20150124_arh

8
Cahier du « Monde » N o 21779 daté Samedi 24 janvier 2015 - Ne peut être vendu séparément Comment on fait des bébés La France affiche la natalité la plus forte d’Europe. Les raisons sont inattendues : des modèles familiaux très divers et un fort taux de travail des femmes anne chemin D epuis une dizaine d’années, ils voient défiler dans leur bureau des cohortes de députés coréens et d’universitaires japonais qui tentent de percer le mystère de la fécondité française. Les cher- cheurs de l’Institut national d’études démogra- phiques (INED) leur projettent des graphiques sur la natalité et leur expliquent les grands prin- cipes des politiques publiques françaises. « Au cours des quatre ou cinq dernières années, nous avons reçu plus d’une dizaine de délégations co- réennes ! », sourit le démographe Olivier Théve- non. Hantés par le spectre de la dépopulation, ces experts venus d’Asie sont à la recherche de la recette magique qui fait de la France la cham- pionne d’Europe de la fécondité. Depuis le début des années 2000, l’Hexagone règne en effet en maître sur les classements européens. Après deux décennies de baisse, dans les années 1970 et 1980, la natalité est re- partie à la hausse à la fin des années 1990. De- puis cette date, la France navigue juste au-des- sous du seuil mythique de 2,1 enfants par femme, qui correspond au taux de renouvelle- ment des générations – elle l’a encore confirmé en 2014, en affichant un indicateur conjonctu- rel de fécondité de 2,01. « En économie, l’Allema- gne est l’homme fort de l’Europe. En démogra- phie, la France est la femme forte de l’Europe », résume en plaisantant le démographe Ron Les- thaeghe, membre de l’Académie royale de Belgi- que et professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles. Le reste de l’Europe est entré dans un étrange hiver démographique. Cinquante ans après le baby-boom de l’après-guerre, le taux de natalité des Vingt-Huit s’est effondré : en 2012, il est tombé à 1,58 enfant par femme. Les pays médi- terranéens démentent, année après année, tou- tes les idées reçues sur la généreuse fécondité des cultures catholiques : l’Espagne, le Portugal et l’Italie ont enregistré, ces dernières années, une chute dramatique de leur natalité (1,4, voire 1,3 enfant par femme). Les pays germanophones (Allemagne, Suisse, Autriche) ne font guère mieux, pas plus que ceux de l’ancien bloc com- muniste (Pologne, République tchèque, Slova- quie ou Hongrie). Partout en Europe, les élites s’interrogent avec inquiétude sur ce reflux de la natalité. Le cocktail qui a fait ses preuves en France, mais aussi dans les pays scandinaves, n’a pourtant rien de mystérieux : il allie une fa- mille moderne fondée sur l’égalité hommes- femmes et des Etats qui mènent de fortes poli- tiques publiques en se comportant en « bons pères de famille », selon l’expression de Lau- rent Toulemon, démographe à l’INED. « Aujourd’hui, la natalité a besoin de ces deux ingrédients, confirme Ron Lesthaeghe. Au pre- mier abord, la recette a l’air simple mais elle n’est pas facile à mettre en œuvre : il faut beau- coup de temps pour dessiner et installer un nou- veau modèle familial. » Car la famille ne relève pas de l’évidence ou de la nature : c’est un monde constitué de nor- mes sociales d’une grande complexité. Pour désigner ces conventions implicites, le sociolo- gue américain Ronald Rindfuss parle de « fa- mily package ». « Au Japon, par exemple, le fa- mily package est très contraignant, explique Laurent Toulemon. Une femme qui se met en couple doit aussi accepter de se marier, d’obéir à son conjoint, d’avoir un enfant, d’arrêter de tra- vailler après sa naissance et d’héberger ses beaux-parents âgés. C’est un peu le pays du tout ou rien. En France, le family package est plus souple : une femme qui se met en couple n’est pas obligée de se marier ni même d’avoir des en- fants. Les normes sont plus ouvertes et les fa- milles plus variées. » lire la suite pages 4-5 Le reste de l’Europe est entré dans un étrange hiver démographique L’hydre de la torture Bien que l’inutilité de cette pratique soit avérée, certains Etats de droit y recourent. Un rapport du Sénat américain sur les méthodes de la CIA en atteste. PAGE 6 Le « Nouveau manifeste » des économistes atterrés Contre l’austérité, ce collectif vante la transition énergétique. Entretien avec l’économiste Benjamin Coriat. PAGE 7 JOANNA TARLET-GAUTEUR/PICTURETANK Une nouvelle « vie » de François d’Assise En exclusivité pour « Le Monde », la fabuleuse histoire d’un manuscrit du XIII e siècle retrouvé presque par hasard. PAGE 3

Upload: dfsdjgflksjgnaw

Post on 26-Dec-2015

8 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

errerwrw

TRANSCRIPT

Page 1: 20150124_ARH

Cahier du « Monde » No 21779 daté Samedi 24 janvier 2015 - Ne peut être vendu séparément

Comment on faitdes bébés

La France affiche la natalité la plus forte d’Europe. Les raisons sont inattendues : des modèles familiaux très divers et un fort taux de travail des femmes

anne chemin

Depuis une dizaine d’années, ilsvoient défiler dans leur bureaudes cohortes de députés coréenset d’universitaires japonais quitentent de percer le mystère dela fécondité française. Les cher-

cheurs de l’Institut national d’études démogra-phiques (INED) leur projettent des graphiques sur la natalité et leur expliquent les grands prin-cipes des politiques publiques françaises. « Aucours des quatre ou cinq dernières années, nousavons reçu plus d’une dizaine de délégations co-réennes ! », sourit le démographe Olivier Théve-non. Hantés par le spectre de la dépopulation, ces experts venus d’Asie sont à la recherche de larecette magique qui fait de la France la cham-pionne d’Europe de la fécondité.

Depuis le début des années 2000, l’Hexagonerègne en effet en maître sur les classements européens. Après deux décennies de baisse, dans les années 1970 et 1980, la natalité est re-partie à la hausse à la fin des années 1990. De-

puis cette date, la France navigue juste au-des-sous du seuil mythique de 2,1 enfants par femme, qui correspond au taux de renouvelle-ment des générations – elle l’a encore confirméen 2014, en affichant un indicateur conjonctu-rel de fécondité de 2,01. « En économie, l’Allema-gne est l’homme fort de l’Europe. En démogra-phie, la France est la femme forte de l’Europe »,résume en plaisantant le démographe Ron Les-thaeghe, membre de l’Académie royale de Belgi-que et professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles.

Le reste de l’Europe est entré dans un étrangehiver démographique. Cinquante ans après lebaby-boom de l’après-guerre, le taux de natalité des Vingt-Huit s’est effondré : en 2012, il est tombé à 1,58 enfant par femme. Les pays médi-terranéens démentent, année après année, tou-tes les idées reçues sur la généreuse féconditédes cultures catholiques : l’Espagne, le Portugalet l’Italie ont enregistré, ces dernières années,une chute dramatique de leur natalité (1,4, voire 1,3 enfant par femme). Les pays germanophones(Allemagne, Suisse, Autriche) ne font guère

mieux, pas plus que ceux de l’ancien bloc com-muniste (Pologne, République tchèque, Slova-quie ou Hongrie). Partout en Europe, les élites s’interrogent avec inquiétude sur ce reflux de la natalité.

Le cocktail qui a fait ses preuves en France,mais aussi dans les pays scandinaves, n’apourtant rien de mystérieux : il allie une fa-

mille moderne fondée sur l’égalité hommes-femmes et des Etats qui mènent de fortes poli-tiques publiques en se comportant en « bonspères de famille », selon l’expression de Lau-rent Toulemon, démographe à l’INED.« Aujourd’hui, la natalité a besoin de ces deux

ingrédients, confirme Ron Lesthaeghe. Au pre-mier abord, la recette a l’air simple mais ellen’est pas facile à mettre en œuvre : il faut beau-coup de temps pour dessiner et installer un nou-veau modèle familial. »

Car la famille ne relève pas de l’évidence oude la nature : c’est un monde constitué de nor-mes sociales d’une grande complexité. Pourdésigner ces conventions implicites, le sociolo-gue américain Ronald Rindfuss parle de « fa-mily package ». « Au Japon, par exemple, le fa-mily package est très contraignant, explique Laurent Toulemon. Une femme qui se met en couple doit aussi accepter de se marier, d’obéir àson conjoint, d’avoir un enfant, d’arrêter de tra-vailler après sa naissance et d’héberger ses beaux-parents âgés. C’est un peu le pays du toutou rien. En France, le family package est plussouple : une femme qui se met en couple n’est pas obligée de se marier ni même d’avoir des en-fants. Les normes sont plus ouvertes et les fa-milles plus variées. »

lire la suite pages 4-5

Le reste de l’Europe est

entré dans un étrange

hiver démographique

L’hydre de la torture Bien que l’inutilité de cette pratique soit avérée, certains Etats de droit y recourent. Un rapport du Sénat américain sur les méthodes de la CIA en atteste. PAG E 6

Le « Nouveau manifeste » des

économistes atterrés Contre l’austérité, ce collectif vante la transition énergétique. Entretien avec l’économiste Benjamin Coriat. PAG E 7

JOANNA TARLET-GAUTEUR/PICTURETANK

Une nouvelle « vie » de François

d’Assise En exclusivité pour« Le Monde », la fabuleuse histoire d’un manuscrit du XIIIe siècle retrouvé presque par hasard. PAG E 3

Page 2: 20150124_ARH

2 | 0123Samedi 24 janvier 2015 | CULTURE & IDÉES |

La gloire en un clicGrâce aux réseaux sociaux, les danseurs de hip-hop peuventse faire connaître auprès du public et des programmateurs.

Une formidable vitrine, mais pas forcément un indicateur de talent

pèse lourd donc je suis” est devenu la formule qui marche. Terriblement arrogant et néolibé-ral, mais ça fonctionne. » « C’est parfois tout de même une fausse piste, commente Philippe Mourrat, directeur des Métallos, à Paris. Lors-que j’ai accueilli en 2010 le danseur vedette Ju-nior Bosila, vainqueur en 2007 de l’émission de M6 “La France a un incroyable talent”, j’ai pu constater que la salle de 260 spectateurs n’était pas pleine : le public d’Internet n’est pas tou-jours celui qui se déplace dans les théâtres. »

Faire le buzz est une chose, mettre en scèneun spectacle en est une autre. Un « pschitt » sur la Toile n’a rien à voir avec une œuvre d’une heure ou plus sur un plateau. A l’excep-tion évidemment du circuit des battles, du-rant lesquelles les danseurs s’affrontent pen-dant quelques minutes seulement. « Faire un beau montage d’images avec des effets est plus proche de la pub que de la danse », dénonce Fa-rid Berki. « Internet éloigne le danseur de la vraie prise de risque artistique, de ce qu’il a pro-fondément à dire », insiste Yacine Amblard. De son côté, Olivier Meyer estime que « les ré-seaux sociaux restent des moyens d’informa-tion. L’opinion majoritaire n’est pas toujours celle qui compte, et le talent d’un artiste ne s’ap-précie pas seulement à l’aune de sa capacité à bien communiquer ». Quant au risque de for-matage de ces jeunes danseurs, qui ont aussi fait de YouTube leur principale école d’ap-prentissage, il est très important.

L’éphémère de la Toile se cogne aussi avec letemps, au sens classique du terme. Six mois, un an après, que reste-t-il de ces milliers de vues qui ont permis l’émergence d’un inter-prète ? Si Internet permet de se distinguer, il n’est pas automatiquement synonyme de lon-gévité. « Ça peut n’être d’ailleurs, comme sou-vent, qu’un feu de paille, commente Babacar Cissé « Bouba ». L’un des dangers de ce système est de faire passer les rêves de certains pour des réalités. » « Avant, les légendes se construisaientdans le temps, conclut Yacine Amblard. Aujourd’hui, les renommées sont plus éphémè-res, mais c’est l’époque qui le veut. » p

de Suresnes Cités Danse, a pisté les hip-ho-peurs, experts en breakdance (style acrobati-que au sol), avant d’auditionner à l’ancienne pour son spectacle (H)ubris. « J’ai pu découvrirdes personnalités incroyables, en particulier d’autres pays, que je n’aurais pas pu rencontrersinon, précise-t-il. Les hip-hopeurs sont trèsdécomplexés par rapport à la création. Ils tien-nent compte des commentaires et des retours. Internet semble être devenu, pour eux, un moyen de construction de soi et de leur iden-tité d’artiste. »

Pour la jeune chorégraphe hip-hop Jann Gal-lois, qui a créé sa compagnie BurnOut en 2013,Internet et les réseaux sociaux s’imposentlorsqu’on veut s’inscrire dans le circuit. « Je ne poste pas des vidéos tous les jours, mais je réa-lise des teasers de chacune de mes pièces, expli-que-t-elle. Facebook est pour moi un outil d’in-formation, mais aussi d’évaluation de mon tra-vail. Un seul post entraîne des centaines de réactions et me permet de voir comment est perçue ma danse. C’est dur de s’imposer dans lemétier actuellement… » Jann Gallois met aussi ses images sur Vimeo, « pour que ce soit acces-sible à tout le monde ». Elle a réalisé un film court, Looking for an Ideal, qui a été sélec-tionné par le site I love this Dance. « Ça a créé un effet boule de neige incroyable, en particu-lier du côté des programmateurs. »

Les diffuseurs, eux aussi, sont en ligne demire de ces nouvelles stratégies de communi-cation. Dans un contexte où les directeurs his-toriques des théâtres sont remplacés par une génération plus connectée aux nouveaux mé-dias, Facebook est la plate-forme de rencon-tres. Dans le milieu, pourtant, tous ne sont pas convaincus des bienfaits d’Internet. « De plus en plus, malheureusement, assène Farid Berki, pionnier du mouvement, qui a fêté les vingt ans de sa compagnie en 2014, les diffu-seurs vont à la pêche aux infos via Facebook et deviennent amis avec les artistes. Le copinage peut devenir une dérive. Certains font même leur programmation en comptant sur les “like”et le nombre de vues pour remplir leur salle. “Je

rosita boisseau

Suffit-il aujourd’hui à un hip-ho-peur de brandir les milliers de clicsremportés par ses vidéos sur You-Tube pour asseoir son talent, voiresa légitimité ? Apparemment, oui.C’est en tout cas ce qui est apparu

en novembre 2014 lors d’un forum de danse hip-hop houleux, pendant le festival Kalypso, à la Maison des métallos, à Paris. L’histoire du mouvement, son esprit, les difficultés actuel-les suscitaient alors des échos dissonants. Soudain, un jeune homme a balancé le nom-bre de vues remporté par ses prestations sur YouTube. « C’est grâce à des images d’une com-pétition à Saint-Denis à laquelle j’ai participé ennovembre 2014 que des organisateurs d’Italie et de Russie m’ont contacté pour donner des stages », affirme ce danseur, Marcus Dossavi, 20 ans. En l’espace de quatre ans, le nombre devues sur Internet est donc devenu non seule-ment un objet de fierté pour les hip-hopeurs, mais aussi un laissez-passer, voire une carte d’identité auprès du milieu, du public et des programmateurs.

Dans ce mouvement populaire et jeunequ’est restée la danse hip-hop depuis le début des années 1980, le phénomène est en train de coloniser la communauté. Internet, grâce à YouTube et aux réseaux sociaux, s’affirme comme le meilleur moyen pour se faire con-naître. Au point de mettre Facebook en pre-mière ligne du plan de com’que chacun se doitde fourbir pour rester en piste. « La vitesse d’In-ternet me fait penser aux sucres rapides qui se consomment et disparaissent vite, alors que lessucres lents de la réflexion nourrissent en pro-fondeur », constate Olivier Meyer, directeur dela manifestation hip-hop Suresnes Cités Danse, dont la 23e édition a lieu jusqu’au 10 fé-vrier, au Théâtre Jean-Vilar, à Suresnes (Hauts-de-Seine).

Il n’empêche que les sucres rapides gagnentdu terrain dans le hip-hop. En particulier dansla nouvelle génération. Avec l’avènement de lacaméra GoPro, les jeunes surtout, très outillés techniquement, affinent chaque jour un peu plus leurs stratégies d’attaque. « Jusqu’au choixdes heures de “post” propices sur le Net !, af-firme Yacine Amblard, directeur de produc-tion de Moov’n Aktion. Ils sont nés à l’ère nu-mérique, ils maîtrisent l’instrument et sont à fond là-dedans. » Et de lister toutes les bonnes raisons pour eux d’opérer sur Internet dans un contexte culturel en crise et verrouillé : « Les jeunes hip-hopeurs n’ont pas accès aux théâtres et trouvent sur la Toile un espace d’ex-pression ouvert, facile, qui entraîne une visibi-lité et une notoriété immédiates. En restant parailleurs dans l’esprit hip-hop. Autrement dit : “J’existe, je me distingue, je me différencie !” In-ternet est devenu véritablement qualifiant, comme on dit. »

Contrairement à ceux de leurs contempo-rains qui sont encore loin des réseaux so-ciaux, les hip-hopeurs en ont compris la ri-chesse et la force d’impact. Leurs usages se di-versifient selon l’âge et le parcours des artistes. CV numériques, « démos », teasers-promos de spectacles, extraits de shows sont monnaie courante. « L’outil Internet explose actuellement, confirme Babacar Cissé « Bouba », 36 ans, interprète remarquable de-puis vingt ans, à l’affiche de Suresnes Cités Danse. C’est une formidable vitrine, même s’il n’est pas automatiquement un indicateur de talent. Il booste un parcours. Je ne suis pas com-plètement fan de ce système, mais mon compteFacebook me permet par exemple de montrer aux gens, en particulier ceux de ma région,

l’Aquitaine, où je ne suis pas souvent car tou-jours en tournée, ce que je fais ailleurs. » Et de conclure en souriant : « Facebook prouve que non seulement je ne suis pas un fantôme, mais que ça marche pour moi. »

Même écho chez Lilou, star internationaledes battles, ces compétitions pacifiques qui font la réputation d’un danseur, et de la Team Red Bull All Star depuis 2012. Depuis deux ans qu’il a pris en main son compte Facebook, dont il gère lui-même les photos et les vidéos, il est passé d’un « fan base » de 100 000 à 400 000 personnes. « J’entretiens mon compte, je cherche ce qui marche pour garder mes fans, car il faut sans arrêt relancer l’intérêt,précise-t-il. Je suis très attentif, par exemple, à la façon dont procèdent les rappeurs ou les webcomiques pour élargir leur audience. Je poste beaucoup de photos par exemple, c’est ce qui fonctionne le plus efficacement. »

C’est d’abord sur YouTube que le chorégra-phe contemporain David Drouard, à l’affiche

¶à voir

festival suresnes

cités danse

au Théâtre Jean-Vilar, 16, place Stalingrad,

Suresnes(Hauts-de-Seine).

Jusqu’au 10 février.

asso ciation

mo ov’n aktion

http://www.moovnak-tion.org/

« Faire un beau

montage d’images

avec des effets est

plus proche de la pub

que de la danse »farid berki

danseur et chorégraphe

Jann Gallois (compagnieBurnOut) dans son film « Looking for an Ideal »

YOUTUBE

L’ennui et les

gardiens en

période creuse

(H)ubris, par DavidDrouard, à l’affiche

de Suresnes Cités Danse.YOUTUBE

Page 3: 20150124_ARH

| CULTURE & IDÉES | Samedi 24 janvier 2015

0123 | 3

La vie retrouvée de François d’AssiseC’est une découverte inespérée : la BNF vient d’acquérir un manuscrit jusqu’alors inconnu qui enrichit la biographie du saint

catherine vincent

C’est un recueil à peineplus grand qu’un pa-quet de cigarettes, malficelé, dépenaillé, sanscouverture. Cent vingt-deux feuillets d’un

mauvais parchemin, couverts de caractè-res latins minuscules et partiellement ef-facés. Autant dire un ouvrage à la limite du déchiffrable. Vendredi 16 janvier, à la séance hebdomadaire de l’Académie desinscriptions et belles-lettres, sa présenta-tion a pourtant suscité l’enthousiasmede l’aréopage d’historiens réunis pour l’occasion. Elle a aussi confirmé la fierté des responsables de la Bibliothèque na-tionale de France (BNF), qui vient d’ac-quérir ce manuscrit pour 60 000 euros.

C’est qu’on ne retrouve pas tous lesjours une Vie inédite de François d’As-sise ! Encore moins rédigée par son pre-mier biographe, Thomas de Celano, dans l’Italie du début du XIIIe siècle ! Et quand on dit « pas tous les jours », c’est un euphémisme : les spécialistes considé-raient jusqu’ici que, en matière d’écrits essentiels sur la vie du « Poverello », de-venu le saint le plus populaire de l’Eglise catholique, l’affaire était close.

Beaucoup, mais pas Jacques Dalarun.« D’ordinaire, on trouve ce qu’on ne cher-che pas. Là, j’ai trouvé ce que je cherchais : c’est assez rare pour être signalé ! », ad-mettait-il, heureux, après avoir livré les détails de ce que ses confrères ont aussi-tôt qualifié de « prodigieuse découverte ». Spécialiste mondialement reconnu de la « question franciscaine », ce médiévistedu CNRS, ancien directeur de l’Institut derecherche et d’histoire des textes (IRHT), préfère évoquer la chance qui l’a conduit à ce précieux manuscrit plutôt que s’at-tribuer le titre de « découvreur ». Chance àlaquelle, à y mieux regarder, il aura donné un sacré coup de pouce.

La « question franciscaine » ? Voilà quine dira pas grand-chose au néophyte. Pour les experts, il s’agit d’une affairecruciale. L’enjeu ? Ni plus ni moins que dedéterminer sur quelles bases fiables écrire la vie de ce fils de marchand ita-lien, né en 1181 à Assise, mort en 1226,fondateur de l’ordre des Frères mineurs (ou ordre franciscain), chantre de la fra-ternité universelle et de l’absolue pau-vreté. Car les écrits de Bonaventure,nommé ministre général des francis-cains en 1257 et chargé quelques années plus tard de rédiger une biographie du saint patron des animaux, sont à la vie deFrançois ce que les Evangiles sont à la vie de Jésus : une version officielle enrichie de merveilleux, rédigée sur la base de lé-gendes se recopiant les unes les autres.Le tout dans un but précis : conceptuali-ser le franciscanisme tout en s’efforçant de maintenir la cohésion au sein de la communauté, rongée par des dissen-sions entre défenseurs de la pureté des origines et partisans d’une vision plus conventuelle et cléricale.

Pour cerner la vraie vie de Françoisd’Assise, pour approcher au plus près lesens de son action et de son expérience, il faut se tourner vers son premier bio-graphe : Thomas de Celano, qui le connutpersonnellement. En 1228, année de la canonisation de François, ce religieux franciscain au remarquable talent deconteur est chargé par le pape Gré-goire IX de réaliser sa biographie : c’est laVita prima. A la demande du chapitre gé-néral, il rédige vers 1246-1247 une nou-velle vie de saint François : la Vita se-cunda, plus décousue que la première,

bien qu’intégrant des détails et des faitsnouveaux. Des écrits d’une valeur histo-rique considérable, mais dont seules quelques dizaines d’exemplaires nous sont parvenus. En 1266, trois ans après que Bonaventure eut présenté sa propre biographie, le chapitre général de Parisordonne en effet la destruction de toutesles Vie de François d’Assise à l’exception de cette dernière, déclarée la seuleauthentique et digne de foi.

Une Vita prima en 1228, une secundaprès de vingt ans plus tard… Entre les deux, rien. Ou un maillon manquant ? Cetexte qu’on ne connaîtrait pas encore, quipourrait résoudre une partie des ques-tions laissées en suspens sur la vie du Po-verello, Jacques Dalarun a l’intime con-viction de son existence depuis 2007. Cette année-là, il est en effet parvenu à déchiffrer et à reconstituer, à l’aide de manuscrits épars, une légende de saint François contant les deux dernières an-nées de sa vie : un texte qu’il nomme Lé-gende ombrienne, qu’il attribue à Tho-mas de Celano, et dont la rédaction se si-tue entre 1237 et 1239. Intrigué par le fait qu’il commence à la stigmatisation de François sur l’Alverne (1224) et non à sa naissance, le médiéviste soupçonne quece récit est le fragment d’un texte plus important. Voire – sait-on jamais ? –d’une nouvelle Vie du bienheureux Fran-çois… Celle-là même qui est au cœur du précieux manuscrit dont la BNF est dé-sormais détentrice, à l’issue d’une cas-cade d’événements relevant tant de l’ex-pertise professionnelle… que de l’amitié.

« Le 15 septembre 2014, je reçois un mailde mon confrère américain Sean Field, quivit dans le Vermont, me signalant un ma-nuscrit en vente sur le site Les Enluminu-res – l’une des meilleures galeries sur leMoyen Age et la Renaissance », raconteJacques Dalarun. Ce manuscrit, d’où pro-vient-il ? « Par tradition, les marchands dece type d’objets livrent très peu de rensei-gnements sur leur précédent propriétaire – du moins avant la vente. La seule indica-tion qui nous a été donnée est “private continental collection” ». L’essentiel estailleurs : le recueil contient une Vie de saint François incluant la Légende om-brienne, et s’accompagne d’une très bonne notice d’expert, qui conclut en se demandant s’il ne s’agit pas d’une Vie jusqu’alors inconnue due à Thomas de Celano. L’historien consulte en toute hâte la reproduction en ligne du prolo-gue de cette Vie, le déchiffre… Et son cœurs’arrête de battre.

« Il m’a suffi de lire cette page pour com-prendre de quoi il s’agissait, poursuit-il.En quatorze lignes, il y avait tout dans ce prologue ! Son auteur dit : “C’est moi qui

ai écrit la Vita prima” – il s’agit donc deThomas de Celano. Il précise : “C’est toi, Frère Elie, qui m’avais tout dit” – ce qui nous apprend que sa première Vie luiavait été “soufflée” par ce compagnon de François, qui lui succéda de 1232 à 1239 à la direction de l’ordre. Et il ajoute en sub-stance : “Certains se plaignent que ma Vita prima est trop longue, on me de-mande de l’abréger” – dont acte. Cela fai-sait dix ans que je tournais autour de l’idée que Thomas de Celano avait écrit une vie intermédiaire, sous Frère Elie : ce prologue ne m’a donc rien appris, maism’a tout confirmé. » Jacques Dalarun de-vrait sauter de joie : il est au contraire abattu par cette découverte.

« Je me suis dit : “Voilà, j’ai tout sous lamain, mais il s’agit d’une collection pri-vée : quelqu’un va l’acheter et demain il vadisparaître !” » Puis l’historien reprend ses esprits. Se souvient qu’il a « une trèsbonne amie à l’endroit où il faut ». Il ap-pelle Isabelle Le Masne de Chermont, di-rectrice du département des manuscritsde la BNF… qui comprend immédiate-ment, elle aussi, l’enjeu de l’objet. « Je con-naissais bien les travaux de Jacques. Quand il me parle du maillon manquant de la légende franciscaine, je ne lui de-mande pas de me faire un exposé de trois

heures. Tout de suite, je sais qu’il fautqu’on voie le manuscrit ! », sourit-elle. Et c’est ainsi que la BNF, dans le plus grandsecret pour ne pas faire monter les en-chères, acquit la vraie seconde Vie de François d’Assise, actuellement en cours de numérisation dans ses ateliers.

Ensuite ? Pour les exégètes, les consé-quences de cette trouvaille textuelle sontencore difficiles à estimer. La qualifiant d’« événement majeur pour l’histoire fran-ciscaine », André Vauchez, spécialiste del’histoire de la sainteté médiévale, rap-pelle qu’« on n’avait plus fait une décou-verte de cette importance depuis près d’unsiècle », et estime que cette nouvelle Vita « va mener à reconsidérer toute la chrono-logie des biographies de François ». Histo-rien de la littérature latine médiévale et

« découvreur » de plusieurs dizaines de sermons inédits de saint Augustin, Fran-çois Dolbeau se réjouit, quant à lui, de voir confirmé que « l’histoire des textes peut être une science exacte », et de savoir que « la chronologie des premières Vie de François est maintenant assurée ». Tous attendent désormais les résultats du pe-tit groupe de travail que la BNF et l’IRHT ont décidé de monter, pour tirer tout le miel possible de ce trésor sorti de l’oubli.

Car ce petit volume ne contient pasqu’une nouvelle Vie de Thomas de Ce-lano, d’ores et déjà déchiffrée et traduite par Jacques Dalarun. Loin de là ! La lé-gende n’occupe qu’un huitième du re-cueil. Le reste, non encore étudié, com-prend – entre autres – divers florilèges, des collections de sermons, les Admoni-

tions de François d’Assise et un commen-taire du Pater noster. L’ensemble, dont l’origine italienne « ne fait paléographi-quement aucun doute », a été produit par une équipe de scribes œuvrant dans la décennie 1230. « Tout indique donc que ce manuscrit, sorte de petite bibliothèqueportative, provient d’un couvent francis-cain d’Italie centrale proche d’Assise. Quiétait le Frère mineur qui avait ce codex dans la poche de sa tunique ? A quoi ser-vait-il ? A la prédication ? A recueillir la mé-moire de Frère François ? », s’interroge Jac-ques Dalarun. Le groupe de travail qu’il a constitué se donne deux ans, « aveccinq ou six très bons spécialistes des diffé-rents types de littérature présents dans le manuscrit, pour le laisser accoucher de sa vérité ». p

¶à lire

« françois d’assise.

écrits, vies, témoignages »

par François d’Assise, éditiondu VIIIe centenaire (2 volumes),

sous la direction de JacquesDalarun (Cerf-Editions

franciscaines, 2010).

« On n’avait plus fait

une découverte

de cette importance

depuis près d’un siècle »andré vauchez

spécialiste de l’histoire de la sainteté médiévale

Le manuscrit découvert est un très petit volume (120 × 82 mm) composé de 122 feuillets, couverts de caractères minusculeset partiellement effacés.BNF

Arthur Nauzyciel,Anton Tchekhov[9 – 19 janvier]

La Mouette

Jan Fabre

[6–12 février]

Le Pouvoir

des folies

théâtrales

Jan Lauwers

[3–8 mars]

Place

du marché 76

Page 4: 20150124_ARH

4 | 0123Samedi 24 janvier 2015 | CULTURE & IDÉES |

La plupart des pays du sud de l’Europesont construits sur le modèle du family package japonais. En Italie, en Espagne, au Portugal, à Chypre, à Malte ou en Grèce, les normes familiales sont rigides :il est mal vu qu’une femme travaille lors-qu’elle a un enfant en bas âge, comme il est mal vu qu’elle vive en couple ou qu’elle ait un bébé sans passer devant monsieur le maire – dans tous ces pays, le taux de naissances hors mariage est d’ailleurs inférieur à 30 % alors qu’il dé-

suite de la page 1 passe 50 % en France, en Suède ou en Norvège. Au Japon comme dans le sud del’Europe, ce family package à l’ancienne avisiblement des conséquences dramati-ques sur la fécondité : les taux sont infé-rieurs à 1,4 enfant par femme.

Tout autre est la situation de la Franceet de la Scandinavie. « Dans ces pays, la norme familiale est beaucoup plus sou-ple : les noces tardives, les familles recom-posées, la monoparentalité, les naissanceshors mariage et les divorces sont nette-ment plus fréquents que dans le sud de l’Europe, poursuit Laurent Toulemon. Lediscours sur ces évolutions familiales esten outre apaisé : en France comme dansles pays du nord de l’Europe, on n’a pas une vision catastrophiste et inquiétante

de la famille moderne. » Cette conception ouverte de la famille semble très favora-ble à la natalité : en France, en Suède, enNorvège ou en Finlande, les taux de fé-condité dépassent 1,8 enfant par femme.

Au centre de ce modèle familial né à lafin du XXe siècle, figurent le principe de l’égalité des sexes et son corollaire, le tra-vail des femmes. Une évolution que les partisans de la famille traditionnelle re-doutaient en affirmant haut et fort, dans les années 1960 et 1970, que la natalitéserait la première victime de ce boulever-sement des hiérarchies. Cinquante ansplus tard, la réalité leur a donné tort : aujourd’hui, la natalité européenne est élevée dans les pays où les femmes tra-vaillent, faible dans ceux où elles restent

plus fréquemment au foyer. « Leur auto-nomie est la clé de voûte du système », ré-sume Laurent Toulemon.

La carte européenne de la fécondité re-coupe d’ailleurs de près la carte de l’acti-vité féminine. Dans les pays qui sont enpleine santé démographique, comme la France et les pays scandinaves, les fem-mes participent pleinement au marché du travail : en 2010, le taux d’emploi desfemmes de 24 à 54 ans atteignait 83,8 % dans l’Hexagone, 84,4 % en Finlande, 85,6 % au Danemark et même 87,5 % enSuède, soit un taux à peine plus faible que celui des hommes. Dans les pays du sud de l’Europe ou au Japon, qui sont en pleine déprime démographique, le taux d’activité des femmes est nettement plus

« Non seulement

l’emploi n’est plus

un frein

à la natalité, mais

il est devenu l’une

des conditions

d’accueil

de l’enfant »olivier thévenon

démographe à l’INED

¶à lire

« évaluer l’impact

des politiques

familiales

sur la fécondité »

d’Olivier Thévenon,« Informations

sociales », n° 183,article « Démographieet protection sociale »

(2014).

« the impact

of family policy

packages

on fertility trend s

in developed

countries »

d’Angela Luci-Greulich et Olivier Thévenon,« European Journal

of Population » (2013).

« les politiques

familiales

en france et en

europe : évolutions

récentes et effets

de la crise »

d’Olivier Thévenon, Willem Adema

et Nabil Ali,« Population et

sociétés », n° 512, juin 2014.

« childbearing

trend s and policies

in europe »

de Tomas Frejka, Tomas Sobotka, Jan M. Hoemet Laurent Toulemon,

« Demographic Research »,

Special Collection 7 (2008).

Fécondité « made in France »La natalité est élevée dans les pays où les politiques familiales sont généreuses, comme la France ou les pays scandinaves.

Plus que les aides financières, c’est le développement des crèches qui est déterminant

Page 5: 20150124_ARH

| CULTURE & IDÉES | Samedi 24 janvier 2015

0123 | 5

bas : seules 64,4 % d’entre elles tra-vaillent en Italie, 71,6 % au Japon, 72,2 %en Grèce et 78,3 % en Espagne.

Ces statistiques auraient stupéfié lesdémographes européens des années 1960 ou 1970. « Jusqu’à la fin des années 1980, les pays qui affichaient des taux de fécondité élevés étaient, au contraire, ceuxoù le travail des femmes était peu fré-quent, rappelle Olivier Thévenon, àl’INED. A l’époque, le projet familial étaitune priorité : les femmes se mariaient, elles avaient des enfants, elles les élevaientet, ensuite, s’il leur restait du temps et sielles en avaient envie, elles entraient éven-tuellement sur le marché du travail.Aujourd’hui, nous assistons à un complet renversement de perspective : non seule-ment l’emploi n’est plus un frein à la nata-lité, mais il est devenu l’une des conditionsd’accueil de l’enfant. »

Il l’est d’autant plus devenu qu’enFrance comme dans les pays scandina-ves, la culpabilité associée au travail desfemmes s’efface peu à peu. « Les enquê-tes sociales européennes montrent de grandes disparités dans le regard porté sur l’activité féminine, poursuit Olivier Thévenon. En France, les femmes qui tra-vaillent alors qu’elles ont des enfants demoins de 3 ans ne sont pas considérées comme de mauvaises mères : la normeest souple, la liberté est grande. En Alle-magne, en revanche, elles sont souventaccusées d’être des mères corbeaux qui

les pays du nord de l’Europe, la natalité seporte bien. « Les modes de garde sont cru-ciaux », résume M. Thévenon.

Le Conseil de l’Europe l’a bien compris.En 2002, il a fixé un objectif ambitieux aux Etats membres : à l’horizon 2010, un tiers des enfants de moins de 3 ans devaitdisposer d’un mode de garde « formel », qu’il s’agisse d’une crèche ou d’une assis-tante maternelle. La France a dépassé cet objectif : aujourd’hui, un enfant sur deuxbénéficie d’une place dans un système d’accueil. Le chemin est encore long – seuls 16 % des petits accèdent à une crè-che, alors qu’il s’agit du mode de garde plébiscité par les parents –, mais le sys-tème est loin d’être indigent. « Le con-texte français est plus généreux que lamoyenne européenne », résument Natha-lie Le Bouteillec, Lamia Kandil et Anne Solaz dans Populations et Sociétés, une publication de l’INED.

Cet effort en faveur des modes degarde porte ses fruits : la natalité fran-çaise est élevée, comme elle l’est dans les

pays scandinaves où les services de lapetite enfance sont encore plus dévelop-pés que dans l’Hexagone – 54 % des en-fants norvégiens et 65 % des Danois demoins de 3 ans bénéficient d’une placeen crèche. Dans les pays méditerra-néens, ainsi que dans le centre et l’est del’Europe, les places d’accueil sont beau-coup plus rares : le taux ne dépasse pas 40 % en Italie, en Espagne et en Grèce, etchute même à 23 % en Allemagne, 14 %en Autriche, 10 % en Hongrie, 7 % en Po-logne et 4 % en République tchèque. Cedéficit de mode de garde pèse lourde-ment sur la natalité : dans ces pays, l’in-dicateur de fécondité ne dépasse pas1,45 enfant par femme.

A y regarder de plus près, la carte euro-péenne de la fécondité correspond d’ailleurs étrangement à celle des modes de garde. « En Allemagne de l’Est, la ferti-lité est plus élevée qu’en Allemagne de l’Ouest, constate Ron Lesthaeghe. La lignede partage, qui coïncide avec la vieille frontière de la RDA, reflète deux traditionsdifférentes au regard de la prise en charge de la petite enfance : il y avait et il y a tou-jours beaucoup de crèches à l’Est, peu à l’Ouest. Les contrastes apparaissent égale-ment lorsque l’on compare les cantons fla-mands de Belgique et leurs voisins alle-mands : la fertilité est plus élevée côtébelge, là où les places en crèche sont nom-breuses, les journées d’école plus longues et les activités périscolaires mieux organi-sées, ce qui permet aux femmes de conci-lier leur travail et leur famille. »

Finalement, le cocktail magique qui in-trigue tant les experts coréens ou japo-nais qui défilent au siège de l’INED n’a rien de mystérieux : en Europe, la natalitéest forte dans les pays où les normes fa-miliales sont souples, où les femmes peuvent travailler, où les politiques fami-liales sont généreuses et où la prise en charge des tout-petits est bien organisée. Dans les pays, pourrait-on résumer, qui se sont adaptés, vaille que vaille, à la nou-velle donne du XXe siècle que représente l’égalité hommes-femmes. « La souplessedes sociétés est un élément très important,résume Laurent Toulemon. Si elles neparviennent pas à adapter leurs traditionsfamiliales au nouveau contexte politiquede l’égalité hommes-femmes, cela en-traîne de facto un refus de l’enfant. » Le chemin de la fécondité serait-il plus sim-ple qu’on ne le croit ? p

anne chemin

délaissent leurs enfants. Dans ce pays, la culture bismarckienne des trois K – Kin-der, Küche, Kirsche (les enfants, la cuisine,l’église) – n’a pas disparu. »

Pour que la fécondité soit forte, il fautdonc que la société prenne ses distan-ces avec le modèle familial traditionnelorganisé autour de la figure du « breadwinner » – le « monsieur gagne pain »des années 1960 ou 1970. Mais il fautaussi que l’Etat soutienne avec convic-tion les familles. Et là encore, un fossésépare la France et la Scandinavie des pays méditerranéens. Dans l’Hexagoneet le nord de l’Europe, les politiques fa-miliales sont généreuses : elles repré-sentent plus de 3 % du produit intérieurbrut (PIB) en Norvège et en Finlande,plus de 3,5 % en France et en Suède, plusde 4 % au Danemark. Dans le sud, leschiffres sont nettement plus modestes :les dépenses atteignent à peine 2 % duPIB en Italie, moins de 1,5 % en Espagne,au Portugal et en Grèce.

Ces différences d’approche sont, pourl’essentiel, liées à des phénomènes his-toriques et culturels. « Dans le sud del’Europe et en Allemagne, on considère que c’est à la famille, et non à l’Etat, deprendre en charge les enfants, précise Laurent Toulemon. Cette tradition est lefruit de l’histoire : dans les pays ancien-nement fascistes ou nazis comme l’Italie,l’Espagne ou l’Allemagne, l’idée de faire des “enfants pour la patrie” était si pré-gnante qu’encore aujourd’hui les dis-cours natalistes suscitent beaucoup de ré-ticences et d’embarras. Ce n’est pas le casdans les pays scandinaves ou dansl’Hexagone, où l’on accepte très bien quel’Etat intervienne dans les affaires fami-liales en créant des crèches ou des écolesmaternelles. »

En France, les politiques familialessont anciennes : elles sont nées au dé-but du XXe siècle, dans des entreprisespaternalistes qui accordaient des sup-pléments de salaire aux parents de jeu-nes enfants. Dans les années 1930 et à laLibération, l’Etat a pris le relais en géné-ralisant les allocations familiales et eninstituant des réductions fiscales pourles parents. A ces avantages financiersse sont ajoutées, au fil des ans, des structures d’accueil pour la petite en-fance et des écoles maternelles. « Pourqu’une politique familiale marche, il fautqu’elle soit généreuse, mais aussi qu’il yait de la continuité, de la constance et duconsensus afin que les familles aientconfiance en l’Etat, souligne OlivierThevenon. C’est le cas en France. »

Si la politique familiale française sou-tient efficacement la natalité, c’est aussi parce qu’elle a épousé le modèle souple plébiscité par les couples. « La France achoisi d’aider toutes les familles, quels quesoient leurs choix conjugaux, souligne Laurent Toulemon. Cela n’a pas toujoursété le cas : dans les années 1970, l’Unionnationale des associations familiales(UNAF) était ainsi réticente à l’idée que l’Etat aide les foyers monoparentaux oules familles dites “décomposées”. Mais les études ont montré que ces personnes étaient les mêmes que les couples mariésdéfendus par l’UNAF. Tous les parcours fa-miliaux comportent des périodes de fragi-lité : il est donc légitime, comme on le fait en France, d’aider toutes les familles – sur-tout quand elles en ont besoin ! »

Reste le « comment ». Quelles sont lespolitiques familiales qui favorisent la fé-condité ? Faut-il se contenter de distri-buer des aides financières, comme le fait,par exemple, le Luxembourg ? Ou y ajou-ter des crèches, comme le font les pays scandinaves ? Les conclusions des cher-cheurs qui ont tenté d’évaluer l’impact deces mesures sont sans ambiguïté : les aides financières ont un effet « avéré mais limité », selon l’expression du dé-mographe Olivier Thévenon, mais lesservices d’accueil des tout-petits font trèsnettement la différence : lorsqu’ils sont nombreux et accueillants, comme dans

ALEXANDRA FLEURANTIN / PICTURETANK

La carte européenne

de la fécondité correspond

étrangement à celle

des modes de garde

Les Françaisplus pessimistes

et plus fertiles à la fois

Avoir des enfants est-il un signe d’opti-misme ? Un taux de fécondité élevé indi-que-t-il qu’une société a confiance dans

l’avenir ? C’est une idée intuitive qui vient spon-tanément à l’esprit. Tous les ans, lorsque l’Insee publie, au mois de janvier, le niveau du taux de fécondité, le dynamisme démographique de la France est accueilli comme un joli symbole : tous les responsables publics se réjouissent de ce chif-fre qui tranche avec le climat de morosité politi-que, économique et social qui caractérise notre pays depuis quelques années.

Cette interprétation laisse cependant perplexesles spécialistes de l’économie du bonheur, une discipline née dans les années 1970 aux Pays-Bas et aux Etats-Unis. « Les études ne permettent pas d’établir un rapport entre le taux de fécondité et le niveau de bonheur ressenti », constate Claudia Se-nik, auteure de L’Economie du bonheur (Seuil, « La République des idées », 2014) et professeure à l’université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’écono-mie de Paris. Pour mesurer le niveau de « bon-heur ressenti », les enquêteurs demandent aux personnes interrogées si elles sont satisfaites de leur vie, si elles ont confiance dans leurs institu-tions, leur voisinage ou leurs proches, et com-ment elles imaginent leur avenir personnel ou celui de leur pays.

« A ce jour, les enquêtes n’ont jamais pu montrerqu’il y avait une relation systématique entre l’op-timisme ou le bonheur ressenti d’une société et son taux de fécondité, précise Claudia Senik. Ni le fait d’avoir des enfants ni leur nombre ne sont as-sociés, empiriquement à des niveaux de bonheur plus élevés. » Les études semblent même démon-trer le contraire. « Les pays les plus riches sont les pays les plus heureux… mais aussi les pays les moins fertiles !, constate l’économiste. Je ne crois pas que l’on puisse dire que le fait d’avoir des en-fants est un signe de confiance dans l’avenir. »

Une « perte en ligne » du bonheurLe cas de la France semble d’ailleurs démentir

cette idée. L’Hexagone est l’un des pays les plus pessimistes d’Europe : à niveau de vie et « indice de développement humain » (IDH) égaux – même revenu par habitant, même espérance de vie, même niveau d’éducation –, les Français se décla-rent nettement moins heureux que les autres Européens. « De 2002 à 2010, avec un IDH sembla-ble à celui de la France, en moyenne, l’Espagne, la Grande Bretagne, la Belgique, le Danemark et la Finlande atteignent tous un niveau de bien-être plus élevé, analyse Claudia Senik. Tout se passe comme s’il y avait une sorte de “perte en ligne” du bonheur, en France, une dissipation du bonheur normalement produit par les conditions de vie ob-jectives. »

Dans les enquêtes Gallup, les Français obtien-nent d’ailleurs un score particulièrement élevé aux questions touchant aux émotions négatives – « Avez-vous fréquemment éprouvé les émotions suivantes au cours de la journée d’hier : inquiet, triste, en colère, anxieux ? » Cette morosité ne se li-mite pas au bonheur individuel ou familial : les Français sont moins optimistes que les autres Européens au sujet de la situation économique, et moins confiants envers leurs institutions natio-nales – Parlement, gouvernement, police, sys-tème législatif, classe politique, partis politiques, Parlement européen.

Cette morosité collective ne les empêche pour-tant pas d’avoir des enfants. Depuis le début des années 2000, la France est en tête des classe-ments européens de natalité. Les chiffres publiés le 13 janvier par l’Insee le confirment : en 2014, avec un indicateur conjoncturel de fécondité de 2,01 enfants par femme, l’Hexagone est le pays le plus fécond de l’Union l’européenne avec l’Ir-lande, et ce depuis plusieurs années. « Ce sont les deux seuls pays à avoir maintenu un indicateur su-périeur à 2 entre 2008 et 2012 », constate l’Insee dans son bilan démographique 2014. p

a. ch.

Page 6: 20150124_ARH

6 | 0123Samedi 24 janvier 2015 | CULTURE & IDÉES |

Etes-vous nomophobes ?Les chercheurs l’appellent la « nomo-phobia », contraction de « no-mobile-phobia » : la phobie de sortir sans son mobile. Cette nouvelle angoisse a été identifiée pendant l’été 2013 par la so-ciété anglaise d’enquêtes en ligne You-Gov. Selon l’échantillon, plus d’un Bri-tannique sur deux (53 %) disait se sentir« anxieux » quand il n’avait par son por-table ou quand celui-ci était déconnecté.Cette anxiété a été comparée par les son-dés au stress qui accompagne le fait « d’aller chez le dentiste ». Un doctorantaméricain de l’université du Missouri, Russel Clayton, a publié le 8 janvier uneenquête similaire : « The Impact of iPhone Separation on Cognition, Emo-tion and Physiology » (« l’impact de la sé-paration d’avec son mobile sur la cogni-tion, l’émotion et la physiologie »). Selonl’étude, le téléphone portable est devenu« une extension de nous-mêmes », à la manière du sonar de certains animaux,si bien qu’on peut parler d’« iSelf » : de Soi connecté. Quand celui-ci est privé deson mobile, il a l’impression d’avoir perdu une part de lui-même, et cela di-minue ses capacités psychologiques. Russel Clayton, qui a lancé son enquête après qu’une amie l’eut quitté en plein déjeuner pour courir chercher son por-table, a mené des tests d’intelligence avec des étudiants. A chaque fois que lesparticipants pensaient qu’ils étaient dé-connectés – Russel Clayton prétextait une coupure de réseau –, les résultats aux tests étaient moins bons : les étu-diants se sentaient psychologiquementdiminués.

Marilyn Mansonse lève tôtDans un entretien donné le 15 janvier auNew York Times, le sombre roi du rock metal industriel, Marilyn Manson, 46 ans, a fait des confidences sur l’enre-gistrement de son nouveau disque The Pale Emperor (Cooking Vinyl) – bien ac-cueilli. Il y révèle que lui qui a déchiré laBible en concert et chanté grimmé en terrifiant Mickey Mouse s’est rendu au studio de jour pour la première fois de sa vie. « C’est à 3 heures du matin que mon cerveau devient vraiment cinglé, a expliqué le chanteur. C’était d’habitude le meilleur moment pour enregistrer ! » Cette fois, sous l’impulsion du composi-teur Tyler Gates, qui a coécrit la plupartdes chansons du disque, Marilyn Man-son a dû venir tôt. Il ne regrette pas : « Lejour est maintenant plus efficace pour que je fonctionne comme… Ah, je ne di-rais pas comme un être humain normal,mais comme un méchant plus efficace. »Il faut dire que son précédent album, Born Villain (« Né méchant », 2012), qu’ila sorti après une cure de désintoxica-tion, n’a pas été distribué par un label connu et a été un échec commercial et critique. Autre révélation faite au New York Times : ses tatouages. Il en partagedeux avec l’acteur Johnny Depp, qui a toujours été proche de lui : un grand motif fleuri dans le dos et un autre, sur le poignet : « No reason ». C’est la raisonpour laquelle, ils l’ont fait : sans raison.

Un roman policiervraiment explosifUn fan fortuné de James Patterson, l’auteur américain aux 300 millions de romans policiers vendus dans le monde,peut lire son nouveau livre avant sa sor-tie officielle, le 26 janvier. En effet, PrivateVegas (Little, Brown and Company, 384 p., 24 euros, en anglais) est disponi-ble en avant-première pour la modique somme de 300 000 dollars (260 000 euros). Mais il lui faut faire vite,car l’ouvrage explosera au bout de 24 heures. Avant cela, le lecteur privilégiépartira en première classe pour une des-tination inconnue, dînera dans un res-taurant de luxe avec Patterson en per-sonne, qui lui offrira une paire de jumel-les plaquées or et son ouvrage. Commentle roman s’autodétruira-t-il ? Les éditeursgardent le secret mais parlent d’une équipe de déminage et d’une situation qui rappellera les histoires de l’écrivain. Qui sera prêt à payer une telle somme ? D’après Susan Holden, de l’agence publi-citaire Mother New York, James Patter-son fréquente un cercle de milliardairesaméricains pour lesquels une telle expé-rience serait « de la menue monnaie » et« amusante ». En outre, dès le 21 janvier,1 000 livres ont été mis en ligne gratuite-ment sur Selfdestructingbook.com, pours’autodétruire dans les 24 heures.

nicolas weill

Les périodes d’exception sont redou-tables pour les démocraties. Dansun contexte où sont brandis lesmots de « réarmement moral », oude « guerre à la terreur », commec’est le cas depuis les attaques terro-

ristes survenues depuis début janvier, le risque de contrevenir aux principes qui fondent ces démocraties n’est pas négligeable. A commen-cer par la tentation de pallier les défauts du ren-seignement par des méthodes expéditives, cedont les Etats-Unis ne se sont pas privés. C’est ce que montre un rapport de la commission chargée du renseignement du Sénat américain,déclassifié le 9 décembre 2014 (il sera publié le 4 février en français sous le titre La CIA et la tor-ture, Les Arènes, 592 p., 24,90 €). Non seulementla CIA a mené des interrogatoires poussés, assi-milables à des actes de torture, dans le cadre de « la guerre contre le terrorisme », après les at-tentats du 11 septembre 2001 (Le Monde du 11 décembre 2014), mais elle l’a fait en vain : le rapport démontre l’inutilité des renseigne-ments ainsi obtenus, notamment dans la tra-que du leader d’Al-Qaida, Oussama ben Laden.

Contraire à l’esprit des Lumières, la tortureavait peu à peu disparu en Occident depuis le XVIIIe siècle, et seuls les totalitarismes nazi et soviétique l’ont réintroduite en Europe. Une fois cette porte ouverte, elle a ensuite réussi à s’infiltrer dans le sein de la République fran-çaise : quelques années seulement après la fin de la seconde guerre mondiale, la torture fut pratiquée durant les guerres d’Indochine ou d’Algérie, même si les gouvernants ne l’assu-mèrent jamais publiquement. Des intellectuels comme Pierre Vidal-Naquet (La Torture dans la République, Minuit, 1972) ou le communiste Henri Alleg qui l’avait lui-même subie dans sa chair (La Question, Minuit, 1958) protestèrent,avec d’autres, contre ce processus.

Dans le cadre d’un Etat de droit, l’unique ar-gument à l’appui d’un éventuel recours à la tor-ture est celui de la « bombe à retardement » (« ticking bomb »). On imagine qu’un suspect est en possession de renseignements suscepti-bles d’empêcher une explosion meurtrière. Après avoir épuisé les méthodes d’interrogatoi-res convenues, serait-il, sinon légal, du moins légitime de soumettre le prisonnier à la « ques-tion », afin de trouver l’engin de mort et de pro-téger les victimes potentielle ? Ce genre de cal-cul a été considéré comme un plaidoyer en fa-veur des « méthodes de contraintes » – expression utilisée par Jean-Marie Le Pen dès 1962, puis par sa fille Marine en décembre 2014 – même si l’un et l’autre se sont défendus de justifier par là explicitement la torture.

Ni l’extrême droite ni les nostalgiques de lacolonisation n’ont eu toutefois le monopole de la casuistique sur le sujet, ainsi que l’a montréle philosophe Michel Terestchenko, auteur du Bon Usage de la torture (La Découverte, 2008). Sur la base de la « bombe à retardement », des philosophes américains de gauche comme Mi-chael Walzer, ou libéraux comme le célèbre avocat Alan Dershowitz, ont également dé-battu d’une « idéologie libérale de la torture ». Certes, ces penseurs n’ont pas cherché le moins

du monde à légitimer cette pratique qu’on ap-pelait autrefois la « question ». Mais en adop-tant le point de vue « conséquentialiste » fort partagé, qui juge de la moralité d’une action à ses effets, il devient difficile de pas qualifier comme un bien tout moindre mal qui épargne des innocents en faisant parler un terroriste de force. Seule l’approche inverse, « déontologi-que » (on apprécie un acte en vertu de principeset non de conséquences), peut désigner la tor-ture comme un crime injustifiable.

Ce scénario de la « bombe à retardement »avait déjà servi à justifier l’usage massif de la torture dans les guerres d’Indochine et d’Algé-rie, notamment pendant la « bataille d’Alger » de 1957. D’après certains militaires, il aurait fallu alors répondre à « la terreur par la terreur ».L’un d’eux, le colonel Roger Trinquier, théori-cien de la Guerre moderne (La Table ronde, 1961),le formule ainsi : « Dans la guerre moderne, comme dans les guerres classiques d’autrefois, c’est une nécessité absolue d’employer toutes les armes dont se servent nos adversaires : ne pas le faire serait une absurdité (…). Une surveillance implacable sera exercée sur tous les habitants : tout soupçon ou indice d’insoumission sera punide la peine de mort qui ne surviendra bien sou-vent qu’après d’affreuses tortures. »

L’après-11-Septembre aux Etats-Unis illustrecomme un cas d’espèce le mécanisme de ces dérives intellectuelles et politiques à la fois. En 2004, sont révélées sur Internet les images de soldats irakiens torturés par des soldats

américains, notamment dans la prison d’Abou Ghraib. A cela s’ajoutent les pratiques de la basede Guantanamo, à Cuba, et autres prisons clan-destines. En septembre 2006, le Commission Military Act, appelé aussi The Torture Law (loi de la torture), voté par le Congrès américain,rend recevable pour un tribunal militaire les té-moignages obtenus de force. Certes, en 2008, leCongrès adopte un décret interdisant le water-boarding (noyade par simulation). Mais le pré-sident George W. Bush, qualifiant ce supplice de« technique coercitive » y oppose son veto. En 2009, l’administration Obama met fin aux aspects les plus choquants de la « guerre contrela terreur » et notamment le waterboarding. Mais dans l’après-guerre froide, aucune démo-cratie n’aura été aussi loin dans la légalisation d’usages inacceptables.

La littérature et, plus généralement, la culturepopulaire ont souvent été accusées de contri-buer à faire accepter des pratiques contraires à toutes les conventions internationales. Ainsi, en 1960, dans Les Centurions (Presses de la cité) de Jean Lartéguy (1920-2011), ouvrage qui relate sur un mode à peine romancé et empathique l’équipée d’officiers français dans les conflits

coloniaux des années 1950, l’un des personna-ges, le lieutenant Marindelle, lance à un prison-nier algérien en passe d’être torturé et qui l’ad-jure de respecter le code de l’honneur militaire :« Nous voulons maintenant gagner, et nous sommes bien trop pressés pour nous embarras-ser de ces conventions ridicules. Nos faiblesses, nos hésitations, nos crises de conscience sont les meilleures armes que vous puissiez utiliser con-tre nous ; elles ne jouent plus. » Vendu à plus de 1 million d’exemplaires (et réédité en 2011), l’ouvrage deviendra le livre de chevet du géné-ral David Petraeus, commandant de la coalitionmilitaire en Irak.

Un demi-siècle plus tard, certaines séries télé-visées à succès de la décennie 2000 ont joué unrôle comparable à la littérature de guerre des années 1960. Michel Terestchenko a recensé, dans les cinq premières saisons de « 24 heures chrono », 67 cas de torture, censés démontrer son efficacité en cas de péril extrême, type bombe nucléaire sur Los Angeles, etc. Même si le protagoniste, Jack Bauer, finit par payer plus ou moins ses débordements, il n’en reste pasmoins présenté comme un « tortionnaire no-ble » : prêt, à l’instar des « centurions » français d’autrefois, à sacrifier non seulement sa vie mais son honneur au salut de ses concitoyens. « Homeland », autre série à succès dérivée de la série israélienne « Hatoufim », met en scène la « question » pratiquée par des agents de la CIA, de façon il est vrai un peu moins apologétique.

Pour Catherine Perret, philosophe spécialisted’esthétique et auteure de L’Enseignement de la torture (Seuil, 2013), « il y a une médiatisation dela violence à l’écran qui est un viol continu des individus à travers l’abstraction de l’image, et cette violence est produite en série – le mot est d’importance ». Face à une torture qu’elle consi-dère, à travers la souffrance infligée à un indi-vidu, comme une technique de remodelage et de terreur de la société entière, elle estime ur-gent que « les artistes prennent en main le dyna-mitage des scénarios contemporains. Ils doivent opposer à une culture de l’efficacité qui pense que les scénarios avec torture marchent mieux auprès du public, des représentations moins hé-roïques, plus problématiques, plus étranges, comme le fait la danse ou l’art contemporain, ce qui explique peut-être les “haros” qu’il suscite ».

Le rapport sur la CIA a enterré la fiction de l’ef-ficacité sur laquelle avait jusque-là reposé le dé-bat sur « l’idéologie libérale de la torture ». « L’inutilité de la torture est avérée », réagit M. Te-restchenko, scandalisé par la quasi-impunité des tortionnaires américains qui l’ont exercée. « Mais aujourd’hui, déplore-t-il, le problème de la torture ne se pose plus car il a été remplacé parl’utilisation exponentielle des drones. Bush tor-turait ; Obama liquide des masses de gens parmilesquels très peu de terroristes. » Dans un rap-port du 18 octobre 2013, le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et le contre-terrorisme, Ben Emmerson, estime que sur 2 200 personnes tuées au Pakistan par des frap-pes de drones au cours de la décennie écoulée, au moins 400 étaient des civils et 200 autres « probablement non-combattants ». Il a appelé les Etats-Unis à rendre publics leur chiffres de victimes civiles des tirs de drones. L’hydre con-serve toujours quelques têtes. p

La torture en questionUn rapport du Sénat américain dénonce l’inefficacité des méthodes indignes pratiquées par la CIA.

Jusqu’à quel point de tels agissements sont-ils compatibles avec la démocratie ?

Des militants des collectifs

Code Pinket Witness

Against Torture

manifestent devant

la maisondu directeur

de la CIA, John Brennan,

à Washington, le 10 janvier.

SAMUEL CORUM/

ANADOLU AGENCY

¶à lire

« les carnets

de guantanamo »

de MohamedouOuld Slahi

(Michel Lafon,448 p., 18 €).

o n e n p a r l e

Dans le cadre d’un Etat de droit,

l’unique argument à l’appui

d’un éventuel recours à la torture

est celui de la « bombe à retardement »

Page 7: 20150124_ARH

| CULTURE & IDÉES | Samedi 24 janvier 2015

0123 | 7

« La transition écologique,c’est l’économie de l’avenir »

Le « Nouveau manifeste » du collectif des économistes atterrés prône un impératif vert face au fiasco des politiques néolibérales telles qu’elles sont défendues à Davos jusqu’au 24 janvier. Entretien avec Benjamin Coriat, coprésident du collectif

propos recueillis par

antoine reverchon

Quatre ans après la publicationde leur manifeste, qui dénon-çait les « fausses évidences »de la théorie économiquenéolibérale, les économisteshétérodoxes, au nombre de31 aujourd’hui, récidivent

avec le Nouveau manifeste des économistes at-terrés. 15 chantiers pour une autre économie(Les liens qui libèrent, 160 p., 10 €). Entretien avec Benjamin Coriat, coprésident du collectif des économistes atterrés.

Pourquoi ce « Nouveau manifeste » ? Fallait-il corriger le premier ?

Au contraire. Les dix « fausses évidences »que nous avions dénoncées (« les marchéssont efficients », par exemple, ou encore « il faut réduire les dépenses pour réduire la dettepublique »), et dont nous craignions qu’elles ne continuent d’inspirer les politiques écono-miques, ont effectivement tenu ce rôle. Elles ont été le credo – assumé et avoué ou non – des politiques suivies depuis 2008. Dans cer-tains cas jusqu’à la caricature.

La signature du pacte budgétaire en Europe,qui plombe toutes les politiques suivies de-puis – on le voit encore aujourd’hui avec lesdémêlés entre Paris et Bruxelles –, fait totale-ment l’impasse sur les causes véritables de la crise. L’analyse implicite est que tout est dû aulaxisme des politiques publiques et à l’excèsde générosité de l’Etat social européen. Ce pacte fait de l’équilibre budgétaire une « règle d’or » constitutionnelle, ce qui est une ineptie.Et il prône un retour aux équilibres en quel-ques années à travers des coupes budgétaires qui sont parfois de véritables saignées, comme en Grèce, en Espagne ou au Portugal. C’est le pire des scénarios que nous pouvions envisager. Non, malheureusement, le mani-feste ne s’est guère trompé…

Pour autant, l’idée du Nouveau manifesten’est pas seulement de s’en prendre aux an-ciennes ou aux nouvelles « fausses évidences »qui guident l’action des politiques. Il nous a semblé utile et nécessaire de formuler et pro-poser au débat citoyen nos propres convic-tions, un ensemble de propositions alternati-ves aux politiques néolibérales aujourd’hui dominantes.

Quel est l’état du débat économique sept ans après le début de la crise ?

Il est frappant de constater qu’après avoirfait profil bas – et pour cause –, les tenants de la déréglementation et de l’efficience du mar-ché ont sérieusement relevé la tête. S’ap-puyant sur les chiffres de la dette et des défi-cits publics – dont le creusement est très lar-gement dû à la crise du modèle d’accumulation déréglementé et financiarisé qu’ils ont eux-mêmes longtemps prôné –, les voilà désormais théorisant le besoin de ré-duire le champ d’action de l’Etat (et donc d’ac-croître la sphère du privé) et de procéder à destransferts unilatéraux vers les entreprises àtravers une politique dite « de l’offre ».

L’offensive néolibérale, un moment stoppéepar la crise, a donc repris de plus belle. Les keynésiens, qui ont connu un regain lorsquele consensus s’est fait sur la nécessité d’injec-ter en masse des liquidités dans l’économiepour empêcher son effondrement, sont de nouveau mis en accusation. Comme si les dé-rapages des déficits et de la dette leur incom-baient, alors qu’il ne s’agissait que de réparer les frasques de la finance.

Le débat public fait écho à celui des écono-mistes « professionnels ». Mais avec un cer-tain décalage. Il suffit de lire les sondages ré-cents sur la défiance généralisée qui s’est ins-

taurée pour vérifier que le public est beaucoup moins crédule que ne le croient les économistes. Beaucoup parmi les citoyens ont depuis longtemps compris que cette poli-tique ne conduisait nulle part. Ou mieux : qu’elle conduit au désastre. Au demeurant, ilfaut le dire, en France par exemple, on a volé son vote à la majorité sortie des urnes. Fran-çois Hollande a été élu sur un programmeproclamé qui, sur des points essentiels, était l’inverse de celui qu’il met en œuvre.

Avez-vous néanmoins le sentiment que la crise a permis de renouveler les termes du débat ?

Pour l’heure, il n’y a malheureusement pasgrand-chose de neuf. On peut même dire que les mauvaises théories ont chassé les bonnes. Ainsi les théories de la croissance endogène, qui insistaient sur la nécessité d’investir mas-sivement dans l’éducation, la recherche, et dans toutes les « externalités positives », ont pratiquement disparu du débat, au bénéfice des théories qui préconisent l’austérité, les coupures généralisées et l’Etat minimal.

Il y a tout de même quelques points positifs.Tout d’abord, le thème de la crise écologique afait d’immenses progrès dans l’opinion. L’idée que nous ne pouvons poursuivre sur le chemin actuel, qu’il faut concevoir des modesde consommation plus propres et économes en ressources, est aujourd’hui largement par-tagée. De même, l’idée – connexe à la précé-dente – que les marchés ne savent pas tout faire et que, laissés à eux-mêmes, ils peuvent conduire à des catastrophes. On sent pointer non seulement la demande de davantage de réglementation, mais aussi celle d’un retourvers une véritable économie « mixte » où l’ac-tion publique, pourvu qu’elle soit correcte-ment contrôlée et mise en œuvre, aurait toutesa place.

Enfin et surtout, entre Etat et marché, lethème et la théorie des communs (c’est-à-direl’idée de ressources dont la propriété etl’usage sont partagés, au lieu de ne relever que d’une propriété exclusive, publique ou privée) sont en train d’effectuer une véritable percée. De l’eau pensée comme bien communaux multiples modèles économiques du « li-bre » et de l’open source basés sur différentes formes de l’économie du partage, on voit fleu-rir toutes sortes de « plates-formes » qui sont

des entreprises en herbe, lorsqu’il ne s’agit pas d’entreprises véritables.

Du covoiturage au service à la personne(éducation, santé), cette économie du com-mun et du partage, qu’elle s’appuie ou non sur des formes marchandes, est porteuse d’une vraie révolution sur nos manières de penser et de faire. Sans doute est-ce de là que viendront les changements essentiels. Carcette économie du commun est congruente avec l’impératif « vert » de la préservation etdu bon usage des ressources.

Les politiques économiques menées aujourd’hui par les principaux pays du monde, dont la France, témoignent-elles de l’avancée de ces nouvelles conceptions ?

Pour l’essentiel, elles continuent d’être ins-pirées par les théories de l’avant-crise. L’idéeque le retour de la croissance passe par des « réformes structurelles » qui permettraientle retour de l’efficacité des marchés est aussi vieille que la théorie néoclassique elle-même. Et aussi éculée…

En matière monétaire, cependant, on peutnoter quelques évolutions, encore bien timi-des. Ainsi de la mise en avant des politiques« non conventionnelles » des banques centra-les. Ou de l’idée qu’elles doivent s’occuper nonde la seule stabilité monétaire, mais aussi dela stabilité financière. Aujourd’hui, le prési-dent de la Réserve fédérale américaine n’ose-rait sans doute pas – comme le fit Alan Greenspan lorsqu’il occupait cette fonction il y a quelques années – soutenir que face à la formation d’une bulle, il faut surtout ne rien faire…

Quelles mesures concrètes de politique économique préconisez-vous dans ce deuxième manifeste ?

La France et l’Europe ont besoin d’un nou-veau grand projet, capable de relancer les ini-tiatives et l’économie. Celui-ci doit être bienévidemment axé autour de la transition éco-logique. Une telle politique suppose de mo-biliser entreprises, territoires, centres de re-cherche et secteur bancaire dans un effort coordonné et de longue haleine. Le dévelop-pement des énergies renouvelables, l’isola-tion thermique des bâtiments, la rénovationurbaine, la mise en place de processus pro-ductifs innovants, l’essor de produits à lon-

gue durée de vie, peu gourmands en énergie,sont les vecteurs de l’économie de l’avenir.

Pour mettre en œuvre une telle politique,un fonds souverain pourrait être créé à par-tir des actifs de l’Agence des participationsde l’Etat et de la Caisse des dépôts. Des ins-truments européens devraient s’y ajouter,si l’Union européenne engageait enfin sarefondation. La Banque européenne d’in-vestissement (BEI) pourrait être un formi-dable levier pour le financement d’activitésd’avenir.

Que faudrait-il, selon vous, pour que ces mesures soient effectivement adoptées ?

Ce qui manque le plus cruellement, c’est lacoalition capable de porter un tel projet. Pour-tant, celle-ci, en France, existe virtuellement. Si l’on met ensemble les Verts, le Front de gau-che, les « frondeurs » du PS et ceux qui sontsusceptibles de s’y rallier, on n’est pas loin d’une majorité.

Une telle recomposition est-elle possible ? Jesuis pour ma part pessimiste. La coalition deshollandais qui domine le jeu parlementaire est allée trop loin dans son entêtement et ses erreurs pour faire volte-face. Mais la situationest telle, en France comme en Europe, qu’une fenêtre s’ouvrira à un moment ou à un autre. Il faudra alors saisir l’opportunité. En mettanten débat nos propositions, nous espérons contribuer à préparer ce moment et les choix qu’il faudra alors effectuer.

La Grande Dépression des années 1930 amené rapidement à des changements radi-caux des politiques menées, comme le NewDeal aux Etats-Unis. Elle a aussi amené les économistes à revoir leurs théories pour don-ner naissance au keynésianisme, à l’économiemixte, à l’Etat-providence. Aujourd’hui, après sept ans de crise, cela ne semble pas être le cas. Pourquoi ?

Je pense que les obstacles sont d’abord d’or-dre politique. La coalition néolibérale est en-core très puissante. Elle est parvenue, dumoins jusqu’à aujourd’hui, à bloquer les changements. Mais les perspectives alternati-ves existent. Le retour du « commun » auquel nous assistons en témoigne. Cela prendrasans doute du temps. Mais sous l’empire de lanécessité, la transition écologique se fera. Etavec elle nous changerons nos manières de vi-vre et de penser. p

¶à lire

« nouveau

manifeste

des économistes

atterrés.

15 chantiers

pour une autre

économie »

collectif(Les liens qui

libèrent, 160 p., 10 €).

Page 8: 20150124_ARH

8 | 0123Samedi 24 janvier 2015 | CULTURE & IDÉES |

K Affiche de la policeallemande, en 1972,

présentant lesmembres de la

Fraction armée rougerecherchés et ceux

déjà arrêtés (portraitsbarrés d’une croix).

HAUS DER GESCHICHTE BADEN-

WÜRTTEMBERG, STUTTGART

J La moto utilisée pour l’assassinat du procureur général Siegfried Buback, de son garde du corps et de son chauffeur, en 1977. HAUS DER GESCHICHTE

BADEN-WÜRTTEMBERG, STUTTGART

k Manifestation à Berlin-Ouest, en novembre 1968.PRESSEBILD-VERLAG

SCHIRNER/DEUTSCHES HISTORISCHES

MUSEUM, BERLIN

A Berlin, la RAF désincarnée

Exposer 200 objets au Musée de l’histoire allemande suffit-ilà comprendre les violences de la Fraction armée rouge ?

L’histoire des membres de l’organisation terroriste d’extrême gauche, dissoute en 1998, est à peine évoquée

frédéric lemaître

Berlin, correspondant

Combien de temps faut-il pourqu’un acte terroriste appartienneau passé ? A Berlin, une expositionque le Musée de l’histoire alle-mande consacre à la RAF, la Frac-tion armée rouge, apporte un dé-

but de réponse. Cette « guerre de six contre 60 millions », selon l’expression d’Heinrich Böll, a causé la mort de 54 personnes dont 20 terroris-tes. Si le groupe s’est dissous en 1998 seulement, c’est dans les années 1970 et notamment en 1977qu’il a été le plus violent.

Alors que l’Allemagne juge actuellement laseule survivante de la NSU, ce trio de néonazis qui a tué dix personnes dont neuf étrangers audébut des années 2000, le terrorisme d’extrême gauche de la bande à Baader semble, lui, apparte-nir à un passé révolu.

Qu’elles paraissent loin, ces années 1970 où lesétudiants manifestaient contre la guerre duVietnam ! Qu’ils sont jaunis, ces documents de la RAF ronéotypés où les terroristes recouraient à des citations de Mao pour justifier la guérillaurbaine ! On les avait presque oubliées, ces affi-ches de la police criminelle placardées dans tout le pays, sur lesquelles apparaissait une vingtainede visages patibulaires, ceux de la « bande à

Baader ». Le terme « wanted » n’y figure pas maison ne peut s’empêcher de le voir tant ces affichesfont penser à celles des westerns. Les photos ins-crivent cet épisode dans l’histoire, même si cer-taines ne nous paraissent plus actuelles. Cellesde la prison de Stammheim (Bade-Wurtemberg) où Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe se sont suicidés en octobre 1977, celles des voitures plastiquées ou des armes de poing plan-quées dans des lieux improbables…

Il y a surtout cette moto rouge, cetteSuzuki GS 750 qui trône près de la sortie et dont les Allemands ont de nouveau longuement en-tendu parler, en 2011 et 2012. C’est de cette moto que, le 7 avril 1977, sont partis les 26 coups de feumortels tirés contre le procureur général Sieg-fried Buback, son garde du corps et son chauf-feur. Qui était le passager de la moto qui a tiré ? Les trois terroristes accusés d’avoir préparé l’at-tentat n’ont jamais parlé et le mystère reste en-tier. Le fils de Siegfried Buback est persuadé qu’ils’agit d’une femme, Verena Becker, mais que celle-ci est protégée par la police, qui l’avait « re-tournée ». Verena Becker nie, et son procès, quis’est achevé à l’été 2012, a rouvert bien des plaies sans apporter de réponse définitive.

Le destin de cette moto est d’ailleurs singulier.Dès 1981, alors que le triple meurtre est loin d’être élucidé, le parquet la met en vente. Unjeune homme l’achète 3 500 deutschemarks,

pour 3 319 kilomètres au compteur : une affaire.Un an après, la Suzuki est volée et en partie dé-sossée. Son propriétaire la retrouve, la reconsti-tue et la repeint. Il l’utilisera pour sillonner l’Eu-rope jusqu’en 2000 avant de la laisser dans son garage. Dix ans plus tard, quand, lors du procèsde Verena Becker, il apprend par la presse quecette pièce à conviction a « disparu », il se mani-feste auprès des autorités qui la lui confisquent. Mais il est trop tard, les enquêteurs ne peuvent rien en tirer.

S’il fallait une preuve que le terrorisme de laRAF continue de hanter l’Allemagne, on la trou-verait dans la conception de l’exposition elle-même. Celle-ci a été conçue et montrée à Stutt-gart, capitale du Bade-Wurtemberg, l’Etat-régiond’où étaient originaires nombre de membres de la RAF. Elle vient d’être transférée – et en partiecomplétée – à Berlin. Manifestement, les organi-sateurs ont marché sur des œufs. Pas question

de pouvoir être soupçonnés de la moindre com-plaisance envers la RAF. En 2005, la première ex-position sur la Fraction armée rouge organisée àBerlin avait dû être totalement repensée en rai-son du scandale provoqué. Conçue pour tenterde percer le « mythe RAF » – c’était son intitulé initial –, l’exposition s’est finalement bornée à étudier la représentation de la RAF dans les arts et la culture.

L’exposition actuelle prend le parti inverse. Ony découvre de nombreux documents écrits, des armes, des pièces à conviction, des voitures cri-blées de balles, des films inédits, les noms desvictimes ont droit à une scénographie origi-nale… mais on y voit très peu les terroristes, àpart sur les affiches de la police. On en apprend très peu sur eux, sur leurs vies, sur les soutiens dont ils ont bénéficié. Comme si raconter leurs parcours et expliquer leur motivation, voire leurfolie, était déjà faire preuve de complaisance.

Gerhart Baum, ministre de l’intérieur de 1978 à1982, a déploré cette frilosité : l’exposition « offredes connaissances ponctuelles mais ne permet pas aux visiteurs de comprendre ce qu’était laRAF », a-t-il regretté. Même si les 200 objets ex-posés reflètent bien la violence d’une époque, la critique est parfaitement fondée. A la fin de l’ex-position, les organisateurs s’interrogent : « Laviolence de la RAF appartient-elle à l’histoire ? »La réponse n’est que trop évidente. p

¶à voir

« raf. violence

terroriste »

Musée de l’histoire allemande,

Unter den Linden 2, Berlin.

Tous les joursde 10 heuresà 18 heures.

Jusqu’au 8 mars.

Manifestement,

les organisateurs ont marché

sur des œufs

Casque des forces spécialesde la police, en 1977.BERND EIDENMÜLLER/ POLIZEIHISTORISCHER VEREIN,

STUTTGART