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LIRE ET VOIR Le texte et le tableau Zola, L’Œuvre. Cézanne, l’œuvre Denis Bertrand Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis Après avoir gémi, crions vive le soleil, qui nous donne une si belle lumière. Je ne saurai que répéter, je suis tout à toi. Paul Cézanne 1 1. Sémiotique et littérature « L’écriture d’acier de Flaubert ! » Telle fut la réponse lapidaire de Greimas à la question qui lui fut un jour posée sur les raisons du choix qu’il avait fait d’écrire en français son œuvre théorique. Cette réponse contient l’essentiel des rapports entre sémiotique et littérature. Le propre de la sémiotique est en eet de pouvoir s’emparer, au moyen d’instruments conceptuels adéquats, de l’immatérialité du sens et de restituer ainsi son statut matériel attaché à une substance : un matériau, une architecture, une hiérarchie, des liaisons ordonnées, une durée de vie ancrée dans ses propres formants. La formule greimassienne peut être rapprochée d’une observation de Chrétien de Troyes qui, dans le prologue de son premier roman, Erec et Enide, vante les mérites de l’écrit sur la transmission orale et jure que son texte durera jusqu’à la n de la chrétienté parce qu’il y met, écrit-il, « une moult bele conjointure » 2 . Elle peut aussi être rapprochée de cette remarque de Paul Valéry (1974, p. 1024) : 1. Lettre à Emile Zola, 27 novembre 1884. 2. Chrétien de Troyes (v. 1170/1994, p. 3).

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LIRE ET VOIR

Le texte et le tableau Zola, L’Œuvre. Cézanne, l’œuvre

Denis BertrandUniversité Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

Après avoir gémi, crions vive le soleil,qui nous donne une si belle lumière.

Je ne saurai que répéter, je suis tout à toi.Paul Cézanne 1

1. Sémiotique et littérature « L’écriture d’acier de Flaubert ! » Telle fut la réponse lapidaire de Greimas à la ques tion qui lui fut un jour posée sur les raisons du choix qu’il avait fait d’écrire en français son œuvre théorique. Cette réponse contient l’essentiel des rapports entre sémiotique et littérature. Le propre de la sémiotique est en effet de pouvoir s’emparer, au moyen d’instruments conceptuels adéquats, de l’immatérialité du sens et de restituer ainsi son statut matériel attaché à une substance : un matériau, une architecture, une hiérarchie, des liaisons ordonnées, une durée de vie ancrée dans ses propres formants. La formule greimassienne peut être rapprochée d’une obser va tion de Chrétien de Troyes qui, dans le prologue de son premier roman, Erec et Enide, vante les mérites de l’écrit sur la transmission orale et jure que son texte durera jusqu’à la fin de la chrétienté parce qu’il y met, écrit-il, « une moult bele conjointure » 2. Elle peut aussi être rapprochée de cette remarque de Paul Valéry (1974, p. 1024) :

1. Lettre à Emile Zola, 27 novembre 1884.2. Chrétien de Troyes (v. 1170/1994, p. 3).

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Le secret ou l’exigence de la composition est que chaque élément inva riant doit être uni aux autres par plus d’un lien, par le plus grand nombre de liaisons d’espèces différentes. […] Tout est en présence, tout en échanges mutuels et modi fi cations réciproques.

Et, finalement, pour revenir en boucle à Flaubert, on peut rappeler sa fameuse décla ration d’intention dans une lettre à Louise Collet :

Ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache exté-rieure, qui se tiendrait de lui-même, par la force interne de son style, comme la terre, sans être soutenue, se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet, ou du moins où le sujet serait presque invisible si cela se peut 3.

La sémiotique peut être comprise comme la discipline de cette conjointure du sens, de ces liaisons et modifications réciproques, de cette force interne à l’expression qui en assure l’autonomie. Et les mots d’acier de la littérature auraient cette propriété unique d’en assurer la prise.

Le projet sémiotique n’a pourtant en lui-même rien de littéraire. La sémantique structu rale s’interroge sur les conditions de saisie et de description du sens, à l’échelle des unités signifiantes minimales. La méthode de leur mise à nu considère l’enveloppe immédiatement dilatée du mot. Cet élargissement indispensable à l’appré hension contextuelle de la signification a conduit au concept d’isotopie du dis cours et à la reconnaissance des structures narratives. Pas de littérature dans tout cela. Et pourtant, depuis l’étude de l’univers de Bernanos qui clôt Sémantique structu rale dans les années 1960 jusqu’aux travaux les plus significatifs ou les plus récents d’un bon nombre de sémioticiens (qu’il s’agisse de J. Geninasca, de Cl. Zilberberg, de J.-Cl. Coquet, de J. Fontanille, de F. Rastier ou de J. Petitot, entre beau coup d’autres), le corpus littéraire est apparu d’emblée comme partie pre-nante de l’entreprise sémiotique. Vivier inépuisable pour mettre à l’épreuve des modèles ? Multiplication de « boîtes noires » que la littérature est à même de faire sur gir, ouvrant à la sémiotique de nouvelles problématiques ? On pourrait en tout cas parler aussi bien de la littérature appliquée à la sémiotique que de la sémiotique appli quée à la littérature.

Cela s’explique peut-être par une communauté de position que le sémioticien et l’écrivain entretiennent avec le langage et la signification : ils ont, chacun dans leur ordre propre, la capacité de « voir la langue », selon l’expression de Roland Barthes. Ils marquent un arrêt sur l’évidence douteuse du sens, ils s’étonnent de l’efficacité de la communication, ils interrogent sans relâche la puissance des simulacres langagiers. A sa façon, le sémioticien sait se tenir sur la tranche des mots et apercevoir d’un même tenant les différents versants de la signification : le maté riau qui la façonne, l’image mentale qu’elle dessine, les déploiements du sens

3. Lettre à Louise Collet, du 16 janvier 1862, qui se poursuit ainsi : « Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière : plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau […] II n’y a ni beaux, ni vilains sujets […], il n’y en a aucun, le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. »

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qu’elle appelle. Les œuvres littéraires, explorant jusqu’à la limite du dicible toutes les possibilités de l’expression verbale, inventent l’inédit du monde. La littérature appa raît comme l’horizon indépassable du langage, là où l’expérience est la plus radi cale, où la confrontation avec les risques du non-sens est la plus fortement assu mée, où le regard de l’analyste est convoqué dans le laboratoire du langage en acte. Le sémioticien de la littérature interroge cette phénoménalité ; il cherche à aperce voir dans la pénombre des formes ce qu’elles lui disent du langage lui-même et qui n’avait pas été jusqu’alors envisagé.

Tous deux assument aussi le fait que l’imaginaire — aussi flou que soit ce terme — fait corps avec la langue, prolongeant du même coup ce lien à tout ce qui rattache le texte et l’histoire, l’écriture et la personne, dans le mouvement des poétiques. À l’arrière-plan de la langue ainsi refaçonnée, apparaît le paradoxe qui fait que la force et la pesanteur de l’usage se trouvent à leur tour en quelque sorte « forcées » par l’œuvre singulière. L’individualité du texte serait résistante à toute scientificité et s’opposerait alors au projet de l’entreprise sémiotique, dont la visée est, par définition, générale. Pourtant, le champ sémiotique dans ce domaine est clairement dessiné : il pourrait porter prioritairement sur le problème des poétiques, de leurs transformations, de leurs ruptures. Ainsi, la sémiotique se trouve dans un dialogue étroit avec la théorie littéraire lorsqu’elle aborde, à la suite de Lukàcs et de Ricœur, l’histoire de la mise en intrigue dans le champ romanesque, ou lorsqu’elle interroge le problème des relations entre description et récit, ou lorsqu’elle invente le concept de semi-symbolisme pour articuler les relations entre plans de l’expression et du contenu, définissant ainsi la poéticité 4. L’histoire sémiotique de la figurativité, tendue entre la structure immanente des sèmes qui l’orga nisent d’un côté, le problème sensoriel de la perception qui l’informe de l’autre, et les codifica tions que l’histoire de la littérature lui assigne enfin au fil des générations d’écrivains, est dans ce domaine d’une fécondité particulière. La sémiotique littéraire est, ou devrait être, une poétique générale.

Or la littérature est le discours qui, par fonction première, dénonce et révoque ces produits de l’usage : elle crée, elle invente, elle met, comme disait Proust repris par Deleuze, « une sorte de langue étrangère » dans la langue familière. C’est préci-sé ment ce parcours entre la convocation et la révocation qui permet d’appré-hender l’écriture littéraire. On se souvient du combat que Proust a mené contre la reprise imitative, illustré par les Pastiches de ses prédécesseurs les plus fameux sur la base narrative d’un fait divers (« L’affaire Lemoine »), afin de contrôler et d’évi ter la tentation d’imiter. Mais s’il déplace les stéréotypies verbales pour inven-ter, l’écrivain se convoque aussi nécessairement lui-même et c’est ce qui définit en partie ce qu’on appelle son style. Dès lors, la création littéraire qui a su révoquer

4. En sémiotique greimassienne, le « semi-symbolisme » définit le rapport de conformité entre des catégories du plan de l’expression et des catégories du plan du contenu, créant alors un effet de motivation sensible du contenu (Voir à ce sujet, A.J. Greimas, 1984, et 1986, entrée « Semi-symbolique (langage) », J.-M. Floch, 1995, et F. Polacci, 2012).

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les produits de l’usage pour faire œuvre originale s’érige à son tour en un modèle, les formes inventées contre les formes léguées deviennent convocables, la praxis énon ciative s’en empare, elles se sédimentent et finissent par former une nappe stéréo typée qui vient se déposer dans l’usage…

Peut-être est-ce un conflit de cet ordre qui opposera, en sous-main, les deux créa teurs Zola et Cézanne. C’est pourquoi nous allons ici tenter — autour des concep tions de la création picturale entre le roman de Zola, L’Œuvre, et les positions cézanniennes sur son art —, d’illustrer les tensions entre écriture et peinture. Nous cher cherons à montrer la pertinence d’une sémiotique simultanément littéraire et plastique, mobilisée comme un instrument critique pour éclairer quelques pro-blèmes d’ordre théorique, comme celui de la représentation, mais aussi d’ordre histo rique, comme celui, bien humain, de la rupture définitive entre le peintre et l’écri vain, deux amis de longue date, que la publication de L’Œuvre va justement pro voquer. Un problème de relation intersubjective, en somme.

Le fait est que la littérature, à travers ses genres et toutes les œuvres qui les débor dent, ne cesse de mettre sur le devant de sa scène énonciative la question du sujet. L’impulsion donnée par J.-Cl. Coquet à ce concept en sémiotique, à travers la déclinaison des instances, paraît décisive 5. On connaît sa cartographie des instances énonçantes  : le prime actant qui se scinde en sujet et en non-sujet selon le degré d’assomption du discours, leur relation avec l’objet modulée en quasi-sujet et quasi-objet par la présence du corps sensible et de ses prédicats « somatiques », le tiers-actant, figure de l’autorité rappelant le Destinateur de la sémiotique narrative, qui commande l’autonomie ou l’hétéronomie des sujets. On peut cependant aborder cette question des instances d’un point de vue moins stricte ment formel, en relation avec ce que la littérature nous montre de l’espace du sujet. C’est l’univers de la polyphonie énonciative, conçue comme une pluralisation d’instances interne au sujet de discours lui-même. Il y a celle qui fait entendre sa voix et occupe l’espace de la parole énoncée, mais il y a aussi toutes celles qui sont dans le même instant refoulées, candidates potentielles à la manifestation. On retrouve alors le sens premier du mot « instance », comme mise en attente, avec les connotations aspectuelles et passionnelles d’imminence et d’impatience. L’énon ciation apparaît du même coup, dans une perspective tensive, comme une compé tition d’instances. Une des propriétés de la littérature contemporaine est juste ment de scénographier cet espace, de le conduire à l’expression et de le rendre visible. Le phénomène est si manifeste qu’il est souvent retenu comme un critère dis tinctif de l’avènement du roman moderne à travers ce que Paul Ricœur appelle le récit du « flux de conscience », illustré par Proust, Joyce, Sarraute, Simon, etc. Or, cette scission de l’entité subjective et énonciative, si elle devient au xxe siècle une marque idéologique et esthétique de la modernité, fait partie depuis l’origine de l’exercice littéraire du langage. Développée sous forme tensive (co-présence, compé tition, conflit des modes d’existence), la sémiotique des instances trouve dans

5. J.-Cl. Coquet (2007, 2011).

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la littérature un vaste champ de recherches. Elle peut contribuer, c’est le cas que nous proposons d’étudier, à rendre compte des instances conflictuelles en jeu sous le rôle thématique et passionnel du peintre : Claude Lantier, le héros de L’Œuvre de Zola, dont les instances seraient incompatibles avec celles qui définissent le même rôle pour Cézanne, tel qu’il se dégage de ses écrits sur la peinture, des témoignages de ses contemporains et surtout de son œuvre elle-même.

2. Littérature, peinture : images sensibles du sensLe sujet, avec ses instances, se manifeste en littérature dans un espace qui est celui de la fiction, c’est-à-dire dans une version du monde particulière qui reste tout de même celle de notre perception, un monde débrayé qui fait cohabiter sans peine la présence et l’absence. Et on peut précisément parler d’espace littéraire dans la mesure où celui-ci s’installe sous nos yeux à travers des images. Une des pro priétés de la littérature est d’être un discours dont le contexte est incorporé, et il l’est préci-sé ment par son jeu figuratif d’images. L’œuvre littéraire donne les raisons suffi-santes de sa lisibilité et de son interprétation, et s’érige ainsi en modèle de la clôture du texte comme « tout de signification ». Dans le mouvement théorique actuel où est revendiquée la relation du sens avec le réel, où l’on oppose le « principe de réalité » au principe d’immanence, où l’on cherche avec la problématique du corps sensible à se tenir « au plus près » de la signification effective vécue, on pourrait consi dérer que la fiction présente d’une certaine manière une perspective inverse. Elle nous offre un véritable soulagement du contexte situationnel. Elle nous en distrait en réussissant, à chaque lecture, à provoquer la petite hallucination d’un monde de quasi-présence. Cette figurativité romanesque est imprécise, et l’indé-fi nition figurative est en elle-même décisive : c’est l’incomplétude des images qui auto rise leur débordement, c’est le vide des espaces entre les objets sélectionnés qui appelle leur « remplissage » imaginé, c’est le flou des limites qui génère l’aura dont sont enveloppées les figures mises en forme dans le texte. Plus encore, c’est cette imperfection foncière de la figurativité, même lorsqu’elle atteint ce que Greimas appelait l’« iconicité sulpicienne », qui commande les diverses voies de son ouverture : aussi bien vers l’abstraction, qu’elle soit allégorique, symbolique ou schéma tique, que vers la conflictualité de l’expérience sensible dont l’image peut être la génératrice. Nous entendons ici « image » dans ses acceptions les plus larges, compre nant aussi bien le produit de la vision que les figures qui tendent à s’y substi tuer, ou même les images qui prennent forme dans notre pensée à travers un concept. Là se situe le cœur de notre interrogation : les tableaux de Claude Lantier, repeints par l’écriture zolienne, n’auraient-ils rien à voir avec ceux de Cézanne, expli quant par là son rejet de L’Œuvre ? A travers ce cas particulier s’ouvre à nou veau, on le voit, la problématique de la figurativité du discours, essentielle à nos yeux, a fortiori dans le champ littéraire confronté au champ pictural, mais pourtant négligée par les diverses orientations théoriques actuelles. En effet, plus

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radicalement sans doute que le discours visuel, le discours littéraire est par défi ni-tion soumis à une obligation figurative.

Avec sa double valence, verbale et visuelle, le mot « image » nous ramène au cœur des questions que nous souhaitons ici poser : ayant développé son savoir-faire aussi bien sur les objets plastiques que sur les objets textuels, la sémiotique peut-elle contri buer à résoudre un problème de rencontre entre une œuvre littéraire et une œuvre peinte ? Peut-elle expliquer, avec ses moyens propres, un conflit qui reste une énigme de l’histoire littéraire et de l’histoire de l’art, celle de la rupture entre un romancier et un peintre également majeurs et jusque là amis intimes ? Peut-elle sortir de son plan d’immanence — celui des relations constitutives internes au langage qu’elle étudie — pour accéder à un autre plan — celui des relations réelles entre deux personnes — sans se départir de ses méthodes, en y trouvant au contraire l’instru ment d’une explication capable de justifier réciproquement le parti culier de l’œuvre et le général de la vision ? Par delà le cas que nous nous pro po sons d’étudier, nous souhaitons donc éprouver ici la pertinence de questions rela tives au statut même de la sémiotique comme démarche critique, en associant étroite-ment trois dimensions qui intéressent la théorie littéraire  : la confrontation avec l’écri ture dans l’analyse textuelle, la transversalité des langages et des esthétiques entre roman et peinture, la contribution à l’histoire littéraire et à ses énigmes 6.

3. La rupture, du texte au tableauRappelons les faits. L’histoire, à travers les bribes qu’elle a laissées (témoignages, pro pos supposés tenus, lettres), se déroule en trois temps qui attestent l’étroite rela tion entre les deux amis. Zola aurait déclaré à Ambroise Vollard :

J’ai tout fait pour galvaniser mon cher Cézanne, et les lettres que je lui ai écrites m’ont ému à un tel point que j’en conserve jusqu’aux moindres mots dans mon souvenir. C’est à son intention que j’ai produit L’Œuvre. Le public se passionna pour ce livre, mais Cézanne lui resta fermé. Rien ne pourra plus le sortir de ses rêveries ; de plus en plus, il s’éloignera du monde réel 7…

Plus tard, au cours d’une conversation avec le même Ambroise Vollard, Cézanne s’explique sur la brouille avec Zola. Il la fait remon ter au succès mondain de l’écri vain et au fossé qui s’est peu à peu creusé entre leurs modes de vie, bien avant la publication fatidique :

6. La sémiotique peut contribuer à éclairer, par ses méthodes, tel ou tel problème d’histoire litté-raire. Nous nous permettons de rappeler ici deux tentatives que nous avons effectuées dans cette perspective : l’explication de la fièvre d’attribution auctoriale des Lettres de la Religieuse portu gaise, célèbre texte anonyme du xviie siècle ; l’élucidation d’un problème particulier dans la genèse de La bête humaine de Zola, dû à l’intégration dans un seul roman des deux romans dis tincts intialement prévus dans le cycle des Rougon-Macquart, celui du chemin de fer et celui de la justice. Voir à ce sujet, D. Bertrand (2000, pp. 239-248, et pp. 80-93).

7. Propos présenté comme une citation authentique par Ambroise Vollard (1938, p. 116).

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[…] « Je n’allai donc plus que rarement chez Zola — car cela me faisait de la peine de le voir devenu si gnolle —, quand un jour la domestique me dit que son maître n’y était pour personne. Je ne crois pas que la consigne me concernât spéciale ment ; mais j’espaçai encore davantage mes visites… Et ensuite, Zola fit paraître L’Œuvre. »

Cézanne resta un moment sans parler, ressaisi par le passé. Il continua :« On ne peut pas exiger d’un homme qui ne sait pas, qu’il dise des choses

raison nables sur l’art de peindre 8. »

Entre ces deux moments, il y eut la fameuse lettre que Cézanne a adressée en retour au romancier, qui ne manquait jamais de lui envoyer un exemplaire de ses publi cations. Cette fois, la réponse se limite à l’accusé de réception du roman :

Gardanne, 4 avril 1886Mon cher Emile, Je viens de recevoir L’Œuvre que tu as bien voulu m’adresser. Je remercie

l’auteur des Rougon-Macquart de ce bon témoignage de souvenir, et je lui demande de me permettre de lui serrer la main en songeant aux anciennes années.

Tout à toi sous l’impression des temps écoulés.Paul Cézanne 9.

Après cette lettre, plus la moindre trace de relation. L’Œuvre est bien la cause de la rupture. La critique historico-biographique n’est pas avare d’explications  : elle rappelle la composition des « modèles » qui auraient été agencés par Zola pour construire le personnage du peintre Claude Lantier  : un peu de Cézanne, de Monet, de Manet, de Jongkill, d’André Gill, de Tassaert. Elle rappelle le rejet du roman par les peintres impressionnistes dans leur ensemble, accablés par le caractère dépressif du héros et désolés de cette dépréciation de leur univers qui émane globalement de L’Œuvre. Elle rappelle la déception et l’amertume de Zola devant ce qu’il considère comme une dégradation progressive du mouvement impression niste face à la montée du Symbolisme, alors qu’il avait été l’un des tout premiers à soutenir ce mouvement… Or, si on appréhende le problème à travers la confron tation des langages telle que la permet l’analyse sémiotique, avec d’un côté le texte romanesque et sa composante descriptive, de l’autre le discours pictural et le travail du peintre, on peut envisager une explication liée aux processus créatifs, en deçà des supputations référentielles, psychologiques ou sociologiques. Si l’on par vient, avec les mêmes instruments, à rendre compte de l’affrontement entre deux « théories » de la peinture, celle de Zola et celle de Cézanne, alors on pourra considérer que les « raisons » du conflit sont internes au faire scriptural et au faire pictu ral eux-mêmes.

8. Ibid. (1938, p. 116).9. P. Cézanne (1886, 2011, p. 32).

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Le texte de la lettre de Cézanne invite à aller dans cette direction  : il ne dit pas un mot sur le contenu du roman, ni sur sa thématique générale. Son unique objet est de mettre en scène le lien d’amitié, au seul nom du passé. Par trois fois — « témoignage de souvenir », « anciennes années », « impulsion des temps écoulés » — la mention du temps impose, à travers sa redondance et l’absence de tout contact avec le présent ou l’avenir, l’isotopie du révolu. Cette lettre, ultime mention d’une ami tié entretenue depuis l’enfance, marque donc une limite et devient un titre de pro blème. Alors même que le roman de Zola se présente, au cœur de l’obsession cézanienne, comme le premier roman de la création en peinture, celui qui a tenté de dépasser ce qu’observait le critique Bruno Foucart  : « le roman de la création pictu rale n’a donc toujours pas été écrit » 10, celui dont l’auteur a osé affronter l’acte de peindre à travers l’écriture, rien ne vient, chez Cézanne, en faire entendre l’écho. C’est donc bien à la hauteur de la création que se situe le conflit.

Puisque L’Œuvre est le roman de la gestation du tableau, nous proposons de centrer notre analyse sur ce problème avec ce qu’il implique en termes d’énonciation visuelle, en remontant du tableau « texte » à l’élaboration du « texte » tableau.

4. Le tableau « texte » : récit zolien4.1. Première description du tableau 11

Un long silence se fit, tous deux regardaient, immobiles. C’était une toile de cinq mètres sur trois, entièrement couverte, mais dont quelques morceaux à peine se dégageaient de l’ébauche. Cette ébauche, jetée d’un coup, avait une violence superbe, une ardente vie de couleurs. Dans un trou de forêt, aux murs épais de verdure, tombait une ondée de soleil ; seule, à gauche, une allée sombre s’enfon çait, avec une tache de lumière, très loin. Là, sur l’herbe, au milieu des végé tations de juin, une femme nue était couchée, un bras sous la tête, enflant la gorge ; et elle souriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d’or qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également nues, luttaient en riant, détachaient parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d’une oppo-si tion noire, il s’était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d’un simple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyait de lui que sa main gauche, sur laquelle il s’appuyait dans l’herbe.

L’ébauche du peintre, dans le texte définitif ci-dessus, est elle-même le résultat d’une ébauche de l’écrivain, conforme à sa méthode créative. Pour chacun des romans des Rougon-Macquart, le parcours, invariablement identique, conduit étape après étape de l’esquisse à la finition : « ébauche », puis « plan général », puis « premier plan détaillé », puis « deuxième plan détaillé » et enfin « texte définitif ».

10. B. Foucart (1983, p. 15).11. E. Zola (1886, pp. 52-53).

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Le texte et le tableau 131

Pour le premier plan détaillé correspondant au passage qu’on vient de lire, Zola a écrit ceci :

Une ébauche à peine indiquée avec des parties plus poussées. Une ride, un pré, avec des saules et des peupliers au fond. Et quatre femmes, l’une nageant encore, une autre sortant de l’eau, deux couchées sur l’herbe, l’une toute nue (jeune fille, celle pour qui servira la gorge et la tête de Christine), l’autre plus âgée, en chemise. Les taches des corps sur l’herbe dure. Plein soleil. La jeune brune, la vieille blonde. Il n’avait pas trouvé de corps jeune. Et dans le fond, tranquil lement, un batelier (jeune) qui a dû amener les femmes, vu de dos, en bras de chemise, les bras nus. Côté (obscène) qu’on lui reproche, et auquel il n’a pas songé.

Une analyse génétique peut interroger les différences textuelles entre les deux versions. Plus rien ne reste tel quel dans le texte définitif. Les phrases nominales du plan détaillé indiquent pour l’essentiel un programme d’écriture fondé sur la segmen tation des espaces, sur la dénomination et la disposition des objets, sur les oppo sitions formelles (« l’une… l’autre », « jeune » vs « vieille », « nue » vs « vêtue », les « femmes » vs le « batelier », etc.). Le plan du contenu figuratif l’emporte sur les énoncés relatifs au plan de l’expression, mais la seule mention des « taches des corps » se présente comme un appel aux phases ultérieures de l’écriture. La réfé-rence au motif des baigneuses, courant chez les peintres de l’époque et abon dam-ment décliné par Cézanne, met ici l’accent sur une double dimension narra tive : la scène présente les baigneuses au sortir du bain avec le batelier qui a été leur guide ; et le texte raconte l’histoire du tableau entre sa genèse (les modèles, le futur rôle de Christine) et sa réception sociale (le scandale d’obscénité). Le récit ne fait pas encore référence au traitement du motif par Manet dans « Le déjeuner sur l’herbe » (1863), emblème du Salon des « refusés », qui constituera à l’évidence le référent du tableau dans le texte définitif, tel que l’esquisse de Claude Lantier le montrera, dans son premier état, aux yeux des observateurs.

4.2. L’encadrementCette description s’ouvre sur l’énoncé « Un long silence se fit » qui marque un débrayage par rapport aux énoncés antérieurs. Cette proposition initiale fait surgir les unités du discours qui encadrent la description et commandent l’organisation globale du texte. Chez Zola, d’une manière générale, ces unités se succèdent et s’arti culent entre elles  : on passe du « récit » au « dialogue », de celui-ci à la « description » et on revient au « dialogue » qui se fragmente en « monologues » elliptiques, puis au « récit », etc. Ce mode de composition relève des stratégies de véri diction, propres à l’écriture « réaliste », par référentialisation interne des unités de discours : chacune prend son appui sur une autre et, à l’aide du tissu serré des reprises et des anaphores, devient le « référent » de la suivante. Ce procédé d’écri-ture assure la clôture du texte, et son autonomie.

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132 Lire et voir

Par ailleurs, la description du tableau est justifiée par le regard de l’observateur (« tous deux regardaient, immobiles »). Philippe Hamon a établi une typologie des procédures d’ancrage de la description chez Zola, toujours rapportée à une perception, à une action ou à un savoir qui motivent ainsi, et du même coup « natu ra lisent », l’apparition du discours descriptif 12. Cette description est donc en prise sur un point de vue interne au récit : le regard construit son parcours senso-riel en trois temps que structurent les plans successifs de la vision (« là… », « au fond… », « au premier plan… »), dans un aller et retour qui mime la perception d’un paysage.

Mais, plus encore, le cheminement du regard sur le tableau invite le lecteur à parti ciper à la genèse d’un langage, où l’énonciation visuelle qui se déroule articule les deux plans de toute semiosis, le plan de l’expression et celui du contenu. Cela commence avec la substance de l’expression (le cadre, les dimensions, la couverture de la toile par le matériau), puis vient le geste énonciatif du peintre (« jetée d’un coup, avec une violence superbe ») qui détermine la forme de l’expression (« ardente vie de couleurs »), et enfin les éléments du contenu qui figurativisent la description sous l’emprise des déictiques spatiaux (« à gauche », « à droite », « au fond ») et déploient leurs figures  : le cadre et les acteurs, opposant les deux iso topies, végétale (forêt, verdure, allée, herbe, végétations) et humaine (« une femme nue », « deux autres petites femmes, également nues »), qui fusionnent dans une même naturalité. Au terme du parcours, les deux plans du langage visuel s’entrecroisent faisant resurgir les formes de l’expression (taches, lumière, nécessité d’une « opposition noire ») comme l’élément directeur du sens dans la créa tion, déterminant l’apparition d’un « monsieur, vêtu d’un simple veston de velours », de dos.

La vision des observateurs se présente donc comme une lecture compétente du sens, entrecroisant les contenus figuratifs et narratifs avec les éléments de l’expression plastique. L’ensemble de ces procédés textuels — référentialisation, point de vue interne, construction d’un langage visuel — ne garantissent pas seule ment l’effet véridictoire, le « faire vrai » de la description, mais assurent aussi l’accom plissement et la finition du texte qui met en scène une vision interprétative. Cette dimension aspectuelle contraste avec l’histoire du tableau qui va suivre : elle le mettra, à l’inverse, sous le signe aspectuel de l’inaccompli.

4.3. Les états successifs du tableau : la narrativisation de la créationCar la description qu’on vient de lire est la première d’une longue série. Le même tableau fera l’objet, au cours de la première partie du roman, de neuf observations fra gmentaires successives  : à trois reprises au cours du chapitre II ; puis à quatre reprises au cours du chapitre IV ; et enfin par deux fois au sein du chapitre V.

12. Ph. Hamon (1981).

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Les trois descriptions du chapitre II, situées au début, au milieu et à la fin du chapitre, forment autant d’accents descriptifs qui scandent le déroulement narratif. L’état initial, analysé ci-dessus, sera suivi d’une séquence de réussite, puis d’une séquence d’échec. La réussite est toujours rapportée au regard des deux observateurs — Claude, le peintre, et Sandoz son ami, le romancier, qui vient de longuement poser pour l’homme de dos  : « tous deux regardèrent, de nouveau muets » 13. La séquence illustre par excellence l’ekphrasis, dans les différentes acceptions de ce terme  : à la fois description vive et animée, créatrice d’impression référentielle à la manière d’une hypotypose, puis description d’une œuvre d’art dans un texte, et enfin, suivant la définition proposée par Leo Spitzer, représentation de l’acte créatif lui-même : « Le monsieur en veston de velours était ébauché entièrement ; […] et la tache sombre du dos s’enlevait avec tant de vigueur, que les petites silhouettes du fond, les deux femmes luttant au soleil, semblaient s’être éloignées, dans le frisson lumi neux de la clairière 14. » Reposant sur le principe de référentialisation par ana-phore, l’effet de progression, fondé sur la réalisation d’éléments déjà connus du tableau, oriente la lecture vers le trait aspectuel de l’accomplissement. C’est ce que confirme ensuite le dialogue sur le titre, qui sanctionne l’achèvement : « Plein air », par référence directe au mouvement impressionniste.

Mais, nouvelle transformation narrative, voici que survient, plus tard, la séquence de l’échec. Elle est cette fois portée par l’agir du peintre lui-même  : « à pleine main, il avait pris un couteau à palette très large 15 ». Et celui-ci, bien conformé ment aux modèles de la narrativité, adosse son faire à une compétence modale dont les énoncés se succèdent en cascade : « Que voulait-il faire, maintenant que ses doigts raidis lâchaient le pinceau ? Il ne savait pas ; mais il avait beau ne plus pouvoir, il était ravagé par un désir furieux de pouvoir encore, de créer quand même 16. » Le couteau, figure métonymique du meurtre, sera l’instrument de la destruction  : « Et, d’un seul coup, lentement, profondément, il gratta la tête et la gorge de la femme. Ce fut un meurtre véritable, un écrasement : tout disparut dans une bouillie fangeuse 17. » Le motif de l’informe, essentiel dans l’esthétique cézannienne, fait ici son apparition, mais sous un mode d’existence exclusivement néga tif. On y reviendra.

Les séquences du chapitre IV renouvellent le même principe accentuel de la description : elle apparaît comme une scansion dans le récit. Mais cette fois la drama tisation s’intensifie, car l’observateur est d’abord Christine, la femme aimée du peintre, puis Christine et Claude, puis Claude enfin : par un effet de focalisation narra tive, ce sont désormais les acteurs de la tragédie de la peinture qui sont

13. E. Zola (1886, p. 68).14. Ibid.15. Ibid., pp. 78-79.16. Ibid., p. 78.17. Ibid., p. 79.

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confrontés à l’œuvre en train de se faire et de se défaire. Loin d’être une simple observa trice (« Et Christine, levant les yeux, regarda le grand tableau »), la femme découvre son statut de modèle (« Christine, tout de suite, se reconnut. […] Cette fille nue avait son visage, et une révolte la soulevait, comme si elle avait eu son corps, comme si, brutalement, l’on eût déshabillé là toute sa nudité de vierge 18. ») Bien au delà des contenus figuratifs, ce sont à présent les mouvements passionnels qui occupent le devant de la scène narrative  : pudeur offusquée, consentement, admi ra tion, frustration, haine et jalousie alterneront désormais, façonnant la rela-tion entre le créateur et son modèle qui deviendra sa maîtresse et son épouse. Le corps peint se substitue au corps aimé  : « Durant trois longues heures, il se rua au travail, d’un effort si viril, qu’il acheva d’un coup une ébauche superbe du corps entier 19 »… « achever une ébauche »  : étrange et significatif oxymore sous la plume du narrateur. Ne recèle-t-il pas une des clefs du malentendu entre les deux créateurs, le romancier et le peintre ? Quoi qu’il en soit, la multiplication des fra gments descriptifs sur un tempo accéléré, ainsi que le croisement des points de vue avec les centres d’action dans ce chapitre IV, accompagnent sur le plan de l’expression scripturale la dramatisation passionnelle sur le plan du contenu.

Les séquences descriptives finales du chapitre V assurent la clôture narrative de la vision : la sanction du public lors de l’exposition du tableau au Salon des Refusés. Cette sanction emprunte la forme la plus élémentaire du jugement esthétique, le rire. Il monte depuis l’entrée du Salon, et il culmine devant Plein Air : « Et, comme il pénétrait enfin dans la salle, il vit une masse énorme, grouillante, confuse, en tas, qui s’écrasait devant son tableau. Tous les rires s’enflaient, s’épanouissaient, abou-tis saient là. C’était de son tableau qu’on riait 20. » Et, de même que le texte présente l’événe ment sous l’aspect terminatif (« aboutissaient là »), c’est le titre lui-même qui, confirmant sa fonction de fermeture sémantique, condense avec le maximum d’intensité la séquence judicative du Destinateur social. Son humeur collective surgit dans le texte au discours indirect libre, mode de la participation énonciative dont Zola a fait une marque de fabrique de son écriture à la suite de Flaubert :

[…] un petit homme méticuleux, ayant cherché dans le catalogue l’expli ca-tion du tableau, pour l’instruction de sa demoiselle, et lisant à voix haute le titre : Plein Air, ce fut autour de lui une reprise formidable, des cris, des huées. Le mot cou rait, on le répétait, on le commentait : plein air, oh ! oui, plein air, le ventre à l’air, tout en l’air, tra la la laire 21 !

18. Ibid., pp. 116-117.19. Ibid., p. 141.20. Ibid., pp. 152-153.21. Ibid., p. 155.

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Le jugement du peintre qui, par deux fois, regarde à nouveau son tableau 22, est déformé par cette vision venue du monde social. Même méprisé, le regard critique environnant entraîne, par contagion, une instabilité et une confusion du regard que l’artiste porte sur son œuvre. Elles se manifestent notamment par des inversions évaluatives  : ce qui était réussite dans sa vision initiale devient à présent échec ; et inversement, ce qui était échec devient réussite  : c’est le cas de la femme nue, par exemple. Mais si, dans la complexité narrative et passionnelle du roman, ce jugement est fait d’appréciations contradictoires, entre abattement et fierté, il se condense en définitive dans une formule décisive à nos yeux  : « Ils ont raison de rire, c’est incomplet 23 », dit simplement Claude Lantier à Sandoz. La séquence de la moralisation qui clôt le schéma passionnel se superpose ici à la séquence de la sanction qui clôt le schéma narratif, renforçant encore cet effet de clôture. Cela nous conduit à faire l’hypothèse qu’un problème particulier hante litté ralement l’écriture de la vision chez Zola, et par delà, la réalisation même de l’œuvre jusqu’au cœur de sa théorie de la création artistique  : c’est le problème aspectuel de l’accomplissement, tendu entre finition et inachèvement.

5. Aspectualité et création : qu’est-ce que « finir » ?5.1. Un conflit aspectuelSi nous avons pris le temps d’un examen linéaire des séquences pour faire ressortir la narrativisation de la réalisation esthétique, c’est précisément parce que cette mise en récit apparaissait, dans l’œuvre romanesque, comme une contrainte décisive pour rendre lisible le processus de création. Mais on voit que la logique narrative qui en commande le déroulement conduit, sur un mode quasi canonique, à la construction d’un récit dans le récit, abouti, clos sur lui-même, trouvant dans son dis positif énonciatif et syntaxique les raisons de son efficacité d’ekphrasis. De plus, le tableau lui-même, objet central de ce récit, est présenté prioritairement sur le plan du contenu, à travers ses figures d’acteurs et d’actions (les femmes nues, la sortie du bain, l’homme revêtu), comme un mini-récit. Certes, les mentions des éléments plastiques abondent, mais ils sont eux-mêmes narrativisés dans le contexte des épreuves qui trament l’acte de création. Plus encore, le saut qui assure le passage du dernier plan détaillé au texte définitif est chez Zola un acte de finition  : là se nouent les chevilles ouvrières de la clôture (par le jeu des unités de discours, par les reprises et les procédés anaphoriques qui assurent la mise en mémoire du contenu narra tif et commandent sa progression). Il y a incontestablement chez Zola, artisan du roman qui a mis en place un dispositif de production invariable au fil des vingt romans de la série des Rougon-Macquart, un enjeu central autour de la finition.

22. « Et, les yeux élargis, attirés et fixés par une force invincible, il regardait son tableau, s’étonnait, le reconnaissait à peine, dans cette salle » (Ibid., p. 153) ; « Puis, il reporta un instant les regards sur le tableau » (Ibid., p. 157).

23. Ibid., p. 154.

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Or, un contraste constant s’établit dans L’Œuvre entre cet accomplissement de l’ordre narratif, de la causalité à la finalité, et l’inaccomplissement du tableau qui en est l’objet. Observable dans la première partie du roman consacrée au lent et douloureux parcours de création de Plein Air, ce problème devient plus crucial encore dans les parties suivantes : Claude Lantier finit par se suicider faute d’avoir pu achever une toile sur laquelle il peine depuis des mois. Un des accès de colère de Cézanne contre L’Œuvre, rapporté par Ambroise Vollard, porte précisément sur ce point  : « Comment peut-il oser dire qu’un peintre se tue parce qu’il a fait un mauvais tableau ? Quand un tableau n’est pas réalisé, on le fout au feu, et on en recommence un autre 24 ! »

On a déjà observé qu’il s’agissait là, plus généralement, d’un phénomène aspectuel. Peut-on considérer qu’il est de portée générale ? La « réalisation », mot essen tiel dans la terminologie théorique de Cézanne, implique-t-elle l’achèvement ? Quand peut-on décider qu’une œuvre est finie ? La relation entre accompli et non-accom pli, entre achevé et inachevé, est-elle vraiment pertinente pour envisager le pro cessus de création ?

Si on en croit, là encore, le témoignage de Vollard, il s’agissait d’un problème décisif dans le jugement que portait Zola sur Cézanne :

Mon cher grand Cézanne avait l’étincelle. Mais s’il eut le génie d’un grand peintre, il n’eut pas la volonté de le devenir. Il se laissait trop aller à ses rêves, des rêves qui n’ont pas reçu leur accomplissement.

Et, plus loin  : « Quand je pense à ce que mon ami aurait pu être, s’il avait voulu […] travailler sa forme, car, si on naît poète, on devient ouvrier 25. » Du reste, ce juge ment de Zola n’a rien de singulier. Il ne fait qu’accompagner les commentaires domi nants des critiques du xixe siècle à propos de Cézanne  : le fameux « non-fini » qui est la marque, selon Sandoz dans L’Œuvre, de l’échec de Claude Lantier reprend le discours critique de l’époque, résultant d’une praxis énonciative stéréo typée. L’inachèvement et l’incomplétude sont en effet, et de loin, les traits les plus redondants des commentaires critiques sur l’œuvre de Cézanne, presqu’invariablement jugé « incomplet » comme l’atteste la revue des articles publiés après sa mort en 1906 26.

24. A. Vollard (1938, p. 116).25. Ibid., p. 111.26. Cf. « Cézanne et la critique », citations relevées dans le livre d’Amboise Vollard (op. cit.) après

la mort du peintre : « Ce qui frappe tout esprit impartial en examinant un tableau de Cézanne, c’est […] une impuissance absolue d’arriver au bout de la route » (Arsène Alexandre, Le Figaro, 25 oct. 1906, p. 135) ; « Il ne fit guère […] que des esquisses […] parce que la conformation de son œil ne lui permettait point de pousser l’esquisse la mieux venue jusqu’au définitif » (Thiébault-Sisson, Le Temps, 25 oct. 1906, p. 135-136) ; « Talent incomplet » (René-Marc Ferry, L’Eclair, 25 oct. 1906, ibid.) ; « artiste très incomplet » (Le Soleil, 25 oct. 1906) ; « artiste sincère, mais incomplet » (Bulletin de l’art ancien et moderne, 3 nov. 1906), etc.

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5.2. Du « modèle » au « motif »Deux notions permettent de mieux saisir l’enjeu du problème aspectuel  : celle de « modèle » et celle de « motif ». La question du « modèle » est transversale à L’Œuvre. Au premier chapitre, la rencontre de hasard entre Claude et Christine finit par faire de cette dernière, endormie, un modèle malgré elle ; au chapitre II, Sandoz pose comme modèle pour le monsieur à la veste de velours ; au chapitre III, les modèles se succèdent et, à travers eux, se définit le profil type de ce rôle théma tique ; au chapitre IV, Christine consent, par amour, à poser nue devant Claude pour l’achèvement du tableau Plein Air… Les scènes de pose, la patience et la souffrance du modèle forment, à travers leurs diverses occurrences, une trame insis tante dans L’Œuvre. On comprend ainsi que la notion de modèle devient cen-trale, véritable titre de problème dans l’esthétique zolienne, réunissant pour ainsi dire les trois définitions du terme  : sa définition mimétique, lorsque « modèle » signi fie l’imitation d’un objet ou d’une personne du monde naturel en vue de sa repré sentation, le modèle étant alors en relation avec la figurativité ; sa définition axio logique, lorsque « modèle » désigne la forme la mieux accomplie d’une valeur, paran gon de beauté ou de vertu, en relation cette fois avec la perfection du mieux et du plus accompli ; sa définition théorique, enfin, lorsque « modèle » désigne un schéma abstrait qui énonce les principes d’organisation et de clôture d’une diversité de phénomènes, comme un modèle narratif par exemple. La logique romanesque mise en œuvre par Zola mobilise bien, comme on l’a vu, ces trois acceptions. La logique picturale de Cézanne, définie par Lawrence Gowing comme « logique des sensa tions organisées » 27 en relève également, mais selon d’autres paramètres de perti nence.

C’est sans doute autour de la définition la plus concrète de « modèle » que les deux conceptions se rejoignent. Le peintre de la fiction, Claude Lantier, et le peintre réel, Paul Cézanne, sont également confrontés à la relation problématique et conflictuelle avec leurs modèles. Christine va se perdre dans la réification que ce statut lui inflige, et Cézanne, faisant du modèle son « esclave », en « usait […] comme d’une simple nature morte » 28 soumise à la lente exécution de la toile. Le témoignage de Vollard, lui-même modèle de Cézanne pour un portrait, atteste le dou loureux et interminable partage du labeur avec le peintre : les dates de la réali-sa tion, en sous-titre du célèbre chapitre qu’il consacre au récit de cette épreuve, suffisent à le signifier 29. Car la différence entre voir une chose de manière ordinaire et la voir pour la dessiner ou la peindre est considérable. Si le regard réifie dans le second cas l’objet de sa perception, c’est parce que la modalisation du regard est intensifiée par le vouloir voir. Paul Valéry souligne que « cette vue voulue a le

27. L. Gowing (1978).28. A. Vollard (1938, p. 94).29. Ibid., « VIII. Cézanne fait mon portrait (1896-1899) », pp. 87-99.

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dessin pour fin et pour moyen à la fois 30 ».Cézanne a fait de ce vouloir voir le centre de sa théorie de la peinture.

Mais les deux conceptions se séparent radicalement si on glisse du « modèle » au « motif ». La sémiotique a donné du motif une définition ethno-littéraire centrée sur les problèmes de la narrativité. Erigé en modèle théorique, le motif est ce bloc narratif et thématique pré-contraint, relativement autonome et fermé sur lui-même, qui peut migrer d’un récit à l’autre et d’un univers culturel à un autre, sous des habillages figuratifs variés (cf. le motif du « mariage » par exemple). La réalisation de l’œuvre selon Zola, définie par des conditions narratives plus ou moins figées, relève de cette conception du motif : de l’aventure de Claude Lantier résultera en effet, au sein du discours critique, le motif du « peintre raté ». Il en va très diffé remment de Cézanne qui utilise lui-même abondamment le terme « motif », mais dans un tout autre sens. Emile Bernard raconte sa première rencontre avec le peintre : « j’allais au motif, me dit-il, allons-y ensemble 31 ». Peindre sur le motif est une condition essentielle de la réalisation, mais le motif en question n’est ici qu’une structure d’accueil à la sensation, un objet qui renvoie les infinies variations de la lumière colorée que le peintre cherche à saisir. Forme fermée chez Zola, forme ouverte chez Cézanne, le motif est le signe de la séparation des deux conceptions de l’œuvre et de la création.

5.3. Figurativité et iconicité : enjeux du conflitAvançons d’un pas encore pour préciser cette distinction. La sémiotique a vu émerger ces dernières années une nouvelle approche du concept d’iconicité, à partir notamment des travaux de Jean-François Bordron 32. Confrontée au concept plus traditionnel de figurativité, l’iconicité éclaire non seulement les débats et les avan cées internes à la théorie sémiotique, elle nous permet aussi de mieux situer les enjeux du conflit dont nous cherchons les raisons.

La figurativité est ce qui, dans un discours verbal comme pictural, produit des impressions référentielles par coïncidence conventionnelle entre la signification lue ou vue et la signification perçue dans le monde naturel. En termes structuraux, la figurativité est liée à la densité sémique : plus cette densité est forte, c’est-à-dire moins les contextes de compatibilité de tel ou tel formant seront nombreux, plus l’effet figuratif et l’impression référentielle seront sensibles ; à l’inverse, plus cette den sité est faible, c’est-à-dire plus les contextes de compatibilité de tel ou tel formant seront étendus, plus l’effet d’abstraction sera manifeste. La poétique zolienne peut être efficacement analysée selon ce modèle. Les stratégies d’écriture, dont nous avons aperçu quelques principes opérationnels dans les analyses qui précèdent, sont au service de cette conception de la figurativité : on en déduit le « réalisme »

30. P. Valéry (1936, « Voir et tracer », p. 77).31. P.-M. Doran, éd. (1978, p. 54).32. J.-F. Bordron (2011).

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de l’écri ture, et son adéquation supposée au monde de notre perception, sur la base des conventions énonciatives, sémantiques et syntaxiques qu’elle met en œuvre pour faire paraître vrais ses énoncés.

L’iconicité, selon les propositions de Bordron, entend serrer de plus près la genèse du sens dans la perception. Le modèle de cette sémiose perceptive, qui emprunte à la phénoménologie plus qu’à la sémiotique peircienne en dépit de la termi no logie utilisée, propose de retracer cette genèse en trois moments : le moment indiciel, où émerge de l’indistinction la présence de qualités sensibles ; le moment iconique, où les objets perçus s’organisent en formants, dégageant leur identité à partir de la ressemblance et de la différence ; le moment symbolique, où des règles de toute nature (des plus grammaticales aux plus connotatives) commandent la reconnaissance et les modes d’identification fonctionnelle, passionnelle et axio-logique des objets.

Ce nouveau modèle d’analyse peut permettre de mieux comprendre comment s’orga nisent dans le texte zolien les propriétés narratives du processus créatif. Le narra teur restitue bien la genèse de la perception à travers ses différents moments : les notations concernant l’esquisse, les taches, les contrastes de lumière constituent le moment indiciel ; les représentations figuratives de l’ébauche avec les espaces et les acteurs constituent le moment iconique ; l’interprétation doxologique des rela tions entre nu et revêtu, les orientations finalisées des parcours narratifs ou les évaluations du dessin et de la couleur au regard des conventions établies constituent le moment symbolique. Mais, et c’est cela qui est essentiel dans cette perspective, la lecture du sens proposée par le narrateur commence par le moment symbolique — celui de la lisibilité figurative maximale, celui qui se donne d’entrée de jeu au regard spon tané, c’est-à-dire pétri de modélisations culturelles — et, remontant ensuite vers les moments iconique et indiciel, il les fait en quelque sorte passer au second plan. Or, c’est là que prend place la formation première du sens dans l’activité sen-sible de la perception. C’est par là que la vision cézannienne commence, et c’est même dans cet espace de la sensation qu’elle réside.

Quittant donc l’univers littéraire de la représentation par l’écriture de l’acte de création, il nous faut nous tourner à présent vers l’univers du peintre lui-même, vers ce que l’histoire et la théorie de l’art ont retenu de ses positions, vers ses écrits sou vent fragmentaires, aphoristiques ou lapidaires et, bien entendu, vers l’analyse de ses tableaux. Ce champ relève aussi de la sémiotique visuelle. Nous n’y entrerons ici que prudemment, sans l’ambition de résumer en quelques pages la complexité d’une réflexion qui a occupé une vie et s’est traduite par une des œuvres les plus contro versées à l’époque de sa réalisation et une des plus influentes sur le siècle qu’elle inaugurait. Notre objectif, plus resserré, est de chercher à comprendre d’un point de vue sémiotique, c’est-à-dire en nous plaçant au sein des œuvres mêmes, ce qui peut contribuer à expliquer un malentendu troublant entre création littéraire et création picturale portant sur le travail du peintre.

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6. Le texte « tableau » : vision cézanienneCézanne va sur le motif. Il revendique le figuratif. Mais plutôt que d’en restituer les effets à partir des objets, il entend interroger l’énigme de leur apparition et l’in fi-nie variation de cet apparaître. Plutôt que d’avaliser la forme, il chemine vers son amont. Or, pour parvenir à ce niveau élémentaire de la perception, celui de la « prise de forme », et pour la restituer en substances et en formes d’expression picturales sur une toile, il faut aller vers l’informe, c’est-à-dire en un lieu réel, et peut-être d’âpre réalité, situé en deçà des formes elles-mêmes, au niveau de leur minimum signi fiant, là où s’établissent les conditions de leur appréhension sensible.

Dans le chapitre intitulé « Du sol et de l’informe » de son ouvrage Degas Danse Dessin 33, Paul Valéry s’interroge particulièrement sur la notion d’« informe » du point de vue de la vision et de ses modalisations, entre voir et croire voir (pp. 102-107 particulièrement). Comme sa morphologie l’indique, le nom « in-forme » implique du négatif. Mais de quelle nature est ce négatif ? Sur quel énoncé porte-t-il ? Quel est le statut de la forme qu’il présuppose ? Quel lien noue-t-il avec le positif dans l’événement et dans la création visuels ? Sur l’horizon de ces questions, nous pourrons entrer dans la « vision » cézannienne.

6.1. Qu’est-ce que l’informe ? Valéry observe qu’il y a des choses, des apparences, des amas, des contours qui ont une « existence de fait » dans la perception, et qui sont opposables à toutes les choses « sues ». Il dit de ces choses : « elles ne sont que perçues par nous, et non sues 34 ». D’un point de vue sémiotique, cette modalisation négative invite à rechercher les contenus de savoir qui accompagnent spontanément la saisie sensible des choses du monde du « sens commun », comme le nommait Greimas. Que veut dire en effet, « non sues » ? Cela signifie qu’elles ne peuvent être immédiatement prises en charge, lors de la perception, par une opération cognitive de structuration et de prévisibilité et que, pour cette raison, nous les nommons informes. Il est facile d’établir une typologie des opérations cognitives qui, en grand nombre, font cortège avec nos percepts d’objets pour rendre le monde signifiant au sein de ce que Bordron appelle la « sémiose perceptive ».

Ce sont d’abord des opérations d’orientation qui inscrivent l’objet perçu dans son environnement et font instantanément percevoir les modes de structuration laté rale et de dimensionnalité relative de bas en haut, de gauche à droite ou du devant au derrière ; tout en spécifiant l’orientation, les opérations de symétrisation induisent la centralité et l’équivalence, comme un battant de fenêtre qui appelle son pendant, ou un bras gauche son bras droit.

Ce sont aussi des opérations de causalité, qui inscrivent l’objet perçu dans une chaîne relationnelle, presque dans une filiation  : la causalité fait immédiatement

33. P. Valéry (1936, pp. 99-107).34. Ibid., p. 102.

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appa raître l’agent-origine de la forme, comme un galet sur la plage roulé et formé par les vagues, ou un arbre sur le rivage dont les branches ont été inclinées par l’orien tation des vents dominants ; les objets entrent ainsi dans des programmes qui, de la source à la destination, de la cause à son résultat, assurent leur lisibilité à nos yeux.

Ce sont encore les opérations méréologiques, qui définissent les rapports entre les parties et la totalité dont elles relèvent, ainsi qu’entre les parties elles-mêmes, dis tri buant, hiérarchisant, mesurant les liaisons, définissant le type de « prise » à travers laquelle la partie appréhendée par les sens entend se rattacher aux autres parties à l’intérieur d’un tout qui lui donne sens ; tout en les prolongeant, les opé-ra tions taxinomiques qui nous invitent à ranger tout objet perçu dans une classe d’objets, du plus élémentaire (animé / non-animé ; végétal / animal / humain, etc.) au plus complexe, ajoutent une dimension méta-cognitive aux choses sues.

Bien d’autres opérations sont sans doute identifiables et analysables : opérations d’ordre analogique, d’ordre mémoriel, d’ordre plurisensoriel, etc. ; de même, les opé rations affectives et passionnelles de l’attraction ou du dégoût, du désir et de la crainte, entrent dans le jeu, narrativisant instantanément nos perceptions. C’est ainsi que les manipulations cognitives qui font corps avec la perception pour faire être les choses sous nos yeux et pour les transformer en signification — sémiotique du monde naturel —, sont décisives et les imposent à nos sens comme des contenus.

Envisagés de cette manière, les objets non informes sont ceux qui délivrent, de l’intérieur, une sorte d’intention. Celle-ci les présente au regard et à la main comme des objets soumis à des opérations signifiantes instantanées  : déduction, induction, anticipation, analogie, intérêt, etc. Et ce qu’on perçoit à travers eux, à travers une seule de leurs parties, à travers un seul point de vue — forcément partiel —, c’est aussi la possibilité d’envisager l’ensemble d’un seul coup d’œil, ce coup d’œil que nous n’avons, du même coup, pas besoin d’exercer. Car le signe méto nymique de leur présence, qui condense leur sens, nous suffit. On peut donc com prendre cette intention immanente prêtée aux objets comme une structure signi fiante incrustée en eux, et plus précisément comme une narrativité incluse qui, entre source et destination, origine et finalité, prévision de programmes d’action, anti ci pation de programmes de plaisir, etc., nous les rend si familiers. Bref, le vaste dispositif signifiant qui enveloppe et enrobe les objets nous dispense en somme de les regarder. De les regarder vraiment. Or, c’est cela précisément qui ne se passe pas avec l’objet informe ; sa part négative est qu’il est dépourvu de l’immense appareil signi fiant qu’on vient d’esquisser.

Comme l’observe de manière pénétrante Bruno Foucart, « pour le naturaliste et actualiste Zola, la vérité nue et manuellement transcrite ne saurait remplacer la vérité sue et intérieurement sentie 35 ». C’est dire que l’écriture zolienne, ignorant l’informe, s’attache en premier lieu à ces significations figuratives, narrativisées et d’emblée symbolisées.

35. B. Foucart, in E. Zola (1886/1983, p. 19).

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L’informe, pourtant, n’est ni l’absence de forme, ni la négation de toute forme. Bien au contraire, c’est une forme sur laquelle on ne peut appliquer un acte cognitif de structuration, une forme sur laquelle on ne peut déposer un schème interprétatif qui la transforme en plan d’expression pour un contenu qu’il est alors possible de s’approprier. Dire d’une chose qu’elle est informe, c’est dire que sa forme ne trouve en nous, dit Valéry, « rien qui permette de [la] remplacer par un acte de tracement ou de reconnaissance nets 36 ». Les exemples abondent : le contour aléatoire d’une flaque d’eau, une suite de notes frappées au hasard sur un piano, un caillou ou un rocher, un papier froissé, un nuage qui, se déformant sans cesse, fait alterner forme et informe. On peut voir dans cette absence de règles internes de formation du sens la manifestation du négatif dans l’informe. Mais Valéry va bien au delà de ce constat. Parlant de peinture et de création, il envisage la relation de l’informe avec l’acte de dessiner ou de peindre. C’est là qu’il suggère ce qu’il appelle « l’exercice par l’informe ».

6.2. Ne pas confondre « ce qu’on voit avec ce qu’on croit voir » Un bref détour par la phénoménologie permet de mesurer les enjeux de l’exercice. La vision est une construction qui multiplie les écrans devant les choses et empêche de les voir en elles-mêmes. Nul besoin de les voir parce que nous les « pré-voyons ». L’habi tude de voir et la force de son usage sont comparables à la praxis énonciative pour les expressions verbales  : mots, expressions figées, phrases toutes faites, condensés d’idéologie, tout ce que nous disons sans nous y arrêter, par automatisme, sous la dictée de l’usage, et par où s’exprime l’impersonnel de l’énonciation. La lexi cali sation et les expressions dispensent de considérer les choses dans leur singu larité de chose. Nous en captons les significations, immédiatement inscrites dans nos schèmes taxinomiques, narratifs et passionnels de connaissance, d’action, de communication et d’échange. Nos impressions s’arrêtent le plus souvent aux effets utilitaires de cette lecture imprégnée de connaissances et de croyances non interrogées. L’opération phénoménologique de l’épokhè, suspension momentanée des savoir et des croire dans la perception, consiste justement à marquer un arrêt sur ces perceptions aveuglément informées et à retrouver, si cela se peut, l’état premier d’une perception dénudée. Car il en est de même pour l’œil : toute vision comporte sa part d’occultation, de rejet et de négation par l’effet de l’accoutumance au sens. Nous occultons le voir dans la vision, car nous lui faisons crédit à d’autres fins. C’est là qu’intervient l’exercice par l’informe : son apparition oblige le regard à regarder, il contraint à voir et à interroger la vision ; il impose au dessinateur l’exi gence du regard, cherchant à trouver en l’informe quelque règle secrète qui en assurera la représentabilité ; il lui demande de descendre dans la matérialité et la substance de la chose perçue pour en dégager la forme.

36. P. Valéry (1936, pp. 102-103).

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L’informe impose ainsi un regard neuf, il met le regard à nu, il prescrit le voir. Il donne la leçon aux choses sues, et invite à réapprendre à les regarder en les débarrassant des écrans cognitivo-passionnels qui en réalité les masquent. La part négative de l’informe nous informe donc sur un autre négatif  : celui qui est inhérent à la saisie perceptive ordinaire des choses, la perception qui croit voir alors qu’elle saisit au vol, à l’appel furtif d’un signal de chose, le paquet de relations que cette chose commande sous le poids de l’usage et de l’habitude. Le négatif de l’informe est ainsi chargé de positivité dans la mesure même où il délivre le néga-tif de la perception enfoui sous l’illusion de positivité. Il contraint le regard et le recentre sur son activité elle-même. Il rend la vision à la vision.

6.3. Cézanne et le primat de la sensationC’est le regard de Cézanne qu’on vient peut-être de décrire, comme s’il s’imposait de remonter d’abord dans l’informe de toute forme. Alors que nous ne voyons les objets qu’à travers les actions humaines, la peinture de Cézanne « met en suspens ces habitudes et révèle le fond de nature inhumaine sur lequel l’homme s’installe », écrit Maurice Merleau-Ponty, tout en soulignant que « seul un homme est capable de cette vision qui va jusqu’aux racines, en deçà de l’humanité constituée » 37. Cette même approche est reprise par Jacques Darrieulat dans son excellente étude inti-tulée « Zola et la force des choses (1) et (2) »  : « L’impressionnisme s’efforce de revenir à la pureté d’une sensation première non encore domestiquée par l’esprit. » Cézanne a radicalisé l’exigence de cette « révolution du regard » en « remontant à son principe organique : le choc sensationnel de la rencontre phénoménale. Voir sans savoir : tel est maintenant le but du peintre » 38.

C’est pourquoi, s’il reste impérieusement figuratif, Cézanne ne s’intéresse pas à l’objet en tant qu’il est promesse ou fonction, il s’intéresse à la forme en tant qu’elle advient dans la vision, et plus encore, en amont, en tant qu’elle provoque la sensation colorée dans le choc de la manifestation du visible. La sensation est à la fois l’objet, le concept et l’enjeu  : « Il faut redevenir classique par la nature, c’est-à-dire par la sensation 39 », affirme Cézanne. Pour lui, « peindre d’après nature, ce n’était pas copier l’objectif mais réaliser ses sensations 40 ». L’épreuve de la sensation est poussée jusqu’à sa dimension ontologique  : « Ce que j’essaie de vous traduire est plus mystérieux que tout. C’est l’enchevêtrement aux racines mêmes de l’être, à la source de l’impalpable sensation 41. » Son insistance à ce sujet, dans ses lettres comme dans les conversations rapportées, fait de cette « réalisation des sensations » le foyer passionnel de son travail, jusqu’à ses derniers échanges

37. M. Merleau-Ponty (1966, p. 28).38. J. Darrieulat (2010 [1]).39. Cité par Emile Bernard, in P.-M. Doran (1978, p. 63).40. Cité par A. Vollard (1938, p. 98).41. Cité par Ph. Sollers (1991).

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avec son fils Paul, quelques semaines avant sa mort  : « Je te dirai que je deviens comme peintre plus lucide devant la nature, mais que chez moi, la réalisation de mes sensations est toujours très pénible. Je ne puis arriver à l’intensité qui se développe à mes sens, je n’ai pas cette magnifique richesse de coloration qui anime la nature 42. » On comprend la différence profonde qui l’oppose à Zola quant à la conception même de la figurativité : alors que celle de l’écrivain est centrée sur la repré sentation, donnant lieu à une figurativité mimétique, celle du peintre, fondée sur l’avènement primordial des choses dans la sensation visuelle, est tendue vers une figurativité sensorielle. « Le littérateur s’exprime avec des abstractions tandis que le peintre concrète, au moyen du dessin et de la couleur, ses sensations, ses perceptions 43. » Soulignons ici la création lexicale de Cézanne qui, transformant une qualité en verbe, indique du même coup le foyer primitif de l’acte créateur.

6.4. La sensation et ses implications logiquesDe ce primat de la sensation colorée découlent les autres propositions, bien connues, de l’esthétique cézannienne. Et en premier lieu, cette saisie des formes géo métriques inhérentes aux choses, si souvent rapportée par ses interlocuteurs, sous la forme d’un aphorisme  : « Tout dans la nature se modèle selon la sphère, le cône et le cylindre » 44. Ou encore, racontée par Rivière et Schnerb, cette scène : « “Je m’attache, disait-il, à rendre le côté cylindrique des objets”. Et l’un de ses axiomes favoris, que son accent provençal faisait sonner d’une musique admirable, était : “Tout est sphérique et cylindrique” 45. » Ces déclarations ont souvent été mal com prises car elles sont ambiguës. On a cru y voir la réduction de la perception des formes à des schémas géométriques — cylindre d’un tronc d’arbre, boule sphérique d’une tête, etc. — et du même coup une anticipation, bien réductrice, de l’avène-ment du cubisme.

En réalité, et avant tout, cône, sphère et cylindre ont une propriété en commun, celle d’être convexes : ils viennent vers le regard, ils font converger leur forme vers l’œil et vers la main de l’observateur, dans un mouvement à la fois visuel et haptique. Ils s’opposent ainsi au plan. Car pour Cézanne, tout est profondeur et convexité. Parmi les quarante-deux aphorismes supposés du peintre, retranscrits par Léo Larguier d’après, dit-il, son fils même, on peut lire celui-ci, aphorisme XXXI  : « La nature est en profondeur. Les corps vus dans l’espace sont tous convexes 46. » La convexité est pour Cézanne une donnée universelle de la perception. Non seulement la pomme est convexe, mais également la table sur laquelle elle se trouve, et aussi le mur sur le fond duquel elle se détache. Et il montrait aussi bien un pot

42. Lettre à Paul Cézanne fils, 8 septembre 1906, in P. Cézanne (2011).43. Cité par Emile Bernard, in P.-M. Doran (1978, p. 63).44. P.-M. Doran (1978, p. 16).45. Ibid., p. 88.46. Ibid., p. 63.

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ou un objet positivement cylindrique ou sphérique, qu’une surface plane comme une nappe ou un plancher.

Pourquoi cette convexité généralisée ? Parce que chacun des points du visible foca lisés par un point de vue nécessairement unique lui renvoie une lumière diffé-rente, une intensité et des timbres chromatiques distincts, qui en déterminent le modelé dans la vision, qui en dégagent le ou les « points culminants », et auxquels on ne peut accéder que par une véritable ascèse visuelle. Cézanne écrit à Emile Bernard, le 25 juillet 1904 :

[…] il n’y a que la nature et l’œil s’éduque à son contact. Il devient concen-trique à force de regarder et de travailler. Je veux dire que dans une orange, une pomme, une boule, une tête, il y a un point culminant ; et ce point est toujours — malgré le terrible effet  : lumière et ombre, sensations colorantes — le plus rappro ché de notre œil ; les bords des objets fuient vers un centre placé à notre hori zon 47.

Ainsi, venant vers l’œil comme des blocs de matière bombée qui imposent la présence de leur volume massif et compact, comme soumis à une poussée de l’intérieur, les objets imposent au peintre leur chair colorée, à la fois hostile et fascinante. De manière moins lyrique — Zola en eût produit des pages s’il s’était arrêté à cette intrusion phénoménale de l’apparaître —, mais peut-être plus juste, Liliane Guerry voit la géométrie de Cézanne comme l’expression d’une « puissance volumétrique » 48.

La quête de Cézanne est celle du modelé dans la vision — et il préférera le verbe « moduler », qui fait appel aux tons, à « modeler », qui laisse entendre des gradations de valeurs 49 —, indépendamment des natures, des formes et des fonctions d’objets. Ceux-ci sont immédiatement déchargés de toute opération inter prétative, connotative ou autre, ils sont tous à égalité devant la perception, ils sont réflecteurs de lumière et c’est cela, au seuil de leur caractère informe, que cherche à capter le peintre pour en dégager la forme à coups de couleurs. Rilke écrit :

Comme toutes choses sont pauvres chez lui  : les pommes sont toutes des pommes à cuire, les bouteilles auraient leur place dans de vieilles poches de veste évasées par l’usage 50.

Car ce qui compte, ce n’est pas que l’objet peint soit pomme ou diamant, ce n’est pas l’objet « su », mais ce sont les rapports et le dialogue des couleurs entre elles, qui seuls lui donnent forme, qu’il soit vieille chaussure comme chez Van Gogh, pomme cuite et fripée, roche ou draperie. La matérialité physique de la

47. P. Cézanne (1978, p. 381).48. L. Guerry (1950, p. 171).49. « On ne devrait pas dire modeler, on devrait dire moduler », P. Cézanne, in P.-M. Doran (1978,

p. 36).50. R.M. Rilke (1907/1991, p. 35).

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forme est indépendante de l’objet. Lawrence Gowing rapproche les masses fron-tales de la nappe dans La pendule noire (1870) et des rochers du premier plan dans La Montagne Sainte-Victoire vue de Bibemus (1897), « pareillement couron née[s] par un bloc central dominant » 51. La monumentale et surgissante présence des choses détermine leur équivalence.

Les couleurs dominent le dessin car, de même que le soutenait Frenhofer dans Le chef d’œuvre inconnu de Balzac — texte que Cézanne admirait —, il n’y a pas de lignes dans la nature, et le dessin est uniquement sous la dépendance des contrastes et des rapports de tons  : « Plus la couleur s’harmonise, plus le dessin va se précisant 52 ». Ici prend place la logique intellectuelle des variations et des combi naisons de couleurs, dans une recherche théorique cézannienne qu’on ne peut envisager ici de présenter. Elle va naturellement plus loin que ce « besoin d’une opposition noire » dont parlait Zola dans la première description de Plein Air. Le signal en est la discussion sur les ombres qui ne peuvent être envisagées en termes de valeurs ni de degrés de saturation mais seulement comme des variétés chroma tiques. Rilke observe, à propos du tableau Madame Cézanne au fauteuil rouge : « Tout n’est plus qu’une affaire de couleurs entre elles », et il ajoute : « C’est comme si chaque point du tableau avait connaissance de tous les autres. […] Ainsi se produisent à l’intérieur de chaque couleur des phénomènes d’intensification et de dilution qui leur permettent de soutenir le contact des autres » 53. Si, d’un point de vue sémiotique, on peut confronter le statut de la narrativité dont on a vu la place centrale dans le processus créatif chez Zola, à celui qu’il occupe chez Cézanne, on peut dire que la couleur en est elle-même le principal actant. Elle est l’agent d’une narrativisation tensive dont les rôles sont occupés par les variétés chromatiques érigées en acteurs, chacun distinct de l’autre (les touches dis continues) mais pris dans des relations internes de voisinage — qu’elles soient complé mentaires, concurrentielles ou conflictuelles — qui dramatisent l’espace du tableau. Les anecdotes, multiples à ce sujet, illustrent le régime narratif propre à l’uni vers cézannien. Ambroise Vollard rapporte dans son récit de la vie du peintre un de ses propos (qui, reprenant du reste quasiment dans les mêmes termes une des dernières lettres de Cézanne à son fils Paul, lui donne, dans le nouveau contexte d’une promenade au bord de l’eau, une allure de fiction) :

Ici, dit le peintre, au bord de la rivière les motifs se multiplient, le même sujet, vu sous un angle différent, offre un sujet d’étude du plus puissant intérêt, et si varié que je crois que je pourrais m’occuper pendant des mois sans changer de place en m’inclinant tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche 54.

51. L. Gowing (1978, p. 17).52. P.-M. Doran (1978, p. 16).53. R.M. Rilke (1907/1991, pp. 71-72).54. Lettre à Paul Cézanne fils, du 8 septembre 1906 (P. Cézanne, 2011, p. 84), dont le texte est

rapporté dans des termes presque identiques par A. Vollard comme une conversation avec l’auteur (A. Vollard, 1938, p. 85).

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Et, autre anecdote révélatrice de ces enjeux chromatico-narratifs, le même Ambroise Vollard, posant depuis des mois pour son portrait (cent quinze séances précise-t-il), se risque à faire remarquer au peintre que là, sur la main, il y a deux petits espaces où la toile n’est pas couverte de peinture. A quoi Cézanne répond :

Si ma séance de ce tantôt au Louvre est bonne, peut-être demain trouverai-je le ton juste pour boucher ces blancs. Comprenez un peu, monsieur Vollard, si je mettais là quelque chose au hasard, je serais forcé de reprendre tout mon tableau en partant de cet endroit 55 !

Le problème posé, en termes narratifs, est bien celui de la coexistence tensive entre les tons, et du rôle inopinément régissant, comme un héros d’aventure, que vien drait jouer le ton en question.

Pour conclure : les raisons sémiotiques d’une ruptureNous voici de retour au problème d’où nous étions parti, celui de l’inachèvement. Notre objet n’était pas d’entrer ici, selon les perspectives d’une sémiotique plastique, dans la théorie de la peinture et de la vision chez Cézanne — il eût fallu pour cela analyser des tableaux comme nous avons analysé des textes —, mais d’indiquer les traits essentiels susceptibles d’expliquer le silence définitif que L’Œuvre a imposé aux deux amis. La sémiotique a-t-elle permis de mettre à nu les points de contact, dont l’explicitation rendrait possible les conditions, utopiques naturellement, d’un dialogue renoué ? L’étude, en tout cas, a cherché à rendre sensible ce qui séparait, comme deux massifs isolés, les conditions théoriques propres à chacune des démarches de création. Ici, pas de syncrétisme des langages  : chacun vit le sens selon ses logiques propres. Et, pour paraphraser B. Foucart, le roman de la création picturale n’a décidément toujours pas été écrit. Peut-il l’être ? La défiance des mots au profit du langage visuel, revendiquée par Cézanne, n’empêche pas les mots de tenter leur approche. Ainsi, cette position perceptive sur la convexité et les rapports de points — entre point de vision et points de l’être vu — constitue une entrée majeure dans la pensée cézannienne de la forme fondée sur la logique organisatrice des sensations colorées, éclairant ses différents aspects et justifiant leur cohérence : en résulte le caractère central du modelé ; en résulte la conception chromatique des ombres ; en résulte la relation couleur / dessin, celui-ci émanant de celle-là ; le rôle décisif de la touche est de cette manière également impliqué ; et plus encore la conception polémique de la composition — qui n’est pas comprise comme l’organisation préméditée du tableau, mais comme le résultat du « balancement entre parties lumineuses et parties ombrées » 56. Enfin, et globalement, la convexité explique la genèse de la création à partir de la réflexion de la lumière — en tout

55. A. Vollard (1938, p. 91).56. P.M. Doran (1978, p. 90).

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point différente et déterminant le modelé — où l’unicité du point du voir se trouve confrontée à la multiplicité des points de l’être vu. La dramatisation de ce dispositif, résumé ici de manière technique, ne peut être occultée : comme le montre l’étude de Jacques Darriulat, la recherche obstinée de la « vérité du visible » donne à l’entreprise cézannienne la dimension d’un affrontement aux limites du possible : limites du regard, limites de l’expression, limites de la réflexivité. Mais, à travers les épreuves que cette entreprise implique, la dimension passionnelle, s’il faut la narrativiser, ne se limite pas au sentiment désespéré de l’échec inéluctable. Elle comprend aussi, comme les textes de Cézanne l’attestent, la jubilation de l’expérience et l’euphorie de l’engagement, dimensions absentes du roman L’Œuvre  : « Après avoir gémi, crions vive le soleil, qui nous donne une si belle lumière 57. »

Sans doute, de nombreux liens entre la peinture de Lantier reconstituée par Zola et celle de Cézanne peuvent être signalés : l’importance décisive du matériau et plus généralement du plan de l’expression plastique ; l’importance des formants chroma tiques dans la composition, avec notamment le rôle du bleu qui restitue la pré sence de l’air, l’atmosphère, entre le peintre et son objet ; le recul de la repré-sen tation figurative et la relative désiconisation du modèle au profit du geste et de la touche ; le rôle décisif de la sensation. Ces éléments renvoient pour l’essentiel à la conception impressionniste de la peinture. Mais le malentendu domine, et il est plus fondamental. Pour le dénouer, il faut revenir à la problématique insistante que nous avons retenue comme un des fils directeurs de L’Œuvre, celle qui commande la relation entre l’inachevé et l’achevé. La confrontation se présentait en termes aspectuels, comme l’a montré l’analyse de la genèse créative chez Claude Lantier, avec le commentaire qui l’accompagnait au sein du roman, et surtout sa coïncidence avec le discours critique relatif à Cézanne.

Or, après avoir examiné la conception cézanienne de la vision et de la création picturale, après avoir vu se creuser la distance entre les deux théories de l’acte créateur en peinture, nous en venons à la conclusion qu’il faut changer de para-digme. Si nous nous maintenons sur le critère aspectuel de l’accompli oppo sable au non-accompli, critère qui semble décisif pour Zola, nous sommes obligés de constater que ce critère est non pertinent pour Cézanne. La rupture alors s’expli-que rait par des raisons d’ordre passionnel somme toute assez superficielles. Mais si nous changeons de paradigme et si nous en venons au critère voisin des modes d’existence, le modèle qui, en sémiotique, détermine le passage du virtuel et du potentiel à l’actualisé et au réalisé, les choses s’éclairent brusquement. Là prend tout son poids le mot « réalisation », auquel Cézanne attribuait une signification déci sive  : la hantise de « réaliser ses sensations » poursuit le peintre jusqu’à ses ultimes lettres à son fils avant de mourir. Simultanément aboutie et inaboutie, une réali sation de ce type ne peut être considérée comme un achèvement, au sens où réali sation peut signifier accomplissement, elle doit l’être comme le cœur du tra-vail, le centre agissant et le foyer même de la difficulté de peindre, la conquête de

57. Cf. citation en exergue, ici-même.

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l’extrême de soi-même dans la sensation. C’est dans ce sens qu’on peut comprendre l’obser vation de Ph. Sollers : « Toujours déjà au bout de lui-même — magnifique ! Qu’est-ce qu’un tableau de Cézanne sinon un espace qui est toujours déjà au bout de lui-même : ces montagnes… —, toujours déjà achevé, non à terminer — ce “non à terminer” est très important 58. »

Le malentendu reposerait donc sur l’ambiguïté sémantique du mot « réalisation », interprété comme la phase terminative d’un processus aspectualisé dans la perspective zolienne, et comme le geste obstiné d’avènement d’un mode d’existence sensoriel décisif dans la perspective cézanienne. Le lien sémiotique, entre le langage verbal du romancier et le langage plastique du peintre, se tisse à un niveau de conceptualisation inévitablement « profond » par rapport à la matérialité des langages et à leurs spécificités signifiantes, mais ce détour est nécessaire pour mieux comprendre — le faut-il vraiment ? — les raisons d’une irréparable rupture. Il permet en tout cas d’expliquer pourquoi Cézanne ne pouvait se reconnaître dans Claude Lantier, justifiant sa sévérité et sa colère à l’égard de son ami : « […] L’Œuvre, où il a prétendu me peindre, n’est qu’une épouvantable déformation, un men songe tout à sa gloire », et, plus loin : « Un beau jour, je reçus L’Œuvre. Ce fut un coup pour moi, je reconnus son intime pensée sur nous. En définitive, c’est là un fort mauvais livre et complètement faux » 59.

Par delà le cas étudié, c’est aussi l’apport de la sémiotique que nous aimerions sou ligner pour conclure. Assumer l’unicité du sens à travers les différents langages, c’est une généralité, ou une déclaration d’intention. Mais la mobiliser concrètement pour chercher à montrer à la fois, sur un cas particulier, la divergence des propriétés de l’écriture et de la peinture ainsi que les raisons d’un malentendu, c’est offrir à la sémiotique littéraire un chantier dans lequel les avancées contemporaines de la théorie permettent de progresser avec un peu plus d’assurance. La sémiotique narrative et discursive offre des instruments pour travailler le matériau textuel (et visuel), la sémiotique énonciative et phénoménologique permet d’appréhender, en les replaçant sur un plan d’immanence, les actes effectifs de langage à travers lesquels le mystère du sens se rend partiellement accessible. Actes visuels, comme actes verbaux. Car voir, c’est voir « selon »  : c’est rendre visible aux hommes le monde dont ils font partie sans le voir ou en ne le voyant que selon les pesanteurs fonction nelles de l’usage. Telle est la force de dessillement de l’œuvre, dans ses deux langages ici confrontés. Ambroise Vollard, évoquant son trajet de Marseille à Aix à la rencontre de Cézanne, dépeint ce voyage comme un « enchantement » : « Il me semblait que les rails du chemin de fer se déroulaient à travers des toiles de Cézanne 60. »

58. Ph. Sollers (1991).59. Rapporté par Emile Bernard, in P.-M. Doran, éd. (1978, pp. 56-57).60. A. Vollard (1938, p. 73).

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Le texte et le tableau 151

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