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La veille dans un environnement numrique mouvant
Par Christophe Deschamps (www.outilsfroids.net)
Consultant & formateur en veille et gestion de linformation
Les pratiques de veille dans les organisations se sont profondment modifies en une dcennie. Enremontant dans le temps on se souviendra que les plateformes de veille intgres ont commenc
voir le jour entre 1997 et 2000, avec des outils comme Pricls de Datops, Information Miner
dArisemou encore Aperto Libro dInforama. Le cot de ces solutions les rservait cependant des
grandes entreprises. Paralllement ces outils apparaissait une gamme de logiciels abordables pour
des PME ou des particuliers. Citons par exemple le mtamoteur Copernic 1999 ou l aspirateur de
sites web eCatch Pro. Toutefois, les solutions qui rencontraient le plus de succs lpoque taient
les agents dits push , qui permettaient de recevoir de linformation sur son poste en fonction de
profils personnaliss : MyYahoo, Net2One ou encore le logiciel Marimba. Entre 2001 et 2004, les
outils de recherche et de veille sur le web continuent se multiplier. Citons par exemple Ferret de
Ferretsoft, ExpressSearch dInfoSeek, Kenjin dAutonomy, Alexa, C4U, A mesure quils envahissent
les disques durs des professionnels de la veille et que ces derniers en dcouvrent les limites, une
certaine dsillusion apparat et le terme dagents intelligents, souvent utilis pour les qualifier, est
juste titre remis en cause. On commence par ailleurs entrevoir lampleur de ce qui nest pas index
par les moteurs de recherche, un corpus que lon nomme alors web invisible et les
organisations, notamment prives, de comprendre quil sera dsormais impossible de se passer
doutils dautomatisation de la veille pour exploiter les quantits croissantes dinformations
prsentes sur internet.
Les moteurs des changements actuels
En septembre 2005 merge le concept de web 2.0 qui dsigne notamment les nouvelles
pratiques visant mieux rechercher et classer linformation issue du web. On parle de
crowdsourcing1
pour dsigner lutilisation par un grand nombre dinternautes de services qui,
dune part, rcuprent des donnes susceptibles damliorer lexprience utilisateur aprs
agrgation (ex : les recommandations dAmazon), dautre part, de dvelopper des pratiques
collaboratives en mode rseau social. Les services en question (social bookmarking, rseaux sociaux ,
social news , microblogging) ont limmense avantage de permettre aux veilleurs de tirer parti de
linformation surveille par dautres. En effet, la deuxime innovation majeure relative au web 2.0
est lapparition des flux RSS, un systme bas sur une simplification du langage XML, qui permet
lmetteur dencapsuler linformationquil diffuse dans des balises afin de mieux la structurer et au
rcepteur de sy abonner comme il le ferait avec une chane tlvise, via un agrgateur de flux RSS.
Sept ans plus tard, ce web 2.0, rebaptis web social , a profondment chang le paysage de la
veille en mettant disposition de chacun les outils lui permettant deffectuer sa veille (sur les
moteurs de recherche classique, lactualit, les productions scientifiques,) dans le but de surveiller
sa rputation numrique, de mieux comprendre une thmatique, den suivre les volutions et
finalement dapprendre au quotidien. Tout le monde ne sest pas mis faire de la veille , du jour au
lendemain, mais les pratiques et les besoins informationnels ont volu. Ainsi une tude mene par
1Que nous traduisons gnralement par lexpression foules ressources
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LExpress en 20112nous apprend que 72% des franais disent sinformer plus quil y a cinq ans, que
76% dentre eux considrent linformation comme importante pour leur vie personnelle et 56% pour
leur vie professionnelle (66% chez les moins de 34 ans). La possibilit de surveiller le web est donc
devenue ncessit et ce nest dailleurs pas la seule tape du cycle de la veille impacte par ces
changements puisquuneune fois linformation repre, il est souvent important de la rediffuser vers
les membres de ses rseaux dans le but de la faire connatre, mais aussi de gagner en crdibilit sur
ses thmatiques de prdilection. L encore les services issus du web 2.0 sont en premire ligne avec
par exemple la fonction Jaime de Facebook, le retweetde Twitter ou les services de curation.
Une troisime volution contribue ce profond renouvellement des usages, tant dans la surveillance
que dans la diffusion de contenus. Il sagit de la progression des tablettes et smartphones. Une
rcente tude du cabinet Deloitte, indique quil sest vendu plus de ces terminaux dans le monde en
2011 que de PC classiques. Lorsquon sait que 50% des mobinautes affirment sen servir pour diffuser
parfois ou souvent des informations sur les rseaux sociaux3, on comprend que plusieurs tapes
traditionnelles du mtier de veilleur peuvent tre cannibalises par des mtiers et fonctions
transverses o le besoin de faire de la veille devient de plus en plus pressant : community managers,
journalistes, communiquants, enseignants et chercheurs, chargs de R&D et bien sr simples
citoyens
Plus de sources, plus de donnes, plus dinformations
Revers de la mdaille, la mme tude de LExpress indique que, paralllement ce besoin
dinformation, 76% des franais se sentent submergs par elle (ce taux monte 82% chez les 15-24
ans).
Le web fait merger en permanence de nouvelles sources dinformation : mdias traditionnels biensr (presse en ligne), mais aussi blogs, pages Facebook, services de journalisme citoyen, etc. Or,
chacune delle peut devenir une source intressante monitorer. En effet, ce que lon doit
comprendre lorsquon souhaite mettre le web sous surveillance, cest quon ne peut plus se limiter
aux sources traditionnellement considres comme fiables, pour la bonne et simple raison que
linformation qui fait potentiellement la diffrence, le signal faible donc, peut trs bien se trouver sur
Twitter, Facebook ou Youtube : lavis dun expert, une vido rvlant involontairement un
mcanisme ou un process nouveau, un lien vers une tude mal indexe par les moteurs de
recherche, une indiscrtion En ce sens, faire de la veille sur le web demande, notamment pour les
documentalistes traditionnels, un changement dtat desprit radical, puisquil faut substituer la
validation de la source la validation de linformation quelle produit. Le sentiment de scurit fourni
par les bases de donnes classiques ne peut exister sur le web car les sources ne sont pas
slectionnes par un tiers sur des critres de qualit, mais bel et bien par le veilleur qui est alors le
seul tre en mesure de les juger. Cest donc dun systme permettant dvaluer le niveau de risque
que lon accepte de prendre en utilisant telle ou telle source dont on a besoin. En ce sens le veilleur
volue ncessairement dans un environnement informationnel inscure et doit faire avec.
Dautant que les choses ne vont pas aller en samliorant. Une tude du cabinet IDC parue en 20114
2Enqute sur les nouvelles pratiques de consommation de linformation des franais. LExpress Iligo. Mars
20113Cf. tude LExpress
4IDC Extracting value from chaos - 2011
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indique en effet que la quantit de donnes produite dans le monde est sur le point de doubler tous
les deux ans et que, dici la prochaine dcennie, la quantit de donnes gres par les entreprises
pourrait tre multiplie par 50 Ce chiffre inclut tous les types de donnes classiques (actualits,
images, sons, vidos) mais aussi celles, plus granulaires et bien plus nombreuses, qui peuvent tre
exploites statistiquement une fois agrges en sets : donnes mtorologiques releves
automatiquement, positions gographiques transmises par puces RFID ou GPS, donnes publiques
gnres par les administrations et services publics (open datas), donnes que nous laissons
individuellement dans les services en ligne ou applications de smartphones, etc. Ce phnomne que
lon voque depuis quelques mois sous le terme de big datas avait t annonc ds 2007 par le
chercheur en conomie Ian Ayres dans son ouvrage Super crunchers 5. Il y expliquait que
lexpertise et lintuition seraient petit petit remplaces par des modles statistiques prdictifs car
champ aprs champ, lanalyse statistique dcouvre les relations caches parmi des genres immenses
et disparates dinformation . Et cest bien l aussi lobjectif de la veille Dans ce contexte le veilleur
qui souhaitera tirer parti des big datas afin de complter ou dclairer les informations dont il
dispose devra se transformer en professionnels des flux, capables grce de puissants logiciels dedatamining dexplorer dnormes continent de donnes afin de les sonder, triturer, en dtecter les
irrgularits signalant lexistence de donnes discrtes, de signaux faibles, etc. Cest ici quentrent en
jeu les interfaces graphiques de cartographie et de navigation dans linformation, seules susceptibles
de permettre lexploration et la manipulation de cette masse de donnes mouvante afin de lui
donner du sens et doptimiser de futures prises de dcisions.
Au final une spcialisation de plus dans le spectre fonctionnel dj trs large couvert par les
professionnels de linformation.
Plus de moyens de surveiller le web
Corollaire de la multiplication des sources web pour la veille, celle toute aussi perturbante, des
moyens mettre en uvre pour les surveiller. La typologie doutils a en elle-mme peu volu. On y
retrouve les outils de surveillance de pages et sites web (monitoring), les flux RSS qui, disponibles
depuis laube des annes 2000, font dsormais parti des vieux outils et les alertes par mots-cls
sur les moteurs ou bases de donnes (type Google Alerts). Ce qui en revanche a chang cest la
manire de les mettre en uvre. Le web social et les services qui le constituent ont en effet permis
lmergence dune information dite temps-rel , cest--dire mise en permanence par nimporte
quel individu ou organisation via Twitter, Facebook, LinkedIn, Youtube, Il devient donc de plus en
plus ncessaire de surveiller ce qui se dit sur ces rseaux de nous ou de nos organisations (e-
rputation) afin de ragir en cas de crise ou de bad buzz, mais aussi ce qui se dit de nos concurrents
et de ce queux-mmes y disent (veille concurrentielle classique). Les praticiens de la veille
stratgique ne sy sont pas tromps puisque 79% dentre eux disent surveiller les rseaux sociaux
pour trouver de linformation relative leurs concurrents, aux volutions de leur secteur dactivit,
aux tendances de consommation, etc6.
5Ian Ayres, Super crunchers, Why thinking-by-numbers is the new way to be smart, Bantam, 2007
6Baromtre des pratiques de veille 2012 - Digimind
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Depuis trois ou quatre ans7, de trs nombreuses solutions ont donc vu le jour avec cet objectif ;
Citons par exemple Sindup, Alerti, Mention, ou Alterian SM2. Les diteurs traditionnels de
plateformes de veille tels Digimind ou AMI Software ne sont dailleurs par en reste avec lajout ds
2008-2009 de briques de surveillance de mdias sociaux. Si la veille sur le web se popularise depuis
quelques annes, force est de reconnatre que cest avant tout li cette indispensable gestion de la
rputation numrique que nous voquions ds 20068.
Ces solutions algorithmiques ne sont toutefois pas les seules. Plus innovantes sont les pratiques
de veille se basant sur les individus. En effet, puisque le web social agrge les contenus granulaires
que chacun y diffuse, il suffit de reprer via un sourcing appropri les utilisateurs de mdias sociaux
experts dans leurs domaines pour sabonner leurs comptes et bnficier ainsi de leur veille
partage. La validation de la source consistera alors sassurer de la relle expertise de linternaute.
Quant surveiller son compte, l encore cela ressemblera ce que lon faisait dj avec les flux RSS,
mais de manire technologiquement transparente puisquintgre dun simple clic sur Follow ,
Like ou Sabonner sur le profil de lexpert repr. Dautres solutions, plus centralises,
existent dailleurs puisque les logiciels-clients de mdias sociaux comme Tweetdeck ou Hootsuite
permettent de suivre dans une interface unique les volutions des comptes utilisateurs ou mdias
sociaux auxquels on est abonn, ainsi que de diffuser voire de multi-diffuser vers ces diffrents
espaces. Surveiller les utilisateurs de mdias sociaux experts dans leur domaine revient donc
mettre en place des filtres humains entre la masse informationnelle prsente sur le web et nous.
Notons par ailleurs que tout est fait pour que ces experts semparent doutils qui leur permettront de
diffuser le fruit de leur veille. Les services de curation, que lon peut qualifier de dispositifs de veille
adapts aux non-professionnels, font une entre remarque sur le web depuis 2010. Certains
permettent par exemple de suivre des flux RSS habituels mais aussi des utilisateurs rseaux sociaux
ou des regroupements dutilisateurs (listes Twitter) tout en mettant en uvre une dmarche
simplifie par rapport un agrgateur classique. Citons par exemple les services en ligne Scoop.it,
Storify, ou Pinterest (pour les images) ou les applications pour smartphones telles que Flipboard,
Pulse ou Feedly. La curation apporte des possibilits indites autour de l'information : circulation,
recommandations, partage, enrichissement, agrgation, capitalisation Lobjet "information",
traditionnellement au cur des pratiques professionnelles des veilleurs, documentalistes et
gestionnaires de connaissances change de mains, ou, plus exactement, le nombre de mains qui s'en
emparent est multipli.
Plus de moyens de traiter linformation
Les pratiques de curation ne sont cependant pas lapanage du web puisquon les retrouve
lidentique dans les fonctionnalits offertes en interne par les rseaux sociaux dentreprise (Jamespot
Pro, Knowledge Plaza, Yoolink Pro,). Cest dailleurs logique puisque les deux familles doutils sont
directement inspires de services de social bookmarking comme Delicious.
De fait, il devient possible nimporte quel employ de partager facilement les rsultats de sa veille
quotidienne sur lintranet et de donner ainsi voir son expertise en interne. Les RSE permettent
7Voir le tableau comparatif des solutions de e-rputation propos par Camille Alloing :
http://www.tablefy.com/compare/2652/e-rputation8Cf. Christophe Deschamps, Lindispensable gestion de la rputation numrique. ZDnet. Fvrier 2006.
http://www.zdnet.fr/blogs/ils-ont-blogue/l-indispensable-gestion-de-la-reputation-numerique-39600489.htm
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toutefois daller beaucoup plus loin que le simple partage de favoris en proposant par exemple la
cration de communauts thmatiques prives ou publiques. A partir de l il devient possible de
proposer un autre mode de traitement de linformation issue de la veille, particulirement adapt au
temps rel et baptis par son crateur Robert Clarke (un ancien analyste de la CIA) approche target
centric9. Ici, les communauts de veille thmatiques cres dans le RSE et dans lesquelles on incluera
analystes et dcideurs permettent aux trois parties prenantes de dialoguer au fil de leau autour de
linformation collecte et pallient potentiellement aux faiblesses classiques dun dispositif de veille :
manque de partage de linformation, difficult analyser linformation collecte et manque de
comprhension des besoins informationnels des dcideurs de la part des veilleurs et des analystes.
Toutefois, pour que cela fonctionne il est ncessaire danimer ces communauts et les veilleurs ont
ici un rle important jouer, traditionnel dailleurs puisque par un tonnant retour vers le futur ,
ils retrouvent le rle qui tait dj le leur avant larrive du web, lorsque le mtier tait fait
dentregent et de diplomatie et quil consistait avant tout faire remonter linformation de rseaux
de commerciaux ou de techniciens prsents sur le terrain. Les RSE issus du web social sont
potentiellement une solution pour runifier ces deux espaces de la veille stratgique et offrent ainsiaux veilleurs de nouvelles opportunits de dveloppement de leurs fonctions. Ces gains sont
dailleurs reconnus puisque ltude sur les RSE publie par SerdaLAB en septembre dernier indique
que le bnfice principal ressenti par leurs utilisateurs est le partage de la veille (44%), galit avec
lamlioration du travail collaboratif.
Plus de tout, est-ce trop ?
Le web social et laccroissement de la mobilit ont profondment modifi les pratiques de veille ainsi
que le champ dintervention des veilleurs dans les organisations. Ils se retrouvent confronts plus
de collaborateurs qui mettent en uvre des pratiques de veille sans tre pour autant des
professionnels de linformation. Ils dcouvrent de nouveaux champs dinvestigation avec les big
datas et de nouvelles possibilits de sources intressantes surveiller avec les mdias sociaux. Ils
entrevoient la possibilit de grer la remonte et lanalyse des informations diffremment avec les
RSE. Cest beaucoup de changements auxquels il faut sadapter mais est-ce trop ? Chaque
changement est la fois synonyme de menaces et dopportunits et si lon ne continue pas prendre
les choses en mains en semparant de ces nouveaux outils, en canalisant au mieux les nouveaux
espaces informationnels, en intgrant ces nouvelles pratiques afin de les mettre notre service, ne
risque ton pas finalement de voir nos mtiers se diluer ? Le mtier de veilleur est en volution
permanente. On peut le regretter et avoir envie de se poser un moment mais, ic i plus quailleurs,
cest utopique car sarrter cest reculer
9Intelligence analysis, a target centric approach, CQ Press, 2003