1917 - 2017 : un siÈcle de cancer communiste · politique que n’a pu diluer ni la mondialisation...

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1 ÉDITO Pataugeant en pleine absurdité, l’URSS s’affairait en 1936 à liquider son état-major, qui lui aurait été pourtant d’un secours précieux au moment d’affronter le commandement teutonique dont tout le continent avait déjà éprouvé la supériorité. Sous le joug de Staline, les procès, « de Moscou », voyaient vétérans et cadres militaires s’accuser de crimes imaginaires, sous les yeux ébahis du vaste monde. Un délire, pour peu qu’il soit ordonné, peut faire halluciner bien des crimes. Kafka nous avait prévenus. Et le récit d’Arthur Koestler en révélera peu après la mécanique. A ce moment précis, la France devait toutefois leur préférer Dostoïevski. Nos gazettes croyaient discerner dans ces aveux de hauts gradés soviétiques, la sincérité d’un sentiment coupable auquel l’âme russe inclinerait depuis Raskolnikov ; personnage de Crimes et Châtiments achevant son supplice moral par un aveu criminel. Regardant la Russie comme un pays inquiétant et lointain, la presse de l’entre-deux guerres rappelait son caractère culturel pour voiler la nature essentiellement politique du régime de terreur installé vingt ans plus tôt par Lénine. Grisés par leur intelligence, les sachants tenaient pour réaliste d’analyser le régime soviétique comme le prolongement du caractère russe dans la modernité ; et pour lucide de réduire l’idéologie qui l’animait à presque rien. Depuis longtemps le réel s’était chargé de les abuser. Bai- gné de mysticisme, mû par une volonté de puissance impériale et par un régime d’oukases et de bureaucrates, le caractère éternel de la Russie devait se surimposer aux constructions politiques nées de la révolution de 1917. Le bréviaire orthodoxe était remplacé par le Que faire ? révo- lutionnaire de Lénine, les propriétés collectives de la terre devenaient des kolkhozes ; tandis que le pouvoir, éprouvé par plusieurs décennies de guerre clandestine, appelait le peuple au sacerdoce et à l’abandon de soi. Et les finasseries de Staline s’acharnant à trouver en Europe un allié de revers face à l’Allemagne évoquaient un souvenir si frais et vif dans l’histoire impériale russe qu’il ne semblait pas totalement ridicule d’en faire le digne héritier des Tsars. Spengler décrivait dans Le Déclin de l’Occident cette révolution involontairement religieuse et nationale comme une « pseudo-morphose ». L’impérialisme russe devenait communiste et l’Empire pouvait légitimer son déploiement par un généreux prétexte idéologique. Plusieurs fois dans l’Histoire, le communisme s’est retrouvé dans la position paradoxale de devoir agir comme un conservatoire. “le pineau des charentes plutôt plutôt que le Coca-Cola” répétaient en 1945 les militants du PCF, parfois héros de la résistance, dont le caractère ferme et impétueux devait séduire celui de la France. Comme les pays d’Europe de l’est, communistes il y a encore vingt ans, manifestent aujourd’hui une fraîcheur politique que n’a pu diluer ni la mondialisation américaine, ni l’hédonisme occidental (….) Et sur cette (réelle) ambiguïté du socialisme prospèrent aujourd’hui toutes les confusions politiques. Ignorant la nature essentielle des révolu- tions, de grands esprits n’en retiennent que les paradoxes involontaires qui font toutes les aspérités de l’histoire humaine. Comme aux dernières présidentielles, les partis nationaux cèdent à une démagogie socialiste qui correspond pourtant si peu à leur nature et moins encore aux réalités du temps. Tandis que des essayistes saltimbanques étouffent toute pensée réfractaire par leur débauche sémantique et leur prose brouillonne ; laissant à une jeune droite le curieux défi de sa propre renaissance et la nécessité d’exorciser d’elle-même tous les possédés de l’utopie égalitaire. Hector Burnouf 1917 - 2017 : UN SIÈCLE DE CANCER COMMUNISTE N°10-nov. - déc. 2017 Au pays des communistes orthodoxes (p.2) • Marx et et Engels, la route de la servitude Une filmographie sélective du commu- nisme Retour sur le terrorisme intellectuel en France Humour rouge (p.6) Le soft-power nord-coréen attire des abrutis Pour un anticommunisme bio et éco-res- ponsable Geste de la campagne des Camisolards Les néo-communistes (p. 7) De la Chine à l’UE, l’idéologie à l’Ouest Généalogie du marxisme culturel Michéa, le saltimbanque

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ÉDITO Pataugeant en pleine absurdité, l’URSS s’affairait en 1936 à liquider son état-major, qui lui aurait été pourtant d’un secours précieux au

moment d’affronter le commandement teutonique dont tout le continent avait déjà éprouvé la supériorité. Sous le joug de Staline, les procès, « de Moscou », voyaient vétérans et cadres militaires s’accuser de crimes imaginaires, sous les yeux ébahis du vaste monde.

Un délire, pour peu qu’il soit ordonné, peut faire halluciner bien des crimes. Kafka nous avait prévenus. Et le récit d’Arthur Koestler en révélera peu après la mécanique. A ce moment précis, la France devait toutefois leur préférer Dostoïevski. Nos gazettes croyaient discerner dans ces aveux de hauts gradés soviétiques, la sincérité d’un sentiment coupable auquel l’âme russe inclinerait depuis Raskolnikov ; personnage de Crimes et Châtiments achevant son supplice moral par un aveu criminel. Regardant la Russie comme un pays inquiétant et lointain, la presse de l’entre-deux guerres rappelait son caractère culturel pour voiler la nature essentiellement politique du régime de terreur installé vingt ans plus tôt par Lénine.

Grisés par leur intelligence, les sachants tenaient pour réaliste d’analyser le régime soviétique comme le prolongement du caractère russe dans la modernité ; et pour lucide de réduire l’idéologie qui l’animait à presque rien. Depuis longtemps le réel s’était chargé de les abuser. Bai-gné de mysticisme, mû par une volonté de puissance impériale et par un régime d’oukases et de bureaucrates, le caractère éternel de la Russie devait se surimposer aux constructions politiques nées de la révolution de 1917. Le bréviaire orthodoxe était remplacé par le Que faire ? révo-lutionnaire de Lénine, les propriétés collectives de la terre devenaient des kolkhozes ; tandis que le pouvoir, éprouvé par plusieurs décennies de guerre clandestine, appelait le peuple au sacerdoce et à l’abandon de soi. Et les finasseries de Staline s’acharnant à trouver en Europe un allié de revers face à l’Allemagne évoquaient un souvenir si frais et vif dans l’histoire impériale russe qu’il ne semblait pas totalement ridicule d’en faire le digne héritier des Tsars.

Spengler décrivait dans Le Déclin de l’Occident cette révolution involontairement religieuse et nationale comme une « pseudo-morphose ». L’impérialisme russe devenait communiste et l’Empire pouvait légitimer son déploiement par un généreux prétexte idéologique. Plusieurs fois dans l’Histoire, le communisme s’est retrouvé dans la position paradoxale de devoir agir comme un conservatoire. “le pineau des charentes plutôt plutôt que le Coca-Cola” répétaient en 1945 les militants du PCF, parfois héros de la résistance, dont le caractère ferme et impétueux devait séduire celui de la France. Comme les pays d’Europe de l’est, communistes il y a encore vingt ans, manifestent aujourd’hui une fraîcheur politique que n’a pu diluer ni la mondialisation américaine, ni l’hédonisme occidental (….)

Et sur cette (réelle) ambiguïté du socialisme prospèrent aujourd’hui toutes les confusions politiques. Ignorant la nature essentielle des révolu-tions, de grands esprits n’en retiennent que les paradoxes involontaires qui font toutes les aspérités de l’histoire humaine. Comme aux dernières présidentielles, les partis nationaux cèdent à une démagogie socialiste qui correspond pourtant si peu à leur nature et moins encore aux réalités du temps. Tandis que des essayistes saltimbanques étouffent toute pensée réfractaire par leur débauche sémantique et leur prose brouillonne ; laissant à une jeune droite le curieux défi de sa propre renaissance et la nécessité d’exorciser d’elle-même tous les possédés de l’utopie égalitaire.

Hector Burnouf

1917 - 2017 : UN SIÈCLE DE CANCER COMMUNISTE

N°10-nov. - déc. 2017

Au pays des communistes orthodoxes (p.2)• Marx et et Engels, la route de la servitude• Une filmographie sélective du commu-

nisme• Retour sur le terrorisme intellectuel en

France

Humour rouge (p.6)• Le soft-power nord-coréen attire des

abrutis• Pour un anticommunisme bio et éco-res-

ponsable• Geste de la campagne des Camisolards

Les néo-communistes (p. 7)• De la Chine à l’UE, l’idéologie à l’Ouest• Généalogie du marxisme culturel• Michéa, le saltimbanque

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Marx et Engels, la route de la servitude L’affaire est entendue. Les crimes du communisme, c’étaient

Staline, Mao et Pol Pot. Depuis le pavé dans la mare de Sté-phane Courtois, c’est avant eux déjà Lénine. Et Marx et Engels ? Deux intellectuels brillants du dix-neuvième siècle. Avant les horreurs, donc. Ils n’ont rien à voir là dedans. Circulez ! on vous dit, il n’y a rien à voir. Et si ce n’était pas si simple ?

L’histoire n’est pas sans faire penser aux débats autour du Coran et de son interprétation. Les djihadistes sont-ils de bons ou de mauvais lecteurs du texte sacré de l’islam ? Les commu-nistes furent-ils de bons ou de mauvais lecteurs des Pères fon-dateurs, Marx et Engels ? Il nous est demandé de bien vouloir croire que ni le Coran, ni les écrits de Marx et Engels - parmi lesquels figure au premier plan le Manifeste - ne contiennent les potentialités ou les justifications des crimes commis ou ayant été commis en leur nom. Mohammed Merah et Lénine, même combat : travestissement du véritable sens des textes, lesquels, chacun à leur manière, n’auraient d’autre fin que le paradis, qu’il soit terrestre ou céleste.

Le Manifeste ou la Vérité révéléeCommençons par rappeler ce qui peut paraître une évi-

dence : non, le Manifeste du parti communiste n’est pas une simple performance intellectuelle. C’est un texte de combat des-tiné à rendre dominantes puis triomphantes les idées et affirma-tions qu’il contient. Une lecture purement académique n’est pas pertinente, il faut tenter de comprendre vers quoi veulent tendre ses auteurs, et par quels moyens. Marx ne cachait pas d’ailleurs cet objectif lorsqu’il écrivait que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses façons. Il s’agit maintenant de le transformer» et que « c’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance de sa pensée dans ce monde-ci ».

Le présupposé historique du Manifeste était déjà potentiel-lement lourd de conséquences. En affirmant que l’Histoire était dictée par l’organisation sociale de la production, donc par un facteur scientifique, son sens ne laissait aucune place au doute : elle se dirigeait inéluctablement vers l’avènement d’une société sans classe, stade précédé par la révolution prolétarienne. Ce processus ne saurait se voir opposer le moindre obstacle, sinon à envisager d’aller contre la Science, contre la Vérité.

Le texte frappe d’ailleurs par l’absence d’un sujet d’énoncia-tion, les auteurs se présentant comme s’ils ne faisaient que révé-ler le mouvement de l’histoire humaine : «Les énoncés théo-riques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Ils ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte des classes existantes, d’un mouvement his-torique qui s’opère de lui-même sous nos yeux». Une religion révélée, où toute autre conception de l’Histoire n’est vue que comme une tromperie de la classe des exploiteurs devant être combattue par la force. Dès le moment où l’orthodoxie marxiste a revendiqué d’être la dernière venue (argument identique à la religion musulmane, soit dit en passant), inscrivant ses oppo-sants avant elle sur la flèche du temps, elle les a mis par là hors jeu du sens de l’Histoire. Quant au marxisme lui-même, il est indépassable, étant donné que lui seul a su saisir ce sens et ex-primer le savoir absolu de l’Histoire sur elle-même.

Du danger d’être à contre-courant Quel traitement réserver alors aux sceptiques, aux incroyants

ou aux opposants ? Comme toute religion révélée, le marxisme a ses hérétiques. Le Manifeste n’entend clairement pas discu-ter avec les divers courants du socialisme, qu’il soit «féodal», «petit-bourgeois» et autres noms d’oiseaux. On demande sim-plement à leurs défenseurs «d’où ils parlent». Pure démarche inquisitoriale. Engels, dans un article du 13 janvier 1849 paru dans la Nouvelle Gazette Rhénane, nous fait le cadeau d’une honnêteté remarquable quant au sort à réserver aux peuples qui se dressent sur la route de la révolution. Dans le contexte d’agitation révolutionnaire sur le Vieux continent, l’Empire des Habsbourg n’est pas épargné, et les Magyars ont pris les armes pour revendiquer leur liberté, des réformes agraires, l’abolition des droits féodaux. Engels en fait l’éloge, et les place, aux côtés des Allemands et des Polonais, dans le (bon) camp de la révolution. Face à eux, le (mauvais) camp de la contre-ré-volution, emmené par les Slaves (Tchèques, Slovaques, Serbes, Croates, Ukrainiens de Galicie), renforcé des Saxons et Rou-mains de Transylvanie, et appuyé par le tsar de Russie. Loin de se contenter d’encourager la pratique de la «terreur rouge» face à la «terreur blanche» et d’applaudir l’emploi par les Magyars de «la procédure accélérée à l’égard de tous ceux qui freinent le mouvement révolutionnaire», Engels se fait une certaine idée de ces « déchets de peuple impitoyablement piétinés par la marche de l’histoire » que sont les Slaves, Polonais exclus. Envisageant le scénario d’une défaite des révolutionnaires hongrois, il croit en un soulèvement des prolétaires français de Louis-Napoléon qui désinhiberait les Allemands d’Autriche, révolutionnaires, lesquels vengeraient alors les Magyars en éliminant les «bar-bares slaves». Engels peut conclure en toute tranquillité : «La prochaine guerre mondiale ne se contentera pas de balayer de la surface de la terre des classes et des dynasties réactionnaires, mais aussi des peuples réactionnaires tout entiers. Et cela aussi, c’est un progrès». Un sort qui aurait dû être historiquement celui des autres peuples contre-révolutionnaires qu’il cite, parmi les-quels les Gaëls, les Basques ou les Bretons.

Un parti pour les gouverner tousParmi les autres sujets qui fâchent se trouve le rôle que le

Manifeste attribue au parti communiste. La question est en effet cruciale : parmi les disciples de Marx, lesquels ont été fidèles à son esprit ? Le parti devait-il être un parti ouvrier parmi d’autres, au service du prolétariat pour le conseiller mais sans le diriger? Ou devait-il être ce que Lénine en fit, à savoir Le parti du prolétariat, seul détenteur de la vérité et donc desti-né à devenir parti unique et à exercer une emprise totalitaire ? André Senik, dans son travail minutieux de décorticage du Manifeste, est affirmatif : les communistes ne prétendent pas jeter pas un regard particulier sur le mouvement ouvrier, mais exprimer la vérité du mouvement prolétarien, auquel ils doivent faire prendre conscience de ce qu’il fait et de ce qu’il doit faire étant donné ce qu’il est. Aucune indépendance du prolétariat à l’égard des «lumières» communistes n’est identifiable. La pra-tique (prolétarienne) ne peut se dérober à la théorie (marxiste), la seconde étant déjà présente dans la première, se contentant de l’exprimer. Seul apte à diriger le prolétariat sur les plans des idées et de l’action, le parti communiste a bien vocation à deve-nir unique. Et l’on chercherait en vain un passage où le Mani-feste dirait que l’Histoire conduit à la conquête du pouvoir par le prolétariat entendu comme la masse des prolétaires. C’est bien par le «prolétariat organisé en classe et en parti», les prolétaires étant des individus pouvant être aliénés par l’idéologie bour-geoise. Or le Manifeste énonce clairement l’équation «État» = «prolétariat organisé en classe dominante», ne signifiant pas par là, comme on le croit souvent, que les moyens de production passeront entre les mains des prolétaires en chair et en os, mais

Une religion révélée, où toute autre conception de l’Histoire n’est vue que comme une tromperie de la classe des exploiteurs devant être combat-

tue par la force.

AU PAYS DES COMMUNISTES ORTHODOXES

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Cinéma : une filmographie sélective du communisme

que l’État sera ce prolétariat organisé en classe, qu’il abolira de fait la frontière entre État et société civile, amalgamant infras-tructure et superstructure.

Liberté, liberté honnieQu’en est-il de l’emprise sur l’ensemble de la vie collective

et individuelle ? Le Manifeste annonce que «le libre dévelop-pement de chacun est la condition du libre développement de tous», par quoi certains ont voulu y voir un hymne à l’individu. Or, ce libre développement, c’est chez Marx la croissance maxi-male des forces productives, celles de l’individu et celles de la société tout entière. Cela passe par l’abolition de la propriété privée et la destruction de l’individu particulier, qui est aliéné en tant que propriétaire privé. L’homme ne sera émancipé qu’au moment où il ne pourra agir qu’avec et pour les autres. «Chacun pour tous», mais pas «tous pour un». Est proscrit également tout ce qui a trait au marchandage, le libre-échange sous toutes ses formes étant désigné comme l’ennemi, y compris dans les domaine de la conscience, des idées, de la culture. Le Manifeste l’affirme explicitement : «le communisme supprime les vérités éternelles, il supprime la religion et la morale au lieu d’en renou-veler la forme, et il contredit en cela tous les développements historiques antérieurs». Marx n’avait d’ailleurs pas manqué de saluer le retour de la censure sous la Terreur, «la liberté de la

presse ne [devant], selon lui, pas être permise lorsqu’elle com-promet la liberté publique».

Peut-être était-il suffisant finalement de ne lire que les der-nières lignes du Manifeste pour en voir toutes les violences potentielles : «Les communistes ne s’abaissent pas à dissimu-ler leurs opinions et leurs projets, ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste». Nulle ques-tion d’affirmer que le Manifeste et les écrits de ses deux auteurs conduisent tout droit au goulag et aux crimes des régimes com-munistes du vingtième siècle, mais qu’ils en contiennent les potentialités, et leur justification.

Terminons en rapportant cette blague de cuisine soviétique de l’époque de Khrouchtchev : «Un communiste, c’est quelqu’un qui a lu Marx ; un anti-communiste, c’est quelqu’un qui l’a com-pris».

Cart Broumet

L’homme ne sera émancipé qu’au moment où il ne pourra agir qu’avec et pour les autres

Un peu de culture cinématographique ne fait jamais de mal. En guise d’addendum à ce numéro consacré au centième anniversaire de la révolution bolchevique, nous vous propo-sons quelques films (choisis de manière totalement subjective par l’auteur de ces lignes), illustrant le miracle de l’idéologie communiste incarnée dans l’Union soviétique et ses dominions, classés en trois volets ;

1) la terreur politique comme moyen d’émancipa-tion des masses :– L’Aveu, Constantin Costa-Gavras, 1970, 2h20.

Un dirigeant de la nomenklatura tchécoslovaque est accusé d’espionnage au profit de l’Ouest, emprisonné et torturé jusqu’à ce qu’il avoue des crimes qu’il n’a pas commis. Adapté du livre d’Arthur London, qui narre sa propre expérience.

– Une exécution ordinaire, Marc Dugain, 2010, 1h45.Une jeune femme, urologue et magnétiseuse, est approchée

par le KGB pour soigner les douleurs physiques de Staline. Une évocation de la paranoïa d’un homme érigée en système poli-tique pour le gouvernement d’un pays de 200 millions de per-sonnes.Sur Staline et le système stalinien, voir aussi Le cercle des intimes (Andreï Kotachlovski, 1991, 2h17), qui relate l’histoire du projectionniste attitré de Staline, amené à côtoyer le gratin bolchevique (Molotov, Béria) la nuit, et à voir les pressions et arrestations exercées à l’encontre des habitants de son quartier le jour.

2) les performances de l’idéologie :– La bande à Baader, Uli Edel, 2008, 2h30.

Quand une bande de ratés se donne pour mission de libérer les peuples du capitalisme, mêmes si ces derniers y sont oppo-sés. La radicalisation du verbe et des actes d’un petit groupe vivant dans sa bulle de logorrhée et de ressentiment, et adoptant le plastique et les balles comme arguments dialectiques.

– K-19, le piège des profondeurs, Kathryn Bigelow, 2002, 2h18.Quand l’idéologie et la fidélité à un régime cacochyme

prime sur les capacités de commandement dans un sous-marin nucléaire, construit à la hâte par un régime à l’économie déjà structurellement rouillée, et envoyé en mission en haute-mer afin de tirer un missile balistique dans le cadre de la course aux

armements durant la guerre froide…

3) la vie quotidienne de l’homme nouveau éman-cipé de l’oppression capitaliste : – La vie des autres, Florian Henckel von Donnersmarck, 2006, 2h17.

Les masses aliénées n’ayant pas compris tout le charme du socialisme, le régime est-allemand dut ériger le Mur de Berlin pour retenir la population à l’intérieur de ses frontières et mettre sur pieds un appareil de contrôle et de surveillance efficace de celle-ci, la Stasi (StaatsSicherheit, ou sûreté d’Etat). Ce film relate l’histoire de Wiesler, officier de la Stasi chargé de surveil-ler un couple d’artistes dramatiques, dont il finit par connaître toutes les pensées, tous les sentiments, et finit par les prendre en sympathie.

– Good Bye Lenin!, Wolfgang Becker, 2003, 2h.Tarte à la crème que l’on a tous bouffée en cours d’allemand

au collège, le film n’en est pas moins intéressant en ce qu’il met en regard la vie avant et après la chute du régime socialiste est-allemand, et offre un jugement certes accusateur envers le régime de la RDA, mais souligne surtout les difficultés d’adap-tation au modèle capitaliste occidental après les réunifications, et invite à relativiser tout mirage idéologique, communiste ou libéral.

– Sex & Perestroïka, François Jouffa et Francis Leroi, 1990, 1h30.

Documentaire étonnant, tourné sans autorisation quelques mois avant la chute de l’URSS, durant les derniers soubresauts de la perestroïka initiée par Gorbatchev. La découverte de la culture pop occidentale par la jeunesse soviétique et le désir de libération sexuelle contraste avec les privations alimentaires et la vie en appartements communautaires. Avec en toile de fond, le bloc de l’Est en décomposition se transformant en supermar-ché du sexe et de la pornographie pour les pornographes occi-dentaux.

Clovis Deforme

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Paradoxe : la France, « patrie des droits de l’Homme » et pays de Voltaire, s’est caractérisée dans la seconde partie du XXe siècle, par la fermeture progressive de l’espace du débat public selon les logiques de la « pensée unique » mise en lu-mière par Jean François Kahn et Alain de Benoist et du « ter-rorisme intellectuel » dénoncé par Jean Sévilla. Une certaine caste s’étant arrogée le pouvoir culturel après 1945, il est devenu difficile en France de critiquer les idéologies du progrès, en par-ticulier sous leur forme collectiviste et communiste ; on le sait grâce à Jean-Paul Sartre, dont le regard clair et droit lui fit dire : « Un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais. »

Ainsi, oukases et fatwas des tenants de la révolution mon-diale et de l’émancipation des masses prolétariennes ont, en France comme à l’Est du rideau de fer, rythmé la vie intellec-tuelle, au temps de la guerre froide comme après la chute du bloc de l’Est. Retour sur deux moments forts ayant révélé toute l’ordure d’une clique de sectaires s’étant arrogé le monopole de l’intelligence française, prostituée pendant vingt ans (jusqu’au printemps de Prague en 1968) aux desiderata de Moscou : l’af-faire Kravtchenko et la polémique ayant entouré la parution du Livre Noir du communisme de Stéphane Courtois.

- L’affaire Kravtchenko : la vérité est une « impos-ture ».

En 1944, un diplomate soviétique membre d’une déléga-tion envoyée à New-York pour chapeauter l’achat de matériel de guerre par l’URSS auprès du gouvernement américain, décide de demander l’asile politique aux autorités locales. Son nom: Kravtchenko, Viktor Andreïevitch. S’ensuit un entretien accor-dé au New-York Times, dans lequel il n’hésite pas à révéler la vraie nature du régime soviétique, reposant sur l’arbitraire et la terreur politique, destinés à masquer son incapacité économique. Les autorités soviétiques fulminent, réclament son extradition ; Kravtchenko sait qu’il a franchi le Rubicon, et que sans la pro-tection des services américains, il serait un homme mort. Deux ans plus tard, après la victoire des Alliés sur l’Allemagne et le Japon, la « Guerre Froide » s’installe, gelant pour une vingtaine d’années les relations Est-Ouest. C’est à ce moment de tensions exacerbées que Kravtchenko fait paraître son témoignage, J’ai

choisi la liberté, traduit en français en 1947.

La réception de l’ouvrage en France est un cas d’école : tollé chez les communistes, campagne de presse, lynchage média-tique. Les Lettres Françaises, proches du PCF, mènent la danse. Kravtchenko est qualifié « d’imposteur », il n’aurait jamais vu ou vécu les événements qu’il relate (collectivisation forcée des terres, famines en Ukraine, pénuries généralisées dans la popu-lation soviétique, pendant que la nomenkatura se vautre dans l’opulence…). En 1949, Kravtchenko intente un procès en diffa-mation contre les plumitifs de ce bulletin paroissial du Komin-form qui l’avait qualifié de falsificateur. Se succèdent à la barre témoins en tous genres, qui tentent de détruire sa réputation: résistants de la 25e heure recyclés dans l’agit-prop du PC, diplo-mates dépêchés par Moscou… Seuls le résistant André Moynet et la déportée Margarete Buber-Neumann abondent dans le sens de Kravtchenko. Après un an et un recours en appel, le tribunal de la Seine donne satisfaction à Kravtchenko, et les « journa-listes » communistes sont condamnés à une amende tout à fait symbolique… Pour autant, l’affaire aura déchaîné les passions: l’hystérie communiste s’employa, par tous les moyens, à disqua-lifier Kravtchenko, à attiser les haines contre celui qui, parmi les premiers, livra un témoignage pour avoir vécu et observé « de l’intérieur » de la réalité du système soviétique. Et bien que le livre connût un succès éditorial certain (plus de 500 000 ex. vendus en France), peu de monde prit le parti de soutenir l’au-teur, à une époque où mieux valait « avoir tort avec Sartre »…

Sur cet épisode, on relira avec profit :– KRAVTCHENKO Viktor, J’ai choisi la liberté ! La vie

publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, Editions Self, 1947 (trad. fr. Jean de Kerdélan); rééd. Editions Olivier Orban, 1980.

– Le procès Kravchenko - Compte-rendu sténographique, Albin Michel, 1949.

– BERBEROVA Nina, L’Affaire Kravtchenko : procès inten-

1) KAHN Jean-François, « Les Risques de la pensée unique », in L’Evénement du jeudi, 30 janvier-5 février 1992; BENOIST Alain de, « Maccarthysme : le retour », in Éléments n° 78, septembre 1993.

2) SEVILLA Jean, Le Terrorisme intellectuel : de 1945 à nos jours, Perrin, 2000.

3) SARTRE Jean-Paul, interview in Les Temps Modernes, octobre-novembre 1961.

70 ans de terrorisme intellectuel en France : crimes de masse et négationnisme communistes

Tollé chez les communistes, campagne de presse, lynchage médiatique

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Il n’est pas nécessaire de faire un voyage jusqu’en Corée pour trouver quelques partisans d’un système communiste heureusement révolu. La France connaît son lot d’intellectuels, adhérents au très célèbre « Parti Juche de France ». Pour ceux qui ne connaissent pas la composante essentielle de la Corée du Nord, le « Juche » (prononcé « Djoutché ») est l’idéologie d’Etat : indépendance, souveraineté, unité des Coréens, et plein de mots sympas » étant spécialistes en raccourcis historiques et politiques et approximations à tous les niveaux, c’est un peu l’idéologie du très honorable François Asselineau. Son emblème est le marteau, la faucille et le pinceau d’or sur fond de gueule. Revenons au « PJF ». Heureusement pour la réputation de notre pays, à en croire sa page twitter le PJF n’est qu’un « troll », alliant sondages non-truqués et humour tel que « Grâce aux camps de travail la Corée du Nord a ramené son taux de chômage à 0 % ».

Mais au-delà des Pyrénées il y a un vrai abruti, vraiment sérieux, vraiment pro-RPDC. Son nom espagnol : Alejandro Cao de Benós de Les y Pérez. Son nom coréen : Cho Sun Il (c’est la façon d’écrire un nom en nord-coréen, et non « Cho Sun-il » comme au Sud). Il doit être le seul Espagnol à avoir la double-nationalité avec la Corée du Nord, et un des très rares à avoir une double nationalité dont la nord-coréenne. Bref, cet idiot du village a la mission très officielle de propager les idées du Juche et l’idéologie de la Corée du Nord en Espagne et en Europe. A ceux qui ne le savent pas, il y a une réponse offi-cielle à la question « quelle est l’idéologie de la Corée du Nord ? » : « L’idéologie de la Corée du Nord dit que le peuple coréen est le maître de la révolution et du développement. Le pouvoir pour initier la révolution et le développement vient du peuple coréen ». Il serait plus secrètement payé par le régime juchéen pour conduire une révolution socialiste européenne, n’oubliez

jamais qu’ils sont là, ils sont dans les villes, dans les campagnes, sur les réseaux sociaux. Sentez-vous monter le mouvement de révoltes en Europe ? La Catalogne, c’est Cho Sun Il.

Ce fidèle partisan de « Rocket-Man » sait surtout se faire du blé, par son excentricité ; il parvient aussi à se faire une notorié-té non pas dans les milieux extrêmes-gauchistes, mais chez les passionnés de régimes autoritaires (il y en a). Il se fait de l’argent avec son bar pour le moins atypique à Tarragone (en Espagne, peut-être en Catalogne dans quelques temps) à l’effigie de son Etat préféré ; l’établissement est si sympa et lui si niais qu’on a une petite tendresse pour ce doux-régime, en sortant vous pen-serez « la Corée du Nord, y’a pas plus fort ! ».

Mais son activité n’est pas de tout repos ; il a été arrêté pour trafic d’armes, qu’il détenait pour sa protection personnelle. Monsieur a bien compris la leçon et adopte la même réaction que son mentor, qui détient des armes nucléaires pour sa défense personnelle.

Et dire qu’il descend de nobles familles espagnoles… des barons, des comtes, des marquis… Son grand-père était pha-langiste. Il a aussi son côté Henri d’Orléans (l’Ancien), il a dila-pidé la fortune qu’avait constituée sa famille et dont il héritait en très grande partie ; il s’avoue lui-même mauvais en affaires. La morale de cette histoire : on peut être descendant d’une riche et honorable noblesse avec d’honorables idées et être soi-même une ordure communiste. Vous aurez vite fait de deviner son sur-nom : le Baron Rouge.

A lire : J-L Coatalem, Nouilles Froides à Pyonyang, pour une situation partielle mais intéressante de la situation de la société et du délire communiste en Corée du Nord.

Hadrien Velasco

Le « soft-power » nord-coréen attire des abrutis

té par V.A. Kravtchenko aux « Lettres françaises », 1949-1950, Actes Sud, 1993.

– BODIN Louis, « Autour de Kravtchenko. Relectures. », in Politix, vol.5, n°18, 1992, pp. 129-136.

- Le Livre Noir du communisme : les belles heures du négationnisme en France.

La chute de l’Union soviétique, vécue sur le moment comme une véritable libération par les peuples vivant depuis des décen-nies sous la férule communiste, a également été une aubaine pour les historiens, qui ont pu avoir enfin accès à nombre d’archives jusque là restées un Graal quasi mythique pour les spécialistes de l’Europe de l’Est et du communisme. Enfin allait pouvoir être écrite une histoire à partir de documents authentiques, et non plus à partir de spéculations ou de récits-témoignages, toujours suspects aux yeux de l’historien. De ces archives, un groupe d’historiens français a fait son miel. En effet, d’éminents spé-cialistes, à commencer par Nicolas Werth et Stéphane Courtois, ont mis en lumière, chiffres en main, le fonctionnement des différents appareils répressifs du bloc de l’Est et les logiques d’extermination de masse (famines organisées, purges…), et le grand public a enfin pu connaître la réalité chiffrée des victimes du communisme. 94 millions de morts, voilà l’effroyable bilan, que d’aucuns qualifieraient de « globalement positif », réalisé par le communisme en action en Europe et en Asie. De quoi faire froid (un froid sibérien, s’entend) dans le dos.

Les conclusions des différents historiens qui se sont penchés sur la question ont été réunies dans un livre-somme, Le Livre Noir du communisme, dirigé par Stéphane Courtois, et réunis-sant les travaux d’historiens comme Nicolas Werth (URSS), Jean-Louis Margolin (Asie du Sud-Est), Karol Bartosek (Tché-coslovaquie), Andrzej Paczkowski (Pologne), ou encore l’an-cien Président de la République fédérale d’Allemagne Joachim Gauck (RDA).

Plusieurs controverses ont accompagné la sortie de ce livre : si certains historiens ont souligné, à raison, que le titre

entretient la confusion entre l’idéologie et les pratiques des régimes (mais, à aucun moment Courtois ou d’autres ne pré-tendent faire de l’histoire des idées), d’autres se sont insurgés contre les conclusions du livre, tels les « historiens » militants Pierre Vidal-Naquet ou Annie Lacroix-Riz, pour qui la mise en lumière des crimes de masse du communisme revient à mettre sur un pied d’égalité communisme et nazisme, et, en définitive, à dédouaner ce dernier, à relativiser son caractère meurtrier. Et cela ne se passe pas en pleine guerre froide, mais bien en 1997, soit six ans après la chute de l’URSS !

Dire que le communisme au pouvoir s’est manifesté par des régimes totalitaires et criminels de masse vous range du côté obscur des réactionnaires fascistoïdes, de ceux qui tiennent les crimes nazis pour quantité négligeable; tenez-vous le pour dit. Où l’on voit que le terrorisme intellectuel fonctionne encore à plein, et que tous les rideaux de fer, y compris dans le domaine scientifique, ne sont pas tombés.

– COURTOIS Stéphane (dir.), Le Livre noir du commu-nisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, 1997 (éd. de poche: Pocket, 1999).

– RIGOULOT Pierre, YANNAKAKIS Ilios, Un Pavé dans l’Histoire, le débat français sur Le Livre noir du communisme, Robert Laffont, 1998.

– le double numéro consacré aux débats entourants Le Livre Noir du communisme de la revue Communisme, n°59-60, avril 2000.

Arthur Fournier-Dupont

HUMOUR ROUGE

Les «historiens» militants ont considéré que révéler les crimes communistes revenait à

assimiler nazisme et communisme

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???????????WPour un anticommunisme « bio » et éco-responsable

« Le communisme, c’est comme le farci poitevin : il paraît que c’est génial quand c’est bien fait, mais jusqu’à maintenant, tous ceux qui y ont goûté ont trouvé ça dégueulasse » ; c’est ainsi que je réponds habituellement quand on me demande mon avis sur le système hérité de Marx qui a régné sur un quart de la planète pendant soixante-dix ans, dans la mesure où je ne comprends pas grand’chose aux systèmes et aux idées politiques (et pour cause, j’ai voté Macron !), et où, en toute honnêteté, je m’en fous un peu.

Oh, je sais, je sais : cent millions de morts, c’est effroyable ma bonne dame, et l’on ne peut traiter ça comme le ragoût peu ragoutant dont sont pourtant si fiers les électeurs de Raffarin. C’est un fait. Mais si je ne suis pas communiste pour un kopeck ou une bouteille de vodka, j’ai du mal à adhérer à la rhétorique anti-communiste basique, héritée de la guerre froide, binaire, avec d’un côté les gentils et de l’autre des alcooliques incultes avec des chapeaux en fourrure ridicules. L’agitation balistique du petit gros nord-coréen ne m’empêche pas de dormir, pas plus que les camps de rééducation pour opposants politiques ou les coupures d’électricité récurrentes du côté septentrional du 17e parallèle. Lorsqu’on me parle des prétendues « atrocités du régime », du caractère « concentrationnaire » de ce pays, j’ai tendance à répondre : 1) qu’en sait-on ? puisque personne n’a jamais pu aller y faire librement un reportage, 2) le Juché, c’est comme la tête de veau ou le fist-fucking : si vous n’aimez pas ça, n’en dégoûtez pas les autres !

Je reconnais toutefois le caractère ludique que peut revêtir la lutte anti-cocos, comme chez ce bon vieux Pinochet (dont le nom est déjà en soi assez rigolo) : balancer des rouges depuis des hélicoptères doit être un divertissement de choix, bien plus que les sinistres baptêmes de l’air que l’on nous propose dans les aérodromes de nos si peu rieuses latitudes européennes. À la li-

mite, on pourrait apporter un peu de fun à la chose en balançant des militants mélenchonistes depuis des montgolfières, ce serait tout de suite moins chiant et ça assainirait le débat public. Cela dit, nous vivons à une époque où l’on doit faire preuve de parci-monie énergétique, et brûler du carburant en faisant faire à des marxistes du saut en parachute sans parachute, voilà qui n’est pas bon pour le bilan carbone et le trou de la couche d’ozone.

Idem lorsqu’on balance à la flotte des déchets, comme ces Allemands qui se débarrassèrent de Rosa Luxemburg dans un canal ; pense t-on seulement à l’impact environnemental de ces pratiques récréatives ? Jusqu’à preuve du contraire, le commu-niste n’est pas biodégradable, et difficilement recyclable.

Bref, l’anti-communisme, pourquoi pas, à condition qu’il soit éco-responsable. C’est une affaire qui nous concerne tous. A nous d’imaginer l’anti-communisme « bio », 100% durable et renouvelable (les pendre à des éoliennes, ou bien les griller sur chaise électrique fonctionnant à l’énergie solaire ?). On attend un Pinochet version 2.0.

Clovis Deforme

Chronique médiévale d’une bataille estudiantine se dérou-lant au centre Pierre Mendès-France, aussi appelé Tolbiac ou encore Tolbiac “la Rouge”. Se combattent alors UNEF, UNI, Cocarde, Camisole, Sud-Solidaires et autres anarchistes de la BAT (Bibliothèque Autogérée de Tolbiac).

Les deuxième et troisième jours après la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ de l’an de Grâce deux mille seize, nous nous retrouvâmes à défendre la place forte de Tolbiac que les Jacques, alliés à quelques mahométans de passage, voulaient nous enlever.

Les fiers et nobles Francs de la Compagnie des Camisolards, dirigés par le roi Hector Burnouf premier du nom, accompa-gné de son troubadour le Triste Sire, de son chapelain Clovis de Forme et de Dame l’Amazone portant l’oriflamme, furent rejoints par leurs cousins du royaume cocardien issus des Caves de Saint-Germain. De trois à l’aurore, nous fûmes douze au zénith.

L’assaut des gueux commençant, nous tînmes bon avec le secours de nostre Seigneur Jésus-Christ. Nostre sainteté fit reculer une première fois ces lâches avant qu’ils ne tentassent de revenir à l’assaut du bout de leurs lances et tapant dans des seaux de chaux liquide avec des bâtons. Recevant de ces projec-tiles liquides, nous répliquâmes et les terrassâmes à mains nues. Deo Gratias ! Un frêle félon danois tenta de semer la discorde dans nos rangs. Nous le renvoyâmes dans son lointain pays. Des lorettes commencèrent alors à crier à nostre attention : «Il son phachist, rasist, sequessist é omofob, abba, abba, luni é la cau-card».

Venus prêcher leur idéologie marxisante, ces chiens galeux de Jacques décidèrent de s’armer de maillets et autres instru-ments de vilains. Ils tentèrent ainsi de nous déloger de la place

forte, sans succès. Aidés par la grâce de Dieu, nous les repous-sâmes de par nostre logos et les fîmes fuir dans leurs nauséa-bonds marécages comme si le Diable était à leurs trousses.

Nous attendîmes longtemps que ces païens sans foi ni loi décuvent de leur Nuit Debout mais ils ne vinrent qu’au zénith de cette seconde journée de bataille. Iceux furent absents de toute la sainte journée étant trop faibles pour faire front aux valeureux Francs que sont la Compagnie des Camisolards et le royaume cocardien.

Guillaume et Guillemette de Paris

Faits et gestes de la glorieuse compagnie des Camisolards à la bataille de Tolbiac

Idem lorsqu’on balance à la flotte des déchets, comme ces Allemands qui se débarrassèrent de Rosa Luxemburg dans un canal ; pense t-on seulement à l’impact environnemental de ces

pratiques récréatives ?

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Un monde capitaliste dominé par un pays communiste, voi-là le paradoxe vers lequel semble nous acheminer l’essor de la Chine, en passe de contester l’hyperpuissance américaine dans un futur proche qui nous ramènerait – temporairement – à une situation géopolitique bipolaire.

Ou plutôt mieux vaudrait-il parler de demi-paradoxe, dès lors que la Chine a – nécessairement – abandonné tous ses attributs communistes en matière économique, pour atteindre son niveau actuel de développement. D’authentiquement com-muniste, il ne lui reste plus guère que son régime politique, comme l’ont cruellement rappelé la répression des manifestants de Tian’anmen en 1989, ou plus récemment l’incarcération des divers opposants à la politique du Parti unique. En tant qu’Euro-péens attachés à l’idée de liberté, l’observation de la Chine com-muniste pourrait relever davantage de l’entomologie que d’une science sociale, tant la notion d’individualité demeure étrangère à ce peuple. Pourtant, malgré les apparences, les Chinois ne sont pas des fourmis, et la France et l’Europe ont des leçons à tirer de la stratégie économique que ce pays a brillamment menée depuis les années 1980.

Économiquement, la Chine ressemble à n’importe quel pays libéral dans la plus pure tradition capitaliste. Elle comporte des riches et des pauvres, des très riches même : 609 milliardaires, soit une cinquantaine de plus qu’aux États-Unis. Elle dispose de son propre paradis fiscal avec l’île de Hong Kong, elle favorise le libre-échange et la dérégulation de l’emploi pour favoriser l’industrie. Elle reconnaît l’économie de marché, et ses grandes entreprises sont cotées en bourse. Son PIB a été multiplié par 5 ces dix dernières années, et par 62 depuis 1980. Pour un Fran-çais qui se félicite d’une croissance prévue à 1,8 % en 2017, ces chiffres semblent inconcevables. Elle possède 57 des 214 Licornes (ces « startups » valorisées à plus d’un milliard de dol-lars), les États-Unis étant loin devant avec 108 et la France loin derrière avec son duo OVH-Blablacar. Nous nous étonnons que les Chinois ne se révoltent pas contre le régime qui les prive de toutes les libertés civiques, mais loin des famines du Grand Bond en avant, la Chine actuelle leur garantit une progression de niveau de vie inégalée : +500 % entre 1980 et 2010. L’ouvrier des grandes industries chinoises est le seul ouvrier au monde qui puisse raisonnablement espérer un doublement de son sa-laire d’une année sur l’autre.

Comment expliquer ce succès ? En grande partie par le pas-sage à une stratégie politique réaliste. Là où l’Union européenne n’est qu’un espace ouvert à toutes les prédations, la Chine est une puissance prédatrice. D’un côté du globe, se trouve l’UERSS corrompue, dirigée par un commissaire – Jean-Claude Junc-ker – responsable de l’évasion fiscale de nombreuses multina-tionales dans son pays d’origine, le Luxembourg, et bénéficiant d’une impunité politique et judiciaire invraisemblable. Nous avons un État dont le rôle semble réduit à vendre les grandes

entreprises qui ont réussi – souvent grâce à de lourds investis-sements publics, sinon nationaux –, fussent-elles d’importance stratégique comme Alstom ; et à racheter dans l’urgence des industries moribondes menacées de fermeture. Quand une crise politique éclate avec la Russie, le réflexe européen est d’annu-ler la livraison des Mistral et d’instaurer un blocus dont le seul effet aura été de détruire nos débouchés à l’export, en matière agricole notamment. Lorsque Google abuse de sa position do-minante dans le marché commun, la Commission européenne lui tend, la main tremblante, une amende ridicule de quelques points de chiffre d’affaire déjà internalisée…

De l’autre côté du globe, en Chine, la situation est tout autre. Exclu depuis sept ans du marché chinois, Google est en train de négocier en ce moment, la queue entre les jambes, son retour à Pékin, assorti d’importantes restrictions comme le filtrage de ses résultats de recherche et le maintien au pays de toutes les données récupérées sur le sol chinois.

Entre-temps, le concurrent national Baidu aura pu se déve-lopper et conquérir la quasi-totalité du marché local. Des paral-lèles similaires peuvent être dressés dans pratiquement tous les domaines qui échappent à la concurrence européenne : Face-book et Wechat, Amazon et Alibaba, Apple et Huawei, PayPal et AliPay, Uber et Didi…

Seuls les Européens croient à la fable de la libre concur-rence. Quand les États-Unis veulent conquérir un marché, ils commencent par emprisonner les dirigeants des entreprises concurrentes étrangères comme le cadre d’Alstom Frédéric Pierucci, et par leur infliger des amendes exorbitantes comme les 9 milliards de la BNP en 2014. Quand la Chine veut aug-menter son produit national, elle utilise un arsenal d’efficacité comparable : fixation du taux de change, extinction des cours boursiers, interdiction des délocalisations (ironie de l’histoire), investissements publics massifs, réglementation sévère des marchés. Loin de l’appauvrir, ce protectionnisme stratégique est un ingrédient nécessaire à l’émergence de la Chine en tant que puissance : la Chine est ainsi le seul partenaire commercial qui soit vraiment respecté par les États-Unis ; son récent aban-don du pétrodollar, qui aurait entraîné des sanctions immédiates chez tout autre pays, en est la preuve.

Une volonté politique réaliste : voilà ce qui manque à l’Eu-rope – de manière congénitale – et à la France – de manière plus conjoncturelle – pour s’offrir un destin de grande puissance. Hélas, cette heureuse perspective ne semble pas près de se réa-liser. Ne venons-nous pas d’entamer notre Longue Marche avec Emmanuel Macron ? Comment ne pas faire le parallèle entre la pénurie du beurre et les disettes communistes, entre les com-missaires européens et la nomenklatura, entre le Programme culture de l’UE et la Révolution culturelle du PCC, entre nos gros livres blancs et leur Petit livre rouge, entre leurs délits d’opinion et les nôtres, entre leurs cinq et nos douze étoiles ? Le croisement stratégique entre l’Union européenne et la Chine est patent : tandis que la première s’enfonce dans le dogmatisme ultra-libéral, au mépris de tout réalisme politique, la seconde a réussi à s’affranchir de la doctrine communiste pour s’imposer en tant que deuxième puissance économique mondiale.

Louis d’Armor

De la Chine à l’Union européenne, le passage du dogmatisme idéologique à l’Ouest

LES NÉO-COMMUNISTES

Comment ne pas faire le parallèle entre la pénu-rie du beurre et les disettes communistes, entre

les commissaires européens et la nomenklatura ?

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Depuis que les imbéciles ont pu trouver un mégaphone par la voie d’internet, la notion de marxisme culturel s’est largement répandue hors de son foyer natal. Elle est d’autant plus simple à comprendre qu’elle ne suppose pas de déployer des efforts prodigieux d’intelligence, du côté de ceux qui s’y retrouvent comme de ceux qui la combattent. À la suite de la disparition du prolétariat industriel ainsi que du désaveu de la grande patrie communiste, le marxisme culturel ne lutterait plus contre la do-mination économique, mais contre la « domination symbolique ». Il ne s’agirait plus, pour les néo-communistes, de porter une révolution qui, modifiant l’infrastructure économique, viserait à bouleverser la superstructure symbolique mais de s’appuyer sur tous les outils de la démocratie libérale pour mener une révolu-tion dans l’ordre du symbolique. Si l’ordre assigné par Marx à la révolution, pas plus que sa philosophie de l’histoire, ne sont repris par ses épigones, ses concepts demeureraient les mêmes : culture entendue comme valeur-pouvoir, rapport dominant-do-miné entendu comme rapport oppresseur-oppressé, aliénation du dominé par son adhésion à la superstructure symbolique. Le caractère totalitaire, souligné dans l’article Marx et Engels, la route de la servitude demeure inchangé, puisque l’émancipation du dominé passera par la rééducation de la société en général, et en particulier des oppresseurs. L’académique sera donc l’op-presseur de l’autodidacte, le sexe masculin du sexe féminin, le blanc du monde entier et sans doute nombre d’autres choses que votre serviteur n’aura jamais le bonheur de connaître.

L’Ecole de Francfort, coupable ?

Pour quiconque aura rencontré la tribu toujours plus nom-breuse des cheveux-bleus qui promeuvent entre autres l’usage de l’écriture inclusive, la description semblera fidèle à l’original. La critique du marxisme culturel s’est toutefois adossée outre-atlantique — d’où nous vient le concept — à la dénonciation de l’Ecole de Francfort, dont la responsabilité reposerait dans sa Théorie critique : Adorno, Horckeimer, Marcuse, Habermas... La référence était suffisamment obscure pour paraître intelli-gente, suffisamment large pour ne pas avoir besoin de l’être. Les tropismes de la droite américaine, qui n’en a pas tout à fait fini avec la culture de Guerre froide, pouvaient y trouver toutes les caractéristiques utiles : marxisme de l’école, judaïté de la plupart de ses membres… Quiconque, au pays des Yankees, développe une critique même minime du capitalisme peut sou-dainement passer pour le dernier des communistes. Les Etats-Unis montrent une nouvelle fois, s’il en fallait, que la pensée s’y produit et s’y consomme en masse stéréotypée, comme le talk-show ou la viande de boeuf.

Il convient toutefois de rappeler à nos lecteurs que la place de l’école de Francfort a pourtant été mineure dans la concep-tion du « marxisme culturel ». Certes, la Théorie critique a permis le déploiement d’une modalité de pensée propice à la déconstruction générale des normes : elle affirme la fin de la vérité telle que l’avait conceptualisée la philosophie occidentale, Soleil dans le ciel des Idées, et qui reposait, pour reprendre les termes d’Adorno, sur l’identité d’être (présupposée) du sujet et de l’objet. Était-ce toutefois si révolutionnaire après l’oeuvre de Nietzsche ? En considérant que la Vérité se constituait par un « un champ de force interactionnel », n’a-t-elle pas appliqué à la philosophie la relativité qui dominait déjà dans les sciences ? Dans la pratique, Adorno et Horckeimer ont surpris leur époque par leurs saillies hostiles aux étudiants de Mai 68 ; quant à la philosophie politique d’Habermas, le marxisme n’y est plus

qu’un point de vue sur la société, non une théorie organisatrice.

La Théorie critique de l’école de Francfort doit être restituée à son contexte historique : il s’agissait plus pour ses membres de combattre la formulation de tout projet totalitaire que de propo-ser un modèle de déconstruction des normes généralisé. L’école de Francfort, n’était-ce pas seulement l’Allemagne qui faisait de ses faiblesses une vertu et enterrait l’Europe en nous les mon-trant comme un modèle à imiter ?

Le problème du marxisme culturel dépasse de loin cette école qui, par ses oeuvres, a plus servi le libéralisme que la déconstruction. Elle a institué un éthos, la Théorie critique, qui consiste à extraire des thèses du corpus marxien, comme le fétichisme de la marchandise, mais n’en a pas fait une praxis désorganisatrice. Une fois ôté le brouillard fumeux qui entoure toute philosophie depuis un siècle, on y retrouvera ça-et-là des similarités avec les travaux de Baudrillard, qu’un esprit libre peut s’approprier comme des outils critiques de notre société contemporaine sans vouloir que l’anarchie la remplace.

A la confluence de la psychanalyse et des sciences sociales

Le marxisme culturel a bien plutôt emprunté la trajectoire des nouvelles gauches pour se situer à la confluence des deux doctrines qui les ont suscitées : la psychanalyse et les sciences sociales.

Pour que l’Ecole de Francfort puisse participer à l’essor du « marxisme culturel », il aurait fallu qu’elle passe le domaine de la psychanalyse et c’est ce que n’a fait qu’un seul de ses membres, Herbert Marcuse, sans doute responsable de la confusion entre Ecole de Francfort et marxisme. Marcuse, sur le fondement de la psychanalyse, a élargi la critique de l’Etat totalitaire vers tout système politique organisé. Comme Freud dans l’Avenir d’une illusion, il défend l’idée (grossière) que toute civilisation ne doit son existence qu’à la répression de l’éros ; à la différence de l’in-venteur de la psychanalyse qui y voyait une fatailité, il considère toutefois qu’il nous revient de constituer une civilisation non-répressive sur le modèle de l’Invitation au voyage de Baudelaire où « tout n’est qu’ordre et beauté / luxe calme et volupté » (Eros et Civilisation). Encore fallait-il un brevet de scientificité qui pût donner plus de poids à ces manifestes philosophico-littéraires de piètre qualité. C’est par une convergence (mal ?) heureuse que les sciences sociales sont intervenues.

Si les grandes découvertes de la linguistique, de la socio-logie et de l’anthropologie n’ont cessé depuis un siècle de dé-montrer que la condition humaine était une condition captive, intégrée à des schèmes linguistiques, sociaux et culturels, l’effet collatéral a consisté à faire des normes des « construits » arbi-traires. La sociologie, de manière plus manifeste que les autres sciences humaines, reposait depuis ses origines sur une ambi-valence fondamentale : dans les mains de Louis de Bonald ou de Durkheim, la sociologie devenait une science organique qui cernait au sein de la société moderne les phénomènes de désafi-liation (atomisation dirions-nous aujourd’hui).

Cette première sociologie avait pour spécificité de laisser une place à la rationalité dans les motifs de l’action humaine, proposait des remèdes à la hauteur de la rationalisation qu’avait connu leur époque. On sait par exemple le rôle que donnait Durkheim aux ordres professionnels pour rétablir, a posteriori, la solidarité organique qu’érodait la division du travail et la spé-cialisation des fonctions. Elle fut à l’origine de toute une tradi-tion, de Weber à Boudon en passant par Goffman, qui mit l’ac-cent sur l’indétermination qui caractérisait les comportements humains. Weber évoquait ainsi la conduite de vie, à savoir les motifs subjectifs que l’individu attribue à son action, Boudon

Généalogie du marxisme culturel

La référence était suffisamment obscure pour paraître intelligente, suffisamment large pour ne

pas avoir besoin de l’être.

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parlait, quant à lui, de rationalité diffuse.

Le point de vue sociologique se fondait toutefois, par sa méthode, sur la réduction des comportements humains à des choses mathématisées, statistifiées. Par conséquent, pour com-prendre les comportements humains, le regard du sociologue devra « remonter la pente » du fait désincarné à la source hu-maine. Dès lors, non seulement la sociologie pouvait, mise entre de mauvaises mains, donner naissance à des théories fumeuses mais son aptitude à cerner des phénomènes moraux (comme la norme) devient elle-même contestable.

On en trouvera l’exemple chez Bourdieu par lequel la socio-logie n’a pas seulement prêté son attitude au marxisme cultu-rel, mais aussi ses concepts. Son oeuvre simpliste a accompa-gné celle de Foucault dans la France post-soixante-huitarde pour théoriser une société réduite à un champ de bataille où les normes sont produites par la friction de forces plus ou moins désintentionnalisées (rappelons-le, la méthode sociologique réclame ab initio que le comportement soit réduit au fait). Ces forces sont celles d’individus, de groupes sociaux, pourvus d’une certaine quantité de capital symbolique, économique... qui campent certaines « positions sociales » sur divers « champs sociaux » qui s’apparentent à autant de champs de bataille. Sur ce champ de bataille, le groupe des héritiers se lie au groupe des académiques contre ceux qui sont pourvus d’un « faible capital culturel » etc. Bourdieu se distingue seulement par cela qu’il produit une mécanique quasi-déterministe (de votre posi-tion sociale découlera quasi-automatiquement votre attitude dans la bataille), tandis que Foucault défendait, grâce peut-être à son versant philosophique, une chaotique de l’histoire où les alliances et moyens de domination ne devraient leur apparition qu’à cet hasard réduit par la scientificité de la sociologie bour-dieusienne.

De là découle le paysage contrasté de notre sociologie : sur les mêmes fondements méthodologiques, pour l’une, une ratio-nalité diffuse permettra d’échapper aux déterminismes sociaux, pour l’autre, la modification des rapports de pouvoir passera par une réforme en profondeur de la société.

La déclinaison sera infinie ; Bourdieu comme Foucault n’ont pas cherché à créer une systématique ; il s’agissait bien plutôt de produire des outils faciles à utiliser dans le débat intel-lectuel. Un concept, donc, à la portée de tous les demi-habiles de la Terre. Entre-temps, la norme cesse d’être perçue comme une chose sérieuse qui nous a été transmise pour avoir résisté à l’épreuve du temps ; elle n’est plus qu’un enjeu de pouvoir.

Le marxisme culturel, maladie infantile de l’Oc-cident

Une bonne généalogie ne serait pas complète si elle délaissait la part psychologique de l’analyse. De fait, le marxisme culturel serait resté à l’état de conversation de salon s’il n’avait su capter des tendances de fond en Occident ; au contraire, il est devenu une forme d’activisme et s’est répandu à une vitesse extraordi-naire ces trois dernières années. Il a pris particulièrement appui sur deux phénomènes concomitants : l’élan communautariste qui caractérisait déjà les populations étrangères et l’influence anglo-américaine qui pousse à son extrémité le souhait de se voir reconnaître des droits subjectifs spéciaux.

Le marxisme culturel montre la prise au piège de quelques milliers de jeunes gens par les promesses de la société occiden-tale. L’Occident a promu l’égalité ; le marxisme culturel la por-tera à son extrémité sous la forme de l’indifférenciation. Il a promu le bonheur pour tous, quiconque l’entrave deviendra un …-phobe.

Le marxisme culturel naît de notre culture comme un enfant difforme : nous avons proposé un modèle utopique de commu-

nauté de plaisir en celant qu’il émergeait d’une culture du sacri-fice, du respect des normes et des pères. Point de production de masse, sans travail de masse ; point de confort sans protection ; point de jouisseurs sans martyrs.

Il nous rappelle enfin à quel point les sociétés occidentales se sont structurellement affaiblies du point de vue des Occiden-taux eux-mêmes que l’atomisation ne satisfait plus : chacun sou-haite faire partie de sa communauté, fondée sur sur son mythe victimaire, qui lui apportera sentiment de reconnaissance et d’appartenance. Dans le brouillard des classes dont la hiérarchie n’est plus établie par l’aloi une culture supérieure - dévalori-sée par ce marxisme -, dans le brouillard des âges où l’adulte devient un jouisseur et l’enfant, parfois, un moraliste, dans le désordre des familles, le marxisme culturel est semblable à la chouette de Minerve qui ne s’envolent qu’à la tombée de la nuit.

Et nous, Européens ?

Le développement du marxisme culturel en France, figuré par les polémiques récentes sur l’écriture inclusive nous rappelle à quel point nous nous sommes habitués à l’américanisation de nos esprits. Si ce concept a été tiré par la droite française d’une pensée américaine demeurée à l’ère de la Guerre froide qui lui était mille fois inférieure, c’est aussi parce qu’il est issu des développements de l’activisme outre-atlantique. Notre droite se trouve ainsi, hors-sol, à à écouter des prophètes étrangers, géo-graphiquement et idéologiquement. Elle est aujourd’hui engluée dans des conflits venus de l’autre côté de l’Atlantique dont la pauvreté intellectuelle la désarme.

La tâche est lourde : elle doit combattre le plus grand en-laidissement du monde qui soit advenu, et que les visages des quelques représentants de l’UNEF ne nous rappelle que trop, au moment où elle est assaillie par les revendications des cultures étrangères, doit se réapproprier son art de vivre, de paraître, de penser et rétablir la chaîne des générations. Impuissants, les peuples européens risquent de ne plus être qu’une nuée de sub-cultures, dont les atomes, nouveaux nomades culturels, iraient chercher ça-et-là, les uns à l’Est, d’autres à l’Ouest, et toujours en pure perte, de petites miettes d’identité.

La droite, pleine de son héritage européen, étouffe dans un débat pour lequel elle oscille entre le mépris et l’indifférence. Peut-être y gagnerait-elle à délaisser la dictature du débat et de l’argument pour cultiver son domaine hors de l’étable média-tique ; elle pourrait répondre aux néo-marxistes, avec la sim-plicité d’esprit qui est la sienne — comme Aristote jadis aux écoles qui niaient la réalité du mouvement —, qu’ils manquent simplement d’éducation.

Cimon

Nous avons proposé un modèle utopique de communauté de plaisir en celant qu’il émergeait

d’une culture du sacrifice

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10 ● // Janvier 2016

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10 ● // Novembre/Décembre 2017

Le rapport entre le socialisme et la droite nous semble aus-si lointain que celui entre le supplice de la baignoire à la cure thermale. Depuis son ouvrage Orwell, anarchiste tory paru en 1995, Jean-Claude Michéa a séduit tout un public marginal. Im-portant la pensée d’Orwell en France, il cherche à définir la sin-gularité du socialisme anglais. Si les réactionnaires un peu bas de plafond l’ignorent, son essence révolutionnaire masquerait la révélation d’une sagesse ancienne. Pour le vieux socialisme anglais, le peuple serait nanti d’une claire conscience de ce qui « se fait » et de « ce qui ne se fait pas ». Il agirait spontanément de manière généreuse et désintéressée. L’essence de sa supério-rité serait morale. Orwell parle alors d’une « common decency » que le peuple posséderait en propre. Plutôt que d’assouvir sa volonté de puissance, , le peuple serait en fait sage comme une image. Il préférerait la toute simplicité des choses simples, la vie ordinaire, la rosée du matin, le roast beef du dimanche et le sourire de la crémière. Il n’aurait d’autre ambition que l’humble héroïsme dans l’accomplissement de sa simplicité. Et les sept plaies du monde seraient en vérité toutes celles de l’ambition, de la concupiscence, de la vénalité des puissants dont le peuple se-rait préservé par son immémoriale, immatérielle, immortelle et bien sûr ordinaire décence. Et c’est tout cela que Michéa retient du « socialisme » d’Orwell. Et quid du nôtre ?

Une révision singulière du libéralisme

La généalogie michéenne du libéralisme aide à comprendre ce qu’il nomme par opposition « socialisme ». Rompant avec l’organisation théologique du monde, la philosophie moderne consacre l’autonomie du sujet et la souveraineté du peuple. Mais ce que l’on nomme « liberté » apparaît bien équivoque. Dans un cas, il s’agit de penser la participation du plus grand nombre aux ensembles collectifs (Etats, nations, sociétés) et d’assurer la liberté du corps politique (Machiavel et Rousseau) ; dans un autre, il s’agit d’assurer la liberté privée des individus et le droit à chacun de s’accomplir en jouissant de son autonomie (Adam Smith et l’Encyclopédie). Deux libertés : la liberté-participation et liberté-autonomie. Et selon Michéa, c’est la deuxième version du libéralisme qui l’a emporté.

Ainsi, le libéralisme économique (marché concurrentiel, salariat...) et le libéralisme culturel (émancipation individuelle, libération des mœurs) se confondent en une même unité philo-sophique. Tous visent à l’autonomisation du sujet par rapport à son groupe social, culturel d’origine. Du constat de cette auto-nomisation, Michéa redoute une atomisation qui réduirait les sociétés à un grand marché concurrentiel d’ego contradictoires où chacun chercherait à assurer son ambition personnelle pour le plus grand malheur collectif.

Or dans nos démocraties contemporaines, les deux concur-rents politiques, gauche et droite apparaissent comme les deux détaillants du même grossiste libéral. Si la gauche prétend en-core combattre les effets du libéralisme économique (injustices, inégalités sociales...) ; elle en chérit toujours les causes en dis-courant sur l’accomplissement individuel que vient concrétiser ses lois dites « sociétales » comme le mariage homosexuel. Et si la droite demeure associée à la défense de l’ordre et la civi-lisation ; son libéralisme économique l’enferme dans la même contradiction philosophique qui lui fait défendre un système concurrentiel dissolvant pour l’ordre social dont elle prétend être nostalgique. En ce sens le libéral-conservatisme de la droite et le progressisme-social de la gauche seraient les deux impasses dans lesquelles s’enfoncent nos démocraties contemporaines. Le libéralisme, comme le dieu Janus, aurait donc deux visages qui n’en font qu’un.

Mais, Jean-Claude Michéa ne s’arrête pas là. Il voit les pré-misses de ces phénomènes dans les guerres civiles qui déchirent

l’Europe aux XVIe et XVIIe siècle. Pour conjurer ce drame, les penseurs, libéraux selon Michéa, cherchent un système poli-tique qui exclut les questions morales et théologiques de l’es-pace politique. L’Empereur Charles Quint accepte à Augsbourg une paix de compromis qui assure la souveraineté politique des princes de son Empire, indépendamment de leurs choix moraux ou théologiques. Les voisins ne sont pas en accord sur la défini-tion du Bien, du Vrai, du Beau, il faut donc que l’État cesse de s’en mêler laisse chacun voir midi à sa porte.

Jean-Claude commet ainsi deux grossières erreurs qu’il aurait pu éviter en prenant quelques conseils auprès d’un col-lègue professeur d’histoire : il se trompe d’abord en voyant dans la construction de l’Etat moderne en Europe, dont tout l’objet était de rompre avec une conception patrimoniale et instable du pouvoir, une création de la pensée libérale alors que les grands noms que sont Bodin ou Hobbes ont nourri l’absolutisme. Si faire admettre au politique le deuil de l’unanimité morale d’une société fait immanquablement de vous un libéral, alors toute po-litique réaliste (au sens philosophique) le devient et on découvre parmi les libéraux de plutôt inattendus : Jean Bodin, Richelieu, Thomas Hobbes et Machiavel dont il se réclame avec beaucoup de mauvaise foi ; tous seraient donc libéraux car initiateurs du réalisme politique. Et Charles Maurras, lui-même, qui dans Kiel et Tanger appelle les États à s’abstraire des questions morales pour résoudre les conflits diplomatiques, était-il un libéral ? Dans l’ordre de la pensée, cette confusion entre classiques et libéraux est proprement affligeante.

Il se trompe ensuite lorsqu’il conclut que, le politique ne disant plus à Madame Michu en combien d’hypostases elle doit penser la personne du christ, tout devient permis, alors que le problème de la moralité du politique n’a disparu que de façon très récente et précisément au moment où celui-ci a été remplacé par le technocrate.

Il reste que Michéa évacue tout raffinement philosophique par l’invocation perpétuelle du mot peuple, de son ouvrage, de sa souveraineté. Dans son usage politique, ce mot « peuple » est équivoque. A Rome, le populus, la plèbe était définie par sa séparation du patriciat ; à Athènes, le démos englobait tout le corps politique. Et deux traditions distinctes et antagonistes s’en revendiquent. Et que des militants d’extrême droite particulière-ment abrutis en appellent aux mannes de Robespierre, « l’ami du peuple », n’y change pas grand chose ; comme d’ailleurs le fait que Florian Philippot désire « prendre un café » avec Jean-Luc Mélenchon. D’un côté, le peuple est défini comme un sujet tran-sitoire, mû par des rapports de domination et des antagonismes de classe ; de l’autre, le peuple est la donnée reçue, le déjà-là, le composant immanent de toute société sur laquelle le politique s’édifie. La tradition révolutionnaire et la tradition romantique. Robespierre et Bonaparte. Les deux patries. Et deux fondements possibles de légitimité dont dérivent deux anthropologies. Et surtout deux définitions qui coexistent pour un seul mot.

Dans son usage, Michéa définit le peuple et sa décence ordi-naire comme deux essences présentes de toute éternité. Pour-tant, tout le reste, c’est-à-dire l’État, la société, ses normes juri-diques, sa justice, ses communautés, les nations, le droit, ne sont que des circonstances. Et sont même définis comme construits par le même peuple. Le peuple édifie tout mais n’est édifié par personne. Institué par sa propre institution, légitimé par sa propre légitimité ; lui seul ne trouverait son origine nulle part ailleurs que dans le tréfonds des âges, qui seraient par ailleurs les siens. Un donné qui construit tout ; à la manière de l’ordre spontané des libéraux que Michéa caricature. L’auteur pèche par ses constantes, et néanmoins axiologiques, contradictions.

Une négation de la civilisation

Les saltimbanques de la droite socialiste

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Faire le deuil de l’unanimité villageoise, c’est accepter d’en-trer pleinement dans l’ère du politique. Or il semble que Michéa n’y soit pas prêt. Mettant le politique hors circuit, il dessine un monde qui ne l’est pas ou ne le serait plus : un monde purgé de toute ambition, démonisant la volonté de puissance ; et assu-rant un contrôle parfait de l’hybris, un cadre cancanier dont le mouvement et l’histoire se tiendraient résolument éloignés. Une prose des jours répétés à l’infini où il n’y aurait de place ni pour l’audace ni pour l’aventure humaine.

Dans les sociétés que célèbre Michéa, les conflits se feraient assez rares et supportables. La plupart des enjeux concernent le village ou la communauté ; en rien le politique. De là dérive une grande incompréhension. Il est possible de se passer d’ennemis quand il n’y en a pas. Il est pourtant spécieux de déduire de cette forme sociale restreinte une loi politique générale. Et le fond de toute réflexion politique est atteint, quand Michéa ose écrire : « Je suis convaincu que tant qu’on aura pas découvert une manière de neutraliser les différentes manifestations de la volonté de puissance d’une façon au moins aussi intelligente que les indiens d’Amazonie, nous nous exposerons indéfini-ment aux mêmes problèmes politiques ».

Une société d’indistincts, primitive et sans histoire ni ap-port à l’humanité promue en plus haute expression de la civili-sation pour sa faculté à « neutraliser » l’ambition ? Il reste que le succès d’édition d’une pensée aussi imbécile interroge ; en particulier sur ce que nous sommes devenus. Avons-nous perdu toute foi en la civilisation, toute confiance en notre faculté créa-trice, tout goût de l’histoire, de l’artifice et du raffinement pour admirer désormais le mode d’organisation politique (sommaire) des « indiens d’Amazonie » ? La régression est douloureuse. Il semble que nous soyons devenus si peu soucieux de politique que l’on ne songe plus qu’à trouver le moyen de s’en abstraire. Et si ignorant de l’histoire qu’on puisse faire comme si elle n’avait jamais eu lieu. Michéa n’est pas seul à prospérer sur ce mou-vement de dépolitisation. Dans ses « livres », le paysan Pierre Rabhi définit le fait de chier au fond de son jardin comme un acte politique et nomme révolution la consommation de son “propre” fromage de chèvre.

Faute de culture historique, il est possible de confondre la politique avec la morale, l’absolu ou n’importe quoi d’autre. Et d’oublier que son essence réside dans le seul gouvernement des hommes.qu’elle n’est qu’un moyen de survie et un mode de ré-solution des conflits pour une société.

Entrant dans le champ de la pensée politique, le socialisme serait coupable d’avoir abandonné sa pureté originelle. Four-rier, Leroux... formulaient le rêve d’une société villageoise éga-litaire. On les dit utopiques. De fait, beaucoup de littérature et un fort sentiment de pitié inspiraient leur prose. Un beau projet au demeurant : des positions sociales très rapprochées entre classes et pas de gourdins pour estourbir le manant ; une société de gens qui s’aiment et s’entraident. Un village de Hobbits, un hameau de douze personnes où l’oncle René peut traire un litre de lait à Thérèse qui elle-même, parce que c’est une brave dame, pourra lui prêter une douzaine d’œufs la semaine suivante. Des communautés restreintes ordonnées autour d’un principe moral très exigeant ; tel serait le socialisme dont Michéa accuse la nostalgie.

Il reste que formuler ce songe ne s’appelle pas penser. Et en-core moins proposer une réflexion politique. On ne peut regar-der les communautés restreintes comme on regarde des socié-tés humaines. Entrant dans l’ère du politique, l’humain apprend à regarder la réalité de sa sphère sociale. Et si Jean-Claude Mi-chéa ne voit au sein du peuple qu’altruisme et générosité spon-tanée, il reste que des conflits interviennent à un niveau plus élevé que celui du village et de la ferme ; à un niveau où il arrive que le peuple, lui-même intervienne. Et que la complexité des sociétés dans lesquelles nous vivons oblige à un certain effort

cognitif ; et non simplement au doux rêve d’un retour des com-munautés familiales et villageoises.

La droite socialiste

Et faute de connaître sa propre nature, la droite peut s’ima-giner « socialiste ». Ce que nous pourrions appeler une “troi-sième gauche”, a trouvé en Michéa et Clouscard de pâles pro-phètes, en tentant un nouveau renversement — toujours sous le signe du marxisme, comme si cette doctrine devait être la marque de fabrique de toutes les habiletés dialectiques —. Le capitalisme ainsi que le libéralisme seraient responsables de l’idée de jouissance effrénée puisqu’ils la trouveraient rentable; de la connexité, il faudrait inférer un lien de causalité et voilà née la fameuse catégorie du libéral-libertaire. Cette troisième gauche, en inventant la catégorie de libéral-libertaire, refuse de trouver dans le marxisme culturel son propre héritage : c’est pourtant la vision jouisseuse de gauche de l’Occident qui l’a produit, c’est bien la gauche qui s’est toujours intéressée à la déconstruction des normes ; c’est bien la gauche qui a toujours répandu l’idéologie du progrès. Cette conception séduit parce qu’elle est aisée à appréhender, qu’elle est monolithique comme ne l’est jamais la droite et qu’on ne compte plus les thuriféraires de Michéa.

Elle séduit aussi car tous ont oublié ce qui faisait l’essence du politique ; qui a fort peu à voir avec la prophétie, l’épilogue ou le merveilleux. Et qu’à force d’être materné, mis à l’abris du danger, retiré de tout conflit, on oublie que cette essence réside dans notre conflictualité. Et qu’à l’ère du post-tout, ces saltim-banques peuvent prospérer, notamment sur le fumier de notre conscience politique.

Et certains saltimbanques passent aujourd’hui pour réac-tionnaire. Cette conception n’a pourtant pas grand chose à voir avec la droite. Pour la démontrer, encore faudra-t-il revenir sur le lien établi par Weber entre éthique du protestantisme et capitalisme et tenter de nous faire avaler un Tocqueville défen-seur des minorités sexuelles. Déjà voit-on poindre à droite de singulières constructions téléologiques qu’un disciple de Marx n’aurait pas dédaignées : le libéral-libertaire est un stade histo-rique final qui apparaît grâce à la mondialisation débridée...il est le vrai visage du capitalisme… Mais les hommes de droite sont-ils seulement prêts à se métamorphoser en révérends an-nonciateurs de la fin des temps comme nous y invite Michéa ? Le postulat d’un âge d’or ne contredit pas fondamentalement la linéarité d’une histoire progressiste : représentation dont nous demeurons toujours prisonniers. Et il dérive d’un même axium dont il se contente de retourner la perspective. Involontaire-ment, il confirme par l’absurde et la plus bête des régressions intellectuelles tous les impensés idéologiques de la gauche.

A ceux qui ont été séduits, et les enthousiasmes intellectuels sont souvent chaotiques, par cette rhétorique nous conseillons simplement de relire cet article. On trouve des lecteurs de Mi-chéa, ou de ce type d’essayistes, qui légitimement partagent les dégoûts de cet auteur ; comme sa réprobation pour une société gagnée par l’insignifiance, la vulgarité et l’âpreté matérielle. Et que la répulsion qu’elle peut nourrir n’est pas illégitime. Concé-dons simplement qu’elle est suffisamment juste et saine pour mériter un peu plus.

Hector Burnouf

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12 ● // Novembre/Décembre 2017

Journal édité par l’association La CamisoleContact : [email protected] Président: Frédéric Gawlowski Trésorier : Le Collin Froid Secrétaire général : Pierre TomballeRédacteurs en chef : Hector Burnouf, CimonDirecteur de la publication : Frédéric GawlowskiImprimé par nos propres moyens. Dépôt légal décembre 2017.ISSN : 2491-5254 Ne pas jeter sur la voie publique.

Fréquence-Camisole est une émission radiophonique réa-lisée en collaboration avec la revue La Camisole. Lancée il y a un an, elle réunit des étudiants parisiens de diverses hori-zons, chapelles, formations et origines (régionales). Elle porte dans les facultés la voix d’une jeune droite animée par un

esprit de liberté et de dissidence.Délaissant toutes les deux semaines l’imprimé et l’aus-

térité des bibliothèques parisiennes, ses rédacteurs se feront violence au micro avec leurs invités. Ils malmèneront tous les académismes, archaïsmes et pharisaïsme. En même temps, l’émission proposera à la jeunesse de France un regard lucide et critique sur sa culture, ses références, ses espoirs et son imaginaire. Le contenu sera tout à la fois populaire, enga-gé, savant.. et pourra autant intéresser un jeune travailleur en quête de nouveaux repères qu’un khâgneux helléniste du lycée Louis-le-Grand.

Sa perspective sera culturelle : roman policier, futurisme, actualité universitaire, esthétique, musique, perspective his-torique... Chaque émission abordera un sujet par une approche englobante de civilisation et le regard de jeunes européens.

Elle ne délaissera aucun thème, pas même les plus cyniques ; elle s’autorisera à la violence et à la provocation mais s’obligera à la rigueur. Elle entend surtout s’adresser à la jeunesse sans verser dans le jeunisme. Si la jeunesse fran-çaise-européenne peut se sentir méprisée, elle n’en est pas moins animée par un désir de révolte et de sécession. Et par bonheur, des voix libres veulent s’y faire entendre.

Le 2 juin 2017, Fréquence Camisole annonçant vouloir Com-prendre le moment postmoderne était heureuse de recevoir Michel Maffesoli dont les thèmes de prédilections se situent à la confluence de la sociologie, de l’éthologie et de la philosophie.

La première partie de l’émission fut consacrée aux thèses de notre invité dont l’oeuvre a cherché à cerner et à préciser la notion de postmodernité, d’autant plus mal comprise aujourd’hui qu’elle est invoquée à tort et à travers, et plutôt à tort qu’à travers. Nous savons désormais que la modernité a correspondu à un moment historique particulier, celui de “l’animal rationale” comme l’appelait Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme, à savoir de l’individu appuyé sur une rationalité de type technique orienté vers la maîtrise de la nature par la science et vers la formation d’un Etat par le droit. À l’extérieur de la société comme à l’intérieur, cet individu découvre les normes enca-drant - du point de vue scientifique - et devant encadrer - du point de vue juridique - l’existence humaine.

Notre époque serait une désagrégation de ce moment moderne ; les idées qui faisait l’assurance la plus ferme des modernes nous paraissent désormais des objets mythologiques, mythe du progrès, mythe de la démocratie, mythe de la science réparatrice. En faisant s’effondrer ces ciments, ce sont aussi les sociétés et les normes, trop fragiles, qui se sont déstructurées. M. Maffesoli, loin des lamentations sur la société liquide, nous propose toutefois de regarder notre moment comme un retour du refoulé que le Surmoi paternel dix-neuvièmiste avait cru faire disparaître. Les nouvelles tribus, communautés, rem-placent la fiction de l’Etat ; l’imaginaire dionysien revient en force dans la fantaisie et le jeu vidéo ; les normes contraignantes ne sont plus que des hochets surannés. Le “présentéisme absolu” qui nous caractérise est alors l’occasion pour nous de renouer, par le mystère

de l’empathie, avec l’intimité des choses, intimité propre à nous emplir d’une forme de sérénité toute étrangère à la croyance ferme dans une idéologie, mais appuyée sur la conscience expansive du passage et la beauté simple des hasards.

Nos rédacteurs, dans une deuxième partie, ont tenté toutefois d’approfondir la pensée de M. Maffesoli en mettant l’accent sur la face sombre que pourrait avoir la postmodernité, a fortiori pour une jeu-nesse qui souffre de l’instabilité et n’advient pas dans une culture qui aurait enseigné à l’endurer. En renouant avec des temps immémoriaux, nous n’avons pas pour autant renoué avec l’esprit de l’épopée. Les normes demeurent et c’est avec mauvaise conscience ou cyniquement qu’on feint de les ignorer. Notre éphémère ne se dessine par sur l’éter-nité d’une nature ou d’un empire toujours présents, mais la répétition de modes vides toujours passées.

M. Maffesoli, dans l’attention qu’il porte aux choses, et avec l’atti-tude d’analyse qu’il a choisi d’adopter, a pu insister sur la notion de tragique, le retour, pour les hommes, de la conscience que le monde leur échappait ; le tragique ne devient-il pas toutefois, à un moment, tragédie ? La question a été posée, aux années à venir d’y répondre.

Retrouvez l’entretien sur le compte youtube de Fréquence Cami-sole

Cimon

Comprendre le moment postmoderne, avec Michel Maffesoli, sur Fréquence Camisole