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45 1. Éléments de métaphysique cartésienne Le terme « métaphysique » a plusieurs acceptions : i) sens commun aujourd’hui : est métaphysique un discours vide et creux, un verbiage. « C’est de la métaphysique » : « ça ne veut rien dire », « on n’y comprend tellement rien qu’on ne peut même pas dire si cela veut dire quelque chose ». Cet usage a de nobles origines philosophiques, il correspond à une critique adressée par le cercle de Vienne à une certaine forme d’idéalisme qui était pratiqué dans la philosophie de langue allemande : est « métaphysique » un discours que rien ne peut venir infirmer ou confirmer dans l’expérience, avec l’idée qu’une vérité doit être vérifiable, et en particulier confrontée à l’expérience. ii) sens aristotélicien : le livre d’Aristote appelé Métaphysique n’a pas été appelé ainsi par Aristote lui-même, c’est un intitulé qui vient d’Andronicos de Rhodes, le premier « éditeur » de ce livre, au I er siècle après J.C. Déjà dans cet ouvrage, différentes acceptions du terme « métaphysique », qui donne à cette partie de la philosophie une tournure particulière, en ce sens qu’elle passe un certain temps à se demander quel peut être son objet : — ce qui traite de l’être en général, comme on dit, de l’être en tant qu’être, indépendamment de telle ou telle spécification particulière. Par exemple, un énoncé sur la substance en général est métaphysique, tant qu’il ne porte pas sur telle espèce de substance plutôt que sur telle autre. — ce qui traite de l’être premier, à savoir Dieu. À remarquer : ° « premier » ici = premier en dignité, pas premier dans l’ordre suivi, puisqu’on vient de dire que la métaphysique venait en dernier. ° Le Dieu d’Aristote n’est pas le Dieu du Moyen Age. — ce qui donne à toutes les sciences des principes généraux (donc distinct des principes spécifiques qui caractérisent chaque science). iii) sens cartésien : la métaphysique est caractérisée par son objet (Dieu et l’âme en tant qu’objets particuliers, mais plus généralement toutes les choses qui viennent en premier, cette fois dans l’ordre des connaissances), par sa modalité (la métaphysique est d’une certitude absolue, plus certaine que la physique par exemple) et par sa place dans l’édifice du savoir (elle est ce qui est au fondement des autres connaissances, métaphore de l’arbre). À Mersenne, 11 novembre l640, AT III p. 235 : « je ne traite point [dans les Méditations] en particulier de Dieu et de l’âme, mais en général de toutes les premières choses qu’on peut connaître en philosophant ». Ie. AT III p. 238, à ceci près qu’est ajouté « par ordre ».

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1. Éléments de métaphysique cartésienne

Le terme « métaphysique » a plusieurs acceptions :

i) sens commun aujourd’hui : est métaphysique un discours vide et creux, un verbiage. « C’est

de la métaphysique » : « ça ne veut rien dire », « on n’y comprend tellement rien qu’on ne peut

même pas dire si cela veut dire quelque chose ». Cet usage a de nobles origines philosophiques, il

correspond à une critique adressée par le cercle de Vienne à une certaine forme d’idéalisme qui était

pratiqué dans la philosophie de langue allemande : est « métaphysique » un discours que rien ne

peut venir infirmer ou confirmer dans l’expérience, avec l’idée qu’une vérité doit être vérifiable, et

en particulier confrontée à l’expérience.

ii) sens aristotélicien : le livre d’Aristote appelé Métaphysique n’a pas été appelé ainsi par

Aristote lui-même, c’est un intitulé qui vient d’Andronicos de Rhodes, le premier « éditeur » de ce

livre, au Ier siècle après J.C. Déjà dans cet ouvrage, différentes acceptions du terme

« métaphysique », qui donne à cette partie de la philosophie une tournure particulière, en ce sens

qu’elle passe un certain temps à se demander quel peut être son objet :

— ce qui traite de l’être en général, comme on dit, de l’être en tant qu’être, indépendamment

de telle ou telle spécification particulière. Par exemple, un énoncé sur la substance en général est

métaphysique, tant qu’il ne porte pas sur telle espèce de substance plutôt que sur telle autre.

— ce qui traite de l’être premier, à savoir Dieu. À remarquer :

° « premier » ici = premier en dignité, pas premier dans l’ordre suivi, puisqu’on vient de dire

que la métaphysique venait en dernier.

° Le Dieu d’Aristote n’est pas le Dieu du Moyen Age.

— ce qui donne à toutes les sciences des principes généraux (donc distinct des principes

spécifiques qui caractérisent chaque science).

iii) sens cartésien : la métaphysique est caractérisée par son objet (Dieu et l’âme en tant

qu’objets particuliers, mais plus généralement toutes les choses qui viennent en premier, cette fois

dans l’ordre des connaissances), par sa modalité (la métaphysique est d’une certitude absolue, plus

certaine que la physique par exemple) et par sa place dans l’édifice du savoir (elle est ce qui est au

fondement des autres connaissances, métaphore de l’arbre).

À Mersenne, 11 novembre l640, AT III p. 235 : « je ne traite point [dans les Méditations] en particulier de Dieu

et de l’âme, mais en général de toutes les premières choses qu’on peut connaître en philosophant ». Ie. AT III p.

238, à ceci près qu’est ajouté « par ordre ».

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Dieu et l’âme ne sont pas importants en tant que choses éminentes, les plus dignes de toutes,

mais par la place qu’ils occupent dans le système : ils viennent en premier, ce sont par eux qu’il faut

commencer si l’on veut procéder par ordre — et c’est seulement en procédant par ordre qu’on fera

de la bonne philosophie.

Il s’agit dans ce qui suit de donner quelques points de repère à propos de la métaphysique

cartésienne.

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1.1. Le cogito

Un des plus célèbres énoncés de Descartes. Si célèbre qu’on ne regarde même pas les

différentes formulations, on parle du cogito en général, sans distinguer les textes. Plusieurs

formulations en effet, dans le DM et dans la Seconde Méditation, en latin et en français.

DM 4, AT VI p. 32 : « Pendant que je voulais aussi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi,

qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense donc je suis était si ferme et si

assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je

jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, comme le premier principe de la philosophie que je cherchais ».

Med 2, AT IX p. 19 : « Mais je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun

ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point ?

Non certes, j'étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je

ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a

donc point de doute que je suis, s'il me trompe ; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que

je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir

soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition je suis,

j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que la conçois dans mon esprit ».

Les érudits cartésiens introduisent des distinctions entre les différentes formulations — on

aura ici tendance ici à privilégier les Méditations, qui constituent l’exposé le plus systématique de

Descartes. Mais l’objectif n’est pas de faire un commentaire détaillé des Med, on ira à l’essentiel,

qui nous prendra déjà bien du temps :

1) sa fonction dans l’itinéraire cartésien

2) sa signification

3) son statut épistémique

4) ce qu’il faudrait pour passer du cogito à une substance pensante

1.1.1. sa fonction dans l’itinéraire cartésien

L’énoncé du cogito succède à la mise en place d’un doute qu’on peut qualifier de volontaire,

systématique et radical :

— Pourquoi mettre en place un doute. Il s’agit d’obtenir une science certaine, des

connaissances indubitables. Mais comment savoir qu’elles sont indubitables ? Un esprit paresseux

ne doutera pas de ses opinions, il admettra les croyances de ses parents et de ses maîtres sans les

mettre en doute. Des connaissances indubitables ne sont donc pas des connaissances dont un esprit

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donné ne doute pas, ce sont des connaissances dont aucun esprit ne peut douter. Il s’agit

conséquemment de mettre en place des tests permettant d’éprouver les connaissances : de même

que les mécanismes d’un tiroir IKEA sont déclarés inusables parce qu’ils ont été soumis pendant

783 heures à des tests d’usabilité, de même, les connaissances indubitables sont pour Descartes

celles qui peuvent résister à des tests permettant d’éprouver leur solidité.

[NB. Certitude, indubitabilité et vérité selon Descartes.

Il y a plusieurs positions chez Descartes, qui ne sont pas équivalentes :

i) Dans les Reg., il semble qu’il ne puisse pas y avoir d’intuition qui ne donne lieu à une

certitude et ne soit l’expression d’une vérité. Si j’ai l’intuition que 2+2 = 4, cela est certain pour moi

et constitue en soi une vérité. La règle du clair et distinct proposée, c’est cela également.

ii) La première variation est qu’au début des Med., on a envie de dire que le critère de la

vérité est toujours la certitude, mais que celle-ci suppose un test plus fort que l’intuition ou le clair

et le distinct : est appelé certain ce qui est capable de résister au doute. Même si le vocabulaire de

Descartes est le même (il parle toujours d’indubitabilité, de certitude), il y a là une technique

nouvelle pour éprouver les connaissances, le doute. Cependant, une fois la règle du clair et distinct

posée, Descartes semble oublier ou mettre de côté ce test (il s’agit toujours de récupérer après avoir

mis en doute).

iii) Une autre variation concerne le rapport entre certitude et vérité. Secondes Réponses, AT

IX, p. 113-114, Descartes admet qu’il puisse faire absolument parlant ce qui nous paraisse certain

soit, absolument parlant, faux. (Mais qu’est-ce que c’est que cette supposition ? Si tel était bien le

cas, Dieu serait trompeur, ce qui est supposé avoir été exclu une fois pour toutes.) Mais, dit-il, peu

nous importerait cette absolue fausseté, car nous n’y aurions pas accès. J’ai pour tout dire des

difficultés à comprendre ce texte :

— en quoi cela diffère-t-il du Dieu trompeur ?

— si on admet cette supposition, cela devrait nous importer. Cela veut dire que l’on se trompe

effectivement.–

— En quoi ce doute est volontaire. C’est un doute effectué volontairement une fois pour

toutes, non pas subi passivement ou ressenti à l’occasion, comme par exemple le doute qui

accompagne la déception ressentie par Descartes dans ses études. Formules des Med. indiquant bien

qu’il y a une décision de douter (on décide de faire les tests). Mais dire du doute qu’il est volontaire,

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ce n’est pas dire qu’il est arbitraire : il y a de bonnes raisons de douter, ce sont elles qui sont

progressivement mises en place dans Med 1. C’est plutôt dire qu’il s’agit d’une résolution difficile,

et qu’il faut, pour réussir à respecter cette résolution, mettre en place certaines procédures

artificielles, les raisons de douter précisément.

Cinquièmes réponses, AT IX, p. 204 : pource que c’est une action de la volonté que de iuger ou ne pas iuger,

ainsi que j’au expliqué en son lieu, il est évident qu’elle est en nostre pouvoir : car enfin, pour se defaire de toute

sorte de préjugez, il ne faut autre chose que se resoudre à ne rien assurer ou nier de tout ce qu’on avoit assuré ou

nié auparavant, sinon après l’avoir derechef examiné, quoy qu’on ne laisse pas pour cela de retenir toues les

mesmes notions en sa memoire. J’ay dit neantmoins qu’il y avoit de la difficulté à chasser ainsi hors de sa

creance tout ce qu’on y avoit mis auparavant, party à cause qu’il est besoin d’avoir quelque raison de douter

avant que de s’y determiner : c’est pourquoy j’ai proposé les principales en ma premiere Meditation : & partie

aussi à cause que, quelque resolution qu’on ait prise de ne rien nier ni assurer, on s’en oublie aisement par après,

si on ne l’a fortement imprimée en sa memoire : c’est pourquoy i’ai desiré qu’on y pensast avec soin.

— Systématique, il concerne toutes les connaissances absolument. Il ne s’agit pas seulement

de mettre en doute ce qui n’est pas vrai, ou ce dont on se demande si c’est vrai, mais aussi ce qui

nous paraît vrai. Pourquoi cela ? Parce que le fait de mettre en doute toutes les connaissance est le

seul moyen de faire le tri entre les connaissances indubitables et les autres.

Comparaison employée par Descartes : si l’on veut trier les pommes pourries et les pommes

saines d’un panier, il faut commencer par toutes les sortir du panier pour les examiner l’une après

l’autre.

Septièmes objections, ici in FA II, p. 982 : Si d’aventure il avait une corbeille pleine de pommes, et qu’il

apprehendât que quelques-uns ne fussent pourries, et qu’il voulût les ôter, de peur qu’elles ne corrompissent le

reste, comment s’y prendrait-il pour le faire ? Ne commencerait-il pas tout d’abord à vider sa corbeille ; et après

cela, regardant toutes ces pommes les unes après les autres, ne choisirait-il pas celles-là seules qu’il verrait n’être

point gâtées ; et, laissant là les autres, ne les remettrait-il pas dans son panier ? Tout de même aussi, ceux qui

n’ont jamais bien philosophé ont diverses opinions en leur esprit qu’ils ont commencé à y amasser dès leur plus

bas âge ; et, appréhendant avec raison que la plupart ne soient pas vraies, ils tâchent de les séparer d’avec les

autres, de peur que leur mélange ne les rende toutes incertaines. Et, pour ne se point tromper, ils ne sauraient

mieux faire que de les rejeter une fois toutes ensemble, ni plus no moins que si elles étaient toutes fausses et

incertaines ; puis, les examinant par ordre les unes après les autres, reprendre celles-là seules qu’ils reconnaîtront

être vraies et indubitables.

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— Radical, il ne porte pas seulement sur les choses sensibles, réputées illusoires, mais tout

aussi bien les vérités mathématiques (donc le plus certain du Descartes des Règles), et finalement

sur nos facultés mêmes. Pour atteindre cette radicalité-là, il faut mettre en place différentes raisons

de douter ; pour reprendre la comparaison avec les tiroirs IKEA, on va inventer différents tests

selon le genre de connaissance auquel on a affaire :

— 1re raison de douter : nos sens nous trompent en certaines occasions sur ce que sont les

choses. Descartes reprend ici des lieux communs de l’argumentation sceptique : une tour peut nous

paraître ronde vue de loin, alors qu’elle est en fait carrée, etc. Plusieurs remarques :

i) Cela ne concerne pas seulement les objets que nous sentons, mais la manière dont nous

appréhendons notre corps propre — l’exemple pris alors par Descartes est une illusion assez connue

en physiologie : quelqu’un à qui on a coupé un bras ou une jambe peut avoir l’illusion qu’il a

encore ce bras ou cette jambe. ii) Pour mettre en place cette raison de douter, il n’est pas besoin que nous nous fassions

toujours des illusions, il en suffit de quelques-unes, ou même d’une. S’il m’arrive ne serait-ce

qu’une fois de ne pas disposer de critère permettant de faire le départ entre une sensation correcte et une sensation illusoire, alors je ne dispose pas d’un bon critère. Cette radicalisation n’est pas

arbitraire : un critère qui ne permet pas de décider ce qui est le cas ne serait ce qu’une fois est un mauvais critère, comme serait mauvais un algorithme qui échouerait dans un cas particulier à

produire le résultat escompté.

iii) Ce premier doute est partiel : il ne concerne pas l’existence des corps en général, mais le

fait que les corps soient ceci ou cela. Je peux me tromper en disant que la tour est ronde ou en

pensant que j’ai des bras que je n’ai plus, il n’empêche qu’il y a bien une tour et que j’ai bien un

corps, qu’il ait ou non des bras. Aussi Descartes met-il en place deux autres raisons de doute,

beaucoup plus radicales, qui, elles, ne portent pas sur les propriétés des corps, mais très

généralement sur la question de savoir si ils sont.

— 2e raison de douter : elle se trouve aussi en partie chez certains sceptiques, elle vient de ce

que nous rêvons et de ce qu’il existe une certaine similarité entre les rêves que nous faisons et les

sensations que nous avons. Une certaine similarité : bien sûr, la plupart du temps, nous distinguons

les sensations et les images des rêves ; bien sûr encore, on peut supposer que la similarité en

question peut varier empiriquement (selon les âges de la vie, les individus, etc.). Mais il n’en reste

pas moins que cette similarité existe à un degré tel qu’il nous est impossible d’être sûr que nous ne

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rêvons pas

° maintenant. Il m’est arrivé en rêvant de croire sentir des choses que j’ai déclaré, une fois

réveillés, inexistantes. On peut donc se demander ce qui me garantit qu’il n’en est pas de même

maintenant. En ce sens chaque sensation est peut-être illusoire.

° toujours. Les processus de sensation ne sont pas plus véridiques intrinsèquement que les

processus de rêve (véridiques intrinsèquement ici = dont on puisse penser avec de bonnes raisons

qu’ils se rapportent à quelque chose d’extérieur). En ce cas, on peut se demander si les objets

extérieurs sont nécessaires à la sensation ou si elle ne peut pas bien plutôt se produire

indépendamment d’eux. En ce sens la sensation en général est illusoire.

Remarques :

i) Dans les Med., c’est précédé par une raison de douter qui est écartée pour mieux ressurgir

sous la forme du rêve : il existe des fous, qui doutent s’ils sont ici, et s’imaginent être des rois (alors

qu’ils sont pauvres), être magnifiquement vêtus (alors qu’ils sont tout nus), être des cruches ou

avoir un corps de verre. On voit comment cette raison de douter pourrait être utilisée : s’il y a des

gens qui se font ces illusions-là, alors, je pourrais très bien m’en faire aussi. À ce stade cependant

des raisons de douter, celui qui médite fait encore confiance dans sa raison et il n’a donc pas de

problème à éliminer cette raison de douter : « Mais quoi, ce sont des fous ». C’est alors

qu’intervient le rêve, qui est l’équivalent pour tout un chacun de la folie des fous : dans le rêve,

comme dans la folie, il arrive qu’on croit qu’existent des choses qui n’existent pas.

ii) Comme à propos des choses sensibles, il y a une procédure de généralisation (ou de

radicalisation) : il suffit d’une fois où l’on n’arrive pas à faire le départ entre le rêve et la sensation

(ou même de la possibilité d’une fois) pour qu’on puisse mettre en doute en général l’existence

d’une différence entre la sensation et le rêve.

iii) Cette raison de douter est plus générale que la 1re, elle porte sur tous les corps d’un coup.

Mais, remarque Descartes, même s’il est possible que nous rêvions encore quand nous sommes

réveillés, il y a quelque chose dont nous ne pouvons douter : la matière de nos sensations. En effet,

que nos sensations soient réelles ou virtuelles, il faut bien que nous les composions avec quelque

chose. De surcroît, cette raison de douter ne met pas en cause les vérités mathématiques : si je

démontre en rêvant ou en état d’ivresse que 2+3 = 5, je l’ai bien démontré : la démonstration est

insensible à l’état du démontreur.

— D’où une 3e raison de douter, plus radicale que toute, l’hypothèse d’un Dieu trompeur. Il

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se pourrait que Dieu, qui est tout puissant, fasse en sorte que je crois que certaines choses sont qui,

en fait, ne sont pas.

Med 1, AT IX p. 16 : « Toutefois il y a longtemps que j'ai dans mon esprit une certaine opinion, qu'il y a un Dieu

qui peut tout, et par qui j'ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n'ait point

fait qu'il n'y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que

néanmoins j'aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je

le vois ? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu'ils pensent

savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu'il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais

l'addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d'un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus

facile, si l'on se peut imaginer rien de plus facile que cela ».

Cette 3e raison est la plus radicale de toutes, elle conduit à

— suspendre absolument toutes choses, et en particulier les corps,

— suspendre mes facultés de connaître (puisque cet être est tout puissant, il peut faire que je

me trompe toujours).

Remarque : distinction parfois avancée entre le Dieu trompeur et le Malin Génie : le premier

serait une hypothèse métaphysique, permettant de concevoir la raison de douter la plus radicale de

doute ; le second un artifice rhétorique destiné à me persuader qu’il faut douter et rester dans le

doute — c’est comme un artifice qu’on inventerait pour contrebalancer une tendance fortement

ancrée, difficile à déraciner. Thème constant dans les Méditations : il ne suffit pas d’avoir de

bonnes raisons, dans la mesure où celles-ci vont contre ma nature, il me faut aussi m’exercer à

actualiser ces bonnes raisons. On peut choisir de creuser plus ou moins l’écart entre le Dieu

trompeur et le Malin Génie ; ce qui est certain :

— philosophiquement, c’est la même raison de douter,

— différence ensuite entre une hypothèse présentée abstraitement et une hypothèse incarnée

dans une figure, qui va me permettre d’y croire.

Le jugement qu’on porte sur l’identité ou la différence des deux choses dépend donc de ce

qu’on choisit d’insister plus sur les raisons ou sur les stratégies qui font croire à ces raisons.

On ne peut pas aller au-delà, on a atteint le test maximal, au-delà duquel on ne teste plus les

mécanismes à roulette du tiroir IKEA, on fait exploser la boutique.

Ainsi, par exemple, Descartes précise que le doute ne porte que sur les vérités (= les

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propositions), pas sur ce que Descartes appelle les notions (= les idées, et il donne en fait des idées

de notions simples, ce que c’est qu’existence, pensée, certitude, etc.). C’est ce qu’explicite

Descartes dans une réponse à une objection de Gassendi :

À Clerselier, AT IX p. 206 : « Je n’ai nié que les préjugés, et non point les notions, comme celles qui se

connaissent sans aucune affirmation ni négation [ie. sans jugement, ie. encore sans proposition] ».

PP I 10, AT IX p. 96 : « Lorsque j’ai dit que cette proposition : Je pense, donc je suis, est la première et la plus

certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n’ai pas pour cela nié qu’il ne fallût savoir

auparavant ce que c’est que pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être, et autres choses

semblables ; mais à cause que ce sont là des notions si simples que d’elles-mêmes elles ne nous font avoir la

connaissance d’aucune chose qui existe, je n’ai pas jugé qu’elles dussent être mises ici en compte ».

Reconnaître que le doute ne porte que sur les jugements (les croyances), pas sur les notions

(les contenus conceptuels), cela rend ce grand doute radical un peu moins impressionnant qu’il ne l’était. D’une part, je peux douter si la tour est ronde, douter s’il y a une tour, mais en tout cas je

sais ce que c’est qu’une tour, je ne prends pas l’idée de tour pour l’idée de char à bœufs. D’autre

part, puisque nous avons bien l’idée du char à bœufs et l’idée de tour, alors que ce sont vraisemblablement des idées que nous avons acquises par expérience, nous n’avons en fait pas

suspendu tout ce que notre expérience des corps nous a appris, et nous avons sans doute maintenu en fait nos corps.

On pourrait donc objecter à Descartes qu’il n’est pas assez radical et se demander pourquoi il

n’étend pas le doute aux notions. C’est tout simplement que la procédure de test doit être adaptée à

ce qu’elle teste. Descartes entend tester des connaissances, il présuppose que la notion de

connaissance a un sens, ce qui suppose l’accès aux significations. Si l’on met en doute les notions

(l’accès aux significations), alors on n’est plus susceptible de faire de la philosophie, et, pour tout

dire, on n’a plus qu’à se taire.

— L’objectif méthodique de ce doute volontaire, systématique et radical, ce n’est pas de

douter pour douter. Nombreux textes où Descartes distingue sa manière de faire de celle des

sceptiques. C’est d’éprouver toutes les connaissances, de manière à faire le tri, éliminer les

mauvaises et garder les bonnes.

D’où la fonction du cogito, par rapport au doute VSR, qui a tout dévasté. C’est la première

chose à résister. Il faut insister sur cette corrélation du doute et du cogito : la certitude du cogito est

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d’autant plus flagrante que le doute est radical ; si l’on ne croit pas au doute radical (comme

Gassendi par exemple, qui y voit un truc d’illusionniste), on ne peut pas saisir la force de la

certitude du cogito.

Par rapport à ce qui suit, le cogito a une seconde fonction : c’est le principe, ou encore la

première connaissance, sur laquelle Descartes pense pouvoir établir l’ensemble du savoir.

Comparaisons employées par Descartes :

— Med 1, AT IX p. 19 : il est comme Archimède demandant un point d’appui pour soulever

la terre, lui n’a besoin que d’une connaissance pour construire le système du savoir.

— Septièmes Réponses, in FA II p. 1044-1045 : il est comme un architecte qui pour élever un

grand édifice a commencé par creuser des fondements, de manière à enlever le sable et le gravier (le

douteux et l’incertain) sur lesquels il est impossible de rien construire de solide, et atteindre le roc

(le cogito), dont il s’est servi « comme d’une terre ferme sur laquelle j’ai posé les fondements de ma

philosophie ».

1.1.2. sa signification

Pour paraphraser ce que dit Descartes : « Je doute de tout, mais, au moment où je doute, je

suis », ou encore « moi qui doute, dans le moment où je doute, je suis », ou encore « au moment où

je mets tout en doute, il y a quelque chose dont je ne peux pas douter, c’est que je doute, donc que

je suis ».

Pour bien comprendre cet énoncé, il faut voir que ce qui permet à Descartes de sortir du doute

en trouvant dans l’affirmation de son existence une première vérité, ce n’est pas une pensée qui

aurait un contenu spécifique, mais n’importe quelle pensée. Cela apparaît clairement dans les

réponses que donne Descartes à une objection de Gassendi et à une question de Reneri, avril ou mai

1638.

Objection en effet : ne pourrait-on pas tout aussi bien dire « je me promène, donc je suis » ou

« je respire donc je suis » ? Après tout, pour se promener ou pour respirer, il faut bien être quelque

chose. Autrement dit, d’où pourrait venir le privilège de l’acte de penser par rapport à tous les actes

que nous accomplissons ? N’est-il pas possible d’inférer à son existence à partir de n’importe quel

acte, et non pas à partir seulement de la pensée ?

La réponse de Descartes est que, précisément, la pensée comprise comme conscience a un

privilège. Peu importe, si l’on comprend la pensée comme conscience, que le monde existe, peu

importe aussi que je sois perpétuellement trompé, il y a une chose sur laquelle je ne me trompe pas,

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c’est que j’accomplis en première personne un acte de pensée. Plus précisément, dans les inférences

proposées par Réneri et par Gassendi, Descartes distingue deux choses :

— si l’on entend par « je me promène » ou par « je respire » l’acte matériel de se promener ou

de respirer, alors il est tout simplement faux que je puisse inférer de cet acte matériel mon existence

tant que je ne suis pas assuré que je ne me trompe pas sur le fait que je me promène ou que je

respire. Or, pour être assuré de cela, encore faut-il que l’existence du monde et la mienne en tant

que corps soient assurées, par exemple que je sois sûr de ne pas être une plante qui rêve qu’elle est

un homme qui se promène. Mais si je n’en suis pas assuré (et c’est bien le cas selon Descartes),

alors quand je dis « je me promène donc j’existe), je suppose ce qui doit être démontré, c’est-à-dire

que j’existe (et aussi, que j’ai des jambes pour me promener, une terre où marcher, etc.).

— si l’on entend par « je respire » la conscience intérieure que j’ai de croire que je respire,

alors cette conscience, tant qu’elle n’est rapportée qu’à elle-même et qu’elle ne vise rien du dehors,

est vraie du moment que je l’aie. Si je crois que je me promène, quand bien même je n’aurais aucun

corps à promener et aucun monde où le promener, il est vrai que je crois que je me promène.

À Reneri, 1638, AT II p. 37-38 [dates et lieux ignorés par AT, données par FA] : « Lorsqu’on dit : Je respire,

donc je suis, si l’on veut conclure son existence de ce que la respiration ne peut être sans elle, on ne conclut rien,

à cause qu’il faudrait auparavant avoir prouvé qu’il est vrai qu’on respire, et cela est impossible, si ce n’est qu’on

ait aussi prouvé qu’on existe. Mais si l’on veut conclure son existence du sentiment ou de l’opinion qu’on a

qu’on respire, en sorte qu’encore même que cette opinion ne fût pas vraie, on juge toutefois qu’il est impossible

qu’on l’eût, si on n’existait, on conclût fort bien ; à cause que cette pensée de respirer se présente alors à notre

esprit avant celle de notre existence, et que nous ne pouvons douter que nous ne l’ayons pendant que nous

l’avons ».

Cinquièmes réponses, AT VII [ici trad. FA II p. 792-793] : « Quand vous dites que j’eusse pu conclure la même

chose de chacune autre de mes actions indifféremment, vous vous méprenez bien fort, parce qu’il n’y en a pas

une de laquelle je sois entièrement certain, j’entends de cette certitude métaphysique de laquelle il est seul ici

question, excepté la pensée. Car, par exemple, cette conséquence ne serait pas bonne : Je me promène, donc je

suis, sinon en tant que la connaissance intérieure que j’en ai est une pensée, de laquelle seule cette conclusion est

certaine, non du mouvement du corps, lequel parfois peut être faux, comme dans nos songes, quoiqu’il nous

semble alors que nous nous promenions, de façon que de ce que je pense me promener, je puis fort bien inférer

l’existence de mon esprit, qui a cette pensée, mais non celle de mon corps, lequel se promène ».

La signification du cogito commence à s’éclaircir ; ce n’est pas n’importe quel acte qui

permet de conclure « je suis », mais un acte de pensée, quelque chose qu’on pourrait appeler

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« conscience », d’un mot qui n’existe pas encore dans le français philosophique de l’époque (en

latin, on a cependant conscius), c’est pourquoi des paraphrases comme « sentiment ou opinion

qu’on a de cette pensée », « connaissance intérieure que j’en ai est une pensée » sont employés. Il

reste évidemment à préciser ce qu’on entend par conscience ou par ces expressions, et pourquoi

ceci est probant.

Mais avant d’en venir là, deux précisions :

i) On peut objecter au « Je pense » qu’il présuppose un « Je » ; qu’il présuppose abusivement

un certain « Je » ; que, de l’acte de penser, la seule chose qu’il serait en ce cas légitime de déduire,

ce serait « il y a de la pensée », « ça pense », ou mieux encore en latin, qui n’a pas de pronom

personnel, cogitatur.

Différentes objections sur ce thème :

— on ne fait que dire autrement ce qui est déjà dit : Je pense = Je suis pensant = Je suis +

pensant

Gassendi, mais aussi Leibniz, Nouveaux essais, IV, VII, 7, p. 362 : « De dire Je pense, donc je suis, ce n’est pas

prouver proprement l’existence par la pensée, puisque penser et être pensant est la même chose ; et dire je suis

pensant, est déjà dire : je suis ».

— un certain Je.

— il vaudrait mieux dire : Je pense, donc il y a des pensées.

Russell, A History of Western Philosophy, A Touchstone Book, Simon & Schuster, Nineteenth Paperback

Printing, p. 567 : « Here the word "I" is really illegitimate; he ought to state his ultimate premiss in the form

"there are thoughts." The word "I" is grammatically convenient, but does not describe a datum ».

Réponse à ces objections

— Contre l’objection qu’on présuppose le « Je » en disant « Je pense ». Si c’était vrai, on

pourrait dire tout aussi bien : Je me promène, donc je suis. Or on vient de voir que Descartes dit que

ce n’est pas possible. Il y a donc selon lui quelque chose qui se passe avec le « je pense » qui ne se

passe pas avec n’importe quel verbe.

— Contre l’objection qu’un certain Je serait présupposé. En fait, à ce moment de la Seconde

Méditation, Descartes insiste qu’on ne sait absolument rien quant à ce qu’est ce « Je ». Séries de

questions « mais qui suis-je ? », « qu’est-ce que ce Je dont je viens de dire qu’il pense ? ».

Ontologiquement donc, à ce moment des Méditations, le « Je » qui pense n’a littéralement aucun

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contenu autre que de penser, c’est une fonction ou une place vide.

— Contre l’objection qu’on pourrait tout aussi bien dire cogitatur. On vient de dire qu’à ce

moment des Méditations, le Je était une place vide. Mais ce n’est pas pour autant n’importe quelle

place, c’est la place de ce dont on fait l’expérience à la première personne. Précisément, ce que fait

comprendre le cogito, c’est que ce n’est pas la même chose de dire :

Il y a de la douleur Il y a du rouge Il y a de la pensée

et J’éprouve de la douleur Je vois du rouge Je pense

Même sans savoir encore ce que c’est que le Je, on voit qu’il a une place particulière en ce

sens que les expériences que nous faisons à la première personne ne sont pas identiques à nos

connaissances en troisième personne.

Autrement dit : dans la suite des Med., Descartes entreprendra bien de récupérer un Je

substantiel et même doué d’une certaine empiricité : ce n’est pas encore le cas ici.

ii) On trouve deux versions de ce rapport de soi à soi, l’une faible, l’autre forte :

— La version faible est celle qu’on vient de voir jouer : toutes mes pensées s’accompagnent

implicitement d’une idée de moi en ce sens très général que j’ai conscience d’être. (Pour accepter

cette proposition, il faut retirer au terme « idée » toute détermination spécifique ; ce n’est pas une

idée claire, ni déterminée, ni explicite, etc., nous ne sommes pas en train de nous observer

pensants).

— La version forte serait que nous pouvons avoir une conscience indépendamment de tout

rapport à l’objet. Elle apparaît fugitivement dans la lettre à Clerselier qui sert de réponse à

Gassendi :

À Clerselier, AT IX p. 206 : « Je nie que la chose qui pense ait besoin d’autre objet que soi-même pour exercer

son action, bien qu’elle puisse aussi l’étendre aux choses matérielles quand elle les examine ».

D’après ce texte donc, une chose qui pense n’aurait pas besoin d’autre chose que de soi-

même, une chose qui pense pourrait se prendre pour objet de pensée, sans avoir besoin d’autre

chose. Or autant on peut admettre l’idée d’une conscience de soi, autant il faut se demander si il y a

une conscience sans un objet de conscience, une pensée qui ne soit pas pensée de quelque chose —

si cela a un sens de parler d’un « je pense » alors que tout est suspendu.

Commenter le « varia a me cogitantur », il faut aussi cela. les erreurs de l’idéalisme

allemand : vouloir engendrer le monde à partir d’un je.

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1.1.3. son statut épistémique — De quelle espèce de savoir s’agit-il pour Descartes ?

— Pourquoi cet énoncé est-il légitime ? Qu’est-ce qui le justifie ?

— En quoi sert-il selon Descartes de modèle pour toute autre connaissance ?

— De quelle espèce de savoir s’agit-il pour Descartes ?

Ce n’est pas le résultat d’un syllogisme, mais une intuition.

Deuxièmes réponses, AT IX p. 110-111 : « Lorsque quelqu’un dit : Je pense, donc je suis, ou j’existe, il ne

conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose

connue de soi ; il la voit par une simple inspection de l’esprit. Comme il paraît de ce que, s’il la déduisait par le

syllogisme, il aurait dû auparavant construire cette majeure : Tout ce qui pense est ou existe. Mais, au contraire,

elle lui est enseignée de ce qu’il sent en lui-même qu’il ne se peut pas faire qu’il pense, s’il n’existe ».

Ce n’est pas la conclusion particulière d’un syllogisme du type « tout ce qui est pense, or je

suis, donc je pense », ou plus généralement le résultat d’une déduction logique, de quelque forme

qu’elle soit. Dans La recherche de la vérité, Descartes en dit qu’il est établi sans logique, sans

règle, sans argumentation et qu’il est plus certain que le principe de non contradiction (AT X

p. 521-522). Pourquoi ce ne peut pas être un syllogisme :

— un syllogisme de ce genre contiendrait une pétition de principe (pour penser il faut être) ;

— si Descartes est cohérent avec lui-même, il ne peut pas, au moment où il met tout en doute

et où il suppose même, dans les Méditations, que Dieu est trompeur, dire qu’il y a une règle

logique et une seule qui échappe au doute général. Il faut donc quelque chose de plus élémentaire

qu’un raisonnement, tout raisonnement supposant la validité de la logique ordinaire.

C’est l’objet de ce que, dans le texte cité à l’instant, Descartes appelle « une simple inspection

de l’esprit ». Cette inspection de l’esprit correspond à ce que nous avions appelé « intuition » en

introduction, voir supra p. 28 sqq. pour le sens dans les Reg d’intuition. Ce qui a été dit là-bas se

vérifie ici :

i) il s’agit bien d’un acte qui est le produit de l’intelligence

ii) la simplicité de l’intuition n’exclut pas la diversité de termes. « 2+2 = 4 » est une intuition

selon les Règles ne signifie pas que cette intuition porte seulement sur un des signes présents dans cette équation ; de même il y a dans « je pense, je suis » une intuition qui porte sur des termes

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distincts. Entre ces termes, il y a un certain ordre : on va du fait que je pense au fait que je suis.

C’est bien ce qui a été vu dans les Règles : malgré la Reg 2, la position cartésienne la plus constante est que c’est la simplicité de l’acte de l’esprit qui fait la simplicité de l’objet qui est le

corrélat de cet acte, pas le contraire).

iii) l’immédiateté de l’intuition n’implique pas qu’on ne doive pas travailler pour l’obtenir. En l’occurrence, on peut voir tout ce qui précède (le doute méthodique, les artifices mis en place

pour s’abstraire de ce qui nous paraît évident, comme des moyens de produire une bonne

intuition).

On a donc précisé ce qui caractérisait une intuition selon Descartes, et vu en quoi le cogito

était une intuition.

À ce point, on a deux solutions : soit en rester là, c’est-à-dire admettre cette intuition comme

un donné indiscutable ; soit se demander ce qui la justifie — autrement dit encore l’affirmation

d’existence contenue dans l’énoncé « je pense, je suis » est-elle légitime ?

Faire le choix de la deuxième solution s’impose d’autant plus que Descartes ne présente pas

toutes les thèses de son système comme le résultat d’intuitions. Par exemple, il ne dit pas « Je

pense, donc Dieu est » : il prétend donner une preuve de l’existence de Dieu. Il y a donc bien une

particularité de l’intuition du « Je pense, je suis », et c’est ce qu’il faut cerner.

— Pourquoi le « je pense donc je suis » est-il légitime ?

Il s’agit maintenant, par rapport au paragraphe 1.1.2. sur la signification du cogito, de faire un

pas de plus : non pas seulement comprendre ce que le cogito veut dire, mais comprendre pourquoi il est justifié. Pour cela, on s’intéressera aux formulations les plus stimulantes du cogito.

Dans certaines formulations, Descartes ne rend en effet pas justice à ses propres découvertes.

Textes cartésiens beaucoup moins intéressants, où ce qui apparaît globalement comme premier

principe, c’est que « notre âme existe » (juin ou juillet 1646, AT IV p. 444) ou bien où il y a un

passage en 3e personne qui est bizarre et qui, là encore, met en avant l’esprit : « mens quae …

animadvertit fieri non posse quin ipsa interim existat » (AT VII, p. 12).

Or ce qu’on voudrait cerner c’est le cogito sans substance, le cogito avant la reconquête d’un

moi substantiel. Et en ce sens, rendre justice à la découverte de Descartes.

Pour répondre à cette question, on peut passer par le langage et s’intéresser à l’énoncé « je

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pense ». Quelles sont les caractéristiques de cet énoncé ? Il contient le pronom « je », qui a une

particularité : on ne peut pas dire « je » sans qu’il y ait effectivement un « je » ; dire « je » suppose implicitement une existence, l’existence de celui qui parle. Pour le montrer, on va procéder pas à

pas.

1) Comparer différents énoncés négatifs concernant l’existence. Supposons que je dise :

« Vleu n’existe pas » : ? tant qu’on ne sait pas ce qu’est vleu

« Dark Vador n’existe pas » : V, on peut m’expliquer que c’est une créature de fiction et que, si une existence doit être attribuée à ce genre de créature, ce n’est pas la même qu’à nous.

« Dark Vador existe et n’existe pas » : F, contradiction « Nicolas Sarkozy n’existe pas » : F, on peut me réfuter en me montrant des videos, en

m’invitant à l’Elysée.

Supposons maintenant que ce soit NS en personne qui dise : « Nicolas Sarkozy n’existe pas ». Ce n’est pas seulement que c’est faux, c’est que l’énoncé lui-même semble contenir une

inconsistance en matière d’existence. Ce qui le montre, c’est que, supposons qu’il le dise, on attendrait une suite qui préciserait aux

yeux de qui et surtout en tant que quoi je n’existe pas : « Je n’existe pas [« … pour vous, à vos

yeux » = vous ne m’aimez pas, vous ne m’estimez pas suffisamment, vous ne vous occupez pas de moi etc.] [« … pour vous comme individu libre » = vous me considérez comme un être dépendant,

vous ne me reconnaissez pas le droit de juger par moi-même, etc]. Le fait qu’on attende ou qu’on sous-entende une précision montre bien qu’on ne prend pas l’expression au sens littéral.

Ce qui peut encore le montrer, c’est que, si NS voulait vous faire croire qu’il n’existe pas, il

pourrait le faire en se déguisant en Dark Vador, en se cachant sous la table, etc., mais pas en disant « NS n’existe pas ».

Deux choses à retenir de cette série d’exemples : i) c’est une inconsistance existentielle, pour NS, de dire « Je n’existe pas ».

ii) Cette inconsistance existentielle n’est pas une contradiction qui vient de la proposition

elle-même (comme lorsqu’on dit : « NS existe et n’existe pas »), c’est une contradiction qui vient du fait que ce soit NS qui prononce cette phrase. Autrement dit, ce qui compte pour qu’il y ait

contradiction, ce n’est pas la proposition en elle-même, mais l’acte de la prononcer, en tant qu’il est

rapporté à celui qui la prononce. (Et c’est pourquoi il n’y a pas inconsistance existentielle si c’est moi, ou un titre de journal, qui dit : « NS n’existe pas »).

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La linguistique et la philosophie du langage ont un terme pour désigner le langage en tant

qu’il peut constituer des actes : on parle de performatif. Ce que c’est qu’un performatif : dans certaines circonstances, institutionnellement ou socialement bien définies, la parole peut être un

acte ; ainsi, « oui » devant un maire. Au contraire, quand je dis « je marche », je n’accomplis pas

pour autant un acte. On peut donc résumer ce qu’on vient d’expliquer en disant : l’inconsistance existentielle

rencontrée si NS dit qu’il n’existe pas a un caractère performatif, autrement dit est lié à l’acte de

prononcer cet énoncé.

2) Si on a bien compris cela, une série de points coulent de source ensuite : — On peut transposer cela de la parole à la pensée. L’analogue de ce qu’est, pour la parole, le

fait de faire croire à quelqu’un qu’on existe pas en disant « Je n’existe pas » (acte public de parole),

c’est, pour la pensée, de se faire croire à soi-même qu’on n’existe pas en pensant « Je n’existe pas » (acte privé de pensée). C’est exactement aussi bizarre, et pour les mêmes raisons.

On traite « je pense » comme un énoncé. Ce n’est pas un énoncé verbal, il n’est pas nécessaire de dire « je pense » pour penser, et l’on peut très bien dire « je pense » sans penser. C’est

un énoncé mental pour ainsi dire, l’hypothèse sous-jacente étant que nos pensées constituent une

sorte de langage mental. Cette hypothèse d’un enchaînement ou d’un système de pensées qui aurait la structure d’un langage apparaît dans la formulation cartésienne :

Med 2, FA II p. 415-416 : enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition je suis, j’existe est

nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou [vel = c’est-à-dire] que la conçois dans mon esprit.

— « Je » constitue un cas particulier, en ce sens que « Je » se réfère par définition à celui

parle. Dans le cas examiné ci-dessus, on a bien dit : c’est lorsque c’est NS qui dit « NS n’existe

pas » qu’il y a inconsistance existentielle. Quand on dit « Je », on n’a pas besoin de cette précision : « Je n’existe pas » contient une inconsistance existentielle quelque soit celui qui le dise, puisque,

du simple fait qu’on dise « Je » il y a quelque chose qui existe comme un « Je », à la première personne.

— Si « Je n’existe pas » contient une contradiction, qu’il s’agisse d’un énoncé ou d’une

pensée, inversement « J’existe » est un énoncé qui est vrai au moment où il est prononcé, plus précisément qui est vrai du fait même d’être prononcé, on pourrait dire « auto-vérifiant » (Hintikka

dit « self-verifying »).

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Supposons que je m’enregistre disant « J’existe », que je laisse tourner le magnétophone,

sorte de la pièce et reçoive une météorite sur la tête : dans son dispositif même, le magnétophone se réfère au moment de l’enregistrement, où, disant « J’existe », j’existais effectivement. Donc au

moment de l’enregistrement, « j’existe » est bien auto-vérifiant.

3) Pour l’instant, on a analysé « J’existe », ego sum : mais quel rapport avec le début de

l’énoncé : cogito ? Autrement dit

— Puisque ego sum est autovérifiant, pourquoi Descartes ne dit pas simplement ego sum ? — Quel espèce de lien est le lien entre cogito et ego sum ?

En fait, on connaît déjà la réponse à ces deux questions : — Ce qu’on vient de dire montre qu’ego sum est un énoncé auto-vérifiant. Mais, s’il est pris

tout seul, on ne s’en aperçoit pas bien. Pour s’en apercevoir, il faut parcourir le chemin qu’on vient

de parcourir, et constater qu’il est inconsistant existentiellement de dire « Je n’existe pas ». En termes cartésiens : pour s’apercevoir de la force du « Je pense », il faut entreprendre de douter de

tout, jusqu’à son existence, et s’apercevoir que ce n’est pas possible, parce qu’on tombe sur une impossibilité (une inconsistance existentielle) : je ne peux pas douter et ne pas être.

— Du même coup, lien entre cogito et ego sum = lien non pas de déduction, mais lien entre

processus et produit, à condition de penser à un produit qui ne serait pas détachable du processus. Je suis pendant que je doute, je suis en tant que je doute : c’est inconsistant existentiellement de

penser que je ne suis pas quand je doute.

4) Conséquences de cette interprétation :

— dans ce qui précède, on a compris « je pense » en un sens assez étroit, comme se référant à l’acte de penser qui consiste à essayer de mettre en doute sa propre existence. Comme toujours,

Descartes est cependant riche de ses ambiguïtés, de tenir ensemble des choses qui sont distinctes : en l’occurrence, il donne souvent un sens très étendu à « penser » = n’importe quel acte de l’esprit,

voir, sentir, etc., dans la mesure où j’en ai conscience (et il y a là pour lui une sorte de tautologie,

puisqu’il affirme qu’il ne peut rien y avoir dans l’esprit qui ne soit conscient). Autrement dit, deux pôles possibles de l’interprétation du « Je pense » :

° un pôle en termes d’énoncé performatif, c’est ce qui a été développée.

° un pôle en termes de conscience ou d’introspection, qui peut s’appuyer sur les textes où Descartes dit qu’on peut dire « Je suis conscient que je marche, donc je suis », mais aussi sur tous

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les textes où Descartes donne un sens étendu à « penser » : ce à quoi il se réfère, c’est au sentiment

de soi qui résulte d’une série d’expériences en première personne. On a aussi besoin de cela, on ne peut pas l’exclure, les textes cartésiens sont des feuilletés ou des oignons.

— L’énoncé « je pense, je suis » est un énoncé qui ne vaut qu’au moment où on le prononce

ou on le conçoit :

Med 2, AT IX p. 19 et p. 21 : « (…) cette proposition : Je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois

que je la prononce ou que la conçois en mon esprit (…). Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de

temps ? À savoir autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je

cesserais en même temps d’être ou d’exister ».

Autrement dit, si l’affirmation « je pense donc je suis » est légitime et justifiée, c’est que cette

affirmation consiste seulement à dégager les présupposés en matière d’existence d’un énoncé comme « je pense » — ou si l’on veut ses conditions de possibilité.

— Pas de généralisation. On peut chacun en son nom propre faire le cogito, mais on le dénature si l’on dit : tout ce qui pense est. (Sans compter que c’est inaccessible la pensée des

autres).

— Cette première vérité va ensuite servir de modèle ou de paradigme pour dégager une

norme qui permet de juger si une autre vérité peut ou non être admise comme vraie. Dans la suite,

Descartes se demande en effet : qu’est-ce qui caractérise le « je pense donc je suis » comme idée ?

Qu’est-ce que ça fait d’avoir à faire à une connaissance certaine ?

La caractérisation qu’il donne alors n’est pas une caractérisation formelle, mais une

caractérisation de l’idée par son mode d’apparence pour ainsi dire psychologique : c’est parce

qu’elle est claire et distincte qu’elle provoque en moi de la certitude, que j’en suis assuré.

DM 4, AT VI p. 33 : « Après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et

certaine ; car, puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en

quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui

m’assure que je dis la vérité sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je

pouvais prendre, pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement

sont toutes vraies ».

Deux commentaires à ce point :

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— le fait que la norme du vrai soit éprouvée sur un exemple singulier avant d’être dégagée en

général. Deux conceptions en général du rapport du singulier et du général : il faut d’abord

appréhender, voire définir, en général la beauté, la vérité, la bonté pour pouvoir juger si tel ou tel

particulier est beau, vrai, bon. Selon Descartes au contraire, le cas exemplaire vient d’abord. On

rencontre ici une variante de l’idée rencontrée à propos de la méthode : cette dernière est une

réflexion sur du déjà connu avant d’être une anticipation du pas encore connu. De même ici, on

commence par avoir à faire à du vrai avant de se demander ce qu’est la norme du vrai.

— Cette norme, c’est l’évidence, le clair et le distinct. (Descartes parle de « règle »). Le

principal problème à cet égard est le suivant. On a deux énoncés :

i) La règle de l’évidence : je ne dois accepter comme vrai que les connaissances évidentes ;

ii) La méthode du doute : il est possible que je sois créé de manière à me tromper toujours.

Qu’est-ce qui me garantit que (ii) n’est pas plus fort que (i), autrement dit, que je ne me

trompe pas quand je formule la règle de l’évidence ?

C’est ce problème qui apparaît dans des objections, qui reproche à Descartes d’avoir commis

le cercle suivant :

Pour prouver la règle du clair et distinct, on a besoin d’un Dieu non-trompeur,

Pour prouver que Dieu n’est pas trompeur, on a besoin de la règle du clair et distinct.

On y revient quand on a parlé de Dieu.

1.1.4. La question ontologique : ce qu’il faudrait pour passer du cogito à une substance

pensante distincte de la substance étendue.

Ce qu’on a fait jusqu’à présent : comprendre la signification du « je pense », et pourquoi il est

certain. Première fonction du « je pense, je suis » : servir de modèle pour toutes les autres vérités.

Descartes pense cependant trouver dans le « je pense » autre chose qu’un constat d’existence

ou même qu’un modèle de toutes les autres vérités — il pense y trouver l’essence de ce qui pense,

le fait que ce qui pense est une substance pensante (une âme) et, à ce titre, radicalement distinct de

la substance étendue (du corps). Dans le DM, le passage du cogito à la substance pensante est très

immédiat : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de

penser » (AT, VI, p. 33)

Mais c’est beaucoup moins immédiat que cela. Ce qu’il reste donc à faire : examiner, en

supposant établie la validité du « je pense, je suis », sur quels principes repose ce que Descartes en

tire, à savoir qu’il est une substance pensante réellement distincte de la substance corporelle.

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NB. une fois pour toutes : « âme » = esprit, en supprimant toutes les connotations

spiritualistes ; l’âme, c’est d’abord chez Descartes ce qui pense. Contextuellement, montrer la

possibilité de l’immortalité de l’âme n’est pas indifférent ; mais Descartes ne fait pas intervenir cela

dans ce qu’il s’efforce de montrer métaphysiquement. Mais, pour Descartes, « je suis, j’existe »

n’est pas seulement dans l’affirmation d’une état mental ponctuel, d’une existence instantanée qui

pourrait s’effacer parce qu’il nous arriverait de ne pas penser — il s’agit s’en tirer que je suis une

substance pensante. Ce qui est dire 1. être une substance, 2. être une substance pensante, plus

exactement encore une substance « dont toute l’essence est de penser ».

1. Dans la deuxième méditation, deux manières non exclusives d’effectuer le passage du « je

pense » à l’existence d’une substance :

1.1. Première manière, qui est métaphysiquement la plus démonstrative : recourir à un

principe ontologique général, qu’on peut appeler principe de substance, selon lequel tout attribut

suppose une substance, ou si l’on préfère, selon lequel le néant n’a pas de propriété.

Ce principe correspond à une détermination grammaticale de la substance. On part en effet de

la prédication « S est P », et on tire un principe ontologique général : de même que tout prédicat est

grammaticalement prédicat d’un sujet, de même tout attribut est ontologiquement attribut d’une

substance.

Métaphysique, Z 1, 1028a : dès qu’on a un attribut, on doit avoir quelque chose à quoi cet

attribut est attribué, à savoir une substance ; on ne peut pas avoir un prédicat qui flotte sans sujet, ou

un attribut qui plane sans substance.

Question posée par Aristote dans le passage en question : qu’est-ce que l’être ?

Différentes espèces d’être dont on dit qu’ils sont – mais pourtant, ils ne sont pas de la même

façon : ils peuvent être en tant qu’état (se promener, être assis), en tant que qualité ou quantité (être

blanc, avoir telle longueur), en tant que substance (Socrate, Sophie, le chien, la table).

Ce que veut établir Aristote : que la dernière espèce d’être, les substances, ont plus de densité

ou de consistance que les autres, qu’elles sont premières.

Pour l’établir, Aristote insiste sur le fait que, si le blanc et le se promener sont dits être, c’est

en tant qu’ils sont attribués à quelque chose. Ils ne peuvent pas être indépendamment de ce dont ils

sont dits. 1028a29 : « le bon et l’assis ne sont jamais sans cela [la substance] »

Appliqué au cas du « je pense », le principe de la substance donne : pour qu’il y ait une

pensée, fût-elle instantanée, il faut qu’il y ait quelque chose qui pense, et ce quelque chose est une

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substance. C’est démonstratif, mais

— encore faut-il admettre le principe de substance, et c’est ici qu’on pourrait à bon droit

objecter que Descartes se laisse un peu trop guider (comme Aristote, et ce ne sont pas les seuls) par

le langage.

— on n’a pas pour autant une substance pensante, ni pour autant une substance correspondant

au moi empirique (ce qui implique qu’il y ait plusieurs substances pensantes, autant que de mois

empiriques). En effet, on peut par exemple concevoir que

i) à chaque attribut correspond une substance :

(Je vois une rose) SophieA

(Je pense 2+2 = 4) SophieB

(Je doute si Dieu existe) SophieC

Avec toutes ces Sophies constituant des Sophies distinctes.

ii) à tout attribut concevable correspond une seule substance :

nous sommes tous manifestations de la même substance.

Bref : même en admettant le principe de substance, il reste à savoir où placer le cran de la

substantialité. Indépendamment d’une certaine expérience de soi comme durant dans le temps, il

n’y a pas de raison de penser qu’il y a plus de parenté entre (Je pense 2+2 = 4) et (Je vois une rose)

qu’entre (Je pense 2+2 = 4) et (Tu penses 2+2 = 4). Le principe de substance fait pointer vers la

substance, mais n’indique pas où la trouver.

1.2. Deuxième manière, qui est plus phénoménologique, et qui va faire la transition vers le

moi empirique. Constater que l’expérience qui est faite du « je pense » n’est pas si instantanée

qu’elle en a l’air, elle ne nous livre pas un « je » donné dans l’instant, mais un « je » qui dure dans

le temps et subsiste à travers la diversité de ses manifestations.

Deuxième méditation, AT IX p. 22 : « Ne suis-je pas encore ce même qui doute presque de tout, qui néanmoins

entends et conçois (…), qui assure et affirme (…), qui nie (…), qui veux et désire (…), qui ne veux pas (…), qui

imagine (…), et qui (…) sens (…) ? »

Abrégé des Méditations, AT IX p. 10 : « encore que tous ses accidents se changent, par exemple, qu'elle

conçoive de certaines choses, qu'elle en veuille d'autres, qu'elle en sente d'autres, etc., c'est pourtant toujours la

même âme ».

Ce qui intervient ici, c’est une détermination plus physique de la substance. La définition de

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la substance comme ce qui perdure et subsiste vient d’une analyse physique du changement. Si on

n’a pas une feuille, on ne peut pas dire qu’une feuille verte devient jaune, on peut seulement dire

« ici il y avait du jaune et maintenant il y a du vert ». Si on n’a pas un « je » qui perdure, on ne peut

pas dire hier je voulais une glace à la vanille, aujourd’hui je veux une glace au chocolat. Autrement

dit, en général, pour dire qu’il y ait du changement, il faut que quelque chose perdure sous les

changements : c’est très littéralement ce que veut dire « substance » : ce qui demeure sous, ce qui

subsiste. Principe physique de substance.

Pour appliquer cela au cas du « je pense », il faut que je m’expérimente et que je m’éprouve

— et c’est en cela qu’il y a quasi-phénoménologie — comme identique dans le temps, tantôt

doutant, tantôt comprenant, tantôt désirant, etc., durant dans le temps malgré les variations et la

diversité des accidents. L’application de ce principe suppose une expérience de soi comme durant

dans le temps ; s’il n’y avait pas cette expérience et que j’étais une succession de flashes

instantanés, je ne parlerais pas de moi comme durant dans le temps.

Deux remarques :

i) Descartes entend instaurer dans les Méditations une sorte de régime où les expériences du

« je » ont valeur démonstrative, ne sont pas seulement l’expression d’une conviction intérieure. On

a bien envie de lui opposer le dilemme suivant :

— ou bien on est dans le registre de l’expérience intérieure, et alors que faire de nos moments

d’absence à nous-mêmes ? Cette objection apparaît chez les lecteurs de Descartes avec les cas de

l’état fœtal ou de l’ivresse.

— ou bien on est dans le registre de la démonstration, et alors une expérience intérieure ne

suffira pas. Le problème est en effet que le « Je », tel qu’il est appréhendé dans l’expérience initiale

du cogito ou en tant que conscience intérieure, expérience de soi, ne constitue pas une connaissance

pouvant donner lieu à un énoncé du type « Je suis une substance pensante ».

ii) Cette expérience de soi comme durant dans le temps, il n’est pas évident qu’elle soit

l’expérience d’une substance. On peut bien au contraire concevoir (et c’est ce qui n’a cessé d’être

dit contre le moi substantiel de Descartes à partir de la fin du XVIIe siècle) que le moi est tout sauf

une substance.

Bref, pour passer du « je pense » à une substance pensante, Descartes s’appuie sur

— la définition métaphysique de la substance comme sujet des attributions,

— l’appréhension phénoménologique de soi comme persistant dans la durée.

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Ces deux éléments sont conjointement nécessaires pour obtenir la substance pensante.

2. Admettons tout cela. Il ne suffit cependant pas de passer à une substance pour distinguer

l’âme et le corps comme veut le faire la Sixième Méditation : il faut avoir deux substances

complètement distinctes l’une de l’autre, et en particulier exclure l’hypothèse matérialiste selon

laquelle la pensée serait l’acte non d’une substance pensante, mais d’une substance corporelle.

Cette hypothèse matérialiste correspond à notre manière spontanée de penser aujourd’hui, à

notre métaphysique naïve :

— d’un côté nous comprenons très bien ce que Descartes veut dire quand il évoque cette

conscience de soi qui nous accompagne dans notre existence, et nous voyons bien, aussi, que cette

conscience est saisie à la première personne.

— d’un autre côté, si nous nous demandons quel est le support de cette pensée, nous le disons

spontanément matériel, nous pensons que la substance de la pensée, c’est une substance corporelle,

plus précisément le cerveau.

L’hypothèse matérialiste existe également au XVIIe siècle, chez Hobbes et Gassendi.

Deuxièmes objections [Mersenne et un groupe de théologiens, qui ne partagent pas cette hypothèse, mais

estiment la démonstration de Descartes insuffisante], AT IX p. 97 : « Jusque-là vous connaissez que vous êtes

une chose qui pense, mais vous ne savez pas encore ce que c’est que cette chose qui pense. Et que savez-vous si

ça n’est pas un corps qui, par ses divers mouvements et rencontres, fait cette action que nous appelons du nom de

pensée ? (…) comment prouvez-vous qu’un corps ne peut penser ou que des mouvements corporels ne sont point

la pensée même ? Et pourquoi tout le système de votre corps, que vous croyez avoir rejeté, ou quelques parties

d’icelui, par exemple, celles du cerveau, ne peuvent-elles pas concourir à former ces mouvements que nous

appelons des pensées ? »

Troisièmes objections [celles de Hobbes], AT IX p. 134 : « De ce que je suis pensant, il s’ensuit que je suis,

parce que ce qui pense n’est pas un rien [Cela est une application du principe de substance, et Hobbes est

d’accord avec cette application]. Mais où notre auteur ajoute : c’est-à-dire un esprit, une âme, un entendement,

de là naît un doute. [D’où vient le doute : il est que Descartes confond l’intellection, autrement dit le « je

pense », ou la faculté de penser, et la chose intelligente, ou la substance pensante ] Néanmoins tous les

philosophes distinguent le sujet de ses facultés et de ses actes, c’est-à-dire de ses propriétés et de ses essences,

car c’est autre chose que la chose même qui est, et autre chose que son essence ».

2. Qu’est-ce qui permet d’affirmer que l’âme et le corps sont distincts ? C’est seulement dans

la sixième méditation que Descartes entreprend de répondre à cette question.

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Sixième méditation, AT IX p. 62 : « Et parce que je sais que toutes les choses que je conçois clairement et

distinctement peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que je puisse concevoir

clairement et distinctement une chose sans une autre, pour être certain que l’une est distincte de l’autre, parce

qu’elles peuvent être posées séparément, au moins par la toute puissance de Dieu (…). Parce que d’un côté j’ai

une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et

que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense

point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et

véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être et exister sans lui ».

Raisonnement donc. Ce je conçois comme distinct, Dieu peut le distinguer ; or je conçois

l’âme et le corps comme distincts ; donc mon âme est vraiment distincte de mon corps et elle peut

exister sans lui.

Trois questions se posent à propos de ce raisonnement :

i) À quoi sert Dieu ? Dieu est un opérateur de distinction, qui permet d’aller contre ce qui est

une évidence quotidienne : l’union actuelle de notre esprit et de notre âme. Ce qui est donné, ce à

quoi tout le monde croit (et encore plus les aristotéliciens) : que l’âme et le corps sont unis, qu’ils

forment à eux deux une seule substance, l’âme étant la forme de cette matière qu’est mon corps,

mais ni l’âme ni le corps ne pouvant exister l’un sans l’autre. Grâce au doute radical, on a pu

concevoir que corps et âme soient séparés ; Dieu permet selon Descartes de passer de cette

possibilité métaphysique à une réalité.

ii) Admettons que je conçoive mon âme et mon corps comme distincts, est-ce qu’il n’est pas

possible que je me trompe, et que, en fait, dans la mesure où je n’ai pas des idées parfaites de mon

âme et de mon corps, ce soit par erreur qu’ils m’apparaissent comme distincts ? C’est à cette

question d’Arnauld que Descartes répond en affirmant que nous avons les idées de notre âme et de

notre corps sont, sinon parfaites (cela est réservé à Dieu), du moins complètes : nous connaissons

différents attributs ou actes de notre âme (penser sous toutes ses formes : vouloir, penser, désirer) et

de notre corps (être étendu : figure, grandeur, mouvement) et ces attributs nous en indiquent

suffisamment sur notre âme et sur notre corps pour que nous sachions qu’ils sont distincts.

Quatrièmes réponses, AT IX p. 172 : « Quand j’ai dit qu’il fallait concevoir pleinement une chose, ce n’était pas

mon intention de dire que notre conception devait être entière et parfaite, mais seulement, qu’elle devait être

assez distincte, pour savoir que cette chose était complète. (…) Par une chose complète, je n’entends autre chose

qu’une substance revêtue des formes, ou attributs, qui suffisent pour me faire connaître qu’elle est une

substance ».

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iii) Le problème est cependant que nous ne connaissons pas les substances comme telles, mais

seulement leurs attributs ou leurs actes (tel état mental : je perçois du rouge, je pense, je rêve que je

me promène). Comment passer de cette connaissance des actes ou des attributs à la connaissance

des substances ? Il se pourrait bien qu’il existe des substances corporelles capables de penser, des

substances qui sont toutes entières définies dans leur corporéité, mais qui se manifestent par

différents actes, dont l’acte de penser. Réponse de Descartes : il doit y avoir une certaine affinité

entre les attributs et la substance, entre les actes et l’essence. Spécification du principe de substance

qu’on pourrait appeler principe d’appropriation : la substance est appropriée aux attributs qui la font

connaître — le seul argument en faveur de ce principe d’appropriation est que, si nous ne posons

pas cette appropriation, alors nous renonçons à toute connaissance de la substance.

Quatrièmes réponses, AT IX p. 173 : « Nous ne connaissons point les substances immédiatement par elles-

mêmes ; mais de ce que nous apercevons quelques formes, ou attributs, qui doivent être attachés à quelque chose

pour exister, nous appelons du nom de substance cette chose à laquelle ils sont attachés. Que si, après cela, nous

voulions dépouiller cette même substance de tous ces attributs qui nous la font connaître, nous détruirions toute

la connaissance que nous en avons ».

D’une certaine manière, c’est plein de bon sens : si l’on veut dire quelque chose de la

substance, il faut bien se fonder sur les manifestations de la substance, c’est tout ce que nous avons.

Mais ce bon sens est à moitié convaincant : on pourrait très bien dire que les substances sont par

définition inconnaissables, ou encore que dire d’un acte qu’il est acte d’une substance ayant les

propriétés de cet acte ne fait que projeter dans un substrat indéterminé les propriétés qui sont celles

de l’acte. Critique de la notion de substance par Locke.

Importantes conséquences de la distinction du corps et de l’âme. La distinction des qualités

premières et des qualités secondes, l’élimination des formes substantielles, le fait que les animaux

n’ont pas d’âme en découle directement. Cependant, comme on le verra sur certains exemples,

Descartes ne se contente pas de présenter ces thèses comme des conséquences de la distinction

réelle du corps et de l’âme. Par exemple, dans le cas des formes substantielles, il s’efforce de

donner des arguments pour croire à cette élimination : la distinction du corps et de l’âme constitue

la raison d’éliminer les formes substantielles, les arguments en faveur de cette élimination des

formes substantielles permettent de croire à cette distinction.

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Argument cartésien en l’occurrence : les formes substantielles sont des monstres, elles sont

présentées comme des substances dans les substances.

Argument qui ne porte pas exactement contre la plupart des scolastiques, pour lesquels la

forme substantielle n’est qu’une abstraction, qu’on peut penser à part mais qui n’existent pas à part

(ce qui est réel, c’est le composé de matière et de forme).

Mais, dans la théorie des idées de Descartes, si quelque chose est une idée vraie, alors il existe

à part. Il lit donc les scolastiques comme si ils avaient effectivement proposé de poser des

substances qui existent à part.

Pour conclure sur le cogito : on peut comprendre l’énoncé « je pense je suis ». On a beaucoup

de mal avec le passage à la substance pensante. Ce passage fait intervenir un principe ontologique,

le principe de substance, qui peut être questionné, ou une expérience de la durée intérieure, qui ne

conduit pas forcément à une substance. Dans la mesure où tout ce qu’on connaît de la substance ce

sont ses attributs, on peut penser qu’en fait, on ne connaît pas grand chose sur la substance, et que

l’objet à connaître n’est pas la substance, mais la collection des attributs.

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1.2. Les preuves de l’existence de Dieu

Remarques d’introduction :

i) Pourquoi c’est une démarche qui nous est étrangère : nous sommes post-kantiens, la

croyance (religieuse) et la raison sont deux choses distinctes pour nous.

ii) 1513 : c’est une erreur théologique de penser que l’immortalité de l’âme et l’existence de

Dieu ne sont pas des propriétés démontrables par la Raison.

— Pierre d’Ailly avait de fait affirmé que l’existence de Dieu n’était pas démontrable (ce qui

n’est pas dire que Dieu n’existe pas, mais qu’on ne peut pas le démontrer),

— Pomponazzi avait soutenu que l’âme humaine n’était pas immortelle, ou en tout cas, qu’on

ne pouvait pas le montrer par des arguments.

1.2.1. Remarques préliminaires

Deux espèces de preuves

Après Descartes, il est devenu classique de distinguer deux espèces de preuves :

— les preuves a posteriori, ie. les preuves qui remontent des effets aux causes.

— les preuves a priori, ie. les preuves qui partent des causes pour aller aux effets.

Dans le cas particulier de l’existence de Dieu, cela donne :

— la preuve a priori part de Dieu comme cause ; concrètement (si l’on peut dire) cela va être

une preuve qui va de la définition de Dieu à son existence. C’est une preuve de ce genre que donne

Descartes : on définit Dieu comme l’être parfait, ou comme cause de soi, et, de l’idée de perfection

ou d’être parfait, on tire l’existence de Dieu. La question majeure posée par cette preuve est celle de

savoir si on peut déduire d’une idée de x l’existence de ce x.

— la preuve a posteriori part des effets de Dieu, ici une des choses qu’il a créées, pour aller

jusqu’à Dieu. La preuve classique dans la tradition thomiste est une preuve de ce genre : soit une

chose quelconque, disons un bouton d’or. Ce bouton d’or a une cause, ce sont ses parents boutons

d’or, qui eux-mêmes ont une cause. Mais on ne peut continuer ainsi à l’infini, il faut une première

cause : cette première cause, c’est Dieu, en tant qu’il a créé toutes choses. Deux principes

métaphysiques constituent donc les ressorts (et les présupposés) de cette preuve : le principe de

causalité (tout effet a une cause), l’impossibilité de la régression à l’infini (il faut bien s’arrêter

quelque part, on ne va pas continuer comme ça).

Descartes recourt à ces deux espèces de preuves, et on examinera quelles sont les

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particularités de ses preuves à lui, tout en soulignant les problèmes généraux qu’elles posent. Deux

petites remarques avant de commencer :

La singularité de Descartes par rapport à Thomas d’Aquin

Expérimentalement, le fait que Descartes entreprenne de démontrer l’existence de Dieu

conduit les étudiants à dire qu’il fait de la théologie ou que c’est un auteur « mystique ». Ce n’est

pas du tout le cas ; Descartes refuse de faire de la théologie, et laisse entendre qu’il trouve assez

ridicules des questions proprement théologiques, sur le nombre d’espèces d’anges, etc. S’il entend

démontrer l’existence de Dieu, c’est en métaphysicien — c’est-à-dire uniquement par la raison

humaine. Bien plus, si on évalue la preuve a priori en fonction de ce qui existait alors, on

comprend que sa spécificité est de vouloir étendre à Dieu un type de preuve « rationnelle » qui ne

lui était jusqu’alors pas appliqué.

Chez Thomas d’Aquin

— Prémisses :

P1) L’essence de Dieu ne peut pas être définie conceptuellement (il n’y a pas de définition de

Dieu comme il y a des définitions de figures géométriques) et, conséquemment, l’esprit n’en a pas

de connaissance

P2) Dieu n’a pas de cause (Dieu est première cause ; on ne peut pas être cause de soi)

— Conséquences négatives quant au savoir qu’on peut avoir de Dieu :

C1) L’essence de Dieu n’est pas connue démonstrativement

C2) L’idée même d’une preuve a priori déduisant l’existence de Dieu de son essence n’a pas

de sens (puisqu’on ne connaît pas l’essence)

— Mais alors, on ne connaît pas Dieu ? Et si :

A1) Preuve a posteriori : on remonte à l’existence de Dieu depuis les effets

A2) Pour les bienheureux, les anges et quelques autres : intuition de Dieu (l’intuition est alors

comme une vision, pas une preuve géométrique ; elle porte sur l’essence comme sur l’existence).

Par rapport à Thomas, l’originalité de Descartes consiste à affirmer que nous avons une idée

innée de Dieu, qui nous donne une connaissance de l’essence de Dieu, et nous permet de déduire

de cette essence son existence. La comparaison est explicite dans les Méditations : l’idée de Dieu

est similaire aux idées de nombres et de figures, elle n’est pas perçue moins clairement et moins

distinctement qu’elles.

— il ne s’agit donc pas chez Descartes d’une contemplation mystique de Dieu, mais bien

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d’un savoir humain de Dieu, qui aurait la même espèce de démonstrativité que les mathématiques.

Décisif pour ce savoir est l’idée innée de Dieu que nous sommes supposés avoir : une idée qui

comprend ce que la tradition appelait une définition réelle.

Que reste-t-il à démontrer si, comme Descartes, on présuppose l’idée innée de Dieu ?

Les deux preuves partent de l’idée de Dieu comme être parfait, dont Descartes dit qu’elle est

innée. Mais, si nous avons cette idée de Dieu comme être parfait, pourquoi nous fatiguer à

démontrer l’existence de Dieu ? Selon Descartes, si notre idée innée de perfection ne suffit pas, et si

nous devons faire l’effort de démontrer l’existence de Dieu, c’est qu’il est possible de défigurer

cette idée en formant à son propos de faux jugements. Descartes ne pense pas tant aux athées

qu’aux anciens, qui, ayant plusieurs Dieux, monnayent en petites pièces leur idée innée de

perfection.

On peut employer une analogie pour comprendre la manière dont Descartes conçoit la

nécessité de ces preuves. Si nous comparons Dieu à un peintre et nous qu’il a créés à un tableau,

notre idée de perfection constitue, non pas la signature du peintre, mais sa manière et son style.

Lorsque le tableau est signé, on sait immédiatement qui l’a peint, on n’a donc pas besoin de

démontrer qui l’a peint et que celui qui l’a peint existe. Lorsqu’il n’est pas signé, il faut s’appuyer

sur la manière et le style du peintre pour montrer qui l’a peint, et cela nécessite un certain travail.

De même, on a de quoi remonter à Dieu à partir de notre idée de perfection, mais il faut un travail

de preuve pour cela.

1.2.2. La preuve a posteriori

Ce que c’est, en bref, que cette preuve : on part, encore une fois, de l’expérience du doute et

l’on remarque que douter, c’est avoir le sentiment de l’imperfection de sa connaissance.

a) Cette imperfection ne peut être perçue que sur fond de perfection : il faut que nous

ayons, antérieurement à notre perception de l’imperfection, une idée de perfection.

b) Cette idée de perfection est soumise comme toutes choses au principe de causalité.

c) Seul un être parfait peut être cause de l’idée de perfection.

Donc l’être parfait, c’est-à-dire Dieu, existe.

Pour reprendre les points un par un, et montrer sur quels présupposés ils reposent :

a) Cette imperfection ne peut être perçue que sur fond de perfection : il faut donc que

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nous payions, antérieurement à notre perception de l’imperfection, une idée de perfection.

Présupposé ici de Descartes : l’idée de perfection est antérieure à l’idée d’imperfection — comme

déjà dit, l’imparfait est perçu sur fond de parfait, pas le contraire.

Ce qu’on peut avancer contre ce présupposé : tout simplement le présupposé inverse, à savoir

que notre idée de perfection vient d’une négation de l’imperfection. Ce qui est donné d’abord, c’est

le fini et l’imparfait, pas l’infini et le parfait. C’est exactement ce qu’objectent à Descartes Régius

et un inconnu qu’on nomme l’hyperaspistes.

Que leur répond Descartes ? Il veut bien admettre que, à un niveau psychologique, nous

procédions par négation de l’imperfection et de la finitude pour imaginer le parfait, pour nous

représenter l’infini ; mais, dit-il, si nous n’avions pas en nous une idée positive de la perfection, ce

processus psychologique serait impossible. Autrement dit, il y a peut-être un processus

psychologique par lequel nous découvrons et explicitons l’infini à partir du fini, mais ce processus-

là suppose que nous payions une idée positive de l’infini. Autrement dit encore, la condition de

possibilité du fini est l’infini.

À Régius, 24 mai 1640, AT III p. 64, trad. FA II p. 244 : « j’affirme que ma nature ne pourrait être telle que je

pusse augmenter à l’infini par un effort de ma pensée ces perfections qui sont très petites en moi, si nous ne

tirions origine de cet être en qui ces perfections se trouvent actuellement infinies. De même que par la seule

considération d’une quantité fort petite, ou du corps fini, je ne pourrais jamais concevoir une quantité indéfinie,

si la grandeur du monde n’était ou ne pouvait être indéfinie ».

À l’hyperaspistes, août 1641, AT III p. 427, FA II p. 364-365 : « De ce que la limitation contient en soi la

négation de l’infini, c’est à tort qu’on infère que la négation de la limitation contient la connaissance de l’infini ;

parce que ce par quoi l’infini diffère du fini est réel et positif, et qu’au contraire la limitation par lequel le fini

diffère de l’infini est un non-être ou une négation d’être : or ce qui n’est point ne nous peut conduire à la

connaissance de ce qui est ; mais au contraire, c’est à partir de la connaissance d’une chose qu’on doit connaître

sa négation ».

La dernière fois, on avait rencontré des principes tout à fait métaphysiques baptisés principe

de substance et principe d’appropriation : on a ici un autre principe métaphysique, d’usage tout

aussi constant dans la métaphysique classique — l’être, le positif, le parfait ont plus de réalité que le

néant, le négatif, l’imparfait et ils viennent avant eux dans l’ordre ontologique et épistémique. Pour

lui donner lui aussi un nom, principe de la positivité de l’être.

b) Cette idée de perfection est soumise comme toutes choses au principe de causalité.

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Le point sur lequel la preuve a posteriori qu’on trouve chez Descartes diffère de la preuve

thomiste classique : l’effet dont on part n’est pas n’importe quel effet, un brin d’herbe par exemple,

c’est une idée.

Deux raisons à cela : d’abord, ne pas oublier qu’on n’a pas encore récupéré le monde ;

ensuite, reproche fait par Descartes à la preuve thomiste : elle remonte à un démiurge créateur, pas

au vrai Dieu, caractérisé par sa perfection.

Le problème, c’est qu’il ne va pas de soi d’appliquer le principe de causalité à une idée : en

général, et en particulier dans la preuve thomiste, il est appliqué à une chose « réelle », comme un

brin d’herbe ou un caillou. Pouvoir appliquer le principe de causalité aux idées suppose que

i) on attribue une espèce de réalité des idées. Pour les scolastiques en revanche, les idées n’ont

pas de réalité ; dans le processus de connaissance, il y a deux choses réelles et deux seulement,

l’esprit qui connaît et la chose connue.

ii) on précise comment le principe de causalité peut s’appliquer à des idées. En quel sens

peut-on dire qu’une idée est cause d’une autre idée, une idée peut-elle être cause de n’importe

quelle idée.

Dans les Méditations, Descartes est plus explicite sur ces deux questions que dans le Discours

de la méthode :

— les idées ont une certaine réalité, ce que Descartes appelle leur « réalité objective ». La

réalité objective de l’idée, c’est l’idée comme mode de la pensée : en tant que mes idées sont

miennes, elles se ressemblent toutes (ce sont toutes mes idées) et ont toutes la même espèce de

réalité (la réalité objective).

— ce dont on doit chercher la cause, c’est du contenu de l’idée, ce que Descartes appelle sa

« réalité formelle ». La réalité formelle de l’idée, c’est l’idée en tant qu’elle a un contenu déterminé

(ou qu’elle représente quelque chose de déterminé, Descartes semble considérer ces deux choses

comme équivalentes) : du point de vue de leur contenu, toutes mes idées ne sont pas identiques ; ce

qui distingue une idée d’une autre et fait que c’est cette idée et non celle-ci, c’est son contenu, sa

réalité formelle.

Attribuer aux idées une réalité objective, c’est leur attribuer une réalité.

Distinguer la réalité formelle de la réalité objective, c’est dire que toutes les idées n’ont pas le

même degré de réalité. Plus précisément, pour Descartes, ce qui détermine les différences entre les

degrés de réalité de deux idées, ce sont les choses auxquelles ces deux réalités se rapportent. Soit

deux présupposés :

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i) il y a différents degrés d’être entre les choses, il y a des choses qui ont plus de réalité que

d’autres (par exemple une substance a plus de réalité qu’un accident).

ii) la représentation conserve les degrés de réalité, en ce sens qu’entre les idées il y a

différents degrés de réalité correspondant aux différents degrés de réalité des choses.

Non seulement hiérarchie entre les choses, mais conservation de cette hiérarchie lorsqu’on

passe des idées aux choses. C’est quand même très bizarre.

c) Une fois ces précisions données, ce que conclut Descartes : seul un être parfait peut être

cause de l’idée de perfection.

Une fois encore, Descartes s’appuie sur la métaphysique classique. Corrélat en effet du

principe de causalité : l’effet ne peut pas être inférieur à la cause.

Mais, une fois encore, il l’applique d’une manière qu’il lui est propre, puisque l’effet c’est une

idée, et la cause de cet effet, c’est l’être que représente cette idée. Ou encore : non seulement toute

idée a une cause, mais cette cause doit être au moins aussi parfaite que le contenu de l’idée.

Si l’on admet tout ceci, alors une souris ne peut pas être cause de l’idée d’un être parfait, il

faut au moins un être parfait pour causer une idée comme celle d’un être parfait.

[Sur cette première preuve se greffe une variante, qui aboutira à une nouvelle définition de

Dieu comme cause de soi. Voir cours mss de licence sur la causalité].

1.2.3. La preuve a priori

La preuve a priori (car elle part de la cause), aussi baptisée par Kant « ontologique » car elle

repose sur l’être de Dieu, mais aussi connue comme la preuve de Descartes, parce que, même si

Anselme avait proposé une preuve de ce genre (en ce sens qu’elle part d’une définition pour aller à

un être), elle est connue à cause de Descartes.

Ce que c’est que cette preuve. Comme dans le cas de la preuve a posteriori, on part de l’idée

de perfection ; mais, alors que dans le cas de la preuve a posteriori, on cherche la cause de cette

idée, dans le cas de la preuve a posteriori, on analyse le contenu de cette idée :

Dieu est un être parfait,

or la perfection comprend l’existence,

donc Dieu existe.

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Les objections (ou les réfutations) de cette preuve :

a) Le concept d’« être parfait » est-il un concept non-contradictoire ?

Pour que la conclusion soit valide, il faudrait d’abord montrer la possibilité de l’idée de Dieu,

autrement dit que l’idée de perfection n’est pas contradictoire. Supposons en effet qu’elle soit

contradictoire, alors on partirait d’une prémisse du type [p et non-p]. Or on peut déduire n’importe

quoi de [p et non-p], il est logiquement valide que le faux implique le vrai et que le faux implique le

faux. Donc on n’aurait rien du tout démontré.

Pour Descartes lui-même, cette objection n’existe pas. Pour lui en effet, l’idée de Dieu est

innée. Or une des caractéristiques des idées innées est de se référer à une essence réelle — en

termes thomistes, de constituer des définitions réelles (≠ définitions nominales, elles comprennent

de surcroît la possibilité de la chose, sa capacité d’exister), autrement dit des définitions de choses

qui pourraient exister. Dès lors, il estime ne pas avoir à démontrer la possibilité de l’idée de Dieu :

dans la mesure où c’est une idée innée, elle se réfère à quelque chose qui peut exister.

NB. C’est vraiment le point central, sur lequel nous ne raisonnons plus comme Descartes :

selon Descartes, une définition peut être réelle au sens rappelé ci-dessus, une idée peut se rapporter

à une essence = non pas un quelque chose de vague, mais une réalité ; pour nous, les définitions

sont « par définition » nominales, les idées se rapportent à des abstractions.

C’est une objection qui apparaît dans les Secondes objections, 6ème point : il faudrait déjà

montrer qu’il est possible ou qu’il n’implique pas (dans la vocabulaire de l’époque : impliquer =

être contradictoire) que Dieu existe. Or cela ne va pas de soi, puisque, comme le dit Descartes lui-

même, Dieu est infini, il nous est incommensurable, et donc nous ne pouvons pas le comprendre.

De manière plus imagée, Leibniz, par exemple dans la lettre à Elizabeth de 1678, fait un

parallèle entre Dieu et la vitesse la plus rapide. On a une idée de vitesse, on l’absolutise, et on arrive

à une idée contradictoire, l’idée de la vitesse la plus rapide. Qu’est-ce qui garantit qu’il n’en est pas

de même pour l’idée de perfection ? Il faut donc selon Leibniz s’efforcer de montrer que l’idée de

perfection, requis pour donner une preuve de l’existence de Dieu, n’est pas contradictoire.

Ce que cela revient à dire : preuve pas fausse en son principe, mais incomplète.

[Pour Descartes, cette objection n’a pas lieu d’être.

Dans les Deuxièmes réponses, AT IX p. 119, il distingue deux sens du mot possible :

— le possible, c’est ce que je peux concevoir, possible pour moi, voire possible pour un être

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humain en tant qu’il peut en prendre une idée claire et distincte ;

— le possible comme non-contradictoire, possible en soi.

Descartes nie que cela ait du sens de prétendre arriver au possible en soi indépendamment

d’un esprit connaissant : le possible, c’est toujours un possible pour un esprit qui connaît. Si je peux

concevoir quelque chose comme l’être parfait, alors ce n’est pas contradictoire. Ce qu’il dirait

vraisemblablement à Leibniz : de la vitesse la plus rapide, justement, nous n’avons aucune idée.

Cela rejoint les questions que tu te poses à propos des vérités éternelles (troisième interprétation), et

il est vraisemblable qu’il y a une structure du problème analogue ici et là.]

b) L’existence est-elle un attribut ou une propriété quelconque ?

L’objection est que l’existence n’est pas une propriété comme le fait d’être rouge, ou d’avoir

un chapeau, etc. Pour la faire comprendre, trois versions, différentes dans les concepts mobilisés et

plus ou moins précises, mais allant dans le même sens.

On notera que Descartes affirmera explicitement que l’existence est une propriété comme une

autre en réponse à l’objection de Gassendi qu’on va examiner :

Cinquièmes réponses, Sur la 5ème, II, FA II p. 830 : « Je ne vois pas bien de quel genre de choses vous voulez

que l’existence soit, ni pourquoi elle ne peut pas être dite une propriété, comme la toute puissance, prenant le

nom de propriété pour toute sorte d’attribut ou pour tout ce qui peut être attribué à une chose ».

Pour Descartes donc quand on dit « il est existant », « existant » a exactement la même

fonction que « rouge », « ayant un chapeau » ou « tout puissant » dans « je suis rouge, ayant un

chapeau, toute puissante ».

D’autre part, toujours pour rester dans la logique de la preuve cartésienne, il ne faut pas

oublier que l’idée de Dieu est innée. En ce sens, elle donne une essence réelle, l’essence de quelque

chose qui peut exister. L’intention de Descartes n’était pas d’analyser des énoncés du type « il est

existant » : il pensait avoir affaire à une idée qui lui donne l’essence de la chose, une essence

portant en soi une charge de réalité, pas une chose vague d’un entre-deux mondes. Pour le dire

autrement, selon Descartes, la preuve ne consiste pas à passer d’une idée à une réalité ; elle repose

sur une idée qui a déjà de la réalité, et consiste donc seulement à passer d’une réalité (l’essence de

Dieu) à une autre (l’existence).

C’est ce qui était souligné plus haut à propos de définition réelle ≠ nominale. C’est capital.

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— Gassendi. L’existence n’est pas une perfection, mais la condition préalable de toute

perfection (ou imperfection, si on considère autre chose que Dieu) : pour avoir une perfection ou

une imperfection, il faut d’abord être — ce qui n’est pas ne peut être dit ni parfait, ni imparfait.

Cinquièmes objections, Sur la 5ème, II, FA II p. 762 : « Soit que vous considériez l’existence en Dieu, soit que

vous la considériez en quelque autre sujet, elle n’est point une perfection, mais seulement une forme ou un acte

sans laquelle il n’y en peut avoir. Et, de fait, ce qui n’existe point n’a ni perfection ni imperfection ; mais ce qui

existe, et qui outre l’existence a plusieurs perfections, n’a pas l’existence comme une perfection singulière et

l’une d’entre elles, mais seulement comme une forme et un acte par lequel la chose même et ses perfections sont

existantes, et sans lequel ni la chose ni ses perfections ne seraient point. De là vient ni qu’on ne dit pas que

l’existence soit dans une chance comme une perfection, ni, si une chose manque d’existence, on ne dit pas tant

qu’elle est imparfaite ou qu’elle est privée de quelque perfection, que l’on dit qu’elle est nulle ou qu’elle n’est

point du tout ».

Gassendi distingue donc :

i) l’existence, qui est une forme ou un acte constituant la condition préalable de toute

attribution,

ii) les perfections ou les imperfections, qui sont ce qu’on attribue une fois qu’on a établi

l’existence.

Ce qu’il affirme donc et qu’on gardera : l’existence n’est pas une perfection, un attribut

comme les autres.

Ce qu’il faut peut-être préciser : une perfection, c’est un attribut qui existe, autrement dit un

attribut dans une chose qui existe. Gassendi ne parle pas de l’attribution en général, mais de

l’attribution à des existants.

— Kant, CRP, II, 3, 4, Pléiade, I p. 1214-1215 distingue deux usages du verbe « être »

i) être comme copule, « Dieu est tout puissant », « il est rouge ». « est » lie alors deux

concepts, « Dieu » et « tout-puissant », sans ajouter rien ni à l’un ni à l’autre. Sa fonction est alors

de copuler, c’est-à-dire de joindre.

ii) être comme marqueur d’existence, « Dieu est », « le chapeau est ». « est » a alors pour

fonction de poser une existence, mais cette existence n’ajoute au rien au concept de ce qui est posé

comme existant. Comparaison faite par Kant : qu’un sac de cent thalers existe ou n’existe pas, cela

ne change rien au concept de 100 thalers.

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— Frege, Fondements de l’arithmétique, § 53, distingue les caractères et les propriétés d’un

concept :

i) caractères : ce qui décrit les propriétés des objets que ce concept subsume, ie. les propriétés

des objets auquel ce concept s’applique, leurs caractéristiques. Exemple : « être debout » ou

« parler » pour un animal humain, « cracher du feu » et « avoir des ailes » pour un dragon. Tous les

objets subsumés par le concept d’animal humain, tous les êtres que nous sommes prêts à appeler

« hommes » sont supposés avoir la station droite et le langage, et tous ceux que nous appelons

« dragons » sont supposés cracher du feu et avoir des ailes.

ii) propriétés : ce qui se rapporte à l’extension d’un concept, extension s’entendant comme

l’ensemble des individus qui sont conformes à ce concept. Exemple : l’extension des concepts

« homme » et « dragon », c’est, respectivement, l’ensemble de tous les hommes et de tous les

dragons.

L’existence en particulier n’est pas un caractère du concept, mais une propriété du concept,

elle ne se rapporte pas aux caractéristiques de ce concepts par rapport à d’autres (« parler » par

rapport à « cracher du feu »), mais au nombre d’êtres qui sont conformes à ce concept : elle signifie

qu’il y a au moins un être qui a les caractères par lesquels nous décrivons les hommes et les

dragons.

Dès lors, Frege décrit l’erreur cartésienne de la manière suivante. Descartes a confondu

propriétés et caractères du concept, il a traité une propriété du concept, l’existence, comme s’il

s’agissait d’un caractère.

Autrement dit et pour conclure : ce qu’on trouve chez ses trois auteurs, c’est l’idée que

l’existence n’est pas un attribut comme les autres, et donc qu’on ne peut pas plus prouver

l’existence de Dieu qu’on ne peut prouver sa propre existence ou celle d’un brin d’herbe. On existe

ou on n’existe pas, c’est une question de fait, pas de démonstration.

Ce qu’ils n’acceptent pas : l’idée comme idée innée au sens cartésien.

Ce qu’il faut affirmer de surcroît pour qu’on considère que la preuve ontologique de Dieu est

définitivement réfutée : que l’existence de Dieu se dit de la même manière que l’existence des

autres choses. En effet, un échappatoire qu’on trouve déjà chez Descartes, mais qu’on trouvera

aussi ultérieurement chez Hegel consiste peu ou prou à soutenir que le concept de Dieu est

spécifique en ce sens qu’il est le seul concept à contenir en soi, non seulement l’existence possible,

mais l’existence nécessaire.

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Premières réponses, AT IX p. 92 : « il faut faire la distinction entre l’existence possible et la nécessaire, et

remarquer que l’existence possible est contenue dans le concept ou l’idée de toutes les choses que nous

concevons clairement et distinctement, mais que l’existence nécessaire n’est contenue que dans la seule idée de

Dieu ».

On voit bien ce qui peut faire la faiblesse ou la force d’une telle affirmation :

— si on était en sciences, on parlerait d’hypothèse ad hoc, d’hypothèse destinée à sauver ce

qu’on a initialement commencé par poser, à savoir qu’il est possible de prouver l’existence de Dieu.

— ou bien on dit que toutes nos idées sont, en tant qu’elles sont des idées, des choses

équivalentes, ou bien on distingue certaines de nos idées.

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1.3. La doctrine de la création des vérités

Doctrine énoncée tout d’abord dans trois lettres à Mersenne d’avril-mai 1630, puis dans

quelques passages des réponses aux objections faites aux Méditations, et enfin dans un passage

d’une lettre à Mesland de 1645. Ce qui est remarquable à deux égards : d’un côté, c’est une doctrine

que Descartes formule très tôt, dix ans avant des premières publications, et qu’il conservera

jusqu’au bout ; de l’autre, Descartes n’en donne pas de développement systématique et autonome

dans ses traités (DM, Med, PP), mais seulement lorsque ses correspondants le sollicitent et qu’il est

mis à demeure de répondre à des objections. D’où le statut un peu paradoxal de cette doctrine dans

l’œuvre de Descartes : c’est une doctrine constante et fondamentale, mais on n’en a que des exposés

occasionnels.

On n’a pas les lettres de Mersenne, mais il est clair, d’après ce que lui répond Descartes, que

l’échange a commencé parce que Mersenne avait mentionné un ouvrage affirmant qu’il existe des

vérités éternelles et nécessaires, par exemple les vérités mathématiques, et déduisant de leur

existence sur un mode nécessaire et éternel leur indépendance par rapport à Dieu. D’après l’ouvrage

mentionné par Mersenne donc, Dieu même ne pouvait pas ne pas respecter des vérités comme 2+2

égale 4, Dieu même ne pouvait pas faire que la somme des trois angles d’un triangle ne soit pas

égale à 180°, etc.

(On ne sait rien de cet ouvrage, sinon qu’il semble n’avoir été imprimé qu’à 35 exemplaires et

avoir circulé secrètement, voir AT I p. 148-149. Les lettres avec Mersenne me semblent aussi

montrer qu’il ne s’agit pas d’un livre écrit par un métaphysicien professionnel, mais plutôt par

quelqu’un qui s’intéresserait aux sciences. Néanmoins, certaines des formules présentes dans ce

livre se trouvent chez le théologien jésuite Suarez, en particulier celles de AT I p. 149).

Dans les lettres d’avril-mai 1630, Descartes s’oppose aux thèses de cet ouvrage. Plus

précisément, il nie qu’il soit légitime de déduire de la nécessité et de l’éternité de ces vérités

qu’elles sont indépendantes de Dieu : il est bien vrai qu’il existe des vérités éternelles et

nécessaires, mais cela n’implique pas qu’elles sont indépendantes de Dieu. Tout le problème est de

savoir si la position cartésienne est effectivement tenable.

Pour bien comprendre ce problème, on procédera méthodiquement :

1) la thèse centrale : Dieu a créé les vérités comme il a créé les autres créatures.

2) fondement métaphysique : l’infinité et l’incompréhensibilité de Dieu.

3) précision épistémique ad hoc : les vérités sont créées, mais cela n’empêche pas que nous

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puissions les connaître comme éternelles et nécessaires.

4) paradoxe et problème concernant la modalité (et la temporalité) des vérités : comment les

vérités peuvent-elles être créées tout en étant nécessaires (et éternelles) ?

1.3.1. La thèse : Dieu a créé les vérités comme les autres créatures

Les vérités mathématiques que Mersenne appelle éternelles, pour être nécessaires, et même ce

qu’il y a de plus nécessaire, n’en ont pas moins le même rapport de dépendance à Dieu que les

autres créatures, elles dépendent de Dieu exactement comme n’importe quelle autre créature, Dieu

pouvait les créer ou ne pas les créer comme il pouvait créer ou ne pas créer ceci ou cela.

À Mersenne, 15 avril l630, AT I p. 145-146 : « Les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles,

ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C’est, en effet,

parler de Dieu comme d’un Jupiter ou d’un Saturne, et l’assujettir aux Styx et aux Destinées, que de dire que ces

vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout que c’est Dieu

qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume ».

Il faut bien voir ce que cela signifie. Pour un auteur du XVIIe siècle, ce n’est pas une thèse

philosophique de dire que Dieu a créé le monde, les cailloux, les choux et les hiboux, c’est là

quelque chose que tout le monde admet, quelque chose qui va de soi. En revanche, c’est une thèse

philosophique d’affirmer que Dieu a créé les vérités comme il crée les cailloux, les choux et les

hiboux. En effet, l’opinion la plus commune, c’est que Dieu a créé les existences, mais non les

essences : il pouvait créer ou ne pas créer ce caillou, mais il ne pouvait pas faire que 2+2 soit égal à

5 ou que le principe de non-contradiction ne soit pas vrai. Or justement, ce que soutient Descartes,

c’est que Dieu a créé les vérités, donc qu’il pouvait faire que 2+2 égale 5, comme il pouvait créer ce

caillou vert ou gris, ou encore ne pas le créer du tout. Quand on dit « Dieu est l’auteur de toutes

choses », il faut compter parmi les choses les vérités.

À Mersenne, 27 mai 1630, AT I p. 152 : « (…) il est certain qu’il [Dieu] est aussi bien auteur de l’essence

comme de l’existence des créatures : or cette essence n’est autre chose que ces vérités éternelles ».

D’où l’analogie des lois qui est employée immédiatement après le passage cité : de même

que, dans une monarchie absolue, un monarque a le pouvoir de décider librement quelles sont les

lois qui gouvernent son royaume, de même Dieu a le pouvoir de décider librement de ce qui est

vrai. « Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout, que c’est Dieu qui a établi ces

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lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume ».

(Évidemment, comme beaucoup d’analogies, cela suppose un peu ce qui doit être démontré.

Non seulement on se place dans une monarchie absolue, où le roi décide des lois sans consulter ses

sujets, mais on se place dans une monarchie indifférente au bien et au mal, où le roi n’est pas conçu

comme un berger, qui se soucie de ses moutons parce que son intérêt coïncide avec le leur. Dit

autrement, on se place dans le contexte d’une théorie radicalement conventionnaliste de la loi : il

n’y a pas de juste avant la loi, ce sont les lois qui introduisent la différence entre le juste et l’injuste,

le juste étant par définition ce qui est conforme à la loi et l’injuste ce qui n’y est pas conforme.)

Pour compléter cet exposé, il faut préciser que cette doctrine s’applique à bien des espèces de

vérités — donc pas seulement les vérités mathématiques dont parlait Mersenne, mais même des

énoncés de logique comme le principe de non-contradiction ou des normes morales. Ce point est

tout à fait explicite dans les réponses aux sixièmes objections :

Sixièmes réponses, 8, AT IX p. 235 : « Quand on considère attentivement l’immensité de Dieu, on voit

manifestement qu’il est impossible qu’il n’y ait rien qui ne dépende de lui, non seulement de tout ce qui subsiste

[ie. de tout ce qui est existant], mais encore qu’il n’y a ordre, ni loi, ni raison de bonté et de vérité qui n’en

dépende (…). Parce qu’il s’est déterminé à faire les choses qui sont au monde, pour cette raison, comme il est dit

en la Genèse, elles sont très bonnes, c’est-à-dire que la raison de leur bonté dépend de ce qu’il les a ainsi voulu

faire ».

Peut-on vraiment généraliser et soutenir que cette doctrine s’applique-t-elle à absolument

toutes les vérités ? Il est vraisemblable qu’elle ne peut pas s’appliquer à des vérités concernant Dieu

(Dieu existe, Dieu est infini, Dieu ne peut pas faire des créatures qui ne soient pas dépendantes de

lui, Dieu est immuable, etc.). Descartes ne discute pas explicitement cette question, mais on ne voit

pas comment comprendre autrement certains passages, par ex. quand il écrit que, quoique créées,

les vérités ne peuvent changer parce que Dieu est immuable : un tel raisonnement fait bien

intervenir l’immuabilité de Dieu comme une vérité à laquelle on ne peut pas toucher. Ou, plus

simplement encore, lorsqu’il appuie la thèse de la création des vérités sur l’idée que Dieu est infini :

la thèse même de la création de la vérité fait intervenir une vérité sur Dieu.

Si le raisonnement est exact, il y aurait deux degrés de vérités éternelles : les vérités éternelles

« normales », soumises à la thèse de la création des vérités ; les vérités éternelles « supérieures »,

qui concernent l’essence de Dieu et sont intouchables par principe. On peut chercher confirmation

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de l’idée qu’il y a des degrés de vérité dans le passage suivant :

À Mersenne, 27 mai l630, AT I p. 150 : « l’existence de Dieu est la première et la plus éternelle de toutes les

vérités qui peuvent être, et la seule d’où procèdent toutes les autres ».

Descartes semble effectivement vouloir introduire une distinction entre deux degrés de degrés

de vérité dans ce passage.

Une distinction de ce genre est cependant problématique :

— Littéralement, ça n’a pas sens de dire qu’une vérité est plus éternelle qu’une autre,

« éternel » n’est pas un prédicat qui admet des degrés — alors comment comprendre ce « plus

éternel » ?

— Dire que la distinction est entre des vérités éternelles qui concernent la nature de Dieu et

d’autres qui ne la concernent pas, ce n’est pas assez dire — comment reconnaître une vérité qui

concerne la nature de Dieu ? Est-ce tout simplement une vérité où figure le nom « Dieu » ? Mais

alors, que faire des vérités relatives à la création, qui font intervenir et Dieu et la création (en tout

premier lieu, la loi de la nature affirmant la conservation du mouvement, fondée sur l’immuabilité

de Dieu) ?

— Rapport avec Dieu comme cause de soi ? Déjà, il faudrait souligner que lorsqu’on dit que

Dieu est cause de soi, on abuse du terme cause, ou, en tout cas, on ne l’emploie pas comme à

l’ordinaire. De la même façon pourquoi ne pas dire qu’en parlant d’une vérité concernant la nature

de Dieu, on ne peut employer le terme « vérité » comme à l’ordinaire : justement parce que la vérité

serait créée par celui dont elle est la vérité. ≠ « Le chat est noir », ce n’est pas le chat qui fait la

noirceur, ni la noirceur qui fait le chat.

1.3.2. fondement métaphysique : la grandeur et l’incompréhensibilité de Dieu

L’origine de la réaction de Descartes contre le petit livre qu’évoquait Mersenne est, d’après

les passages déjà cités, l’idée que soutenir qu’il y a des vérités indépendantes de Dieu, des vérités

que Dieu même doit respecter, ce serait le limiter. Or limiter Dieu, ce n’est pas un coup

métaphysique autorisé selon Descartes : c’est aller contre sa définition même, qui est d’être infini,

certains textes disent « immense », d’autres parlent de la « grandeur » de Dieu. Deux points

nécessaires dès lors :

— préciser ce qu’il en est de cette infinité, immensité, grandeur de Dieu.

— montrer qu’il en découle que les vérités ne sont pas crées.

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De la grandeur de Dieu et comment la connaître

Pour tout dire, Dieu est si grand selon Descartes qu’il crée les règles de notre compréhension,

et est par là-même incompréhensible pour un esprit fini comme le nôtre. C’est ce que Descartes

écrit dans ces mêmes lettres de 1630.

À Mersenne, 15 avril l630, AT I p. 145 : « Nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, encore que nous

la connaissions ».

La distinction est ici entre connaître (ou savoir) et comprendre (ou concevoir). Cette

distinction est éclaircie par une analogie dans une lettre ultérieure.

À Mersenne, 27 mai 1630, AT I p. 152 : « Je sais que Dieu est auteur de toutes choses, et que ces vérités sont

quelque chose, et par conséquent qu’il en est l’auteur. Je dis que je le sais, et non pas que je le conçois ni que je

le comprends ; car on peut savoir que Dieu est infini et tout-puissant, encore que notre âme étant finie ne le

puisse comprendre ni concevoir : de même que nous pouvons bien toucher avec les mains une montagne, mais

non l’embrasser comme nous ferions un arbre, ou quelque chose que ce soit, qui n’excédât point la grandeur de

nos bras : car comprendre c’est embrasser de la pensée, mais pour savoir une chose il suffit de la toucher de la

pensée ».

Une analogie encore une fois avec du corporel : connaître ou savoir, c’est comme toucher du

bout des doigts une montagne ; comprendre ou connaître, c’est comme embrasser un arbre, c’est-à-

dire littéralement en faire le tour avec nos deux bras.

Pour comprendre ce que Descartes cherche à décrire par cette analogie, se souvenir de ce

qu’on a dit sur ce qui faisait la certitude d’une idée selon lui : il faut en avoir l’intuition, l’avoir

totalement sous son regard, l’embrasser par la pensée. On a déjà remarqué que cela posait le

problème de savoir comment une certitude était possible dans le cas d’une chose complexe ou d’un

enchaînement de vérités comme la déduction. La solution cartésienne était de décomposer la chose

complexe en choses simples : de chacune de ces choses simples, il est possible d’avoir une intuition

et ensuite, en faisant le va et vient entre ces intuitions simples, on obtiendra un substitut d’intuition.

Mais le problème de Dieu est qu’il n’est pas seulement complexe, il est disproportionné par

rapport à nous, tellement grand que nous ne savons pas comment le décomposer, comment

l’appréhender. La question est dès lors la suivante : comment pouvons-nous savoir quoique ce soit à

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son propos, à commencer par le fait qu’il est infini, donc trop grand pour que nous le comprenions ?

Et cela n’irait pas du tout de répondre à cette question que nous ne savons rien du tout à propos de

Dieu, puisque, comme nous le verrons, il est avec le « je pense, je suis » un des fondements de nos

connaissances en général. Ce que Descartes entend donc désigner par l’analogie entre Dieu et une

montagne, que nous ne pouvons encercler de nos bras mais dont nous appréhendons néanmoins

l’ampleur : un énoncé paradoxal, qui est qu’on peut avoir un certain savoir sur un être

fondamentalement incompréhensible.

Ce n’est pas le dernier de nos énoncés paradoxaux ; on va d’énoncé paradoxal en énoncé

paradoxal, parce que Descartes veut tenir ensemble des choses qui ne vont pas naturellement

ensemble (≠ discours de la double vérité). Le fondement métaphysique de la théorie de la création

des vérités est donc l’infinité de Dieu : c’est parce que Dieu est infini et immense que les vérités

sont nécessairement créées. Autrement dit encore, Descartes juge que les deux propositions

suivantes ne peuvent être maintenues toutes les deux sans contradiction :

i) Dieu est infini, tout dépend de lui.

ii) Dieu n’a pas créé les vérités.

Le caractère contradictoire de ces deux propositions ne va pas de soi. Des auteurs comme

Thomas d’Aquin et Leibniz les ont au contraire jugées conciliables : pour réaliser cette conciliation,

il suffit que les vérités soient une partie de Dieu, plus précisément qu’elles se situent dans son

entendement. Auquel cas, elles dépendent bien de lui sans être à proprement créées par lui.

Pourquoi donc Descartes ne se satisfait-il pas de cette solution ? On peut penser à deux raisons :

— la conciliation entre les deux propositions i) et ii) s’accompagne chez Leibniz par exemple

d’un certain intellectualisme, c’est-à-dire de la thèse que la faculté prééminente chez Dieu est son

entendement (il est omniscient avant d’être omnipotent). Or, on vient de le voir, Descartes refuse

l’idée qu’on puisse dire quoique ce soit des facultés de Dieu et de leur prééminence mutuelle : de

Dieu, nous savons une chose, c’est qu’il est trop grand pour que nous puissions en connaître

quoique ce soit. Autrement dit, on ne peut rendre ces propositions compatibles qu’à la condition de

dire quelque chose de positif sur la nature de Dieu : ce dont ne veut pas Descartes.

— Si les vérités sont nécessaires dans l’entendement de Dieu, alors, connaître que 2+2 = 4,

c’est d’une certaine manière connaître Dieu. Or, là encore, cela heurte l’idée d’une

incompréhensibilité totale de Dieu.

Dans le cadre du cours, notre comparaison est plutôt orientée par une réflexion sur la manière

dont la métaphysique fonde la physique chez Descartes. L’incommensurabilité entre nos esprits et

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Dieu peut être vue de deux manières :

— comme on l’a dit, du point de vue du métaphysicien, il s’agit de tout donner à Dieu,

d’affirmer que rien n’est hors de son pouvoir, que tous les êtres, y compris des essences, dépendent

de lui.

— du point de vue du physicien, il s’agit, précisément parce que Dieu nous est

incompréhensible, de dire qu’il n’y pas à le chercher dans la création. La création ne reflète pas

Dieu, elle ne l’exprime pas, elle n’a aucune valeur morale, elle est indifférente à Dieu.

Pour comprendre ce à quoi cette thèse s’oppose, on peut penser à Kepler. Selon Kepler, Dieu

n’a pas créé les vérités mathématiques, elles sont une partie de son essence. Toujours selon Kepler,

lorsque Dieu a créé le monde, il s’est conformé à ces vérités. Enfin, nous sommes capables de

comprendre les vérités mathématiques :

i) Il est possible de connaître les desseins que Dieu a eus lorsqu’il a créé le monde. Notre

esprit peut comprendre les desseins de Dieu, puisque ces desseins dépendent de vérités que Dieu

n’a pas créées. Ce n’est pas par hasard qu’il y a un nombre de planètes donné dans le système

solaire, ce n’est pas un hasard si la lune tourne autour de la terre qui elle-même tourne autour du

soleil, etc. : tout cela reflète un certain dessein que Dieu poursuivait, un maximum de bonté si l’on

veut, ce calcul du maximum ne nous est pas inaccessible.

ii) La connaissance du monde est un chemin vers Dieu. En comprenant les proportions

mathématiques qui règlent par ex. le mouvement des astres, on est d’une certaine manière en train

de contempler l’essence divine, puisqu’on va pouvoir comprendre comment, en fonction de vérités

mathématiques incréées qui s’imposent à Dieu aussi bien qu’à nous, il a choisi de créer non pas

n’importe quel monde, mais un monde qui soit bon. En connaissant le monde, on peut connaître

Dieu.

Exemple de cette position chez Kepler :

Ad Vitellionem, GW, vol. II, p. 10 : Neque animum explevi speculationibus Geometriae abstractae, picturis

scilicet Kai twn ontwn kai mh ontwn, in quibus pene solis hodie celeberrimi geometrarum aetatem transigunt :

sed geometriam per ipsa expressa mundi corpora, creatoris vestigia cum sudore et anhelitu secutus, indigavi [Et

je n’ai pas nourri mon esprit de spéculations de géométrie abstraite, d’images de ce qui est et de ce qui n’est pas,

dans lesquelles les plus célèbres géomètres d’aujourd’hui passent leur temps : mais, poursuivant les traces du

créateur en suant et soufflant, j’ai exploré les corps du monde qui expriment par eux-mêmes la géométrie].

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Harmonices mundi, III, ax. 7, GW, vol. VI, p. 104-105 : Geometria enim… Deo coeterna, inque mente divina

relucens, exempla Deo suppedavit […] exornandi Mundi. Cum igitur typum quemdam Creatoris sint complexae

suiis munijs : leges etiam cum Creatore easdem observant operis, ex geometriae desumptas [En effet la

géométrie, co-éternelle à Dieu et brillant dans l’esprit divin, fournit des modèles à Dieu pour orner le monde.

Puisqu’elles [les âmes] ont embrassé un certain type du Créateur dans leurs fonctions : dans leurs opérations,

elles observent les mêmes lois que le Créateur, prises de la géométrie].

Une sorte de va et vient donc entre le monde, les esprits et Dieu.

Des auteurs comme Galilée et Descartes pensent comme tout le monde à l’époque que Dieu a

créé le monde, ils pensent bien comme Kepler qu’on peut trouver des lois mathématiques dans la

nature. Mais ils ne voient pas le monde comme l’expression d’un dessein métaphysique, ils ne

pensent pas qu’on puisse aller du monde à Dieu ou le contraire. Dans le cas de Descartes, puisque

Dieu aurait pu créer d’autres vérités, et un autre monde, il ne nous est pas possible de le comprendre

en déchiffrant le monde, ou, inversement, de comprendre le monde à partir de Dieu.

1.3.3. précision épistémique ad hoc : les vérités sont créées, mais nous pouvons les connaître

comme éternelles et nécessaires.

Jusqu’à présent, on a tellement donné à Dieu qu’on peut se demander ce qui reste aux vérités

aussi bien qu’à nous, en particulier en quel sens elles peuvent encore être dites nécessaires

(comment quelque chose qui aurait pu être autrement peut-il être dit « nécessaire » ?) et comment

nous pouvons les connaître comme nécessaires (comment un savoir qui porte sur quelque chose qui

aurait pu être autrement peut-il être l’objet d’un savoir certain ?). Les paradoxes que nous allons

maintenant examiner viennent de ce que Descartes soutient que ce n’est pas parce que les vérités

dépendent de Dieu qu’elles ne sont pas nécessaires et que nous ne pouvons pas les connaître.

D’un point de vue épistémique, la thèse de la création des vérités éternelles ne veut pas dire

que nous ne pouvons pas connaître avec certitude ces vérités. Ce qu’ajoute en effet Descartes — et

c’est vraiment un ajout, pas du tout une conséquence logique directe de ce qui a été dit jusqu’à

présent—, c’est que, en même temps qu’il les a créées, Dieu les a imprimées dans nos esprits.

À Mersenne, 15 avril l630, AT I p. 145-146 : « Or il n’y en a aucune en particulier que nous ne puissions

comprendre, si notre esprit se porte à la considérer, et elles sont toutes mentibus nostris ingenitae, ainsi qu’un roi

imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets, s’il en avait aussi bien le pouvoir. Au contraire, nous ne

pouvons comprendre la grandeur de Dieu, encore que nous la connaissions, etc. ».

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Ajout ad hoc, qui permet de garantir que coïncident ce que nous pensons des choses et ce

qu’elles sont. Dieu crée un monde avec, d’un côté, 2+2 = 4 et, de l’autre, nous pouvant savoir que

2+2 = 4. Mais on voit bien qu’il y a là deux thèses distinctes, irréductibles l’une à l’autre et non

déductibles l’une de l’autre.

1.3.4. concernant la modalité et la temporalité des vérités : les vérités sont créées, mais elles

sont éternelles ou nécessaires.

Selon Descartes, la thèse de la création des vérités ne veut pas dire du point de vue de leur

modalité que ces vérités ne sont pas nécessaires, et, du point de vue de leur temporalité, qu’elles ne

sont pas éternelles. Il imagine un petit dialogue où quelqu’un viendrait objecter à sa thèse l’idée

que, si Dieu a créé les vérités comme un roi fait ses lois, il peut les supprimer ou les changer tout

aussi bien.

À Mersenne, 15 avril l630, AT I p. 146 : « On vous dira que si Dieu avait établi ces vérités, il les pourrait

changer comme un Roi fait ses lois ; à quoi il faut répondre qu’oui, si sa volonté peut changer. — Mais je les

comprends comme éternelles et immuables. — Et moi je juge le même de Dieu. — Mais sa volonté est libre. —

Oui, mais sa puissance est incompréhensible ».

Cinquièmes réponses, AT VII p. 380 [ici trad. FA II p. 827] : « (…) je ne pense pas à la vérité que les essences

des choses, et ces vérités mathématiques que l’on en peut connaître, soient indépendantes de Dieu, mais

néanmoins je pense que, parce que Dieu l’a ainsi voulu et qu’il en a ainsi disposé, elles sont immuables et

éternelles ».

Ce que soutient donc Descartes : ce n’est pas parce que Dieu les a créées qu’elles ne sont pas

éternelles et nécessaires ; ces vérités sont instituées librement par Dieu, mais elles sont nécessaires

et éternelles car elles ont été créées nécessaires et éternelles. Lorsque Dieu a créées les vérités, il les

a faites nécessaires comme il a créé la neige blanche ou le lion, courageux. De même que la neige

pouvait ne pas être blanche, de même, une vérité comme 2+2 = 4 pouvait ne pas être nécessaire,

mais il se trouve que, dans notre monde, la neige est blanche et 2+2 = 4.

Il y a là deux thèses, qui, mises ensemble, constituent un paradoxe :

i) toutes les vérités, en particulier les vérités mathématiques, sont instituées librement par

Dieu (instituées librement : donc elles peuvent être autrement),

ii) il y a des vérités nécessaires, par exemple les vérités mathématiques (nécessaires : donc

elles ne peuvent pas être autrement).

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Pour Descartes, il est impossible de renoncer à i) car ce serait renoncer à la grandeur infinie

de Dieu ; il est aussi impossible de renoncer à ii) car ce serait renoncer à l’idée qu’il y a des vérités

nécessaires, donc des connaissances certaines. On a donc bien un paradoxe, et le problème est de

savoir si on peut y échapper autrement qu’en se réfugiant dans l’asile d’ignorance que, comme il

s’agit de spéculations métaphysiques sur Dieu, tout est possible et rien ne doit plus nous étonner.

(Le problème a la même structure dans le cas de la temporalité : comment peut-il y avoir des

vérités qui sont à la fois éternelles et créées par Dieu ? Mais la discussion a eu lieu à propos de la

nécessité de ces vérités plutôt que de leur éternité. Sans doute est-ce que, d’un point de vue

historique et contextuel, on sait bien que la doctrine de la création est pradoxale : pourquoi Dieu,

qui est de toute éternité, a-t-il créé le monde à tel instant ? Aussi, dans ce qui suit, on se concentre

sur la question de la nécessité).

— Première hypothèse interprétative : les vérités nous apparaissent comme nécessaires, mais,

pour Dieu (donc en vérité, intrinsèquement et absolument), elles sont contingentes. Avec la thèse de

la création des vérités, Descartes aurait donc soutenu qu’il n’existe pas de vérité nécessaire et que

toute vérité est contingente : c’est nous qui jugeons que certaines vérités sont nécessaires, mais cette

nécessité est seulement épistémique, relative à nos facultés.

Deux problèmes au moins de cette interprétation :

i) Du point de vue des vérités mêmes, elle revient à dire que les vérités ne sont pas vraiment

nécessaires, qu’elles sont nécessaires en apparence seulement. Or cela ne serait pas satisfaisant pour

Descartes, puisque, ce qu’il souhaite, c’est une bonne vraie nécessité, une nécessité ayant de la

consistance. Cette interprétation est donc réfutée par tous les passages où Descartes dit qu’il existe

des vérités qui sont (et pas seulement qui nous apparaissent comme) nécessaires.

ii) Du point de vue de nous qui connaissons ces vérités que nous considérons comme

nécessaires mais qui en fait ne le sont pas, la question est de savoir où nous sommes supposés nous

placer pour concevoir autrement ces vérités que selon leur apparence de nécessité. Il semble que,

pour accepter cette interprétation, il faudrait réussir à définir la perspective d’où l’on va pouvoir

renoncer à l’idée que 2+2 = 4 est une vérité nécessaire. Mais, cela, Descartes ne le fait nulle part.

Il faut donc oublier cette interprétation.

— Deuxième hypothèse interprétative : distinction de deux espèces de nécessité/contingence :

i) nécessité/contingence-1, celle qui concerne Dieu lorsqu’il crée.

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ii) nécessité/contingence-2, celle qui concerne les choses qu’il crée.

Pour Descartes, il n’y a pas de nécessité-1 pour Dieu : dire que Dieu crée (une chose, une

vérité) et que Dieu est libre de créer, c’est la même chose — puisqu’il est omnipotent, Dieu n’est

soumis à aucune nécessité. La nécessité-2 existe en revanche pour certaines des choses créées, les

vérités nécessaires comme 2+2=4. D’où finalement : les vérités sont nécessaires (nécessité-2), mais

c’est librement (= pas de nécessité-1) qu’elles ont été instituées nécessaires. En un mot et dans les

termes de Descartes, elles sont nécessaires, mais pas nécessairement (= pas de nécessité-1)

nécessaires (nécessité-2).

À Mesland, 2 mai 1644, AT IV p. 118 : « Et encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires,

ce n’est pas à dire qu’il les ait nécessairement voulues ; car c’est tout autre chose de vouloir qu’elles fussent

nécessaires, et de le vouloir nécessairement, ou d’être nécessité à le vouloir ».

Les problèmes de cette interprétation :

i) est-ce qu’il est possible de donner un sens logiquement satisfaisant à « nécessaire » , de

sorte que quelque chose puisse être nécessaire sans être nécessairement nécessaire ? Il faut pour

cela recourir à des logiques permettant l’itération de modalités. En logique modale canonique : « il

est nécessaire qu’il est nécessaire que A » équivaut à « il est nécessaire que A ». Mais il y a des

logiques modales moins canoniques ; Descartes ne les connaissait pas, mais elles peuvent

rétrospectivement servir à mieux comprendre qu’il ne pouvait le faire ce dont il est question chez

lui.

ii) Qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Descartes affirme qu’il faut donc dissocier la

modalité de l’acte instaurant une proposition et la modalité de cette proposition. Nous pensions

qu’un acte libre produit par définition une proposition contingente (et un acte nécessaire, une

proposition nécessaire), il nous dit qu’un acte libre peut instituer une proposition nécessaire.

Analogie pouvant aider à comprendre cela : dans la conception contemporaine des

mathématiques, les axiomes et les règles de dérivation ne sont pas naturellement vrais, ils sont

choisis. Ce choix n’est pas totalement arbitraire et libre, il existe des contraintes (de simplicité, de

non-contradiction, etc.). Maintenant, une fois ce choix effectué, on opère à l’intérieur du système, et

l’on produit des vérités nécessaires à l’intérieur de ce système.

Si on poursuit cette analogie, il y a bien deux concepts de nécessité :

— une nécessité absolue, celle du mathématicien ou de Dieu qui instaurent les systèmes (qui,

en l’occurrence, ne sont pas nécessités)

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— une nécessité conditionnelle, celle de celui qui opère à l’intérieur du système.

Contrairement à ce qu’il en est dans la première interprétation, cette distinction n’est pas entre

vraie nécessité et nécessité apparente, mais entre deux formes de nécessité.

— Une troisième interprétation peut-être pourrait s’appuyer sur des passages qui ne sont pas,

me semble-t-il, commentés.

À Mersenne, 6 mai 1630, AT I p. 146 : « Nous pouvons assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons

comprendre, mais non pas qu’il ne peut faire tout ce que nous ne pouvons pas comprendre ».

Tout ce que nous pouvons comprendre : cela comprend en particulier les vérités nécessaires.

Nous pouvons assurer que Dieu peut les faire, autrement dit elles sont possibles. Il n’est donc pas

légitime de réfuter une proposition qui est nécessaire avec l’argument que Dieu a pu ne pas la faire :

il a pu ne pas la faire, mais, comme il a pu aussi la faire, l’argument est neutralisé.

Tout ce que nous ne pouvons pas comprendre : cela comprend en particulier les vérités

impossibles, par ex. le principe de non-contradiction. À ce moment, nous ne pouvons rien assurer,

ni affirmation ni négation, mais suspension du jugement. Il n’est donc pas légitime de soutenir que

quelque chose que je ne comprends pas est impossible pour Dieu — mais, en fait, cela ne change

rien, nous sommes bien obligés d’exclure ce qui est impossible pour nous. Donc une sorte de clause

de prudence sans effectivité : on donne à Dieu, mais cela ne change rien à rien pour nous.

Dans ce sens aussi la deuxième proposition dans la lettre à Mesland, qui est plus explicite.

À Mesland, 2 mai 1644, AT IV p. 118 : « Pour la difficulté de concevoir, comment il a été libre et indifférent à

Dieu de faire qu’il ne fût pas vrai, que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, ou généralement

que les contradictoires ne peuvent être ensemble, on la peut aisément ôter, en considérant que la puissance de

Dieu ne peut avoir aucune borne ; puis aussi, en considérant que notre esprit est fini, et créé de telle nature, qu’il

peut concevoir comme possibles les choses que Dieu a voulu être véritablement possibles, mais non pas de telle,

qu’il puisse aussi concevoir comme possibles celles que Dieu auraient pu rendre possibles, mais qu’il a toutefois

voulu rendre impossibles. Car la première considération nous fait connaître que Dieu ne peut avoir été déterminé

à faire qu’il fut vrai, que les contradictoires ne pussent être ensemble, et que, par conséquent, il a pu faire le

contraire ; puis l’autre nous assure que, bien que cela soit vrai, nous ne devons point tâcher de le comprendre,

pour ce que notre nature n’en est pas capable. »

Soit :

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Je vois qqch comme possible : c’est possible pour Dieu,

Je vois qqch comme impossible (et au premier chef, il n’est pas possible que le nécessaire ne

soit pas) :

— je raisonne comme si c’était impossible, parce que c’est ainsi que je raisonne

habituellement,

— mais, absolument, je ne peux rien conclure, c’est toujours possible pour Dieu.

[Voir aussi ton article sur l’atomisme, où il y a une interprétation neutralisante similaire.

Un premier pas serait fait si l’on comprenait ce que veut dire « créer une vérité ». Si

maintenant je mange, je crée la vérité « SR a mangé, etc. » : cela n’est pas un type de vérité

intéressant pour Descartes, tout simplement parce que non éternelle et nécessaire, mais le problème

est sans doute qu’on ne comprend absolument pas ce que peut vouloir dire « créer une vérité » pour

Descartes.]

Conclusion : la double face de la doctrine de la création des vérités éternelles

— D’un côté, cette doctrine signifie qu’on donne tout à Dieu : il a tout créé, même les vérités

et les essences, et ce dans tous les domaines (aussi bien les vérités morales que les normes morales

par exemple). Si 2+2 = 4, qu’il est bien d’aimer son prochain et de révérer Dieu, c’est un effet de ce

que Dieu a choisi. Ce que Dieu choisit est bon et vrai et non : Dieu choisit ce qui est vrai et bon.

— D’un autre côté, Descartes entend ne pas lâcher l’idée qu’il existe des vérités nécessaires et

que nous pouvons les connaître avec certitude. C’est pourquoi les paradoxes s’enchaînent, l’un dont

il n’est pas sûr qu’il soit résolu ni comment il serait résolu, concernant la modalité des vérités,

l’autre qu’il « résout » par un postulat : nous avons été créés avec la capacité de connaître

immédiatement les vérités nécessaires.

On dit souvent que Descartes est logique et systématique. En fait ce qui est bien plutôt vrai,

c’est qu’il ajuste tant bien que mal différents éléments, qui ne vont pas d’emblée ensemble, et que

c’est dans ces tentatives d’ajustement qu’il est philosophiquement créatif. Ce qui serait « logique »

et « naturel » en l’occurrence : si Dieu a créé les vérités et qu’il nous est incompréhensible, que ces

vérités soient contingentes et que nous ne puissions pas toujours les comprendre. Mais, pour

Descartes, ce serait renoncer à ce qu’il cherche depuis les Règles : la certitude dans les sciences. Ou

encore, ce que Descartes donne à Dieu (la création non seulement des existences, mais des

essences), il entend ne pas le perdre épistémiquement et ontologiquement (la possibilité d’un savoir

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certain qui porte sur des vérités nécessaires).

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Conclusion de 1. : le rôle fondateur de la métaphysique

Pour Descartes, la métaphysique, en particulier le « je pense », en tant qu’il révèle une

substance pensante et Dieu comme être absolument parfait, fondent les connaissances que nous

pouvons avoir.

C’est évidemment un énoncé qui nous paraît très étrange. Quatre précisions, non pas pour

faire disparaître totalement cette étrangeté, mais pour mieux la cerner :

1) Ce que cela veut dire que la métaphysique fonde la physique. En un sens trivial, cela veut

dire que la métaphysique vient avant la physique et qu’elle est à la base, comme les fondements

d’un édifice par rapport à l’édifice même, ou comme les racines par rapport à un arbre. On a déjà vu

que l’idée que Dieu est inconnaissable avait certaines conséquences quant à la manière de concevoir

les choses du monde et à la manière dont nous le connaissons. Est-ce qu’on peut très généralement

dire que l’édifice physique est conditionné en un sens fort par la métaphysique qui le fonde, que la

métaphysique détermine la physique ? Assurément non. Chez Descartes, on constate l’antériorité

historique et l’indépendance de la physique : Descartes a fait de la physique avant de faire de la

métaphysique, et il a pu, par exemple, détacher les Essais du Discours de la méthode. On semble ici

atteindre quelque chose comme une contradiction

— idée que la métaphysique fonde la physique,

— antériorité et relative autonomie de la physique.

Pour sortir de cette contradiction, on peut tout d’abord constater qu’il y a seulement une très

petite partie de la physique qui est déterminée dans son contenu selon Descartes par la

métaphysique : la thèse que la matière est étendue et les trois lois de conservation du mouvement.

En particulier, les lois de conservation du mouvement sont supposées se déduire de l’immutabilité

de Dieu. On peut aussi penser aux formes substantielles des scolastiques, qui n’existent plus parce

que, dans un système où il y a soit des substances étendues soit des substances pensantes, il n’y a

pas de place pour des substances qui ne sont ni étendues ni pensantes. Mais c’est tout. Si donc on

entend « fondement » comme impliquant une contrainte sur des contenus de connaissances, la partie

de la physique qui est fondée par la métaphysique est très petite.

En un autre sens cependant, toute connaissance, et donc en particulier toute connaissance

physique, est fondée sur la métaphysique par Descartes, en ce sens que, par ex., sans un Dieu

trompeur, on n’a pas de garantie quant aux connaissances. « Fonder » ne veut pas dire « déterminer

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dans son contenu », mais plutôt donner une garantie extérieure de certitude, assurer de loin que la

connaissance est possible. En ce sens, pour Descartes, ce n’est pas parce que Dieu ou le « je pense »

sont au fondement du système qu’ils sont partout. Au contraire, si l’on compare la fonction de Dieu

à ce qu’elle est dans d’autres systèmes métaphysiques du XVIIe siècle, elle est pour ainsi dire nulle.

Et ce qui vaut pour les choses vaut aussi pour la manière dont on les connaît : on doit faire le travail

des méditations métaphysiques une fois dans sa vie écrira Descartes à Elisabeth, et puis c’est tout,

on passe à autre chose.

Cette sorte d’interdiction à aller du monde à Dieu est très nette dans le rejet que Descartes fait

de l’usage des causes finales en physique. On va faire un détour par ce point pour examiner une

conséquence concrète de cette thèse métaphysique quant à la manière de faire de la physique.

Comment on va le faire :

i) rappel sur ce que c’est qu’une cause finale

ii) critique 1 : il n’y a pas de raison que Dieu ait créé le monde physique pour nous

iii) critique 2 : on ne peut connaître les fins de Dieu.

i) Ce que c’est que la finalité. Distinction entre la finalité interne et la finalité externe.

Finalité interne, d’après Aristote. Aristote distingue quatre espèces de causes : celui qui

demande quelle est la cause de la statue peut recevoir des réponses de quatre espèces distinctes. On

peut lui répondre que la cause de la statue, autrement dit ce qui a été nécessaire pour que la statue

advienne à l’être, c’est

- la matière dont la statue est faite, par exemple elle est de bois, de marbre ou d’argent.

- la forme de la statue, par exemple c’est une statue d’Athéna, de Zeus ou d’Hélène de Troie.

- la fin, ici ce sera la statue achevée qui guide l’action du sculpteur et littéralement la finalise.

- le moteur, c’est-à-dire le sculpteur lui-même.

Aristote effectue cette analyse d’abord dans le cas des êtres naturels, mais il pense qu’elle

vaut plus généralement pour toute espèce d’être. Lorsqu’on analyse la cause d’un être quelconque,

on tombe nécessairement sur ces quatre espèces de causes, pas une de plus et pas une de moins. Ces

quatre espèces de cause sont les conditions qui permettent qu’un être quelconque soit : on ne peut

pas en trouver d’autre, et, si l’une d’elle manquait, l’être en question n’existerait pas.

En particulier, cette analyse vaut non seulement des êtres artificiels comme les statues, mais

des êtres naturels comme les arbres. Celui qui se demande quelle est la cause d’un arbre recevra

quatre réponses, exactement comme celui qui se demandait quelle est la cause de la statue :

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— la matière de l’arbre, c’est-à-dire le fait d’avoir un tronc de bois et des feuilles d’une

certaine texture.

— la forme de l’arbre, et ici il faudra évidemment spécifier quelle est l’espèce de cet arbre.

— la fin, et là Aristote pense à l’arbre achevé qui constitue la fin de la graine, ce qui oriente

son développement de graine se transformant d’abord en pousse puis en arbrisseau

— le moteur, et là Aristote pense à l’origine de cet arbre, en l’occurrence un arbre de la même

espèce.

Il y a bien sûr une différence entre l’arbre et la statue. Dans le cas de l’arbre, la forme, la fin et

le moteur sont d’une certaine manière toujours des représentants de l’espèce de l’arbre en question,

on reste pour ainsi dire en famille. Il n’empêche qu’on doit maintenir, même dans ce cas là, les

quatre causes. S’il n’y avait pas eu d’arbre avant cet arbre, aucune graine n’aurait pu être

engendrée ; si l’arbre achevé ne finalisait pas le développement de l’arbrisseau, celui-ci n’aurait

aucune raison de grandir ; si l’arbre n’appartenait pas à telle ou telle espèce, il n’aurait aucune

raison d’être dit un platane plutôt qu’un chêne.

Pour Aristote, la cause finale, c’est donc la fin d’un être, le but qu’il doit atteindre pour

réaliser au mieux ce qu’il est : une cause finale se dit donc relativement à un être donné, on pourrait

dire que c’est un certain rapport d’un être à lui-même ou à la nature spécifique qu’il va atteindre au

terme de son développement. Ainsi la fin du processus qui conduit à la production d’une statue

n’est pas, par exemple, le plaisir du sculpteur : c’est la statue en tant qu’elle est achevée. De même

encore, la fin du processus de croissance d’un arbre n’est pas le fait que les hommes aient besoin de

bois pour se chauffer et pour construire leurs maisons, mais un bel arbre qui a bien grandi.

Au XVIIe siècle, cette analyse de la cause finale s’est transformée, principalement en raison de

l’idée que le monde a été créé par un Dieu tout puissant et que celui-ci a créé l’homme à son image.

On se trouve plutôt face à une finalité externe, en ce sens que les êtres ne sont plus supposés avoir

leur fin dans le développement de leur propre nature, mais réaliser des desseins de Dieu.

— le monde a été créé par Dieu, qui est pensé comme un artisan tout-puissant. Alors que

l’analyse aristotélicienne plaçait la fin de chaque être dans la réalisation de sa propre nature, le

monde physique des chrétiens est rapporté à un Dieu, qui a eu des fins comme un artisan qui

façonnerait une statue pour gagner de l’argent, ou pour se faire plaisir.

— dans ce monde créé par Dieu, l’homme occupe une place privilégiée, puisque Dieu l’a créé

à son image et que le fils de Dieu est un homme. L’homme est une créature privilégiée, qui

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constitue la fin de toutes les autres créatures : la pluie est pour l’herbe, qui est pour l’agneau, qui est

pour l’homme.

— ce qu’on vient de dire pour la pratique vaut de la théorie de la connaissance chez les

auteurs qui s’intéressent à cela. Pour Kepler par ex., l’homme créé par Dieu a été créé avec des

facultés qui lui permettent de comprendre quels étaient les desseins de Dieu lorsqu’il a créé le

monde ; c’est cette conviction qui guide par ex. le fait qu’il cherche des proportions partout en

astronomie.

Dans l’un et l’autre cas, la finalité s’est pour ainsi dire externalisée par rapport à ce qu’elle

était chez Aristote. Analyser quelle est la fin d’un être ce n’est pas dire vers quoi il tend et quelle est

sa perfection, mais préciser en quoi il est utile à l’homme et quelle est sa fonction dans les desseins

de Dieu.

La critique du finalisme qu’on trouve chez Descartes et d’autres penseurs du XVIIe siècle n’est

pas tant une critique du finalisme aristotélicien qu’une critique des finalistes chrétiens. Les

finalistes chrétiens font par deux fois preuve d’anthropomorphisme :

ii) Ils font preuve d’anthropomorphisme quand ils supposent que l’homme est la fin de la

création, comme si Dieu avait créé toutes choses pour l’homme.

PP III 3, AT IX p. 104 : « en quel sens on peut dire que Dieu a tout créé pour l’homme ».

Descartes distingue dans cet article l’ordre de la croyance et l’ordre du savoir :

— Dans l’ordre de la croyance, on peut bien croire que Dieu a tout fait pour nous, cela revient

à avoir des pensées pieuses et bonnes, ce n’est pas mauvais. Mais cela, c’est avoir un objet de

croyance, non chercher à connaître la vérité.

— Du point de vue de la connaissance des vérités maintenant, il faut distinguer deux sens de

la proposition « Dieu a créé toutes choses pour l’homme » :

+ un sens faible, et pour ainsi dire potentiel ou dispositionnel, qui est vrai selon Descartes,

c’est l’idée que Dieu a créé toutes choses et que nous avons comme êtres humains la singulière

capacité à les tourner à notre usage, nous pouvons nous servir de tout ce qui nous entoure, tirer

profit des choses de la nature.

+ un sens fort, qui est faux, c’est l’idée que Dieu a effectivement créé toutes choses pour

nous. Il n’est pas vraisemblable que Dieu n’ait pas eu d’autre fin que nous en créant le monde. Il

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serait donc impertinent d’appuyer sur cette croyance des raisonnements de physique, par exemple,

comme le faisaient certains aristotéliciens, d’affirmer que le copernicanisme est faux, parce qu’il

conduit à supposer un grand espace vide entre les planètes et la sphère étoilée, qui ne nous sert à

rien. Ce n’est pas parce que ça ne nous sert à rien que cet espace vide n’existe pas.

iii) Ils font preuve d’anthropomorphisme aussi en ce qu’ils supposent que nous pouvons

connaître les fins de Dieu par analogie avec les nôtres — autrement dit qu’il existe une certaine

commensurabilité entre l’esprit de Dieu et le nôtre.

Or, comme on l’a vu dans l’exposé de la doctrine des vérités éternelles, Descartes affirme que

Dieu nous est incommensurable, que nous ne pouvons connaître les fins qu’il s’est proposées en

créant le monde. Une conséquence immédiate de cette incommensurabilité, c’est que ça n’a tout

simplement pas de sens pour nous de chercher à déterminer quelles sont les fins que Dieu s’est

proposées en créant le monde.

PP I 28, AT IX p. 37, qui est en partie repris en PP III 2

La physique exclut donc le « pourquoi » au profit du « comment ».

Ce qu’il faut noter sur cette deuxième critique de l’anthropomorphisme inhérent à l’usage des

causes finales, c’est qu’elle admet deux limites. D’une part, Descartes ne condamne l’usage des

causes finales que dans un domaine limité, celui de la physique ; d’autre part, il n’affirme pas que

Dieu n’a pas de fin, simplement que nous ne pouvons pas les connaître. Spinoza au contraire.

Donc, deux arguments de Descartes contre les causes finales :

— les hommes ne sont vraisemblablement pas la seule fin de Dieu lorsqu’il a créé le monde, — ils ne peuvent pas connaître les fins de Dieu. Le deuxième point est directement lié à la

thèse que Dieu et nos esprits sont incommensurables.

2) Si cette garantie est extérieure, pourquoi en a-t-on besoin ? Pourquoi ne peut-on pas être

sûr de ce qu’on sait sans Dieu ? De fait, dans les Méditations elles-mêmes, différentes formulations (AT VII, p. 36, 69, 71 =

IX, p. 28, 56 x 2), toutes équivalentes cependant : si je ne sais pas que Dieu n’est pas trompeur, il

n’y a rien que je sache parfaitement ; la certitude complète de n’importe quelle chose dépend de la connaissance d’un Dieu non-trompeur.

Devant ces passages, une objection est adressée à Descartes : un athée ne sait-il pas tout aussi

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bien qu’un croyant que la somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits (Secondes

objections, AT IX p. 99 et Cinquièmes objections, FA II p. 766-767) ?

Ce que Descartes ne nie pas : l’évidence d’une vérité mathématique, quand je vois clairement

et distinctement que 2+2 = 4, c’est vrai au moment où je le vois et je ne peux en douter.

Mais, ajoute-t-il, tant que je ne suis pas sûr que Dieu n’est pas trompeur, il est possible que ce

que je crois vrai ne le soit pas.

Deuxièmes réponses, AT IX p. 111 : « Qu’un athée puisse connaître clairement que les trois angles d’un triangle

sont égaux à deux droits, je ne le nie pas ; mais je maintiens seulement qu’il ne le connaît pas par une vraie et

certaine science, parce que toute connaissance qui peut être rendue douteuse ne doit pas être appelée science ; et

puisqu’on suppose que celui-là est un athée, il ne peut pas être certain de n’être point déçu dans les choses qui lui

semblent être très évidentes, comme il a déjà été montré ci-devant ; et encore que ce doute ne lui vienne point en

la pensée, il lui peut néanmoins venir, s’il l’examine, ou s’il lui est proposé par un autre ; et jamais il ne sera hors

du danger de l’avoir, si premièrement il ne reconnaît un Dieu ».

L’évidence de l’athée suffit à le persuader que 2+2 = 4, mais il ne saura pas quoi répondre à

celui qui lui oppose qu’il a peut-être été créé tel qu’il se trompe toujours. Autrement dit, connaître

l’existence de Dieu, et surtout le connaître comme être parfait et non pas trompeur sert à répondre à

quelqu’un qui vous dirait : et quoi si Dieu était trompeur ? Il s’agit presque d’être sûr d’avoir le

dernier mot dans une dispute — comme si, sans Dieu, on était toujours implicitement menacé par

un adversaire peu scrupuleux qui serait capable de dire : « et quoi ? En fait, tu te trompes peut-être

si Dieu a décidé de te créer trompeur ».

À Régius, 24 mai 1640, AT III p. 64, trad. FA II p. 244-245 : la persuasion et la science sont opposées, la

première laisse quelque doute, la seconde ne laisse aucun doute en aucune circonstance. Descartes ajoute :

« Mais quand on a une fois bien compris les raisons qui persuadent clairement l’existence de Dieu, et qu’il n’est

point trompeur, quand même on ne ferait plus attention à ces principes évidents, pourvu qu’on se ressouvienne

de cette conclusion, Dieu n’est point trompeur, on aura non seulement la persuasion ; mais encore la véritable

science de cette conclusion ».

Mais l’importance du Dieu non-trompeur entraîne deux objections :

— le cercle,

— la possibilité de l’erreur.

3) L’objection du cercle, posée aussi bien à propos du « je pense, je suis » qu’à propos de

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l’existence de Dieu (resp. Deuxièmes et Cinquièmes Objections, AT IX p. 98-99 et p. 166-167).

Ce que c’est que cette objection : pour connaître comme vrai que je suis ou que Dieu existe, il

faut avoir le critère des idées claires et distinctes — or les idées claires et distinctes sont garanties

par Dieu et le critère est découvert à propos du « je pense » .L’objection consiste donc à dire qu’il y

a un cercle, en ce sens que la démonstration suppose ce que l’on veut démontrer :

i) L’existence d’un Dieu non-trompeur est dérivée de prémisses claires et distinctes.

ii) La véracité des propositions claires et distinctes est dérivée de l’existence d’un Dieu non-

trompeur.

Pourquoi il n’y a pas cercle selon Descartes. Pour qu’il y ait effectivement cercle, il faudrait

que i) assume que les prémisses, parce que claires et distinctes, sont vraies. Mais, cela, Descartes ne

le dit pas : la question est donc savoir ce qu’il dit, en particulier de déterminer ce qui fait que nous

admettons des prémisses CD. Deux interprétations possibles :

— les prémisses CD sont acceptées, parce que nous sommes ainsi faits que nous acceptons ce

qui se présente à nous comme CD, ce qui n’est pas nécessairement dire que c’est vrai. La véracité

du CD n’est dans ce cas pas supposée. Le doute hyperbolique est illimité, et s’applique aussi aux

propositions claires et distinctes.

Pb alors : pourquoi on en vient à penser que Dieu n’est pas trompeur ? Parce qu’on ne peut

résister à une proposition CD.

La proposition que Dieu n’est pas trompeur est une proposition particulière qui nous fait

« changer de niveau ».

— les prémisses CD sont acceptées, parce qu’il y a une classe particulière de propositions que

nous acceptons, celle des propositions CD justement.

Pb alors : pourquoi cette classe particulière de propositions ?

4) Dernier petit problème qui pourrait venir à l’esprit, et sur lequel on ne s’attardera pas :

l’origine de l’erreur

— Problème ontologique de l’erreur : comment Dieu qui est parfait et qui a créé toutes choses

a-t-il pu créer quelque chose comme l’erreur, qui n’est pas du tout parfaite ?

Cas particulier du problème de la théodicée :

i) Je suis capable d’erreur / il y a du mal dans le monde,

ii) Je suis créé par Dieu / le monde est créé par Dieu,

iii) Dieu est bon.

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Pb : comment un Dieu bon peut-il… ?

Face à ce problème, il existe différentes stratégies, en première approximation selon la

prémisse qu’on nie. On peut nier que Dieu existe, ou qu’il est bon. C’est « contextuellement »

impossible pour Descartes ; la première solution qu’il envisage est donc de nier la première

prémisse, autrement dit de dire qu’il n’y a pas d’erreur.

L’idée est tout simplement que l’erreur n’est pas un être, mais un néant, une absence, une

privation, une imperfection, une finitude. De même, analyse du mal dans toute la tradition

augustino-thomiste.

Limite de cette idée : l’erreur n’est pas seulement un non savoir, un silence, une absence, elle

est d’affirmer ce qui est faux. Dans le langage de l’époque, elle n’est pas seulement privation (ne

rien dire), elle est une négation (nier que A est A).

— D’où une analyse anthropologique de l’erreur, répondant à la question : pourquoi me

trompé-je pour ainsi dire positivement, ie. en affirmant quelque chose de faux ?

La réponse est dans le décalage entre deux facultés de l’esprit selon Descartes : l’entendement, qui

est fini ; la volonté, ie. précisément la capacité d’affirmer ou de nier, qui est infinie. Si nous nous

trompons, c’est parce que notre volonté va plus loin que notre entendement, ne s’en tient pas à ce

que l’entendement montre comme certain.

Si on revient à la présentation initiale, en termes de prémisses etc., cela revient à rendre

compatible l’hypothèse d’un Dieu bon et d’un Dieu qui me crée capable de me tromper. Dieu m’a

fait tel que je puisse me tromper.