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2 Faculté de lettres UMP, Oujda Master : LGC S°3 Contre rendu Mythocritique Théorie et parcours de Pierre Brunel Tarik LABRAHMI 2013

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Faculté de lettres

UMP, Oujda

Master : LGC

S°3

Contre rendu

Mythocritique

Théorie et parcours

de

Pierre Brunel

Tarik LABRAHMI

2013

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Contre rendu

Mythocritique

Théorie et parcours

Pierre Brunel

Théorie

Nouvelle critique : nouvelle aventure

Quatre grandes familles correspondant aux idéologies différentes auxquelles se serait frottée la

nouvelle critique : l’existentialisme (Claude-Edmonde Magny et Sartre), le marxisme, la psychanalyse,

le structuralisme. En modifiant l’existentialisme, Gaston Bachelard inaugurait la critique thématique.

La mythocritique vint allonger la liste des néologismes après 1970. Son promoteur était un

philosophe aussi, Gilbert Durand. Pourtant, Brunel déclare qu’il n’est pas un disciple de Duran ; s’il

étudie les mythes, c’est parce que la littérature comparée est impossible si elle se coupe de ses

racines antiques.

Il cite Barthes : « passer de la lecture à la critique, c’est changer de désir, c’est désirer non plus

l’œuvre, mais son propre langage ». Il ajoute : « la « parole critique » est qu’ « en se réalisant elle

disparaît ».

Le mythe selon Jolles

Rejetant deux conceptions qui lui semblent inacceptables, l’une transcendantaliste (le mythe comme

supérieur à tout discours), l’autre immanentiste (le mythe se confondant avec le discours), Jolles a

proposé une thèse intermédiaire : il crée une « forme simple » antérieur au langage écrit, mais

« actualisée » par lui et par le texte littéraire.

La théorie de Jolles

Les grandes lignes de sa théorie sont développées dans son grand livre Einfache Formen. Il s’agit bien

d’un structuralisme, mais un structuralisme non linguistique. Au lieu de partir des unités et des

articulations du langage telles que nous les livrent la grammaire, la syntaxe et la sémantique, il veut

partir de formes qu’on pourrait définir comme des formes o priori. Formes qui se produisent dans le

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langage et qui procèdent d’un travail du langage lui-même, sans intervention, pour ainsi dire, d’un

poète.

De même qu’il existe trois fonctions dans la société (cultiver, travail qui rattache les choses à un

ordre ; fabriquer, travail qui change l’ordre des choses ; interpréter, travail qui prescrit l’ordre), il y a

trois fonctions du langage (le « travail de production du langage », qui rattache les choses à un ordre,

les fait entrer et admettre dans la vie de l’homme sans empêcher leur cours naturel ; l’acte poétique

au sens fort du terme, qui crée des figures mythiques ou des types ; l’interprétation, qui est

élucidation du signe). On peut résumer ces trois fonctions dans ces trois termes : nomination,

fabrication, interprétation.

André Jolles distingue encore trois niveaux dans le travail du langage : la formation du langage en soi

(pour lequel on a cherché des explications mythiques) ; la formation des formes simples ; la

formation de l’œuvre littéraire.

Avant le mythe, la légende est la première forme simple envisagée par Jolles. La légende est ce qui

raconte la vie des saints.

Le mythe comme disposition mentale

C’est précisément du mystère que va naître le mythe. La disposition mentale favorable au mythe est

l’humeur interrogeante. Je me trouve devant quelque chose que je ne comprends pas, dont aucune

théorie ne m’explique la cause. Je cherche donc un autre type d’explication, sans le secours ni de la

raison ni de l’expérience scientifique. Je crée une cause.

Les textes sacrés sont là pour nous expliquer avec des mythes ce que notre raison ne comprend pas.

C’est la fonction de tous les récits de genèse. Jolles voit dans ces mythes génésiques la forme idéale

du mythe, à tel point qu’il serait prêt à réduire le mythe au mythe à caractère étiologique. « Quand

l’univers se crée ainsi à l’homme par question et par réponse, une forme prend place, que nous

appellerons mythe ».

Le geste verbal dans le mythe

A l’origine du mythe, pour Jolles, il est une question qui « vise l’être et la nature profonde de tous les

éléments de l’univers dont on observe à la fois la constance et la multiplicité ». Le mythe donne une

réponse.

L’événement est le geste verbal du mythe. Il importe, pour comprendre cette affirmation

fondamentale, de distinguer entre l’accident et l’événement. L’accident est ce qui arrive par hasard,

dans un univers qui semble abandonné à la contingence. L’événement est au contraire la

manifestation d’une nécessité latente. C’est pourquoi Jolles est en droit de reprendre l’idée du

destin, cette nécessité qui se manifeste dès lors que l’homme s’expose au danger.

Il est juste de dire, avec Jolles, que l’événement est contraignant, qu’il ramène de la multiplicité à

l’unité. Mais je crois qu’il faut ajouter qu’il correspond à une image forte, qui est sa manifestation

dans le texte, et qui dans le drame sera un acte, au sens le plus plein du terme.

Le contre-mythe : mythe constructeur et mythe destructeur

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En guise de contre-forme, de contre-mythe, il nous propose ce qui, il le reconnaît bien volontiers, est

encore un mythe : le mythe destructeur qui va de pair avec le mythe constructeur, l’Apocalypse qui

est diamétralement opposée à la Genèse.

Les anciens Scandinaves ont connu aussi l’image d’une destruction finale par le feu. Ce n’est pas un

hasard si l’Islande, le pays des volcans, a connu une tradition mythique comme celle-ci.

L’étude des mythes en littérature comparée

André-Michel Rousseau : « le comparatiste est comme chez lui parmi les mythes ». Raymond

Trousson s’arrêtait avant 1970 à la notion de thème. Le thème était défini comme « l’expression

particulière d’un motif, son individualisation ou, si l’on veut, le résultat du passage du général au

particulier ». Il faut donc revenir à une autre notion, celle de « motif », définie elle-même comme

« une toile de fond, un concept large, désignant soit une certaine attitude – par exemple la révolte –

soit une situation de base, impersonnelle, dont les acteurs n’ont pas encore été individualisés – par

exemple les situations de l’homme entre deux femmes, de l’opposition entre deux frères, etc. ». L’un

et l’autre évitaient alors le mot « mythe », sans y parvenir complètement : Trousson semblait à

plusieurs reprises assimiler le « mythe » et le « thème ». Cette confusion fait que le mythe subisse

une double réduction : réduction au nom du héros mythique principal ; réduction à une « situation

particulière ».

Il serait sage d’établir ce premier principe : le mythe est un ensemble, qui ne saurait se réduire ni à

une situation simple (thème de situation chez Trousson) ni à un type (thème de héros chez

Trousson).

Pour Trousson, la révolte est un « motif » et Prométhée, « individualisation » de la révolte, est un

« thème ». Brunel considère plutôt que la révolte est un « thème » et qu’on a souligné certains traits

de Prométhée pour en faire le « type » du révolté.

La définition de Tomachevski conduit à considérer le mythe comme un récit, ce qui ne veut pas dire

que tout récit soit un mythe : non seulement le récit mythique réitère fortement certaines formules,

certaines séquences, certains rapports, mais encore il a le pouvoir de produire d’autres récits issus de

lui par la reprise de ses éléments constitutifs.

Si l’on considère la littérature comparée comme un élargissement de l’histoire littéraire, l’étude du

mythe se présente d’abord comme une quête de l’origine du mythe. Or, dans la plupart des cas,

cette quête n’aboutit qu’à une impasse, le mythe se perdant ou dans la nuit des temps ou dans celle

du non-écrit. C’est pourquoi, il faudrait substituer une perspective synchronique à la traditionnelle

perspective diachronique, et de chercher, à la source du mythe, non plus le modèle à partir duquel se

constituera la longue série des imitations, mais le « schème » qui donne son impulsion au mythe, s’il

est vrai que le mythe peut se définir comme « un système dynamique de symboles, d’archétypes et

de schèmes (…) qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit ».

Pour Levis Strauss, toutes les variations d’un mythe sont également vraies, puisqu’un mythe se

compose de l’ensemble de ses variantes, littéraires ou non.

On a souvent considéré l’histoire littéraire d’un mythe comme l’histoire d’une dévalorisation, et

comme l’histoire de la dévalorisation d’un modèle. Cependant, Il existe des aspects proprement

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mythiques dans la littérature, et bien souvent la sous-littérature qui a fait de Rimbaud sa pâture : si

on veut, un Prométhée, ou un Christ, ou un « fils de soleil ».

Mythanalyse et mythocritique

Mythanalyse est un mot qui appartient d’abord à Denis de Rougemont. Gilbert Durand définie le

mot comme une méthode d’analyse scientifique des mythes afin d’en tirer non seulement le sens

psychologique, mais le sens sociologique. Marc Eigeldinger, élargissant encore l’acception du mot,

revendique le droit à ne pas réduire le mythe à sa fonction religieuse et sociologique. Denis fait ainsi

de la littérature un prétexte pour servir une analyse de la société occidentale mythomane.

« Mythocritique » en revanche, appartient bien à Gilbert Durand.

La mythanalyse selon Denis de Rougemont

Les prolongements du mythe occidental de l’amour (Tristan) jusque dans la littérature de notre

siècle. La littérature n’est que le miroir déformant, l’image confuse du mythe. Elle ne s’installe qu’à

la faveur d’une première dégradation, d’une première profanation : « lorsque les mythes perdent

leur caractère ésotérique et leur fonction sacrée, ils se résolvent en littérature. » Bien plus, elle

engage un processus de décadence, si bien que, par exemple, « l’histoire de la passion de l’amour »,

dans toutes les grandes littératures, du XVIIIe siècle jusqu’à nous, c’est l’histoire de la déchéance du

« mythe courtois » dans la vie « profanée ».

Dans une même page, Denis peut parler de Tristan comme d’un mythe, comme d’un thème, et

même comme d’un archétype. Le support narratif est gommé au profit d’un contenu idéologique, ce

qui permet une prodigieuse extension du domaine. Tristan n’est plus Tristan ; il est Roméo, ou

Humbert Humbert, ou Ulrich, ou Jivago.

La mythanalyse comme thérapeutique collective

« Je ne fais pas de critique littéraire, précise Denis, n’ayant d’autres propos que d’illustrer un thème

dont on verra bientôt que je ne suis pas le dernier à subir les prestiges et le charme fatal. » La

littérature n’est pour lui qu’un point de départ, qu’un intermédiaire pour une investigation plus

vaste. Le mythe n’est dès lors qu’un moyen, l’instrument d’une « mythanalyse ». La mythanalyse sera

pratiquée à des fins thérapeutiques : thérapeutique collective, cure mythanalytique. Car « quand

nous ignorons » la nature des mythes, « ils nous gouvernent sans pitié et nous égarent ». Mais les

identifier, connaître leur langage et les tours et détours dont ils sont coutumiers peut permettre de

trouver le fil rouge des trames où nous sommes engagés, et de nous orienter dans « la forêt obscure

de nos fantasmes, vers l’issue de lumière et notre vrai Désir ».

La mythocritique selon Gilbert Durand

A la psychanalyse de Freud répond la mythanalyse de Denis. A la psychocritique de Charles Mauron

répond la mythocritique de Gilbert Durand.

De la psychocritique à la mythocritique

« L’expression de la personnalité inconsciente et de son évolution ». Le mythe passe de loin, et de

beaucoup, la personne, ses comportements et ses idéologies. A cette dimension nouvelle du mythe

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correspond une dimension autre de la mythocritique : elle prend pour postulat de base qu’une image

obsédante, un symbole moyen, peut être non seulement intégré à une œuvre, mais encore pour être

intégrant, moteur d’intégration et d’organisation de l’ensemble de l’œuvre d’un auteur, doit s’ancrer

dans un fonds anthropologique plus profond que l’aventure personnelle enregistrée dans les strates

de l’inconscient biographique ».

La mythocritique s’interroge en dernière analyse sur le mythe primordial, tout imprégné d’héritage

culturel, qui vient intégrer les obsessions et le mythe personnel lui-même. A ce dernier, Durand

substituerait volontiers la notion de « complexe personnel ».

Mythocritique de Xavier de Maistre

Durand procède par paliers. Il part d’une étude d’images symboliques, ou plutôt d’amorces

symboliques, constituant deux séries antithétiques mais indissociables : la chambre, symbole du

repos ; le voyage, qui implique au contraire le mouvement.

Le mythe d’Agar est en effet présent dans l’œuvre de Xavier de Maistre. D’ailleurs, une étude

rigoureuse ferait apparaître que les éléments mythiques dans, l’œuvre de Xavier, ne sauraient se

réduire au seul mythe d’Agar qui n’est explicite que dans La Jeune Sibérienne.

Xavier de Maistre n’intéressait le comparatiste que dans la mesure où il avait séjourné en pays

étranger ou parce que Le voyage autour de ma chambre pouvait passer pour une imitation lointaine

du Voyage sentimental de Sterne. Gilbert Durand ouvre au comparatisme une tout autre voie. Si le

départ reste incertain entre une mythocritique et une archétypocritique, du moins le regard critique

se trouve-t-il sollicité par ce qui est bien, dans le texte, des éléments autres, au même titre qu’un

mot étranger, qu’une citation de Dante ou de Goethe.

Le mythe et la structure du texte

Définitions

Brunel essaie de fixer le sens des mots mythe et mythologie dans sa terminologie. Le mythe pourrait

devenir mythologie quand il se codifie ou quand il se sclérose. Les mythes ne se réduiraient pourtant

pas à des concepts, et on doit pouvoir retrouver le mystère de la pensée primitive, créatrice

d’univers fabuleux. La définition la moins imparfaite parce que la plus large du mythe est celle-ci :

« Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps

primordial, le temps fabuleux des « commencements » ».

Les mythes se situent en dehors du texte ; ils sont des pré-textes, mais aussi des hors-textes. En effet

le rapport originel qu’ils entretiennent n’est pas avec l’écrit, mais avec la vie des hommes qui les

racontent et avec leurs croyances religieuses.

Les théoriciens d’aujourd’hui font distinction entre écriture et texte. Associé à l’écriture, le texte la

dépasserait. Le texte est une écriture dans laquelle la signifiance se dépose. Alors que

précédemment la critique mettait unanimement l’accent sur le tissu fini (le texte étant une voile

derrière lequel il fallait aller chercher la vérité, le message réel, bref le sens), la théorie actuelle du

texte se détourne du texte-voile et cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans l’entrelacs des

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codes, des formules, des signifiants, au sein duquel le sujet se place et se défait, telle une araignée

qui se dissoudrait elle-même dans sa toile.

Avec Julia kristeva, l’analyse structurale consiste dans la description de l’organisation du texte. Il

s’agit d’une première opération, tout empirique et descriptive. Le second niveau de l’analyse

structurale est, à partir du texte, la constitution de modèles, le modèle étant une construction

considérée comme pouvant être appliquée à, ou retrouvée dans d’autres objets, et permettant une

description adéquate de ceux-ci, avec des modifications elles-mêmes systématisées.

Structure du mythe

Dégager du mythe d’Ulysse cette alliance de l’affirmation d’une présence et de la continuité d’une

absence, c’est peut être en découvrir la structure. Selon Northrop Frye, la création poétique permet

de retrouver la structure du mythe.

Structure du texte

La structure est une entité autonome de dépendances internes. Autrement dit, c’est un ensemble

d’éléments tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une modification de tous les

autres. Un texte peut reprendre un mythe, il entretient une relation avec lui. Mais la mythocritique

s’intéressera surtout à l’analogie qui peut exister entre la structure du mythe et la structure du

texte. Or, le texte littéraire aime à ruser avec le mythe, même s’il lui est fortement attaché. La

création de Robbe-Grillet n’est pas la seule à présenter cet aspect ludique, la plupart des écrivains

aime ruser volontiers avec le mythe à la faveur d’un jeu de mots.

De même que le mythe est à la fois mort et vivant, le texte poétique est en même temps affirmatif et

interrogatif. Le texte est donc, comme le mythe, le lieu de multiples contradictions. Mais le mythe

ne se réduit pas à cette figure ; au contraire, il appelle l’autre face. Et c’est parce qu’il est tendu entre

des forces antagonistes, entre des sens contradictoires, qu’il peut être un ferment pour une

littérature qui défie le temps, un noyant vivant pour l’œuvre qui le fait apparaître en transparence.

Emergence, flexibilité, irradiation

En se remettant en question, Brunel affirme : « J’ai cru pendant quelque temps qu’on pouvait

formuler des lois. Mais la littérature offre une autre résistance que la matière. Aujourd’hui je

considère plutôt l’émergence, la flexibilité et l’irradiation des mythes dans le texte comme des

phénomènes toujours nouveaux, des accidents particuliers qu’il est en vain de vouloir capturer dans

le filet de règles générales. »

Emergence

L’examen des occurrences mythiques dans le texte. Sans elle le danger est grand de fabuler. Il y a

bien des degrés entre l’explicite et le non-explicite. A partir du moment où la mythocritique se

détache de la nécessité de l’explicite pur, elle a avantage à réduire le non-explicite, à l’explorer pour

voir s’il ne demeure pas ici une trace, là un écho.

Flexibilité

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Montaigne parle de « la flexibilité de nostre invention à forger des raisons à toutes sorte de songes ».

La flexibilité, encore une fois, comme une approximation pour une réalité difficile à saisir. Le mot

permet de suggérer la souplesse d’adaptation et en même temps la résistance de l’élément

mythique dans le texte littéraire, les modulations surtout dont ce texte lui-même est fait. Du mythe

Montaigne retient des noms (Circé, Ulysse), mais surtout un motif, le breuvage, et un thème, la

métamorphose. Susceptible de modifications, adaptable, l’élément mythique est pourtant résistant

dans le texte. Même les modernes manuels de mythologie ne parviennent pas à codifier en une

version unique un ensemble de variantes que nul récit continu ne parviendra jamais à réunir.

Paradoxalement, le texte littéraire qui vient confronter l’existence du mythe comme ensemble

réserve ses droits à l’existence singulière. Comme il serait triste et fastidieux de vérifier la conformité

d’un texte à je ne sais quel canon mythique ! On a dit que l’écrivain prenait des libertés. Mais par

rapport à quoi, sinon à des textes mythiques antérieurs qui étaient eux-mêmes essentiellement

libres ?

Il faut reconnaître à tout écrivain le droit à la modulation et, pour l’analyse littéraire, cette

modulation est plus intéressante qu’une donnée toujours incertaine et toujours hypothétique.

Irradiation

La présence d’un élément mythique dans un texte sera considérée comme essentiellement

signifiant. Bien plus, c’est à partir de lui que s’organisera l’analyse du texte. L’élément mythique,

même s’il est ténu, même s’il est latent, doit avoir un pouvoir d’irradiation. Et s’il peut se produire

une destruction, elle ne sera que la conséquence de cette irradiation même.

Une telle irradiation est difficile à nier quand le mythe est mis en valeur par l’auteur lui-même. Le

titre est mieux qu’un signal ; il est un signe sous lequel le livre ou le texte est placé. Ou bien une

épigraphe mise sur la même voie.

Brunel parle de deux sources de l’irradiation sous-textuelle. L’une est l’ensemble de l’œuvre d’un

écrivain donné : une image mythique, présente dans un texte de cet écrivain, peut rayonner dans un

autre texte où elle n’est pas explicite. L’autre est le mythe lui-même et son inévitable rayonnement

dans la mémoire et dans l’imagination d’un écrivain qui n’a même pas besoin de le rendre explicite.

Il parle étrangement d’une « irradiation destructrice ». L’imagination des hommes du XXe siècle a

été hantée par ces métaux qui peuvent être à l’origine d’une destruction universelle. Cette évolution

ne peut se faire qu’à la faveur de jeux de mots qu’il serait sans doute plus juste d’appeler jeux de

destruction des mots.

Parcours

Le sonnet de la triple Diane

L’évocation précède l’invocation, et l’invocation de la dame cède elle-même la place à l’invocation de

la déesse. Un moi qui cède la place à un nous qui vient déplacer l’intérêt de la situation individuelle à

l’état général de l’humanité soumise à la tyrannie de l’amour.

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Diane est la chaste déesse, l’adversaire de l’amour. Elle se refuse à l’amour, comme la beauté froide

à laquelle s’adresse Jolles. Vierge, à dire vrai, cette Diane ne semble pas l’être plus que cette reine

d’Angleterre qui, à la fin du siècle, aimera se faire représenter comme la Reine Vierge et comme une

autre Diane. Le motif de la triple Diane peut être utilisé pour une pure célébration de la dame aimée.

Le mythe, à lui seul, invite au déplacement. En se plaçant sous le signe de la triple Diane, Jolles se

donnait la liberté de passer du ciel à la terre, de la terre aux enfers. Il se donnait aussi la liberté de

passer d’une femme peut-être réelle à une divinité, d’une divinité à l’autre, de l’hymne à la prière.

De l’image au mythe : prolégomènes à une mythologie du lac

Le lac comme paysage. Les Lakists se sont fait une spécialité de ce genre de paysage. Caspar Wolf,

Lamartine, Stendhal. Ce sont là autant d’images du lac dans un livre d’images que le Romantisme a

considérablement enrichi. D’où la substitution du lac comme paysage par le lac comme image. La

transmutation de la masse liquide en impondérable aérien peut être aussi transmutation en spirituel.

L’élément de narcissisme : le lac, miroir du paysage, est aussi le miroir de l’écrivain voyageur. Le

mythe peut-il être réduit à une image ? On pourrait le croire, à regarder la représentation des Sirènes

sur un vase grec. Le mythe émerge à la surface du texte, à la faveur d’une réminiscence

mythologique. L’analogie existe de personnage à personnage, de lieu à lieu, de mer à lac. Le lac, avec

ses escales, peut donc devenir une manière d’odyssée qui illustre les dangers de la navigation. Le lac

devient ainsi un motif définissant un certain mythe : un caractère du mythe.

Ce n’est pas seulement un témoignage sur une époque. Goethe et Stendhal retrouvent un mythème

du mythe du lac – une composante obligée, un élément structural correspondant à la manière dont

le lac semble avoir toujours été appréhendé par les hommes. C’est une eau qui dort, mais qui peut se

réveiller. Souriant, le lac est plein de menaces. Ce n’est pas un hasard si les Latins avaient fait d’un

lac, le lac Averne, l’entrée des Enfers.

Le mythe d’Orphée dans Aurélia

Aurélia ne contient qu’une allusion explicite au mythe d’Orphée. C’est l’épigraphe de la seconde

partie : « Eurydice ! Eurydice ! » Comme dans le mythe d’Orphée, Aurélia est deux fois perdue.

Autour de ce mot « perdue » va s’organiser la rêverie de Nerval sur le mythe d’Orphée dans Aurélia.

La rêverie a pris un élan ascensionnel, propre à donner le vertige au rêveur lui-même. Car c’est bien

Eurydice qui est perdue, ou Aurélia. La première mort d’Eurydice, dans le mythe, a quelque chose de

mystérieux qui accordait au poète déjà une marge d’invention.

Comme par un jeu de mots involontaire, les lettres de l’alphabet entrent en concurrence dans le

texte d’Aurélia avec les lettres au sens épistolaire du terme, certaines de ces lettres étant également

égyptiennes. Enfin, sans doute serait-il prématuré de voir dans Aurélia l’application du principe

mallarméen selon lequel le texte est l’expansion de la lettre.

Qu’est-ce qui rayonne donc dans Aurélia ? Orphée ? Eurydice ? Je dirais plutôt une absence et une

absence de nom déjà indiquée par le titre lui-même. La distance qui existe dans le nom même

d’Eurydice (eurus signifie large) est celle de la disparition, de la mort. Elle est aussi pour l’écrivain

celle de l’insaisissable. Si Orphée est nommé dans El Desdichado, Eurydice ne l’est pas : elle est tout

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au plus désignée comme la « sainte » dont le poète essaie de retrouver les soupirs, comme « la fée »

dont il tente d’imiter les cris.

Ce n’est pas donc par hasard si, dès l’ouverture d’Aurélia, Nerval établit une manière d’équivalence

entre les Enfers antiques et le rêve, avec la célèbre référence au chant VI de l’Enéide. Le passage par

les ténèbres des Enfers virgiliens, dans Aurélia, correspond à la maison de santé où le rêveur, le

dément a été temporairement enfermé.

Il y aurait alors deux Orphées, ou deux manières de vivre l’aventure d’Orphée : chez les morts, chez

les vivants. Le mythe rayonne jusque dans cette modulation, mais son rayonnement demeure

ambigu. Le redoublement dans l’épigraphe de la seconde partie d’Aurélia, « Eurydice ! Eurydice ! »,

pourrait être l’emblème de cette ambiguïté, des deux manières – la vie, le rêve, ou bien le mythe –

de vivre l’aventure d’Orphée.

« Les cris de la fée »

La fée est inséparable du génie de lieu. On peut même dire qu’elle le constitue. La fée est donc

l’éponyme d’un lieu. Différentes étymologies ont été proposées pour le nom de Mélusine. Dans le

texte de Nerval, comme dans celui de Chateaubriand, Mélusine n’est pas nommée. Il suffit du lieu et

du nom du lieu pour que Mélusine soit présente. Nerval pourrait donc retrouver par Mélusine le sol

de son pays natal aussi bien que l’Orient qui le hante. Le lieu mélusinien peut être partout et nulle

part. Le poème commence par une longue incantation du lieu parce qu’il veut être une incantation

du corps féminin.

Mais au fur et à mesure qu’on avance, les noms de lieux se multiplient comme sont venus s’ajouter

d’autres noms à celui de Mélusine – Laure, Isabelle, etc. Cette multiplicité presque délirante n’altère

portant pas l’unité initiale, qui reste fondamentale.

Par sa disparition, la femme aimée est créatrice d’espace. La première disparition d’Eurydice est sa

mort même. Mélusine ne part pas immédiatement mais dès le premier reproche qui lui fait son

époux. Cette première disparition pourrait être l’instant du premier cri. Un autre motif doit alors être

repris, celui du serpent. L’ « atroce écaille » n’est autre que le secret du corps de Mélusine, le sexe

associé à une image honteuse. Devant la serpente, André Breton ne veut éprouver que

l’émerveillement. Le secret de ce corps est un secret surréaliste. La modification est importante.

Devenue fée-serpente par sa propre faute, Mélusine au moment du premier cri devient entièrement

serpent.

En venant annoncer la mort de ses enfants, Mélusine set prophétesse. C’est l’une des fonctions

essentielles de la fée. Point de convergence entre Manto, fille de Thirésias, et Mélusine, qui a aussi le

pouvoir de prédire l’avenir. Toutes, elles ont voulu passer du mineur au majeur, de la disparue à la

retrouvée, du premier cri à un second cri qui est devenu presque un cri de triomphe, ou du moins

d’espoir.

Le tombeau de Sisyphe

Le tombeau de Sisyphe ne fut pas la plus haute maison d’un cimetière corinthien. Sisyphe a été puni

deux fois, et les deux châtiments ne font qu’un. Au moment de la descendre dans l’Hadès Sisyphe

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avait ordonné à Méropé, son épouse, de laisser son cadavre sans sépulture. Or, Méropé donna au

tombeau des dimensions inhabituelles.

Sisyphe le constructeur, Sisyphe l’architecte, Sisyphe l’artiste lançait ainsi un défi titanesque aux

dieux de l’Olympe. Les dieux se vengèrent en l’obligeant à recommencer éternellement le geste de

l’esclave. Le poète est soumis, lui aussi, à la volonté mauvaise d’une divinité, qui n’est désignée que

comme le guignon guignonnant, le génie malfaisant des contes d’enfant. Mais il ne bénéfice pas de

ce supplément d’énergie qui lui permettrait d’y répondre. N’est pas Sisyphe qui veut. Les deux

premiers vers sont un aveu d’impuissance.

Sisyphe existe dans la vie. Edgar Poe l’utilisait pour le criminel. Baudelaire considérait plutôt la vie

comme une anticipation de la mort, comme une damnation dès ici-bas. L’image revient chez

Rimbaud, dans Une Saison en enfer, autre anticipation terrifiante de la mort. Le moderne Sisyphe est

enterré vif. L’organe qui en nous bat le temps devient l’instrument qui bat la mort : rien n’est pire

que le tombeau de l’existence.

Icare éperdu d’espace, ivre de soleil, peut apparaître comme un anti-Sisyphe. Il est la figure de

l’élévation, non celle de la retombée dans l’activité tâcheronne ou dans le spleen.

A propos d’Orphée et de l’idylle, Victor Hugo et la littérature

allemande

A propos du genre de l’idylle

Petit poème dont le sujet est ordinairement pastoral ou relatif à des objets champêtres, et qui tient

de l’églogue. Mais elle propose une première extension, qui tient de l’idylle allemande : elle se dit

des petites pièces en prose de même genre. Puis une autre extension, au profit de la thématique, du

ton, du décor, il se dit même des romans. L’idylle peut être considérée comme un petit tableau.

La flûte, « Syrinx », est le titre et le sujet de la plus curieuse des Idylles de Théocrite. L’idylle

« classique », c’est la « bergère » que décrit Boileau au début du Livre II de l’Art poétique. Cet

idéalisme de l’idylle explique que le terme ait pu être employé pour des œuvres qui ressortissent à

un autre genre littéraire. Réticent devant une idéalisation rousseauiste de la vie champêtre, Hugo ne

pouvait donc qu’être également réservé s’il lisait les idylles moralisantes des Allemands, cet

« idyllisme » issu de Gessner. Dès lors la poésie a pour tâche de donner consistance à des images

fugitives, de transformer l’eidullion en eidos.

A propos d’Orphée

L’Orphée du Groupe des Idylles ne peut pas avoir perdu Eurydice. Dès la préface de Cromwell, en

1827, Orphée était placé dans le cadre pastoral de l’ancienne Grèce, cette vie pastoral et nomade par

laquelle commencent toutes les civilisations, et qui est si propice aux contemplations solitaires, aux

capricieuses rêveries. A l’inverse de Hugo et de la plupart des Romantiques français, les poètes

allemands ont été d’abord sensibles à l’épisode d’Orphée dans l’Hadès.

Le dernier Orphée de Hugo fait la synthèse de ces deux traditions, la tradition eurydicéenne et la

tradition orphique, la descente dans l’Hadès et le savoir des cultes à mystères. Hugo prend pour

point de départ, dans la première de ses idylles, un nom, Eurydice, et des textes, les poèmes

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orphiques que vient de traduire Leconte de Lisle. Mais il en fait l’amalgame, et Eurydice devient une

vérité du dogme orphique. Eurydice est l’éternel féminin.

Figure du monde de l’idylle, Orphée est devenu, bien avant ce poème de Hugo, un héros épique. A

elle seule, la première des idylles, dans La Légende des siècles, pourrait être considérée comme un

fragment épique. Soucieux de débarrasser l’idylle allemande de son moralisme inutile, Hugo se plaît

d’autre part à introduire le feu du désir amoureux dans l’idylle classique trop sage. En tant que

poète, Hugo a pourtant connu la tentation de l’idylle. Mais il en expulse toute mièvrerie à la manière

de Gessner.

La même année, en 1872, deux des contemporains capitaux du vieil Hugo avaient essayé d’en finir

avec l’idylle. Rimbaud n’était plus le charmant Orphée bohémien qui tirait les élastiques de ses

souliers blessés comme les cordes d’une lyre. Il déclarait « la fin de l’idylle » après l’avoir bouleversée

dans Michel et Christine. Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie, jugeait trop apollinienne la

figure d’Orphée et dénonçait l’ « illusion idyllique » de l’opéra. L’idylle moderne sera donc bien du

théâtre en liberté, du langage en liberté.

En marge de Partage de midi, Paul Claudel et « le héros Izdubar »

Tout le premier acte semble construit sur l’oxymore du mouvement immobile. L’image du héros

Izdubar est l’apanage d’Amalric, familier de cette mer étale. Il ouvre les mystères d’un temps

lointain, d’une antique religion, d’un espace autre. Ce héros désespérément absent des dictionnaires.

Qu’est-ce que d’abord un héros ? Max Muller le définit ainsi : « un héros ne peut être qu’un homme

élevé au-dessus du niveau de l’humanité, ou un dieu descendu à ce niveau, ou enfin le mélange de

l’un et de l’autre. » Gilgamesh-Izdubar, à qui les dieux ont donné un corps parfait, est donc un héros.

Dans Le Repos du septième jour, Claudel avait déjà mis en valeur l’analogie qui existe entre l’histoire

de Noé et celle de Fou-hi. A Gilgamesh-Izdubar, « fort comme une étoile du ciel », il revient d’avoir

affronté d’autres eaux, « les eaux de la Mort » qui entourent l’Océan. Il a perdu son ami inséparable,

Enkidu, et il s’apprête comme tant d’autres héros à aller le rechercher dans l’autre monde. Ce mythe

de la descente aux Enfers est familier à Claudel. Il l’a repris dans Le Repos du septième jour :

l’Empereur va chercher au pays des morts le secret du désordre qui s’est introduit dans son peuple.

L’allusion fugitive à Izdubar prend donc son sens si on la replace dans le drame tout entier, soutenu

par de puissantes images mythiques. En 1905, l’allusion est anachronique déjà, dépassée par les

progrès de l’archéologie et de l’histoire des religions. Elle est floue puisque la situation du héros

Izdubar pourrait être aussi celle de Marduk dans le récit de la création ou celle de Per-Napishtim

dans le récit du déluge. Gilgamesh y ajoute la dimension émouvante d’une avancée vers les eaux de

la mort. Claudel ne recule pas encore devant un syncrétisme mythologique qui marque tous ses

premiers drames et auquel après 1910 la lecture de G.K. Chesterton le fera renoncer. Il reste sensible

à l’éclat de la mythologie solaire qu’ont promue les grands comparatistes de la seconde moitié du

XIXe siècle et qui a fasciné les symbolistes.

Orphée-roi de Victor Segalen, ou le miracle de la lyre

La musique occupait une place importante dans le monde intérieur de Segalen. La fascination

exercée sur le poète par le musicien me paraît comparable à celle qu’exerce Orphée sur le Vieillard-

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Citharède, le père d’Eurydice, dans Orphée-roi. D’où, la mort d’Orphée correspondrait au moment de

la disparition de la musique.

Le miracle de la lyre ne s’est donc pas produit. Les raisons de cet échec sont nombreuses. L’état de

santé de Debussy ne constitue pas une explication suffisante. Entre la voix et la parole, chantée ou

non, la lyre était peut être un instrument de réconciliation, je n’ose pas dire une bouée de sauvetage.

Elle est l’attribut traditionnel d’Orphée et, à elle seule, elle signale sa présence. La partition musicale

confie à l’instrument le soin d’annoncer l’arrivée d’Orphée. La lyre est douée d’un pouvoir de

représentation. Si la voix chante dans les ténèbres, la lyre apparaît à la naissance d’une lumière. La

lyre n’est pas seulement l’instrument d’Orphée. Elle est sa première compagne. Segalen est le seul

parmi ses contemporains à lui avoir accordé tant d’importance, et dans Orphée-roi elle devient un

personnage à part entière. Grâce à la lyre, qui devient une manière d’anneau nuptial, Eurydice peut

chanter tout entière sous la voix d’Orphée, elle peut être une voix unie à sa voix, réalisant à la fois

l’affranchissement de la chair et la constitution de la voix androgyne. Quand la Ménade en transe se

jette sur Orphée, cherche à l’enlacer. Orphée dresse sa lyre comme une arme pour se défendre. La

lyre est donc à la fois l’instrument et le symbole de la force d’Orphée : très tôt, elle est apparue

comme son sceptre (car il était roi bien avant d’être roi des hommes) ; elle gronde comme la foudre,

elle a la lumière de l’éclaire. C’est donc une symphonie cosmique et une symphonie orphique à la fois

qui naît de la lyre, instrument définitif d’une célébration de la femme aimée. Segalen, se rappelant

sans doute le tableau de Gustave Moreau, Jeune Fille thrace portant la tête d’Orphée, a imaginé la

réunion de la tête et de la lyre. Le miracle de la Lyre, tel que nous le présente la fin du texte de

Segalen, c’est le triomphe du Chant sur ce qui n’a été et n’a voulu être qu’un instrument.

Biographie et autobiographie dans Feux de Marguerite Yourcenar

L’auteur n’écrit pas le récit de sa vie ; il se réserve le privilège d’en parler. C’est une manière

d’autobiographie de droit. La manière autobiographique de Yourcenar : historienne, elle rappelle des

dates ; géographes, elle indique des lieux ; biographe, elle se contente de signaler un voisinage, un

compagnonnage.

Le titre même du livre publié en 1935, Feux, attestait cette double discrétion. C’étaient les feux du

Bosphore, ceux que l’Agamemnon d’Eschyle rallumait pour l’imagination des auditeurs de la tragédie

grecque, le système de relais qui permit à la Grèce d’apprendre la chute de Troie, les « feux de joie

des sentinelles », qui s’allumèrent sur les cimes.

L’incipit, avec son masculin, laisse deviner l’autre réserve, que la Préface de 1967 exprimera en clair.

Feux, « brûlé de plus de feux », toutes ces citations tronquées aboutissent enfin à la citation

complète du vers, « brûlé de plus de feux que je n’en allumai », amère constatation de Pyrrhus

amoureux d’Andromaque dans la tragédie de Racine.

Andromaque, le cygne, la négresse phtisique était pour Baudelaire des allégories, lui permettant de

se dire lui-même à travers les autres. Il en ira ainsi, pour Yourcenar, de Pyrrhus, et des neuf figures

auxquelles correspondent dans Feux les « narrations empruntées à la légende ou à l’histoire ».

A partir de Marie-Madeleine ou le Salut, Yourcenar a préféré la première personne à la troisième

personne, le récit engagé au récit objectif. Brunel conclut par un monologue : la biographie

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n’appartient qu’à moi (qu’on n’accuse personne de ma vie). Car j’ai voulu ma vie telle qu’elle a été.

Désormais aussi, elle sera telle que je la veux – autobiographie au sens le plus fort du terme.

La tentation prométhéenne, une figure mythique de

l’engagement littéraire

Prométhée enseignait aux hommes que le dieu de la justice n’était devenu juste qu’au bout de longs

siècles. C’était dire : la justice, à laquelle aspirent les hommes, n’est pas une puissance qui existe en

dehors d’eux, prête à répondre à leur premier appel ; c’est à eux-mêmes qu’il appartient de la faire

naître et grandir.

La figure mythique, promue au rang de modèle, est susceptible de nombreuses réincarnations. C’est

même une semblable palingénésie qui constitue, à proprement parler, la survie du mythe. Li livre fait

ici figure d’intermédiaire. Il est l’instrument de ces réincarnations.

A chaque écrivain son mythe. Valéry et Narcisse. Rilke et Orphée. Camus et Sisyphe. Gide a suggéré le

nom de Prométhée comme « patron » des écrivains. Pour l’homme de lettres qui ne fait rien, Sartre

choisirait assurément un autre patron mythique, Ariel par exemple. Pour sa part, Sartre refuse d’être

une écrivain-Ariel, il refuse de jongler avec les mots. Est-on alors un Prométhée ? Cette figure

mythique n’est pas absente de l’œuvre de Sartre.

Protestant devant les dieux en faveur de l’homme, protestant devant les hommes à cause du

mauvais usage qu’ils ont fait de ses dons, Prométhée apparaît comme une sorte de contestataire

universel. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, qu’il soit devenu la figure du « poète maudit ».

Rimbaud écrit : « Donc le poète est vraiment voleur de feu ». Le poète-Prométhée se relève pour

consoler la Muse, et il y parvient. Mais il y parvient en désengageant la poésie, en l’arrachant à la fois

à l’action et à cette forme détournée de l’action qu’est la passion romantique. Sartre, et non sans

raison, nous met en garde contre la confusion entre le « poète maudit » et l’ « écrivain engagé ». Le

« maudit », écrit-il, est en l’air, étranger à son siècle, dépaysé. Paria, il a choisi pour style de vie

l’ostentation du parasitisme.

Voler le feu, c’est d’abord connaître, et faire connaître ; apporter aux hommes une lumière qui leur a

été originellement refusée et à laquelle on estime que pourtant ils ont droit. L’idéal reste une

littérature des Lumières, au sens fort du terme. Dans un contexte plus nettement prométhéen, celui

du Prométhée mal enchaîné de Gide, le feu que le héros a donné aux hommes devient le symbole de

la conscience. Eclairer l’homme, c’est aussi l’éclairer sur sa situation – une situation qui est

considérée d’emblée comme défavorable. Cette liberté dont Prométhée fait don à l’homme et que

l’Oreste de Sartre, dans Les Mouches, conquiert contre Jupiter, pourrait être une signification

nouvelle du feu. Feu libérateur, qui dégage en l’homme les virtualités jusque-là étouffées.

Engagé sans gages, héros sans armes, l’écrivain n’a plus qu’à contempler son étrange situation, à se

reparaître de ce spectacle qu’il se donne à lui-même, à la fois Prométhée et vautour, vivant

paradoxalement de cette conscience qui le dévore.

L’ode pindarique aux XVIe et XXe siècles

Le saut dans le temps – du XVIe au XXe siècle – est imposé par la destinée de l’ode pindarique. Entre

la Renaissance et l’époque moderne, Pindare traverse le désert. Ronsard devait son savoir pindarique

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à Dorat qui, pour attirer l’attention sur les Quatre premiers livres des Odes publiés en 1550, compose

deux odes latines, dont une ode pindarique. Pour Ronsard, il est l’exemple de la haute poésie

inspirée. « Sonner » un livre d’odes suivant les vieilles modes, c’est d’emblée se placer aux antipodes

de la manière marotique. A peu près à la même époque, Pscoli publiait ses Odi e inni (1906) pour

doter l’Italie d’une poésie historique, lyrique et chorale qui, selon lui, lui manquait. Ronsard

emprunte, à Pindare le moraliste, surtout cette grandeur morale qu’il présente dans ses grandes

vertus. Ronsard opère une substitution, il en vient à célébrer le poète comme Pindare célébrait

l’athlète.

Sans entrer dans le détail si complexe de la versification pindarique, elle était très rarement imitée,

dans la mesure même où elle est inimitable. Même la structure apparemment pindarique de la IVe

Ode de Claudel ne l’est en effet pas du tout : après un préambule hors triade, le poète fait alterner

par trois fois strophes et antistrophes avant de couronner le tout par une épode.

L’ode pindarique veut être la parole venue d’ailleurs. Pythique, au sens fort du terme, elle est

inspirée par la Pythie, ou par le dieu. Le mythe de la parole poétique est présent chez Pindare. Tout

se passe comme si l’imitation permettait paradoxalement l’inspiration ou comme si le mythe de

l’inspiration suscitait une mimèsis inspiratrice.

Pindare n’a rien d’un bloc figé. Au début de la Ve Néméenne, il déclare qu’il ne fabrique pas des

statues condamnées à rester immobiles sur leur base ; ses odes vivent et se répandent partout. Elles

peuvent nourrir des thématiques différentes, susciter des poétiques différentes, entraîner vers des

métaphysiques de la parole différente.

L’ode à Charles Fourier d’André Breton

Cette ode tripartite, donc conforme en gros au schéma de l’ode pindarique, présente une apparente

anomalie. Mais Fourier est à la fois l’athlète et le héros mythique, le nouvel Orphée de l’ode.

L’humour objectif

Le contexte est les moments tragiques de la seconde guerre mondiale. L’esprit critique de Breton

s’exerce d’abord sur les mots qu’il vient de voler. Breton définit l’humour en ces mots : « le moi se

refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse

à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu’ils

peuvent même lui devenir occasion de plaisir. Breton s’élève alors vers ce que Hegel dans son

Esthétique a appelé l’ « humour objectif ». Comme il rend hommage à cette conception dans la

préface à l’Anthologie de l’humour noir, on est en droit de la reprendre à propos de l’Ode à Charles

Fourier. Breton propose une nouvelle série de représentations animales qui sont autant d’allégories

humoristiques, mais sévères, de cette humanité d’après guerre.

Cette notion de hasard objectif apparaît très tôt chez Breton. Michel Carrouges en a proposé la

définition suivante : « l’ensemble des prémonitions, des rencontres insolites et des coïncidences

stupéfiantes, qui se manifestent de temps à autre dans la vie humaine ». La rencontre de Breton et

de Fourier est aussi insolite que celle que constitue le « cadavre exquis ».

L’incandescence de Fourier prend la place du saint Sacrement. C’est dire que Fourier prend la place

du Christ. La métaphore de la navigation prépare l’entrée de Fourier en héros mythique, en pilote

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d’une nouvelle Argo. Breton dans l’ode à Charles Fourier ne lui donne pas son nom mythique, mais il

met en place l’objet de ce que fut la quête des Argonautes : le « bélier » et sa « Toison ». L’image

mythologique reprise par Breton dans son ode à Charles Fourier est celle qu’il utilise volontiers lui-

même pour la quête de l’artiste et du poète. Le poète est celui qui s’inquiète, qui prévient, qui

corrige. On attend de lui un signal d’alarme, un conseil ou plutôt une mise en garde, une correction

surtout : il faut dénoncer et réparer une « erreur d’aiguillage », une « erreur d’optique ».

L’ode ne veut pas être célébration pure ; l’éloge cède la place à la critique. Fourier n’échappe pas à la

critique, à cause de son antisémitisme difficilement acceptable après les rafles et les camps de

concentration.

Les Météores de Michel Tournier ou les nouveaux Dioscures

Ce mystère n’est pas seulement au centre d’une lecture mythocritique des Météores. Il est au centre

d’une création romanesque à laquelle Tournier, toujours conscient, presque trop conscient,

reconnaît qu’il a conféré une « dimension mythologique ». Les météores donne son titre au livre,

comme jadis aux Météores d’Aristote qu’est censé lire Michel Tournier sur la plage de Saint-Jacut, en

Bretagne, le jour et à l’heure où commence l’histoire. Mais la météorologie, qui ne connaît la vie du

ciel que de l’extérieur et prétend la réduire à des phénomènes mécaniques, importe peu au prix de la

connaissance intimes des phénomènes du ciel. Une connaissance complète suppose la fusion avec

son objet. Les jumeaux ne doivent pas seulement s’élever jusqu’aux météores, ils doivent devenir

météores. Le texte propose une double parodie d’un motif mythique, ou plutôt une parodie

redoublée. Le ballon de rugby entretient avec l’œuf de Léda. Tout se passe même comme si Tournier

faisait preuve d’ironie à l’égard de la transposition qu’il a opérée de la société hétéro à

l’homosexualité.

La référence à Castor et Pollux est explicite dans Les Météores. Elle s’accompagne, il est vrai, d’une

allusion à Remus et Romulus, et la liste ainsi commencée se perd dans un etc. Tournier a repris la

tradition de ce partage, mais très librement. Le couple gémellaire se rompt. Jean, après une liaison

avec une ouvrière de l’usine que dirige son père. A-t-on le droit de dire que Paul descend aux Enfers

pendant que Jean monte au ciel ? La catabase véritable s’accomplit au moment de l’étape berlinoise,

la dernière du voyage de Paul sur terre. Pendant ce temps, Jean devient, sinon un météore, du moins

un météorite.

L’Enfer, c’est le monde des ordures sur lequel règne Alexandre Surin. Ce fils à sa maman ce dandy a

dû assumer cette tâche pour laquelle il semblait si peu fait. L’Enfer des météores contient aussi un

cercle des monstres, le quatrième : les enfants dont s’occupe sœur Gotama à sainte-Brigitte. Une

seule notation concerne le Purgatoire, et elle est assez décevante, puisqu’il s’agit du commissariat de

police. Quant au Paradis, il correspond à l’état final auquel parvient le jumeau déparié et mutilé,

Paul.

Jean et Paul parle deux langages : le langage de tout le monde et un langage qui leur est propre. Le

passage d’un de ces deux langages à l’autre se fait d’autant plus aisément que les jumeaux sont

sensibles au langage des mythes. En s’efforçant de parler et de faire parler le langage des mythes, le

romancier semble en quête d’un langage mythique, d’une expression qui se situerait au-delà de

l’expression. L’idéal pour l’écrivain serait de disposer d’une langue éolienne qui lui permettrait

d’entretenir une relation de complicité avec un lecteur-jumeau.

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Variations corinthiennes, Le Miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet

Le comte Henri est un personnage imaginaire, et Robbe-Grillet l’avoue quand il écrit : « Je n’ai pas

connu, personnellement, Henri de Corinthe. » La présentation première d’Henri de Corinthe pourrait

être considérée comme l’exposé du thème corinthien. Robbe-Grillet suggère un rapprochement

entre Henri de Corinthe et Mathias dans Le Voyeur. Il donne plusieurs autres possibilités pour ce que

pourrait être ce personnage anonyme.

Le miroir qui revient ne serait alors que le miroir magique dont la littérature gotique a usé et abusé.

Dans La Maison déserte la terreur qu’inspirait le miroir magique s’expliquait par un autre conte de

nourrice. Henri de Corinthe apparaît comme le double de Robbe-Grillet le père. Mythiques ou

imaginaires, ces figures appartiennent à l’auteur comme les souvenir de sa vie même. A ce titre, elles

ont leur place dans une autobiographie comme les personnages historiques ou comme les familiers

d’une existence passée. Henri de Corinthe s’était senti contraint à ce labeur absurde, ramener le

lourd miroir vers le rivage, au péril de sa vie. Alain Robbe-Grillet, rusant avec une commande

d’éditeur, n’a pu éviter d’écrire son autobiographie, Le Miroir qui revient, et il se demande sans

doute s’il fallait faire couler encore une fois tout ce sable, accumuler toutes ces anecdotes qui,

réelles ou imaginaires, sont racontée de la même façon.

N.B.

En s’engageant dans une affaire quelconque, l’esprit humain ne peut rester neutre. En résumant ce

livre volumineux, je ne peux ne pas donner quelques notes ou au moins quelques impressions que

j’ai eues en le lisant.

Dans la première partie, Théorie, j’ai apprécié surtout cette technique de donner une vision globale

sur cette approche nouvelle dite la mythocritique, en passant par plusieurs points de vue divers. Cela

donnera au lecteur une vision claire des pistes à suivre s’il veut s’approfondir dans la matière. La

même chose pour la seconde partie, Parcours, où Brunel a essayé d’appliquer cette approche dans

des champs divers et variés. Toutefois, cette liberté, je dirais exagérée, risque de faire tomber cette

approche dans l’illimité, et par conséquent elle perdra son terrain, et son statut même. On a vu

comment il a essayé d’appliquer cette approche sur des domaines, que je pense, n’ont rien avoir

avec la notion de mythe. Entre autres, faire d’une forme littéraire un mythe (l’ode pindarique), d’un

maître ou tout simplement un écrivain pour qui un autre conserve un peu de respect (Fourier pour

Breton), pire encore quand il essaie de rendre un personnage purement fictionnel, c'est-à-dire

totalement indépendant, un mythe ou de lui chercher des mythes dans la réalité (Henri de Corinthe).

Surtout ce dernier exemple qui me pousse à penser à une certaine mytholisation de tout. Or, le texte

littéraire de saurait se réduire à ce seul aspect mythique. Par sa nature polymorphe et polysémique,

il mérite plus une étude qui rendrait compte de toutes ses dimensions : esthétique, idéologique,

psychologique, sociale, mythique, etc. Et même si on n’est spécialiste dans la mythocritique, il ne

faut pas forcer le texte au point qu’on y fasse émerger un aspect mythique qu’il le veuille ou non ; la

mythocritique ne doit s’intéresser qu’aux textes où l’élément mythique s’impose par sa présence

explicite.