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Classiques Contemporains & Alexandre Pouchkine La Dame de pique LIVRET DU PROFESSEUR établi par JOCELYNE HUBERT professeur de Lettres

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Classiques Contemporains&

Alexandre PouchkineLa Dame de pique

LIVRET DU PROFESSEURétabli par

JOCELYNE HUBERT

professeur de Lettres

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SOMMAIRE

DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIREDossiers thématiques .................................................................................... 3Complément au groupement de textes : La Vénus d’Ille .... 3Pouchkine, poète et dramaturge ........................................................... 5Récits enchâssés de Maupassant ........................................................ 7

POUR COMPRENDRE :quelques réponses, quelques commentaires

Étape 1 La Dame de pique, récit ....................................................... 20Étape 2 Le secret de la comtesse Anna Fedotovna ........... 23Étape 3 Premiers regards, premières lettres ........................... 28Étape 4 Nuit fatale ........................................................................................ 32Étape 5 Première rencontre, premier baiser ............................ 35Étape 6 Apparition ! .................................................................................... 39Étape 7 Les trois coups ............................................................................ 41

Conception : PAO Magnard, Barbara TamadonpourRéalisation : Nord Compo, Villeneuve-d’Ascq

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DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE

Dossiers thématiques

Sur la nouvellehttp://www.classiquesetcontemporains.com/dossiers-pedagogiques/detail/la-nouvelle

Sur le fantastiquehttp://www.classiquesetcontemporains.com/dossiers-pedagogiques/detail/le-fantastique

Complément au groupement de textes : La Vénus d’Ille

Pour prolonger le groupement de textes thématique, « Le fantastique : fan-tômes et fantasmes », on pourra faire lire aux élèves l’extrait suivant de La Vénus d’Ille1 (1837) de Prosper Mérimée (1803-1870).

Sur le point de se marier, le jeune Alphonse de Peyrehorade, pour ne pas être gêné dans ses mouvements par la bague destinée à sa fi ancée, la passe distraitement au doigt d’une statue de Vénus découverte par son père antiquaire. Après la partie de paume au cours de laquelle il bat son adversaire (un Espagnol), il ne parvient pas à la récupérer, comme si la statue serrait le doigt et voulait garder pour elle ce gage de fi ançailles, alors que le mariage va commencer

Les derniers couplets ayant été chantés par l’adjoint au maire, et ils étaient fort lestes, je dois le dire, on passa dans le salon pour jouir du départ de la mariée, qui devait être bientôt conduite à sa chambre, car il était près de minuit. M. Alphonse me tira dans l’embrasure d’une fenêtre, et me dit en détournant les yeux :

Vous allez vous moquer de moi... Mais je ne sais ce que j’ai... je suis ensorcelé ! le diable m’emporte !

La première pensée qui me vint fut qu’il se croyait menacé de quelque malheur du genre de ceux dont parlent Montaigne et madame de Sévigné : « Tout l’empire amoureux est plein d’histoires tragiques, etc. »

1. Retrouvez le texte intégral de cette nouvelle dans la collection « Classiques & Patrimoine », n° 6, Magnard.

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Je croyais que ces sortes d’accidents n’arrivaient qu’aux gens d’esprit, me dis-je à moi-même.

– Vous avez trop bu de vin de Collioure, mon cher monsieur Alphonse, lui dis-je. Je vous avais prévenu.

– Oui, peut-être. Mais c’est quelque chose de bien plus terrible.Il avait la voix entrecoupée. Je le crus tout à fait ivre.– Vous savez bien mon anneau ? poursuivit-il après un silence. – Eh bien ! on l’a pris ? – Non. – En ce cas, vous l’avez ? – Non... je... je ne puis l’ôter du doigt de cette diable de Vénus. – Bon ! vous n’avez pas tiré assez fort. – Si fait... Mais la Vénus... elle a serré le doigt.Il me regardait fi xement d’un air hagard, s’appuyant à l’espagnolette pour ne pas tomber.– Quel conte ! lui dis-je. Vous avez trop enfoncé l’anneau. Demain vous l’aurez

avec des tenailles. Mais prenez garde de gâter la statue. – Non, vous dis-je. Le doigt de la Vénus est retiré, reployé ; elle serre la main,

m’entendez-vous ?... C’est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau... Elle ne veut plus le rendre.

J’éprouvai un frisson subit, et j’eus un instant la chair de poule. Puis, un grand soupir qu’il fi t m’envoya une bouffée de vin, et toute émotion disparut.

Le misérable, pensai-je, est complètement ivre.– Vous êtes antiquaire, monsieur, ajouta le marié d’un ton lamentable, vous

connaissez ces statues-là... il y a peut-être quelque ressort, quelque diablerie, que je ne connais point... Si vous alliez voir ?

– Volontiers, dis-je. Venez avec moi. – Non, j’aime mieux que vous y alliez seul.[…]Je dormis mal et me réveillai plusieurs fois. Il pouvait être cinq heures du matin, et

j’étais éveillé depuis plus de vingt minutes, lorsque le coq chanta. Le jour allait se lever. Alors j’entendis distinctement les mêmes pas lourds, le même craquement de l’escalier que j’avais entendu avant de m’endormir. Cela me parut singulier. J’essayai, en bâillant, de deviner pourquoi M. Alphonse se levait si matin. Je n’imaginais rien de semblable. J’allais refermer les yeux lorsque mon attention fut de nouveau excitée par des trépigne-ments étranges auxquels se mêlèrent bientôt le tintement des sonnettes et le bruit des portes qui s’ouvraient avec fracas, puis je distinguai des cris confus.

« Mon ivrogne aura mis le feu quelque part ! » pensais-je en sautant à bas de mon lit.

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Je m’habillai rapidement et j’entrai dans le corridor. De l’extrémité opposée par-taient des cris et des lamentations, et une voix déchirante dominait toutes les autres : « Mon fi ls ! mon fi ls ! » Il était évident qu’un malheur était arrivé à M. Alphonse. Je courus à la chambre nuptiale : elle était pleine de monde. Le premier spectacle qui frappa ma vue fut le jeune homme à demi vêtu, étendu en travers sur le lit dont le bois était brisé. Il était livide, sans mouvement. Sa mère pleurait et criait à côté de lui. M. de Peyrehorade s’agitait, lui frottait les tempes avec de l’eau de Cologne ou lui mettait des sels sous le nez. Hélas ! depuis longtemps son fi ls était mort. Sur un canapé, à l’autre bout de la chambre, était la mariée, en proie à d’horribles convul-sions. Elle poussait des cris inarticulés, et deux robustes servantes avaient toutes les peines du monde à la contenir.

– Mon Dieu ! m’écriai-je, qu’est-il donc arrivé ?Je m’approchai du lit et soulevai le corps du malheureux jeune homme ; il était

déjà raide et froid. Ses dents serrées et sa fi gure noircie exprimaient les plus affreuses angoisses. Il paraissait assez que sa mort avait été violente et son agonie terrible. Nulle trace de sang cependant sur ses habits. J’écartai sa chemise et vis sur sa poitrine une empreinte livide qui se prolongeait sur les cotes et le dos. On eût dit qu’il avait été étreint dans un cercle de fer. Mon pied posa sur quelque chose de dur qui se trouvait sur le tapis ; je me baissai et vis la bague de diamants.

Pouchkine, poète et dramaturge

La Mort du poète de Mikhaïl Yourievitch Lermontov

L’intégralité de ce poème, que Mikhaïl Yourievitch Lermontov écrivit à la gloire du poète Pouchkine en 1837, est sur le site :

http://www.biblisem.net/meditat/lermmort.htm.

Poèmes de Pouchkine

Alexandre Pouchkine a écrit ce poème directement en français en 1814.

Mon portrait

Vous me demandez mon portrait,Mais peint d’après nature :Mon cher, il sera bientôt faitQuoiqu’en miniature.

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Je suis un jeune polissonEncore dans les classes ;Point sot, je le dis sans façonEt sans fades grimaces.

Oui, il ne fut babillard,Ni docteur en Sorbonne,Plus ennuyeux et plus braillardQue moi-même en personne.

Ma taille à celle des plus longsLas ! n’est point égalée ;J’ai le teint frais, les cheveux blondsEt la tête bouclée.

J’aime et le monde et son fracas,Je hais la solitude ;J’abhorre et noises et débatsEt tant soit peu l’étude.

Spectacles, bals me plaisent fort,Et d’après ma penséeJe dirais ce que j’aime encoreSi je n’étais au Lycée.

Après cela, mon cher ami,L’on peut me reconnaître ;Oui, tel que le bon Dieu me fi t,Je veux toujours paraître.

Vrai démon pour l’espièglerie,Vrai singe pour la mine,Beaucoup et trop d’étourderie,Ma foi, voilà Pouchkine.

On pourra lire également « Au fond des mines sibériennes » (1827), poème qui se réfère à l’insurrection du 14 décembre 1825 et s’adresse aux victimes de la violente répression qui s’ensuivit, et « Le Cavalier d’airain » (1833), in Poésie, La Librairie du Globe, 1999, traduit par Claude Frioux.

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Théâtre de Pouchkine

– Le Convive de Pierre et autres scènes dramatiques, traduit par André Markowicz, collection « Babel », Actes Sud, 2006.

– Une scène de Faust (1826) publié la première fois dans la revue Le Courrier de Moscou et qui ne correspond à aucune scène du Faust de Goethe.

Récits enchâssés de Maupassant

Pour l’exercice d’écriture proposé question 6 page 58 du livre de l’élève, on pourra faire lire les textes suivants issus de l’œuvre de Maupassant qui offrent des exemples de récits enchâssés.

Sur l’eau (1876)

J’avais loué, l’été dernier, une petite maison de campagne au bord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris, et j’allais y coucher tous les soirs. Je fi s, au bout de quelques jours, la connaissance d’un de mes voisins, un homme de trente à quarante ans, qui était bien le type le plus curieux que j’eusse jamais vu. C’était un vieux canotier, mais un canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. Il devait être né dans un canot, et il mourra bien certainement dans le canotage fi nal.

Un soir que nous nous promenions au bord de la Seine, je lui demandai de me raconter quelques anecdotes de sa vie nautique. Voilà immédiatement mon bon-homme qui s’anime, se transfi gure, devient éloquent, presque poète. Il avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière.

« Ah ! me dit-il, combien j’ai de souvenirs sur cette rivière que vous voyez couler là près de nous ! Vous autres, habitants des rues, vous ne savez pas ce qu’est la rivière. Mais écoutez un pêcheur prononcer ce mot. Pour lui, c’est la chose mystérieuse, pro-fonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, où l’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l’on entend des bruits que l’on ne connaît point, où l’on tremble sans savoir pourquoi, comme en traversant un cimetière : et c’est en effet le plus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a point de tombeau.

La terre est bornée pour le pêcheur et dans l’ombre, quand il n’y a pas de lune, la rivière est illimitée. Un marin n’éprouve point la même chose pour la mer.

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Elle est souvent dure et méchante, c’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la frande mer ; tandis que la rivière est silencieuse et perfi de. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit et ce mouvement éternel de l’eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l’Océan. Des rêveurs prétendent que la mer cache dans son sein d’immenses pays bleuâtres, où les noyés roulent parmi les grands poissons, au milieu d’étranges forêts et dans des grottes de cristal. La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase. Elle est belle pourtant quand elle brille au soleil levant et qu’elle clapote doucement entre ses berges cou-vertes de roseaux qui murmurent.

Le poète a dit en parlant de l’Océan :Ô fl ots, que vous savez de lugubres histoires !Flots profonds, redoutés des mères à genoux,Vous vous les racontez en montant les maréesEt c’est ce qui vous fait ces voix désespéréesQue vous avez, le soir, quand vous venez vers nous.Eh bien, je crois que les histoires chuchotées par les roseaux minces avec leurs

petites voix si douces doivent être encore plus sinistres que les drames lugubres racontés par les hurlements des vagues.

Mais puisque vous me demandez quelques-uns de mes souvenirs, je vais vous dire une singulière aventure qui m’est arrivée ici, il y a une dizaine d’années.

J’habitais, comme aujourd’hui, la maison de la mère Lafont, et un de mes meilleurs camarades, Louis Bernet, qui a maintenant renoncé au canotage, à ses pompes et à son débraillé pour entrer au Conseil d’État, était installé au village de C..., deux lieues plus bas. Nous dînions tous les jours ensemble, tantôt chez lui, tantôt chez moi.

Un soir, comme je revenais tout seul et assez fatigué, traînant péniblement mon gros bateau, un océan de douze pieds, dont je me servais toujours la nuit, je m’arrêtai quelques secondes pour reprendre haleine auprès de la pointe des roseaux, là-bas, deux cents mètres environ avant le pont du chemin de fer. Il faisait un temps magnifi que ; la lune resplendissait, le fl euve brillait, l’air était calme et doux. Cette tranquillité me tenta ; je me dis qu’il ferait bien bon fumer une pipe en cet endroit. L’action suivit la pensée ; je saisis mon ancre et la jetai dans la rivière.

Le canot, qui redescendait avec le courant, fi la sa chaîne jusqu’au bout, puis s’arrêta ; et je m’assis à l’arrière sur ma peau de mouton aussi commodément qu’il me fut possible.

On n’entendait rien, rien : parfois seulement, je croyais saisir un petit clapote-ment presque insensible de l’eau contre la rive, et j’apercevais des groupes de roseaux

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plus élevés qui prenaient des fi gures surprenantes et semblaient par moments s’agiter.Le fl euve était parfaitement tranquille, mais je me sentis ému par le silence extra-

ordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient. Soudain, à ma droite, contre moi, une gre-nouille coassa. Je tressaillis : elle se tut ; je n’entendis plus rien, et je résolus de fumer un peu pour me distraire.

Cependant, quoique je fusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus pas ; dès la seconde bouffée, le cœur me tourna et je cessai.

Je me mis à chantonner ; le son de ma voix m’était pénible ; alors, je m’étendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la barque m’inquiétèrent.

Il me sembla qu’elle faisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deux berges du fl euve ; puis je crus qu’un être ou qu’une force invisible l’attirait doucement au fond de l’eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber.

J’étais ballotté comme au milieu d’une tempête ; j’entendis des bruits autour de moi ; je me dressai d’un bond : l’eau brillait, tout était calme.

Je compris que j’avais les nerfs un peu ébranlés et je résolus de m’en aller. Je tirai sur ma chaîne ; le canot se mit en mouvement, puis je sentis une résistance, je tirai plus fort, l’ancre ne vint pas ; elle avait accroché quelque chose au fond de l’eau et je ne pouvais la soulever ; je recommençai à tirer, mais inutilement. Alors, avec mes avirons, je fi s tourner mon bateau et je le portai en amont pour changer la position de l’ancre. Ce fut en vain, elle tenait toujours ; je fus pris de colère et je secouai la chaîne rageusement. Rien ne remua.

Je m’assis découragé et je me mis à réfl échir sur ma position.Je ne pouvais songer à casser cette chaîne ni à la séparer de l’embarcation, car elle

était énorme et rivée à l’avant dans un morceau de bois plus gros que mon bras ; mais comme le temps demeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point, sans doute, à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon secours. Ma mésaventure m’avait calmé ; je m’assis et je pus enfi n fumer ma pipe.

Je possédais une bouteille de rhum, j’en bus deux ou trois verres, et ma situation me fi t rire. Il faisait très chaud, de sorte qu’à la rigueur je pouvais, sans grand mal, passer la nuit à la belle étoile.

Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fi s un soubresaut, et une sueur froide me glaça des pieds à la tête. Ce bruit venait sans doute de quelque bout de bois entraîné par le courant, mais cela avait suffi et je me sentis envahi de nouveau par une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne et je me raidis dans un effort désespéré.©

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L’ancre tint bon. Je me rassis épuisé.Cependant, la rivière s’était peu à peu couverte d’un brouillard blanc très épais

qui rampait sur l’eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, je ne voyais plus le fl euve, ni mes pieds, ni mon bateau, mais j’apercevais seulement les pointes des roseaux, puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, formées par des groupes de peupliers d’Italie. J’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d’une blancheur singulière, et il me venait des imaginations fantastiques. Je me fi gurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque, devait être pleine d’êtres étranges qui nageaient autour de moi. J’éprouvais un malaise horrible, j’avais les tempes serrées, mon coeur battait à m’étouffer ; et, perdant la tête, je pensai à me sauver à la nage, puis aussitôt cette idée me fi t frissonner d’épouvante. Je me vis, perdu, allant à l’aventure dans cette brume épaisse, me débattant au milieu des herbes et des roseaux que je ne pourrais éviter, râlant de peur, ne voyant pas la berge, ne retrouvant plus mon bateau, et il me semblait que je me sentirais tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire.

En effet, comme il m’eût fallu remonter le courant au moins pendant cinq cents mètres avant de trouver un point libre d’herbes et de joncs où je pusse prendre pied, il y avait pour moi neuf chances sur dix de ne pouvoir me diriger dans ce brouillard et de me noyer, quelque bon nageur que je fusse. “ J’essayai de me raisonner. Je me sentais la volonté bien ferme de ne point avoir peur, mais il y avait en moi autre chose que ma volonté, et cette autre chose avait peur. Je me demandai ce que je pouvais redouter, mon moi brave railla mon moi poltron, et jamais aussi bien que ce jour-là je ne saisis l’opposition des deux êtres qui sont en nous, l’un voulant, l’autre résistant, et chacun l’emportant tour à tour.

Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenait de la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l’oreille tendue et attendant. Quoi ? Je n’en savais rien, mais ce devait être terrible. Je crois que si un poisson se fût avisé de sauter hors de l’eau, comme cela arrive souvent, il n’en aurait pas fallu davantage pour me faire tomber raide, sans connaissance.

Cependant, par un effort violent, je fi nis par ressaisir à peu près ma raison qui m’échappait. Je pris de nouveau ma bouteille de rhum et je bus à grands traits. Alors une idée me vint et je me mis à crier de toutes mes forces en me tournant succes-sivement vers les quatre points de l’horizon. Lorsque mon gosier fut absolument paralysé, j’écoutai.

Un chien hurlait, très loin.Je bus encore et je m’étendis tout de mon long au fond du bateau. Je restai ainsi

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peut-être une heure, peut-être deux, sans dormir, les yeux ouverts, avec des cauche-mars autour de moi. Je n’osais pas me lever et pourtant je le désirais violemment ; je remettais de minute en minute. Je me disais :

“Allons, debout !” et j’avais peur de faire un mouvement. À la fi n, je me soulevai avec des précautions infi nies, comme si ma vie eût dépendu du moindre bruit que j’aurais fait, et je regardai par-dessus le bord.

Je fus ébloui par le plus merveilleux, le plus étonnant spectacle qu’il soit possible de voir. C’était une de ces fantasmagories du pays des fées, une de ces visions racon-tées par les voyageurs qui reviennent de très loin et que nous écoutons sans les croire.

Le brouillard qui, deux heures auparavant, fl ottait sur l’eau, s’était peu à peu retiré et ramassé sur les rives. Laissant le fl euve absolument libre, il avait formé sur chaque berge une colline ininterrompue, haute de six ou sept mètres, qui brillait sous la lune avec l’éclat superbe des neiges. De sorte qu’on ne voyait rien autre chose que cette rivière lamée de feu entre ces deux montagnes blanches ; et là-haut, sur ma tête, s’étalait, pleine et large, une grande lune illuminante au milieu d’un ciel bleuâtre et laiteux.

Toutes les bêtes de l’eau s’étaient réveillées, les grenouilles coassaient furieuse-ment, tandis que, d’instant en instant, tantôt à droite, tantôt à gauche, j’entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds.

Chose étrange, je n’avais plus peur ; j’étais au milieu d’un paysage tellement extra-ordinaire que les singularités les plus fortes n’eussent pu m’étonner.

Combien de temps cela dura-t-il, je n’en sais rien, car j’avais fi ni par m’assoupir. Quand je rouvris les yeux, la lune était couchée, le ciel plein de nuages. L’eau clapo-tait lugubrement, le vent souffl ait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.

Je bus ce qui me restait de rhum, puis j’écoutai en grelottant le froissement des roseaux et le bruit sinistre de la rivière. Je cherchai à voir, mais je ne pus distinguer mon bateau, ni mes mains elles-mêmes, que j’approchais de mes yeux.

Peu à peu, cependant, l’épaisseur du noir diminua. Soudain je crus sentir qu’une ombre plissait tout près de moi ; je poussai un cri, une voix répondit ; c’était un pêcheur. Je l’appelai, il s’approcha et je lui racontai ma mésaventure. Il mit alors son bateau bord à bord avec le mien, et tous les deux nous tirâmes sur la chaîne. L’ancre ne remua pas. Le jour venait, sombre, gris, pluvieux, glacial, une de ces journées qui vous apportent des tristesses et des malheurs.

J’aperçus une autre barque, nous la hélâmes. L’homme qui la montait unit ses efforts aux nôtres ; alors, peu à peu, l’ancre céda. Elle montait, mais doucement doucement, et chargée d’un poids considérable. Enfi n nous aperçûmes une masse

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noire, et nous la tirâmes à mon bord : c’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou. »

« La peur », Contes de la bécasse (1883)

On remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n’avait pas un frisson sur toute sa surface, qu’une grande lune calme moirait. Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé d’étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière nous, l’eau toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue par l’hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés qu’on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.

Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l’œil tourné vers l’Afrique loin-taine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.

– Oui, j’ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut.

Alors un grand homme à fi gure brûlée, à l’aspect grave, un de ces hommes qu’on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers incessants, et dont l’œil tranquille semble garder, dans sa profondeur, quelque chose des paysages étranges qu’il a vus ; un de ces hommes qu’on devine trempés dans le courage, parla pour la première fois :

– Vous dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n’en crois rien. Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez éprouvée. Un homme énergique n’a jamais peur en face du danger pressant. Il est ému, agité, anxieux ; mais, la peur, c’est autre chose.

Le commandant reprit en riant : – Fichtre ! je vous réponds bien que j’ai eu peur, moi.Alors l’homme au teint bronzé prononça d’une voix lente : – Permettez-moi de m’expliquer ! La peur (et les hommes les plus hardis peuvent

avoir peur), c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse. Mais cela n’a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril : cela a lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines infl uences mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c’est quelque chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d’autrefois. Un homme qui croit aux revenants, et qui s’imagine apercevoir un spectre dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur.

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Moi, j’ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l’ai ressentie l’hiver dernier, par une nuit de décembre.

Et, pourtant, j’ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J’ai été laissé pour mort par des voleurs. J’ai été condamné, comme insurgé, à être pendu en Amérique, et jeté à la mer du pont d’un bâtiment sur les côtes de Chine. Chaque fois je me suis cru perdu, j’en ai pris immédiatement mon parti, sans attendrissement et même sans regrets.

Mais la peur, ce n’est pas cela.Je l’ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fi lle du Nord ; le soleil la dissipe

comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien ; on est résigné tout de suite ; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur.

Eh bien ! voici ce qui m’est arrivé sur cette terre d’Afrique : Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C’est là un des plus étranges

pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des interminables plages de l’Océan. Eh bien ! fi gurez-vous l’Océan lui-même devenu sable au milieu d’un ouragan ; imaginez une tempête silencieuse de vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme des fl ots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa fl amme implacable et directe. Il faut gravir ces lames de cendre d’or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu’aux genoux, et glissent en dévalant l’autre versant des sur-prenantes collines.

Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces hommes poussa une sorte de cri ; tous s’arrêtèrent ; et nous demeurâmes immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en ces contrées perdues.

Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour battait, le mystérieux tambour des dunes ; il battait distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique.

Les Arabes, épouvantés, se regardaient ; et l’un dit, en sa langue : « La mort est sur nous. » Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami, presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une insolation.

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Et pendant deux heures, pendant que j’essayais en vain de le sauver, toujours ce tambour insaisissable m’emplissait l’oreille de son bruit monotone, intermittent et incompréhensible ; et je sentais se glisser dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de sable, tandis que l’écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de tout village français, le battement rapide du tambour. Ce jour-là, je compris ce que c’était que d’avoir peur ; je l’ai su mieux encore une autre fois...

Le commandant interrompit le conteur : – Pardon, monsieur, mais ce tambour ? Qu’était-ce ? Le voyageur répondit : – Je n’en sais rien. Personne ne sait. Les offi ciers, surpris souvent par ce bruit singulier,

l’attribuent généralement à l’écho grossi, multiplié, démesurément enfl é par les valonne-ments des dunes, d’une grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe d’herbes sèches ; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures comme du parchemin.

Ce tambour ne serait donc qu’une sorte de mirage du son. Voilà tout. Mais je n’appris cela que plus tard.

J’arrive à ma seconde émotion.C’était l’hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La nuit vint deux

heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J’avais pour guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus qui semblaient fuir devant une épouvante.

Parfois, sous une immense rafale, toute la forêt s’inclinait dans le même sens avec un gémissement de souffrance ; et le froid m’envahissait, malgré mon pas rapide et mon lourd vêtement. Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison n’était plus éloignée de nous. J’allais là pour chasser.

Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait : « Triste temps ! » Puis il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait sombre, comme hanté d’un souvenir. Ses deux fi ls, mariés, vivaient avec lui.

Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit d’une rumeur inces-sante. Enfi n, j’aperçus une lumière, et bientôt mon compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. Puis, une voix d’homme, une voix étranglée, demanda : « Qui va là ? » Mon guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.

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Un vieux homme à cheveux blancs, à l’œil fou, le fusil chargé dans la main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le mur.

On s’expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de préparer ma chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me dit brusquement :

– Voyez-vous, monsieur, j’ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit. L’autre année, il est revenu m’appeler. Je l’attends encore ce soir. Puis il ajouta d’un ton qui me fi t sourire :

– Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.Je le rassurai comme je pus, heureux d’être venu justement ce soir-là, et d’assister

au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde.

Près du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces chiens qui ressemblent à des gens qu’on connaît, dormait le nez dans ses pattes.

Au dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais soudain tout un fouillis d’arbres bousculés par le vent à la lueur de grands éclairs.

Malgré mes efforts, je sentais bien qu’une terreur profonde tenait ces gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles écoutaient au loin. Las d’assister à ces craintes imbéciles, j’allais demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fi t un bond de sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d’une voix égarée : « Le voilà ! le voilà ! Je l’entends ! » Les deux femmes retombèrent à genoux dans leurs coins, en se cachant le visage ; et les fi ls reprirent leurs haches. J’allais ten-ter encore de les apaiser, quand le chien endormi s’éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers le feu de son œil presque éteint, il poussa un de ces lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d’une vision, et il se remit à hurler vers quelque chose d’invisible, d’inconnu, d’affreux sans doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria : « Il le sent ! il le sent ! il était là quand je l’ai tué. » Et les femmes égarées se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.

Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision de l’animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, était effrayante à voir.

Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger ; il hurla comme dans l’an-goisse d’un rêve ; et la peur, l’épouvantable peur entrait en moi ; la peur de quoi ? Le sais-je ? C’était la peur, voilà tout.

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Nous restions immobiles, livides, dans l’attente d’un événement affreux, l’oreille tendue, le cœur battant, bouleversés au moindre bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous ! Alors, le paysan qui m’avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, jeta l’animal dehors.

Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus terrifi ant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de sursaut : Un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt ; puis il passa contre la porte, qu’il sembla tâter, d’une main hésitante ; puis on n’entendit plus rien pendant deux minutes qui fi rent de nous des insensés ; puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il gratta légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puis soudain une tête apparut contre la vitre du judas, une tête blanche, avec des yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son indistinct, un murmure plaintif.

Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait tiré. Et aussitôt les fi ls se précipitèrent, bouchèrent le judas en dressant la grande table qu’ils assujettirent avec le buffet.

Et je vous jure qu’au fracas du coup de fusil que je n’attendais point, j’eus une telle angoisse du cœur, de l’âme et du corps, que je me sentis défaillir, prêt à mourir de peur.

Nous restâmes là jusqu’à l’aurore, incapables de bouger, de dire un mot, crispés dans un affolement indicible.

On n’osa débarricader la sortie qu’en apercevant, par la fente d’un auvent, un mince rayon de jour.

Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée d’une balle.Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.L’homme au visage brun se tut ; puis il ajouta : – Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger ; mais j’aimerais mieux

recommencer toutes les heures où j’ai affronté les plus terribles périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du judas.

« La folle », Contes de la bécasse (1883)

Tenez, dit M. Mathieu d’Endolin, les bécasses me rappellent une bien sinistre anecdote de la guerre.

Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l’habitais au moment de l’arrivée des Prussiens.

J’avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l’esprit s’était égaré sous les

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coups du malheur. Jadis, à l’âge de vingt-cinq ans, elle avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant nouveau-né.

Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient presque tou-jours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.

La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine, remuant seulement les yeux. Chaque fois qu’on voulait la faire lever, elle criait comme si on l’eût tuée. On la laissa donc toujours couchée, ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour retourner ses matelas.

Une vieille bonne restait près d’elle, la faisant boire de temps en temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette âme désespérée ? On ne le sut jamais ; car elle ne parla plus. Songeait-elle aux morts ? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir précis ? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l’eau sans courant ? Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.

La guerre vint ; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens pénétrèrent à Cormeil.

Je me rappelle cela comme d’hier. Il gelait à fendre les pierres ; et j’étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte, quand j’entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma fenêtre, je les vis passer.

Ils défi laient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs hommes aux habitants. J’en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.

Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à l’offi cier d’à côté que la dame était malade ; et il ne s’en inquiéta guère. Mais bientôt cette femme qu’on ne voyait jamais l’irrita. Il s’informa de la maladie ; on répondit que son hôtesse était couchée depuis quinze ans par suite d’un violent chagrin. Il n’en crut rien sans doute, et s’imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par fi erté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne les point frôler.

Il exigea qu’elle le reçût ; on le fi t entrer dans sa chambre. Il demanda, d’un ton brusque.

– Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu’on fous foie. Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit pas.

Il reprit : – Che ne tolérerai bas d’insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne volonté, che

trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule.

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Elle ne fi t pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l’eût pas vu.Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême. Et il

ajouta : – Si vous n’êtes pas tescentue temain...Puis, il sortit.Le lendemain la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller ; mais la folle se mit

à hurler en se débattant. L’offi cier monta bien vite ; et la servante, se jetant à ses genoux, cria :

– Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui ; elle est si malheu-reuse.

Le soldat restait embarrassé, n’osant, malgré sa colère, la faire tirer du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des ordres en allemand.

Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme on porte un blessé. Dans ce lit qu’on n’avait point défait, la folle, toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements tant qu’on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet de vêtements féminins. Et l’offi cier prononça en se frottant les mains :

– Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et faire une bétite bromenate.

Puis on vit s’éloigner le cortège dans la direction de la forêt d’Imauville.Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.On ne revit plus la folle. Qu’en avaient-ils fait ? Où l’avaient-ils portée ! On ne

le sut jamais.La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les bois sous

un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler jusqu’à nos portes.La pensée de cette femme perdue me hantait ; et je fi s plusieurs démarches auprès

de l’autorité prussienne, afi n d’obtenir des renseignements. Je faillis être fusillé.Le printemps revint. L’armée d’occupation s’éloigna. La maison de ma voisine

restait fermée ; l’herbe drue poussait dans les allées.La vieille bonne était morte pendant l’hiver. Personne ne s’occupait plus de cette

aventure ; moi seul y songeais sans cesse.Qu’avaient-ils fait de cette femme ? s’était-elle enfuie à travers les bois ! L’avait-on

recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital sans pouvoir obtenir d’elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger mes doutes ; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon cœur. Or, à l’automne suivant, les bécasses passèrent en masse ; et, comme ma goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu’à la forêt. J’avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j’en abattis un qui disparut dans ©

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un fossé plein de branches. Je fus obligé d’y descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d’une tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m’arriva dans la poitrine comme un coup de poing. Bien d’autres avaient expiré dans ces bois peut-être en cette année sinistre ; mais je ne sais pourquoi, j’étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette misérable maniaque.

Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l’avaient abandonnée sur ce matelas, dans la forêt froide et déserte ; et, fi dèle à son idée fi xe, elle s’était laissée mourir sous l’épais et léger duvet des neiges et sans remuer le bras ou la jambe.

Puis les loups l’avaient dévorée.Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré.J’ai gardé ce triste ossement. Et je fais des vœux pour que nos fi ls ne voient plus

jamais de guerre.

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POUR COMPRENDRE : quelques réponses, quelques commentaires

Étape 1 [La Dame de Pique, récit, p. 56]

1 L’illustration de couverture fait référence sans aucune ambiguïté aux jeux de cartes : on y voit une carte découverte (une dame de pique) sur un amas de cartes retournées. L’image correspond à la représentation traditionnelle des « reines » (cou-ronne et fl eur de lys), au nombre de quatre, comme les rois et les valets ; ces cartes « à fi gure » portent le nom « d’honneurs » dans certains jeux de cartes. La dame de pique porte le nom de Pallas, qui peut s’interpréter de différentes façons : fi lle de Titan ou déesse Athéna, mais certains détails du costume, qui évoquent une armure, font pencher pour Athéna, déesse de la guerre. Dans la symbolique populaire, la couleur « pique » est signe de malheur, à l’opposé du trèfl e, signe de chance : on peut donc s’attendre à une histoire sombre ou qui fi nit mal.

2 Le thème du jeu est confi rmé dans le premier paragraphe, associé à celui du secret, qui peut laisser entrevoir un lien avec l’occultisme (occulte = caché), ce que confi rmerait la référence au registre fantastique. Voir à ce sujet le dossier pédagogique en ligne sur le fantastique.

Le dévoilement du secret paraît, à première vue, constituer le ressort drama-tique essentiel de l’intrigue, mais l’annonce de thématiques telles que le diable et les fantômes laisse présager des surprises relevant de phénomènes surnaturels. Le prénom du personnage, que l’on peut supposer « principal », puisque seul nommé dans cette accroche, est de nature à éveiller la curiosité : Hermann est un prénom germanique, or l’auteur, Pouchkine, porte un nom russe dont le prénom a été ici francisé (contrairement aux prénoms des personnages du récit : Anna, Lisabeta). Le nom complet de Pouchkine est Alexandar Serguïevitch Pouchkhine (Александр Сергеевич Пушкин). Pour familiariser les élèves avec la prononciation des noms russes, on pourra faire remarquer que le français la facilite en optant pour une orthographe phonétique (Pouchkine comporte 9 lettres ; le mot russe n’en com-porte que 6). Les précisions du deuxième paragraphe inscrivent le récit dans le courant littéraire romantique et le rattachent au genre de la nouvelle. Il s’agit là des éléments de la couverture qui varient avec le titre de l’œuvre : on pourra faire

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remarquer (1re et 4e de couverture) les invariants qui permettent d’identifi er la mai-son d’édition et la collection (que signifi ent les changements de police ? les divers signes graphiques ? les encadrés ?) ; en comparant avec d’autres couvertures de la même collection ou d’autres éditions, on recensera les éléments fi xes de la maquette.

3 Que l’on envisage l’individu dans une société historiquement défi nie, ou l’écrivain dans un contexte artistique, Pouchkine apparaît comme un être d’ex-ception : fi liation africaine, précocité littéraire, diversité des talents, engagements politiques, mort « romanesque »... Pour illustrer la précocité du talent, on pourra faire lire le poème Mon portrait, écrit directement en français à l’âge de 15 ans et reproduit ci-avant, dans la partie « Documentation complémentaire ». La pratique du français n’est cependant pas exceptionnelle pour l’époque dans ce milieu aristo-cratique. (On pourra rappeler le rôle de Catherine de Russie dans la diffusion de la philosophie des Lumières à l’aide du lien suivant : http://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_II_de_Russie). Pouchkine rédigeait directement en français les plans de ses pièces ; ses textes en prose sont émaillés d’expressions « en français dans le texte » (cf. les notes en bas de page). La diversité de sa production est frappante (poèmes, contes, romans, pièces de théâtre) mais doit également être relativisée : la plupart de ses romans et de ses pièces sont en vers, les récits en prose sont l’exception ; La Dame de pique en fait partie ainsi que les Récits de feu Ivan Pétrovitch Belkine. Sa seule pièce en prose, Une scène de chevalerie (1835) est inachevée et restée à l’état de brouillon : peut-être serait-elle devenue une pièce en vers, elle aussi ! Sa pièce la plus connue (souvent à travers l’opéra de Moussorgski), Boris Godounov, est un drame historique qui s’inspire des drames shakespeariens (comme le font les drames romantiques de l’époque, en France) ; Une scène de Faust (cf. « Documentation complémentaire ») est antérieure à l’ensemble des quatre scènes dramatiques du Convive de Pierre et autres scènes dramatiques, écrites en quinze jours, à Boldino, pendant la quarantaine due à l’épidémie de choléra. L’infl uence du théâtre élisabéthain, la fi gure de Faust, confi rment l’appartenance de Pouchkine au grand courant romantique qui traverse l’Europe au début du XIXe siècle.

4 Le petit nombre de pages (une quarantaine) peut être l’occasion de faire le point sur la spécifi cité de la nouvelle en tant que genre littéraire : voir sur le site le dossier pédagogique la nouvelle. Le nombre de chapitres n’est pas anodin ; le chiffre 7 fait partie, avec le 3 et le 1, de la combinaison secrète au cœur du récit – ce que le lecteur innocent ne peut pas savoir – mais on peut d’ores et déjà attirer l’attention sur la récurrence de ces « nombres mystiques » qui appartiennent à l’univers de l’occultisme (l’un des thèmes du récit). De plus, l’écriture de Pouchkine, poète avant tout, est éminemment musicale, et les nombres 3 et 7 se retrouvent souvent dans

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la composition musicale, notamment celle de la fugue (nombre de mouvements ou types d’accords). Un rapide survol de ces chapitres fait apparaître des variations de longueur (6 pages ; 11 pages ; 11 pages ; 6 pages ; 5 pages ; 6 pages ; 1/2 page) qui font entrevoir des variations de rythme, et un accent mis sur la chute par la cadence mineure (chapitre beaucoup plus court que le précédent).

5 et 6 L’épigraphe initiale joue sur les connotations de la dame de pique, carte à jouer et instrument divinatoire (référence à l’opuscule Le Nouveau Cartomancien). La cartomancie appartient au domaine des sciences occultes auxquelles font référence quelques notes : science des démons, pacte diabolique, Swedenborg (épigraphe du chapitre 5) ; les autres épigraphes contrastent par leur banalité et l’univers prosaïque auquel elles renvoient « propos mondains », « correspondance(s) », non référencés, pas plus que ne l’est le poème (de Pouchkine) à la tonalité réaliste qui précède le pre-mier chapitre. Deux pistes de lecture sont possibles : l’une, fantastique, proposerait une nouvelle variation sur le motif du pacte diabolique ; l’autre, réaliste, utiliserait les ressorts de la comédie de mœurs (le jeu, le libertinage). La lecture des épigraphes apporte un double éclairage : historique (le nom de Swedenborg fait référence à l’An-cien Régime, cadre spatio-temporel d’une partie du récit) et thématique : propos mondains et correspondances font entrevoir une intrigue sentimentale.

8 Pour comprendre l’Europe de 1830, il convient de remonter au Congrès de Vienne de 1815 et à la chute de Napoléon (programme des classes de 4e) défi nitivement vaincu par la Sainte-Alliance réunissant l’Empire de Russie, le Royaume d’Autriche-Hongrie et celui de la Prusse, rejoints par la Grande Bretagne : http://fr.wikipedia.org/wiki/Congr%C3%A8s_de_Vienne.

Des cartes de l’Europe en 1815 et 1830 sont accessibles à partir du lien suivant : http://www.atlas-historique.net/1815-1914/cartes/Europe1815.html. La comparai-son entre les tableaux des deux dates montre les foyers révolutionnaires à l’intérieur de chaque empire ou royaume. L’année 1830 est une année charnière dans le siècle des révolutions et dans l’affi rmation des nationalismes (programme d’histoire de 4e) ; pour approfondir cette question, on pourra se reporter à l’ouvrage d’Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales (Seuil, 2001). Insurrection grecque contre l’Empire Ottoman qui se conclut par l’indépendance de la Grèce ; insur-rection de la Pologne contre l’occupant russe (férocement réprimée) ; insurrection contre l’Empire Ottoman de la Serbie (qui y gagne son indépendance) ; nombreuses insurrections italiennes (menées par Mazzini) contre l’occupant autrichien ; insur-rection des Trois Glorieuses en France contre la monarchie absolutiste de Charles X (qui se conclut par la chute des Bourbons et l’avènement de Louis Philippe ) ; insur-rection de la Belgique contre le pouvoir néerlandais (qui aboutit à l’indépendance de

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la Belgique)… En Russie, Alexandre Ier est « le tsar qui vainquit Napoléon » ; consi-déré par les historiens comme un grand réformateur (abolition de la torture, de la censure, projet d’abolition du servage, réforme de l’enseignement) dont les idées libé-rales lui auraient été inculquées par son précepteur français, le républicain Frédéric César de La Harpe. Il est mort avant d’avoir pu mener à bien un projet de monarchie constitutionnelle que réclament les insurgés de décembre 1825 à son successeur le tsar Nicolas Ier (voir le poème de Pouchkine « Au fond des mines sibériennes » dont vous trouverez les références dans la partie « Documentation complémentaire »). La littérature européenne de l’époque se fait l’écho de la naissance des identités natio-nales et de l’insurrection généralisée contre le despotisme. « La liberté littéraire est fi lle de la liberté politique. Ce principe est celui du siècle. » (Victor Hugo, préface d’Hernani, représentée pour la première fois le 25 février 1830)

9 Les très nombreux portraits et statues du grand homme que l’on trouve sur Internet permettent de saisir deux tendances de la peinture du début de siècle : néoclassique (David, Gros, Ingres, et Brioullov – qu’admirait beaucoup Pouchkine) et romantique (Delacroix, Géricault, Friedrich et Repine – auteur du portrait de Pouchkine intitulé Les Adieux à la mer).

10 Le motif des joueurs de cartes se remarque particulièrement dans les courants caravagesque (Caravage, Georges de La Tour), post-impressionniste (Cézanne), expressionniste (Otto Dix) et cubiste (Fernand Léger).

Étape 2 [Le secret de la comtesse Anna Fedotovna, p. 58]

1 Ces sept lignes d’incipit sont une description exemplaire du système du récit : la troisième personne indique un narrateur de type « omniscient », encore que le pronom initial « on » (comme le « nous » inaugural de Madame Bovary) entretienne pour l’instant l’ambiguïté d’un narrateur – personnage inclus dans le pronom « on ». Tout au plus peut-on constater le point de vue extérieur (focalisation externe) sur la scène racontée. Le temps du récit est le passé simple, comme il est d’usage dans un récit rétrospectif ; il alterne avec l’imparfait dont différentes valeurs sont représentées ici : cadre spatio-temporel de l’action (« il était cinq heures du matin quand on servit ») ; durée de l’action (« on jouait », « ils regardaient ») qui contraste avec la succession de faits ponctuels ou brefs (« les gagnants se mirent à table »). Le premier imparfait (« on jouait ») cumule la valeur durative et la valeur itérative : il semble habituel de jouer chez Naroumof. Le nom et la qualité du personnage (« lieutenant aux gardes à cheval »), la précision horaire (« cinq heures du matin ») et l’activité

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(souper au champagne faisant suite à une partie de cartes) contribuent à l’effet de réel de la scène, sans qu’il soit pour autant possible de la situer avec précision dans l’Histoire : le nom russe n’implique pas que l’action se déroule en Russie, et le grade militaire de Naroumof ne suffi t pas à dater l’action (elle le sera plus tard… grâce à l’âge de la comtesse !).

2 Premier échantillon des nombreux dialogues insérés dans le récit (cf. rubrique « À savoir », p. 59), celui-ci rapporte directement les paroles des joueurs dont on découvre ainsi les noms : Sourine, Hermann, Tomski. Le nom de la comtesse Anna Fedotovna est également évoqué, dans les propos de son petit-fi ls Tomski. Les marques d’énonciation ne sont pas les mêmes que dans le récit-cadre (repérable aux verbes déclaratifs introducteurs : « demanda le maître de maison », « dit un des convives », « dit Hermann », « s’écria Tomski », « demandèrent ses amis »). L’alternance passé simple/imparfait fait place à l’alternance présent/passé composé, et le pronom de troisième personne fait place à ceux de première et deuxième. Deux personnages sont mis en relief dans le dialogue du fait de leur singularité : dans le récit principal, Herman, parce qu’il s’intéresse au jeu et ne joue pas, et parce qu’il est allemand au milieu d’une assemblée russe ; dans le récit de Tomski, Anna Fedotovna, âgée de quatre-vingts ans, parce qu’elle ne joue pas non plus et qu’elle est très âgée comparée à ces jeunes gens.

3 Le récit enchâssé est une structure narrative récurrente de la nouvelle, Maupassant l’utilise notamment dans ses Contes de la bécasse (1883) où le narrateur initial, convive d’un souper faisant suite à une partie de chasse, s’efface pour laisser place au récit d’un autre chasseur qui forme le corps principal du texte (voir dossier pédagogique la nouvelle). Le récit de Tomski (dont l’identité est révélé dès la première phrase par la reprise de « ma grand-mère », l. 23-24 et l. 32) est d’un autre type : il s’agit d’un simple retour en arrière explicatif sur les raisons qui empêchent la comtesse de s’adonner au jeu. Sitôt révélé le secret de la comtesse, le récit reprend sa temporalité initiale. Tous les noms cités dans le récit de Tomski sont des noms de personnes ayant réellement existé (le petit neveu du Cardinal de Richelieu, le Duc d’Orléans, le comte de Saint-Germain, Casanova, la Vénus moscovite) et ayant réellement fréquenté « la cour », mais laquelle ? Si l’on retire « quelque soixante ans » (l. 33) à l’époque d’écriture du récit (1833), ce retour en arrière situe les faits vers 1773, soit vers la fi n du règne de Louis XV ou le commencement de celui de Louis XVI (1774). La véritable Vénus moscovite, Nathalie Galitzine, dont Pouchkine s’est inspiré pour composer son personnage d’Anna Fedotovna, a vraiment fréquenté les cours européennes ; présentée à la reine Marie-Antoinette en 1783 (donc bien après la date évoquée), elle ne quitte Versailles qu’à la veille de la révolution. Elle meurt à

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l’âge de 97 ans, en 1837, et était donc encore vivante lorsque Pouchkine en fait un personnage de roman ; elle a une vingtaine d’années au moment des faits relatés : soixante ans (l. 33) avant ses quatre-vingts ans (l. 28) ; deux traits de son caractère sont soulignés : elle est coquette et manipulatrice, capricieuse et emportée.

4 L’interruption des auditeurs du récit de Tomski a deux fonctions : créer du suspense en retardant la révélation éventuelle du secret qui vient d’être évoqué (l. 83) et accentuer l’authenticité de faits incroyables, par les réactions rationnelles de l’auditoire, constitué – rappelons-le – de soldats peu crédules. La suite du récit de Tomski poursuit dans cette veine : l’authenticité des faits fantastiques (gain au jeu de Tchapiltzki par la combinaison gagnante) semble cautionnée par la réalité historique (Zoritch est un personnage réel) et en même temps mise en doute par la fi ction (le joueur est « mort dans la misère après avoir mangé des millions ») qui laisse planer la possibilité d’effets du hasard.

5 Le but du tableau est de visualiser la composition du récit et son rythme très particulier ; on peut le représenter de deux autres façons : par des segments de lon-gueur proportionnelle à la longueur des chapitres ou par une courbe de Gauss. À ce stade de l’étude, il s’agit juste d’un repérage qui sera complété tout au long de la lecture, mais qui permet déjà à partir du premier chapitre de distinguer le temps de la narration du temps de la fi ction (voir p. 59 et 63).

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Chapitre Ip. 9-14

(118 lignes)

Chapitre IIp. 15-25

(254 lignes)

Chapitre III p. 26-36

(248 lignes)

Chapitre IVp. 37-42

(129 lignes)

Chapitre Vp. 43-47

(93 lignes)

Chapitre VIp. 48-53

(136 lignes)

Chapitre VIIp. 54

(10 lignes)

Durée quelques heures (+ retour en arrière)

quelques heures (+ retour en arrière)

plusieurs jours + une nuit

quelques heures, même nuit

une journée trois soirées « après », durée non défi nie

Indicationsde temps

nuit d’hiver, vers1833, 5h du matin avec retour en arrière (vers 1773) ; puis matin, quelques heures plus tard

Contexte partie de cartes ; puis comtesse à sa toilette

Lieu chez Naroumof ; chez la comtesse Anna Fedotovna, puis à la Cour de Versailles

Personnages Hermann, Tomski, Sourine ; comtesse Anna Fedotovna, son mari, comte Saint-Germain

Eléments surnaturels

secret magique

Faits relatés Des joueurs appren-nent que la grand-mère de l’un d’eux détien-drait une combinaison gagnante de cartes

6 L’exercice d’écriture pourrait être précédé de la lecture (orale) d’un échantillon de récits brefs présentant une structure de récit enchâssé. Trois exemples parmi d’autres chez Maupassant : « Sur l’eau », « La peur » et « La folle », que vous pouvez retrouver dans la partie « Documentation complémentaire », au début de ce livret. On y voit plusieurs manières d’introduire l’évocation d’un souvenir, présentant toutefois un point commun : la justifi cation du récit par une situation de convivia-lité (groupe d’amis réunis dans un lieu clos pour un dîner, une partie de chasse, un voyage) dont on trouvera aisément l’équivalent dans la vie des collégiens et lycéens d’aujourd’hui (repas d’anniversaire entre amis, réunions sportives, colonies de vacances ou voyages linguistiques). On repérera quelques phrases types, introduc-trices de récit rétrospectif : « Mais puisque vous me demandez quelques-uns de mes souvenirs, je vais vous dire une singulière aventure qui m’est arrivée ici, il y a une

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dizaine d’années », « Eh bien, voici ce qui m’est arrivé sur cette terre d’Afrique… », « Tenez, dit M. Mathieu d’Endolin, les bécasses me rappellent une bien sinistre anec-dote de guerre. » On insistera sur le changement d’énonciation : le premier narrateur, s’exprimant à la première personne dans l’introduction, passe le relais à celui auquel est arrivé l’aventure.

7 et 9 Le site offi ciel du château de Versailles fournit toutes les réponses aux questions concernant les étapes de construction du château et la vie de cour sous les différents règnes : Les années 1770-1775 sont des années charnières : fi n du règne de Louis XV et de ses « favorites » et début de celui de Louis XVI et Marie-Antoinette (Maria Joanna de Habsbourg-Lorraine). Le retour en arrière dans le récit de Tomski, relatant la vie de sa grand-mère à Paris et sa partie de cartes avec la reine à Versailles (l. 87-88) manque de précision : il ne peut s’agir de Marie Leczinska (Maria Leszczynska, fi lle du roi de Pologne détrôné Stanislas Leszczynski) décédée en 1768… Si reine il y a, ce serait donc Marie-Antoinette, devenue reine de France en mai 1774 ; mais les autres personnages historiques, le comte de Saint-Germain et Casanova, sont plutôt liés au règne de Louis XV : Saint-Germain fut le protégé de Madame de Pompadour ; Casanova, celui de Choiseul. Disons que la cour de Versailles sous l’Ancien Régime sert de toile de fond romanesque, plutôt que de cadre historique authentique au récit de Pouchkine. On pourrait prolonger cet aperçu de la vie de cour sous l’Ancien Régime par quelques séquences de fi lms tournés à Versailles ; un montage vidéo d’extraits de tournages est disponible sur le site du château (http://www.chateauversailles.fr/professionnels-/tournages/tournages), on pourra visionner la séquence d’ouverture de Si Versailles m’était compté de Sacha Guitry, tourné en 1953 (dont on trouvera de nombreux extraits sur Youtube), celle de la galerie des glaces dans Rude journée pour la reine, de René Allio, tourné en 1973, ou encore des morceaux choisis de Marie-Antoinette de Sofi a Coppola (2006) et des Adieux à la reine de Benoît Jacquot (2011).

8 et 10. « Les arts, témoins de l’histoire au XVIIIe et XIXe siècles » faisant partie du programme transversal d’histoire en 4e, on trouvera vraisemblablement des illustrations pertinentes dans les manuels. Des analyses des portraits de Madame de Pompadour par François Boucher et de Marie-Antoinette par Élisabeth-Vigée Lebrun sont accessibles sur Internet. Les salons mondains, en peinture, relèvent de ce que l’on appelle des « scènes de genre », domaine dans lequel se sont illustrés Michel Barthélémy Ollivier (1712-1784), avec des toiles intitulées Le Thé à l’anglaise dans le salon des Quatre-Glaces au Temple, avec toute la cour du prince de Conti écoutant le jeune Mozart ou Souper du Prince de Conti au Temple en 1766, et, sur le mode sati-rique, William Hogarth (1697-1764), dont on trouvera une analyse de son tableau

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le plus célèbre, Le Contrat de mariage, sur http://histoart.over-blog.com/article-le-mariage-a-la-mode-le-contrat-de-mariage-76925225.html.

Étape 3 [Premiers regards, premières lettres, p. 60]

1 La couleur dominante est le rouge du maquillage (l. 3) et des rubans (l. 5). Le rouge connote souvent l’univers démoniaque, ce que confi rme ici la comparaison avec le feu. La scène illustre la coquetterie de la comtesse, évoquée dans le portrait qu’en a tracé son petit-fi ls « quelque soixante ans » plus tôt ; on peut la dater approxi-mativement par le détail de l’habillement « à la mode d’il y a cinquante ans »… donc toujours de l’Ancien Régime, avant la révolution.

2 L’enchaînement des faits (qui relève de la fi ction) est assuré par l’entrée de l’un des personnages – Paul Tomski, le petit-fi ls de la comtesse – que l’on a laissé au cha-pitre précédent quittant l’habitation de Naroumof après le souper du petit matin ; il n’y a donc pas continuité temporelle puisqu’au cours du dialogue il évoque le bal où il s’est rendu la veille (l. 17-20). On notera au passage que le bal chez la princesse s’est poursuivi, comme la partie de cartes, jusqu’à cinq heures du matin. Le nouveau personnage est la demoiselle de compagnie, dont on apprend d’abord le prénom, Lise (l. 12) grâce au dialogue (même procédé théâtral d’interpellation qu’au début du premier chapitre), puis le surnom, Lisanska (l. 37) dont se sert sa maîtresse, la comtesse, et enfi n le nom complet, Lisabeta Ivanovna, grâce au narrateur omniscient (l. 43). Son sourire énigmatique (l. 50) lorsqu’elle apprend à quel corps militaire appartient Naroumof laisse entrevoir une amorce d’intrigue (qui sera développée un peu plus loin).

3 Après la coquetterie, ce sont les caprices qui résument le comportement de la comtesse, accentués par l’âge et d’autant plus ridicules (comme sa coquetterie). Le passage a tout d’une scène de théâtre comique avec personnages qui courent en tous sens, portes qui claquent et criailleries.

4 Le glissement du passé simple à l’imparfait est justifi é par le suspense du récit au profi t d’un long portrait de Lisabeta Ivanovna et d’un ajout au portrait de la com-tesse, vue par sa dame de compagnie. Dans ces portraits, les imparfaits ont une valeur descriptive (« elle était »), durative (« elle avait », « elle attendait ») et itérative (« elle recevait », « elle servait », « elle accompagnait »), proche d’un imparfait historique, et c’est bien de l’histoire de la pauvre Lisabeta Ivanovna, dame de compagnie de la comtesse Anna Fedotovna, qu’il s’agit. Grammaticalement, les adjectifs sont le plus souvent attributs du sujet (on les cherchera derrière les verbes « être », « sembler »,

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« paraître », l. 116-118, 121, 122, 125, 142, 151) et parfois épithètes, apposés au sujet (l. 124).

5 Les rapports entre « la pauvre demoiselle de compagnie » et « la vieille femme de qualité » sont à l’image des rapports entre maîtres et valets que montre le théâtre du XVIIe (cf. Molière, Les Fourberies de Scapin, collection « Classiques & Patrimoine », n° 11, Magnard) et XVIIIe siècle (cf. Marivaux, La Colonie suivi de L’Île des esclaves, collection « Classiques & Contemporains », n° 64, Magnard) : la demoiselle de compagnie accompagne, littéralement, la noble dame, mais ne partage pas sa vie ; sa position cumule les injustices résultant du hasard de la naissance (position sociale) et d’un emploi aliénant qui font d’elle une esclave (« elle attendait avec impatience un libérateur pour briser ses chaînes », l. 147-148). Le mobilier de sa petite chambre résume la misère de sa position (l. 155- 157), comparée au luxe du salon de sa « maîtresse ».

6 Lorsque le récit reprend, après le passage descriptif, c’est sous la forme d’un retour en arrière, symétrique d’un point de vue narratif de celui du premier chapitre, mais moins éloigné dans le temps de la fi ction (« deux jours après la soirée chez Naroumof ») relatée au début du premier chapitre, « et une semaine avant la scène » relatée au début du deuxième chapitre. Il est prudent, à cet endroit, de reconstituer la chronologie des faits pour éviter de se perdre par la suite.

• Chapitre IPremier retour en arrière, à la fi n d’une partie de cartes ; lancement du thème en

rapport avec l’argent ; chronologie des faits : – le comte de Saint-Germain dévoile le secret des trois cartes à la comtesse ;

contexte : Versailles, cour Louis XV ou Louis XVI, vers 1773 ;– des offi ciers jouent aux cartes chez Naroumof ; contexte : Saint-Petersbourg,

salon d’un offi cier de la garde du tsar, vers 1833.• Chapitre IIDeuxième retour en arrière, à la fi n de la visite de l’un des joueurs à la comtesse,

sa grand-mère ; lancement du thème sentimental ; chronologie des faits :– Lisabeta aperçoit un offi cier du génie par la fenêtre ; contexte : salon de la

comtesse, deux jours après la partie de cartes (elle le reverra chaque jour pendant une semaine, cf. l. 184-185, l. 192) ;

– la comtesse Anna Fedotovna est invitée au bal chez Naroumof par son petit-fi ls ; contexte : une semaine après le premier regard de Lisabeta sur l’offi cier du génie dont elle ignore l’identité.

7 et 14 La première rencontre amoureuse fait partie de ces topoï littéraires dont raffolent les préposés au choix de sujets d’examen car ces extraits, faciles à isoler de

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leur contexte, se prêtent à l’étude et à la confrontation des techniques romanesques : la première rencontre de Manon et Des Grieux (Manon Lescaut, l’abbé Prévost), de Marianne et Valville (La Vie de Marianne, Marivaux), de Julien Sorel et Mme de Rênal (Le Rouge et le Noir, Stendhal), de Frédéric Moreau et Marie Arnoux (L’Éducation sentimentale, Flaubert) sont parmi les plus célèbres. Pour des élèves de collège, on pourrait leur préférer des textes plus anciens, telle la première rencontre de Perceval le Gallois avec Blanche Fleur qu’il aborde selon les règles édictées par sa mère (Le Conte du Graal) ou des textes plus contemporains, telle la rencontre de la narratrice du Sabotage amoureux avec Elena (d’Amélie Nothomb, p. 46-47, collec-tion « Classiques & Contemporains », n° 16, Magnard). Quels que soient les textes retenus, on constatera que le champ lexical du regard domine ; celui de Pouchkine ne fait pas exception à la règle : « regard distrait », « elle regarda », « les yeux fi xés », « elle revit l’offi cier », « le revit », « ses yeux noirs », « fi xant sur elle un regard ardent ». Mais l’échange de regards entre Lisabeta et Hermann (qui ignorent leurs noms respectifs) diffère sensiblement du coup de foudre classique, d’abord par le choix des points de vue ; celui de Lisabeta montre les étapes progressives de son intérêt pour l’offi cier du génie immobile sous ses fenêtres : d’abord « distrait », son regard se fait « profond », de machinal il devient intentionnel et fi nit par s’accompagner d’un sourire (l. 192). Elle ne sait comment interpréter le trouble que provoque cet échange de regards (l. 178-179). Plus loin (l. 226-254), celui d’Hermann est loin d’être symétrique : sa présence devant la maison de la comtesse relève la première fois du hasard (l. 226-236), mais la semaine suivante d’une « force invincible » (l. 249) qui semble liée à sa fascination pour le « pouvoir mystérieux » de la femme qui occupe cette maison… la comtesse donc ! Lisabeta apparaît moins comme l’objet du désir que comme l’adju-vant permettant d’accéder aux pouvoirs de la comtesse.

8 Le portrait d’Hermann est symétrique de celui de Lisabeta (cf. questions 4 et 5) : même recours à l’imparfait descriptif pour caractériser sa position sociale (offi cier vivant de sa solde, mais nanti d’un petit capital) et les traits dominants de son caractère : ambitieux, joueur… et dissimulateur (« sous un calme d’emprunt il cachait des passions violentes », l. 204) ; tout le contraire en somme de la douce et sensible Lisabeta. Mais un point commun toutefois : leur pauvreté relative en ce qui concerne Hermann et une position sociale qui leur interdit de participer activement aux plaisirs du grand monde. Hermann au jeu est condamné à la même passivité que Lisabeta au bal. Leur « alliance » paraît logique, du point de vue de la fi ction roma-nesque, mais le monologue intérieur (l. 215-225) qui révèle les pensées profondes d’Hermann fait déjà planer le doute sur ses motivations réelles. Ce n’est pas d’être pauvre qui fait pleurer Lisabeta, c’est d’être esclave des caprices de sa maîtresse.

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9 « Cet instant-là » est celui évoqué plus haut (l. 160) du point de vue de Lisabeta, lorsqu’elle voit pour la première fois « un offi cier du génie ». Le point de vue d’Hermann est confi rmé ici par l’hésitation concernant l’occupation de la jeune fi lle (« penchée gracieusement sur un livre, sans doute ou sur un métier ») dont il ne voit que le visage « derrière une vitre » encadré par la fenêtre. Le lecteur, lui, sait que Lisabeta « travaillait à un métier [de tapisserie] dans l’embrasure de la fenêtre. » (l. 10 et l. 65) Le récit de ce premier échange de regard entre les deux jeunes gens est programmatique : s’il y a « regards », il n’y a pas vraiment « rencontre » ; Hermann est d’abord vu par Lisabeta, puis Lisabeta par Hermann, mais ils ne sont pas dans le même plan : au cinéma, on parlerait d’un champ/contrechamp, mais disjoint par un fl ashback explicatif et deux arrêts sur images (les portraits). Le même écart se poursuit au chapitre suivant (p. 26) avec l’échange de lettres qui ne se « répondent » guère et débute dans la continuité de la scène d’ouverture du chapitre, quand la comtesse « venait de faire remettre les chevaux à la voiture » (p. 26, l. 1-3) – chevaux qu’elle avait demandé « qu’on dételle » plus haut (p. 19, l. 110). L’épigraphe du chapitre III teinte d’ailleurs d’ironie cette « correspondance » amoureuse de la même manière que celle du chapitre II apportait un commentaire moqueur (voire libertin) à l’intrigue sentimentale en cours.

11 La transformation d’un dialogue en récit revient à transposer le style direct en style indirect, c’est-à-dire à changer de mode d’énonciation. On pourrait faire pré-céder l’exercice écrit de la transposition orale du dialogue précédent (l. 11-26), afi n d’observer les changements de temps, de pronoms, et s’entraîner à varier les verbes déclaratifs en fonction des types de phrase, par exemple :

– pour une phrase déclarative : dire, affi rmer, déclarer, répéter, annoncer, ajou-ter, poursuivre, préciser, confi rmer, apprendre, raconter, noter, conclure, révéler, dévoiler, expliquer ;

– pour une phrase interrogative : demander, questionner, interroger, s’informer, se renseigner ;

– pour une phrase exclamative : s’écrier, s’exclamer, se récrier, s’indigner ;– pour une réponse : répondre, répliquer, rétorquer, ajouter, répéter, riposter.Exemple de transposition pour le dialogue des lignes 40 à 64 : « Tomski demeurait en tête à tête avec la demoiselle de compagnie qui lui

demanda en chuchotant le nom du monsieur qu’il voulait présenter à la comtesse. Il lui répondit qu’il s’agissait de Naroumof et lui demanda si elle le connaissait. Elle affi rma qu’elle n’avait jamais entendu parler de lui mais voulut savoir s’il était militaire. Tomski acquiesçant, elle insista pour savoir encore s’il était dans le génie.

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Le jeune homme s’étonna de cette supposition et précisa que le monsieur était chevalier des gardes. La demoiselle de compagnie sourit, mais ne répondit pas.

C’est à ce moment que la comtesse – encore à sa toilette – interpella bruyamment son petit-fi ls pour lui demander de lui envoyer un roman, une nouveauté, mais pas à la mode du jour. Paul essaya d’obtenir des précisions sur les goûts de sa grand-mère, qui se contenta d’énumérer tout ce dont elle ne voulait pas : des histoires de morts violentes, par exemple des parricides ou des noyades… Paul promit alors de lui trou-ver un roman russe traditionnel. La comtesse douta qu’il y parvînt mais l’engagea à tenir sa promesse. Tomski prit alors congé de sa grand-mère et de Lisabeta Ivanovna – s’étonnant une fois de plus qu’elle eût pu croire Naroumof dans le génie – et sortit du cabinet de toilette. »

12 Exercice inverse du précédent, qui consiste là encore à changer de temps, de pronom et surtout à ajouter une ponctuation expressive. À titre d’exemple, on pourra relire le monologue intérieur d’Hermann (l. 215-225) et s’inspirer de sa forme. Exemple de démarrage :

« – Dieu, que je suis malheureuse !... et dire qu’il va falloir encore faire bonne fi gure au bal de la princesse… Oh ! bien sûr, je vais danser quand il manquera quelqu’un pour le quadrille ! mais je sais déjà comment ça va se passer : c’est surtout les dames qui feront appel à moi, comme d’habitude, pour les recoiffer ou recoudre des boutons ! Ah ! si seulement un de ces jeunes gens pouvait me voir… »

13 La femme à sa toilette – à ne pas confondre avec la (ou les) baigneuse(s) – est un motif récurrent de la peinture occidentale ; on tentera de rassembler des œuvres de peintres appartenant à diverses époques. Ceux qui se rapprochent le plus de l’époque de la comtesse sont François Boucher et Guillaume Voiriot. On pourra comparer les résultats de cette recherche avec celle concernant les portraits (question 10 de l’étape 2). Autre scène de genre, traitée par Pouchkine dans ce chapitre et dont il existe une grande variété de représentations picturales : La Liseuse (le portrait de Mme de Pompadour par Boucher en fait partie).

Étape 4 [Nuit fatale, p. 62]

1 et 2 Le « début de son intrigue amoureuse » (l. 50-51) vu par Hermann consiste en un échange de lettres dont il a l’initiative : il remet la sienne en cachette directement dans la main de Lisabeta qui la cache dans son gant (l. 3-8) ; Lisabeta lui répond par une lettre (jetée dans la rue) qu’il ramasse et va lire dans une boutique de confi seur (l. 45-49), « assez content » de ce premier échange. Lisabeta, malgré sa

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frayeur (l. 6) est « fort contente » aussi de lire une lettre d’amour et d’« être en corres-pondance avec un jeune homme ». Ce début d’intrigue répond très exactement aux aspirations de la jeune fi lle exprimées au chapitre précédent (être enfi n remarquée par un jeune homme qui la libérerait de ses chaînes). Le récit fait alterner le point de vue de la jeune fi lle (peur, trouble, hésitations, l. 25-33) et celui – ironique – du narrateur omniscient (l. 18-24). La chronologie de l’intrigue amoureuse est aussi soigneusement marquée que celle de l’intrigue fantastique : la remise de billet a lieu le jour de la visite de Tomski à sa grand-mère, la réponse est envoyée le lendemain ; les autres lettres (sans réponse) d’Hermann suivront « quelques jours après » (l. 52) puis « chaque jour » (l. 74-75) « arrivant tantôt d’une manière, tantôt d’une autre ». La lettre de Lisabeta, citée in extenso (l. 83-100) est très différente de la première (l. 39-44) ; elle est le résultat du « torrent d’éloquence » d’Hermann dont le lecteur ne peut que mesurer l’effi cacité : entre la première lettre exprimant le refus de quelque échange que ce soit – fût-il épistolaire – et la deuxième qui propose un rendez-vous nocturne clandestin, après des lettres quotidiennes de plus en plus « longues » et « tendres » (l. 81-82), il y a tout un « roman par lettres » dont Pouchkine se moque un peu en l’éludant1. La tonalité entre les deux missives est fort différente et se remarque notamment dans l’emploi du futur : dans le premier billet, il a une valeur stylistique (fi gure d’atténuation) et modale (politesse) ; dans le dernier, une valeur temporelle (énumération d’actions à venir par rapport au présent de l’énonciation, « aujourd’hui »).

3 et 6 Le cadre spatio-temporel est privilégié dans ce passage qui correspond presque exactement au milieu du récit et très précisément au moment-pivot de la fi ction. Du point de vue de l’intrigue, c’est le moment où Hermann va pénétrer enfi n dans le lieu où se trouvent rassemblés les deux objets de son désir : la com-tesse qui détient le secret permettant d’accéder au pouvoir que procure l’argent et Lisabeta pour laquelle il prétend éprouver une passion violente et qu’il vient de découvrir réciproque. Pour mettre en valeur ce moment, Pouchkine le retarde et crée le suspense de la même manière que le ferait aujourd’hui un cinéaste, avec des gros plans sur la pendule et l’amplifi cation du tic-tac (« dix heures », « onze heures moins vingt », « onze heures juste », « onze heure et demie », « minuit » et, plus loin, « une heure », « deux heures »). Autre élément important du cadre : l’obscurité, à l’extérieur comme à l’intérieur. En effet, le champ lexical de la lumière y est ample-ment représenté (« lueur incertaine », « fenêtres sombres », « réverbères » – trois

1. Voir dossier pédagogique : la lettre, de la communication à la fi ction.

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occurrences –, « fort éclairé », « lampe » – trois occurrences – « lumière », « cabinet noir »). Il faut se représenter la lumière des réverbères et des lampes comme des sortes de trouées dans l’obscurité qui la soulignent plus qu’elles ne la dissipent. À l’extérieur, le vent et la neige ajoutent à l’ambiance typique des histoires d’épouvante où apparaissent des fantômes (cf. ouverture de La Chute de la Maison Usher, Edgar A. Poe). Dans la description de la chambre de la comtesse, c’est le champ séman-tique de la vieillesse qui est évoqué, par les noms des artistes d’une époque révolue : « madame Lebrun », Leroy, Montgolfi er, Mesmer (voir notes en bas de pages) et une caractérisation qui connote le vieillissement (« vieilles images », « couleurs passées », portrait d’une « élégante » coiffée à l’ancienne, « découvertes du siècle dernier ») – décor adapté à son occupante qui vient d’être comparée à un « spectre cassé » (l. 110) ; en fait, la description de sa chambre matérialise son âge et donne de la crédibilité à l’histoire racontée par son petit-fi ls : le mobilier qu’Hermann découvre est la trace concrète du passé de la comtesse à l’époque du secret.

4 L’attente d’Hermann dans le cabinet noir fait écho à son attente dans la rue : il se trouve dans la même position d’animal aux aguets, mais la situation a évolué. Il a franchi l’étape la plus diffi cile : pénétrer dans la maison. Et désormais, aucun doute possible depuis qu’il a ouvert la porte donnant sur le cabinet noir qui donne sur la chambre de la comtesse, plutôt que celle donnant sur le corridor qui mène à la chambre de la demoiselle de compagnie : ce n’est pas avec Lisabeta qu’il a rendez-vous ! Dans le cabinet noir, l’obscurité est complète et les perceptions sensorielles sont essentiellement sonores : « il entendit sonner », « puis le roulement lointain d’une voiture », « grand bruit », « entendit un pas ». On peut y ajouter les « pulsa-tions » du cœur d’Hermann qui rythment l’attente et révèlent la vraie nature de ses sentiments (l. 165-166). Elles deviennent visuelles quand la lumière s’allume dans les appartements de la comtesse qu’Hermann découvre clandestinement (position de chasseur embusqué). Parce qu’il est caché, Hermann voit ce qu’il ne verrait pas s’il était présent dans la pièce : le déshabillage et « tous les détails peu ragoûtants d’une toilette de nuit ». Il assiste à la révélation de ce qui se cache sous l’apparence de « momie ambulante »(l. 162) : une très vieille femme, « toute jaune, toute ratatinée », qui semble déjà presque morte (l. 181-185).

5 La scène qui met en présence Hermann et la comtesse est une scène capitale puisqu’elle se termine par la mort de la comtesse (et prépare sa réapparition plus loin en fantôme), par la révélation de son secret (qui ne serait qu’« une plaisanterie », l. 201) et de la vraie nature d’Hermann qui tombe le masque : coléreux, grossier, insultant (il traite les petits-fi ls de la comtesse de « débauchés ») et stupide : il fait appel aux souvenirs d’amour de la comtesse pour l’attendrir à son endroit, lui, un

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parfait inconnu… à moins qu’il ne soit un peu fou, comme le laisserait penser le caractère délirant de sa dernière tirade au cours de laquelle il propose à la comtesse d’endosser le pacte diabolique qu’il imagine qu’elle a conclu en échange de la com-binaison gagnante. La mort de la comtesse a une explication rationnelle : la peur à la vue du pistolet a pu entraîner une crise cardiaque !

8 Les deux expressions importantes sont le « torrent d’éloquence » qui doit déterminer le ton de la lettre et la « passion violente » son contenu. Pour les codes du genre, on se reportera à la première partie du dossier pédagogique cité plus haut en référence (note au bas de la page 33), intitulée « Spécifi cité de la communication épistolaire ». Voir aussi Lettres à Louise Colet, Flaubert (collection « Classiques & Contemporains », n° 56, Magnard) et Lettres choisies de Mme de Sévigné, Voltaire, Diderot, George Sand (collection « Classiques & Contemporains », n° 122, Magnard).

9 On notera tout d’abord que l’opéra de Piotr Ilitch Tchaïkovski est posté-rieur au conte de Pouchkhine de presque 60 ans. Le musicien – souvent considéré comme archétype du musicien romantique – n’appartient pas au même courant que Pouchkine, contemporain de Balzac, quand Tchaïkovski l’est de Hugo. La Dame de pique est son avant-dernier opéra. Le livret, écrit par son frère Modeste, s’appuie sur le même argument, mais comporte des écarts importants, dans les péripéties (mort accidentelle de Lisa, suicide d’Hermann) comme dans le ton – plus tragique dans l’opéra, et plus moralisateur : remords d’Hermann avant de mourir. Davantage de « psychologisme » dans l’opéra que dans le conte, qui reste, dans un registre fantas-tique teinté d’ironie légère, parfaitement original.

Étape 5 [Première rencontre, premier baiser, p. 64]

1 L’ouverture du chapitre s’inscrit dans la continuité de l’action relatée au cha-pitre précédent : départ de la comtesse pour le bal, accompagnée de Lisabeta (p. 30, l. 110-115), puis leur retour dans la maison et celui de Lisabeta dans sa chambre (l. 164-165) – les deux ayant été observées par Hermann, embusqué dans la rue au moment du départ et dans le cabinet noir pour le retour. Le montage alterné du récit qui fait se succéder les péripéties de deux intrigues, dans un ordre non chrono-logique (cf. « À savoir », p. 65) entraîne une grande diversité de temps verbaux. Le plus-que-parfait a essentiellement une valeur temporelle : il signale l’antériorité des faits par rapport à ceux qui sont relatés à l’imparfait ou au passé simple (« Lisabeta était assise », « elle s’était hâtée », « elle remercia le hasard qui avait fait manquer

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le rendez-vous ») ; il est systématique à partir de « trois semaines s’étaient à peine écoulées » (l.12) qui signale un nouveau retour en arrière, donc des faits antérieurs de trois semaines à ce retour de bal (« elle avait aperçu », « elle lui avait écrit », « il avait réussi », « elle en avait reçu », etc.) et s’efface au profi t de l’imparfait lorsque le récit redevient chronologique (« Ce soir-là » – soir du bal –, « Tomski […] coquetait […] fi t force plaisanteries »). Rappelons que ces trois semaines « à peine écoulées depuis que de sa fenêtre elle [Lisabeta] avait aperçu le jeune offi cier » sont celles qui séparent le premier regard (évoqué p. 21, l. 132) de ce premier rendez-vous.

2 La conversation entre Lisabeta et Tomski a pour cadre le bal, autre topos de la littérature romanesque (voir question 9). Le personnage de Tomski occupe une place intéressante, à la fois dans la narration (il relaie le narrateur extérieur chaque fois qu’il est question de dévoiler des aspects intimes de la personnalité des person-nages principaux) et dans la fi ction : sa fi liation avec la comtesse Anna Fedotovna, détentrice d’un secret permettant de gagner aux cartes, le rattache à l’univers du jeu et, en tant que familier de sa maison, il est en relation avec sa demoiselle de compagnie, Lisabeta, qui est au centre de l’intrigue amoureuse. Cette conversation se déroule très précisément pendant l’attente d’Hermann dont le lecteur a pu découvrir la vraie nature, contrairement à Lisabeta qui ne l’a vu que de loin et ne connaît que sa prose enfl ammée. Le portrait qu’en trace Tomski est donc une révélation qui lui fait regretter déjà le rendez-vous accordé, d’où son soulagement, au début du chapitre, lorsqu’elle croit le rendez-vous manqué (l. 8). Cette scène est doublement cruelle pour la pauvre Lisabeta qui sait que Tomski ne l’a invitée à danser que pour se venger de la princesse Pauline (l. 21) et qui commence à prendre conscience – au hasard d’une plaisanterie – d’avoir été manipulée par un aventurier sans scrupule. On peut penser que Pouchkine s’amuse, là encore, à parodier les romans évoqués au chapitre II (p. 17) où d’innocentes jeunes fi lles succombent à de vils séducteurs... hommes « sans mœurs et sans religion » comme l’annonçait l’épigraphe du chapitre.

3 La séquence de la mazurka fait fonction de suspense dramatique : en chan-geant de cavalière, Herman interrompt les confi dences qu’il avait commencé à faire à Lisabeta et retarde le moment d’achever le « portrait ébauché ». Dans la fi ction, elle contribue, comme les scènes de jeu, à l’effet de réel, en montrant un tableau de la société de l’époque ; mais de même qu’Hermann se singularisait des autres offi ciers lors de la partie de jeu, Lisabeta se singularise des autres « dames » du bal par sa position. L’indifférence de Tomski la blesse d’autant plus qu’elle commence à perdre l’espoir de se libérer de ses chaînes grâce à Hermann. L’arrivée de celui-ci au milieu de sa rêverie la surprend et, plus encore, la révélation brutale de la mort de

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la comtesse ; elle surprend aussi le lecteur qu’aucun indice ne prévenait du retour à la temporalité initiale (de retour du bal), mais qui n’est pas surpris par la révélation d’Hermann puisqu’il a assisté à la mort de la comtesse.

4 Dans tout roman d’apprentissage (Bildungsroman), la première rencontre amoureuse marque une étape importante de la formation du héros ; elle est souvent parallèle – ou concomitante – avec l’apprentissage des armes, c’est-à-dire l’entrée dans une carrière, qu’elle stimule ou entrave mais, de toute façon, conditionne. C’est d’ailleurs le schéma narratif que laissait entrevoir l’épisode des premiers regards : « elle aperçut un offi cier du génie, immobile, les yeux fi xés sur elle. […] elle courut à la fenêtre avec un battement de cœur » (p. 21, l. 161-162 et p. 22, l. 179-180) ; « il vit un frais visage et des yeux noirs. Cet instant-là décida de son sort. » (p. 25, l. 253-254). L’échange de lettres qui suit l’échange de regards correspond à la progression logique d’une intrigue amoureuse (cf. Julien Sorel et Mathilde de La Mole dans Le Rouge et le Noir, II, 1) ; elle se poursuit généralement par un premier contact charnel qui embrase les sens des amants (cf. La Nouvelle Héloïse, lettre de Saint-Preux à Julie après son premier baiser, I, 14). Pouchkine brise brutalement cette progression avec la chute du masque de l’amant potentiel, qui se révèle conforme au portrait de criminel esquissé par un tiers (« Il a au moins trois crimes sur la conscience », p. 40, l. 79). Le contraste entre les réactions des deux jeunes gens ne laisse plus planer aucun doute sur la nature de leurs sentiments respectifs : l’émotion de Lisabeta se brise contre l’indifférence d’Hermann (l. 88-91), insensible aux larmes de la jeune fi lle comme à la mort de la vieille dame, mais bouleversé par la « perte irréparable du secret dont il avait attendu sa fortune » (p. 40, l. 93-94). Les yeux de Lisabeta, dessillés, voient enfi n la ressemblance d’Hermann avec ce diable de Napoléon (l. 104-105). Le baiser qui ponctue la scène n’a rien d’enfl ammé, il est presque macabre : baiser sur le front, main glacée… comme celle d’un cadavre (p. 41, l. 113).

5 Pour atteindre la chambre de la comtesse, Hermann a dû emprunter le grand escalier, l’antichambre, la salle à manger et le salon (p. 31) ; puis, à partir de la chambre de la comtesse, prendre la porte de gauche (cachée par un paravent) donnant sur un corridor au bout duquel se trouve « l’escalier tournant » menant à la chambre de Lisabeta. Il emprunte en partie le même trajet pour sortir : escalier tournant, corridor, chambre de la comtesse ; mais, à partir de là, il prend le raccourci d’un « escalier dérobé » dont Lisabeta vient de lui donner la clé. Au lieu de l’amant quittant clandestinement la chambre de son amante, cette scène romanesque devient celle du criminel quittant le lieu du crime. Le comportement d’Hermann, qui ne craint pas de regarder en face ni le cadavre de la comtesse qu’il a fait mourir de peur,

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ni le visage en larmes de la jeune fi lle qu’il a abusée, est celui du libertin évoqué dans l’épigraphe, qui ignore le remords et ne craint ni dieu ni diable.

6 Exemples de concordance des temps entre formes simples et formes composées :– « Il était cinq heures du matin quand on servit le souper » (chap. I, l. 3) ;– « Nous étions à l’étude quand le proviseur entra » (incipit de Madame Bovary,

Flaubert, 1856) ;– « Onze heures venaient de sonner à la Bourse, lorsque Saccard entra chez

Champeaux » (incipit de L’Argent, Zola, 1891) ;– « En descendant l’escalier, Hermann pensa aux galants qui l’avaient emprunté

soixante ans plus tôt » (paraphrase empruntée à la fi n du chapitre IV) ;– « Quand vous aurez traversé la chambre de la comtesse, vous trouverez deux

portes » (paraphrase empruntée à la lettre de Lisabeta à Hermann, chap. III) ;– « À peine eut-il brandi son pistolet, que la comtesse s’écroula » (paraphrase du

récit de la mort de la comtesse, chap. III, p. 36).7 Le changement d’énonciation entraîne un changement de temps et de per-

sonne, mais également un changement de concordance : l’antériorité que marque le plus-que-parfait par rapport à l’imparfait est rendue ici par le passé composé mar-quant l’antériorité par rapport au présent : « Trois semaines se sont à peine écoulées depuis que de ma fenêtre j’ai aperçu le jeune offi cier […] je sais son nom, voilà tout », « j’en ai reçu », « je ne connais pas le son de sa voix », « je n’ai jamais entendu parler de lui avant ce soir ». Il s’agit là de la valeur temporelle du passé composé, on peut prolonger cet exercice par d’autres exercices qui feraient apparaître ses valeurs aspectuelles. (Les valeurs du passé composé sont au programme des classes de 4e.)

8 et 10 L’Empire étant au programme d’histoire de 4e, les campagnes napo-léoniennes fi gurent dans les manuels des élèves. Sinon, on peut bien sûr consulter les encyclopédies imprimées ou virtuelles, que l’on peut compléter par une analyse d’images intéressante à partir du lien suivant :

http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=316.On peut consulter aussi l’article « Napoléon Ier » d’un simple dictionnaire des noms

propres, à la section « Guerres napoléoniennes ». Cette recherche est destinée à faire comprendre pourquoi Napoléon est considéré par un écrivain russe des années 1830 comme la référence absolue du mal, alors qu’à la même époque il incarne pour les romantiques français une sorte d’idéal révolu : la vision de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, celle de Hugo dans Les Misérables (extraits disponibles à partir du lien sui-vant : http://membres.multimania.fr/jccau/ressourc/hugo/extraits/waterloo.htm) sont diamétralement opposées à celles de Pouchkine et, plus tard, Tolstoï dans Guerre et Paix (1865-1869).

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9 Si l’on compare deux scènes de bal dans deux romans différents d’un auteur comme Flaubert, on pourra mettre en évidence la fonction de ce motif littéraire. Exemples : le bal au château de la Vaubyessard où se rend Emma Bovary (Madame Bovary, 1857, 1re partie, chap. 8) et à partir duquel s’organise l’intrigue Emma/Rodolphe ; le bal chez Rosanette (L’Éducation sentimentale, 2e partie, chap. 1) au cours duquel Frédéric Moreau découvre la laideur et la bêtise du monde qui l’entoure mais choisit pourtant d’y rester en devenant l’amant de Rosanette.

Étape 6 [Apparition ! p. 66]

1 et 2 Hermann se rend à l’enterrement de la comtesse par « superstition », pour conjurer la peur d’une vengeance post-mortem, plutôt que par « remords » d’être un assassin. Pouchkine établit un lien entre absence de foi et crédulité (l. 6) et attire l’attention sur un trait de caractère d’Hermann qui aura de l’importance par la suite : sa tournure d’esprit qui le pousse à fantasmer (l. 8-9).

Le récit de l’enterrement est celui d’une cérémonie dont le caractère rituel est sou-ligné : exposition du corps sur un catafalque, disposition protocolaire des membres de la famille, de la domesticité et des invités à la cérémonie, oraison funèbre du prédicateur dont Pouchkine souligne ironiquement le style ampoulé et l’inadéqua-tion du contenu à la personnalité de la défunte (l. 22-27). Le souci des convenances (l. 28) conditionne le comportement de tous (« les larmes eussent passé pour une affectation », l. 19-20) sauf celui d’une vieille gouvernante réellement émue.

3 Un cadrage resserré sur Hermann fait suite au tableau montrant l’ensemble de la cérémonie, c’est le premier que l’on voit bouger (la vieille gouvernante ne peut s’age-nouiller et pleure en silence) ; les verbes de mouvement s’accumulent : « Hermann s’avança », « s’agenouilla », « il se leva », « il monta les degrés », « s’inclina », puis « d’un brusque mouvement, se rejeta en arrière et tomba à la renverse. » Un déplacement du regard montre une autre chute, celle de Lisabeta, qui perd connaissance, vraisemblable-ment à la vue d’Hermann dont elle est seule à connaître la responsabilité dans la mort de la comtesse. Le troisième mouvement est celui de la morte « clignant un œil » d’un air « moqueur », du moins est-ce ce qu’Hermann croit avoir vu (l. 41-42).

5 Les circonstances de l’apparition de la comtesse sont censées entretenir l’hésita-tion entre une hypothèse fantastique (manifestation surnaturelle) et une hypothèse réaliste (hallucination d’Hermann provoquée par la boisson ou la folie) qui, pour certains, défi nissent le genre. Voir dossier pédagogique sur le fantastique.

Les propos du fantôme de la comtesse contrastent avec la dernière vision d’elle

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qu’a eue Hermann, juste avant sa mort : ils sont prononcés d’une voix ferme, révèlent la combinaison gagnante, et manifestent un certain intérêt pour Lisabeta… tout le contraire de l’hébétude de la comtesse, de ses dénégations concernant la combinaison gagnante et de son attitude envers sa demoiselle de compagnie de son vivant. Plus surprenant, cette femme autoritaire et capricieuse prétend avoir été « contrainte » à apparaître et agir contre sa volonté… ce qui confi rmerait l’hypothèse surnaturelle : la comtesse agirait, mue par une force extérieure… celle du diable, probablement !

6 On sait Hermann doté d’une riche imagination (voir fi n du chapitre II, p. 24-25) même quand il n’est pas ivre, et la mort de la comtesse, puis son enterre-ment où il a cru voir son cadavre lui faire un clin d’œil ont pu lui déranger l’esprit au point de provoquer des hallucinations. L’ambiguïté est maintenue jusqu’à la fi n du chapitre : le sommeil lourd du portier prouve que ce n’est pas lui qui a ouvert la porte de l’antichambre encore « fermée à clé ».

7 On peut faire remonter les circonstances de la vision d’Hermann au moment de son réveil au milieu de la nuit (l. 59). Le récit d’Hermann suppose un changement d’énonciation : le pronom « je » remplace le pronom « il » et le passé composé rem-place le passé simple, mais on peut conserver l’imparfait puisque le récit d’Hermann reste un récit rétrospectif. Exemple : « Lorsque je me suis réveillé, il faisait nuit et la lune éclairait ma chambre. J’ai regardé l’heure : il était trois heures moins le quart et je n’avais plus envie de dormir », etc. Pour l’apparition proprement dite, il faut essayer de rendre compte de l’évolution des réactions d’Hermann, qui vont de la dis-traction à la stupéfaction en passant par l’étonnement, en utilisant une ponctuation expressive (comme celle de son monologue intérieur page 24) et une syntaxe qui se rapproche de la langue parlée, comme c’est souvent le cas dans les journaux intimes.

8, 9 et 10 Avant de lire les textes du groupement – auxquels il est conseillé d’ajouter l’extrait de La Vénus d’Ille de Prosper Mérimée reproduit dans la partie « Documentation complémentaire » au début de ce livret – et d’en choisir un pour le lire dans son intégralité, on devra lire attentivement la rubrique « À savoir » de la page 67 et, si possible, la partie « Thèmes et histoire » du dossier sur le fantastique (voir la partie « Documentation complémentaire » en début de livret). Les textes sélec-tionnés l’ont été pour leur thème commun, mais les contextes et les styles diffèrent considérablement, certains plus accessibles que d’autres. Il est possible de substituer à chaque texte un autre du même auteur et du même genre : conte ou nouvelle fan-tastique (voir, dans le livre de l’élève, la bibliographie de la rubrique « Information/Documentation », p. 79). Pour la question 8, il sera utile de rappeler la différence entre un résumé de l’intrigue et l’accroche d’une quatrième de couverture.

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Étape 7 [Les trois coups, p. 68]

1 L’obsession d’Hermann pour le secret de la comtesse, secret désiré ardemment, puis obtenu étrangement, se manifeste par des hallucinations qui marquent un degré de plus dans la folie. La manie (au sens étymologique de démence) qui le pousse à substituer les trois chiffres de la combinaison gagnante à tout ce qui se présente à ses yeux est le symptôme d’une perte de contact avec la réalité (schizophrénie ?) dont on peut retracer l’évolution : la mort de la comtesse l’a d’abord fortement ébranlé puisqu’elle mettait fi n brutalement à son espoir d’obtenir la combinaison gagnante (sa première idée fi xe, voir monologue intérieur, p. 24) ; il s’évanouit à son enter-rement, non par remords de son crime, mais peut-être parce qu’il s’imagine que le prédicateur (qui ne le connaît pas) le désigne en faisant allusion au FIANCÉ DE MINUIT (p. 44) alors qu’il ne s’agit que de la rhétorique habituelle d’un rituel funéraire. L’apparition post-mortem de la comtesse est un choc encore plus grand qui pro-voque un nouveau délire et remplace une idée fi xe par une autre : « Comment mettre à profi t ce secret si chèrement acheté ? » (l. 16-17)

2 et 3 L’entrée d’Hermann dans le cercle du joueur célèbre Tchekalinski se fait par l’intermédiaire de Naroumof, chez qui s’est déroulée la partie de cartes initiale au cours de laquelle Tomski avait évoqué le secret de la comtesse, sa grand-mère. Les deux épisodes sont symétriques, mais inversés : simple témoin de la partie chez Naroumof, Hermann va devenir acteur principal de celle chez Tchekalinski, joueur célèbre dont les qualités principales semblent être « la bonne humeur et la bienveillance » ; son âge respectable, sa position sociale (il est extrêmement riche) et ses bonnes manières font contraste avec le brutal Hermann qui s’introduit gros-sièrement dans la partie en cours (l. 52-53). L’inversion des situations est soulignée par la présence de Naroumof qui rappelle à Hermann « son austérité d’autrefois » (l. 56). Au cours de cette première partie, Hermann applique à la lettre les indica-tions du fantôme de la comtesse : « pas plus d’une carte en vingt-quatre heures » (p. 46, l. 78-79) parce qu’ayant gagné avec la première carte qu’elle lui a indiquée, il est persuadé de la fi abilité de la méthode.

4 Comparée à la précédente, la deuxième partie montre une progression dans les réactions des joueurs : le « murmure d’étonnement » (l. 84) devient « un ah ! géné-ral » (l. 103), le froncement de sourcil du banquier (l. 85) se transforme en malaise (l. 103-104). Le « sang-froid » d’Hermann (l. 105) surprend ses partenaires de jeu et prouve au lecteur sa croyance absolue en son pouvoir magique : il est tellement persuadé de gagner qu’il se permet de faire paroli (doubler sa mise) et empoche

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quatre vingt-quatorze mille roubles (l. 104), après en avoir misé (ponté) quarante-sept mille (l. 98).

5 Hermann, ayant déjà gagné avec le trois puis le sept, est persuadé de gagner une troisième fois ; Tchekalinski, qui a déjà dû payer les gains des deux parties pré-cédentes, craint de voir sauter sa banque. « Tous les gens de la maison » se pressent dans la salle de jeu : le suspense est à son comble. (« un profond silence régnait dans la salle »). Lorsque les cartes sont distribuées, le lecteur peut penser qu’Hermann a gagné : « à droite, on vit sortir une dame ; à gauche un as. » (l. 120) Rappelons que le tas de droite est le tas du banquier, et celui de gauche le tas du joueur (voir règles détaillées du jeu de Pharaon). Pourquoi se retrouve-t-il alors avec une dame en main ? S’est-il trompé de tas, troublé par l’enjeu de cette dernière partie ? (expli-cation rationnelle) La comtesse s’est-elle vengée en le poussant à se tromper, ou en lui indiquant la mauvaise combinaison ? (explication surnaturelle). Ou bien encore, est-ce le hasard seul qui l’a fait gagner deux parties et perdre une troisième ?… Le lecteur choisira en fonction de ses croyances. Pour Hermann, aucun doute, la dame de pique – « carte funeste » – qui le fait perdre est la « défunte comtesse ». Mais cette troisième apparition, comme les deux précédentes, est vue à travers le fi ltre de l’esprit d’Hermann (« il lui sembla », « il reconnut avec horreur »), esprit déjà dérangé (voir question 1) et totalement « anéanti » par ce nouveau coup du sort (l. 133).

6 Pouchkine semble s’être amusé à jouer lui aussi avec la combinaison gagnante de trois cartes (trois, sept, as et sa variante perdante : trois, sept, dame) qui structure son récit composé de sept chapitres, se terminant par trois parties de pharaon, et compor-tant trois personnages principaux : Hermann, la comtesse, Lisabeta. C’est aussi vers trois heures du matin que la comtesse meurt sous les yeux d’Hermann puis qu’elle lui apparaît. On peut donc imaginer que le numéro de la chambre d’Hermann fasse écho à ces trois nombres : comme eux, c’est un nombre premier et qui se compose de deux des trois chiffres de la combinaison (voir étape 1, question 4).

7 La conclusion de l’histoire est aussi ambiguë que ce qui précède. On peut la trouver morale, puisque le méchant est puni, que la gentille demoiselle trouve un bon mari et que le brave Tomski épouse sa princesse ; elle est, dans tous les cas, moins tragique et moins moralisante que la fi n du livret d’opéra (voir étape 4, question 9), mais c’est une fi n amère, que l’on peut trouver bien pessimiste : Hermann, présenté dès le début comme un étranger aux mœurs exotiques, est évacué brutalement de cette société aristocratique, fi gée, dont la comtesse, sorte de morte-vivante, symbolise les valeurs d’un autre temps. Tant qu’il gagne, d’une façon extraordinaire, Hermann intéresse les joueurs, lorsqu’il perd, personne ne s’intéresse plus à lui et le jeu conti-nue comme à l’ordinaire. Certes, Lisabeta trouve un mari, mais rien n’indique qu’il

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s’agisse d’un mariage d’amour, et cette union ne la sort pas vraiment de son rang : la demoiselle de compagnie épouse le fi ls de son intendant. Le seul gagnant de l’histoire est Tomski : petit-fi ls d’une comtesse, il épouse la princesse (dont il est amoureux) et prend du galon !

9 et 10 Selon le type de fi n choisi, on raccordera son récit à celui de Pouchkine qui pourra servir d’introduction. Pour la première hypothèse (gain d’Hermann), partir des lignes 119 à 121 ; pour la deuxième (folie d’Hermann qui court déterrer le cadavre de la comtesse), partir des lignes 127 à 131 ; pour la troisième (folie d’Hermann qui veut tuer Lisabeta), partir des lignes 122 à 126 ; pour la quatrième (lettre de remords, puis suicide), s’inspirer du livret de l’opéra et de l’écoute du fi nal du troisième acte.

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