24 juin 2015 paraît tous les deux mercredis n°19 sommaire · 2017. 11. 3. · vladimir poutine...

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La Vigie est une lettre disponible sur www.lettrevigie.com . Si vous appréciez son contenu, n’hésitez pas à la soutenir en vous abonnant ! 1 Sommaire p. 1 La question russe, plus sérieuse qu’il y paraît p. 4 Afrique et conflictualité p. 3 Sécurité durable 24 juin 2015 N°19 Paraît tous les deux mercredis À Paris, les responsables regardent ce qui se passe à l’Est d’un œil distrait. L’attention se concentre sur les Sud ou sur le théâtre intérieur. Terrorisme, jihadisme, BSS (bande sahélo-saharienne, dans le jargon) et « revoyure » de la LPM sont à l’ordre du jour. Quand il reste un peu de temps, on s’attache aux contrats d’armement et si on se projette, ce n’est que pour envisager la COP 21 (Conférence des Nations-Unies sur le changement climatique) qui se tiendra à Paris en décembre. La Russie ? Certes, il y a l’Ukraine mais nous sommes partie au « groupe de Normandie » et nous soutenons donc les accords de Minsk 2 ; certes il y a la question des Mistral, épine dont on essaye de contenir les purulences ; pour le reste, si les Européens de l’Est s’affolent un peu, il n’y en fait pas péril en la demeure car si Vladimir Poutine est un interlocuteur qui peut être abrupt, il demeure accessible à la raison. Pas de quoi s’inquiéter, donc. Les choses sont toutefois moins simples qu’en apparence. Certes, il est bien improbable que la Russie envisage une action de force contre ses voisins européens. La frontière extérieure des pays de l’OTAN constitue une ligne rouge qu’elle ne franchira pas directement, malgré toutes les frayeurs qui peuvent être entretenues en Pologne, dans les pays baltes, en Finlande, Suède, Roumanie voire Bulgarie. D’une part, le Kremlin n’a pas encore terminé sa remontée en puissance militaire et, même si les Européens ont drastiquement baissé leurs moyens de défense (les Pays-Bas n’ont plus de chars !), il en reste malgré tout assez pour que les Russes n’aient pas l’illusion de vaincre dans une confrontation armée. À l’inverse, les Européens auraient du mal aujourd’hui à défaire l’Armée rouge. Là n’est au fond pas le sujet : V. Poutine sait que si l’Occident n’est pas « fort », son atout majeur réside dans sa capacité de montée en puissance industrielle. Il restera donc toujours sous le seuil de mobilisation. Cela ne signifie pas qu’il ne cherchera pas d’autres voies pour renforcer sa main. Il faut, pour le comprendre, étudier ses objectifs et les voies et moyens de sa stratégie. La question russe, plus sérieuse qu’il n’y paraît

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Page 1: 24 juin 2015 Paraît tous les deux mercredis N°19 Sommaire · 2017. 11. 3. · Vladimir Poutine est un interlocuteur qui peut être abrupt, il demeure accessible à la raison. Pas

La Vigie est une lettre disponible sur www.lettrevigie.com. Si vous appréciez son contenu, n’hésitez pas à la soutenir en vous abonnant !

1

Sommaire p. 1 La question russe, plus sérieuse qu’il y paraît p. 4 Afrique et conflictualité p. 3 Sécurité durable

▪ p. 4 Chine, entre stratégie terrestre et stratégie maritime ▪

24 juin 2015

N°19

Paraît tous les deux mercredis

À Paris, les responsables regardent ce qui

se passe à l’Est d’un œil distrait. L’attention

se concentre sur les Sud ou sur le théâtre

intérieur. Terrorisme, jihadisme, BSS

(bande sahélo-saharienne, dans le jargon)

et « revoyure » de la LPM sont à l’ordre du

jour. Quand il reste un peu de temps, on

s’attache aux contrats d’armement et si on

se projette, ce n’est que pour envisager la

COP 21 (Conférence des Nations-Unies sur

le changement climatique) qui se tiendra à

Paris en décembre.

La Russie ? Certes, il y a l’Ukraine mais

nous sommes partie au « groupe de

Normandie » et nous soutenons donc les

accords de Minsk 2 ; certes il y a la question

des Mistral, épine dont on essaye de

contenir les purulences ; pour le reste, si les

Européens de l’Est s’affolent un peu, il n’y

en fait pas péril en la demeure car si

Vladimir Poutine est un interlocuteur qui

peut être abrupt, il demeure accessible à la

raison. Pas de quoi s’inquiéter, donc.

Les choses sont toutefois moins simples

qu’en apparence. Certes, il est bien

improbable que la Russie envisage une

action de force contre ses voisins

européens. La frontière extérieure des pays

de l’OTAN constitue une ligne rouge

qu’elle ne franchira pas directement,

malgré toutes les frayeurs qui peuvent être

entretenues en Pologne, dans les pays

baltes, en Finlande, Suède, Roumanie voire

Bulgarie. D’une part, le Kremlin n’a pas

encore terminé sa remontée en puissance

militaire et, même si les Européens ont

drastiquement baissé leurs moyens de

défense (les Pays-Bas n’ont plus de chars !),

il en reste malgré tout assez pour que les

Russes n’aient pas l’illusion de vaincre

dans une confrontation armée. À l’inverse,

les Européens auraient du mal aujourd’hui

à défaire l’Armée rouge. Là n’est au fond

pas le sujet : V. Poutine sait que si

l’Occident n’est pas « fort », son atout

majeur réside dans sa capacité de montée

en puissance industrielle. Il restera donc

toujours sous le seuil de mobilisation.

Cela ne signifie pas qu’il ne cherchera pas

d’autres voies pour renforcer sa main.

Il faut, pour le comprendre, étudier ses

objectifs et les voies et moyens de sa

stratégie.

La question russe, plus sérieuse qu’il n’y paraît

Page 2: 24 juin 2015 Paraît tous les deux mercredis N°19 Sommaire · 2017. 11. 3. · Vladimir Poutine est un interlocuteur qui peut être abrupt, il demeure accessible à la raison. Pas

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Les observateurs peinent à s’accorder sur

les réels déterminants de l’action de V.

Poutine. Il ne s’agit pas de néo soviétisme

même si les racines soviétiques demeurent

pertinentes pour les Russes : place de l’État,

rôle de la Rodina, la Patrie, respect de

l’Armée rouge, autant de facteurs clés. Cela

n’explique pas tout. Il faut y ajouter une

certaine dose de libéralisme économique

(gage d’efficacité) mais sans libéralisme

politique ; la mobilisation des fondations

orthodoxes, mais sans en faire un axe

central politique, puisque 20 % des Russes

sont d’autres religions ; des allusions

répétées à la solidarité slave sans qu’il

s’agisse de panslavisme ; éventuellement,

des théories eurasiatiques (voir Dans la tête

de Vladimir Poutine, M. Eltchaninoff). Au

fond, Poutine opère une synthèse de

multiples courants intellectuels mais son

objectif stratégique paraît contrasté.

Positif en ce qu’il s’agit d’installer une

sorte de néo-impérialisme avec une

Novorossiya qui réunirait les Russes, que

ce mot désigne le patriotisme, la

citoyenneté, l’ethnie voire la russophonie.

Dans cette optique, il s’agit non seulement

de maintenir l’« étranger proche » sous

contrôle mais aussi de l’étendre, si possible.

Ainsi, au regard de la longue histoire russe,

V. Poutine apparaît au peuple russe

comme celui qui a « récupéré » des terres.

L’objectif stratégique négatif s’inscrit dans

une opposition à l’Occident. Souvent, ce

dernier se confond délibérément avec la

« communauté internationale » plutôt que

comme la simple addition de l’Europe, de

l’Amérique et de quelques dominions.

Mais pour tous ceux qui ne relèvent pas de

l’Occident, celui-ci apparaît très clairement.

Les Russes veulent remettre en cause la

domination occidentale et mettre à profit

les déclins américain et européen. De ce

point de vue, s’il y a un point commun

politique entre les « émergents », c’est bien

celui-là : non le multilatéralisme bien huilé

mais un système d’ordre westphalien où

chacun veut augmenter sa puissance au

détriment de celle des autres. En cela,

s’établit un nouveau jeu de combinaisons

mêlant confrontation et coopération, qui

n’est pas propre à V. Poutine mais qu’il

développe avec obstination et talent. Ainsi

s’explique son obsession contre les

« révolutions de couleur » ou sa critique de

l’individualisme « immoral » de l’Ouest,

source selon lui de sa perte et donc clé de

l’avantage comparatif de la Russie.

Non pas seulement rasseoir la position

russe dans l’ordre international mais aussi

affaiblir la position occidentale.

Ceci passe par une action multiforme mais

indirecte. Il s’agit de viser la cohésion de

l’Ouest, vue comme le point faible de

l’Occident. Les spécialistes occidentaux ont

inventé la notion de « guerre hybride »

pour décrire les actions russes en Crimée

puis dans le Donbass. Nous n’y voyons que

l’éternelle loi de la guerre, celle qui cherche

à jouer de la surprise pour contourner le

dispositif de l’adversaire et l’amener,

localement, à une position d’infériorité.

Pour cela, tout est bon, dans l’ordre

militaire comme dans les autres. À cet

égard, il ne s’agit pas simplement d’une

doctrine Gerasimov (voir notre billet sur le

blog) mais réellement d’une stratégie

intégrale (L. Poirier) qui renvoie à la

« Guerre hors-limites » des colonels Qiao et

Wang (Payot, 2003).

Ainsi, outre les démonstrations militaires

ou l’arme économique (à nos sanctions, la

Russie répond par des contre-sanctions

mais aussi par des accords de tout type :

avec la Turquie, avec la Grèce ou même

avec l’Arabie Saoudite), outre la guerre de

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l’information ou le développement de

cyberagressions, V. Poutine tente de saper

la cohésion des Alliés mais aussi la

cohésion interne de chacun d’eux. Cette

stratégie indirecte utilise une puissance

douce pour attirer des soutiens. La chose

est visible dans de nombreux États

européens où des parts importantes de la

population, des milieux économiques voire

des partis politiques regardent la posture

russe avec une certaine faveur.

Il n’hésite pas enfin à remettre au goût du

jour la question nucléaire. Là réside un

défi d’importance, qu’il faudrait ne pas

négliger au motif que d’autres paraissent

plus pressants, sous prétexte également

d’une certaine négligence bienveillante

envers cette puissance alternative : son

assurance semble, paradoxalement,

constituer une réponse possible à nos

propres fragilités (voir Vigie n°19).

L’arme nucléaire constitue un fondement

de la puissance russe et le Kremlin a lancé,

depuis maintenant quinze ans, un grand

programme de réhabilitation et de

modernisation : au sens propre, une

prolifération verticale. Elle s’inscrit dans les

efforts menés par les autres puissances

nucléaires (Chine, Inde, Pakistan, États-

Unis, Israël). La différence tient à ce que

Moscou tient un discours fort qui

instrumentalise ses efforts, comme

l’annonce de la prochaine mise en place de

40 missiles intercontinentaux. Par elle-

même, l’annonce n’a pas surpris les experts

qui savent que ce volume correspond, bon

an mal an, à l’effort nucléaire russe de

remplacement de ses vieux missiles. Mais

elle répond également à des initiatives

américaines qui annonçaient, début juin,

vouloir déployer des missiles en Europe.

Elle répond enfin à l’effort chinois, car la

Russie se garde sur deux flancs et sa

dissuasion biface regarde avec attention les

développements de Pékin en la matière.

Autrement dit, les enchères sont peu à peu

en train de monter. Pas tant à cause de la

question ukrainienne que d’une situation

internationale de plus en plus instable. À

l’affaiblissement occidental (qui demeure

puissant mais n’est plus aussi dominant

qu’il le fut), s’ajoutent le désordre moyen-

oriental, la multiplication des faillites

étatiques, le développement sans limites de

trafics criminalisés en tout genre opérés par

des groupes non étatiques transnationaux

(Firmes multinationales, mafias, réseaux

terroristes, criminalité organisée), enfin

l’émergence de nouveaux acteurs. Le

monde est plus instable et le nucléaire

apparaît, notamment à la Russie,

comme une source de stabilité.

La France ne peut l’ignorer.

Vu avec La lorgnette : sécurité durable

La « sécurité durable », concept récent, résulte

d’une combinaison appropriée de sécurité

humaine, de sécurité culturelle et de régulation

dynamique des tensions au plus bas niveau.

* La sécurité humaine pourvoit aux besoins

vitaux des hommes : besoins matériels

(alimentation, santé, habitat, énergie accessible)

et immatériels (sécurité personnelle, espoir,

épanouissement, solidarité, culture, progrès,.

* La sécurité culturelle apaise les tensions

enkystées entre sociétés ethniques, purge les

racines culturelles, religieuses, claniques, voire

magiques, de la violence, et organise l’altérité et

la tolérance confessionnelle et cultuelle.

* Le bon voisinage régulé de proximité négocie,

établit et impose des règles du jeu communes

locales, régionales, multilatérales, et offre le

recours d’un réseau de médiations multiples

dès l’apparition des tensions.

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Afrique et conflictualité

Au moment où pour contrer un

aventurisme russe postulé, l’Otan rétablit

des lignes de front stratégique et

reconstitue des bases militaires au cœur de

l’Europe, où la progression militaire

incontrôlée de Daech fait basculer le Levant

dans un chaos armé qui a gagné aussi la

Libye, où le Sahel se constitue en terrain de

chasse libre, il est grand temps de penser à

la propagation de ces désordres ailleurs.

C’est donc le temps de se demander où en

est l’Afrique au triple plan de sa sécurité,

de sa stabilité et de sa viabilité stratégique.

Pour la France qui y entretient un réseau de

bases et y conduit des opérations militaires,

souvent à son corps défendant, faire en

permanence la pesée des risques africains

et agir sans relâche pour le développement

sécurisé et durable de l’Afrique sont deux

obligations de sécurité nationale.

Contrastes africains

L’Afrique inquiète car elle ne rentre pas

dans le moule des transitions politiques,

économiques et démographiques du siècle.

C’est en Afrique qu’on a recensé le plus de

victimes de conflits depuis la fin de la

guerre froide. C’est elle qui recevra la

majeure partie de l’accroissement à venir

de la population mondiale, la transition

démographique ayant démarré plus tard :

un humain sur cinq sera africain vers 2075.

Or ce continent conjugué à l’Europe est loin

d’avoir atteint sa maturité stratégique et se

cherche encore des modèles adaptés de

gouvernance. Au niveau global, l’Union

africaine, clone de l’Union européenne, a

déçu les espoirs placés en l’OUA et peine à

offrir développement et sécurité à tous. Au

niveau régional, voilà cinq sous-régions

hétérogènes aux contours encore flous (cf.

Ruanda, Tchad) et dont les extrémités

s’autonomisent : la nord-africaine, arabo-

musulmane, dans l’espace méditerranéen

et la sud-africaine dans le rêve de la

vertueuse transversale des Brics. Au niveau

étatique, les pays qui ont fêté leurs

indépendances il y a 55 ans n’ont guère pu

se constituer en États-nations ni adopter

une culture démocratique viable intégrant

la sociologie tribale. Et les quelque 55 pays

qui se partagent les milliers de peuples

africains restent traversés de logiques

antagonistes, pasteurs et agriculteurs,

côtiers et forestiers, musulmans, chrétiens

et animistes, sans parler de contentieux

anciens et de clivages ethniques, tribaux et

linguistiques. À ces réalités géopolitiques et

humaines diversifiées, porteuses de

frictions, il faut ajouter celle de forts atouts

géoéconomiques mais inégalement répartis

et sources de vives tensions. Les ressources

agraires, forestières, minières, énergétiques

sont convoitées et souvent surexploitées

par des opérateurs extérieurs, - réseaux,

multinationales, États lointains-, qui

trouvent en Afrique de quoi satisfaire leurs

immenses besoins en matières premières.

Ces richesses rarement transformées sur

place profitent peu aux peuples africains.

Sans parler de l’impact de l’irruption

brutale des narcotrafiquants, d’Aqmi, de

Boko Haram et de Daech. À ce panorama

brouillé de réalités contrastées, on oppose

la perspective rassurante d’un continent en

croissance continue et la promesse d’une

renaissance africaine en marche. Aussi pour

évaluer la voie africaine vers le progrès et

la stabilité malgré cette conflictualité

latente, parlons des défis que l’Afrique doit

affronter, de ses handicaps génériques et

des dilemmes qu’elle doit résoudre pour

devenir à terme un continent intégré

capable d’organiser une communauté de

destin et d’intérêts des peuples africains.

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L’équation africaine des défis modernes

L’humanité du début du XXIe siècle est, on

le répète, confrontée à trois défis majeurs

générateurs de tensions pour tous, mais

plus particulièrement pour l’Afrique : la

révolution démographique, l’exigence

écologique et le bazar des marchés

mondialisés. Alors qu’elle n’a pas achevé

sa transition politique et économique, elle

va encore voir sa population doubler en 40

ou 50 ans. Alors qu’elle fournit à la planète

l’un de ses deux poumons verts, la

désertification la gagne et ses populations

qui s’urbanisent se massent sur son littoral.

Alors qu’elle dispose d’un formidable

capital agricole, énergétique et minier, elle

en tire peu profit, et la misère et les

épidémies l’affectent. Plus que d’autres,

l’Afrique est concernée par ces défis

globaux qui la fragilisent et la freinent.

Les quatre handicaps de l’Afrique

Le continent africain dispose d’atouts réels

pour relever ces défis mais il reste

tributaire de quatre handicaps structurels :

l’État-nation comme modèle politique, le

libéralisme comme doctrine économique,

les guerres interethniques comme legs du

passé et un modèle d’Union peu adapté.

Ces facteurs, en se combinant, compliquent

la gouvernance, le développement durable

et l’intégration du continent.

* La cinquantaine d’États subsahariens est

loin de traduire la réalité et la variété

politique et humaine africaine. L’arbitrage

territorial hérité du congrès de Berlin en

1884 n’a pas débouché dans les années 1960

sur un réseau harmonieux d’États solides,

pas plus qu’il n’a créé d’autorités politiques

nationales ou régionales incontestables.

C’est qu’il est difficile d’organiser l’État

africain autour de l’intérêt commun

général. Les systèmes souvent autoritaires

qui ont succédé aux administrations

coloniales ont échoué à atteindre les

objectifs qui garantissent leur légitimité,

construire la nation et promouvoir le

développement. Même si un processus de

démocratisation est en marche depuis les

années 1990, il s’accompagne d’un jeu

pervers dans lequel l’ethnicité est une

ressource stratégique mobilisée par le

clientélisme électoral. Aussi la carte

politique de l’Afrique est-elle un

compromis entre le droit des peuples à

disposer d’eux-mêmes et la non-ingérence

dans les affaires d’États postcoloniaux.

* C’est le système dominant de l’économie

libérale de marché qui s’est imposé aux

systèmes économiques naissants d’États

africains préindustriels. Par le biais

d’ajustements structurels imposés, on a

fragilisé les échanges et les solidarités sans

pouvoir consolider un modèle économique

africain viable. Déjà dotée du handicap

d’États nations à l’européenne, l’Afrique

subsaharienne s’est trouvée dotée d’une

économie de marché à l’américaine. Il y eût

bien les accords de Lomé, Yaoundé et

Cotonou pour protéger les États africains

dans le cadre ACP des dangers du libre-

échange intégral mais ce n’est pas vraiment

l’Afrique qui en profita. Pour certains de

surcroît, le privilège de ressources faciles

s’est transformé en malédiction rentière

d’une économie dévoyée et criminalisée.

* L’insécurité endémique de l’Afrique sub-

saharienne est plus souvent d’ordre interne

que le résultat de vrais conflits

interétatiques. Chacun voit que la guerre,

les rébellions et les coups d’État ont été le

mode de règlement des différends de

voisinage socio-politique ou ethno-

religieux. Des millions d’Africains y ont

laissé leurs vies, 13 ont été déplacés, 3,5

sont réfugiés ; c’est la plus forte proportion

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de la planète de victimes de conflits armés.

Chacun a pu aussi relever que l’armée au

pouvoir a eu bien souvent les mains libres

pour commettre exactions et violations

répétées aux droits humains, directement

ou par le biais de milices. Chacun connaît

aussi la tentation de pouvoirs autoritaires,

en l’absence de contrepouvoirs, de faciliter

le pillage des richesses publiques, de laisser

faire, voire d’organiser la corruption et le

népotisme. Tous ces facteurs doivent peu à

la conjoncture internationale et bien des

prédateurs extérieurs, ont su en profiter.

* Enfin L’Afrique écartelée entre des rives

assujetties à l’extérieur et des sous-régions

hétéroclites n’a pas pu être pilotée par un

centre qui aurait pu tirer un meilleur parti

du modèle d’Union indienne que de celui

d’Union européenne qui l’a toujours guidé.

Les deux dilemmes à résoudre

Pour sortir de la fatalité actuelle, l’Afrique

doit affronter deux difficiles dilemmes. Le

premier est politique et doit asseoir une

identité étatique authentiquement

africaine, le second est sécuritaire et doit

permettre un vrai développement durable.

L’Afrique va devoir se repenser, au-

dessous des États (structures médianes

traditionnelles) et au-dessus des États

(regroupements régionaux plus vertueux)

selon un modèle politique et économique

plus collectif (des agences sous-régionales).

Elle devra pour cela arbitrer le dilemme du

modèle panafricain global ou d’une sous-

régionalisation poussée. Mais sans une

adaptation continue des États africains à la

démocratie, ils ne pourront répondre aux

exigences des partenaires extérieurs du

développement et aux demandes de

populations africaines qui revendiquent de

plus en plus de liberté et d’équité. C’est

l’État qu’il faut replacer dans la voie

démocratique là où il hésite à l’emprunter.

Plus qu’ailleurs il rencontre la difficulté de

devoir définir un intérêt national cohérent

qui capitalise tous les intérêts ethniques,

qui laisse de la place aux structures

médianes traditionnelles et aux minorités

ethniques pour prendre leur part de la

responsabilité collective. Un État soucieux

du développement humain de chacune de

ses composantes. On sait que beaucoup des

difficultés que rencontrent les États

africains seraient résolues par l’intégration

sous-régionale partout où c’est possible,

comme avec la CDEAO, la CEMAC, la

COMESA ou la SACD de l’Afrique

australe. Il ne s’agit pas de dépasser les

États africains, alors que l’inviolabilité des

frontières postcoloniales est l’une des

pierres angulaires de l’édifice stratégique

africain. Mais les souverainetés inutiles

peuvent s’estomper au profit de peuples

qui font de l’intégration économique et

sociale souple un projet collectif. Elle

suppose un engagement résolu des États au

profit des peuples dont ils ont la charge

pour déléguer aux étages supérieurs de la

sous-région et inférieurs des formes locales

traditionnelles une part des responsabilités

du développement national. Le second

dilemme porte sur les conditions d’une

sécurité durable (voir Lorgnette) du

continent africain qui résulte moins de celle

des États que de celle des peuples. Le

dilemme de la sécurité durable, c’est

d’articuler la sécurité humaine, la sécurité

culturelle et la régulation locale des

tensions. C’est une conception renouvelée

de la sécurité globale, en deçà des États et

des régions. Pour amortir les conflictualités

africaines au XXIe siècle, il faut combiner

ces facteurs clés de la sécurité durable. La

France a sa part sociale et militaire à jouer

dans ce défi majeur, et d’abord dans

la bande saharo-sahélienne.

La Vigie est une lettre bimensuelle d’analyse stratégique, par abonnement. Directeur de la publication : O. Kempf. Rédacteur en chef : J. Dufourcq. Site : www.lettrevigie.com

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