impose à lui comme pure énigme.
III. Entre présence et absence.
Voilà, d’une certaine façon — hâtive — le décor planté. Mais j’ai titré cet exposé : « Désir
de l’analyse : entre présence et absence », et je voudrais faire entendre, pour conclure, ce que
la manifestation d’un tel désir doit ces termes de « présence » et « d’absence ».
Pour cela, j’invoquerai d’abord le fonctionnement de l’idole, de l’icône et de la relique, ces
objets mondains dont l’essentielle fonction est d’héberger le sacré (le temple aussi l’héberge,
mais en faisant le vide, architectural et social ; l’idole l’héberge au contraire en faisant le plein,
le plein des sens puisqu’elle offre sa matérialité à l’effectuation de la présence. Car ces objets
sont pris exemplairement dans une tension très révélatrice la mise en place d’une désir
« Autre ».
Si en effet, ils (ces objets) étaient posés comme effectuant réellement la présence du
Dieu (comme c’est le cas, par exemple, pour la parole du Prophète ou dans la communion et
l’Eucharistie pour les catholiques), alors, il ne serait plus du tout question du désir insondable
du Dieu, mais de sa Volonté plus ou moins clairement exprimée au regard de laquelle le
croyant n’a plus qu’à plier. Et si au contraire, ils ne sont que des images vides où la présence
ne se réalise en aucune manière, autant les mettre tout de suite à la poubelle, surtout quand on
se trouve dans des aires religieuses où le Dieu n’est pas trop censé avoir figure : ce que se
sont toujours empressés de faire les iconoclastes de tout bord, en cela très rigoureux.
Par contre, qu’on songe un instant que le Dieu invoqué dans la prière puisse venir,
condescende à venir occuper quelque temps ce lieu mondain, et l’idole, l’icône ou la relique
trouvent alors leur efficace. Car le Dieu n’y est pas mis en demeure, mais « invité ». Viendra-t-
il ? Plus encore que le sacrifice, la prière ne saurait être à l’avance sûre de son résultat, et ceci
du fait d’une essentielle incertitude puisqu’il s’agit de viser rien d’autre que la contingence d’un
désir que nul ne saurait forcer, sinon à le dénaturer.
Ici, le désir apparaît clairement dans nécessaire liaison à la contingence ; un désir
assuré, un désir fondé, ce n’est plus un désir. Mais aussi, en contrepartie : dés qu’il est là, il est
la loi.
Cet « entre présence et absence » de l’idole ou de l’icône est ici une façon d’essayer de
faire entendre ce qu’il en est de l’analyste dans sa relation au sujet-supposé-savoir, relation
dont Lacan écrivait dans sa Proposition sur la passe qu’elle était « non pas seconde mais
directe ».
Pour reprendre un instant les deux extrêmes de la présence réelle et de la présence
effective, il me paraît qu’il est deux positions que l’analyste ne peut occuper s’il se soucie un
tant soit peu de diriger une cure. Celle où il opterait — ne fut-ce que dans son « for intérieur »
— pour l’idée que le sujet-supposé-savoir est une lubie de névrosé dont il faut en toute
occasion savoir se passer ; et celle, toute contraire, où, disons, il y croirait, à l’existence de ce
sujet. Dans les deux cas, ce qui est magistralement raté, c’est le « supposé » inclut dans
l’appellation, et pas pour rien !
Comment soutenir, et comment se tenir dans une telle supposition ? 0n peut imaginer
que vient le moment où, de guerre lasse, on aurait envie d’enfin trancher par oui ou par non !
Scientifiquement parlant, une supposition est quelque chose qui doit avoir une vie brève, une
vie qu’une expérience bien menée doit conduire d’une façon ou d’une autre à son terme.
Diriger une cure, c’est arriver à faire en sorte qu’à travers les avatars du transfert, la
pression des événements réels et l’insistance des formations de l’inconscient, cette supposition
continue de garder son efficacité, son pouvoir heuristique qui tient à la nature de ce désir-de-
l’analyste, d’autant plus cause dans toute l’affaire qu’il ne se réalise pas comme phénomène,
qu’il se maintient donc dans ce retrait où, loin de se refuser, il s’offre pour ce qu’il est : la face
cachée de toutes les demandes qui viennent à lui.
Journées bordelaises — septembre 1984