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Chapitre 9 – Les transformations des structures économiques et financières – CPGE ECE1 – 2019-2020 – Camille Vernet 48 2 – Les conséquences du progrès technique sur le tissu productif 2.1 – L’évolution de la structure sectorielle du système productif 2.1.1 – L’évolution de la répartition sectorielle de l’emploi depuis le 19 ème siècle : un mouvement de tertiarisation Document 67 – La catégorisation de l’activité en trois secteurs par Colin Clark en 1947 Secteur primaire = ensemble des activités dont la finalité consiste en une exploitation des ressources naturelles : pêche, forêts, mines, gisements… ; Secteur secondaire = l’industrie c’est-à-dire l’ensemble des activités consistant en une transformation plus ou moins poussée de matières premières en un produit manufacturé (construction et industrie manufacturière) ; Secteur tertiaire = le reste des activités, c’est-à-dire des activités non liées à des produits physiques (transport, commerce, banques enseignement…) Document 68 – L’évolution du poids des trois grands secteurs dans l’emploi Dans les pays développés, la baisse de la part du secteur primaire dans l’emploi commence dès le 19 ème siècle. À partir de 1920, il n’est plus le premier secteur puis son poids décline très fortement après la Seconde Guerre mondiale. Le secteur secondaire, quant à lui, voit sa part dans l’emploi fortement augmenter du 19 ème siècle jusqu’aux années 1970. Après cette date, on assiste à une importante diminution du poids du secteur secondaire dans l’emploi. Le secteur tertiaire se singularise par une croissance ininterrompue de son poids dans l’emploi : son développement accompagne au début du 20 ème siècle la croissance de l’industrie puis, après la Seconde Guerre mondiale, son expansion absolue et relative s’accélère pour représenter aujourd’hui plus des trois quarts des emplois. Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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Chapitre 9 – Les transformations des structures économiques et financières – CPGE ECE1 – 2019-2020 – Camille Vernet 48

2 – Les conséquences du progrès technique sur le tissu productif

2.1 – L’évolution de la structure sectorielle du système productif

2.1.1 – L’évolution de la répartition sectorielle de l’emploi depuis le 19ème siècle : un mouvement de tertiarisation

Document 67 – La catégorisation de l’activité en trois secteurs par Colin Clark en 1947 • Secteur primaire = ensemble des activités dont la finalité consiste en une exploitation des ressources

naturelles : pêche, forêts, mines, gisements… ; • Secteur secondaire = l’industrie c’est-à-dire l’ensemble des activités consistant en une transformation

plus ou moins poussée de matières premières en un produit manufacturé (construction et industrie manufacturière) ;

• Secteur tertiaire = le reste des activités, c’est-à-dire des activités non liées à des produits physiques (transport, commerce, banques enseignement…)

Document 68 – L’évolution du poids des trois grands secteurs dans l’emploi Dans les pays développés, la baisse de la part du secteur primaire dans l’emploi commence dès le 19ème siècle. À partir de 1920, il n’est plus le premier secteur puis son poids décline très fortement après la Seconde Guerre mondiale. Le secteur secondaire, quant à lui, voit sa part dans l’emploi fortement augmenter du 19ème siècle jusqu’aux années 1970. Après cette date, on assiste à une importante diminution du poids du secteur secondaire dans l’emploi. Le secteur tertiaire se singularise par une croissance ininterrompue de son poids dans l’emploi : son développement accompagne au début du 20ème siècle la croissance de l’industrie puis, après la Seconde Guerre mondiale, son expansion absolue et relative s’accélère pour représenter aujourd’hui plus des trois quarts des emplois.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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2.1.2 – Comment expliquer ce mouvement de tertiarisation de l’économie ?

Document 69 – La loi des trois secteurs pour expliquer les modifications sectorielles du système productif La « loi des trois secteurs » permet de comprendre le mouvement sectoriel de l’emploi précédemment présenté. Cette loi repose, d’une part, sur les changements dans la consommation des ménages et, d’autre part, sur les différences de gains de productivité selon les secteurs d’activité. Depuis les travaux menés par Ernst Engel au 19ème siècle, on sait que l’augmentation du niveau de vie se traduit par une croissance moins que proportionnelle des dépenses visant à satisfaire des besoins primaires, correspondant à des besoins physiologiques tels que manger, se vêtir ou se loger. À l’inverse, la hausse du niveau de vie se traduit par une croissance plus que proportionnelle des dépenses destinées à satisfaire des besoins moins physiologiques et plus secondaires tels que les communications, le transport ou les loisirs. Dans une société qui s’enrichit, la demande de services est par conséquent beaucoup plus dynamique que la demande de biens. L’agriculture est un secteur caractérisé par de forts gains de productivité mais la demande de produits agricoles est peu dynamique. Le surcroît de productivité détruit donc des emplois dans le secteur agricole mais améliore dans le même temps le pouvoir d’achat de la population à travers les hausses de revenu et les baisses de prix que permettent les gains de productivité. Une demande solvable peut donc s’adresser au secteur secondaire qui, pour y répondre, embauche la main-d'œuvre libérée par le secteur primaire. Ce mécanisme de déversement, présenté par Alfred Sauvy dans La Machine et le Chômage (1980), se reproduit entre le secteur secondaire et le secteur tertiaire. Le secteur des services, se caractérisant à la fois par une demande dynamique et par de faibles gains de productivité, accueille une partie de plus en plus importante des emplois. Le tableau qui suit résume les enchaînements de la loi des trois secteurs.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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Document 70 – Le déversement de l’emploi entre les trois secteurs d’activité

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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2.2 – Faut-il craindre la désindustrialisation ?

2.2.1 – La désindustrialisation en France : le constat empirique

Document 71 – Les indicateurs du recul de l’activité industrielle

Pierre-Noël Giraud et Thierry Weil, L’industrie française décroche-t-elle ?, Doc’en Poche, La Documentation Française, 2013

Document 72 – L’industrie : pas de baisse en valeur absolue mais un recul de sa place dans l’emploi et la valeur ajoutée Contrairement à une idée bien reçue, la production industrielle n’a pas cessé d’augmenter au cours des années passées. Ce qui a changé c’est sa place dans l’emploi et dans la valeur ajoutée.

Pierre Veltz, La société hyperindustrielle, La République des Idées, Seuil, 2017, p.30-31

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Document 73 – Évolution de la part de la VA industrielle dans le PIB (en valeur et en volume) en France

Guillaume Daudin, Sandrine Levasseur, « Délocalisations et désindustrialisation », Alternatives Economiques

HS n°64, Février 2005

Document 74 – Part du PIB industriel dans le PIB total dans différents pays du monde : une désindustrialisation en France plus prononcée qu’ailleurs

Pierre-Noël Giraud et Thierry Weil, L’industrie française décroche-t-elle ?, Doc’en Poche, La Documentation

Française, 2013

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2.2.2 – Les causes de la désindustrialisation

Document 75 – La désindustrialisation est un phénomène normal dans une économie développée La prépondérance des services n’est en rien une pathologie française. C’est une tendance de long terme : l’industrie perd du terrain dans tous les pays développés. Si, comme nous l’avons vu, la part de l’industrie dans le PIB est passée de 35 à 20 % en France, on observe une baisse du même ordre de grandeur en Allemagne et en Angleterre (vingt points de baisse, en Italie (quatorze points) et aux États-Unis (quinze points). En 2010, l’Italie et l’Allemagne sont les pays les plus industrialisés de l’OCDE, avec une part d’emploi industriel de l’ordre de 30 %. Les autres grands pays développés se situent aux alentours de 20 %. Dans toutes les économies, et pas seulement en France, ce sont les services qui, depuis des décennies, constituent le véritable moteur de l’économie. Loin d’être un retour en arrière, le dynamisme des services traduit une réelle modernisation. Leur expansion correspond à la phase II du cycle de vie des économies. La phase I, c’est l’industrialisation. Initialement, les besoins matériels de la population sont immenses : c’est l’industrie qui les satisfait, en construisant des usines et en embauchant des paysans. Même si l’industrie réalise des gains de productivité rapides, les besoins sont si importants que l’emploi industriel augmente : les services et l’agriculture stagnent, faute de travailleurs. La part de l’industrie dans le PIB augmente. Quand la classe moyenne atteint un certain niveau de revenus, ses besoins matériels sont saturés – ils croissent moins vite que la productivité d’une industrie qui continue d’automatiser ses chaînes de montage. L’emploi se déverse alors dans les services, plus difficilement mécanisables. Cette bifurcation vers la désindustrialisation s’amorce lorsque le revenu par tête atteint 10 000 dollars par an, soit environ un tiers du revenu français actuel. On voit alors la croissance ralentir, car la productivité dans les services augmente moins vite. Prenez l’histoire de la croissance des différents pays du monde, vous verrez qu’elle illustre bien cette théorie : des pays comme l’Inde ou le Mexique sont encore dans la phase I alors que la Corée du Sud ou Taïwan ont passé, dans les années 1990, le point culminant de la phase d’industrialisation. Les pays d’Europe continentale, comme la France, sont installés dans la phase II depuis les années 1960.

Augustin Landier & David Thesmar, 10 idées qui coulent la France, Flammarion, 2013 p.23-24

Document 77 – Le rôle joué par le processus du déversement (cf. rappel 2.1)

Lilas Demmou, « Le recul de l’emploi industriel en France de 1980 à 2007 », Lettre n°77 du Trésor-Eco, septembre 2010

• Accélération de la productivité dans le secteur industriel (entre 1995 et 2015 : production industrielle multipliée par 2 et heures travaillées divisées par 2 => productivité x4) et faible croissance de la productivité dans les services ;

• Faible élasticité-revenu de la demande pour les biens industriels et forte élasticité-revenu de la demande pour les services (Lois d’Engel) ;

• Résultat : déversement de l’emploi industriel dans le secteur des services

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Document 76 – Les mouvements sectoriels de l’emploi en France entre 1980 et 2007 : quelles causes ?

D’après L. Demmou, « Le recul de l’emploi industriel en France entre 1980 et 2007 ». Ampleur et déterminants : un état des lieux », Economie et statistique, n°438-440, 2010

Document 77 – Expliquer la diminution des emplois industriels Contrairement à une idée bien reçue, la production industrielle n’a pas cessé d’augmenter au cours des années passées. Ce qui a changé c’est sa place dans l’emploi et dans la valeur ajoutée. S’agissant de l’emploi, d’abord, il a culminé en France au milieu des années 1970, aux États-Unis au milieu des années 1950, en Grande-Bretagne au milieu des années 1960. Depuis ces dates, la chute a été continue dans tous les pays développés. Pourquoi cette érosion ? Une première raison est l’externalisation, c’est-à-dire le fait que des tâches qui étaient assurées au sein de l’entreprise industrielle mais qui ne figurent pas dans son cœur de métier (nettoyage, restauration, paie, comptabilité, etc.) sont désormais accomplies par des fournisseurs, en général classés dans les secteurs de services. En France, pour la période 1980-2007, ce facteur, auquel il faut ajouter l’intérim, également compté dans les services, explique un bon tiers de la chute globale. Son impact a été dominant jusqu’en 2000. La baisse des emplois est ici un artefact statistique, puisque liée à un changement des périmètres des comptes. La deuxième raison, qui domine après 2000, est celle des gains de productivité. Peu de gens réalisent l’ampleur de ces gains. De 1995 à 2015, la production industrielle française a été multipliée par deux. Dans le même temps, le total des heures travaillées a été divisé par deux. Le produit par heure a donc été multiplié par quatre en vingt ans. Et ce n’est pas propre à la France. De 2002 à 2014, la croissance du produit manufacturé par heure travaillée a été de 40 % en France, de 30 % en Allemagne, de 49 % aux États-Unis, de 94 % en Corée du Sud, de 97 % à Taïwan. C’est dire que l’image aujourd’hui répandue d’une industrie largement « robotisée » n’est pas un fantasme futuriste. C’est une tendance déjà largement engagée. Le troisième facteur qui explique la chute de l’emploi est la perte de production par défaut de compétitivité, autrement dit le fait que des produits initialement fabriqués dans un pays sont désormais importés. Cet impact est beaucoup plus difficile à cerner que les deux précédents. Un grand débat est ouvert sur ce sujet, surtout aux États-Unis, traumatisés par l’envahissement du « made in China ». Le dogme des économistes, absolument contraire à l’opinion courante de la population, a longtemps été que l’impact sur l’emploi de ce commerce international, avec la Chine en particulier, était assez limité. Mais des travaux récents relativisent ce dogme. Ils montrent que le choc du commerce chinois a des effets négatifs très importants sur des bassins d’emplois localisés, et que, même aux États-Unis, les ajustements du marché du travail par la mobilité professionnelle ou géographique sont désormais longs à se produire, voire quasi inexistants pour les travailleurs les moins qualifiés ayant perdu leur emploi ! En Europe, l’impact du commerce avec la Chine est bien moindre, plus équilibré (il y a même de forts excédents dans le cas de l’Allemagne). Mais des mécanismes du même type sont probablement à l’œuvre, les emplois localement détruits étant peu compensés en raison des faibles ajustements de mobilité du travail.

Pierre Veltz, La société hyper-industrielle, La République des Idées, Seuil, 2017, p.28-29

Économie française : + 3,1 millions d’emplois

Secteur primaire : - 1 million d’emplois

Secteur secondaire : - 1,9 million d’emplois

Secteur tertiaire : + 6 millions d’emplois

Externalisation : 30 %

Déversement : 30 %

Facteurs internationaux : 40 %

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Document 78 – Le recours croissant à l’externalisation vers les services marchands explique la baisse de l’emploi industriel

A – Emplois externalisés par les branches industrielles auprès du secteur des services aux entreprises

B – Part de l’emploi de l’industrie dans la population active

L. Demmou, « Le recul de l’emploi industriel en France entre 1980 et 2007 ». Ampleur et déterminants : un

état des lieux », Economie et statistique, n°438-440, 2010

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Document 79 – L’impact de la concurrence internationale et des délocalisations sur l’emploi industriel En partie sous l’effet de la nouvelle concurrence des économies émergentes, la part des emplois manufacturiers a été divisée par deux aux États-Unis depuis 1980, par plus de deux aux Royaume-Uni et par un peu moins de deux en France. Elle a aussi baissé en Allemagne. Dans certains pays, autrefois qualifiés « d’industrialisés », ce secteur emploie aujourd’hui un peu plus de 10 % de la main d’œuvre, et parfois moins ; il en employait 20 à 30% il y a trente ans. Bien sûr, d’autres raisons expliquent aussi cette baisse de l’emploi industriel : le progrès technique, plus rapide dans l’industrie qu’ailleurs, ou la déformation de la structure de la consommation en faveur des services. Un repli d’une telle ampleur n’aurait cependant pas été possible sans le développement des échanges avec les économies moins industrialisées et, plus récemment, avec l’Asie émergente. Il faut noter par ailleurs que le problème n’est pas tant celui de la « délocalisation » que celui de la fermeture d’unités devenues non concurrentielles, suivie de la localisation à l’étranger de nouvelles capacités de production. Sur 70 000 emplois détruits par an dans l’industrie manufacturière française entre 1980 et 2007, moins de 10% pourrait résulter de telles opérations de délocalisation directe vers les pays émergents, tandis que plus de 30% pourrait être attribués à la concurrence international en général (abandon d’activité sans relocalisation, création de nouvelles activités à l’étranger), 30% aux gains de productivité et à la baisse de la demande intérieure, et 30% à la sous-traitance de certaines tâches vers les secteurs des services, y compris l’emploi intérimaire. Il convient cependant de remarquer que ces diverses composantes ne sont pas indépendantes. En particulier, les gains de productivité sont un effet indirect de la mondialisation, une façon de résister à la concurrence, quelle qu’elle soit consistant à diminuer l’emploi à production donnée. En France, le nombre d’emplois par euro constant de production industrielle a ainsi été divisé par 6 en vingt-cinq ans. En résumé, même si le phénomène de « délocalisation » n’a eu, à strictement parler, qu’un effet limité sur l’emploi industriel, il n’est pas douteux que la mondialisation a entraîné une désindustrialisation des pays développés et une précarisation de l’emploi dans les régions les plus touchées. Il n’est pas douteux non plus que la concurrence des pays à bas salaires se développe dans certains secteurs de service, aidée par les avancées de la technologie, et qu’elle touche donc aujourd’hui des niveaux plus élevés de qualification au sein des économies développées.

François Bourguignon, La mondialisation de l’inégalité, La République des Idées, Seuil, 2012 P.35-36

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Document 80 – Le cercle vicieux du milieu de gamme comme facteur explicatif de la désindustrialisation française Les industriels français peinent à faire face à la concurrence internationale parce qu’ils sont englués dans un cercle vicieux du milieu de gamme. La forte hausse des coûts salariaux unitaires, de l’ordre de 30 % depuis 2000 en France, soit trois fois plus qu’en Allemagne, dégrade la compétitivité-coût de l’industrie. N’étant pas positionnés assez haut en gamme, les industriels français ne peuvent pas répercuter cette hausse des coûts en une hausse des prix, si bien qu’ils réduisent leurs marges, leurs investissements et donc leurs capacités à remonter en gamme.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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Document 81 – La désindustrialisation française s’explique par la faible capacité des PME et Start-up à croître alors que ce sont elles qui introduisent les innovations disruptives (majeures) L’autre aspect de la désindustrialisation tient à la faible capacité des petites entreprises à croître et à se développer pour devenir des entreprises de taille intermédiaire à forte capacité exportatrice, enserrées dans un tissu dense de relations contractuelles avec leurs clients ou donneurs d’ordre. Les entreprises de cette dernière catégorie sont au nombre d’environ 5 000 en France contre 16 000 en Allemagne alors qu’elles constituent le cœur d’un tissu industriel efficace. Trop souvent les dirigeants des petites entreprises ont fait le choix de les garder petites. Trop souvent ces entreprises ont été absorbées par de grands groupes, perdant par la même leur identité et leur capacité innovatrice. Sans doute, cela tient-il à l’existence de difficultés de financement de ces entreprises faute d’un nombre suffisant de « business angels », de la faiblesse des encours de fonds en capital-risque, du faible nombre des entrées en Bourse, mais aussi d’un accès limité aux crédits bancaires. (…)

Encadré 1 : Le financement des Start-up et des PME Les données rassemblées par Natixis révèlent un contraste en matière de financement des start-up et des PME entre la France et les États-Unis évidemment sans rapport avec les écarts de PIB. Le nombre de « business angels » est de 10 000 en France contre 300 000 aux États-Unis en 2015, les encours de fonds de capital-risque sont de 1,5 milliard en France contre 60 milliards aux États-Unis en 2015, les entrées en Bourse sont de 109 en France contre 1 210 aux États-Unis en 2016, le volume de ces mêmes entrées est de 14,82 milliards en France contre 155,72 milliards aux États-Unis. Ces chiffres sont, pour la plupart, comparables à ceux enregistrés en Allemagne, si ce n’est que le développement industriel de l’Allemagne repose moins sur la création d’entreprises dans les secteurs de nouvelles technologies que sur la solidité du tissu industriel existant et sa capacité de réaliser des innovations dites incrémentales consistant dans l’amélioration des produits existants. Par ailleurs, il a été démontré que les crédits bancaires sont d’une dimension loin d’être négligeable dans le financement des start-up et qu’ils sont un facteur décisif de leur survie et donc de leur croissance, singulièrement aux États-Unis.

Encadré 2 : La fonction entrepreneuriale des grandes et petites entreprises L’entrepreneuriat est un facteur essentiel des performances accomplies par les économies de marché en termes d’innovation et de croissance. Il est le fait aussi bien des grandes que des petites entreprises. La concurrence oligopolistique par le canal de l’investissement force les entreprises en place à innover pour survivre. Cela les conduit le plus souvent à internaliser les activités d’innovation. La plus grande part des dépenses de R&D est d’ailleurs réalisée par un petit nombre de très grandes entreprises. Cependant, les ruptures technologiques continuent d’être l’apanage de petites entreprises innovatrices, quand les grandes entreprises assurent le flux d’améliorations incrémentales souvent très coûteuses. Ces petites entreprises disséminent souvent et volontairement leurs technologies innovantes, à la fois parce que c’est une source importante de leurs revenus et parce qu’elles ont le souci d’échanger des technologies complémentaires avec d’autres entreprises y compris des entreprises concurrentes via notamment la mobilité des salariés. Il reste que les petites entreprises ne créent pas plus d’emplois que les grandes. Seules le font les jeunes entreprises : de là l’importance de leur survie et de leur croissance. Les start-up, qui mettent en œuvre des innovations disruptives ou radicales susceptibles de les placer temporairement en position de monopole, sinon de concurrence monopolistique, doivent effectuer des investissements d’un montant relativement peu élevé et détiennent des actifs plus facilement redéployables. Leur efficacité dépend de l’engagement des sociétés de capital-risque qui leur apportent capitaux et compétences techniques. Ce qui est dommageable et même destructeur pour ces entreprises, ce sont des conditions de financement propres au cycle de l’innovation, qui les contraignent à rester de petite taille ou à disparaitre en étant achetées par de grands groupes. Jean-Luc Gaffard, « L’industrie française entre déclin et renouveau », OFCE policy brief 13, 27 mars 2017 p.2-9

Document 82 – Gouvernance orientée actionnaire (corporate governance) et désindustrialisation Les dernières décennies ont été, sans nul doute, marquées par une intense désindustrialisation à mettre en rapport avec une croissance faible, même s’il conviendrait, pour avoir une juste appréciation des choses, de

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prendre en considération la montée en puissance des services à l'industrie qui ont souvent été l’objet d'externalisation de la part des grandes entreprises du secteur manufacturier, et sont, ainsi, sortis des statistiques de ce secteur. Cette désindustrialisation est inscrite dans les chiffres de l’emploi passé de 15 à 10 % du total au cours des vingt dernières années, de la part dans la valeur ajoutée passée de 15 à 11 % et, peut-être plus encore, de la balance commerciale passée d’un excèdent à un déficit chronique. Elle est tout autant inscrite dans les chiffres du nombre de robots (1,22 pour 100 emplois dans le secteur manufacturier contre 2,45 en Allemagne, 1,56 en Italie ou 1,40 en Espagne en 2015) et des taux de déclassement particulièrement faibles au regard de ce que l’on observe dans les pays voisins, révélant ainsi l'insuffisance des investissements de modernisation de l’appareil productif. (…) Le constat mérite que l’on s’arrête sur quelques-unes des raisons qui permettent de l’expliquer. Sans doute l’une des dimensions essentielles du problème est le démantèlement et la dispersion de grands groupes industriels au premier rang desquels la Compagnie Générale d’Electricité devenue Alcatel-Alsthom, Péchiney Ugine Kuhlman, Rhône-Poulenc, Arcelor, Creusot-Loire voire très récemment Areva, qui affectent tout le tissu industriel que ces groupes pilotent. Ce sont là, certes, autant d’histoires industrielles différentes qui obéissent à des causes multiples. Elles sont, néanmoins, pour certaines d’entre elles, révélatrices d’une tendance à la désindustrialisation au cours des quarante dernières années en France, tendance que l’on ne retrouve pas en Allemagne notamment. L’exemple le plus emblématique reste celui de la Compagnie Générale d’Electricité qui était l’alter ego de Siemens, voire de General Electric et qui a fini par être vendue par appartements après quelque vingt ans de tribulations financières et industrielles.

Encadré 1 : Une histoire industrielle française Au milieu des années 1990, la Compagnie Générale d’Electricité, rebaptisée Alcatel-Alsthom, est une entreprise diversifiée dans les domaines de la construction mécanique, et électrique, de l’énergie, des transports et des télécommunications, dont la cohérence vient de la similitude des compétences et des métiers requis dans ces différentes activités. La capitalisation boursière devait être dissuasive de toute prise de contrôle hostile grâce à l’introduction de noyaux durs d’actionnaires. L’unité et l’indépendance du groupe devaient s’en trouver garanties. Le groupe Alcatel–Alsthom ainsi constitué avait quelque similitude avec son concurrent direct le groupe allemand Siemens en termes de positionnement stratégique et de choix organisationnel. À la suite d’une affaire judiciaire entraînant la démission et le remplacement de son Président Directeur Général en 1994, une réorientation stratégique radicale est décidée par le nouveau dirigeant qui entend miser sur l’activité de télécommunications en train de profondément changer de nature technologique. L’idée est, en outre, proclamée de constituer une entreprise sans usines, c’est-à-dire aux actifs intangibles et surtout redéployables. Derrière ce qui peut sembler être une boutade, c’est la conversion aux nouvelles technologies soutenue par les marchés financiers qui est privilégiée. Le choix est fait d’une rupture avec un conglomérat présenté comme n’ayant pas de véritable cohérence technologique en ayant soin de recentrer les activités autour de pôles distincts et séparables. La nouvelle stratégie centrée sur la recherche d’une position de « pure player » du pôle Alcatel dans le domaine des télécommunications, faisant renoncer aux activités d’équipementier, d’abord plébiscitée par les marchés financiers, est finalement désavouée au moment de l’éclatement de la bulle internet en 2001. De son coté, Alsthom, mise en Bourse et devenue Alstom, va se retrouver fragilisée à la suite d’acquisitions et de reventes hasardeuses dans son propre domaine d’activité, mais aussi de l’alourdissement du poids de la dette du groupe, principalement contractée par Alcatel, qui lui a été préalablement transférée. Les conditions de sa disparition étaient réunies. Elle n’a été sauvée que grâce à une intervention publique en 2004. Alstom et Alcatel ont alors suivi chacune leur propre destin, non sans une étrange similitude. L’entreprise Alstom est sortie de cette recomposition avec une taille insuffisante, un portefeuille d’activités trop étroit ou inadapté pour faire face à la concurrence sur des marchés mondiaux, et une dépendance accrue vis-à-vis des marchés financiers. Quoi d’étonnant, alors, à constater qu’elle ait dû abandonner sa branche construction navale sous la pression de ses actionnaires, alors que celle-ci, rachetée en 2006 par un groupe coréen qui va s’en séparer au bénéfice d’un groupe italien, est redevenue rentable, puis céder sa branche énergie à General Electric, signant le terme d’une histoire commencée un quart de siècle auparavant. Désormais Alstom, réduite à son activité ferroviaire, est certes en forte croissance si l’on juge par son chiffre d’affaires et ses profits, mais une croissance avant tout fondée sur des contrats conclus à l’extérieur (Afrique du Sud, Inde, États-Unis) impliquant le plus souvent de fabriquer sur place et de s’orienter vers la vente de services à l’international au détriment de la fabrication domestique et de la capacité d’apprentissage que celle-ci aurait pu permettre.

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Quant à Alcatel, au terme de nombreuses opérations de cession ou rachat, ayant fusionné avec Lucent-technologies, elle a fini, au terme de huit exercices déficitaires, par être rachetée par Nokia, le siège social étant délocalisé et tout le contrôle étant abandonné au bénéfice des actionnaires finlandais. La Compagnie Générale d’Electricité aurait pu évoluer à l’image de Siemens ou de General Electric, c’est-à-dire d’entreprises qui n’ont pas cédé au mirage de la valeur actionnariale et ont conservé des portefeuilles d’activités diversifiés et équilibrés. À l’évidence, la question posée est celle du mode de gouvernance impliquant de savoir qui contrôle le capital et décide de la stratégie à suivre. Le transfert de contrôle vers les fonds d’investissement devenus les principaux actionnaires, couplé à la conviction des dirigeants installés dans la deuxième moitié des années 1990 de retenir comme objectif la maximisation de la valeur des actions, explique, largement, les déboires qui ont conduit à l’affaiblissement de l’outil industriel et, faut-il le souligner, à un recul de la concurrence dans les secteurs concernés. Le modèle industriel français, tel qu’il se constitue à partir des années 1950, s’inscrit dans une tradition étatiste. Les exigences induites par la création du Marché commun ont, en particulier, conduit l’Etat à se faire l’artisan d’une politique industrielle consistant à conforter ou à promouvoir la constitution de grands groupes, multi-activités et multinationaux, dans un certain nombre de domaines clés de l’industrie (sidérurgie, métallurgie, chimie, matériaux, aéronautique, construction électrique et mécanique, énergie, environnement). Ces groupes ont bénéficié de forts soutiens publics et de l’accès à des financements administrés garantissant la possibilité d’effectuer des investissements longs. Une rupture est intervenue dès la fin des années 1980, quand le choix a été fait, à la fois de la désinflation compétitive et de la libéralisation du système financier pour répondre à des contraintes extérieures. Il s’en est suivi une longue période de taux d’intérêts élevés, dommageables pour l’investissement, dans un contexte de recomposition des structures industrielles par ailleurs affectées par le mouvement de privatisation. La question posée à cette époque, de manière plus ou moins explicite, était de savoir si les conglomérats existants conservaient leur avantage compétitif quitte naturellement à disposer d’un cœur de compétences commun aux différentes activités et à en faire évoluer le portefeuille, ou s’il était opportun de segmenter activités et entreprises en réponse aux contraintes de la valorisation financière des actifs. C’est le deuxième terme de l’alternative qui a fini par prévaloir dans nombre de cas en France, que l’on soit en présence d’un choix voulu par les dirigeants de l’entreprise ou contraint par la finance dans un contexte institutionnel marqué par la fin des financements administrés et la montée en puissance de marchés financiers. Les noyaux d’actionnaires supposés être des noyaux durs, autrement dit un actionnariat permanent des conglomérats constitués au moment des opérations de dénationalisation, n’ont résisté, ni à l’acceptation par les dirigeants des règles de gouvernance consistant à s’aligner sur l’intérêt des actionnaires et donc sur la valorisation boursière, ni à l’exigence des fonds de placement dominant de plus en plus les marchés financiers. Des pactes d’actionnaires ont été fragilisés y compris quand l’Etat en faisait partie. Les démantèlements et recompositions se sont succédé, les fonds étrangers sont de plus en plus largement entrés au capital des entreprises nationales sans doute au détriment de visions stratégiques à long terme. Le dernier exemple en date de démantèlement est celui d’Areva divisé en trois parties, à la suite des errements industriels et financiers. Ce qui était issu de la fusion de la Cogema et de Framatome est désormais partagé entre NexCo abritant les activités du cycle du combustible bénéficiant de l’entrée au capital d’un tandem japonais (Mitsubishi Heavy Industry et Japan Nuclear Fuel Limited), Areva SA qui doit gérer le passif du groupe et EDF qui reprend l’activité de fabrication et de maintenance des réacteurs, sans compter les cessions d’actifs notamment dans le domaine des éoliennes. Ultime développement, des sièges sociaux ont été délocalisés, les derniers exemples étant Alcatel, Lafarge ou encore Technip.

Encadré 2 : structure de l’actionnariat, contrôle et performance des entreprises Des changements particulièrement notables sont intervenus dans la structure de l’actionnariat des entreprises françaises au tournant des années 2000. Des blocs de contrôle stables et présumés inefficients ont laissé une plus grande place à des investisseurs institutionnels incluant significativement des investisseurs étrangers. La capitalisation boursière détenue par des sociétés non financières est ainsi passée de 29 % à 16 % entre 1996 et 2004 quand la part des sociétés financières domestiques passait de 27 % à 31 % et celle des sociétés étrangères de 25 % à 40 %, alors qu’en Allemagne, dans la même période, la part des sociétés non financières est passée de 37 % à 43 % et celle des sociétés financières de 21 % à 15 %. Dans ces conditions, entre 1997 et 2009, les

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investisseurs impatients sont entrés au capital, à une hauteur supérieure à 5 %, de 39 des 60 plus grandes sociétés en France contre 19 en Allemagne. Ces changements ne pouvaient qu’affecter les conditions de contrôle des entreprises et leurs périmètres d’activité au détriment de leurs performances en matière d’innovation et de croissance. En dehors des domaines de l’aéronautique, l’espace et la défense, ou du luxe, de grandes entreprises multinationales industrielles qui avaient vu le jour dans les années 1960 et 1970, ne sont alors restées, pour l’essentiel, que celles qui servent, partout dans le monde, des marchés locaux et contribuent finalement assez peu aux exportations, celles qui ont délocalisé une large partie de leurs chaînes de production dans les pays à bas coûts, notamment dans le secteur de l’automobile, celles enfin qui sont largement devenues pourvoyeuses de services haut de gamme pour des productions manufacturières principalement effectuées dans les pays étrangers dont le prototype est, sans doute, ce qu’est devenu Alstom désormais centré sur les activités de transport ferroviaire. Cette évolution est constitutive d’une forme de désindustrialisation dont la principale conséquence est un affaiblissement des capacités exportatrices de l’économie française par ailleurs désormais privée, au sein de la zone euro et, notamment dans ses relations avec l’Allemagne, des possibilités offertes par la dévaluation. La faiblesse relative de l’industrie française vis-à-vis de ses concurrentes européennes est, d’ailleurs, inscrite dans les chiffres de la production délocalisée des grands groupes rapportée à leurs exportations qui est de 2,5 fois contre 1,45 en Allemagne et 1,20 en Italie, témoignage parmi d’autres des différences de stratégie qui renvoient à des différences de performance.

Encadré 3 : Une comparaison France-Allemagne Les évolutions comparées à moyen terme de la France et de l’Allemagne se résument en quelques chiffres. Les balances commerciales, après avoir suivi des trajectoires similaires jusqu’en 2001, divergent de plus en plus au point qu’en 2012 l’excèdent atteint les 6 % du PIB en Allemagne quand le déficit est de 2 % en France. Entre 1993 et 2012, les coûts unitaires ont augmenté plus vite en France qu’en Allemagne, légèrement dans les secteurs exposés, fortement dans les secteurs abrités. Les prix dans le secteur des biens exposés ont augmenté en France alors qu'ils demeuraient relativement stables en Allemagne. Les prix dans les secteurs abrités ont fortement augmenté en France, faiblement en Allemagne. Les taux de marge dans les secteurs exposés ont fortement diminué dans les secteurs exposés quand ils restaient stables en Allemagne. Cet ensemble de données est révélateur de la désindustrialisation relative de l'économie française qui touche essentiellement le secteur exposé. L’industrie exportatrice allemande, en revanche, a maîtrisé la hausse de ses coûts, elle a pu augmenter ses prix et maintenir son taux de marge en conservant un mode de gouvernance fondé sur la stabilité des relations de financement, des relations d'emploi et des relations entre entreprises aux activités complémentaires, en procédant à une externalisation dans les pays de l’Est européen de la production de composants pour garder sur le territoire national les activités de R&D et d’assemblage. Si ré-industrialisation il peut y avoir et si l’on écarte l’idée qu’elle puisse résulter de la baisse des coûts salariaux, elle passe par l’innovation. La doctrine dominante en la matière veut que les réformes structurelles garantissent ce choix, qu’il s’agisse du démantèlement des barrières à la concurrence sur les marchés de biens ou de l’introduction de davantage de flexibilité sur les marchés du travail. Ces réformes sont, en effet, censées favoriser les réallocations nécessaires de ressources. Ces propositions reflètent l’idée que la libre concurrence couplée aux nouvelles technologies rendrait crédible de voir dans l’entreprise une simple collection d’actifs échangeables dont les frontières seraient fixées par des marchés financiers naturellement efficients dont le poids dans les choix stratégiques permettrait de discipliner le comportement des managers. La réalité des processus d’innovation est, pourtant, plus complexe qu’une simple réallocation des ressources. Les entreprises existent à raison de leur capacité à créer de nouvelles ressources dans le cadre de relations nullement réductibles à de pures relations de marché. Sont concernées autant les plus grandes entreprises parvenues à maturité que les start-up. Les entreprises matures ou installées mettent en œuvre des innovations incrémentales, doivent effectuer des investissements lourds, peu redéployables, et doivent pouvoir bénéficier d’un engagement long des apporteurs de capitaux. Elles participent d’un réseau complexe de relations entre les différentes parties prenantes que sont les managers, les salariés, les banquiers ou les actionnaires, les clients et les fournisseurs. Ces relations ne sont pas réductibles à des relations de marché grevées d’imperfections qui produiraient de mauvaises incitations et qu’il faudrait corriger pour aller vers plus de flexibilité. Elles relèvent d’engagements

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contractuels à plus ou moins long terme souscrits entre les différentes parties prenantes dans l’entreprise, qui dérogent à l’état de pleine concurrence, alors même qu’ils sont essentiels pour rendre crédible la réalisation des investissements longs porteurs d’innovation et de croissance. De la durée de ces engagements et donc du mode de gouvernance dépendent, en effet, la performance moyenne de ces entreprises matures, la structuration efficace de l’industrie et finalement l’industrialisation de l’économie. L’efficacité de ces entreprises matures dépend, en première instance, de la structure de leur actionnariat et de l’attitude des banques qui doivent leur permettre d’échapper à des prises de contrôle hostiles et aux démantèlements aux objectifs strictement financiers qui peuvent s’ensuivre. Ce qui est dommageable et destructeur de capacités et de compétences, c’est le fait pour ces entreprises matures, organisées en conglomérats d’activités, d’être soumises à une exigence de rentabilité immédiate de la part d’actionnaires impatients qui les conduit à des recentrages sur un soi-disant cœur de métier, faisant fi de la similitude des compétences engagées dans les différents domaines d’activité et des capacités d’apprentissage que celles-ci recèlent en vue de réorientations futures. Le maintien d’un conglomérat technologique ne signifie pas que l’entreprise reste définitivement dans les mêmes domaines d’activité et n’est pas mobile. Il signifie que les acquisitions ou fusions comme les ventes répondent à l’exigence d’évoluer à partir de son domaine de compétences de base. Une entreprise entrera dans une nouvelle activité à condition de disposer de compétences proches de celles nouvellement requises. Elle en quittera une autre si les compétences requises dans cette dernière ont radicalement changé sous l’effet de changements des technologies ou des préférences des clients.

Encadré 4 : Les frontières de l’entreprise Le slogan d’une entreprise sans usine reflète la conviction, étayée par une certaine théorie économique, suivant laquelle l’entreprise devait tendre à devenir un ensemble d’actifs échangeables avec comme perspective de maximiser la valeur des actions grâce au développement des nouvelles technologies permettant une modularité accrue des opérations de production et à la sophistication de marchés financiers réputés efficients. Cette représentation du monde de l’entreprise ne pouvait qu’aller à l’encontre de la constitution de conglomérats. Elle ignore ce qui fait les frontières de l’entreprise et ses performances de même que les conditions de leur évolution. La diversification des activités au sein d’une même entreprise est ce qui lui permet d’obtenir des économies de gamme et de jouer aussi sur les différences de performance à caractère cyclique entre ces activités. Il y a, toutefois, une condition pour que cette stratégie soit pertinente : que les compétences mobilisées en matière de recherche & développement, de découverte des nouveaux marchés, de production et de vente soient similaires. Ce sont, d’ailleurs, ces mêmes compétences qui déterminent la mobilité de l’entreprise. Celle-ci applique des routines et ne s’aventure pas dans des activités pour lesquelles elle ne disposerait pas préalablement des compétences requises. Le maintien d’un conglomérat technologique ne signifie pas non plus qu’il faille ignorer les nécessités d’externalisation, laquelle consiste alors à substituer à des relations hiérarchiques, non pas de pures relations de marché, mais des relations contractuelles à moyen ou long terme avec les fournisseurs de composants du produit final comme d’ailleurs avec des start-up créatrices de nouvelles technologies. (…) Cette lecture des processus d’innovation fait apparaitre l’apprentissage et l’engagement comme autant de clés de leur viabilité. Si flexibilité il doit y avoir, elle doit s’entendre comme la capacité à ouvrir largement la gamme des options futures de développement grâce à l’enrichissement des compétences et non comme une réaction rapide et brutale aux déséquilibres de marché. Elle passe par les décisions conjointes des différents acteurs de s’engager pour une durée relativement longue, répondant à des formes adaptées de gouvernance concernant à la fois les marchés de biens, les marchés de capitaux ou du crédit et les marchés de travail.

Jean-Luc Gaffard, « L’industrie française entre déclin et renouveau », OFCE policy brief 13, 27 mars 2017 p2-9 Document 83 – Corporate governance et désindustrialisation (Jean-Luc Gaffard, « L’industrie française entre déclin et renouveau », OFCE policy brief 13, 27 mars 2017)

• Rappel : principe de la corporate governance = maximiser la valeur actionnariale ; • Évolution de la structure de l’actionnariat des grandes entreprises françaises (les champions nationaux)

au tournant des années 2000 => plus grande place des investisseurs institutionnels incluant des investisseurs étrangers qui succèdent aux noyaux durs d’actionnaires :

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• En France, entre 1997 et 2009, les investisseurs impatients sont entrés au capital à une hauteur supérieure à 5 % de 39 des 60 plus grandes sociétés contre 19 en Allemagne ;

• Ces actionnaires impatients ont opté pour le modèle de la modularité avec recentrage sur le cœur de métier et revente des business-units les moins rentables (rupture avec l’entreprise intégrée) ce qui exerce des effet désindustrialisants :

- Démantèlement des grands groupes industriels => effets néfastes sur tout le tissu industriel local français pilotés par ces groupes (exemple d’Alcatel Alsthom) ;

- Délocalisation d’une large partie de la chaine de valeur dans les pays à bas salaires (firme réseau) ; la production délocalisée des grands groupes français représente 2,5 fois leurs exportations contre 1,45 et 1,2 en Allemagne et en Italie ;

- Apparition d’entreprise pourvoyeuses de service haut de gamme pour des production manufacturières réalisés à l’étranger (exemples de Dassault, Alstom) ;

- Désintégration verticale => disparition de compétences, de routines organisationnelles favorables à l’innovation ou à la réorientation vers de nouvelles activités

• Imposition d’une logique de court terme (rentabilité immédiate) défavorable à l’effort d’innovation qui exige des actionnaires patients et des engagements de long terme entre les différentes parties prenantes (salariés, clients, fournisseurs, banquiers, actionnaires, managers…) = différence entre France et Allemagne !!!

2.2.3 – Les craintes associées à la désindustrialisation

Document 84 – Les problèmes posés par la désindustrialisation prononcée Cette désindustrialisation française plus prononcée qu’ailleurs est inquiétante à plusieurs titres. Tout d’abord, la perte de compétitivité de l’industrie française contribue à dégrader le solde de la balance commerciale des industries manufacturières. Le rapport Gallois paru en novembre 2012 estime ainsi que la production manufacturière en volume est à peu près la même qu’en 1998, tandis que la consommation des résidents français a augmenté de 50 %. Puisque les autres postes de la balance commerciale, notamment celui des services, ne compensent pas le déficit du poste industriel, la France doit s’endetter vis-à-vis du reste du monde pour financer son déficit courant, ce qui pose la question de la soutenabilité de cet endettement. En outre, la baisse du poids de l’industrie dans l’économie est particulièrement douloureuse parce que le secteur manufacturier, via ses consommations intermédiaires, exerce des effets d’entraînement importants sur le reste de l’économie. L’Insee fournit un multiplicateur de valeur ajoutée qui permet de passer, pour un secteur, de sa contribution directe à la valeur ajoutée à sa contribution totale. Il s’élève par exemple à 4,1 pour le secteur automobile, ce qui signifie que lorsque le secteur automobile génère directement une unité de valeur ajoutée, il génère, via les consommations intermédiaires produites en France, 4,1 unités de valeur ajoutée. Ce multiplicateur tombe à 1,5 pour le secteur du commerce et des services. Enfin, la perte de vitesse de l’industrie pèse aussi de façon négative sur la croissance économique parce que le secteur manufacturier assure 81,2 % des dépenses intérieures de recherche et développement réalisées par les entreprises, dépenses qui abondent le capital technologique et qui constituent à ce titre l’un des principaux déterminants des gains de productivité et de la croissance de long terme.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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Document 85 – Le poids de l’industrie dans l’économie française

Hervé Charmettant, Georges Sébastien, Guillaume Vallet, Comprendre l’économie Questions économiques contemporaines,

collection Ouvertures Economiques, de boeck, 2012

Document 86 – Désindustrialisation et solde extérieur courant

Source : Lionel Fontagné, Pierre Mohnen, Guntram Wolff, « Pas d’industrie, pas d’avenir ? », Les notes du CAE

n°13, juin 2014

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2.2.4 – L’industrie : déclin ou transformation ?

Document 87 – Un déclin industriel à relativiser Portons le regard sur la « valeur ajoutée » (VA), c’est-à-dire la part de l’industrie dans la création de richesse, le PIB. Cette VA représente aujourd’hui un dixième du PIB, contre un quart dans les années 1960, plaçant la France parmi les pays les plus désindustrialisés d’Europe, aux côtés du Royaume-Uni, loin derrière l’Allemagne. Mais, là encore, il faut relativiser. Une première raison est que la part de la VA dans le PIB tient compte très fortement de l’évolution des prix relatifs des divers produits. En clair, si le même produit coûte 2 000 euros en début de période et 500 euros en fin de période, sa part dans la VA sera divisée par quatre. Or, chacun peut voir que le prix des biens industriels baisse beaucoup plus vite que la plupart des prix des services ou de la construction. Songez simplement à ce que vous pouvez et pouviez acheter, hier et aujourd’hui, pour 10 000 euros en termes de produits manufacturés (automobiles, ordinateurs, smartphones, etc.), et ce que vous pouvez obtenir pour le même prix en prestation de services pour refaire votre cuisine, effectuer des voyages ou payer des heures d’avocat ! Il est donc intéressant de comparer aussi les VA en volume, à prix constant. On s’aperçoit alors que la part de l’industrie reste à peu près la même. Quant à l’écart entre la France et l’Allemagne il est stable depuis les années 1990. Il y a une deuxième raison majeure de relativiser ce déclin. En dehors du monde industriel stricto sensu, on trouve au sein du vaste fourre-tout des services, des secteurs qui sont en réalité très proches du monde manufacturier, comme les entreprises de réseaux, de services urbains (transport, eaux, déchets, énergie, télécommunications…), secteurs qui sont particulièrement bien représentés en France. Or ces secteurs sont totalement industrialisés dans leurs méthodes et la productivité y suit des évolutions comparables à celles de l’industrie manufacturière. Laurent Faibis et Olivier Passet font remarquer qu’en agrégeant ces services fortement industrialisés à l’industrie manufacturière, le tableau change sensiblement. De 1975 à 2011, la valeur ajoutée en volume de cet ensemble n’a guère changé, autour de 30 % du PIB total. (…) Un troisième constat est que nos mesures laissent complètement échapper un élément essentiel qui est l’effet « qualité ». On ne sait pas tenir compte du fait qu’une automobile de 2016 est en réalité un autre produit qu’une automobile de 2000 ou de 1990, même lorsqu’elle est vendue au même prix et porte le même nom. Elle démarre dans le froid, consomme deux à trois fois moins, tombe rarement en panne, inclut de plus en plus d’électronique… La production de masse traditionnelle était axée sur la production en volume (faire plus avec moins). Or, depuis une trentaine d’années, des critères de « qualité » (au sens large) sont devenus déterminants, et non plus secondaires, dans la concurrence : la fiabilité des produits, la diversification des variantes (ce qu’on a appelé le « sur-mesure de masse »), la réactivité temporelle par rapport aux demandes. Au centre du jeu économique, il y a désormais une « productivité des qualités » (faire mieux avec moins) que nos outils de mesure, qu’ils soient microéconomiques (le contrôle de gestion des firmes) ou macro-économiques, saisissent très mal.

Pierre Veltz, La société hyperindustrielle, La République des Idées, Seuil, 2017, p.29-31

Document 88 – L’industrie se transforme et c’est désormais une inconnue pour la plupart des Français Les Français ont une vision sombre de leur industrie. Usines qui ferment, piquets de grève, pneus qui brûlent. Une enquête menée par l’Observatoire des usines du futur, créé par la société d’ingénierie Fives, montre que les Français se distinguent par une image particulièrement négative de l’industrie : 36 % seulement d’entre eux la jugent attractive, contre 67 % des américains et 82 % des Chinois. L’enquête révèle aussi qu’ils en ont une image datée, dépassée. L’érosion continue des emplois, la fin des grandes concentrations ouvrières, la dispersion des sites productifs à la périphérie des villes et dans l’espace rural ont une conséquence mécanique : de moins en moins de familles ont un lien direct avec le monde manufacturier. L’industrie est devenue largement invisible pour la société française. On continue à parler de la France des usines, en oubliant que l’industrie est aujourd’hui beaucoup plus vaste que ses usines. On y trouve des pôles de recherche, des centres de développement, des centres logistiques, des unités commerciales, des datas centers, etc. La France comptait en 2015 environ 3 millions d’emplois classés comme manufacturiers (intérim compris) soit un peu plus de la moitié du nombre des emplois de 1973. Mais une part considérable de ces emplois n’est plus dans les usines. La France industrielle est très largement une France de bureau et de cols blancs. Chez Renault par exemple, le principal établissement, de loin, est désormais le Technocentre de Guyancourt, regroupant environ 10 000 ingénieurs, techniciens et employés. L’usine la plus importante est celle de Douai,

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avec moins de 5 000 emplois. Et les cinq usines d’assemblages françaises totalisent moins de 14 000 emplois. Les ouvriers non qualifiés de l’industrie ne représentent plus que 2,3 % de la population active française, alors que les techniciens et ouvriers qualifiés sont deux fois plus nombreux. Moins de la moitié des ouvriers est engagée directement dans la production. En 2008, le salaire moyen par tête dans l’industrie était supérieur de 14 % à la moyenne française.

Pierre Veltz, La société hyper-industrielle, La République des Idées, Seuil, 2017, p.28-29

Document 89 – Industrie et service : une frontière de plus en plus floue Aujourd’hui, la frontière entre l’industrie et les services devient à la fois de plus en plus floue et de moins en moins pertinente. Les entreprises industrielles vendent de plus en plus des ensembles indissociables de biens et de services, par exemple une extension de garantie pour une automobile. Ainsi, en 2007, un quart des entreprises industrielles installées en France ne vendait que des services, un tiers environ vendait majoritairement des services et 87 % vendaient aussi des services. Les services sont aussi largement utilisés en tant que consommations intermédiaires par l’industrie, notamment en raison de l’externalisation croissante des activités de services par les entreprises industrielles. Les secteurs des services et de l’industrie sont donc inextricablement liés. La variété et les coûts des services auxquels les entreprises industrielles peuvent accéder sont un déterminant essentiel de leur compétitivité. Ces interrelations entre services et industrie sont mises en évidence par les statistiques du commerce en valeur ajoutée. En 2011, par exemple, 39 % de la valeur ajoutée européenne des exportations (extra-européennes) de produits manufacturés correspondait à des services consommés au cours du processus de production des biens industriels. En outre, un certain nombre de services, notamment ceux liées aux TIC, sont désormais produits sur un mode industriel. Une entreprise comme Google a, par exemple, réalisé des investissements colossaux dans des serveurs informatiques et leurs systèmes de refroidissement. Une telle activité se caractérise par une forte création de valeur basée sur la réalisation d’économies d’échelles et de gains de productivité importants, qui la rapproche davantage de l’industrie que des services. Enfin, les stratégies des entreprises ont débouché sur une segmentation des chaînes de valeur ajoutée. Elles ont eu tendance à se recentrer sur leur cœur de métier, le plus souvent des services, pour gagner en efficacité en externalisant ou en confiant à des filiales à l’étranger les segments de cette chaîne de valeur qu’elles ne désiraient plus réaliser. Dès lors apparaît une figure paradoxale, celle du producteur de biens sans usine. Ce sont par exemple des entreprises comme Apple et Dell dans l’informatique, ou bien encore H&M dans l’habillement, qui se sont spécialisées dans des activités de services en prenant notamment en charge la conception des produits, leur promotion, leur distribution et l’organisation de la chaîne de valeur, mais en abandonnant l’étape de fabrication du bien.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 90 – Industrie et services : la convergence L’analyse courante de la désindustrialisation repose sur une distinction nette entre services et industrie. Or il ne s’agit pas d’une simple question de vocabulaire. Car, derrière cette distinction, se profilent des visions qui inspirent fortement les politiques publiques : « Le secteur manufacturier est seul à concentrer les activités à productivité élevée », « il tire les exportations et monopolise la technologie de pointe », « les services tirent la productivité vers le bas ». Ces constats doivent en réalité être sérieusement nuancés. Une partie des services (…) est aussi productive que l’industrie. De même, l’idée que le secteur manufacturier concentre 75 % de la R&D est très discutable. Elle repose sur une définition dépassée de la R&D, celle du Manuel de Fascatin datant de 1963, et sur sa confusion fréquente avec l’innovation. L’invention du conteneur à dimensions normalisées par un camionneur texan a bouleversé le commerce mondial. Les innovations de service ne figurent pratiquement pas dans les statistiques de R&D. Sodexo est-il moins innovant que Renault ou Thalès ? On voit bien enfin comment la montée du numérique est en train de dynamiter ces vieilles divisions. Apple, Amazon, Google, qui marient intimement le hard et le soft, sont-elles des sociétés industrielles ou des sociétés de services ? En réalité, la convergence est très profonde. Elle s’exprime à la fois par l’industrialisation des services, leur place croissante dans la compétitivité manufacturière, et par la généralisation d’une orientation servicielle de l’industrie.

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L’histoire de l’industrialisation des services s’est d’abord écrite sous le signe de la rationalisation des tâches, dans sa version taylorienne la plus brutale. L’Amérique y a joué le rôle central, par l’application sans états d’âme des méthodes industrielles aux univers du commerce, du bureau, de la restauration (McDonald’s), du loisir et du tourisme (Disney), alors qu’en Europe dominait encore une vision beaucoup plus artisanale du service. En France, pays passionné d’égalité, le développement des services a longtemps été marqué par la proximité sémantique entre « service », « serviteur », « servitude ». Mais, insensiblement, l’univers des services tout entier s’est imprégné des normes et des logiques traditionnellement liées à l’industrie : standardisation, contrôle de qualité, rationalisation des ressources, mémoire, etc. Le développement de l’industrie a longtemps tiré celui des services, de trois façons :

1) Les gains de productivité manufacturiers ont enrichi la société, stimulant la demande en services (c’est ce qu’Alfred Sauvy appelait le « déversement »).

2) Certaines industries, comme l’automobile, ont suscité la mise en place « systèmes », allant de la construction des routes aux guides Michelin en passant par le développement des garages, stations-services, etc.

3) L’externalisation déjà citée a permis de consolider de nouveaux secteurs de services aux entreprises, sans parler de l’intérim.

Aujourd’hui, la frontière devient très poreuse. Un premier constat est que les firmes classées comme « industrielles » sont très présentes sur les marchés des services. En France, 83 % des entreprises classées comme industrielles vendent des services. 26 % d’entre elles ne vendent même que du service, sans compter l’énorme production de services réalisée pour leur compte propre. L’idée selon laquelle le commerce extérieur est essentiellement un commerce de bien physiques doit aussi être relativisée. Les biens manufacturés représentent effectivement 75 % des exportations françaises. Mais on s’aperçoit que ces biens incorporent seulement 40 % de valeur ajoutée manufacturière nationale. La valeur restante est celle des composants et services achetés à l’étranger dans le cadre des chaînes de valeur transnationales (25 %) et celle des services professionnels achetés sur le marché national (35 %). On fait donc une grossière erreur en rapportant la compétitivité industrielle aux seuls éléments de comparaison internes au monde manufacturier (coût comparé du travail industriel entre la France et l’Allemagne par exemple). En réalité, le prix et la qualité des services professionnels incorporés sont essentiels. Il en va de même, du reste, des services au consommateur-salarié (transports, et surtout logement), dont les coûts pèsent sur le niveau des salaires. Soit dit au passage, le coût d’un logement est l’une des grandes différences entre la France et l’Allemagne sous l’angle de la compétitivité.

Pierre Veltz, La société hyper-industrielle, La République des Idées, Seuil, 2017, p.32-34

Document 91 – L’industrie : un service comme les autres « A l’usine, nous fabriquons des cosmétiques, dans les magasins nous vendons de l’espoir. » (paroles du président de Revlon) Depuis longtemps, les publicitaires ont compris que l’industrie ne vendait pas des objets, mais des symboles et des promesses d’expériences. Plus prosaïquement, les industriels connaissent bien l’intérêt d’associer à leurs objets des services fidélisant les consommateurs. Aujourd’hui, d’innombrables produits sont des « packages » plus ou moins intégrés et ficelés de biens et de services (garanties, facilités financières, engagement d’après-vente, etc.). L’étape nouvelle et intéressante consiste à ne plus vendre le bien, mais sa mise à disposition, son usage et sa fonctionnalité. On pourrait résumer l’histoire industrielle en trois étapes. L’industrie a d’abord été un fournisseur de commodités (acier, énergie, chimie de base). Elle s’est ensuite structurée autour de la fabrication d’objets plus ou moins emblématiques pour le grand public (automobiles, électroménager, ordinateurs) et les professionnels (machines). Elle entre maintenant dans une troisième ère, celle de l’« industrie servicielle », de la vente d’usages. Michelin vend des pneus au kilomètre parcouru. General Electric ou Rolls Royce vendent de l’heure de vol de réacteurs. Cette « économie de la fonctionnalité » peut s’étendre au-delà des seules modalités de facturation et devenir un guide pour une conception globale des produits plus vertueuse. Elle présente en effet l’avantage écologique considérable de saper les fameux schémas d’obsolescence programmée. Dans une économie de la fonctionnalité, le producteur a normalement intérêt à faire durer la vie du produit (sauf si le client est rendu captif, comme chez Microsoft ou Apple).

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Chapitre 9 – Les transformations des structures économiques et financières – CPGE ECE1 – 2019-2020 – Camille Vernet 68

Dans certains secteurs, comme celui de l’automobile, ces modèles privilégiant l’accès par rapport à la propriété pourraient conduire à des changements très profonds. Déjà, dans les cœurs denses des villes, le nombre de propriétaires de voitures est en forte baisse. L’objectif de plateformes comme Uber n’est pas de remplacer les taxis, mais d’offrir une alternative à la possession de la voiture. Signe des temps, les constructeurs automobiles, au lieu de se racheter entre eux, sont tous en train de racheter (cher) des entreprises de services de mobilité. Toyota, en mai 2016, vient de décider d’investir dans Uber, très peu présent au Japon. Comme le dit Peter Schwarzenbauer, président de BMW : « La mobilité est un besoin humain ; l’industrie automobile ne l’est pas.

Pierre Veltz, La société hyper-industrielle, La République des Idées, Seuil, 2017, p.32-34

Document 92 – La distinction industrie/services : une classification qui n’est plus pertinente dans une économie de la connaissance Alors que l’analyse de la réalité économique à travers le prisme des secteurs d’activité conduit l’observateur à conclure à un déclin de l’industrie, c’est une tout autre réalité qui est observée lorsqu’on rompt avec la définition traditionnelle du secteur fondée sur le critère de matérialité. Dans une note intitulée « Pas d’industrie, pas d’avenir ? » (2014), Lionel Fontagné défend l’idée selon laquelle, au 21ème siècle, l’industrie n’a pas disparu mais qu’elle a surtout profondément changé de nature par rapport à l’industrie des Trente Glorieuses. Elle forme désormais un tout unifié et cohérent avec les services à forte valeur ajoutée et fortes externalités positives. Il recommande donc de rompre avec cette catégorie statistique obsolète qui déforme la réalité et propose de définir l’industrie comme l’ensemble des activités consistant « à concevoir des produits, à en assurer ou en transférer la production tout en en conservant la propriété intellectuelle, à organiser la chaîne de valeur, à contrôler les marques et l’accès au consommateur, enfin à s’approprier les retours sur investissements ». Ce sont précisément ces activités, reposant sur les services et l’innovation qui, dans une économie de la connaissance, permettent de renforcer la croissance potentielle.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 93 – Un nouveau paradigme qui remet en question la distinction industrie/services : l’économie des plateformes Le cœur de cette nouvelle phase, et l’enjeu central de la bataille des acteurs qui a commencé pour en capter les bénéfices, c’est l’accès aux données d’usage. Dans le monde pré-numérique, l’anticipation des usages reposait sur des études de marketing génériques. L’effort pour vendre s’appuyait sur d’énormes efforts de publicité. Le retour vers le producteur des données d’usage était long et médiatisé par toutes sortes d’intermédiaires. Le client se trouvait à l’aval d’une chaîne de valeur conçue comme un pipe-line linéaire. Désormais, la confiance dans la publicité est en chute libre. Les personnes se fient davantage aux recommandations horizontales de leurs proches, via les réseaux sociaux. Et la capacité d’interagir avec le client ou l’usager ouvre la voie à d’innombrables nouveaux services. Prenons l’exemple de l’automobile. On parle beaucoup aujourd’hui de la voiture autonome, sans chauffeur, la Google Car étant l’exemple le plus médiatisé. C’est ce qui frappe l’imagination. Mais l’enjeu économique est autre. Car la voiture autonome est aussi et d’abord une voiture connectée. Accéder aux écrans des voitures est stratégique pour des firmes comme Apple, qui pourrait évidemment déverser des centaines d’applications de l’Appstore, imaginer et vendre de nouveaux services profitant de la présence du conducteur et/ou des passagers. Les constructeurs automobiles cherchent à se positionner eux-mêmes sur ces nouveaux marchés, de même que des tiers, comme les assureurs, qui pourraient établir des contrats à la carte, intégrant les données réelles de votre conduite (« Pay as you drive »). Jusqu’ici, les services Internet ont permis de collecter des masses énormes de données sur nos consommations et nos vies, au bénéfice principal des géants du net qui commercialisent ces données. Ce que l’on appelle l’« internet des objets », c’est-à-dire la capacité croissante des objets à communiquer entre eux et à émettre des flux de données sur leur usage et leur environnement, ouvre un champ de manœuvre immense pour les industriels. Les entreprises manufacturières peuvent désormais entrer directement dans la bataille pour la fidélité de leurs consommateurs. Une vaste Kriegspiel se met en place, opposant trois catégories d’acteurs : les entreprises du numérique, qui entendent bien capter l’essentiel de la valeur nouvelle grâce à leurs outils de contact avec l’usager final (le smartphone en premier lieu) ; les distributeurs et les intermédiaires divers, sérieusement menacés ; les producteurs, eux-mêmes, qui craignent d’être doublés. Les Allemands ont lancé une grande initiative

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Chapitre 9 – Les transformations des structures économiques et financières – CPGE ECE1 – 2019-2020 – Camille Vernet 69

« Industrie 4.0 », à laquelle font écho en France les initiatives plus dispersées comme la « Nouvelle France Industrielle ». L’objet de cette initiative n’est pas seulement, ni même principalement, de numériser les usines, dans une démarche traditionnelle de modernisation technologique. C’est d’organiser un contre-feu par rapport à la menace que font peser les géants de l’Internet. La majorité des industriels reste spontanément confinée dans une perspective d’optimisation des pratiques traditionnelles, et dans une vision plus technologique que stratégique de l’« usine du futur ». Or l’enjeu est désormais tout autre : c’est celui d’un changement de paradigme. Ce changement prendra des formes diverses, qui vont sans doute nous surprendre. Aujourd’hui, c’est le modèle des plateformes qui l’illustre le mieux. De quoi s’agit-il ? L’entreprise, depuis des siècles, était fondée sur la séparation stricte entre les ressources internes et les ressources externes. Elle était un « pipe-line » partant du design et du marketing pour amener in fine le produit ou le service chez le client, dont le rôle se limitait à acheter ou ne pas acheter. L’entreprise de plateforme, au contraire, est un système ouvert, ou semi-ouvert, où la valeur est créée du côté de l’offre par la mobilisation d’une multitude de contributeurs n’appartenant pas à la firme plateforme, et du côté de la demande par les interactions avec les utilisateurs, et les masses de données recueillies sur ces utilisateurs lors des échanges. Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, a été l’un des premiers à comprendre la puissance de ce modèle. La plateforme Amazon ne se contente pas de livrer ses propres produits. Elle joue à la fois sur les économies d’échelle du côté de l’offre et de la demande. Ceci ne l’empêche nullement de devenir puissante et profitable ! La plateforme est donc une sorte d’ « infrastructure » soumise à des règles de gouvernance, techniques et économiques, qui peuvent différer assez fortement d’une plateforme à l’autre. En théorie, les plateformes pourraient exister sans le numérique. Mais ce dernier leur a donné une puissance ravageuse. En jargon économique, la plateforme repose sur ce qu’on appelle des « marchés bifaces », où les producteurs d’un côté, les consommateurs de l’autre font émerger des avantages mutuels. Une plateforme qui réussit attire plus de vendeurs, parce qu’ils ont intérêt à se grouper et à bénéficier de canaux de contact plus efficaces avec les acheteurs, et plus de clients, parce que ceux-ci préfèrent avoir le plus grand choix possible. La notion centrale est celle des économies de réseau, ou « économies d’échelle de la demande ». C’est la loi de Metcalfe, qui stipule que la valeur d’un réseau est de l’ordre du carré du nombre de participants. Une agence de voyage traditionnelle, ou l’agence immobilière de votre quartier, sont des organisations biface. Mais les choses changent radicalement quand le numérique s’en mêle, quand Metcalfe rencontre Moore ! L’énorme puissance du numérique vient en effet de l’ampleur des effets de réseaux qu’il permet, et de sa capacité de monter en échelle et en extension géographique, avec une vitesse inconnue dans le monde non numérique. Voyez la rapidité incroyable avec laquelle Uber ou Airbnb sont entrés dans le paysage. Du côté de l’offre, on pourrait dire que l’économie de plateforme prolonge la mise en réseau des grandes firmes par l’externalisation massive au cours des années 1980-2000. Mais là encore, il y a une différence essentielle de fluidité et d’échelle. Les 380 000 développeurs qui alimentent l’Appstore d’Apple ne sont pas des sous-traitants. Le monde la plateforme n’est pas un monde cahier des charges, de contrats de délégation traditionnels. C’est un monde darwinien : « Je vous ouvre mon infrastructure. Proposez vos applications. Si ça marche, tant mieux pour vous. Et tant mieux pour moi, qui prélève ma dîme ». Nicolas Colin et Henri verdier proposent d’appeler ces fournisseurs « sur-traitants ». La scalabilité, c’est-à-dire la capacité de monter en échelle rapidement, devient centrale dans la concurrence. Elle repose sur la qualité technologique de l’offre, mais aussi et surtout sur la capacité de s’adresser à de grands marchés homogènes et de mobiliser très vite des ressources financières et juridiques considérables. Ce sont les avantages décisifs de la Silicon Valley, des Etats-Unis en général, et aussi de la Chine par rapport à L’Europe, fragmentée et pauvre en capital privé mobilisable pour ces montées en échelle. Le deuxième aspect des plateformes numériques est plus technologique. Les Application Programming Interface (API), qui sont des protocoles permettant aux producteurs d’applications de se raccorder de manière fluide aux infrastructures, comme dans un immense jeu de lego, jouent un rôle-clé. Amazon, en particulier, a mis ces API au centre de sa stratégie. Le « cloud », c’est-à-dire l’accès à des puissances de calcul gigantesques mutualisés – né à l’origine de la volonté de rentabiliser l’usage des grandes fermes de serveurs propriétaires en les ouvrant à des tiers –, est l’infrastructure majeure. Mais comme l’explique Patrick Pelata, le cloud n’est pas seulement une infrastructure : c’est surtout une boite à outils mettant à disposition des développeurs une masse immense de logiciels, dans lesquels ils peuvent théoriquement puiser de manière souple.

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L’économie des plateformes est aujourd’hui massivement dominée par les entreprises de l’Internet, mais la transformation va évidemment s’étendre aux secteurs dits traditionnels, qui sont sous la menace d’une captation croissante de valeur par les géants de l’Internet. C’est un enjeu clé des programmes de modernisation de l’industrie, qui se heurtent aux réflexes de contrôle des frontières des entreprises classiques et aux différences de culture. De nombreuses grandes firmes industrielles sont engagées aujourd’hui dans des stratégies de plateformes. Philip Healthcare vient par exemple de lancer, avec trois partenaires du cloud (Salesforce, Amazon et le chinois Alibaba), un ambitieux projet de plateforme pour collecter et analyser toutes sortes de données, cliniques et autres, couvrant l’ensemble des chaînes de soin. Plus surprenant, l’industrie de biens d’équipements s’ouvre à ces nouvelles stratégies. Trumpf, firme familiale emblématique de la région de Stuttgart, un des leaders mondiaux de la machine-outil, a créé une filiale Axoom à Karlsruhe, qui offre une plateforme logicielle ouverte permettant à un client d’assembler de manière fluide des composants et des modules pour des machines spéciales, en provenance d’un vaste réseau de firmes partenaires, y compris concurrentes de Trumpf. Une vraie révolution culturelle.

Pierre Veltz, La société hyper-industrielle, La République des Idées, Seuil, 2017, p.44-48

2.2.5 – Comment soutenir l’hyper-industrie du 21ème siècle ?

Document 94 – La société hyper-industrielle (Pierre Veltz – 2017) L’industrie d’un côté, les services de l’autre, le numérique ailleurs : si l’on veut repenser une politique industrielle cohérente, à l’échelle de la France ou de l’Europe, la première condition est de refuser cette segmentation. Des programmes sectoriels comme ceux de « Nouvelle France Industrielle » sont utiles, mais le véritable enjeu est stratégique, global. Il appelle surtout à mon sens des politiques horizontales (formation, encouragement à l’innovation, accès aux financements) et locales, appuyées sur les écosystèmes locaux pertinents. Mais pour appréhender ce monde nouveau, il est nécessaire aussi de repenser nos grilles de classement et de construire une vision de long terme. (…) Le nouvel univers productif se situe pour l’essentiel dans la continuité du monde industriel ancien. Il en approfondit les principes, et c’est pourquoi je l’appelle « hyper-industriel » et non pas « post-industriel ». Ces principes sont bien antérieurs à la révolution industrielle anglaise. Les arsenaux de Venise et de Constantinople en furent, par exemple, une extraordinaire préfiguration. Et, n’en déplaise à Max Weber, ces principes ne sont pas propres à l’Occident. Ce sont des schèmes profondément dynamiques, en équilibre instable, contrairement aux images simplistes qui en sont souvent données : accumulation des savoirs et protection des idées, mais ouverture permanente sur l’innovation ; standardisation et recherche des économies d’échelle, mais pilotage par la demande et création incessante de la diversité. Le passage à l’industrie de masse mécanisée a donné à ces principes une force gigantesque qui a transformé le monde. Aujourd’hui, la numérisation et la connectivité créent une nouvelle donne.

Pierre Veltz, La société hyper-industrielle, La République des Idées, Seuil, 2017, p.48 & p.59-60

Document 95 – La politique industrielle au 21ème siècle La politique industrielle du 21ème siècle ne doit pas consister, selon Augustin Landier et David Thesmar (10 idées qui coulent la France, 2013), en la préservation d’un « Jurassik Park » industriel, c’est-à-dire la protection de l’industrie des Trente Glorieuses s’appuyant largement sur du travail non qualifié. Dans les pays à la frontière technologique, le dynamisme économique repose sur des activités de production de connaissances, et donc sur le travail de personnes qualifiées. Ce sont donc ces activités que doit cibler la politique industrielle. Les travaux de Philippe Aghion montrent que plus une économie se rapproche de la frontière technologique, plus la concurrence est favorable à l’éclosion de nouvelles idées. Pour autant, la coordination par le marché des activités fondées sur la connaissance connaît un certain nombre de défaillances qui amoindrissent l’efficacité du secteur. L’intervention de l’État est donc légitime. Le marché ne valorise par exemple pas les externalités positives de la recherche et développement. D’un point de vue social, les entreprises investissent donc insuffisamment dans l’élaboration de nouvelles idées parce qu’elles n’intègrent pas ces externalités positives dans leur calcul économique. Il est alors légitime que l’État intervienne pour corriger cette défaillance en subventionnant la recherche ou bien en procédant à des achats publics par exemple.

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Chapitre 9 – Les transformations des structures économiques et financières – CPGE ECE1 – 2019-2020 – Camille Vernet 71

Ensuite, l’agglomération des activités génère des externalités de connaissance positives qui sont favorables à l’innovation et au progrès. Puisque ces externalités de connaissance ne sont pas tarifiées par le marché, les entreprises ne sont pas suffisamment incitées à se concentrer géographiquement. Encore une fois, l’État doit intervenir pour corriger cet échec de marché en mettant en place des mesures, comme les politiques de cluster, qui incitent à la concentration géographique des activités. Enfin, le dernier échec de marché consiste en des contraintes de crédit qui empêchent le développement des activités innovantes par nature risquées et incertaines. L’intervention de l’État se justifie dans ce cas. Il peut par exemple se porter garant des emprunts réalisés par les entreprises innovantes ou même les financer directement. En France, ces missions sont confiées à la Banque publique d’investissement. Cependant, ces actions visant à corriger les défaillances de marché sont elles-mêmes soumises à un autre type de défaillance qui compromet leur efficacité. Ce sont les défaillances de l’État. Parce que l’information est asymétrique, l’État peut par exemple être capturé par des groupes d’intérêts privés. Ces derniers filtrent ou transforment les informations qui remontent vers les pouvoirs publics afin de faire en sorte que l’action publique leur soit profitable. Philippe Aghion et Alexandra Roulet indiquent dans Repenser l’État (2011) un certain nombre de pistes pour éviter ces défaillances de l’État. Ils proposent notamment de renforcer la transparence en assurant une véritable indépendance des médias et en recourant à une évaluation systématique des politiques publiques.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Synthèse : quelle politique industrielle pour soutenir l’hyper-industrie du 19ème siècle ?