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Psychanalyse pure et appliquée

Editorial .................................................................................................................................................................. 3 Notre orientation..................................................................................................................................................... 4

Qu’est-ce qu’être lacanien ? Jacques-Alain Miller .......................................................................................... 4 « Variantes de la cure type » Notes de lecture Christine Le Boulengé .......................................................... 13 Psychanalyse ou psychothérapie ? Un faux choix Yasmine Grasser ............................................................. 20

De la demande et du refus .................................................................................................................................... 25 La demande contemporaine Bernard Lecœur ................................................................................................ 25 Le fantasme et sa contrainte dans la première rencontre avec l’analyste Francesca Biagi-Chai ................... 28 « Dire non, je ne peux pas m’en empêcher » : Caractère et transfert Pierre Naveau ..................................... 31 La demande de respect : Un des noms du symptôme de l’adolescent Philippe Lacadée ............................... 35

Cures et symptômes.............................................................................................................................................. 44 « Se briser à la pratique des nœuds » Marie-Hélène Roch ............................................................................. 44 Résistance du symptôme Claude Quénardel .................................................................................................. 49 « J’ai confiance en ma femme » Délia Steinmann.......................................................................................... 52 Les extraterrestres : symptôme ou structure psychique ? Joëlle Joffe............................................................. 54 L’irréductible malentendu Paulo Siqueira ...................................................................................................... 57

L’École et la formation......................................................................................................................................... 63 La formation : psychanalyse appliquée ou psychanalyse qui implique ? Carlo Vigano................................. 63 Dynamique de la formation du psychanalyste Alexandre Stevens ................................................................. 67 Quelques notes sur l’Ecole sujet Antonio di Ciaccia...................................................................................... 70

Applications.......................................................................................................................................................... 74 La manière freudienne quant à la psychanalyse dite appliquée Hervé Castanet ............................................ 74 Trois approches du réel Armand Zaloszyc ..................................................................................................... 77

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Editorial C’est en quelque sorte contre « La force du même » que ce numéro de Quarto s’organise. Non pas que Quarto s’oppose à Quarto, puisque déjà en publiant le n°72 sous ce titre « La force du même », nous soutenions que la vraie force est du côté de la différence. Le présent numéro interroge la différence entre psychanalyse pure et psychanalyse appliquée. Toutefois nous le faisons à partir d’une autre opposition que Jacques-Alain Miller a fait valoir en s’appuyant sur le dernier enseignement de Lacan : il s’agit en effet cette fois de faire passer l’abîme entre la psychanalyse – qu’elle soit la pure ou l’appliquée – et les autres pratiques de paroles de notre temps, qu’on désigne le plus souvent par le vocable indifférencié de « psychothérapie ». 1 L’enjeu est d’importance, il constitue à l’heure actuelle la seule réponse digne face aux tendances multiples à réglementer et contrôler les pratiques « psy » et qui ravalent la psychanalyse au rang d’une pratique du soin au service du maître.

Néanmoins, il ne suffit pas de faire état d’un statut spécial pour la psychanalyse. Il faut aussi démontrer qu’à utiliser les pouvoirs de la parole et du sens pour obtenir des effets de guérison, les psychothérapies accentuent leur méconnaissance du réel. Ce qui est à démontrer encore, est qu’une telle démarche « ramène au pire ». 2 Il est alors possible de faire valoir que la psychanalyse, à l’inverse, parce qu’elle touche au réel ne l’atteint que par un rejet du sens.

Nous sommes en effet à la tâche de démontrer et non pas de dénoncer les autres pratiques : c’est que dénoncer un discours, comme Lacan le mentionnait, revient à le renforcer. 3 Nous avons d’ailleurs à le faire avec modestie : personne – soit-il psychanalyste – n’échappe au risque de méconnaître le réel. Le texte de Jacques-Alain Miller qui ouvre ce numéro sous le titre « Qu’est-ce qu’être lacanien ? » nous montre qu’une des premières résistances à la psychanalyse est née dans l’intimité même de son inventeur, puisque c’est déjà Anna Freud qui a promu une pratique qui fait du moi renforcé un outil de la méconnaissance de l’inconscient. On trouvera dans le même article une démonstration de ce qui fait que pour nous, même le

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MILLER J.-A., « Psychanalyse pure, psychanalyse appliquée et psychothérapie », La cause freudienne, n°48, mai 2001.

2 LACAN J., « Télévision », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 514.

3 LACAN J., « Télévision », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 518.

Kleinisme est une déviation par rapport à ce qui est psychanalyse pure.

Quand elle vient à être appliquée, cette psychanalyse pure devrait se détacher d’elle-même du plan des pratiques qui offrent du sens à volonté. Cela a quelques conséquences techniques. Ainsi par exemple on remarquera dans une série des textes que nous publions dans ce numéro, comment la réponse du praticien peut souvent décider, dans l’après coup, de ce que la demande a été celle d’une psychothérapie – c’est-à-dire d’un retour à une homéostase ou celle d’une analyse – c’est-à-dire qui vise un réel changement.

D’autres textes, répondant à l’esprit que Lacan avait voulu pour sa revue Scilicet (« Tu peux savoir »), démontrent en acte d’autres coordonnées de la direction d’une cure quand elle applique vraiment la psychanalyse. Enfin, on vérifiera dans ce numéro la singularité du rapport au savoir qu’implique la formation du psychanalyste, anticipant par là sur le prochain congrès de l’AMP à Bruxelles. Bien d’autres choses encore s’offriront à votre lecture attentive… Bonne lecture donc ! Quarto

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Notre orientation Qu’est-ce qu’être lacanien ? Jacques-Alain Miller

Jacques-Alain Miller lit une annonce qu’il trouve sur le bureau, signée notamment par son ami Balibar, appelant à un rassemblement pour la régularisation des sans-papiers. *Les papiers du psychanalyste

C’est très bien de vouloir que des sans-papiers aient des papiers. Dans le même ordre d’idée, je rappelle que je suis censé faire un séminaire ce soir concernant la politique lacanienne. Je n’ai pas prévu de parler des sans-papiers, mais je n’ai pas d’objection de principe à en parler, si j’ai le temps d’y réfléchir. J’ai imaginé de faire un séminaire mensuel de politique lacanienne, de façon à en libérer ce cours, à centrer la question politique à côté. 1 Cette politique lacanienne que j’annonce est une politique qui concerne essentiellement la politique dans la psychanalyse. Ce n’est évidemment pas sans écho, sans incidence sur la politique en général. Il n’y a donc aucune objection de principe à rencontrer à un moment ou un autre la question des sans-papiers, mais je m’occupe d’abord de nos papiers à nous. Je voudrais que nous nous demandions un peu sérieusement ce que c’est que d’être lacanien en psychanalyse. Je n’ai jusqu’à présent jamais posé la question dans ces termes et il faut que je me demande pourquoi. D’où vient cette question ? En quoi sommes-nous lacaniens ? Que veut dire être lacanien, à la fin des fins ?

I. Une disjonction entre Lacan et la psychanalyse

Essayons de dire, en premier lieu, ce qu’être lacanien n’est pas. Être lacanien, ce n’est pas seulement reconnaître l’importance de Lacan dans la psychanalyse, ni de lire Lacan, pour la raison très simple que ce n’est pas notre apanage, notre privilège. Cela a pu l’être et rendait les questions oiseuses. Il fut un temps où l’on pouvait entendre que Lacan ce n’est pas de la psychanalyse. Ce temps est un temps passé, pour l’essentiel. Qu’est-ce qui motivait cette disjonction entre Lacan et la psychanalyse ?

1 Cinq séances de ce séminaire de J.-A. Miller sont publiées sous le titre

Politique lacanienne 1997-1998, Paris, Rue Huysmans (collection éditée par l’ECF), mars 2001.

Un autre vocabulaire

Dans la théorie, d’abord. Lacan a substitué d’autres termes aux termes de Freud, un autre vocabulaire, ne serait-ce que l’emploi que nous faisons de termes comme le sujet et l’Autre – avec un grand A, et d’ailleurs aussi avec un petit –, termes qui n’appartiennent pas au langage de Freud. Il a aussi bien donné la prévalence, au début de son enseignement, à la fonction de la parole et au champ du langage, dont les références apparaissent chez Freud – c’est le moins que l’on puisse dire – moins nombreuses, moins insistantes que chez Lacan. Il a donc pu apparaître à un moment que Lacan substituait une autre logique à l’œuvre de Freud. Mais on a pu constater depuis lors, dans la psychanalyse telle qu’elle existe dans le monde, que les emprunts à Lacan se sont multipliés. Il y a même ce que l’on peut appeler une École pour se dire post-lacanienne. Cette École groupe un certain nombre d’analystes qui pensent être passés par Lacan pour le dépasser. Retenons pour l’instant le fait qu’ils sont passés par, et qu’ils admettent l’influence, l’incidence de l’enseignement de Lacan, à la fois sur leur conception et sur leur pratique de la psychanalyse. On peut s’en moquer. Il reste que cela met en question ce que c’est qu’être lacanien.

Une pratique antistandard

Deuxièmement, il y a la pratique, ici distinguée de la théorie. Il a pu être dit de Lacan qu’il avait substitué une autre pratique de la psychanalyse à celle que Freud avait prescrite, en particulier par ses séances à temps variable, voire par ses séances de durée courte ou ultracourte, et qu’il retournait à une pratique de la suggestion, faisant de l’analyste un grand Autre tout-puissant, n’étant tenu par aucune loi supérieure à lui-même. On a même vu, dans son « il n’y a pas d’Autre de l’Autre », la permission, en quelque sorte structurale, donnée à l’analyste, de faire comme bon lui semble dans la conduite de la cure, de s’abandonner, comme on s’exprime, à son contre-transfert. Cette objection est certainement la plus résistante au niveau pratique, mais en même temps on ne peut pas considérer qu’elle est décisive à l’heure actuelle où la question se retourne, a un contrecoup sur la pratique « standardisée », standard qui est lui-même légèrement évolutif.

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La pratique de Freud était de six séances hebdomadaires d’une heure. Elle a été aménagée par les Anglo-Saxons en cinq séances de cinquante-cinq minutes. Elle est devenue chez les Français trois ou quatre séances de quarante-cinq minutes, voire une demi-heure. Tout ce monde pense au moins répondre à un standard, a pensé répondre à ce standard jusqu’à ce que l’on observe récemment un certain manque de conviction à l’endroit de ces normes, qui a pour effet d’amenuiser l’objection faite à Lacan quant à sa pratique. C’est au point qu’un esprit distingué dans le champ de la psychanalyse se contente de qualifier la pratique de Lacan de problématique. Cet adjectif, qui date de 1995, est certainement le plus doux de ceux qui ont été utilisés pour qualifier la pratique de Lacan.

La tendance ici est claire. Le standard, ce qui a été promu comme tel pendant plusieurs décennies et qui a légitimé la mise de Lacan hors du champ de la psychanalyse, est lui-même fissuré. Il a cessé d’être aimé. Toujours est-il qu’il ne me paraît pas excessif de considérer qu’aussi bien dans la théorie que dans la pratique on admet internationalement aujourd’hui – ce n’était pas du tout le cas lorsque j’ai commencé ce cours – que Lacan c’est de la psychanalyse. De ce fait, la question « qu’est-ce qu’être lacanien ? » est pour nous présente et insistante. Voilà pourquoi, en premier lieu, la question se pose.

Elle se pose aussi pour une seconde raison, celle-ci interne à l’enseignement de Lacan, comme s’expriment ses élèves. Être lacanien devient pour nous-mêmes problématique, objet d’une question, dès lors que l’on aperçoit que Lacan n’est pas dogmatique. Ce cours a essayé de le montrer et y a réussi, me semble-t-il. On ne peut pas faire une liste de thèses qui seraient lacaniennes, de théorèmes ou d’axiomes, dès lors que l’on est obligé de compléter ces thèses, ces théorèmes, ces axiomes éventuels, de la précision qui concerne leur contexte. Il n’y a pas à proprement parler de charte lacanienne de la psychanalyse. Il apparaît bien plutôt que Lacan lui-même est aux prises avec un problème, et qu’il évolue, qu’il essaie des solutions.

C’est ce qui conduit ses élèves les mieux orientés à périodiser son enseignement, et à admettre, comme une lecture un peu attentive y conduit, qu’il ait pu dire, sinon tout et le contraire de tout, du moins qu’il ait pu prendre à contre-pied ses thèses apparemment les mieux assurées. De cette étude précise de l’enseignement de Lacan naît la question « qu’est-ce

qu’être lacanien ? ». Cette question d’identité, de papiers, devient : qu’est-ce que le problème lacanien dans la psychanalyse ?

Une question de plein exercice

Troisièmement, être lacanien devient une question de plein exercice, une question nouvelle, quand on ne se contente pas de la réponse « être lacanien, c’est être freudien ». C’est pourtant une réponse à laquelle invite Lacan. Pendant tout un temps, on a pu penser qu’être lacanien n’était rien d’autre qu’être authentiquement freudien. Mais cela n’a valu, n’a pu se dire que par rapport à cette variété du freudisme qu’était l’annafreudisme.

L’annafreudisme est une version du freudisme qui s’est imposée dans les dernières années de l’existence de Freud et a dominé la psychanalyse pendant plusieurs décennies. Tel que nous pouvons le percevoir d’aujourd’hui, cela a été une interprétation du freudisme, une interprétation canonique, dogmatique, de certains éléments de la doctrine de Freud. C’est par rapport à cet annafreudisme que l’on pouvait répondre qu’être lacanien n’était rien de plus que d’être freudien.

II Un regard rétrospectif sur l’annafreudisme

Il vaut la peine de jeter un regard rétrospectif, détaillé, sur l’annafreudisme. Je me contenterai aujourd’hui de pointer ses traits principaux.

Préférence à la seconde topique

Premièrement, c’est la préférence donnée à la seconde topique de Freud sur la première. L’annafreudisme se présente comme une lecture rétrospective de Freud qui déclasse la répartition freudienne inconscient, préconscient et conscient au bénéfice de la topique ça, surmoi et moi. Les manuels de l’annafreudisme exposent en clair une évolution de la pensée de Freud avant tout périodisée selon ces répartitions, et ils choisissent de privilégier la seconde, en considérant que la première n’a été qu’une préparation, une ébauche de la seconde.

Le moi comme fonction de synthèse Deuxièmement, l’annafreudisme a pour concept fondamental, prélevé dans cette seconde topique, le moi considéré comme une fonction de synthèse, de maîtrise, d’intégration de la personnalité. C’est par

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là que l’annafreudisme se prête, aspire à une conjonction entre la psychanalyse et la psychologie générale. Il présente l’expérience analytique comme le moyen d’obtenir que le moi réponde à son concept synthétique.

L’appareil psychique en isolation

Troisièmement, l’annafreudisme est porté à considérer l’appareil psychique en isolation. Il exclut ou en tout cas minoré tout ce qui est de l’ordre de la relation d’objet, et par là même ne fait aucune place aux relations intersubjectives.

La pierre d’angle de cet annafreudisme, qui permettait de dire qu’être lacanien n’était rien d’autre que d’être freudien, c’est la reconnaissance du caractère primaire d’une phase narcissique et autoérotique de plusieurs mois après la naissance, dans le développement de l’être humain.

Ce thème a été l’objet d’un conflit entre les analystes, dont on n’imagine plus aujourd’hui le caractère aigu. Y a-t-il ou n’y a-t-il pas une phase primaire de narcissisme et d’autoérotisme ? La définition même du psychisme était en jeu dans cette querelle, car si le psychisme est en quelque sorte, de façon originaire, fermé sur lui-même, tout ce qui est de l’ordre de la relation est dès lors secondaire, accessoire, adjacent. C’est ce qu’Anna Freud pouvait formuler, en 1943, dans les discussions qui eurent lieu dans la Société britannique de Psychanalyse. Cela m’a rassuré qu’il y avait, en 1943, ces discussions animées, théoriques et cliniques, à Londres, que toutes les énergies de la nation n’étaient pas tendues vers des objectifs guerriers mondiaux, que l’on avait le temps de raisonner sur l’autoérotisme. Dans les discussions qui eurent alors lieu dans la Société britannique à propos des apports de l’École kleinienne, Anna Freud pouvait formuler ceci, avec une certaine condescendance à l’endroit de l’École kleinienne, en lui donnant tout de même quelque chose : ci Je considère qu’il y a une phase narcissique et autoérotique d’une durée de plusieurs mois, qui précède la relation objectale au sens strict, même si les débuts de la relation objectale se construisent lentement pendant cette période initiale ». On connaît cette phrase très précise à partir de la mention qu’en fait Joan Rivière dans l’introduction qu’elle a donnée à l’ouvrage collectif kleinien qui s’appelle Développements de la psychanalyse.

III. Le sens d’un retour à Freud

Par rapport à cet annafreudisme, être lacanien a jadis pu avoir le sens d’un retour à Freud.

Retour à la première topique Premièrement, être lacanien, c’était revenir à la première topique derrière la seconde. C’était rendre ses droits à la tripartition de l’inconscient, du préconscient et du conscient. C’était même faire usage de nouveau du concept de l’inconscient, qui était en effet passé de mode ou d’usage dans la psychanalyse. Être lacanien voulait dire prendre en compte la découverte de l’inconscient, et donc épeler les premiers textes de Freud, considérés comme dépassés par l’annafreudisme : L’interprétation des rêves, La psychopathologie de la vie quotidienne, Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient. C’était aussi reconsidérer les termes de la seconde topique à partir de la première, et en particulier réinterpréter le surmoi, le ça, la pulsion de mort, à partir de l’inconscient, et donc restituer à Freud l’intégralité de son enseignement, le mouvement même de sa recherche.

L’inconscient comme concept fondamental

Deuxièmement, être lacanien, c’était prendre comme concept fondamental non pas le moi mais l’inconscient, et c’était une différence patente par rapport aux élaborations de l’annafreudisme. Cela impliquait de repenser le ça, le surmoi et le moi à partir de l’inconscient. Cela impliquait donc de traiter tout le vocabulaire prévalent dans l’annafreudisme – celui de maîtrise, de synthèse et d’intégration – comme un véritable envers de la psychanalyse, titre d’un Séminaire de Lacan. Même s’il est très postérieur à ce débat initial, ce Séminaire cadre ce dont il s’agissait par rapport à l’annafreudisme – c’est un envers de la psychanalyse.

Nous avons donc appris, à la suite de Lacan, à déplacer ce vocabulaire de la maîtrise, pour en utiliser un autre, un vocabulaire de la soumission, de l’assujettissement, de la détermination – c’est ce qu’était venu marquer, ordonner, ce terme inédit chez Freud, de sujet. Avec le sujet substitué au moi, c’est la conception même de ce dont il s’agit dans la psychanalyse qui tournait de 180°. Là où il était question d’un moi, de maîtrise à renforcer, voilà qu’il s’agissait d’un sujet foncièrement assujetti à une structure qu’il s’agissait de réaliser.

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Loin d’être une fonction de synthèse, ce sujet, qui était le trait distinctif de ceux qui pensaient répondre à être lacanien, était vide, et même, plus précisément, ne recevait de valeur que comme une variable, dont la valeur est à chaque fois déterminée par la chaîne signifiante qui le commande. Être lacanien, c’était, chez l’individu qui se présente comme patient, viser le sujet en lui, c’est-à-dire une variable déterminée par le signifiant. Cela fait péricliter, exclut, toute idée de le renforcer.

La question devient : quelle valeur doit-il prendre au cours du processus analytique ? Quelle valeur finit-il par prendre dans le processus analytique ? C’est tout à fait à l’opposé de la notion qu’il y aurait une fonction à renforcer dans l’individu. C’est une question de valeur à prendre plutôt que de renforcer une puissance.

Être lacanien a donc été simple. Cela voulait dire ne pas être annafreudien, ou même être anti-annafreudien. Quatrièmement, être lacanien ? Cela devient une question à condition d’admettre, de prendre en compte sérieusement, et non pas comme un chapitre de l’histoire de la psychanalyse, qu’il y a d’autres façons que celle de Lacan d’interpréter Freud, et même d’interpréter la psychanalyse. Être lacanien prend son sens, par exemple, par rapport à être kleinien. Être kleinien, cela existe. Cela n’existe pas tellement en France. Donc, nous avons ici tendance à le traiter de façon historique. Mais il y a de nombreux psychanalystes sur la surface du globe qui se disent kleiniens, c’est-à-dire attrapent l’invention freudienne à partir de Mélanie Klein. C’est d’ailleurs justement parce qu’ils se réfèrent à être kleinien qu’ils sont très ouverts à ce qu’il y en ait d’autres qui se réfèrent à être lacanien.

IV. Qu’est-ce qu’être kleinien ?

Qu’est-ce qu’être kleinien ? Prenons ce biais pour faire la différence avec notre être lacanien, qui nous devient peut-être un peu plus problématique que d’habitude, parce que, ici, nous sommes lacaniens de naissance, nous sommes lacaniens comme nous respirons. Nous avons commencé à lire Freud, pour un certain nombre d’entre nous – dont moi-même –, à le prendre au sérieux, parce qu’il y avait Lacan. Il est peut-être temps de se décoller un peu de cette évidence pour s’apercevoir qu’il y en a d’autres qui pensent aussi répondre à l’être freudien en étant

kleiniens, certainement d’une façon différente de celle dont on est freudien en étant lacanien.

Qu’est-ce qu’être kleinien ? Il faut que je l’invente un peu, à partir des textes de Mélanie Klein et de ses élèves, faute d’inviter ici un kleinien. Cela finira certainement par arriver. On en a besoin pour se repérer nous-mêmes.

La relation primitive de l’enfant avec le sein

Qu’est-ce qu’être kleinien ? Tel que j’essaie de m’y orienter, évidemment à partir de l’être lacanien, si problématique qu’il soit, cela consiste à ajouter quelque chose à Freud. Cela ne fait pas de doute. Cela consiste à recentrer l’expérience analytique sur la relation primitive de l’enfant avec le sein de la mère. Il y a différentes obédiences chez les kleiniens, mais ce qui leur est commun, c’est de prendre comme matrice fondamentale de l’interprétation du patient, aussi bien adulte qu’infantile, cette relation primitive. De ce seul fait, c’est opposé au solipsisme annafreudien. Être kleinien, c’est poser qu’une relation d’objet est primordiale. C’est pourquoi le débat Anna Freud-Mélanie Klein s’est centré sur la validité ou non de cette phase primaire d’autoérotisme et de narcissisme. Cette relation primitive, on en trouve bien sûr les traces chez Freud, des allusions. On trouve ici et là un paragraphe de Freud, mais il n’y a pas de doute que c’est Mélanie Klein qui en a fait une relation fondamentale et primordiale – en s’appuyant d’ailleurs, au moins ses élèves, sur l’apport qui avait pu être celui des béhavioristes, des observateurs du comportement. Joan Rivière comme Susan lsaacs rendent aussi hommage à l’investigation béhavioriste du nourrisson, en particulier à l’ouvrage qui s’appelle The nursing couple, Le couple mère-nourrisson. On peut dire qu’être kleinien, c’est mettre en fonction ce couple originaire.

Si je voulais un peu tirer vers nous et ouvrir une voie d’investigation, dans laquelle, à ma façon, je ne viendrais pas à m’engager, je dirais que le sein de la mère, dans l’interprétation kleinienne de la psychanalyse, est en quelque sorte le partenaire-symptôme de l’enfant. C’est ce qui m’apparaît à relire Mélanie Klein du point où nous sommes.

Le sein dont il s’agit est un sein-symptôme, puisque c’est avant tout un objet qui satisfait, c’est-à-dire, en termes freudiens, dont la fonction est avant tout pensée en termes économiques. C’est un objet de satisfaction. Voilà sa définition, évidemment pensée d’une façon globale, à quoi Lacan a apporté par la

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suite bien des nuances, des niveaux et de la dialectique. Mais c’est un objet qui satisfait, premièrement, le besoin d’être nourri, donc qui répond à la faim, à la pulsion alimentaire, et deuxièmement, comme dit Mélanie Klein d’une façon globale et même floue, qui satisfait tous les désirs de l’enfant. Ce sein participe d’un fonctionnement qui a pour produit la jouissance, une jouissance. Je dis la jouissance parce que c’est, pour Mélanie Klein, la jouissance fondamentale. On aperçoit là, de la même veine, qu’il peut ne pas satisfaire. Il peut venir à manquer.

Matrice de l’amour et de la haine

Qu’est-ce qui se passe quand cet objet de satisfaction vient à manquer ? Premièrement, il suscite l’hallucination. L’enfant imagine la satisfaction qui lui manque. Deuxièmement, il suscite de la haine. Il éveille la tendance à détruire, à mettre en pièces à la fois ce sein et la mère qui le supporte.

Ce sont les éléments qui forment la matrice infantile primordiale de toute la vie affective, telle que Mélanie Klein et ses élèves la décrivent. C’est la matrice de l’amour conçu à partir de ce comblement de satisfaction, et dès lors de l’amour conçu avant tout comme sécurité. Sécurité est un terme constant du kleinisme. Le sujet veut sa sécurité. La satisfaction, c’est la sécurité. Matrice de l’amour conçu comme sécurité. Matrice de la haine. Ce qui est là propre au kleinisme, c’est de considérer la haine, non pas seulement comme une agression dirigée vers l’extérieur, mais de concevoir la haine comme une menace au départ pour le nourrisson lui-même. La valeur propre que prend ce terme de haine chez Mélanie Klein, c’est que cela ne vise pas seulement l’extérieur. La haine est une menace interne. La haine fragmente le sujet même qui la supporte.

Matrice de l’amour et de la haine, c’est en quelque sorte le visage émotionnel, la version émotionnelle de la différence entre pulsions de vie et pulsions de mort. Dans le kleinisme, la crainte primordiale, l’angoisse originaire, c’est la peur de la mort. Vous en avez un écho chez Lacan tout le temps où, dans les premières années de son enseignement, il fait de la mort la vérité dernière du moi, et de l’assomption de la mort la clef de la fin de l’analyse. Cette présence de la mort dans les premières années de l’enseignement de Lacan s’habille sans doute de références à Hegel, mais son soubassement clinique, c’est Mélanie Klein. C’est même dans un second

temps que Lacan retrouvera, sous l’instance de la mort, celle de la castration. Comme l’écrit Joan Rivière – je la cite aujourd’hui plus volontiers que Mélanie Klein en raison de la limpidité de ses formulations – : « Freud s’en est toujours tenu à l’opinion qu’il n’y a pas de crainte de la mort dans l’inconscient, que l’inconscient ne peut envisager aucun destin pire que la castration ». Elle oppose en effet à cela son être kleinien, qui est au contraire de faire de la peur de la mort le nec plus ultra de l’angoisse originaire. C’est d’ailleurs ce qui permet de mettre à sa place le concept d’aphanisis qu’Ernest Jones avait promu et qui a beaucoup taquiné Lacan, puisqu’il l’a repris de différentes façons dans son enseignement jusqu’à lui trouver une fonction dans son schématisme de l’aliénation et de la séparation. L’aphanisis de Jones était un concept chauve-souris, permettant de rendre compatibles Freud et Mélanie Klein. Jones appelait aphanisis l’extinction de tout désir et de toute capacité sexuelle. Il pouvait par là loger ce concept à mi-chemin de la crainte freudienne de la castration et de la crainte kleinienne de la mort. C’était en quelque sorte une solution politique entre Freud et Mélanie Klein. La castration est absolument minorée dans le kleinisme. Alors qu’elle est promue comme un concept-pivot dans l’enseignement de Lacan, la castration n’est chez Mélanie Klein qu’une version très adoucie et très approchée de la peur de la mort. Et même, loin d’être cette instance originaire chez Lacan, le phallus comme tel n’est dans le kleinisme qu’une version dérivée du mamelon du sein. Ce n’est pas moi qui exagère. C’est Joan Rivière – toujours elle – qui écrit précisément que le garçon trouve sur lui l’organe qui ressemble au mamelon, qui produit des liquides, et qui incarne une certaine puissance. Chez les élèves de Mélanie Klein, le phallus même est un dérivé de l’objet fondamental qui est le sein de la mère, et donc d’une partie de cet objet fondamental.

L’usage de l’apport kleinien par Lacan

Cela nous permet de dire, même si cela n’a pas été très pressant, très inquiétant, pour nous, qu’être lacanien c’est ne pas être kleinien. Cela peut aujourd’hui nous paraître lointain, mais le début de l’enseignement de Lacan est marqué par ce ne-pa-être-kleinien tout en faisant usage de Mélanie Klein.

Il y a, pour ce qui est du lacanisme, une dissymétrie entre l’annafreudisme et le kleinisme. Le rapport de Lacan avec l’annafreudisme a été un rapport

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polémique, une opposition. Il a conduit à opposer au moi annafreudien le sujet comme fonction vide, un sujet marqué d’existentialisme, dans la mesure où il s’agissait d’opposer à ce moi-maître un sujet ayant à se faire être, donc de concevoir dans le patient le sujet comme ayant à se faire être, et à réordonner les contingences de son existence, à exploiter la marge que lui laisse la détermination par les signifiants.

Si la position être lacanien a pris le visage, la tournure d’une polémique à l’égard de l’annafreudisme, ce n’est pas le cas à l’endroit du kleinisme où être lacanien a plutôt pris la forme de la reformulation, et d’abord d’accepter que Mélanie Klein apportait des faits, et, ces faits, de les accepter. D’ailleurs, quand Lacan promeut comme de lui l’imago primordiale du corps morcelé – vous en trouvez la référence dans les Écrits –, il ne fait que donner une reformulation des intuitions de Mélanie Klein. Le corps morcelé est situé à sa place par Mélanie Klein. C’est l’effet de la haine suscitée par le défaut du sein comme objet de satisfaction. Elle le dit : « L’enfant met en pièces » – dans son fantasme inconscient – « le corps de la mère et le sien propre ».

Ce que Lacan a importé du kleinisme, c’est aussi bien la notion d’un Œdipe ultra précoce, en contradiction avec la chronologie du développement que Freud avait proposée. Autrement dit, il a accepté la révision chronologique de Mélanie Klein comme une voie d’accès à la sortie de la chronologie. L’Œdipe kleinien est tellement précoce que, pour en rendre compte, Lacan propose en définitive de sortir de la chronologie pour prendre un point de vue structural, et donc de faire dépendre l’Œdipe, la présence du père, le pénis du père, etc., d’un ordre symbolique, qui est déjà en quelque sorte de toute éternité, c’est-à-dire non chronologique.

Ce que Lacan a encore admis de Mélanie Klein, c’est le caractère postérieur de l’émergence du moi par rapport à la relation à l’objet. Lacan a admis la réaction dépressive de Klein aux origines du moi, et c’est déjà le précurseur de sa doctrine de l’objet petit a.

Il a aussi reformulé de Mélanie Klein la notion que l’appareil psychique n’est pas fermé sur lui-même, mais qu’il est foncièrement en relation. C’est l’accent qu’ont mis les kleiniens. Mais cet appareil psychique est pour eux foncièrement en relation avec un objet de satisfaction. Et Lacan est parti de ce que l’appareil psychique est foncièrement en relation avec l’Autre majuscule, avec le lieu du langage. Ce

qu’il y a de commun dans ces deux conceptions se marque à ceci que l’expérience analytique est pour les kleiniens foncièrement intersubjective. C’est tout l’accent que pouvait mettre une Paula Heimann sur la situation analytique. C’est une relation, cet élément relationnel étant gommé, absent de l’annafreudisme.

La pente même de l’enseignement de Lacan qui conduit à mettre en doute, en suspens, entre parenthèses, l’existence de l’Autre majuscule, au bénéfice de la relation avec l’objet de jouissance, a une courbure quasi kleinienne, de retrouver comme primordiale la relation à l’objet de jouissance.

V. L’antinomie lacanienne

Cinquièmement, une fois traversés l’annafreudisme et le kleinisme qui continuent de sévir à leur façon aujourd’hui – l’annafreudisme d’une façon indirecte, le kleinisme d’une façon au contraire assumée –, qu’est-ce qu’être lacanien par rapport à ces approches de l’expérience analytique ?

L’analyste-symptôme De la même façon que le kleinisme trouve sa matrice de référence dans le couple mère-nourrisson, le lacanisme la trouve dans le couple analyste-analysant. D’une certaine façon, le lacanisme tend à faire de l’analyste le partenaire-symptôme de l’analysant – l’analyste-symptôme. C’est en quelque sorte les deux pôles du spectre – mère-nourrisson, analyste-analysant.

Les kleiniens se centrent sur les tout premiers moments de l’existence pour saisir la relation primordiale – c’est d’ailleurs une relation où il y a lieu d’interpréter. Comme le soulignent Joan Rivière et Susan lsaacs, le bébé s’exprime. Toute la question est de se faire à son langage. C’est le pôle des premières années de l’existence.

Le lacanisme se développe, développe ses élucubrations propres, à partir de l’autre bout de la chaîne. Le patient vient et devient analysant. Donc, essayons de penser l’inconscient et ce dont il s’agit dans l’appareil psychique à partir du couple analyste-analysant.

Si l’on voulait inventer une troisième voie – ce n’est pas mon cas –, on pourrait dire qu’être kleinien et être lacanien, cela prend les deux pôles du « développement ». Le lacanien prend le sujet au moment où il arrive à l’analyse, où il s’insère dans le dispositif analytique, alors que le kleinien prend le

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sujet au premier pas de son existence de vivant. De ce fait, l’inconscient lacanien est défini à partir de la pratique analytique.

Si je me lance et continue ce parallèle entre le lacanisme et le kleinisme, en tenant compte du fait que Mélanie Klein n’est pas pour vous une référence importante, c’est parce que j’ai un ami psychanalyste qui est kleinien, mon ami Etchegoyen, l’ancien président de l’IPA, dont c’est la référence essentielle.

La dichotomie parole vide-parole pleine

Si l’on rentre dans ce parallèle, on peut être tenté de donner beaucoup de sens au fait que le lacanisme procède à partir du partage parole vide-parole pleine. C’est par là que Lacan commence son rapport de Rome. Cela consiste à dire que tout n’est pas intéressant dans ce que jaspine le patient, que ce n’est que de façon fugace, de temps en temps, que fuse le retour du refoulé, et que sa parole circule la plupart du temps dans le bien-entendu. Il faut attendre l’émergence du lapsus, le mot d’esprit, le faux pas, le rêve, pour que la parole se fasse pleine. C’est devenu comme une seconde nature. Dans la pratique, dans la différence entre parole vide et parole pleine, il y a déjà pour nous tout préparé – ce que Lacan ne développera que par la suite –, que toute cette parole ne converge finalement que vers le non-sens.

Pour les kleiniens – c’est tout de même frappant –, il n’y a pas de parole vide. Tout est à interpréter. Cela fait une grande différence au niveau de la pratique. Je l’avais bien sûr aperçu dès les premiers contacts avec mon collègue kleinien, sur le mode sarcastique, à savoir ils parlent autant que les patients. Les patients ont presque de la peine à en placer une, parce que cela interprète aussitôt de l’autre côté.

Je m’étais laissé aller à rigoler, dans ce cours, il y a de nombreuses années – je ne dis pas que j’avais forcément tort. Mais revenons au fondement de ce dont il s’agit. Rigolons un peu de nous-mêmes. Nous, nous continuons de fonctionner vaille que vaille sur la dichotomie parole vide-parole pleine. Nous pensons que l’émergence de l’inconscient est rare, et à l’occasion même – diraient les méchants –, dès que cela commence à apparaître, hop ! on interrompt la séance.

Les kleiniens, c’est autre chose. Pour eux, tout est à interpréter. Comme le dit ma chère Joan Rivière, le

psychisme est un tout. Voilà le principe qui s’oppose à la dichotomie. « L’inconscient n’est pas un aspect résiduel », dit-elle – ce n’est pas du tout de l’ordre du déchet, de ce qui est repoussé, du lapsus que l’on annule aussitôt qu’on l’a fait –, « c’est l’organe actif dans lequel les processus psychiques entrent en fonction ». Cela veut dire qu’il n’y a aucune activité psychique et en particulier aucune expression verbale qui puisse avoir lieu sans lien avec l’inconscient. Toute activité psychique, et donc tout énoncé dans la cure, est en quelque sorte doublé par un fantasme inconscient. Cela oblige l’analyste à un report constant de ce qui est énoncé en surface sur la profondeur du fantasme inconscient. « Le travail de l’analyste, dit Joan Rivière, est de découvrir et d’interpréter le contenu inconscient qui est exprimé à chaque moment par le patient, ici et maintenant dans la séance ».l’analyste, dit Joan Rivière, est de découvrir et d’interpréter le contenu inconscient qui est exprimé à chaque moment par le patient, ici et maintenant dans la séance ».

Autrement dit, le schéma est plutôt de cet ordre. Je préfère faire un cercle plutôt qu’une ligne, puisque c’est tout. Tout ce qui se dit, qui est en surface, a en quelque sorte son répondant inconscient en profondeur.

Donc, plus l’analysant énonce, et plus l’analyste lui déchiffre continûment la valeur inconsciente de ce qu’il a fait. On a en quelque sorte ce que les Américains appellent un holism, un holisme de l’inconscient, conception totalitaire de l’inconscient, et au fond un holisme kleinien.

La croix des lacaniens Cela nous aide à saisir les traits propres de notre lacanisme. On pourrait opposer au holisme kleinien en quelque sorte l’antinomie lacanienne. Il redonne une valeur à cette croix et cette bannière lacanienne, qui oppose l’imaginaire au symbolique.

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D’emblée, le lacanisme entre dans l’expérience analytique avec une antinomie. Ce n’est pas une écoute globale. C’est une écoute qui répartit ce qui est de l’ordre imaginaire, de la fantasmatisation, de l’ordre de ce que Mélanie Klein et ses élèves commentent si longuement de l’introjection et projection conçues comme symétriques, de l’identification à l’autre, croisée, multipliée, qui enferme tout ce registre dans l’axe imaginaire, et qui invite à en dégager quelque chose qui est beaucoup plus rare, fugace, interrompu, qui est la parole vraie, là où la dynamique symbolique est susceptible de remanier ce qui est imaginaire et contingent.

Être kleinien, c’est concevoir le psychisme comme un tout. Ce schéma que je donne comme celui de la séance analytique kleinienne, c’est aussi bien le schéma du rapport avec l’Autre, puisque entre la mère et le nourrisson, on observe ces échanges symétriques continus. C’est ce qui fait que Mélanie Klein a accepté la pulsion de mort freudienne alors que les annafreudiens repoussaient cela à l’extérieur. Elle a accepté la pulsion de mort, mais à condition de la coupler avec les pulsions de vie et de n’en faire que le double de l’amour et de la haine se répondant. Alors que le lacanisme, c’est de loger tous ces recollements symétriques sur un même axe, l’axe de la relation d’objet, l’axe de la libido freudienne, l’axe de l’introjection-projection kleinienne, et d’en distinguer le rapport du sujet à l’Autre.

Cela prescrit le style du lacanisme, qui est d’avoir toujours affaire – c’est la croix des lacaniens, cela a été la croix de Lacan – à cette antinomie sous des formes différentes et de plus en plus complexes.

Être lacanien, c’est avoir en définitive toujours affaire à un problème d’articulation – pour le dire simplement – entre la libido et le symbolique. Les lacaniens, ce sont ceux qui sont embarrassés avec ça.

Freud n’était pas embarrassé avec ça. Nous avons lu en détail Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient. Nous avons justement laissé de côté

les techniques du mot d’esprit. Nous connaissons ça par cœur. Avec notre métaphore et notre métonymie, nous simplifions toutes ces techniques du mot d’esprit. Mais, pour Freud, une fois qu’il avait détaillé, dans sa première partie, les techniques du mot d’esprit, c’était pour dire qu’elles sont bien plutôt les sources d’où le mot d’esprit tire le plaisir qu’il donne. Ce qui comptait, pour Freud, c’était que les techniques du mot d’esprit soient des Lustquelle, des sources de plaisir. Pour Freud, l’appareil psychique fonctionne pour la satisfaction pulsionnelle, c’est-à-dire pour la jouissance.

Vous connaissez peut-être la décoration prussienne qui s’intitule, en français, Pour l’honneur. C’est l’influence de la langue française au dix-huitième siècle – siècle où le français a rayonné sur le monde. Ce qui fait qu’au dix-neuvième, pour l’honneur, ils sont venus s’installer à Versailles.

La réduction du Lust au sens

L’appareil psychique freudien, c’est Pour la jouissance. Voilà sa médaille, son mot d’ordre. Alors que le point de départ de l’enseignement de Lacan a consisté à prélever chez Freud les techniques du mot d’esprit, les techniques du travail du rêve, et puis le mécanisme de l’acte manqué. Sans doute, Freud avait détaillé ces techniques, ce travail, ce mécanisme, et il avait marqué, en effet, qu’à partir du contenu manifeste du rêve, on était conduit à élaborer des pensées latentes du rêve et à considérer que le contenu manifeste n’était que la transcription modifiée, mutilée, des pensées latentes. Cela conduisait à ce qu’il appelait, au moins à l’époque du Mot d’esprit, l’hypothèse de l’inconscient, c’est-à-dire de quelque chose que l’on ne sait pas, mais que l’on se trouve contraint de poser par des déductions irréfutables. Ce qui n’était pas pour lui une déduction, c’était l’axiome « tout ça fonctionne pour le Lust, pour le plaisir et la jouissance ».l’époque du Mot d’esprit, l’hypothèse de l’inconscient, c’est-à-dire de quelque chose que l’on ne sait pas, mais que l’on se trouve contraint de poser par des déductions irréfutables. Ce qui n’était pas pour lui une déduction, c’était l’axiome « tout ça fonctionne pour le Lust, pour le plaisir et la jouissance ».

Lacan, lui, a pris comme principe, concernant la structure de l’inconscient, que l’inconscient est structuré comme un langage. Très bien, mais cela ne disait rien du fonctionnement, du pourquoi, de la finalité du fonctionnement structuré comme un langage. Or, ce qui est clair, c’est qu’il a passé son

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temps à inventer des finalités qui n’étaient pas le Lust. C’est pour cela qu’il a pu dire, par exemple, que la finalité de tout ça c’était la reconnaissance – qu’il est allé, en effet, emprunter à Hegel plutôt qu’à Freud.

Le fait de privilégier la technique et le mécanisme par rapport à la finalité lui faisait nécessairement assigner le sens lui-même, la production de sens comme finalité, à cette structure de langage. D’où tout le côté du premier enseignement de Lacan qui est de l’ordre « l’homme ne vit pas seulement de pain ». L’homme ne vit pas seulement du sein – de Mélanie Klein. L’homme ne vit pas seulement du Lust. Il vit aussi du sens. C’est pour cela qu’il a eu quinze ou vingt jésuites dans son École. C’est pour cela que nous n’en avons aucun. Nous, nous avons les militaires.

Ce qui a animé l’enseignement de Lacan, au départ, c’est la réduction du Lust au sens.

La pulsion structurée comme la chaîne signifiante

Cette petite croix de départ, vous l’avez vue revenir beaucoup de fois. Le grand graphe de Lacan, si on le réduit à sa plus simple expression – je me suis efforcé de le démontrer les années précédentes, mais cela m’a spécialement frappé ce matin –, c’est ces deux lignes en X, simplement, elles sont mises en parallèle.

pulsion cha”ne signifiante

Là où elles sont mises en croix, c’est lorsqu’il lui semble vraiment que tout ce qui est libido et fantasmatisation ne joue le rôle que de gêneur par rapport à la communication symbolique fondamentale. Ensuite, il fait un grand graphe, très complexe, mais foncièrement pour montrer que la pulsion est exactement structurée comme la chaîne signifiante. C’est un peu plus compliqué. Il y a la pulsion. Il y a le désir qui court comme le signifié de la chaîne signifiante de la pulsion. Mais le graphe, c’est une transformation de ce schéma initial, visant à montrer que la structure symbolique se retrouve dans la pulsion et que le désir n’est que le signifié de la chaîne signifiante pulsionnelle.

Lorsqu’il amène en 1964 sa « Position de l’inconscient », c’est encore une autre version de ces deux axes.

Il appelle cette zone (à gauche) le sujet et cette zone (à droite) l’Autre. Quand on lit le texte, on s’aperçoit que ce est progressivement devenu le côté du vivant, c’est-à-dire qu’on y a aussi bien incluse la pulsion.

Une articulation entre l’inconscient et la pulsion

Quel est l’effort de Lacan dans ce schéma de « Position de l’inconscient » ? C’est que très clairement les phénomènes de l’inconscient, les formations de l’inconscient sont de l’ordre de l’aliénation. Il essaie seulement d’y adjoindre, d’une façon logique, l’objet petit a comme objet de la pulsion. Il essaie de construire une articulation entre l’inconscient et la pulsion.

Il tente, en définitive, avec son discours du maître, de récupérer la pulsion freudienne initiale. C’est pour cela qu’il l’appelle le discours de l’inconscient. Le signifiant, dans son couple fondamental, certes engendre, suscite des effets de vérité, mais c’est pour produire un plus-de-jouir.

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C’est seulement avec cette construction qu’il récupère l’intuition freudienne, à savoir que le savoir de l’inconscient travaille pour produire un plus-de-

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jouir. Ce n’est plus une structure, c’est un fonctionnement. C’est à partir de ce point que Lacan finit par mettre l’accent sur le travail de l’inconscient et qu’il peut dire : dans le travail de l’inconscient, il y a la jouissance. Ce que Freud formule, les techniques du mot d’esprit, ce sont des sources de Lust. Voilà la question sur quoi Lacan est resté. Et cela définit les lacaniens. Comment passe-t-on du signifiant à la jouissance ? Comment passe-t-on de la volonté-de-dire, qui est celle qui rend compte du grand graphe de Lacan – ce grand graphe est supporté au départ par un vecteur que Lacan appelle l’intention de signification, qui est une volonté-de-dire, destinée à ne se satisfaire que par du sens –, à la volonté-de-jouir ?

La parole va vers l’Autre. Elle dit. Elle explique. Elle raconte. Elle se fait reconnaître. Elle va vers le sens. Elle peut aller vers le non-sens, mais c’est tout à fait autre chose que de dire : il y a une jouissance du blablabla. Cela ne va vers l’Autre, pour lui expliquer et lui délivrer du sens, que parce que la finalité est de produire petit a, du plus-de-jouir.

Le réel du symptôme sert à la jouissance

C’est pourquoi l’horizon de l’enseignement de Lacan est un au-delà de l’inconscient comme producteur d’effets de vérité. Le symptôme, que Lacan élabore dans son dernier enseignement, pourrait être un nom de cet au-delà de l’inconscient. Qu’est-ce qu’un symptôme analytique ? Ce pourrait être précisément quelque chose qui répond à ce schéma du discours du maître. Ce qui est réel dans le symptôme, c’est ce qui sert à la jouissance. Que ça parle, que ce soit un message, que ça se déchiffre, ce n’est pas du même niveau que ce à quoi ça sert.

Eh bien, je dis que c’est ce tourment, situé à cet endroit-là, qui définit aujourd’hui ce que c’est qu’être lacanien. * L’orientation lacanienne (1997-98), 26 novembre 1997, enseignement

prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de l’Université de Paris VIII. Texte établi par Catherine Bonningue. Publié avec l’aimable autorisation de J.-A. Miller. Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans le bulletin de l’ACF-Estérel et Côte d’Azur, Rivages n°2.

« Variantes de la cure type » Notes de lecture Christine Le Boulengé

Cet article écrit par Lacan entre 1953 et 1955, destiné à remettre les pendules de l’IPA à l’heure de l’interprétation freudienne, n’a rien perdu de sa force

subversive et de son actualité à distinguer psychanalyse et psychothérapie, en dépit de son titre pour le moins incongru dans notre champ.

Ce titre n’est pas de Lacan. Il lui a été imparti en 1953 et faisait pendant à un autre article à rédiger sur la cure psychanalytique type, à usage des praticiens de la psychiatrie. Un second volet, confié à Lacan, était destiné aux variantes, à savoir les applications particulières, partielles ou mitigées, avec comme toile de fond la limite où les variantes sont considérées comme atypiques ou comme déviantes par rapport à la cure-type.

Qu’est-ce qu’une cure-type en psychanalyse ? Existe-t-il une bonne forme à l’aune de laquelle peuvent se mesurer toutes les cures ? Ce titre soulève des questions tout à fait actuelles pour nous, qui ont été relancées par Jacques-Alain Miller, et dont les prochaines Journées de l’ECF constitueront un point de capiton, portant sur la distinction entre psychanalyse pure et appliquée, entre psychanalyse vraie et fausse, entre psychanalyse et psychothérapie.

La position de Lacan est très claire dès 1955. La psychanalyse ne se laisse pas saisir par une typologie, on ne saurait en établir un prototype, un modèle formel, parce que c’est au réel qu’elle a affaire : au réel de l’inconscient, au réel de la jouissance, au réel du symptôme. Et le réel est ce qui échappe à tous les semblants, donc à tous les modèles, à toutes les formes : il est hors loi – hors lois mathématiques, hors lois morales. Ce n’est donc pas par un formalisme, mais par une formalisation, une formalisation logique, qu’on a chance de saisir quelque chose du réel en jeu dans chaque cure, dans chaque cure au cas par cas. Et c’est à l’aune non d’un type, mais d’une éthique que se mesure une cure : l’éthique du réel, qui est une éthique particulière puisqu’elle est exigible au point même où font défaut tous les préceptes éthiques. « Il s’agit bien d’une rigueur en quelque sorte éthique, hors de laquelle toute cure, même fourrée de connaissances psychanalytiques, ne saurait être que psychothérapie. Cette rigueur exigerait une formalisation, nous l’entendons théorique, qui n’a guère trouvé à se satisfaire à ce jour que d’être confondue avec un formalisme pratique : soit de ce qui se fait ou bien ne se fait pas ». 1 Ce qui se fait à l’époque, ce sont les trois séances par semaine, les quarante-cinq minutes, le divan et tout le bataclan. Ce qui ne se fait pas,

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LACAN J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 324.

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c’est ce qui n’était pas prévu, notamment les séances à durée variable. Et ce qui ne se fait plus, c’est l’interprétation freudienne.

La cure-type n’est pas psychanalytique Lacan se saisit de ce titre mais ne tombe pas dans le piège : il ne se met pas en posture de justifier le bien-fondé des séances courtes. Il saisit la perche pour en faire un autre usage. Plutôt que de parler des variantes, il s’attaque à la question de la cure-type. Il démontre que la cure-type telle que le courant majoritaire à l’IPA la propose, c’est-à-dire la cure fondée sur l’analyse des défenses du moi et dont la fin est envisagée comme identification au moi de l’analyste, n’est plus de la psychanalyse mais de la psychothérapie, dans le droit-fil de la suggestion. La cure-type n’est pas psychanalytique. Ce qui remet sur le chantier la question de ce que doit être une cure pour qu’on puisse la dire psychanalytique. C’est ce qui fait que cet article subversif, dérangeant, a été rapidement retiré de l’Encyclopédie médico-chirurgicale. Sa démonstration est absolument rigoureuse. Il repart d’une difficulté majeure de la théorie freudienne, qui a nécessité le tournant théorique des années vingt et qui tient à l’interprétation du symptôme. Puisque le symptôme, d’abord appréhendé sous l’angle de la vérité refoulée, s’avère non seulement résister à l’interprétation mais en plus, devenir plus coriace dans la mesure même où il est interprété et nourri de sens, c’est qu’il n’est pas que témoin d’une vérité en souffrance dans les failles du savoir. Il est aussi porteur d’une satisfaction que le sujet méconnaît, il est une façon de jouir. Cette prise en compte de la réaction thérapeutique négative ouvre une question cruciale à propos de l’interprétation : comment interpréter, puisque plus on met à jour les processus inconscients, plus on confirme le sens sexuel du symptôme, et plus, par le mécanisme lui-même de l’interprétation, on satisfait à cette autre jouissance qui enkyste le symptôme comme étant le noyau même sur lequel repose la jouissance de l’inconscient ?en compte de la réaction thérapeutique négative ouvre une question cruciale à propos de l’interprétation : comment interpréter, puisque plus on met à jour les processus inconscients, plus on confirme le sens sexuel du symptôme, et plus, par le mécanisme lui-même de l’interprétation, on satisfait à cette autre jouissance qui enkyste le symptôme comme étant le noyau même sur lequel repose la jouissance de l’inconscient ?

Lacan constate que, devant la résistance du symptôme à l’interprétation, les continuateurs de Freud ont commis un faux pas de méthode en rabattant le moi de la première topique freudienne, qui est un appareil organisateur, sur le moi de la deuxième topique, qui est un moyen terme entre le ça et le surmoi avec lesquels il doit composer. D’où l’idée illusoire d’une maîtrise du moi sur le ça et le surmoi. Et on en est venu à poser que si le symptôme persiste, c’est que le sujet résiste à en reconnaître le sens. Qui résiste ? Le moi, le moi du sujet, disent les continuateurs de Freud. C’est ce qui a infléchi toute la psychanalyse vers une analyse des résistances. On ne parle plus de l’interprétation du symptôme, qui part du texte de l’analysant lui-même, de ses associations libres, on en est venu à l’analyse des défenses du moi. On n’interprète plus, on « analyse ». On analyse les défenses, et l’on se demande « à tout bout de champ » si l’on a « assez bien analysé l’agressivité ». 2 On part du principe que le moi se protège par une succession de systèmes de défense qu’on va devoir attaquer l’une après l’autre, telle une place forte. C’est une technique de moi à moi, du moi de l’analyste au moi de l’analysant, pour rendre celui-ci à la raison, à la raison du sens. L’analyste se fait « un allié de la partie saine du moi du sujet » 3afin de rendre au moi sa supposée et illusoire maîtrise sur le ça et sur le surmoi.

Cet abâtardissement de la théorie freudienne a la peau dure. En 1974 encore, la traductrice française du Journal de l’homme aux rats, Elza Ribeiro Hawelka, nous explique le fin du fin de l’acte de Freud dans cette cure : « L’action thérapeutique de Freud a consisté surtout en ce qu’il ne s’est pas laissé tuer par l’agressivité de son patient […] Plus qu’à la technique, les résultats positifs ont été dus à la forte personnalité de Freud [donc, son moi fort], qui a agi sur le transfert de l’analysé, toujours prompt à critiquer les faiblesses de son propre père ». 4 Bref, l’homme aux rats aurait enfin trouvé un père à la hauteur, un moi fort contre lequel s’est épuisée son agressivité et auquel il a pu s’identifier. Nous verrons plus loin comment Lacan reprend la question de l’acte de Freud. Lacan montre que cette théorie post-freudienne, surtout annafreudienne, ravale l’expérience au seul registre de l’imaginaire, puisque c’est là que nous trouvons l’illusion d’un moi fort. Elle fait donc surgir au premier plan tous les effets amour-haine du 2

Ibid., p. 336. 3

Ibid., p. 338. 4

FREUD S., L’homme aux rats. Journal d’une analyse, PUF, 1974, p. 269.

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transfert et l’agressivité propre à l’imaginaire, et a pour effet qu’on ne s’intéresse plus à ce que dit l’analysant, mais à ce qu’il veut dire. On interprète ce qu’il veut dire, y compris par ses borborygmes ou par sa tenue vestimentaire. C’est dire que le ressort du sens, de la vérité, relève en fin de compte non plus du savoir inconscient mais du savoir de l’analyste. L’interprétation est donc réduite à la suggestion et la psychanalyse a viré à la psychothérapie. Bref, la cure-type qu’est l’annafreudisme est déviation.

La fin d’une telle cure est envisagée comme la chute de la dernière défense du moi et l’acceptation par l’analysant du sens du symptôme tel qu’il lui est délivré par l’analyste. C’est donc l’identification du moi de l’analysant au moi de l’analyste, qui consacre l’asservissement du sujet au discours de l’Autre en tant que le moi de l’analyste s’y est substitué. Une telle position de l’analyste exclut le rapport du sujet à toute fondation dans la parole, ce qui l’aliène d’autant plus aux effets mortifères du surmoi, aux commandements de l’Autre. Lacan répond à cela que le sujet est l’effet de paroles fondatrices, et qu’il s’agit pour lui que le chemin soit balayé des paroles qui l’ont fondé à son insu, afin de le rendre à une refondation. C’est cela pour Lacan à cette époque, « rendre sa parole au sujet » : c’est rendre au sujet la possibilité d’une re-fondation. La parole en ce sens comporte une part d’acte, elle a des effets sur le réel en déterminant une nouvelle position du sujet.

La place de l’analyste Dans cette optique, Lacan considère que pour mener une analyse à sa fin, le psychanalyste doit se décaler de cet axe imaginaire a-a' tel qu’il l’écrit par son schéma L, se déprendre de la relation narcissique duelle dans laquelle le sujet s’enlise, pour ouvrir l’accès à l’axe symbolique, à la fonction et au champ de la parole et du langage. Ce n’est concevable, dit-il, « qu’à supposer, dans la relation imaginaire même, la présence d’un troisième terme [en plus de a-a'] : la réalité mortelle, l’instinct de mort, que l’on a démontré comme conditionnant les prestiges du narcissisme ». 5 Il s’agit donc d’introduire sur l’axe a-a' un point non identifiable, sans image, qui fasse signe de l’axe symbolique, qui pointe vers la figure sans image de l’Autre absolu, la mort, avec son corrélat, la détermination du sujet dans son existence de vivant (Es, c’est le vivant), donc mortelle. Pour être à même d’ouvrir cette place, l’analyste doit avoir « dépouillé l’image narcissique de son Moi de

5 LACAN J., « Variantes de la cure-type », op. cit, p. 348.

toutes les formes du désir où elle s’est constituée, pour la réduire à la seule figure qui, sous leurs masques, la soutient : celle du maître absolu, la mort ». 6 Le psychanalyste n’est pas l’Autre, le maître absolu, il n’en occupe même pas la place : « il peut répondre au sujet de la place où il veut ». 7 Mais son dépouillement des apprêts narcissiques, son « dérobage » n’est pas que d’humilité, il a un fondement éthique. Il s’agit pour lui de ne « connaître que le prestige d’un seul maître [et d’aucun autre] : la mort [le réel] pour que la vie, qu’il doit guider à travers tant de destins, lui soit amie ». 8 C’est pourquoi le dépouillement sur l’axe narcissique répond à une ascèse sur l’axe symbolique, du savoir : qu’il n’y ait pas de savoir sur la mort implique que « tout savoir objectif » soit mis en « état de suspension » par l’analyste et que « aucun autre savoir ne peut avoir sa préférence », 9 afin de permettre au sujet d’accéder à la « subjectivation de sa propre mort », 10 c’est-à-dire à sa position inconsciente par rapport à sa propre mort, au savoir qui le conditionne à son insu, afin de lui rendre la vie amie.

Où est la place de l’analyste sur le schéma L ? Peu importe, « il peut maintenant répondre au sujet de la place où il veut », cette place doit glisser sur l’axe a-a' : en tout point ou en n’importe quel point de cet axe, elle doit situer un croisement de l’axe a-a' et de l’axe S–A. Et cette place est maintenue vide par l’analyste, vide d’image et vide de savoir (c’est la docte ignorance) : « il ne veut plus rien qui détermine cette place ».

Le savoir de l’analyste

Ceci rouvre la question de ce que doit savoir, dans l’analyse, l’analyste. Car le fait qu’il ne veuille plus rien qui détermine la place du sujet (en quoi il n’est pas l’Autre) ne veut pas dire que cette place ne soit pas déterminée de façon parfaitement calculable dans l’inconscient. Il s’agit de rendre au sujet la disposition de ce savoir. Le fait que l’analyste ne veuille plus rien qui détermine la place du sujet n’implique donc pas « l’indétermination d’une liberté d’indifférence », 11 l’indifférence à tout ce qui se profère, un « dites tout ce que vous voulez, c’est parfaitement égal ». C’est pour cela que Lacan

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Ibid., p. 348. 7

Ibid., p. 349. 8

Ibid., p. 349. 9

Ibid., p. 349. 10

Ibid., p. 348. 11

Ibid., p. 349.

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n’aime pas beaucoup l’expression de « neutralité bienveillante » qui fait oublier que le savoir auquel a affaire le sujet n’est pas neutre du tout et que l’analyste ne peut se soustraire à son devoir d’interpréter. Lacan préfère lui substituer dans cet article l’expression de docte ignorance : ignorance, certes, fondamentale, puisque nul savoir « objectif » ne peut dire ce qu’est la mort, mais ignorance aussi calculée, relevant d’une position éthique (« il ne veut plus rien… »), dans la stratégie du transfert et dans la tactique de l’interprétation. Ce que le psychanalyste doit savoir, c’est ce en quoi consiste son opération. « L’analyste se distingue [des autres hommes] en ce qu’il fait d’une fonction qui est commune à tous les hommes [la fonction de la parole], un usage qui n’est pas à la portée de tout le monde, quand il porte la parole ». 12 II est à la portée de tous d’appréhender « l’ambiguïté insoutenable » 13 que comporte cet usage de porter la parole, car à seulement accueillir la parole de l’analysant, l’analyste « s’empare du pouvoir discrétionnaire de l’auditeur », qu’il le veuille ou non, puisque non seulement le sens d’un discours réside dans celui qui l’écoute, mais en plus c’est de son accueil que dépend qui le dit : soit le sujet, soit l’Autre qui parle à travers le sujet, c’est-à-dire l’inconscient. Il dépend de l’analyste, de celui qui écoute, que l’inconscient s’ouvre ou se ferme. L’analyste est donc inclus dans le sens du symptôme. Et il garde entière la responsabilité de sa position d’auditeur, jusque et y compris dans les effets de son interprétation : il ne peut pas dire que l’analysant l’a mal compris, que ce n’était pas cela qu’il a dit ou a voulu dire, etc. Le lion ne bondit qu’une fois, dit Freud : de son interprétation, il ne se rattrape pas. C’est ce qui fait les embarras des psychanalystes à propos de l’interprétation. Lacan remarque qu’on élude le problème dans une série de théorisations vagues qui constituent des alibis par lesquels « l’analyste se dérobe à considérer l’action qui lui revient dans la production de la vérité ». 14diteur », qu’il le veuille ou non, puisque non seulement le sens d’un discours réside dans celui qui l’écoute, mais en plus c’est de son accueil que dépend qui le dit : soit le sujet, soit l’Autre qui parle à travers le sujet, c’est-à-dire l’inconscient. Il dépend de l’analyste, de celui qui écoute, que l’inconscient s’ouvre ou se ferme. L’analyste est donc inclus dans le sens du symptôme. Et il garde

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Ibid., p. 350. 13

Ibid., p. 330. 14

Ibid., p. 332.

entière la responsabilité de sa position d’auditeur, jusque et y compris dans les effets de son interprétation : il ne peut pas dire que l’analysant l’a mal compris, que ce n’était pas cela qu’il a dit ou a voulu dire, etc. Le lion ne bondit qu’une fois, dit Freud : de son interprétation, il ne se rattrape pas. C’est ce qui fait les embarras des psychanalystes à propos de l’interprétation. Lacan remarque qu’on élude le problème dans une série de théorisations vagues qui constituent des alibis par lesquels « l’analyste se dérobe à considérer l’action qui lui revient dans la production de la vérité ». 14

Porter la parole, en quoi consiste l’opération du psychanalyste, nécessite de savoir ce qu’est la parole. Voilà ce que le psychanalyste doit savoir avant de poser la question de ce que peut être une interprétation authentique.

La parole se divise sur la question de la vérité

Lacan fait remarquer que la parole n’est pas le sens du sens, c’est-à-dire le mot de la fin, le fin mot de la vérité. Dans le langage, il n’y a pas de sens du sens et y ajouter l’acte de parler ne permet pas plus d’obtenir le mot de la fin. Chercher le fin mot est plutôt au principe de l’infinitisation de la parole.

La parole n’est pas clôture du sens, mais elle apporte quelque chose au langage : l’acte de parole donne support au sens, il peut ouvrir à des effets de sens nouveau, à une vérité en devenir, qui déterminent autrement un sujet. Lacan envisage ici le statut de la parole vraie, fondatrice d’un sens nouveau pour le sujet. Il donne l’exemple de la foi donnée. Cette parole est un acte parce qu’elle a des effets sur le réel : elle change les choses, comme un acte notarié peut le faire, par exemple. Étant un acte, elle suppose un sujet – il ne s’agit pas du sujet qui parle, pas plus de l’autre sujet à qui la parole est adressée. Il s’agit du sujet qui est fondé par l’acte, qui en résulte, du sujet qui, d’avoir proféré une parole, s’en trouve déterminé autrement. Dire « tu es ma femme », c’est se trouver constitué en retour, sous une forme inversée, comme « je suis ton époux ». Ce qui est proféré, c’est « tu es ma femme » et le sujet qui en résulte se trouve constitué comme « je suis ton époux », dans un effet de sens nouveau, à partir d’un acte de parole intersubjective. Ce « je » n’est pas proféré, il ne s’équivaut donc pas au sujet du verbe.

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On voit que ce n’est pas la même chose de dire « tu es ma femme » à une femme qui l’est déjà, sa femme, et de le dire à une femme qui ne l’est pas, sa femme. Dans le premier cas, on dit la vérité dans le sens que ce qu’on dit est adéquat à la chose, à la réalité, mais la dimension d’acte n’est pas au premier plan, ça n’engage pas nécessairement, cela peut être un simple constat. Dans le deuxième cas par contre, c’est une parole vraie, non pas qu’elle soit adéquate à la réalité, puisqu’on la dit à quelqu’un qui n’est pas sa femme. Mais c’est justement une parole d’autant plus vraie parce qu’elle fonde la réalisation de l’être dans la voie de son désir, qui est désir de reconnaissance, par la parole donnée. C’est la dimension d’acte de parole dans la dialectique de l’intersubjectivité et du désir comme désir de reconnaissance. La parole fonde le sujet dans sa reconnaissance par l’autre.

Effectivement, on ne peut pas dire que cette parole donnée n’ait pas des effets sur le réel, des effets en sens divers, d’ailleurs, et pas toujours prévisibles. D’avoir proféré un « tu es ma femme » à une femme qui ne l’est pas, détermine bien sûr le sujet en retour comme « je suis ton époux », mais les effets peuvent en être divers, depuis l’engagement jusqu’à la fuite, en passant par une vie consacrée à neutraliser cette foi donnée, à faire mentir cette promesse de vérité. De toute façon, le manquement est au rendez-vous, quelle que soit la bonne foi ou la bonne volonté : il est de structure.

Lacan distingue la vraie parole et le discours vrai, fondé dans l’adéquation du concept à la chose, à la réalité. Leur vérité se distingue en ceci que la vraie parole « constitue la reconnaissance par les sujets de leurs êtres en tant qu’ils y sont intéressés » (c’est la fondation dans l’intersubjectivité), tandis que le discours vrai est « constitué par la connaissance du réel, en tant qu’il est visé par le sujet dans les objets ».15 « Mais chacune des vérités ici distinguées s’altère à croiser l’autre dans sa voie ». « C’est ainsi que le discours vrai, à dégager dans la parole donnée les données de la promesse, la fait paraître menteuse, puisqu’elle engage l’avenir, qui, comme on dit, n’est à personne, et encore ambiguë, en ce qu’elle outrepasse sans cesse l’être qu’elle concerne, en l’aliénation où se constitue son devenir ».16 La vérité du sujet dépend de sa reconnaissance par l’autre. La vraie parole, par contre, à interroger le discours vrai sur ce qu’il signifie, « y trouvera que la signification renvoie toujours à la signification, aucune chose ne

15 Ibid., p. 351. 16

Ibid., p. 351.

pouvant être montrée autrement que par un signe, et dès lors le fera apparaître comme voué à l’erreur », 17

Les quatre discours de 1953 Bref, qu’on cherche la vérité en devenir dans le rapport intersubjectif ou qu’on la cherche déjà là dans le rapport du mot à la chose, on peut toujours chercher, on tombe sur une faille. La parole se trouve clivée entre la vraie parole qui achoppe sur le mensonge et l’ambiguïté, et le discours vrai qui achoppe sur l’erreur. « Entre le Charybde et le Scylla de cette inter-accusation de la parole », quel sera le discours intermédiaire par lequel le sujet adressera la parole à l’autre pour se faire reconnaître ? Entre Charybde et Scylla, il s’agit de naviguer. Comment le sujet va-t-il prendre la parole ?

Eh bien, le sujet va mettre la vérité de son être au vestiaire. Il choisit le désir de reconnaissance au prix de sa vérité. Il adopte un discours intermédiaire que Lacan appelle le discours de la conviction. Il cherche à se faire reconnaître comme aimable, ce qui ravale la vérité de l’être sur le mirage du moi et le contraint aux cheminements de la ruse pour convaincre l’autre. Ce n’est plus le discours de la foi donnée mais de la mauvaise foi, qui ravale la relation sur l’axe imaginaire, avec tous les effets de rivalité, de prégnance narcissique et de suggestion qui en découlent. Cette mauvaise foi du sujet se double de la méconnaissance où ces mirages s’installent, le sujet n’a plus d’accès possible à sa vérité, hors, dit Lacan, « les rares moments de son existence où il s’essaie à la saisir en la foi jurée » (« tu es ma femme »).

Si l’analyste doit être au clair avec les mirages du narcissisme, c’est pour s’ouvrir à la parole authentique de l’autre, qui est une parole vraie, fondatrice, une parole non pas du sujet, mais de l’autre, c’est-à-dire une parole qui a déterminé la vérité du sujet, parfois dès avant sa naissance, et qui a écrit son destin. Cette parole qui constitue le sujet en sa vérité lui est interdite parce que le discours de la conviction dans lequel il s’est cantonné le voue à la méconnaissance (c’est-à-dire, au refoulement et à la dénégation). Elle parle cependant partout où elle peut se lire en son être, soit à tous les niveaux où elle l’a formé. Le discours de l’autre, une parole interdite, méconnue mais qui se lit partout, voilà l’inconscient au sens où Lacan le formule en 1953.

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Ibid., p. 352.

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Et « c’est dans la mesure où l’analyste fait se taire en lui le discours intermédiaire [pour cela, il doit avoir tiré le sien au clair] pour s’ouvrir à la chaîne des vraies paroles, qu’il peut y placer son interprétation révélante ». 18 L’interprétation se situe au regard de la vraie parole, fondatrice du sujet, sans en être une, bien sûr. L’analyste ne dit pas à l’analysant « tu es ma femme » ou « tu es mon maître » ou quoi que ce soit de ce style. L’interprétation est « révélante », elle révèle les chaînes de vraies paroles qui ont constitué le sujet dans son destin, elle révèle les paroles de l’autre qui se lisent dans son être, afin de déblayer un accès du sujet à une vraie parole, venant perforer en quelque sorte le discours de la conviction. Voilà les quatre discours de 1953 : la vraie parole, le discours vrai, le discours de la conviction et l’interprétation révélante. La vraie parole et le discours vrai s’éclaireront plus tard sous l’angle du plus de sens de la métaphore et du moins de sens de la métonymie. Le discours de la conviction semble une création à partir de la position de la belle AME de Hegel. L’interprétation révélante se déduit de la position de l’auditeur.

Une interprétation inexacte comme paradigme d’interprétation authentique Lacan amène à l’appui de sa formalisation sa lecture d’une interprétation de Freud dans la cure de l’homme aux rats, qui signe un tournant majeur de la cure. Il la porte au paradigme d’une interprétation authentique, révélante, quoiqu’elle soit erronée quant aux faits. Cette interprétation touche à une chaîne majeure de la névrose de l’homme aux rats qui noue son destin à la position de son père. C’est ce que les associations dans la cure vont révéler à la suite de cette interprétation.

L’homme aux rats, à trente ans, est handicapé par une névrose « assez grave », qui le met en impasse dans sa vie amoureuse et professionnelle et perturbe ses liens sociaux. Idées obsédantes, compulsions, doute, érotisation de la pensée, masturbations compulsives, auto-reproches et formations réactionnelles occupent ses nuits et ses jours de célibataire.

Il aime depuis dix ans sa cousine Oisela, avec laquelle il entretient une relation difficile, marquée du sceau de l’impossible et de l’interdit, à l’affût constant des signes émanant d’elle qui entretiennent son doute et sa rumination. Dès qu’il se surprend à la

18 Ibid., p. 353.

désirer, aussitôt des idées et comportements compulsionnels se mettent en travers, lui signifiant : « mais tu sais bien que c’est interdit ». Il reporte donc examens universitaires, entrée dans la vie active, autonomie financière, tout ce qui le rapprocherait du mariage, et s’adonne entre-temps à la jouissance de l’un : masturbation et relations avec des femmes de rencontre.

Son père qu’il aimait pardessus tout est mort depuis neuf ans et demi. Peu de temps avant sa mort, celui-ci lui aurait déconseillé de trop s’engager dans sa relation avec Oisela. Il n’est pas sûr que le père ait proféré cette parole qui semble plutôt reconstruite à partir d’un rêve. 19 A la mort du père, l’état de l’homme aux rats s’aggrave : remords, craintes que son père ou sa dame ne meurent, conflits entre sa fidélité à son père et son amour pour sa dame, masturbations compulsives. Trois ans plus tard survient un événement dans lequel Freud reconnaît la cause occasionnelle de la grande crise, celle du rappel militaire qui conduira l’homme aux rats en analyse. L’homme aux rats mentionne cet événement en passant, comme quelque chose à quoi il n’a accordé aucune valeur.

Le prologue. La mère de l’homme aux rats a été élevée chez des vagues cousins, les Speransky, une riche famille de gros industriels, qui engagera le père après leur mariage. Celui-ci doit donc sa fortune, assez considérable, à son mariage. Avant cela, il était un sous-officier bon vivant, rat de café et joueur. Il perdit un jour au jeu une cagnotte militaire dont il avait la responsabilité et aurait eu de gros ennuis si un camarade ne lui avait avancé la somme, somme que le père n’a jamais remboursée. Cet abus de confiance est un trait du père, confirmé par d’autres éléments dans la cure, et ne semble pas pour rien dans son exclusion de l’armée et dans son choix d’un mariage d’argent. Avant son mariage, ce fringant militaire courtisait la fille du boucher, jolie mais pauvre. L’homme aux rats « trouve intolérable l’idée que son père ait pu abandonner son amour pour garantir ses intérêts par l’alliance avec les Speransky ». 20

L’événement. Trois ans après la mort du père, la mère qui ne perd pas le nord annonce à l’homme aux rats qu’elle a parlé de son avenir aux Speransky, qu’il pourra épouser une des filles Speransky dès

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FREUD S., L’homme aux rats. Journal d’une analyse, op. cit., pp. 129-130.

20 Ibid., p. 181.

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qu’il aura terminé ses études, avec de brillantes perspectives pour son avenir professionnel. La mère fait la marieuse, c’est dans les coutumes. Mais « ce plan de sa famille réveilla en lui un conflit : devait-il rester fidèle à son amie ou suivre les traces de son père et épouser la jeune fille, belle, distinguée et riche qu’on lui destinait ? Et c’est ce conflit-là, conflit, au fond, entre son amour et la volonté persistante de son père, qu’il résolut en tombant malade ; ou, plus exactement, par la maladie, il échappa à la tâche de résoudre ce conflit dans la réalité ». 21

C’est quand même surprenant que Freud parle de la « volonté persistante du père » alors que, dans les faits, c’est la mère qui est l’instigatrice de ce plan, forcément ignoré du père, mort depuis trois ans. Et Lacan met en valeur la pertinence de cette interprétation.

Ce qui fait interdiction pour l’homme aux rats, ce n’est donc pas tant une phrase que le père aurait proférée avant sa mort, « tu n’approcheras pas la dame ». Ce qui agit comme interdiction, c’est qu’à la mort du père, son fils prend sa succession, sur le principe formulé par Freud qu’en cas de perte d’un objet d’amour, il reste toujours la possibilité de s’identifier à lui, façon de ne pas tout perdre. Prenant la succession du père, il doit aussi accepter le passif de cette succession, la faute du père, sa dette. Dette d’argent qui signe une dette d’honneur liée à une dette d’amour, renoncement du père à son objet d’amour – forfait du père, dit Lacan, à la vérité de la parole, de la parole donnée. L’endossement de cette succession en forme de dette non soldée signe l’aggravation de la névrose de l’homme aux rats après la mort du père. Le décor est planté, il n’y manque qu’une pièce majeure que le plan de famille fomenté par la mère apporte trois ans plus tard, avec la femme riche qu’elle fut elle-même dans l’histoire du père. C’est alors le « refuge dans la maladie » : l’homme aux rats ne monte pas sur cette scène. Mais sur aucune autre non plus : il reste dans les coulisses, dans la cour des petits pour échapper à la tâche de résoudre le conflit. Six ans plus tard, les manœuvres militaires le projettent malgré lui sur la scène par le rappel militaire, le rappel de la position paternelle : on ne peut pas s’appuyer sur les vertus du père, sa bravoure, son humour de corps de garde, sans rencontrer aussi le corps du délit. Et c’est la crise. Tous les éléments y sont : le capitaine cruel, la dette non soldée vis-à-vis

21

FREUD S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 228.

de la postière, le camarade serviable supposé avoir avancé la somme et qu’il veut mais ne peut pas rembourser, ainsi que la jolie fille pauvre, non du boucher, mais de l’aubergiste, qui fait la paire avec la postière aux écus. C’est le simulacre du rachat qu’il fomente jusqu’au délire sur une scène imaginaire, grimace de son destin déterminé par le discours de l’Autre..

C’est dans son existence de vivant, dans sa conduite, que l’homme aux rats endosse cette succession du père : il en est, dit Lacan, le témoignage vivant. Il s’agit de sa position de sujet, de sujet vivant (Es) même s’il est en l’occurrence mortifié, et non d’une position moïque. Étant lui-même le texte de cette succession, il ne peut la lire. Le discours de l’Autre, l’inconscient, c’est ce qu’il a pu appréhender de la position de son père quant au désir, son manquement aux lois de la parole, qui se lit, telle une parole, en son être, soit à tous les niveaux où elle l’a formé.

C’est en cela que l’interprétation de Freud est authentique : en référant au père l’interdit de la dame, il ouvre cette chaîne qu’il semble avoir devinée à son insu, dit Lacan, chaîne qui se révèle à la suite de cette interprétation.

Il est très intéressant que Lacan situe la question de l’interprétation authentique à ce niveau de la cure de l’homme aux rats, car non seulement elle est inexacte quant aux faits, mais en plus il semble bien que Freud ne l’ait pas proférée. C’est dans le compte rendu du cas que Freud parle de « volonté persistante du père » à interdire le mariage. Dans le Journal, il ne dit pas : « ici, je lui ai dit ça, j’ai fait cette interprétation ». La question de l’interprétation va bien au-delà de ce que profère l’analyste : s’il paie de mots et de sa personne, il paie aussi de son jugement le plus intime. Ce jugement intime de Freud porte sur sa façon d’entendre ce qui se dit, c’est cela qui opère dans ce moment de la cure et que Lacan donne comme paradigme d’une interprétation authentique.

Cette interprétation ne signe pas la fin de l’analyse de l’homme aux rats dont on sait que l’impasse amoureuse n’a pas été levée. Elle n’est donc pas suffisante. Mais elle est nécessaire. Elle répond à ce qui, pour Lacan, est exigible pour qu’on puisse parler de psychanalyse, elle répond à cette « rigueur éthique, hors de laquelle toute cure, même fourrée de connaissances psychanalytiques, ne saurait être que psychothérapie. Cette rigueur exigerait une

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formalisation théorique ». On a alors chance d’être dans la psychanalyse, fut-elle dite « appliquée ».

Encore faut-il avoir été analysé. Cette élaboration rigoureuse comporte en effet en son cœur un insu : Freud, dit Lacan, a deviné cette chaîne à son insu. Son accès à ce point crucial pour l’homme aux rats semble lui avoir été ouvert par le fait qu’il a su se déprendre d’un semblable plan de mariage pour lui-même, qui lui aurait assuré l’aisance financière au prix de son désir. Il s’agit de l’épisode Gisela Fluss/Pauline Freud dont il parle dans son article de 1899 sur « Les souvenirs-écrans ». Cet épisode lui revient comme un lapsus dans le Journal de l’Homme aux rats puisque le nom de Gisela Fluss (qui est la Gisela de Freud, pas celle de l’homme aux rats) y surgit suivi de points d’exclamation entre parenthèses. 22 Ce qui compte, c’est que Freud ne s’est pas laissé séduire par l’éthique des biens, il a opté pour l’éthique du désir, si bien que, comme le dit Lacan, « les chemins de l’être étaient pour lui déblayés », 23 condition nécessaire au désir de l’analyste.

Les avancées ultérieures de Lacan sur le phallus comme signifiant de la jouissance le conduiront à faire ensuite un pas de plus, celui de la jouissance comme réelle, comme hors sens, et à élaborer la question des rapports du sujet non plus seulement au signifiant, au sens, au roman familial, mais aussi à la jouissance comme hors sens. L’insistance de la jouissance comme réelle, comme hors sens, c’est ce qu’il y aura dès lors à savoir pour terminer ses analyses et pour envisager une interprétation autre que « révélante » au sens strict, puisqu’à ce point, aucune parole de l’Autre n’est venue fonder le sujet, et que c’est par l’interprétation elle-même que la jouissance passe à la comptabilité.

Psychanalyse ou psychothérapie ? Un faux choix Yasmine Grasser

La psychanalyse est-elle fondée ou illusoire ? Cette question accompagne tout l’enseignement de Jacques Lacan qui n’a eu de cesse tout au long de sa vie d’en construire l’appareil conceptuel pour y répondre. En cette année du centenaire de sa naissance, où les médias multiplient les occasions de ranger toujours plus sous le terme de psychothérapie tout ce qui se fait en compagnie de quelqu’un 22

FREUD S., L’homme aux rats. Journal d’une analyse, op. cit., p. 147. 23

LACAN J., « Variantes de la cure-type », op. cit, p. 355.

d’autre, il revient aux psychanalystes de choisir encore et encore cet étrange registre du mécanisme des actes anormaux de la vie quotidienne, ouvert par Freud sous la rubrique de la méprise, du lapsus, de l’erreur, du ratage. Pour introduire à un choix qui tire à conséquence, laissons au préalable la parole à une spirituelle personne qui illustrera notre titre d’une petite historiette qui laisse la psychothérapie sans voix loin derrière la psychanalyse.

A. choisit de faire une analyse, B. une thérapie. A, rapporte à son analyste les propos tenus par la thérapeute de B. « Je vais vous faire régresser pour vous guérir. Aujourd’hui, ne vous étonnez pas d’avoir envie de purée. Il faudra manger de la purée ». A., bonne fille, veut bien croire à cette histoire et a préparé de la purée à B. qui l’a mangée. « Il ne s’est rien passé ! » dit-elle à son analyste. L’analyste rit. La nuit suivante, A. rêve de son « analyste venu la chercher dans la salle d’attente pour sa séance. Elle ne veut pas venir. L’analyste n’insiste pas, mais revient sous la forme d’un bébé qui rampe au sol et boit un biberon. A. alors se lève immédiatement pour suivre l’analyste. » A. est hilare.

Pourtant, l’histoire de la purée est consternante pour B. comme pour A. Elle ne devient amusante que lorsque A. raconte le rêve plein d’esprit qu’elle lui a substitué, pour en faire le récit à l’analyste tel un bon mot. C’est qu’il y a régression et régression ! La référence à l’Autre scène d’où surgit le trait d’esprit ajoute une dimension nouvelle qui nécessite une adresse pour en rire. A. se moque tout aussi bien de sa propre crédulité, qu’elle partageait avec B., que de la vérité défaillante du maître-thérapeute qui éclate dans l’histoire de la purée. C’est ainsi qu’au premier temps du rêve, elle récuse sa propre croyance en une régression supposée détenir de mirifiques bénéfices thérapeutiques. Dans le deuxième temps du rêve, elle réaffirme son choix de la psychanalyse et de l’analyste support du transfert car elle sait que les limites douloureuses de la remémoration transforment l’analyste en semblant d’objet : le bébé au biberon qui se trémousse sur le sol présentifie, non pas une régression de l’analyste, mais l’exigence d’une jouissance orale qui ne peut lui revenir que de l’Autre du transfert.

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Au cours de cette séance, A. décide de mettre un terme à ce qu’elle s’obligeait de supporter des caprices de B., prise dans les rets d’une pratique contemporaine plutôt irrationnelle.

Pratiques rationnelles

Il va sans dire que toutes les thérapies ne se situent pas aux confins de l’irrationnel. L’histoire ci-dessus est jolie, et bien venue. Elle permet de souligner l’action toujours infantilisante de l’opérateur qui met l’accent sur le développement du moi lorsqu’il s’inspire du modèle de conduite enfants-parents, au lieu de le placer sur la catégorie analytique de la régression qui concerne le rapport du sujet aux signifiants de l’enfance en tant qu’ils véhiculent une jouissance. Il existe des thérapies qui se fondent sur la rationalité d’un protocole, et qui ont pour objectif d’allier l’idéal scientifique à l’exigence thérapeutique. Un dossier soigneusement fait sur les thérapies cognitivo-comportementales, publié l’an dernier dans le bulletin du syndicat national des psychologues, 1 nous apprend beaucoup sur les techniques d’expositions à des stimuli phobogènes. Il y est dit que la démarche est méthodique, qu’elle nécessite l’alliance thérapeutique soit la « collaboration active » du patient et du thérapeute, qu’elle rejette la théorie freudienne du transfert selon laquelle « le patient répéterait dans cette relation ses relations infantiles avec des objets primitifs ». Nous avons lu le récit d’un très joli cas de phobie spécifique des papillons guérie par cette technique d’exposition graduée rigoureusement exposée. Le principe montre que « le fait de s’exposer pendant une certaine durée aux stimuli anxiogènes fait plafonner puis retomber l’anxiété ». Il est relaté qu’en quatre séances d’exposition en imagination puis par immersion, on est venu à bout du très curieux symptôme. Qu’est-ce qui a aidé ? se demande le clinicien qui fait raison au lecteur de l’exposition décrite. La réponse est scientifique : le paradigme de l’expérience de Pavlov qui avait été expliqué par les comportementalistes en termes de stimulus-réponse (S-R), est depuis les années 80 conceptualisé par les cognitivistes en termes de stimulus-significations (S-S). L’exposition opère sur les significations acquises de l’événement traumatisant qui accroissent et renforcent les conduites d’évitement. En d’autres termes, le sujet à qui l’on a appris à agir sur lesdites significations

1 « Les thérapies cognitivo-comportementales », Bulletin du syndicat

national des psychologues, octobre 2000, n°154, pp. 2-8.

pour les contrôler est guéri. Avec une très grande clarté, l’auteur explique qu’il a fallu attendre que le cognitivisme change la lecture de l’acte réflexe pour que le compte rendu clinique de ce traitement lui confère une valeur ajoutée d’acte thérapeutique.

On croit rêver. Déjà, l’article qui ouvre ce dossier tenait Freud « en un sens pour le précurseur des thérapies d’exposition », référence à l’appui. 2 Le second, qui rend compte d’une action de clinicien cognitiviste, devrait nous faire penser que Lacan était cognitiviste ! Du moins depuis 1967, date de son Séminaire L’acte Psychanalytique, 3 dans lequel cherchant à fonder en raison le statut de l’acte psychanalytique, et pas celui de l’acte thérapeutique, il a réinterprété devant un vaste auditoire l’expérience de Pavlov à la lumière de sa théorie du signifiant. Il y a prise, disait-il, sur l’organisation vivante de quelque chose qui est l’effet du signifiant (et pas d’un stimulus) lequel représente un sujet pour un autre signifiant (S1-S2). C’est la détermination du sujet, et pas du moi, qui s’en trouve fondée. Impliquant un transfert à Freud, et pas seulement une vague référence, toute la conception lacanienne de l’acte, expérimental, symptomatique ou analytique, repose sur un solide trépied qui articule : que sa dimension constitutive est fondamentalement signifiante ; que la lecture de ce qu’il transmet concerne un ratage ; que sa plénitude d’acte réalise un sens plein après coup. L’implication du clinicien qui s’interroge sur la nature de ce qu’il introduit dans « la séance », là où le désir du psychanalyste recueille le fruit d’un transfert, n’est pas en cause et aura des effets thérapeutiques même si le sujet ne révèle pas que c’est sa mère qui possède… un arbre à papillons. Un psychanalyste n’a nul besoin des suivis réguliers, il ne doute pas des affirmations des thérapeutes cognitivistes qui opèrent des modifications de significations et des déplacements de sens qui guérissent ou atténuent le symptôme phobique. Mais ne laissons pas accroire la thèse que Lacan et Freud lui-même seraient les précurseurs de ces thérapies d’exposition, sortes de contre expérience de la psychanalyse et qui viendrait contrer « le risque de psychanalyse interminable » !

2

FREUD S., « Les voies nouvelles de la thérapeutique (1918) », La technique psychanalytique, PUF, p. 139.

3 LACAN J., Séminaire inédit, « L’acte psychanalytique », 15 et 22

novembre 67.

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Reproduisons enfin cette page écrite par Freud 2 en 1918, vers la fin de La technique psychanalytique. Nous laissons au lecteur le soin de faire la différence, s’il le veut, sans autre commentaire :

Notre technique a été créée en vue du traitement de l’hystérie et continue de bien s’appliquer à cette affection. Mais déjà les phobies nous ont contraints à aller au-delà de cette limite. Il est presque impossible, si l’on veut guérir un phobique, d’attendre que le traitement l’amène à renoncer à sa phobie. Jamais en pareil cas, le malade n’apporte à l’analyse les matériaux indispensables capables d’entraîner une solution convaincante. Il faut donc procéder autrement. Prenez comme exemple l’agoraphobie dont il existe deux formes : l’une légère, l’autre grave. Les agoraphobes légèrement atteints, tout en souffrant d’angoisse dès qu’ils se retrouvent seuls dans la rue, n’ont néanmoins pas renoncé à sortir. Ceux qui sont plus touchés n’échappent à l’angoisse qu’en ne sortant plus sans être accompagnés. On n’a quelque chance de réussir, dans le cas de ces derniers, qu’en les amenant, par l’action de la psychanalyse, à se comporter comme les malades du premier groupe, c’est-à-dire en les amenant à sortir seul, et à lutter contre leur angoisse durant cette tentative. Il s’agit donc de commencer par atténuer la phobie, et ce n’est qu’une fois ce résultat obtenu que le malade peut disposer des associations et des souvenirs qui vont rendre possible la liquidation de la phobie.

Acte d’affirmation et acte symptomatique Lacan distingue dans les premières pages de son Séminaire sur L’acte psychanalytique deux sortes d’actes 4 : l’acte d’affirmation et l’acte symptomatique. Il les distingue du point de vue où il cherche à lire ce qui oriente les analystes qui veulent rendre compte théoriquement de ce qui motive leur action. Il reconnaît dans l’acte d’affirmation qui explique, motive, justifie, un jugement qui s’énonce comme vrai, mais pouvant se réduire à une assertion, soit une façon de se défausser du transfert. A l’opposé, il connote l’acte symptomatique à un mécanisme lié au surgissement de l’inconscient qui transmet de façon signifiante que quelque chose est retenu dans une dimension Autre impliquant un transfert à cette dimension. Nous venons de le voir, l’acte d’affirmation trouve ses applications dans les limites de la psychothérapie.

4 Ibid.

L’acte symptomatique met en valeur la dimension de l’acte analytique qui introduit une dimension de cohérence dans l’expérience d’une psychanalyse.

Dans le fond, ce qui fait la différence entre psychanalyse et psychothérapie, c’est ce qui pousse un psychanalyste à prendre position vis-à-vis de l’histoire du cas qu’il soumet à la discussion scientifique. Cette prise de position relève d’une compétence qui ressortit à l’acte analytique, et non à des affirmations plus ou moins bien fondées. Faisons un petit retour dans le temps, et suivons Lacan à propos du sort réservé par Thomas Szasz à l’histoire de Breuer, Freud et Anna O., dans un article sur le concept de transfert qu’il a publié en 1963 dans l’IJPA. 5 Szasz cite de larges extraits de la célèbre historiette décrite et rapportée par Jones en 1953 pour la première fois. 6

Ce récit, pour l’ensemble de la communauté analytique, est le point de départ de la psychanalyse. Il commémore l’acte de Freud qui est d’avoir élevé une anecdote transférentielle au rang d’une expérience de savoir. Il s’inscrit comme l’acte de naissance d’un champ, celui de l’inconscient freudien, dont la philosophie jusque là ignorait la réalité. Pour cela, il a fallu que Freud prenne position vis-à-vis de l’historiette, ce qu’il a fait dans sa lettre à Martha sa fiancée, à l’endroit de Breuer son collègue et ami dont il voulait s’assurer la collaboration, et plus tard devant la communauté scientifique. Mais c’est aussi vis-à-vis du symptôme manifesté par Anna O. que Freud prend position et abandonne la thérapie hypnotique. Et c’est l’unique raison qui pousse Lacan à démontrer que l’acte symptomatique ou accidentel est gros d’un acte analytique à venir pour tout sujet qui adresse sa plainte à un analyste. Le bénéfice pour le sujet en est inouï comme l’ont démontré les AE (Analystes de l’École) qui ont rendu public le témoignage de leur analyse avec ses conséquences. Depuis sa Proposition de 1967, la passe de Lacan a permis que soit vérifié qu’il ne dépend que de l’analyste de reprendre le flambeau de l’acte analytique qui se fonde d’un transfert. A titre de contre-exemple, il n’est pas inutile de lire ou de relire l’article de Szasz qui privilégie l’insupportable du transfert pour s’en défendre en procédant à des affirmations qui n’entraînent pas de conséquences ni pour le praticien

5

SZASZ T., « The concept of transference », IJPA, 1963, vol. 44, pp. 432-443.

6 JONES E., La vie et l’oeuvre de Freud (1953), vol. 1, PUF, 1970, pp. 247-

249, et 276.

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ni pour la communauté analytique dans son ensemble. L’écart est de taille.

L’objectif de Szasz était de montrer que sa conception du transfert donnait toute sa valeur à la distinction de la psychanalyse des formes de psychothérapies. En mettant l’accent sur l’amour de transfert qui n’apparaît qu’en fin de traitement et comme signe de guérison dans la situation thérapeutique sous hypnose, il repérait un usage possible du transfert dans la situation analytique illustrée de la seule référence à l’historiette de Freud, Breuer et Anna O. Cet usage mâtiné de morale fait apparaître la situation tierce de Freud dans le cas d’Anna O., ou de la bonne dans le cas de telle patiente de Freud réveillée du sommeil hypnotique se jetant à son cou, comme une défense « accidentelle en l’occurrence » de l’analyste dans la situation analytique. Il suffisait d’en faire un symbole à l’usage des analystes. Pour ce faire, il oppose l’amour de transfert qui est une illusion nécessairement vécue par le patient, au transfert comme concept utile à l’analyste pour interpréter le phénomène en tant que lui l’analyste est le substitut symbolique des objets d’amour du patient. Dans cette perspective, l’analyste, qui « n’est pas un Breuer », n’a aucune responsabilité dans l’affaire, son devoir est d’interpréter ce dont il est le symbole. Au-delà, comme personne n’est à l’abri de l’erreur, il reste à Szasz à invoquer « l’intégrité de l’analyste et de la situation analytique ». Ce petit supplément à l’histoire ajoutée par Szasz ne fonde en rien l’urgence d’une formation pour les analystes, et fait du transfert une défense de l’analyste contre le transfert déclarée si spécifique de l’expérience de la psychanalyse. Malgré Freud, les actes d’affirmation n’en réfèrent qu’à la rationalité d’une époque qui inscrit le moi des cliniciens dans les discours établis. Il en résulte que depuis la Seconde Guerre, l’idéal scientiste américain qui a promu le corps fort et sain qui fonctionne bien, a entraîné sur cette pente l’establishment médical et analytique. 7 Dernièrement, les cognitivistes ont suivi ; ne s’embarrassant pas du transfert, ils ont ouvert à tous les voies du bien-être. On est loin de l’éthique de Lacan qui révèle que la prise du signifiant sur le champ du vivant implique la présence du sujet qui construit l’expérience, et en recueille le fruit.

Rendre compte de ce qui opère et fait différence

7 SZASZ T., Le mythe de la maladie mentale (1963), Payot, 1975, p. 204.

A la lecture de l’article de Szasz, Lacan revisite l’historiette de Freud, Breuer, Anna O. Une première fois, juste après sa parution, dans son Séminaire XI en 1964, et une deuxième fois, dans son Séminaire sur L’acte psychanalytique. Dans le Séminaire XI, l’historiette lui fournit la clé du transfert. Tant qu’il ne s’agissait que de thérapie hypnotique avec Breuer, Lacan souligne qu’aucun signe de sexualité en effet n’était venu gêner l’histoire du traitement, mais que celle-ci fait son entrée par Breuer et sa femme, et pas par Anna O. Il en conclut que : « si un analyste peut dire que toute la théorie du transfert n’est qu’une défense de l’analyste […] j’en montre exactement l’autre face en vous disant que c’est le désir de l’analyste ». Il ajoute un peu plus loin : « la contribution que chacun apporte au ressort du transfert n’est-ce pas, à part Freud, quelque chose où son désir est parfaitement lisible ? ». 8 Ce désir de Freud a ouvert la porte de l’inconscient ; ensuite le transfert de Lacan à Freud a livré sa vraie nature qui signifie qu’il n’y a de sexualité que du signifiant, mais il y faut un désir. Ce qui fait la différence avec les auteurs que Lacan commente, c’est qu’il tire les conséquences d’une pratique vivante, la sienne, plutôt que de compiler les auteurs. Sont là pour en témoigner ses Écrits, dans La direction de la cure par exemple, où en 1958 il interrogeait : « où en est-on avec le transfert ? » ; ou encore la mesure qu’il prend en 1964, de ce que « la crise permanente qui existe dans l’analyse concerne la façon dont on conçoit le transfert ». Une ligne de partage est désormais tracée entre la psychanalyse vraie et celle qui s’en donne des airs, entre psychanalyse et psychothérapie comme nous le disons aujourd’hui clairement. Ce partage des eaux c’est le désir de Lacan à l’œuvre, qui en est l’opérateur. Dans la conception du transfert de Szasz, « l’analyste tranche, il ne peut pas se tromper », affirme l’auteur qui fait appel à la catégorie du jugement en tant qu’attribut du moi. Bagatelles ! pourra donc dire Lacan qui dans L’acte psychanalytique 9 cherche à comprendre : « Il s’agit d’un psychanalyste de la plus stricte obédience et fort bien situé dans la hiérarchie américaine… qui définit le transfert comme une défense de l’analyste pour tenir à distance les réactions qui s’obtiennent dans la situation et qui pourraient l’intéresser, le concerner directement, relever de sa responsabilité.

8

LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, ch. XII, pp. 143-145.

9 LACAN J., Séminaire inédit, op. cit.

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Il juge, il tranche comme s’il n’était pas analyste ». Dans l’enseignement de Lacan, le jugement est une opération du sujet. Toute l’élaboration de Freud va d’ailleurs dans ce sens. Mais pour Lacan, cette opération du sujet se situe au lieu de l’Autre comme lieu de la vérité qui surgit sur fond de mensonge. L’histoire juive de celui qui dit aller à Lemberg à un comparse, lequel se croit trompé, que c’est à Cracovie qu’il se rend… signifie que la langue ment et ne peut que contrer la soi-disant objectivité de l’analyste. Lacan a cherché à quoi peut correspondre la capacité stricte d’objectiver dont l’auteur fait mention. Sa réponse est tombée sans appel : dans le contexte américain, le concept de transfert ne fait ni chaud ni froid à personne. Il est réduit à une référence ! Pour Lacan, il n’y a pas à discuter de l’objectivité d’un comportement qui maintient la relation au niveau duel, il y a à faire surgir la dimension de la tromperie qui n’est pas une illusion, afin que surgisse l’Autre de la vérité. C’est la tromperie qui fait surgir l’amour de transfert. 10 Combien on se rend compte aujourd’hui que Lacan était en avance sur son temps. Pour maintenir la psychanalyse, il s’agit de ne pas donner aux illusions le poids de la vérité, mais de faire sa place au réel qui lui ne trompe pas, casse tous les discours établis car il ne fait pas semblant. La perspective d’une vérité qui ne trompe pas ne convient donc pas à la psychanalyse. Aujourd’hui, il n’y a que l’enseignement de Lacan, pour démontrer que le transfert n’est pas réductible à un phénomène imaginaire. Les déchirements des groupes psychanalytiques formés à l’enseignement de Lacan en sont le témoignage vivant.

Pour conclure

Au-delà des époques, toutes les thérapies normalisantes auront toujours pour horizon une conception mythique du bonheur laquelle varie avec les modes. Quiconque peut savoir que la réalité du moi c’est le champ des relations sociales de réciprocités, et que la réalité du sujet est tout autre. Les psychanalystes seuls ont dans leur pratique à distinguer entre le sujet et le moi pour s’y retrouver à propos de la réalité du transfert. En psychanalyse, le transfert n’est pas la mise en acte d’une réalité imaginaire qui pousse à la conformisation, mais la mise en acte de la réalité sexuelle de l’inconscient. Cette réalité, qu’on trouve dans les rêves ou dans

10 LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, op. cit., ch. XI-XII.

l’hallucination, est désexualisée car elle est donnée du point où le sujet désire.11

Les psychanalystes n’ont pas à trancher entre vraie psychothérapie, psychanalyse fausse, ou autres, ce n’est pas leur affaire. Leur champ c’est la psychanalyse.12 Ils ont à prendre position sur un point : sans cesse démontrer que ce n’est pas le plus ou moins de rationalisation qui a des effets cliniques, c’est l’action de l’opérateur en jeu qui est opérant comme le démontre l’historiette citée en introduction.

11 LACAN J., Ibid., p. 142. 12 LACAN J., « La psychanalyse vraie, et la fausse », Autres écrits, Paris,

Seuil, 2001, pp. 165-173.

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De la demande et du refus

La demande contemporaine Bernard Lecœur

Revenir sur la demande et sur les questions qu’elle pose aujourd’hui pourrait paraître vain et témoigner d’une nostalgie démodée pour le succès qu’a rencontré ce concept dans le champ de la psychanalyse mais aussi bien au-delà. Pour se convaincre de ce succès extra-analytique, il suffit de se souvenir comment, pour certains praticiens, les développements de Lacan à ce sujet ont été une véritable aubaine, développements que ces mêmes praticiens se sont d’ailleurs empressés de convertir en une idéologie de la relation pour le moins douteuse quant à ses finalités. Et pourtant il y a lieu de revenir sur cette question. En dépit des mauvais traitements qu’elle a eu à connaître, la dimension de la demande, aujourd’hui encore, reste indispensable à la mise en place de l’expérience analytique. Il n’est donc pas déplacé de s’interroger sur ses coordonnées actuelles et d’en mesurer, le cas échéant, les éventuelles modifications. Structure et fonction de la demande ont été théorisées à partir de l’avènement de la psychanalyse et en particulier grâce à l’apport de Lacan. Cela ne signifie pas qu’auparavant elle n’ait pas été prise en compte mais son ressort était resté ignoré, masqué le plus souvent par l’importance accordée au statut de l’adresse. Que l’on songe, par exemple, à la prière où la demande se trouve retranchée derrière l’instance divine qu’elle implore. Il n’en est pas moins vrai de l’insulte où la honte, comme réponse de l’insulté, vient satisfaire une demande d’être, formulée silencieusement par celui qui insulte.

Désir et pulsion noués par un dire

La structure de la demande est envisagée par Lacan en 1960 conjointement au besoin et au désir. Cette conjonction est essentielle pour la valeur propre que prend chacun de ces trois termes. Elle ne l’est pas moins de leur mise en présence même. Cette mise en présence mérite d’être relevée pour autant que, dans

une reprise théorique ultérieure, Lacan portera une attention toute particulière au statut topologique de la demande, à son nouage. Dans son article « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » 1 Lacan, à l’aide du graphe, présente la demande selon un double versant : d’une part, le détail de son cheminement et de sa construction dans l’Autre, d’autre part sa position relative à certains concepts majeurs tels que le besoin et le désir mais aussi la pulsion et le fantasme.

Ce second versant est repris dans un autre article de la même époque, « La direction de la cure ». 2 L’un des mérites de cette reprise réside dans la précision apportée au lien entretenu avec le besoin et le désir. La demande est une « aporie incarnée dont on peut dire en image qu’elle emprunte son AME lourde aux rejetons vivaces de la tendance blessée, et son corps subtil à la mort actualisée dans la séquence signifiante… ».3

Le besoin est ici désigné à partir de ce qui reste de la pulsion, soit la tendance après son passage par le dispositif de l’adresse qu’implique l’Autre. Ce passage est celui que la philosophie classique a saisi comme un envol, celui où le vital – que Freud désignera comme un instinct – s’élève vers une psyché. Mais cet envol retombe bien lourdement, nous dit Lacan : l’esprit de la demande se leste toujours des exigences de la pulsion. En revanche, elle s’habille du corps léger du désir, corps transfiguré par les effets mortifiants du signifiant sur la jouissance.

L’intérêt de cette présentation est de faire de la demande une aporie incarnée c’est-à-dire une assertion qui prend corps sans autre ressource que celle tenant à la force même de son énonciation. A ce titre, la demande est un phénomène qui implique le corps où le désir et la pulsion se trouvent noués par la seule force d’un dire.

1

LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 793.

2 LACAN J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir »,

Écrits, Seuil, 1966, p. 585. 3

Ibid., p. 629.

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L’évacuation du rien

La demande vise essentiellement deux choses : satisfaire le besoin et susciter le don d’amour. Envisager ce que pourrait être une demande contemporaine rend nécessaire de s’arrêter à cette seconde visée, celle du don d’amour. La demande réclame que soient produites certaines preuves qui lui donnent sa dimension d’inconditionnalité – ce que l’on a reconnu depuis toujours comme la preuve d’amour. Les lois du troc et du monnayage ne régissent pas l’objet sur lequel porte la demande. En effet, le don qu’elle cherche à obtenir est le rien qui ne trouve aucune contrepartie dans l’échange. Une illustration fameuse de ce dépouillement est le potlatch. Cette pratique de destruction des biens n’est pas ostentatoire ou honorifique. C’est, dit Lacan, « ce qui noie, c’est ce qui déborde ce qu’il y a d’impossible dans l’offrir, l’impossible que ce soit un don ». 4 Cette définition lapidaire insiste sur le rien, en tant que nœud, de ce qui échappe au possible de l’échange. Pour atteindre le rien il faut détruire beaucoup, destruction sous-jacente à la définition lacanienne de l’amour comme don de ce que l’on n’a pas. La preuve d’amour que requiert la demande n’est pas un objet particulier mais le rien en tant qu’objet, ce que Jacques-Alain Miller ramasse en une formule : la demande annule la particularité du don. 5

Posons-nous la question de savoir si aujourd’hui encore les conditions sont réunies pour permettre l’émergence du don qu’impose la preuve d’amour. Lacan a déjà remarqué combien « tout ordre, tout discours qui s’apparente du capitalisme laisse de côté ce que nous appellerons simplement les choses de l’amour » 6 et ceci pour des raisons internes à ce discours. Il n’est donc pas déplacé de se demander si la structure du capitalisme ne viendrait pas contrarier la dimension du don, non pas conçue dans le système de l’humanitairerie, mais comme nœud d’un impossible.

Cette mise à l’écart tient à une opération de verwerfung, de forclusion, qui ne porte pas sur le signifiant mais sur la castration. A la lumière de cette remarque, le potlatch apparaît bien comme une

4

LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX, « Ou pire », (inédit), 9 février 1972. 5

MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, « Des réponses du réel », (inédit), 8 avril 1984.

6 LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX, « Le savoir du psychanalyste »,

(inédit), 6 janvier 1972.

pratique collective où la destruction de biens indique comment l’objet, en tant que rien, ne peut être évoqué qu’au travers de la castration.

A contrario, le potlatch est inconcevable dans l’ordre du capitalisme dans la mesure où le système libéral recyclé immédiatement toute destruction en profit, c’est-à-dire en plus de jouir. On comprend dès lors comment un tel recyclage évacue le rien pris en tant qu’objet.

Le domaine de l’art et en particulier de l’art contemporain illustre au mieux une quadrature infernale où l’œuvre dans son abord du rien tombe immanquablement dans le champ de la valeur marchande. Une sorte de course de vitesse s’installe entre la recherche d’une évocation de l’inconsistance de l’objet et sa conversion en plus de jouir.

Cela permet de corriger une certaine conception de la forclusion. Contrairement à un sens devenu commun, la forclusion n’est pas uniquement à considérer tel un trou dans le champ du symbolique, elle peut aussi relever d’un excès. L’opération forclusive dans le discours du capitalisme est le fruit d’une présence sans défaut qui traduit une accumulation toujours potentielle. D’autres éléments viennent modifier les conditions de la demande aujourd’hui, une indication de Lacan en témoigne. Elle concerne le rapport de l’amour avec le signifiant, en particulier celui du Nom-du-Père. Quels sont les effets, sur l’amour, de l’apparition d’une nouvelle fonction appelée le « nommé à », laquelle consiste à substituer au Nom-du-Père un processus de nomination mis en place par un nœud social dépourvu de tout désir qui ait à en répondre ?en témoigne. Elle concerne le rapport de l’amour avec le signifiant, en particulier celui du Nom-du-Père. Quels sont les effets, sur l’amour, de l’apparition d’une nouvelle fonction appelée le « nommé à », laquelle consiste à substituer au Nom-du-Père un processus de nomination mis en place par un nœud social dépourvu de tout désir qui ait à en répondre ?

nommé àNom − du - Père

Ces effets, congruents avec ceux de la disqualification du rien en tant qu’objet, consistent, nous dit Lacan, en une « perte de ce qui se supporterait de la dimension de l’amour », 7 c’est-à-dire de la castration.

7

LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX, « Les non-dupes-errent », (inédit), 19 mars 1974.

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Une quête de sens Si la demande est toujours datée du temps de l’Autre, qu’en est-il de celle qui nous est contemporaine ? Plutôt que de viser le don d’être qu’implique la preuve d’amour c’est davantage l’obtention d’un don de sens qui prédomine aujourd’hui. La demande faite au psychanalyste s’en trouve déplacée, pour autant que les effets du discours de la science modifient profondément la relation du sujet au sens. Ce qui en résulte n’est pas une demande portant sur de nouveaux idéaux. Il s’agit plutôt de recevoir la garantie que rien de ce qui peuple nos existences n’échappe à la catégorie du sens. La science n’a pas de vocation à donner sens, au conta ire elle le ruine. Sa visée est de produire une explication capable de résorber l’observation des phénomènes dans un réseau de petites lettres, celle d’une écriture intégrale. Pareille résorption repose sur un système de causalité qui se distingue foncièrement de la causalité freudienne où le vide de la Chose, das Ding, ne cesse pas de ne pas s’écrire. La science s’accorde d’une causalité généralisée, en extension, qui repousse la dimension du sens hors des frontières de son champ. Un tel rejet concourt à la suture de ce que Freud a établi comme étant le refoulement originaire autour duquel s’organise la signification dans l’inconscient. C’est en effet à cette condition de la fuite du sens, et comme construction autour de ce point de fuite, que l’hypothèse de l’existence d’un sujet de l’inconscient est tenable. Réduire cette fuite à n’être qu’une étape du savoir conduit la science à opérer une substitution essentielle au fonctionnement de son discours, que Jacques-Alain Miller a désignée comme « la métaphore scientifique ». 8

savoirsens

Cette métaphore est celle de la substitution du savoir au sens, substitution par laquelle ce qui ne cesse pas de se savoir s’écrit en petites lettres et ruine toute intention de signification. La communication privée du vouloir dire cède le pas devant une transmission envahissante de l’information.

Devant l’universalisation de la causalité opérée par la science et les effets de la métaphore qu’elle entraîne, le sujet se trouve aux prises avec un déficit,

8

MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, « L’Autre qui n’existe pas », (inédit), 12 mars 1997.

avec un manque de sens. C’est ce manque sémantique qui insiste dans la demande contemporaine que l’analyste est susceptible de recevoir, demande qui parfois peut adopter les accents d’une exigence sans retenue.

Une telle exigence met en demeure le psychanalyste de garantir l’existence d’un lien entre le sens et l’existence. Ce lien ne s’appréhende plus uniquement à partir de la structure d’une relation du sujet à l’Autre maternel, mais aussi à partir de celle du sujet à l’Autre du sens.

Dès 1972 Lacan réexamine la question de la demande au-delà de sa distinction d’avec le désir et le besoin. Une approche nouvelle en redistribue les éléments à partir de l’énoncé « je te demande de refuser ce que je t’offre, parce que c’est pas ça ». Cet énoncé, remarquons-le, est à la première personne et se soutient du cheminement d’une parole qui parvient à une conclusion. Si le « c’est pas ça » tient à un ratage, un essai manqué, la perte qui en résulte ne désigne pas tant la déception de la satisfaction qu’une brèche ouverte dans la dimension du sens. Ça n’est donc plus au regard d’un don d’amour mais d’une attente adressée à l’Autre du sens que la demande trouve à se prolonger.

Cet Autre comporte un versant du refus, un « dire que non » à l’endroit de la catégorie de l’avoir que suppose toute offre. Dans ce cas, la demande ne se rapporte plus à un manque à être mais à un avoir en trop qui cherche à trouver sens auprès de l’Autre.

« La question qui pour nous se pose n’est pas de savoir ce qu’il en est du "c’est pas ça" qui serait en jeu à chacun de ces niveaux verbaux (c’est-à-dire de la demande, de l’offre et du refus) mais de nous apercevoir que c’est à dénouer chacun de ces verbes de son nœud avec les deux autres que nous pouvons trouver ce qu’il en est de cet effet de sens en tant que je l’appelle objet a ». 9 Cette remarque de Lacan met en valeur le versant de la demande qui confine à une quête de sens. Encore faut-il préciser que celui-ci ne trouve pas de recours auprès d’un signifiant ultime, d’un Nom-du-Père. C’est de l’opposition de chacun des trois termes, de la demande du refus et de l’offre, pris dans son lien borroméen avec les deux autres que le sens se découvre être ce qu’il est : un effet de nouage. Sans doute est-ce là une vérité devenue criante dans la demande contemporaine.

9

LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX, « Ou pire », (inédit), 9 février 1972.

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Le fantasme et sa contrainte dans la première rencontre avec l’analyste Francesca Biagi-Chai

L’idée que la parole apaise les souffrances n’est plus un mystère aujourd’hui, elle est inscrite dans l’air du temps. *A partir de là les thérapies qui s’en inspirent se développent et font florès. Cette diffusion à grande échelle d’une psychologie de la communication tend à noyer la spécificité et l’identité de la psychanalyse. Plus difficilement isolable, le transfert à l’analyse qui précède le transfert vers un analyste est affadi. La nécessité d’une différentiation plus marquée s’impose de plus en plus. Dès la première ou les quelques premières rencontres le patient doit pouvoir savoir vers quoi il se dirige. Ces rencontres ont une valeur de capiton pour différencier la psychanalyse des psychothérapies.

Tyranniser ce qui tyrannise le sujet

Un texte de Freud publié dans La technique psychanalytique sous le titre « Le début du traitement », 1 est à cet égard d’une grande modernité. On en déduit qu’il y a de l’invariant dans la psychanalyse, bien que les symptômes se modifient et épousent l’air du temps. La psychanalyse reste ce qui permet au sujet d’extraire et de s’affranchir de ce qui en lui est plus fort que lui, ce qui conduit sa vie à son insu, loi qui donne à sa destinée le nom d’une jouissance ignorée, véritable programme de l’inconscient. C’est cet au-delà de la parole qui fait de la psychanalyse une expérience et non le récit d’une vie romanesque. Dans l’article mentionné Freud indique explicitement ce qui différencie l’analyste d’un simple lieu d’accueil de la parole, l’analyste étant en position de tyranniser ce qui tyrannise le sujet. Il convient de considérer, que dès la première rencontre, les deux axes de la parole : le sens et son au-delà, sa conséquence de jouissance – qui sont les opérations qualifiées par Lacan d’aliénation et de séparation – sont mises en jeu, car ces deux opérations fondamentales n’en font qu’une seule. Plus encore, il ne peut y avoir de sujet pur du signifiant sans que se pose à lui la question de ce qu’il est comme objet pour l’Autre c’est-à-dire de son degré de contrainte ou de disparition dans l’Autre. Cette place d’objet est celle qui conditionne la répétition et sa compulsion car c’est la place de la 1

FREUD S., « Le début du traitement » (1913), La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1994, pp. 80-104.

modalité libidinale, paradoxale pour le sujet névrosé, de son rapport à l’autre, par l’intermédiaire de la constitution de ce rapport dans l’Autre.

Freud nous invite, dans cet article qui traite de l’arrivée en analyse, à ne jamais duper le patient sur ce à quoi il va se confronter. Au contraire il incite l’analyste à montrer au patient, que la contrainte qu’il subit de l’inconscient ne peut avoir d’égal que la contrainte du traitement, et que toute demi-mesure ne serait qu’un symptôme parmi d’autres. Que le patient en soit découragé n’empêchera pas que l’offre qui lui a été faite s’inscrive en regard des contraintes auxquelles il est soumis, et que soit ainsi préservée une chance ultérieure de revenir à l’analyse.

Il n’y a pas de continuum de la psychothérapie à la psychanalyse, parce qu’il y a déjà chez Freud deux plans de la demande : celui où l’on ne répond pas, qui concerne le temps et l’argent consacrés à l’analyse et que Freud impose comme intraitable pour que l’autre plan, ébauche de désir jusqu’alors refusé, puisse apparaître. Le temps et l’argent font alors office d’objets sur lesquels vient buter la cause du désir.

Bien que l’on puisse dans le contexte qui est le nôtre, plus éloignés de l’attrait pour une psychanalyse naissante, moduler ces deux éléments, il n’en demeure pas moins vrai que la fonction de butée de la demande, de consistance du réel, s’y maintient au cas par cas. Avec Lacan, cette butée trouve son appui théorique avec les opérations d’aliénation et de séparation, que nous pouvons considérer co-présentes dès la première rencontre, relevant d’un fondement de l’être. Comme nous l’avons déjà vu, il n’y a pas à les séparer artificiellement. La question de la place du fantasme, le plus souvent renvoyée au décours et à la fin de la cure, là où il se sépare de sa dimension imaginaire, se pose au contraire comme fondamentale au début du traitement, dans les premiers entretiens. Il intervient comme ce qui, plus fort que le sujet, œuvre au retour à une certaine inertie du désir où le sujet « se fait » sujet de la pulsion. Il défend une certaine autonomie de la jouissance. Contre une dévalorisation de la demande

Nous considérerons généralement le fantasme formulé par Lacan comme S ◊ a qui écrit le sujet barré avec son désir de a, où petit a ne serait plus inconnu au sujet mais au contraire reconnu comme étant son plus-de-jouir. Voilà pourquoi le fantasme

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est peu problématisé au début de la cure. Il y a cependant, dans l’enseignement de Lacan, plus précisément dans son séminaire Le transfert, 2 une autre formule qui concerne le fantasme. Dans cette formule, celui-ci est dédoublé en fantasme de l’hystérique et fantasme de l’obsessionnel, et de ce fait il est sur un versant plus symptomatique, sur un plan plus imaginaire. Si dans cette écriture il inclut l’objet a, nous pouvons remarquer que le sujet, lui est absent. Sa jouissance est corrélée au refus de la barre sur l’Autre. Dans un rapport au phallus imaginaire, sa jouissance le gouverne, elle masque la castration de l’Autre, qui n’est en fait que la sienne. Il y est sacrifié, évanoui, en fading. La perspective théorique et clinique de cette part muette de la demande nous est donnée par ce que Jacques-Alain Miller a mis en évidence comme étant la pantomime des structures. 3

Interrogeons cette question du fantasme chez l’obsessionnel : A ◊ φ (a', a ", a" '…) grâce à quoi il phallicise imaginairement son environnement, comblant par là la barre que le phallus symbolique étend sur le monde, car il ne peut l’assumer. C’est un autre plus fort que lui, qui est supposé l’assumer. Un autre qui est à la fois l’écrasement du désir et sa solution car dès lors la tâche des réalisations lui est confiée. Le déclenchement s’éclaire alors de la chute de ce soutien phallique, le sujet étant dès lors confronté sans médiation au manque insoutenable. C’est ce moment d’effacement de phi dans le fantasme, qui précipite dans l’analyse ce patient, alors qu’il « y pensait » depuis son adolescence. Il faudra pourtant que la femme avec qui il vivait depuis sept ans le quitte pour qu’il entreprenne cette démarche. La rupture s’est faite autour de l’impossibilité, la sienne semble-t-il, d’avoir des enfants. Après avoir conféré à sa compagne, durant ces années, l’organisation de sa vie et le soutien de son désir, il dénonce très vite le caractère dégradé de cette relation en affirmant comme Swann, qu’il se demande ce qu’il faisait avec elle car elle n’était pas son genre. Ses autres relations, remarque-t-il d’ailleurs, ont les mêmes caractéristiques : elles ne l’emballent pas vraiment. C’était elle qui invitait les amis, et il pouvait être planté là sans rien dire toute une soirée, affirmant en partant qu’il avait passé une bonne soirée. Une tendance à l’anesthésie du plaisir

2

LACAN J., Le Séminaire, livre V111, Le Transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 295.

3 MILLER J.-A., « Du symptôme au fantasme et retour », (cours inédit),

1982-1983, séances du 24 novembre et suivantes. Concept qu’il développe à partir d’un terme utilisé par Lacan dans les Écrits, auquel Jacques-Alain Miller donne une portée théorique, point de départ du réel lacanien.

est patente, il vit celui-ci à demi, réparti entre son amie et lui. Dans sa demande cette fonction, où petit a se mesure à l’aune du phallus imaginaire, va apparaître. Elle apparaît, patente, avouée, dégagée de tout conflit. Elle émerge au niveau du conscient et en même temps elle est méconnue (là est la contrainte). Elle s’impose dans la dimension de la constatation, qui surtout ne demande rien à l’analyste, qui au contraire l’invite à être complice de ce qui semble aller de soi.

Notre patient, intermittent du spectacle, a fait savoir au décours de cette première rencontre que, ayant écrit des scénarios qui ont marché, cela lui suffisait actuellement pour vivre. A la fin de l’entretien, il me demande, s’il pourrait bénéficier d’un remboursement de sa cure en n’omettant pas de me signaler qu’il avait aussi d’autres adresses si cela n’était pas possible. Cette mise en jeu pulsionnelle de la demi-mesure, du « ça me suffit », m’a permis d’interpréter avec ce fantasme du comblement de la barre qu’il n’y avait pas de remboursement, et que s’il décidait d’aller s’adresser à quelqu’un d’autre, je ne pouvais que lui conseiller quelqu’un qui ne lui permettrait pas d’être remboursé. Cela a décidé de son entrée en analyse qui est depuis un certain temps en cours.

La pantomime se révèle ici dans le silence de la plainte, et dans l’Aufhebung de son envers néanmoins évoqué, « quelque chose qui suffit ». Dans la demande ces signifiants font signe à l’analyste, signe du surgissement de la jouissance ignorée. Ils s’inscrivent, déjà à part dans les tourments du sujet, du côté de la résignation ; ils procèdent de la séparation. Ils indiquent ce comportement où le sujet est en fading devant le maintien d’un désir. Ils sont détachés de la chaîne associative, ou chaîne symptomatique qui met en forme une certaine fraction de la demande, la fraction assumée par le moi. Ainsi, dans la première rencontre, l’analyste ne trompe pas le sujet sur la fonction de la parole dans l’analyse, elle ne peut être délestée des enjeux de jouissance.

Avec Lacan nous pouvons théoriser de manière moins formelle mais plus intrinsèque à l’expérience analytique ce que Freud avait indiqué comme points clés de l’entrée en analyse. Freud fait valoir les exigences, les contraintes propres à l’analyse. Ces « contre-exigences » sont au moins aussi sévères que celle que la névrose impose au sujet, « pas moyen d’agir autrement » écrit Freud. Cette formalisation

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de Freud va plus loin qu’il n’y paraît au premier abord, elle indique en réalité mue la psychanalyse entame le rapport à la jouissance et le sujet l’entrevoit à travers ces deux soustractions de temps et d’argent, équivalents de a. Freud en indique la signification et la place comme ce qui vient séparer la vraie demande (celle qui implique la perspective du changement) de la fausse (celle qui veut le retour à la situation antérieure). Ainsi dans ce texte, Freud radicalise l’entrée dans la cure du côté analyse et non psychothérapie, indiquant en quoi elles sont différentes, ni consécutives ni complémentaires. Ces règles vont ainsi au delà de la technique seule, elles sont les garde-fous contre une dévalorisation de la demande. L’ennemi intime Freud nous rappelle, à cette occasion, l’analogie entre le jeu d’échec et l’analyse. La complexité empêche que l’on en apprenne les règles en théorie pure, sauf peut-être celles qui concernent les premières et la dernière manœuvres. Il y sépare très précisément le diagnostic psychiatrique du diagnostic analytique, l’un a un intérêt académique, l’autre comporte des conséquences que l’on ne peut faire équivaloir à l’apaisement des phénomènes. Les« essais » ou les préliminaires, où se structurent ces « règles du jeu » sont considérés par Freud comme coextensifs de l’analyse. C’est bien par la prise en compte d’emblée de l’articulation du symptôme présenté à ce moment-là avec ce qui du fantasme insiste comme programme de la contrainte qu’il y a chance de proposer une analyse.

Freud poursuit cette discrimination logique et non chronologique en indiquant la nécessité d’un moment de conclure les « essais » qui se situe entre la tuché et son épuisement, c’est-à-dire sa réintégration dans la répétition. Ce qui fait signe du fading, du comportement silencieux ou de la pantomime des structures se trahit dans la rencontre, et se fait reconnaître comme signe de la contrainte à répéter, à jouir sur le mode paradoxal. D’ailleurs, il en va de l’identité de la psychanalyse que dès le début les différents registres du signifiant et de la jouissance, du symptôme et du fantasme, sont coextensifs et mobilisés ensemble. C’est cela qui amène Freud à nous offrir cette très éclairante comparaison entre le pouvoir de l’analyste sur le symptôme et la puissance sexuelle. Elle peut créer un enfant mais elle ne peut en produire séparément les parties (bras, jambes, tête…).

Ainsi lorsqu’il dit un peu plus loin « la névrose a, elle aussi, le caractère d’un organisme », il est très proche de ce que Lacan dira du mythe de la lamelle comme organe, organe que l’on ne peut ignorer à aucun moment de la cure. Sur le paradoxe de la contrainte élevée au niveau du destin, l’artiste nous enseigne. Mieux que personne Eugène de Fromentin sait nous dire la force agissante qui entraîne le sujet vers un destin dont il s’accommode, sans l’avoir pour autant voulu. Ce que l’on voyait à l’œuvre dans la vie de ce patient, prêt, faute de savoir quelle était sa vraie valeur, à en assumer une amoindrie, tout en rêvant d’un destin extraordinaire et hors du commun, résonne avec le héros de ce qui pourrait être qualifié de roman proche de l’autobiographie de Fromentin, Dominique, 4 lorsqu'il dit : « J’obéissais à une force étrangère à ma volonté, comme toutes celles qui me possédaient ». Aujourd’hui un certain confort contemporain et une apparente aisance de communication vont dans le sens de l’envie d’être heureux à n’importe quel prix, ce que Dominique nous décrivait si bien dès 1863 « j’avais besoin d’être heureux : là est le secret de beaucoup d’aveuglements moins explicables encore que celui-ci » (il ne voit rien de ce qui l’entoure, et encore moins la possibilité qui lui est offerte de s’ouvrir auprès de la femme qu’il aime sur ses sentiments. Il ne réalisera cette disparition de son être et de son désir qu’au moment précis où il la perdra, où un autre la lui ravit). A ce moment-là seulement il peut se dire « Madeleine est perdue pour moi et je l’aime », et conformément à l’anesthésie qui l’écrase, il qualifie de la même manière, la perte et l’amour de « double malheur » dans cette phrase éclairante lorsque le rival séduit la demoiselle :

´Une secousse un peu moins vive ne m’aurait peut être éclairé qu’à demi sur l’étendue de ce double malheur, mais la vue de M. de Nièvres, en m’atteignant à ce point, m’avait tout appris ». Ce fading permanent est ce qui prend après coup la signification d’une névrose de destinée, le masochisme élevé à la hauteur d’un destin (ce qu’avait pertinemment remarqué Roland Barthes).

´Ce que je vous raconte en quelques mots, – poursuit Dominique – n’est bien entendu que le très court abrégé de longues, obscures et multiples souffrances. Le mal était fait, si l’on peut appeler mal le don cruel d’assister à sa vie comme à un spectacle donné par un autre, et j’entrai dans la vie sans la haïr, (dénégation dirions-nous de l’amour de

4

FROMENTIN E, Dominique, Paris, Flammarion, 1987.

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cette jouissance paradoxale), quoiqu’elle m’ait fait beaucoup pâtir, avec un ennemi (partenaire !), bien intime et positivement mortel : c’était moi-même ». Nous pourrions préciser : en toi plus fort que toi. Le mythe de Dominique est celui d’une sagesse résignée, signifiant Maître qui positive la mortification du désir.

Une psychanalyse pouvons-nous conclure, s’engage, au-delà de la demande première du sujet, ou d’une manœuvre formelle de l’analyste. Elle s’engage par la mise en jeu de l’Autre scène et de ce qui s’y passe, pour que, comme le dit Lacan dans… ou pire, « le sujet s’avise que cet inconscient est le sien ».

« Dire non, je ne peux pas m’en empêcher » : Caractère et transfert Pierre Naveau

Aussi bien un Wilhelm Reich, qui a parfaitement défini les conditions de l’intervention dans son mode d’analyse du caractère, tenu à juste titre pour une étape essentielle de la nouvelle technique, reconnaît-il n’attendre son effet que de son insistance.

Lacan1

« Un caractère bien fade est celui de n’en avoir aucun », écrit La Bruyère. *Eh bien, cette patiente qui, en effet, s’insurge contre la fadeur, dit d’elle-même : « Je suis une femme de caractère ». Que veut-elle dire par là ? Qu’elle est une femme autoritaire, – comme son père, précise-t-elle. Son père était un militaire. Et la seule chose dont elle se souvienne, c’est que, quand elle était enfant, elle avait peur de lui. Son père et sa mère se sont séparés quand elle avait dix ans. De son père à tous les hommes, il n’y a qu’un pas à faire. Elle le fait. « J’ai peur des hommes aussi bien », dit-elle. Elle indique ainsi quelle est la donnée de départ : elle a peur de l’homme. Pourtant, – la contradiction ne lui échappe pas –, elle aime les hommes autoritaires, virils, puissants. Elle-même se demande si, par le truchement de son père, elle ne s’est pas identifiée à ce type d’homme. Le trait de caractère se révèlerait ainsi être un trait d’identification imaginaire. Aussi ne recule-t-elle pas à poser la question : « Suis-je un homme ? ».

1 LACAN J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp.

337-338.

La séparation entre l’amour et le désir

Cette position virile, – la patiente en question le sent bien –, la met dans l’embarras et entraîne des conséquences inattendues. Ce qui caractérise sa vie amoureuse et sexuelle, c’est ce qu’elle appelle elle-même son non-désir pour l’homme avec qui elle vit et de qui elle a eu un fils. « Cet homme », dit-elle, « je l’aime, mais je ne le désire pas ». C’est un cas de divergence entre l’amour et le désir, mais, si je puis dire, il s’agit d’une divergence qui converge vers le même objet. Bien entendu, cet énoncé Je ne le désire pas, qui sonne à ses oreilles comme un jugement qui la surprend elle-même, doit être nuancé selon la variété de ses résonances. Ce jugement, qui résonne comme une malédiction, peut être, en effet, entendu non seulement dans la dimension du refus, mais aussi dans celle du dépit et du ressentiment. En fait, elle ne désire pas cet homme au moment où il la désire. Ce n’est jamais le bon moment. Le ratage est dans la temporalité de la rencontre manquée. L’homme en question, dit la patiente, aime à se rapprocher d’elle au milieu de son sommeil, alors qu’elle est profondément endormie. Elle ne manque pas alors de le repousser. Et, si elle se refuse ainsi à lui, c’est parce que, explique-t-elle, elle s’oppose à ce que le désir trouve sa réalisation dans l’obscurité de la nuit. Elle voudrait qu’il lui montre son désir et qu’il manifeste, par des paroles, des gestes et des actes, précise-t-elle, qu’il prend une part active à une telle réalisation. Il y a un dialogue subtil de Crébillon fils qui a pour titre La nuit et le moment. « La nuit, ce n’est pas le moment », affirme, pour sa part, la patiente, « car », – je cite ses paroles – « le côté visible du désir lui manque alors ».de ses résonances. Ce jugement, qui résonne comme une malédiction, peut être, en effet, entendu non seulement dans la dimension du refus, mais aussi dans celle du dépit et du ressentiment. En fait, elle ne désire pas cet homme au moment où il la désire. Ce n’est jamais le bon moment. Le ratage est dans la temporalité de la rencontre manquée. L’homme en question, dit la patiente, aime à se rapprocher d’elle au milieu de son sommeil, alors qu’elle est profondément endormie. Elle ne manque pas alors de le repousser. Et, si elle se refuse ainsi à lui, c’est parce que, explique-t-elle, elle s’oppose à ce que le désir trouve sa réalisation dans l’obscurité de la nuit. Elle voudrait qu’il lui montre son désir et qu’il manifeste, par des paroles, des gestes et des actes, précise-t-elle, qu’il prend une part active à une telle réalisation. Il y a un dialogue subtil de Crébillon fils

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qui a pour titre La nuit et le moment. « La nuit, ce n’est pas le moment », affirme, pour sa part, la patiente, « car », – je cite ses paroles – « le côté visible du désir lui manque alors ».

La patiente remarque elle-même qu’elle ne peut pas faire autrement que d’aborder la relation sexuelle en termes de domination et de soumission. Si elle ne se refusait pas à l’homme avec qui elle vit au moment où il lui propose d’avoir une relation sexuelle, elle aurait alors le sentiment, souligne-t-elle, de se soumettre à sa volonté à lui. Elle reproche justement à sa mère de s’être soumise à son père. L’autorité, selon elle, ne se partage pas ; elle est d’un côté ou de l’autre. C’est pourquoi, s’agissant du rapport à l’autorité, le partage s’effectue inévitablement entre domination et soumission.

Sa mère lui a fait cette confidence : « Je n’aimais pas ton père ». Elle pense donc que son père et sa mère ne s’aimaient pas. Cet amour impossible entre son père et sa mère, c’est là le punctum firmum de son Cogito. Il y a là, dans ce non-amour, une sorte de borne incontournable. Elle a posé la question à son père. Il ne lui a pas répondu. Elle a pris cette absence de réponse pour une réponse négative. Pourtant, sa mère lui a déclaré : « Tu as été le seul enfant qui a été désiré ». La patiente, en effet, a un frère. Elle a entendu cette déclaration de sa mère comme voulant dire que c’était exclusivement par sa mère qu’elle avait été désirée. Elle se voit donc avec les yeux d’un enfant qui a satisfait au manque de sa mère en le comblant. Elle-même est devenue professeur à l’Université. Son frère n’a pas connu le même destin favorable sur le plan social et culturel. De ce point de vue-là, elle est restée la première.

Elle était terrorisée par son père, ai-je dit. Ce père était souvent absent. Elle avait donc surtout peur de lui, quand il était là, quand il était présent à la maison. Mais, par ailleurs, comme elle l’a elle-même remarqué, elle avait également peur que son père ne parte, qu’il ne l’abandonne. Car elle aimait ce père qui lui inspirait de la terreur. De la relation sadomasochiste entre son père et sa mère, elle se fait l’idée suivante : son père était le seul à parler et voulait qu’on lui obéisse, tandis que sa mère se soumettait et se taisait. Elle se souvient de cette mère malheureuse qui était prisonnière de son silence. Or, elle-même se sent malheureuse. Et l’objet de son tourment est le manque de désir. Quand elle a des relations sexuelles avec l’homme avec qui elle vit, il lui arrive, dit-elle, d’éprouver du plaisir, mais, le plus souvent, elle n’en éprouve pas.

Il ne sait pas y faire, il ne sait pas comment s’y prendre avec une femme, constate-t-elle. Mais jouir n’est pas, semble-t-il, ce qui compte avant tout pour elle. De prime abord, le plaisir sexuel, elle n’en veut pas. Elle sépare ainsi l’amour et la sexualité. Tout, selon elle, doit tourner autour de l’amour. Elle est un soldat de l’amour. Comme le dit Cidalise à Clitandre dans La nuit et le moment : « Les désirs ne sont pas l’amour ». 2 Cidalise refuse que le désir soit la cause de l’amour. Eh bien, le point de vue que soutient la patiente tend à dire que l’amour est la condition du désir. La passion, dit-elle, est trompeuse et entraîne vers la méprise, car elle donne l’illusion que l’amour et le désir avancent du même pas et sont noués l’un à l’autre. Or, l’amour seul, déclare-t-elle, peut éveiller son désir, c’est-à-dire en être la cause. C’est pourquoi sa demande l’emporte sur son désir. Elle demande l’amour, mais elle ne l’obtient pas, car, comme le veut son Cogito, il est ce qu’il y a d’impossible à donner. Ce qu'elle demande, en fait, à l’homme, c’est la preuve d’amour, le signe qui ne trompe pas sur le mode dont il s’engage. Elle voudrait avoir un autre enfant. Or, il n’en veut pas et ne lui dit pas pourquoi. Elle se heurte donc, de la part de cet homme, à un refus – et cela, sans raison.

La vengeance La patiente elle-même le dit : elle est prise dans le tourbillon des représailles. C’est à une sorte de guerre qu’elle se livre. Avoir des relations sexuelles avec cet homme, elle dit ne pas en avoir envie. A cet égard, elle a prononcé, lors d’une séance qui a constitué, pour elle, un moment tournant, ces quatre phrases que je vous rapporte ici : « Je ne peux pas m’empêcher de refuser. C’est plus fort que moi. Je ne peux pas faire autrement que de dire non. Je suis la femme qui dit non ». Elle a prononcé ces phrases avec l’accent qui est celui d’Orson Welles, lorsque, dans son film A secret report, il raconte l’histoire du scorpion et de la grenouille, et elle s’est ainsi donnée à elle-même ce nom qui est celui de la femme qui dit non. A cet égard, elle laisse entendre que, pour elle, avoir de l’autorité, c’est dire non. Elle a, en effet, dit la chose comme ça : « La seule chose que mon père m’ait apprise, c’est l’autorité, c’est-à-dire à dire non ». Le contrecoup d’une telle position de refus est la crainte. Elle a peur que le père de son fils ne la quitte comme elle avait peur que son père ne la quittât.

2

CREBILLON (fils), La nuit et le moment, Paris, GF, n°453, p. 73.

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L’homme avec qui elle vit lui a dit : « Tu ne me désires pas ». Elle lui a simplement répondu : « Oui, c’est vrai, je ne te désire pas ». Qu’attend-elle de lui alors ? Elle attend qu’il lui dise qu’il l’aime. Et, qu’il ne le lui dise pas, cela a pour conséquence qu’elle n’y croit pas, à l’amour de cet homme. L’homme en question avoue lui-même qu’il est dans l’incapacité de donner quoi que ce soit, parce qu’il n’a pas appris à donner. Il n’a rien à lui donner, – si ce n’est sa présence, c’est-à-dire le fait de vivre à côté d’elle. Comment apprendre, dès lors, à cet homme, se demande-t-elle, qu’aimer, cela ne va pas sans le dire, qu’aimer, c’est le dire ? Aimer, en effet, comme l’a montré Jacques-Alain Miller dans son « répartitoire sexuel », 3 c’est parler.

La patiente dit que la demande d’amour est, chez elle, plus forte que l’amour, et que, s’agissant de cette demande d’amour précisément, eh bien, l’amour disparaît derrière la demande. Sa demande nie son désir, dans la mesure où elle est plus forte que lui : D > d. Sa volonté d’arriver à ses fins réduit à rien son désir. La véritable guerre dont il s’agit oppose ainsi ces deux adversaires que sont, chez elle, la demande et le désir. C’est la valeur de son être qui est en jeu, dit-elle, dans cette épreuve de force. A travers son refus de se donner à cet homme qu’elle dit pourtant aimer, que veut-elle ? Que veut ce refus ?, pourrait-on dire. Elle-même se pose cette question qui fait surgir une menace à l’horizon, – celle qui tient à ce que La Bruyère appelle « le déclin de l’amour ». 4 La patiente donne à son refus la dimension d’un calcul, d’un stratagème. Ce qu’elle appelle son non-désir vise à pousser cet homme jusque dans ses derniers retranchements. Elle ne lui pardonne pas sa faute – qu’il ne le lui dise pas qu’il l’aime. Et, en se refusant à lui, elle veut le pousser à bout. Sa réaction devrait être de partir. S’il ne part pas, s’il reste, alors cela veut dire que malgré la position de maître châtré dans laquelle il se trouve, il l’aime. Sa seule arme à elle, dans cette guerre de l’amour contre le désir, c’est son corps, affirme-t-elle. Son corps lui appartient et elle n’accepte pas qu’on le touche. Le non relatif à l’accès à son corps et à son sexe est le seul pouvoir dont elle dispose. Sans doute se prive-t-elle d’une jouissance, mais, dans le même mouvement, elle se venge de l’homme muet quant à son amour et le punit. Sa vengeance a pour objet l’homme sans

3

MILLER J.-A., « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, Revue de l’ECF, n°40, janvier 1999.

4 LA BRUYÈRE, Les caractères, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la

Pléiade, 1951, p. 137.

amour qu’elle voue ainsi, comme elle le dit elle-même, à être « l’homme sans sexe ». Le châtiment ne peut être que la castration. De ce point de vue, quand la patiente a appris que son père souffrait d’une maladie grave et que cette maladie risquait de le rendre impuissant, elle s’est écriée : « Je tiens enfin ma vengeance ». Ce père qu’elle avait tellement craint n’était plus qu’un pauvre homme pleurant sa vitalité perdue. Il tombait ainsi du haut de son piédestal. Les femmes lui étaient désormais devenues inaccessibles, interdites.

La caractéristique de la cure de cette patiente est qu’elle n’a fait part que de deux ou trois rêves. Dans l’un de ces rêves, elle quitte la chambre où elle se trouve avec un homme pour aller dans la cuisine où elle est surprise de tomber sur un autre homme qui est un travesti. Cet autre homme, en effet, a à la fois de gros seins et un gros pénis. La patiente elle-même a entendu en quelque sorte que « l’inconscient interprète de travers », puisqu’elle a affirmé que cet autre homme dans le rêve n’était autre qu’elle. Dans la chambre, elle dit non à l’homme qui a le pouvoir de le lui donner (l’organe), et, dans la cuisine, c’est elle qui l’a. Comme me l’a fait remarquer Eric Laurent, si, en tant qu’homme, elle l’a, cela ne l’empêche pas, en tant que femme, de se refuser à l’homme et de lui demander la preuve d’amour. Entre la chambre et la cuisine, pourrait-on dire, elle se prive, côté chambre, de la jouissance pour obtenir, côté cuisine, l’amour. Elle dit non à l’une, pour que la possibilité d’un oui à l’autre lui soit offerte. Ce sujet, qui dit non, attend de l’Autre ce oui. Elle veut un oui en échange d’un non.

La dialectique entre le transfert positif et le transfert négatif

Il me semble que le fait que, comme je viens de le dire, la patiente n’ait fait part que de deux ou trois rêves a quelque chose à voir avec ces phrases qu’elle a prononcées à propos d’elle-même : « C’est plus fort que moi. Je ne peux pas m’empêcher de dire non. Je suis la femme qui dit non ». Une telle position subjective donne à la cure un certain style, que je qualifierais volontiers au moyen du mot anglais harsh. C’est un terme que Roland Barthes a commenté. Il évoque une certaine dureté, une certaine rudesse, une certaine âpreté. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé comme sous-titre de mon exposé : « Caractère et transfert ».

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Dans son Cours du 9 décembre 1998, 5 Jacques-Alain Miller a indiqué que Wilhelm Reich a mis en valeur la distinction introduite par Freud entre le caractère et le symptôme et a ainsi mis l’accent sur le caractère aux dépens du symptôme, dans le but de résoudre le problème technique que pose ce que je propose d’appeler « la dialectique entre le transfert positif et le transfert négatif ». Reich considère, en effet, – je reprends ici les termes qui sont ceux de Lacan page 107 des Écrits 6–, que « le transfert négatif est le nœud inaugural du drame analytique ». L’hypothèse de Reich consiste, dans son livre L’analyse de caractère 7 à situer l’obstacle dont il s’agit dans la résistance au niveau du caractère du sujet. Ainsi, selon lui, le transfert négatif se met-il en travers du chemin du transfert positif.

Quand j’ai dit à la patiente que son rêve montrait que, pour elle, c’est être un homme dont il s’agit, elle a protesté. « Je veux être une femme ! », s’est-elle écriée. Car sa manière à elle de répondre à la question Que veut une femme ? est de dire que la réponse est dans la question et que ce que veut une femme, eh bien, c’est être une femme. Or, pour elle, une femme dit non, refuse. Ce qu’elle vient dire, en fait, à un analyste, qui, de surcroît, est un homme, c’est que la volonté d’une femme s’exprime dans le refus. Et le symptôme, non pas de l’abstinence, mais de l’abstention sexuelle, est la marque irréductible de cette position féminine faite de refus, de révolte, de négativité.

Caractère et insistance

Lacan fait remarquer, à la page 338 des Écrits, 8 que l’erreur de Reich a consisté à opposer à la résistance que provoque le caractère, l’insistance qui est celle de la suggestion de la part de l’analyste. Reich, en effet, dans son livre L’analyse de caractère, 9 indique ce qu’est la suggestion. Un homme de trente ans se plaint de ne plus trouver goût à la vie et d’avoir l’impression que la vie n’est pas belle. Cet homme a un frère aîné qui a été le préféré de sa mère. Le patient raconte un rêve à Reich : Il se trouve dans une ville étrangère en

rétation.

5 MILLER J.-A., L’expérience du réel dans la cure analytique, cours du 9

décembre 1998, inédit. 6

LACAN J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 107. 7 REICH W., L’analyse de caractère, (1933), Paris, Payot, 1996.

8

LACAN J., « Variantes de la cure-type », Écrits, op. cit, p. 338. 9

REICH W., L’analyse de caractère, op. cit, pp. 65-76.

compagnie de son meilleur ami, mais, dans le rêve justement, cet ami cher est sans visage. Le patient découvre alors avec surprise que cet homme sans visage est l’analyste. Reich prend alors appui sur le fait qu’il est impossible au patient de dire quoi que ce soit au sujet de l’homme sans visage pour lui faire part de cette interprétation qui comporte l’accent d’une suggestion : « Vous ne dites rien au sujet de l’homme sans visage, parce que vous avez une dent contre moi ». 10 L’interprétation paradoxale de Reich fait donc entendre au patient que le transfert négatif est l’obstacle au transfert positif. Et Reich insiste : « Vous n’avez jamais eu le courage de reconnaître votre haine à l’égard de votre frère aîné et vous vous interdisez de penser à ce sentiment hostile ». 11 Cette interprétation, Reich le reconnaît lui-même, a entraîné, chez le patient, une résistance encore plus forte. « Mon interprétation est allée trop loin », avoue-t-il. Reich dit alors qu’il s’est laissé dépasser par son interp Reich, en fait, a traité le thème de ce colloque : « C’est plus fort que moi, – les exigences pulsionnelles du symptôme » dans un article qui a pour titre Der triebhafter Charakter. 12 Dans cet article, il évoque la différence entre pulsion, impulsion, compulsion et répulsion. Malheureusement, la clinique, à laquelle il se réfère, est essentiellement une clinique de la délinquance. Le souci de Reich, en effet, est de faire la différence entre celui qui cède à une impulsion et le psychopathe. Ce que je retiens, néanmoins, de la critique par Lacan de l’approche qui est celle de Reich, c’est l’usage qu’il fait du terme d’insistance. Il met en opposition à la résistance attribuée au caractère de l’analysant, l’insistance qui se trouve dans la suggestion de l’analyste. Résistance, d’un côté, insistance, de l’autre. Mais je me demande s’il ne serait pas fécond d’introduire un renversement dans l’usage de ces termes. Il arrive, dans certains cas, en effet, que la résistance se situe du côté de l’analyste et que l’insistance se rencontre, elle, du côté de l’analysant. J’ai souhaité, pour ma part, mettre l’accent, ici, justement sur la relation qu’il y a entre le caractère, la demande pulsionnelle et l’insistance. Dans le fond, ce que montre le fragment de cas clinique que j’ai rapporté, c’est que l’insistance de la demande est ce qui donne à un certain type de caractère sa consistance, sa force, sa

10

REICH W., ibid., p. 66. 11

REICH W., ibid., p. 66. 12

REICH W., « Le caractère impulsif », (1925), Premiers écrits, tome I, Paris, Payot, 1976, pp. 246-342.

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portée. La question ne pourrait-elle pas, dès lors, être posée au sujet du discours de la patiente dont j’ai parlé : Pourquoi cette insistance ? Et, pour reprendre la façon de dire qui est celle de Lacan dans son troisième « Discours de Rome », cette interrogation ne peut-elle pas être ainsi également formulée : Qu’est-ce que c’est, – ce réel qui insiste ?me demande s’il ne serait pas fécond d’introduire un renversement dans l’usage de ces termes. Il arrive, dans certains cas, en effet, que la résistance se situe du côté de l’analyste et que l’insistance se rencontre, elle, du côté de l’analysant. J’ai souhaité, pour ma part, mettre l’accent, ici, justement sur la relation qu’il y a entre le caractère, la demande pulsionnelle et l’insistance. Dans le fond, ce que montre le fragment de cas clinique que j’ai rapporté, c’est que l’insistance de la demande est ce qui donne à un certain type de caractère sa consistance, sa force, sa portée. La question ne pourrait-elle pas, dès lors, être posée au sujet du discours de la patiente dont j’ai parlé : Pourquoi cette insistance ? Et, pour reprendre la façon de dire qui est celle de Lacan dans son troisième « Discours de Rome », cette interrogation ne peut-elle pas être ainsi également formulée : Qu’est-ce que c’est, – ce réel qui insiste ?

* Exposé présenté au colloque de l’ECF, « "C’est plus fort que moi", Les exigences du symptôme », les 24 et 25 mars 2001 à Nantes.

La demande de respect : Un des noms du symptôme de l’adolescent Philippe Lacadée

Ce titre se déduit d’une pratique de conversations que nous avons eue pendant deux ans avec des adolescents dans le cadre de deux laboratoires de recherche du CIEN (Centre Interdisciplinaire sur l’Enfant) : « Le pari de la conversation » et « Langage et civilisation ».1 Ces conversations, nous les menons avec des partenaires d’autres disciplines, en prise directe dans les lieux où vivent ces adolescents, que ce soit dans des établissements scolaires ou dans des clubs de prévention de quartiers dits difficiles. Le pari de ces conversations est d’offrir un don de parole là où ça ne parle pas. Le but, comme le disait Eric Laurent, 2 est de desserrer les identifications, de mettre un savoir en jeu, tout en conservant un voile sur la cause, sur le réel en jeu, afin de renvoyer chacun à son affaire à lui, après qu’il ait entrevu quelque chose de ce qui le cause. Le 1

« Le pari de la conversation », Brochure n°2, 1999-2000, le CIEN, Institut du Champ freudien.

2 LAURENT E., Intervention au Colloque du CIEN, mars 2001, Paris,

inédit.

projet du CIEN participe donc de la psychanalyse appliquée qui consiste, à l’époque de la psychothérapie généralisée, à introduire ce qui fait la particularité du champ freudien, soit la réintroduction de la causalité psychique partout où celle-ci a été éliminée. C’est un don de parole qui ne va pas sans le maniement de la coupure et sans l’analyse des limites et des conséquences qu’une telle parole comporte.

Une demande paradoxale

La demande de respect est le symptôme de l’adolescent moderne en tant que quelque chose de son être d’objet, le pousse à exiger de l’Autre une reconnaissance de ce qu’il est, là où celle-ci n’a pu avoir lieu faute d’un Autre qui dise « oui » à son existence. C’est une demande qu’on peut, à la méconnaître, qualifier de sans objet car elle n’exige pas une satisfaction précise. Elle est une demande inconditionnelle d’amour dont on se demande ce qui, ou plutôt qui, pourrait la satisfaire, dans la mesure où on ne saisit pas bien à quel Autre elle s’adresse. C’est un symptôme ayant valeur de formation de compromis, là où avant il y avait pour un sujet une pratique de rupture ou de court-circuit de l’Autre. Prenons-la à partir du paradoxe qu’elle révèle dans le sens où, le plus souvent, l’adolescent qui réclame du respect est celui-là même qui se montre le plus irrespectueux à l’égard de l’Autre. Akhénaton, le chanteur du groupe IAM le dit très bien dans le texte de sa chanson Petit frère 3 : « Il collectionne les méfaits sans se soucier du mal qu’il fait, en demandant du respect ».l’égard de l’Autre.

C’est ce que nous ont enseigné de l’adolescence les adolescents du Hip-Hop. Dans le laboratoire « Langage et civilisation », les adolescents nous ont amenés à nous intéresser au mouvement Hip-Hop et aux textes des chansons du rap. Nous avons considéré ce mouvement comme une discipline à part entière, du fait de son écriture. 4 II y a, dans ce mouvement, la constitution d’une langue qui permet à l’adolescent d’aujourd’hui d’attraper sa façon d’être, son mode de jouir, par une pratique de parole inédite, une façon de dire qui n’existait pas avant le rap. C’est une façon de loger son être dans la langue, d’y placer sa voix par une pratique d’énonciation qui construit un type de langue particulier. C’est une langue féconde qui permet la définition d’une

3

IAM, « Petit frère », Le rap français, J.-CL PERRIER, La table ronde, Paris, 2000, p. 66.

4 LACADEE Ph., « Dans le langage, un équivalent de l’acte », La Lettre

mensuelle, 178, mai 1999, École de la cause freudienne.

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communauté dont nous pensons qu’elle est essentiellement fondée sur la demande de respect. Elle illustre bien cette modalité particulière d’un nouage inédit à l’Autre en créant un nouveau type de lien social et une façon singulière de s’inscrire dans le malaise de la civilisation en y trouvant sa place à partir de sa souffrance ou de son exclusion, voire de son humiliation. Par ce mouvement, ces jeunes trouvent un lieu d’adresse pour leur souffrance et un point d’où ils se sentent respectés ; c’est pour eux, une nouvelle façon d’habiter le langage. D’où le titre de notre laboratoire, « Langage et civilisation », car le Hip-Hop pousse à la stabilisation d’une langue, et favorise l’intégration de certains sujets en errance par des pratiques d’expressions nouvelles là où il y avait des pratiques de rupture, d’exclusion ou de rejet comme autant de figures de l’irrespect du sujet mais aussi de l’Autre. Le laboratoire du CIEN rend possible, voire nécessaire pour eux, l’existence d’un lieu où cette demande de respect peut se formaliser, leur permettant de trouver une adresse. C’est cette adresse et ce lien à l’Autre que nous visons, ceci afin que puisse en surgir une réponse inédite.

Le respect : Pascal avec Kant

La fameuse formule de Kant concernant le sentiment moral du respect est bien connue : « Agis de manière à ce que tu traites l’humanité dans ta personne, comme dans la personne d’autrui, jamais simplement comme un moyen, mais toujours également comme une fin en soi ». La réciprocité semble être une partie constitutive de ce sentiment du respect ou, pour le formuler autrement, la reconnaissance est constitutive à la fois du soi et de son autre au niveau de la morale. C’est la réciprocité, à laquelle Freud et Lacan ont fait un sort, qui, pour Kant, est la partie constitutive essentielle du respect. Lacan la qualifiera « pourriture de la réciprocité », en constatant le danger de valoriser, de façon erronée, ce moment de la réciprocité dans les rapports subjectifs.

Plus tard, dans L’éthique, Lacan se demande pourquoi, en fait, on n’ose pas donner un coup de poing à l’autre. Nous reculons, dit-il à attenter, à manquer de respect à l’image de l’autre parce que c’est justement sur cette image que nous nous sommes formés comme moi. Nous avons ici la puissance convaincante et leurrante de l’altruisme. Nous sommes, dit Lacan, solidaires de tout ce qui repose sur l’image de l’autre, sur la similitude que nous avons à notre semblable, comme à cet autre moi et à tout ce qui nous situe dans le registre imaginaire. Il y voit le fondement imaginaire de la

loi fondatrice du respect : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

Freud s’est arrêté, et a reculé avec une certaine horreur, devant ce commandement qui lui paraissait inhumain de méconnaître le paradoxe du surmoi qui fait le malaise du sujet. Le sujet, dit-il, recule à aimer son prochain comme lui-même parce que, d’être pris dans le langage, il se trouve confronté à une part de lui innommable ou indicible qui gît au cœur de son être, le rend étranger à lui-même, lui fait la vie insupportable, et lui donne du mal à s’aimer. Lacan voit là le paradoxe de la jouissance et du réel en jeu pour chacun dans sa propre expérience subjective. Ce réel qui, tout en lui étant étrange, est installé de façon extime au cœur de son être.

Pour Lacan, voir dans le respect le simple respect de l’image de l’autre, c’est rester sur le seul plan de l’imaginaire et méconnaître l’importance de ce réel, ce qui comporte le risque d’en rajouter sur le paradoxe du surmoi. C’est pour cela que, à partir de L’éthique, Lacan va situer le respect non plus seulement à partir de la conjonction de l’imaginaire et du symbolique – c’est-à-dire de l’autre en tant qu’il serait l’image et le support de mon semblable – mais aussi à partir du réel et du symbolique, c’est-à-dire de ce qui résiste à la symbolisation, soit la jouissance.

Si on recule à frapper l’autre, c’est parce que, en frappant l’autre, on s’offre soi-même à être déjà frappé, comme si on se frappait soi-même au niveau de ce réel. Mais les ménagements à l’égard de l’autre – être avec lui aux petits soins – ne sont en fait qu’une autoprotection, un voile, un habillage imaginaire nécessaire par rapport au réel. Ainsi, l’autre n’est plus que l’image qui me sert à voiler le réel. D’ailleurs, c’est plutôt quand on franchit ce plan imaginaire que l’on peut cogner sur l’autre de la bonne façon, c’est-à-dire jusqu’à se tuer soi-même dans l’autre parce que, là, on n’est plus dans la réciprocité.

Blaise Pascal propose une solution par rapport à cette impasse de l’imaginaire en nous disant que respecter, c’est respecter en l’Autre autre chose que son image, donc autre chose que la réciprocité. C’est respecter en l’Autre sa différence, son incomparable, ce qui le distingue. Pour pouvoir accueillir cette différence, il est nécessaire de se laisser incommoder ; c’est pourquoi, dans notre pratique de conversations avec ces adolescents, nous soutenons

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ce que préconisait Pascal dans ses Pensées, soit un certain éloge de l’irrespect : « Le respect est : "Incommodez-vous". Cela est vain en apparence, mais très juste, car c’est dire : "Je m’incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve", outre que le respect est pour distinguer les grands. Or, si le respect était d’être en fauteuil, on respecterait tout le monde, et ainsi on ne distinguerait pas. Mais, étant incommodé, on distingue fort bien ». 5

Georges Bataille avait déjà signalé dans son livre L’abbé C 6 que le respect qui avait pour lui la couleur de la soutane était comme tel un sentiment réfrigérant. Il fige, dit-il, paralyse, étouffe la mauvaise conscience et ignore en définitive ce qui fait le cœur de l’humain, soit sa jouissance, c’est-à-dire sa détresse ou sa misère comme le dirait Lacan. « Ainsi fonctionne l’i(a) dont s’imaginent le moi et son narcissisme, à faire chasuble à cet objet a qui du sujet fait la misère. Ceci parce que le (a), cause du désir, pour être à la merci de l’Autre, angoisse donc à l’occasion, s’habille contraphobiquement de l’autonomie du moi, comme le fait le bernard-l'ermite de n’importe quelle carapace ».7

La demande de respect, nous l’accueillons comme demande à l’Autre de recevoir de lui un voile, une chasuble, un habillage permettant au sujet de mettre à distance cet objet a, ceci afin d’en recevoir une image qui lui donne une idée de ce qu’il est pour un Autre. C’est le problème central de l’adolescence de savoir comment l’objet s’habille, se recouvre de ce qui lui donne à la fois le sentiment de la vie et le fait de se sentir respecté. Du point de vue de la psychanalyse, on a deux modes d’abord du corps, le corps pris comme semblant – c’est le versant de l’image toujours soutenue d’un point d’idéal –, et le corps pris comme objet dans sa dimension réelle pulsionnelle, ce qui fait la misère du sujet. Cela peut s’écrire : 8corps, le corps pris comme semblant – c’est le versant de l’image toujours soutenue d’un point d’idéal –, et le corps pris comme objet dans sa dimension réelle pulsionnelle, ce qui fait la misère du sujet. Cela peut s’écrire : 8

5 PASCAL B., Les pensées, Paris, Seuil, p. 509. 6 BATAILLE G., L’abbé C, Folio, Gallimard.

7 LACAN J., Discours à l’École freudienne de Paris, Autres Écrits, Paris,

Seuil, 2001, pp. 262-263. 8

STEVENS A., « Sorties de l’adolescence », La petite girafe, n°13, mars 2001, Institut du Champ freudien, pp. 76-80.

i(a)(a)

i(a), c’est le moi, l’image spéculaire du corps qui s’obtient à partir des identifications imaginaires. C’est ce qui donne pour un sujet, le sentiment de la vie et du respect. Cette image se soutenant elle-même à partir d’un trait, d’un signifiant prélevé sur la fonction paternelle : l’Idéal du moi. Cet Idéal du moi est l’équivalent d’un point de capiton qui stabilise pour le sujet son sentiment de la vie et du respect, qui lui donne un nom dans l’Autre et pour l’Autre, et lui permet de construire sa réalité.

C’est à la lumière de la transgression de cette image que, pour Bataille, le respect cessait d’être un vain formalisme : « J’aime la peur qu’a l’humanité d’elle-même » disait-il. Bataille visait directement le corps pris dans sa dimension pulsionnelle.

Le temps des désillusions

Cette demande de respect, comme demande paradoxale, révèle la place de l’adolescent moderne en tant qu’elle est la réponse-symptôme du réel en jeu pour lui dans le malaise de la civilisation du fait du déclin de la fonction paternelle – réponse à ce malaise lié à sa condition de parlêtre dans le langage eu égard à sa jouissance. 9 Mais cette demande est elle-même un fait de langage, et comme telle elle s’articule aux carences de l’entourage symbolique, c’est-à-dire à la carence du symbole à pouvoir dire ce qui fait l’être du sujet. Cette carence structurale a des répercussions inédites à l’époque de l’Autre qui n’existe pas, qui entraînent un bougé sur cette carence du symbole et cette chute des idéaux, avec des répercussions particulières sur l’inscription des adolescents dans la langue. L’indicible y prend un poids particulier de se corréler plus à l’objet pulsionnel qu’à l’Idéal.

Eric Laurent nous disait, à Buenos Aires, que nous sommes malades de l’objet a qui est l’objet de notre jouissance.10 Cet objet, c’est tout autant ce qui nous fait désirer que ce qui fait notre misère, comme l’a dit Lacan, soit ce que nous avons appelé ce réel extime au sujet.

9

LACAN J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 48. 10 LAURENT E., « Don de parole et cannibalisme », TERRE du CIEN, n°6,

journal du CIEN édité par l’Institut du Champ freudien, pp. 4 – 8.

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En effet, de nos jours, notre culture pousse au bonheur du sujet 11 en invitant le sujet à se leurrer sur ce qui lui manque, à vouloir ce qui lui est utile pour son bonheur, soit le plus souvent un objet de consommation directement accessible pour satisfaire sa pulsion et sa jouissance, en lieu et place de la médiation, d’un idéal d’où le sujet pourrait récupérer une certaine image valorisante de lui. Nous devenons même des malades de ce droit au bonheur que, plus nous réclamons, plus nous constatons le mal que nous avons à l’obtenir, de ne jamais trouver l’objet adéquat qui n’existe pas. Cet objet trompe le manque-à-être du sujet en méconnaissant que celui-ci est un fait de structure, dû à l’inscription du sujet dans le langage, qui porte le nom de castration, et qui est la seule voie d’accès à son désir à condition que cette place soit laissée vide de la bonne manière..

Jacques-Alain Miller nous avait donné dans son cours le mathème de ce qui fait notre époque moderne. 12 Nous sommes, en effet, du fait du déclin de la fonction paternelle, du fait de l’Autre qui n’existe pas, à une époque où l’idéal, qui pouvait traiter cet objet de jouissance, le maintenir à distance, ne fonctionne plus. C’est donc l’objet plus-de-jouir, la jouissance, qui vient occuper le devant de la scène et qui devient le problème central de notre culture, Le mathème : a>I est le mathème de la modernité qui met en évidence comment les deux termes – idéal et objet – s’opposent.

La demande de respect illustre bien cette tension entre l’objet et l’idéal, et met en valeur la carence de la fonction symbolique de l’idéal du moi pour ces sujets, à l’heure du déclin de la fonction paternelle et de la substitution, à la place de cette fonction, des objets de consommation qui viennent subvertir les idéaux, ranger et ravaler le père au titre d’un objet de consommation comme un autre ou même d’un objet d’humiliation. Ainsi par exemple, nous avons rencontré le père que ces enfants de classe maternelle rangent dans la série des objets de consommation disponibles à la maison, coincé entre la télévision, la game-boy et les animaux domestiques. 13 L’objet de consommation ne promeut aucun idéal, seulement son usage d’objet. Et c’est justement quand le sujet ne peut obtenir cet objet qu’il se sent exclu, voire non respecté, ou

11 Ibid.

12 MILLER J.-A., « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique »,

cours 1998-1999, inédit. 13

« Le pari de la conversation », Brochure n°2, op. cit…

même autorisé à passer à l’acte au nom de l’objet qui lui est dû.

Le Hip-Hop est une réponse afro-américaine à cette consumérisation de la culture et à la jetabilité des individus. « Nous sommes humiliés par personne interposée », nous disait ce jeune rappeur en nous parlant des ravages que cela peut occasionner sur un enfant que d’avoir sous les yeux un père qui n’a jamais travaillé, qui ne ramène pas le pain à la maison, qui n’est pas un homme : « Le mec il est là, il pue la défaite ». Le père qui se réduit aux conditions du malheur ambiant incarne l’insupportable de ce temps de défaite et de désespoir, il ne peut plus incarner le Nom-du-Père. Il se réduit à celui qui n’a même pas la capacité de dire « oui » à la présence de son enfant.

Le non respect de l’Autre, du fait du déclin de la fonction paternelle qui ne permet pas au sujet d’installer de la bonne façon ses idéaux, le plonge dans la désillusion ou le désarroi. Si la problématique de l’adolescence pouvait se lire auparavant comme le temps des idéaux, ce n’est plus vrai aujourd’hui. C’est plutôt le temps des désillusions, des déboires comme le dit Alexandre Stevens.

Le groupe de rap « NTM », dans son texte J’appuie sur la gâchette, le démontre très bien : 14

Dans le flot de ces mots

Quarante ans de déboires

Passés à la lumière du désespoir

Tu peux me croire

Ça laisse des traces dans le miroir.

J’ai les neurones affectés et le cœur infecté, Fatigué de lutter, de devoir supporter la fatalité, Et,

Le poids d’une vie de raté

Voilà pourquoi je m’isole, pourquoi je reste seul Seul dans ma tête libre, libre d’être

Un esclave en fait battant en retraite,

Fuyant ce monde d’esthètes en me pétant la tête. Okay, j’arrête net, j’appuie sur la gâchette.

14

NTM., « J’appuie sur la gâchette », Le rap français, op. cit, p. 94.

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Ce non-respect de l’Autre conduit l’adolescent au non-respect de soi rejoignant ainsi en court-circuit cette zone centrale et exclue du monde subjectif que Lacan appelle la jouissance. Il peut le conduire jusqu’à se laisser fasciner par tout ce qui est déchet, rebut, déchéance, cette valeur de lui comme objet a, poussant alors le sujet à des conduites extrêmes – l’agressivité, la violence et le passage à l’acte suicidaire – ceci afin de se séparer de ce qui fait sa misère.

Le suicide de l’adolescent nous démontre bien qu’il arrive plus souvent qu’on ne croît que le sujet se nuise à lui-même. C’est ce que note Freud quand il isole la pulsion de mort, à savoir que le sujet de la pensée, celui qui va agir, ne veut pas forcement son bien, son bonheur. Prenons l’acte suicide ici comme ce non-respect de soi, illustrant la disjonction totale qui peut s’opérer pour le sujet entre, d’un côté, les intérêts, le respect du vivant, sa survie, son bien-être, son homéostase, soit le versant signifiant mis en place à partir de l’Idéal du moi ; et de l’autre côté, cette autre chose qui l’habite, qui le ronge, qui le pousse à ne plus se respecter, le conduisant parfois jusqu’à l’autodestruction, soit le versant de cet objet a qui fait la misère du sujet.

Dès lors, la demande de respect se présente comme une demande d’identification à l’Autre ou par l’Autre, qui voudrait cacher, voiler la fonction de cet objet a. Cette demande prend un accent particulier à l’adolescence qui est cette époque délicate où le sujet va avoir à se débrouiller, à savoir y faire avec la rencontre du désir et de la jouissance, ce qui va entraîner une perturbation de l’identification. Nous avons alors affaire à une clinique de l’objet, du remaniement de l’image qui le soutenait et de la jouissance.

L’irruption de phénomènes corporels nouveaux liés à la puberté met en évidence le pouvoir de l’objet plus-de-jouir qui réactualise le paradoxe du surmoi, et la nécessaire invention par le sujet d’une solution singulière pour tempérer sa misère. C’est ce qui ne va plus pouvoir être voilé même par la tenue vestimentaire. Celle-ci le plus souvent d’ailleurs, en pariant sur une certaine uniformisation et sur le pouvoir de la marque comme insigne venant en lieu et place de la chute de l’idéal du moi, tente de cacher justement la particularité de la jouissance de chacun qui vient faire intrusion dans le corps, en masquant

ce qui fait pour chacun sa différence voire son insupportable.

Jacques-Alain Miller 15 a insisté sur la fonction paternelle et la nécessité qu’elle soit un temps logique incarné par au-moins-un en place d’exception, ceci afin que le sujet puisse s’en servir pour mieux s’en passer. C’est la fonction du père comme instance du désir, c’est-à-dire vecteur de l’incarnation de la loi dans le désir, comme étant celui qui dit « oui » et qui accueille l’invention du sujet mais aussi sa différence. A l’instar du mot d’esprit qui n’a pas encore de signification dans le code et demande à être authentifié par l’Autre, l’invention de l’adolescent, ses traits identificatoires, la façon si provocante de se présenter dans le monde, demandent à être acceptés par l’Autre. C’est, là, la fonction principale du père comme étant celui qui dit « oui ». Cette fonction du Nom-du-père, nécessaire quoique contingente, permet au sujet de s’en servir afin de pouvoir se constituer un Idéal du moi qui donne une issue possible à son être en y trouvant une nomination résolutive lui permettant de sortir d’une impasse propre à l’adolescence. 16

Un des problèmes majeurs de l’adolescence est de savoir quoi faire de son être, d’où l’importance de cet idéal du moi qui est un nom reconnu dans l’Autre à partir duquel le sujet se voit aimable et digne d’être aimé, c’est-à-dire respecté. C’est par là que l’idéal du moi tient à la fonction du père puisqu’il est le point où s’atteste la valeur d’un signifiant, d’une invention, d’une nouveauté dans l’Autre. Avec l’idéal du moi constitué, c’est un sujet nouveau qui sort nanti d’une valeur nouvelle sur ce que c’est d’être un homme. Lorsque cette fonction fait défaut, alors surgit l’exigence du respect, d’autant que le père en défaut n’est plus lui-même objet de respect et d’amour. Pour Lacan, en effet, le sentiment du respect se situe pour le sujet toujours à partir de la fonction paternelle en tant que c’est lui qui a droit au respect et à l’amour, mais encore faut-il qu’il le mérite de par sa position d’exception.17

15

MILLER J.-A., « Du nouveau », introduction à la lecture du Séminaire V dei Lacan, rue Huysmans, collection éditée par l’ECF, 2000.

16 STEVENS A., « Sorties de l’adolescence », La petite girafe, op. cit…

17 LACAN J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 579 et Le Séminaire, Livre XXII « RSI », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar, n°3, 1975, pp. 107-108.pp. 107-108.

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Le respect et le droit de vivre

Dans son livre autobiographique Les mots, Jean-Paul Sartre noue très précisément la demande de respect à la fonction du père. 18 Il lui eut suffi de la présence d’un père qui eut droit au respect et à l’amour pour que, en retour, le sujet Jean-Paul puisse s’aimer lui-même et se respecter. Sartre nous dit qu’il aurait fallu que son père fût vivant pour qu’il puisse en retour recevoir la preuve d’un désir vivant lui permettant de : « se sentir habité par le respect de lui même ». 19

Son père décéda quelques jours après sa naissance et sa mère se réfugia dans sa propre famille. Un passage admirable de son autobiographie met en évidence la nécessité pour un sujet d’être confronté non seulement au désir du père, mais aussi au père en tant qu’il est pour l’enfant un symptôme. En effet, du père, à partir de l’enseignement de Lacan, nous pouvons retenir que c’est grâce à lui qu’une fonction purement symptomatique des règles de filiation dans l’Autre a pu être investie d’une jouissance et donc faire symptôme.

Pour Lacan, Le Nom-du-père qui a à être pris comme fonction d’où s’articule la fonction de l’idéal du moi, suppose un modèle, une existence singulière, un usage de jouissance particulier permettant alors de situer à leur juste place le respect et l’amour. En ce point, se conjoignent, alors pour un sujet, le signifiant sous son aspect de lettre, et la jouissance. Lacan le dit ainsi : « Il faut que l’exception traîne chez n’importe qui pour constituer de fait, modèle. Ceci est l’état ordinaire. N’importe qui attend la fonction d’exception qu’a le père. On sait avec quel résultat ! C’est celui de sa verwerfung ou de son rejet dans la plupart des cas… ». 20

Un jour, à sept ans, Jean-Paul Sartre est frappé par la réflexion d’un petit garçon de son âge, fils d’un patron de restaurant qui crie à la cuisinière « Quand mon père n’est pas là, c’est moi le Maître ». 21Voilà un homme ! se dit le petit Jean-Paul, en regardant ce petit garçon. Il réalise brutalement que lui-même n’est le maître de personne et que rien ne lui appartient. Il se rend compte alors qu’il vit dans le

18 SARTRE J.-P., Les mots, Folio, Gallimard, 1980. 19

Ibid., p. 76. 20

LACAN J., Le Séminaire « Le sinthome », Ornicar, n°12, 1976. 21

SARTRE J.-P, Les mots, op. cit, p. 76.

malaise et qu’il n’a pas sa place dans l’univers : « ma raison d’être, à moi, se dérobait, je découvrais tout à coup, que je comptais pour du beurre et j’avais honte de ma présence insolente dans ce monde en ordre », 22

Orphelin de père très tôt, il disait pourtant, qu’il « en était ravi, car sa triste condition imposait le respect et fondait son importance, il comptait son deuil au nombre de ses vertus ».

Pourtant plus tard, il souffrit de cette place laissée vide, ne supportant pas que son père se soit réduit avant tout à son signifiant. Il en vient alors à évoquer, voire réclamer la nécessité d’un père vivant qui puisse comme existant être affecté de l’exception afin qu’il soit le support d’une différenciation qui se répète et se répercute sur l’enfant. « Un père m’eut lesté de quelques obstinations durables ; faisant de ses humeurs mes principes, de son ignorance mon savoir, de ses rancœurs mon orgueil, de ses manies ma loi, il m’eût habité ; ce respectable locataire m’eût donné du respect pour moi-même. Sur le respect, j’eusse fondé mon droit de vivre. Mon géniteur eût décidé de mon avenir : polytechnicien de naissance, j’eusse été rassuré pour toujours. Mais si jamais Jean-Baptiste Sartre avait connu ma destination, il en avait emporté le secret ; ma mère se rappelait seulement qu’il avait dit : Mon fils n’entrera pas dans la Marine ». 23sant de ses humeurs mes principes, de son ignorance mon savoir, de ses rancœurs mon orgueil, de ses manies ma loi, il m’eût habité ; ce respectable locataire m’eût donné du respect pour moi-même. Sur le respect, j’eusse fondé mon droit de vivre. Mon géniteur eût décidé de mon avenir : polytechnicien de naissance, j’eusse été rassuré pour toujours. Mais si jamais Jean-Baptiste Sartre avait connu ma destination, il en avait emporté le secret ; ma mère se rappelait seulement qu’il avait dit : Mon fils n’entrera pas dans la Marine ». 23

Pour le petit Jean-Paul, la fonction du père ne s’est pas avérée constituante de cette fonction de l’idéal du moi. Une jouissance n’est pas venue s’écrire en lettres effectives, en trait unaire, à propos de son corps. La contingence de ce trait symbolique particulier, ne s’est pas incarnée, et de n’être pas lesté par cette fonction, le sujet ne trouve pas de fondement à sa raison de vivre. C’est à lui cependant de se la créer, grâce à son entourage symbolique ; et

22

Ibid. 23

Ibid.

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le petit Jean-Paul le fera par le biais de sa rencontre avec l’écriture, dont il se sustentera, juste après cet épisode. « Faute de renseignements plus précis, personne, à commencer par moi, ne savait ce que j’étais venu foutre sur terre. M’eût-il laissé du bien, mon enfance eût été changée ; je n’écrirais pas puisque je serais un autre… Au propriétaire, les biens de ce monde reflètent ce qu’il est ; ils m’enseignaient ce que je n’étais pas le continuateur futur de l’œuvre paternelle, je n’étais pas nécessaire à la production de l’acier : en un mot, je n’avais pas d’AME „. 24

Pour le petit Jean-Paul, la fonction de l’idéal du moi n’est pas constituante de ce point d’où le sujet se verrait digne d’être aimé, donc respecté. La contingence de cette fonction ne s’est pas incarnée. Mais il a suffi d’une autre contingence, celle de la parole d’un enfant de sept ans pour qu’il rencontre, de façon exemplaire, la fonction paternelle à partir de la fonction de modèle et d’exception, lui permettant dès lors de nouer sa demande de respect à la fonction paternelle. Cette séquence, nous la rendons équivalente au déclenchement d’une fonction symptomatique en tant qu’elle est venue faire lettre pour Jean-Paul, dans le sens où c’est à partir de cette rencontre qu’il s’est mis à écrire. Il a trouvé, par le biais de l’écriture, une modalité de jouissance lui permettant un nouage particulier de la fonction paternelle dans le sens où il dit qu’il s’est rendu nécessaire par le biais de son œuvre à l’analyse du malaise dans la civilisation et ainsi de se créer un nom. En ce point, se conjoignent, alors pour un sujet, le signifiant sous son aspect de lettre et la jouissance.

« Sur le respect, j’eusse fondé mon droit de vivre » ainsi s’exprime Jean-Paul Sartre dans Les mots. S’il en parle à propos de la mort de son père, c’est parce que c’est de la contingence qu’il fait surgir pour lui la question du père en la nouant de façon précise à la demande de respect.

Le Hip-Hop, substitution et nouage en réponse au mur de la langue

Le Hip-Hop et les textes du rap viennent eux aussi se substituer à cette fonction en déclin en permettant d’accueillir, à la place d’un père, le nouveau qu’il y a en chaque sujet, en en accusant réception. Cela

24 Ibid., pp. 76-77.

permet au sujet de se sentir respecté et de récupérer ainsi quelque chose du sentiment de la vie là où, avant, ne régnait que l’obscurité de l’anonymat, de la banlieue, de la cage d’escalier, ce que NTM appelle « l’obscure clarté de l’espoir ».

Mais pour cela il faut une adresse et une instance qui dise « oui » à la création. On retrouve ici aussi la structure freudienne du mot d’esprit avec la nécessité logique d’une instance tierce qui accuse réception de l’invention. Ce sont les fameuses joutes oratoires avec la fonction du public qui désigne comme vainqueur le rappeur qui fait rire ou qui manie de façon experte l’injure. C’est ce point d’idéal du moi qui permet alors au sujet de se sustenter auprès de l’Autre, de sa création, d’une rime et non plus d’une rixe.

Le texte « Qui paiera les dégâts ? » du groupe NTM est une création à partir d’une version du déclin de la fonction paternelle : 25

Trop longtemps plongés dans le noir,

A l’écart des humains et des phares,

Eclairés par l’obscure clarté de l’espoir,

Les enfants des cités ont perdu le contact, Refusant de faire le pacte,

Conscients qu’ils n’en sortiront pas intacts, Vivre libre, aspirer au bonheur,

Se donner les moyens de sortir du tunnel Pour voir la lueur.

Et pouvoir tapisser de fleurs les murs de l’amour.

La demande de respect est aussi une des conséquences de ce qui se réactualise à l’adolescence soit la rencontre avec le « non rapport sexuel » du fait que, dans le rapport sexuel, il y a toujours ratage de l’Autre. Lacan avait signalé en s’inspirant du poète Antoine Tudal que ça rate avec l’Autre : 26

Entre l’homme et l’amour, Il y a la femme.

25

NTM., « Qui paiera les dégâts ? », Le rap français, op. cit, p. 97. 26

TUDAL Antoine, Paris en l’an 2000, cité par LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 289.p. 289.

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Entre l’homme et la femme, Il y a un monde.

Entre l’homme et le monde, Il y a un mur.

Entre l’homme et la femme, il y a l’amour, entre l’homme et l’amour, il y a un mur, le mur du langage. Ce mur du langage, c’est ce qui vient comme réponse au réel du « non rapport sexuel » et ce n’est sûrement pas par hasard si, en réponse à ça, ces jeunes écrivent en graphe leurs nouveaux noms sur les murs de la cité, ceci afin de faire respecter leur nouvelle identité. C’est ce qu’explique très bien Futura 2000, ce jeune adolescent de quinze ans qui a inventé le premier graffiti sur la ligne du métro IRT en 1970, juste après avoir appris qu’il avait été adopté. « Je me suis créé un alter ego que j’ai pu développer ensuite… c’était commencer à se faire respecter… et de prendre mon envol sous cette nouvelle identité… je venais de traverser un truc terrible comme une crise d’identité… il fallait par le graffiti me brancher sur le mouvement lui-même ». 27

Cette difficulté de pouvoir formuler son être, et la difficulté du rapport à l’Autre du fait même du langage, sont aussi la source de cette écriture et de ce sentiment de solidarité, de cette difficulté d’être soi, de cette difficulté de rejoindre ses idéaux. A la place de l’idéal, arrive la solution de l’appartenance, au mieux, à un clan fraternel, au pire à un gang. Ces adolescents d’aujourd’hui mettent en avant cette solitude, ce vide, cette plainte de n’être pas respectés, et veulent : « se donner les moyens de sortir du tunnel pour voir la lueur et pouvoir tapisser de fleurs les murs de l’amour ». 28

La métaphore du tunnel de NTM évoque celle que Freud lui-même employait pour rendre compte de cette période de transition qu’est l’adolescence et que Victor Hugo qualifiait de « délicate transition ». Freud pensait que la normalité de la vie sexuelle n’était garantie que par l’exacte convergence des courants dirigés tous deux vers l’objet et le but sexuel : le courant tendre et le courant sensuel : « c’est comme lorsqu’on perce un tunnel des deux côtés à la fois »29. Pour lui, le courant tendre est le courant amoureux ; celui qui est l’héritier des pulsions partielles, de même d’ailleurs que les formations idéales, telles la morale et la culture qui

27

FUTURA 2000., S. H Fernando Jr, The new béats, culture, musique et attitudes du Hip-Hop, Kargo 2000, pp. 372-373.

28 NTM., « Qui paiera les dégâts ? », Le rap français, op. cit. p. 97. 29 FREUD S., Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905, Paris, Gallimard,

1987, pp. 143-144.

sont des formations réactionnelles contre ce qui demeure d’irrésolu dans l’attachement à l’objet œdipien. A ce courant tendre, se heurte le courant sensuel qu’il convient de situer du côté du phallus. Retrouver l’objet, c’est restituer la fonction de l’objet a contenant le (- ϕ) de la castration comme conjonction du tendre et du sensuel phallique.

Nous sommes là au cœur de la révolte et des conflits pédagogiques de l’adolescence. En effet, faut-il renforcer le courant tendre, vanter l’amour, ou prôner la liberté sexuelle ? Faut-il prôner un possible compromis : pas de sensualité sans amour, pas de désir sans idéal ? De toute façon, on garde un silence prudent sur le fait que cette conjonction n’aboutit qu’au ratage de l’Autre dans le rapport sexuel.

Les solutions de l’adolescent

L’adolescent choisit alors différentes solutions. D’une part, on a la solution de l’idéaliste, de l’idéal amoureux, moral, humanitaire ou social qui réactive les motions œdipiennes. Elle s’accommode très bien avec une issue perverse ou une fixation renforcée à une position infantile. C’est la solution de la loi, respectueuse de l’ordre, empreinte d’un certain conformisme. C’est ce que démontre le récit de l’Abbé C avec les deux jumeaux : Charles le dépravé, l’irrespectueux, et Robert le respectueux, le curé, qui ne sont que les deux faces de la division du sujet quant au sexuel.

D’autre part, la solution phallique qui se situe du côté du désir s’accompagne d’une chute des idéaux et d’une désocialisation relative. On y trouve une certaine tendance antisociale accompagnée d’un souhait d’un changement, c’est l’éloge de l’irrespect. C’est la solution du mouvement Hip-Hop. Cette solution phallique, Freud l’avait remarqué, prend toute sa valeur à l’époque du collège ou du lycée. Elle ne satisfait pas de façon logique à la tâche nécessaire du lycéen, celle de se détacher du père. Lacan fait remarquer que, pour que le phallus assume pleinement sa fonction de retrouvaille avec l’objet, il faut qu’il soit en partie sacrifié comme symbole. La fonction phallique ressurgit à l’adolescence car elle vient suppléer à ce qui s’y réactualise, soit l’absence du rapport sexuel.

La solution phallique permet une solution identificatoire à une impasse sexuelle en situant d’un côté ceux qui l’ont, et de l’autre celles qui le sont. Impliquant l’organe, elle révèle que l’essentiel est la castration : accepter de perdre pour les uns, ne plus

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l’être pour les autres afin de pouvoir rencontrer le partenaire de jouissance.

Cette remise en jeu du phallus comme organe et sa nécessaire castration est un des présages essentiels de cette demande de respect, dans le sens où l’adolescent sent qu’il perd la valeur phallique de ce qu’il avait été pour l’Autre. Il doit consentir à en passer par la castration, par un certain renoncement. C’est ce défaut d’existence décisif quant au choix du désir qui l’humanise. Il peut s’en sentir blessé, castré, humilié, d’où cette demande de respect. Cette remise en jeu du phallus participe à la désidéalisation des parents, car elle va re-sexualiser la relation parentale. Père et mère idéalisés vont révéler le couple sexuel qu’ils dissimulaient. Cette sexualisation met à jour une chute du sentiment de respect, corrélative aussi bien d’une demande de respect. Elle va permettre aussi au courant tendre de se porter à l’extérieur de la famille dans le sens du courant sensuel vers l’autre sexe.

Une conversation dans une classe de quatrième

Le laboratoire « Le pari de la conversation » nous a permis de vérifier ce que disait Lacan : c’est le rêve et non le corps lui-même qui va orienter le courant sensuel, le désir vers le partenaire de l’autre sexe. On ne rêve pas tout seul puisque l’inconscient est le discours de l’Autre. Cela implique toujours la rencontre d’un Autre désir et la mise en jeu d’une causalité psychique. C’est en parlant entre fille et garçon que le désir de l’Autre et sa cause énigmatique prennent leurs incidences. 30

Nous avons constaté que non seulement notre civilisation ne sait peut-être plus parler aux enfants et adolescents, mais aussi et surtout eux-mêmes n’ont pas les mots pour dire leur mal-être, leur souffrance. Ils s’abritent alors dans des identifications qui peuvent aller jusqu’à la pétrification de ce qui ferait leur singularité et, ce, au nom d’un idéal du bonheur perverti par l’objet de consommation. C’est un des symptômes du malaise dans la culture d’avoir éliminé la causalité psychique au nom d’une gadgétisation de l’individu – tout élève devant s’équivaloir au programme prévu par le discours universitaire. Ce n’est pas en les accusant de violences, de provocations que l’on changera quelque chose. Ce n’est pas non plus en rajoutant des mesures éducatives, tutorat ou discours de proximité, en se contentant d’aide sociale, ou en les laissant seuls entre eux. Le risque que l’on prend en

30 « Le pari de la conversation » op. cit.

dénonçant leur façon d’être c’est de les replacer en position d’objets :

Aussi sachez que l’air est chargé d’électricité,

Alors pas de respect, pas de pitié escomptée

Vous aurez des regrets car :

Jamais par la répression vous n’obtiendrez la paix,

La paix de l’âme, le respect de l’homme. 31 C’est vrai que lorsqu’on essaye de vouloir obtenir leur bonheur, leur bien-être, on rencontre de fait plutôt leur rejet, leur violence, d’où notre pari pour les rencontrer de se laisser incommoder par eux, seule façon qu’ils y trouvent ce qu’ils demandent, soit le respect.

Le rap est en réalité un langage savamment codé à l’intérieur d’une langue qui leur permet de « capter un mode de vie ». « C’est une culture, alors regardez-nous. Vous voyez qui et comment nous sommes ? C’est notre manière de nous habiller, notre manière de parler, c’est notre état d’esprit, ce sont des choses que nous faisons. C’est ainsi si vous nous respectez que nous pouvons communiquer » nous disait l’un de ces adolescents dans une classe.

Je me fais remarquer quand je lance ma balistique Et que je me fais payer pour mon usage de ma

linguistique Mon style est grave même s’il est un peu simpliste. 32

Les conversations que nous menons avec eux visent par l’offre de parole un « desserrage des identifications » dans lesquelles ils se sont à leur insu englués. Cette offre de parole leur permet de nommer une partie du nom de leur symptôme, de se resituer face à leur causalité psychique, ce qui leur ouvre la voie à une possible prise en charge de ce à quoi chacun a affaire dans ce qui fait sa particularité.

31

NTM., « Police », Le rap français, op. cit., p. 89. 32

DIAMOND., « Chek One Two », SH. Fernando Jr, p. 330.

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Cures et symptômes

« Se briser à la pratique des nœuds » Marie-Hélène Roch

C’est si peu conforme au côté enveloppé-enveloppant de tout ce qui regarde le corps que je considère que se briser à la pratique des nœuds, c’est briser l’inhibition. L’inhibition : l’imaginaire se formerait d’inhibition mentale.

J. Lacan, 1975 1

Il ne peut y avoir de clarté dans l’exemple clinique sans orientation théorique. C’est pourquoi avant d’exposer les cas, je situerai mon travail dans le fil des conséquences actuelles de l’orientation lacanienne qui nous amène aujourd’hui à nous briser à la pratique des nœuds. *C’est exorbitant ! s’exclame souvent J.-A. Miller. C’est la chose à laquelle nous sommes « le plus rebelle », affirme Lacan en 1975, 2 parce que les nœuds, ça ne s’imagine pas. Notre préférence marquée et increvable pour l’image narcissique et phallique nous fait oublier que la vie, le corps, se structure d’un nœud.

L’analysant dans le trajet de son expérience analytique vectorisé par l’amour (le transfert) ne cesse pas de supposer au corps une représentation (il porte les signifiants de l’Autre à la représentation). S’il trouve l’essentiel de sa réponse à ce qui fait l’impasse du sexuel dans sa version du fantasme, il en touche aussi la limite de jouissance une fois réduite à un bout de son corps. « Le sein, la scybale, le regard, la voix : ces pièces détachables entièrement reliées au corps. Voilà ce dont il s’agit dans l’objet petit a » 3 dont la production par Lacan est celle d’un irréel. L’objet a dans son compte rendu sur l’Acte analytique, c’est un bout de corps fait de l’étoffe du semblant.

1

LACAN J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », (1975), Scilicet, 6/7, Seuil, Paris, 1976, pp. 59-60.

2 Ibid., p. 59.

3 LACAN J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », (inédit),

16 novembre 1966.

La définition que Lacan donne du corps en 1974 rompt avec la représentation, la surface ; l’image se sépare de la vie même, et cette vie, ce corps, on ne sait pas trop ce que c’est, si ce n’est qu’il se jouit. Du même coup il nous fait perdre l’espoir d’atteindre le réel par la représentation. Notre corps dans sa nouvelle définition nous laisse profondément dans l’ignorance. Il nous faut l’expérience analytique pour que ça vienne à se dire, à se savoir : « recueillir de l’inconscient le témoignage d’un savoir qui échappe à l’être parlant ». Le réel distingué de l’inconscient, comme l’introduit Lacan dans son dernier enseignement où il serre la jouissance du vivant, fait de nous des ignorants distingués à la lumière de notre analyse et il insiste pour un usage du désir de l’analyste dans notre pratique ; désir seul à pouvoir le contrer.

La jouissance du vivant, « c’est la seule chose en dehors d’un mythe qui soit vraiment accessible à l’expérience ». 4 On remarque l’élargissement que Lacan fait du terme « d’expérience » dans cette phrase citée. L’expérience recouvre l’usage du mythe et ce qui organise sa jouissance de vivant, le phallus, pour se déterminer comme sexué et pour savoir au bout du compte que le sexuel ne fonde en rien quelque rapport que ce soit. L’expérience ici est celle qui consiste du symbolique par la limite du trou qu’il fait. Il y a cette autre expérience observable qui se révèle un constat de son analyse et de sa pratique, c’est que la jouissance du parlêtre, ça fait le poids, contrairement à sa jouissance phallique qu’abrite le mythe. Par conséquent que le corps se jouisse en bien ou en mal, il est clair que cette jouissance introduit ce corps dans une topique où (je cite Lacan) « Il faut incontestablement d’autres termes pour que ça tienne debout. » Et Lacan a trouvé sa façon de faire « à savoir rien de moins que ce nœud ». 5 Quant à nous, pauvres de nous, nous cherchons à l’appliquer.

Ainsi, sa nouvelle définition du corps comme substance jouissante en vient à reformuler le concept de structure à partir du nœud. Il établit l’équivalence des trois registres qui orientent l’expérience et concentre son attention sur le nouage du nœud borroméen. Il s’agit alors de serrer la jouissance à

4

LACAN J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », (inédit), 12 mars 1974.

5 Ibid.

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partir d’au moins une consistance, c’est-à-dire ce qui fait que les registres tiennent ensemble et peuvent avoir du jeu.

J’ai choisi de vous présenter deux sujets soignés par la psychanalyse. L’un a trouvé un mode de sortie au bout de sept ans. L’autre sujet n’a pas fini de montrer l’insistance du sinthome qui pourtant la stabilise. La psychanalyse est un traitement appliqué du sinthome, invention propre à la lalangue du sujet. Il est un pur produit de l’analyse dans le premier cas ; il est son art dans le second.

Établir une passerelle Pour l’examen de ce cas, il faut tenir compte de trois points d’application. Tout d’abord, d’un principe concernant le nœud : si en un endroit de la structure borroméenne, une erreur (un lapsus) de nouage a été commise, cela pourra se lire ou s’entendre comme un sinthome. Ensuite, de l’orientation de la cure : réduire et tasser le glissement imaginaire, établir une passerelle métonymique. Enfin, de faire usage de cette formule de Lacan dans sa nouvelle topique et qui concerne « l’énonciation de quoi que ce soit » 6 qui puisse faire le nœud, du fait qu’elle résonne et consonne ; du fait que le corps du sujet y soit sensible.

Quand ce sujet s’adresse à l’analyste, d’emblée il fait un lapsus : « J’ai besoin d’une idée pour me ressembler » ; il voulait dire « me rassembler ». C’est sa manière de dire ce dont il manque et qu’il vient chercher. Il a besoin d’une idée pour se rassembler et pour se ressembler. C’est ce que l’analyste prélève dans la masse insensée – et qui fuit de tous côtés – des signifiés.

Le phénomène qu’il présente est à prendre à la lettre de son dit : « J’ai une manie de la rupture ». Si nous situons la conjoncture de rupture libérant cet épisode hypomaniaque, nous pouvons mettre en série trois événements rompant le flux de la vie : le décès de son grand-père maternel avec lequel il vivait ; l’avortement de son amie, puis leur séparation ; et un problème de poids qui l’oblige à interrompre ses dons de sang (ce qu’il faisait régulièrement). Ces événements – c’est l’idée que je vous soumets – dénouent, dissocient R, S, I. C’est observable sur le plan du phénomène clinique : c’est un fou que je 6

LACAN J., Le Séminaire, livre XXIII, « Le sinthome », 18 novembre 1975.

reçois. Le décès de son aïeul du fait qu’il en hérite « une mentalité de plâtre » (c’est ainsi qu’il parle) rompt la continuité imaginaire dans laquelle il évoluait jusque-là et vient marquer la faute (au sens du défaut) que son lapsus laisse entendre, c’est-à-dire le défaut de S1.

Un certain maniement de la langue indique pourtant que le dénouage est partiel et me fait parier qu’il n’est pas complètement fou. Car cet homme se cherche « un principe d’identité » (c’est une de ses formules) qui puisse lier un imaginaire sans lest et qui ne lui sert à rien, si ce n’est de l’installer dans une hypomanie permanente. Il cherche à le lier à cette « mentalité » que lui a laissée son grand-père du fait de son décès. Il en hérite ce qu’il appelle avec ironie « un plastron ». Ceci pour dire le, peu d’usage de la mentalité rigide du grand-père. Trop rigide, « ce plastron » ne le protège pas devant le réel dont il pâtit plus que d’autres, car c’est un sujet non identifié. « Sans marque – dit-il – je suis sans structure, car elle est sans reste ». Pour reprendre une de ses images, il est un cheval emballé, « sans mors » dans sa langue. Il évoque le réel dont il pâtit en se comparant à « un volatile à la panse truffée prêt à sa consommation ». Cette image trouve des assises réelles dans son quotidien. Quant à cette formule qui pourrait m’inquiéter : « J’ai un problème, le passage à l’acte », il y faut entendre par le biais de son ironie (son arme privilégiée dans les arrêts de séances) l’énoncé de l’état du problème concernant sa forclusion de sujet. Par exemple, son inhibition à passer d’un état à un autre, comme il l’exprime, à passer sur un pont. L’analyste choisira d’encourager sa recherche d’un principe qui lui permette de rassembler et de ressembler.

Dans cette clinique du réel qui fait de cet homme ce qu’il appelle « un satellite » de ce monde, ce qui vient achopper, commettre une sorte de lapsus, c’est le défaut du Un ; défaut du capitonnage par le Si et, par conséquent, « la parole superflue » ne trouve pas de capitonnage des significations. Emballé, langue folle dispersée, signifiants atomisés à la dérive dans des rêveries multiples et inconsistantes, il ne sait pas s’il est homme ou bien cheval. Il n’en a pas le moindre sentiment puisque lui fait défaut le Si, seul à permettre à l’homme de ne pas noyer le fond avec la forme. Il montre qu’il pâtit de l’inconsistance du rapport spéculaire. Lorsque la réalité vacille, il n’a pas recours comme c’est le cas dans la paranoïa, à ce que Lacan désigne « comme régression topique au

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stade du miroir ». 7 Cet homme n’a pas la moindre idée du corps, de la forme ; l’imaginaire glisse alors sans axe. Il ne peut que chasser les reflets, laisser filer ses pensées à la dérive vers cette formule ironique que je relève en conséquence : « Il n’y a aucun moyen de tirer plus sur la corde, sauf à la rompre », m’invitant à ce que la panse « se rapetassé » pour employer un terme de Lacan dans « La troisième » qui puisse ainsi donner l’idée sensible d’un point. La mentalité est truffée de signifiés et il jouit d’être pur esprit. Il y aura un gros travail à faire. Quel est l’atout et y en a-t-il un ? C’est la question que je me suis posée avant de m’engager avec lui dans ce travail. Outre le fait qu’il se cherche une identité, il a un maniement de la langue intéressant ; il se rabat du côté de l’onirisme. Cette puissance visionnaire est une activité hallucinatoire qui appareille a minima les reflets, l’ambiance, (couleur, lumière) à un univers pictural qui sera le cadre esthétique qu’il installera au départ de ses séances et que je recevrai comme prémices de l’Autre. Il me faudra prendre cette précaution de ne pas interrompre de manière tranchée (comme pourrait l’être un arrêt de séance trop vif) la métonymie onirique qui l’accommode au signifiant ; voire le réalise. Aller de passerelle en passerelle métonymique est le signifiant du transfert et son maniement par l’analyste. Au fil du temps, il va développer des pensées sur son défaut d’identité, en décliner de multiples. Je reconnaîtrai au passage une série de plastrons qu’il emprunte à des écrivains, des poètes, car il a beau coup lu, et dans de nombreux domaines. Ces plastrons mettent à nu la dimension du semblant car il n’y a pas le moindre corps derrière les plastrons. Son être est pur esprit. Il démontre bien comment les identifications n’ont pas précipité en un moi, pour reprendre l’expression de J.-A. Miller au sujet d’une patiente de Lacan. 8 Pourtant cet homme se bat à repousser les limites de la maladie mentale comme ses efforts passés avant son lien à l’analyse l’ont démontré ; efforts qui s’avéraient, d’après son dire, infructueux.

L’intérêt maintenant c’est d’examiner ce qui lui a permis de rabouter en place de cette fêlure, de réduire et tasser le glissement de l’imaginaire, c’est-à-dire du rapport au corps. Il n’est pas Joyce qui, lui, produit une écriture comme sinthome pour réparer le 7

LACAN J. « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 568.

8 MILLER J.-A., « Enseignements de la présentation de malade », Ornicar

n°10, Paris, Juillet 1977.

détachement de l’ego, mais il pourra prendre congé du lien à l’analyste sans que ça se dénoue pour autant, avec une agrafe (pur produit de l’analyse). Du fait même qu’il m’en propose le plastron, parmi les autres, au cours de sa dérive et que je m’en saisisse rapidement, le lui désignant comme un enjeu, il va se dire et se faire maverick. Ce mot anglais désigne, au sens propre, un animal non marqué au fer, c’est-à-dire détaché du troupeau comme pourrait l’être un veau ou un cheval ; et au sens figuré, ce mot signifie anticonformiste. Maverick c’est l’homme libre. Ce plastron est un peu plus souple que les autres et présente cet avantage (je l’apprendrai dans le recueil de ses effets) de rassembler une série métonymique et de nommer sa jouissance avec un mot de la langue anglaise, (langue de la branche paternelle de sa famille). Il marque sa position de sujet libre. Il va même s’en tatouer. Une façon, dira-t-il, de tatouer la mort et de trouver le mors, le frein dans la langue. Il s’en fait un blason sur une chevalière qu’il porte au doigt, de sorte que lorsqu’il la tourne d’un certain côté, c’est le signe pour les jeunes femmes qu’il est à prendre (il est ainsi chevalier de la dame) ; retournée de l’autre côté, principe de mesure, cela signifie qu’il est déjà pris. Ce blason dont il invente lui-même le dessin fait contrepoids entre un père déclassé et une famille maternelle d’origine noble. C’est un S1, qui agrafe réel et symbolique, liant l’imaginaire. C’est un capiton dans le texte de la lalangue. Il va se dire, se faire maverick et il ne sera plus fou.

A partir de ce nom qui fixe sa jouissance et sa position de sujet libre, il va pouvoir rassembler les faits de son histoire, sa dispersion ; ce nouveau nom va borner l’instabilité du signifiant. Il va se maintenir dans un lien social, non plus en chassant les reflets, mais en devenant surveillant dans un lycée privé. Ce nouveau nom a l’avantage de l’inclure tout en le laissant libre puisque c’est son choix insondable. Il lui permet de désamorcer la pulsion de mort, la jouissance qui insiste jusque dans son patronyme (composé de deux syllabes paradoxales l’une évoque la mort, l’autre, anglaise, la fuite, la liberté), qui restera toujours son nom social mais débarrassé du réel de l’impératif. Avec maverick, il trouve le jeu de pouvoir continuer à être cheval sans identification rigide, sans licou puisque c’est le sujet libre mais il n’est plus sans mors : sans principe d’arrêt. D’un sans marque, il a fait sa marque. C’est pourquoi je dis que maverick est une invention, un pur produit de l’analyse qui l’a amené

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à se passer du lien à l’analyste, au bout de sept ans d’efforts.

Portrait de l’artiste en jeune fille éternelle

Si j’ai intitulé cet exposé clinique « Portrait de l’artiste en jeune fille éternelle », paraphrasant le titre du livre de Joyce « Portrait de l’artiste en jeune homme », c’est pour mettre l’accent sur la stabilisation de la pulsion de mort par le sinthome et isoler le problème de corps de ce sujet qui touche à 00. Son analyse dure depuis 1968, je la reçois personnellement depuis 1997. Cette permanence de l’expérience analytique tient à « une discordance » entre la vitalité, la force de création qu’on trouve dans sa production de peintre et la dépression de cette vitalité dans sa vie. Elle pose le problème que sans ce lien à l’analyse, elle serait devenue folle ou morte.

Posons une constante chez cette femme : la force de la pulsion qui exige son travail incessant de création et qui la rend sans défense dans sa vie jusqu’à faire d’elle, si l’on n’y prend garde, un rebut. Précisons que ce que j’appelle le sinthome dans son cas, c’est la manière créative dont elle a pu faire une suppléance du désir de la mère par le tressage de deux signifiants : la jeune fille et l’éternel. Et cela de façon pragmatique, par l’exercice incessant de son art et de la psychanalyse.

Elle est peintre et sculpteur. L’artiste s’est fait un nom de son nom propre. Celui qu’elle porte et qui est celui de sa grand-mère paternelle morte, tuée pendant la guerre. Elle est une exception dans la lignée des femmes de sa famille qui n’ont jamais pu suivre leur pente à créer, empruntant celle de la souffrance et de la persécution. Elle vient d’un pays qui a connu la barbarie nazie et la terreur stalinienne.

Elle est mariée, elle est mère et grand-mère ; elle est juive de par son père et sa mère, et catholique. Pour sauver ses enfants, son père les a convertis au catholicisme. C’était alors un acte pragmatique de survie. « La survie » fait partie des signifiants qui forment la tresse sur laquelle elle tricote de façon active et pragmatique sa création et son analyse.

« La jeune fille et l’éternel » en forment deux autres brins. Considérons le premier, « la jeune fille ». Si on examine la métaphore paternelle, la mère selon son dire restera fille plutôt que femme. Il y a refus de la féminité ce que traduit pour le sujet l’idée qu’un mari n’est « qu’un garde du corps ». C’est ce qu’était son père pour sa mère car la femme se

refusait à son mari. Considérons maintenant « l’éternel » selon ce que le sujet en a tressé et réalisé au cours de son expérience de travail. Il forme un capiton du désir de la mère, au-delà de l’Œdipe, car la mère est femme avec Dieu dans une étreinte mystique. Expliquons que la voie de cette étreinte fut ouverte à sa mère lors de la conversion soudaine au catholicisme du propre père de celle-ci qui était alors rabbin. Sa mère suivra la courbe de cette conversion catholique et éduquera ses enfants selon sa volonté, malgré la fidélité de son époux à la religion juive. L’effet mystique, s’il vient interpréter le désir de la mère et le fixer au Nom de Dieu (on pourrait conclure à un capiton) n’explique pas cependant le caractère soudain et scandaleux de la conversion du rabbin (ajoutons que la conversion du grand-père maternel se fit bien avant la guerre). Le désir de la mère gardera pour le sujet toute son opacité et sa toute-puissance dévastatrice.

L’artiste qu’elle est – dans sa vie comme dans son analyse – témoigne de l’effet créatif du tressage, car elle a réussi à être femme à l’aide du couplage de ces deux signifiants. C’est comme « jeune fille éternelle » (une icône de la sainte) qu’une mère est femme. L’étreinte amoureuse se fait avec l’Autre. Cette femme donne sa version de la jouissance féminine, pas toute folle parce que réglée par le sinthome, son art. C’est mon hypothèse : celle du travail incessant de ce sujet qui se traite par le sinthome. L’analyste doit le savoir pour en prendre acte.

Tout d’abord, pourquoi un sinthome ? Et d’où tient-elle la substance de sa création ? Le sinthome peut s’expliquer par cette complication, celle d’une transmission fautive de la loi paternelle. Je formulerai sa difficulté de cette façon : ce qui est cause de « la survie », signifiant du père – le catholicisme, est aussi ce qui fait le rejet de la cause : celle de la loi paternelle, représentée par le signifiant « juif ». Il y a verwerfung. Le refus de la féminité de la mère touche la cause du père. Ce qui fait du sujet un rebut. Pour se sortir d’une transmission impossible, l’artiste ne se reconnaîtra ni comme juive ni comme catholique, mais plutôt comme « hérétique ». Par voie de conséquence, elle incarne le rejet de ce signifiant « juif », en martyre digne dans sa vie de femme sensible à l’exclusion. Elle est ainsi disposée à être une sainte. Ce qui est étonnant, c’est qu’elle ait réussi par son art une subversion de la martyre en artiste. C’est ce qui me fait dire qu’elle a fait de son art un sinthome.

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Sur le plan de la sexuation, pour reprendre les termes de Lacan à propos de Joyce, je dirais que « la jeune fille éternelle » manque de tenue phallique, de corps. Elle se dit depuis toujours ignorante en ce qui concerne le sexe. Elle porte sur elle la marque de la « discordance » des propos maternels quant à son questionnement d’enfant, dans le domaine du sexuel comme dans celui du semblant. Sa mère la regardait sans la voir. Les propos de la mère comme son indifférence à son égard ne parviendront pas à mobiliser chez la jeune fille un choix de sexualité. Son corps non déterminé n’y est pas concerné et garde malgré son aspect tout à fait féminin une volonté d’androgynie. Homme dans le travail, sans que ce signifiant soit porteur d’une quelconque brillance ou signification phallique, ce qui ne l’empêche pas de savoir ce qu’elle veut comme de l’exiger, bien au contraire ; femme dans son couple, il y a dans sa façon de faire un exil de sa personne et un don de son corps qui s’offre de manière souvent aveugle..

D’autre part il faut considérer que sa vie est d’abord faite de son art. La peinture est à la fois une chance qu’elle dit de « survie » (signifiant paternel) et une « malédiction » insistante, car elle sait qu’elle ne pourra jamais arrêter de peindre. L’art est la création d’une nécessité éternelle. Cette exigence est très forte – féroce, surtout pour elle-même. La pulsion n’a pour sa défense que le nom qu’elle se fait : celui « de l’artiste en jeune fille éternelle », une Sainte.

Où trouve-t-elle la substance, qui fait la force de sa création ? Elle est faite de cette jouissance qu’elle appelle « la joie primitive » des jeux alors qu’elle était enfant et de cette indétermination quant à son sexe. Il y a son jeune frère, « son garde du corps », du nom de l’archange à qui elle prend ce qu’il a : l’inspiration. En la lui prenant, elle l’a marqué du moins. On trouvera toujours ce vase communicant, dans cet effort qu’elle fait de se structurer, de se réaliser. Dans ce face à face avec son frère, spéculaire et transitiviste, le phallus est dans, le miroir. Elle se souvient de sa jalousie quand il est né, elle approchait ses doigts de l’orbite de ses yeux pour voir derrière. La jalousie primitive est celle d’une identification à l’intrus. Se soutenant d’un moi paranoïaque, elle est l’archange qui veille sur les autres, les surveille quand ils dépérissent dans leur volonté.

L’art s’enracine dans les jeux avec l’archange : la découverte des retables dans les églises, des icônes, la joie à se parer des ailes de l’ange lors des fêtes religieuses ; plus tard elle poussera la joie jusqu’à se

mettre des silices sur le corps dans son désir d’être une sainte. Dans cette recherche, son œuvre de peintre et de sculpteur trouve sa voie et s’adresse aux divinités en art (Le Gréco, Le Titien, « Les Géants » principalement lui révèlent son ambition). C’est son hérétisme. Elle n’a pas besoin de s’adresser à Dieu, pour se servir de l’éternel qui fixe sa création. Mais de l’index pointé de sa mère sur cette phrase écrite en latin sur le portail d’un musée : « La vie est courte et l’art éternel ».

C’est dans un débat quasi mythologique que sa volonté titanesque la pousse à s’égaler à ses géants. Elle voudrait que son œuvre trouve un jour sa place dans les musées. C’est l’engagement qu’elle a pris avec elle-même dans sa production très abondante. Détachée des chapelles esthétiques, seule mais pas sans l’histoire de la peinture, elle fraye son chemin. Son œuvre est d’une grande vitalité, en perpétuel mouvement, étonnante. Elle peint sur des toiles monumentales des amazones, des sibylles, des divinités, des athlètes, – travail des muscles et des corps dans leurs mouvements ; elle sculpte le bronze, taille la pierre, ce qui exige de cette petite femme à l’aspect fragile une grande force physique. Elle dit qu’elle crée toujours de façon hâtive ; le geste veut traduire en une image une idée fulgurante, immédiate. Elle dit qu’elle a Son œuvre témoigne par sa puissance, du réel qui insiste mais qui est cerné par l’image et le travail du signifiant. Elle est venue me voir dans un moment de dépression, sur le versant de la perte de vitalité. Il m’a fallu calmer ce qui faisait le jeu des mauvais traitements autour d’elle, tenir à distance sa passion de la transparence. Car au joint de la vie et de la mort, sur cette frontière de 00, elle donne à voir sur un versant la vitalité de sa production et sur l’autre, elle cherche à savoir le ravage du mystère du phallus et de la castration féminine qui insiste dans sa vie de femme et de mère. Pour son premier mari, elle fut « la mante religieuse ». Avec lui, elle a continué à mettre les silices de son enfance, pour sa jouissance à lui. (Elle rencontre la perversion du mari). Elle a connu le lâchage quand il l’a quittée. Elle sera « La mère » quand sa propre mère à l’instar de l’Ange Gabriel pointera l’index : « C’était l’annonce » me dit-elle avec ironie. Elle sera enceinte d’un fils. Elle est, pour son fils « la mère morte. » Il l’a éloignée de sa vie, la privant de ses petits-enfants, l’accusant d’être tyrannique. C’est pour cela qu’elle s’est adressée encore à l’analyste pour pouvoir reprendre de la vitalité dans son travail. Elle est, pour son

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deuxième mari « l’archange » qui veille sur le désir de cet homme. Elle a réussi à se loger dans un petit creux et craint, si ce désir lâche, de s’y engouffrer. Ainsi, je m’emploie à l’aider à continuer à traiter avec son art cette exigence de martyre et à renoncer à voir ce qui insiste sous le mystère signifiant. Car elle risquerait, par son insistance, à confondre la forclusion du signifiant de la femme avec l’objet qui incarne dans la structure de la verwerfung, le kakon, l’œil jaloux à arracher de l’Autre. Mais comme elle se rabat, plutôt sur le versant mélancolique, elle en reçoit l’ombre. S’interrogeant sur la transmission de son œuvre, elle me disait récemment, qu’elle ne laisserait d’elle rien d’autre que « cette icône », une Sainte, ajouta-t-elle. Mais ce qui m’assure d’un grand pas, c’est que dans son insistance à approcher ce qu’elle voit par le moyen de la peinture, elle laisse maintenant une place au fait que de toute manière ça rate.

* Exposé présenté au colloque de l’ECF,"C’est plus fort que moi", Les exigences du symptôme », les 24 et 25 mars 2001 à Nantes.

Résistance du symptôme Claude Quénardel

Nous verrons à partir d’un cas, ce qui pourrait être classé comme un phénomène de corps. Il s’agit en effet d’un usage du corps qui vise à inscrire d’une manière originale, une jouissance qui ne peut se déchiffrer entièrement. *

Le symptôme comme réel

Une femme de trente-six ans pesant plus de cent kilos s’adresse à un analyste. Son comportement boulimique l’interroge. « Qu’est-ce qui me pousse à m’empiffrer ? » Elle ne comprend pas pourquoi alors qu’elle voudrait être mince et belle, l’image qu’elle dit honteuse de son corps s’impose à elle. Elle ne s’y reconnaît pas. Non seulement son poids fait fuir les hommes, mais il met sa vie en danger. Elle a bien essayé de faire des régimes mais dès qu’elle maigrit, selon ses termes, le regard des hommes porté sur elle la fait regrossir aussitôt. Elle reste fixée à une limite qui lui parait énigmatique « la barrière des cent » comme elle l’appelle en deçà de laquelle elle ne peut descendre, et au-delà de laquelle, elle craint de perdre la mesure.

Son symptôme se présente sur le mode de la plainte : de ne pouvoir s’arrêter de manger, d’un corps qui la dégoûte… Il garde durant ces trois années de travail, un caractère tenace, répétitif. Cette femme semble installée dans une modalité qui se veut perpétuelle. « C’est toujours pareil ! » dira-t-elle, triomphante, à chaque début de séance. La façon dont elle défie les moyens de la psychanalyse signe par là sa structure hystérique.

Nous verrons comment ce symptôme est mis en place par le sujet pour répondre au désir de l’Autre. C’est une stratégie hystérique singulière, différente du mode habituel de la dérobade, une stratégie tout à fait personnelle de compulsion dans laquelle elle ne se dérobe pas, elle s’enrobe. Elle croit ainsi qu’elle dégoûte l’autre. Sa grosseur fait exister l’absence d’homme, l’homme parti. Mais en privant l’autre de sa jouissance elle se prive elle-même de satisfaction sexuelle. On peut donc articuler enrobade et dérobade comme l’envers et l’endroit d’une même bande de Moebius.

Mais parce que ce symptôme résiste, parce que le corps jouit de toute façon, d’une façon qui échappe en partie à l’interprétation des formations de l’inconscient, nous pouvons aborder ce symptôme comme quelque chose de réel dans le sens où Lacan nous le présente dans « Conférences et entretiens » : « Le symptôme est ce que beaucoup de personnes ont de plus réel ». 1

Le poids d’une erreur

Son symptôme est mis en relation avec le père, le lâchage du père qui a disparu au moment où sa mère était enceinte.

Elle a toujours su, sans qu’on le lui dise, que son père actuel n’était pas son père géniteur. Cela se confirme à dix-sept ans, quand elle découvre, à partir d’un extrait d’acte de naissance, que son beau-père l’avait reconnue seulement deux ans après sa naissance. S’adressant à sa mère pour avoir quelques explications, celle-ci lui clouera le bec d’un : « c’est une erreur ». Elle s’invente alors un scénario dans lequel son père s’est sauvé quand sa mère était grosse d’elle. Tout le destin de sa jouissance va se fixer à ce point-là : un homme quitte une femme grosse de ses œuvres, sans légitimer son enfant. Elle 1

LACAN « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet n°6/7, Seuil, 1976, p. 41.

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se sent irrémédiablement liée à sa mère par le secret honteux de sa naissance. Celle-ci n’aura de cesse de la faire grossir en la gavant de nourriture.

Durant les séances, elle utilise le signifiant poids en jouant sur ses différents sens. Par exemple, elle a toujours eu le sentiment « d’être un poids pour sa mère », de lui devoir quelque chose, ou alors, son beau père « ne fait vraiment pas le poids ». Ce signifiant poids joue pour elle sur les trois registres. Dans le symbolique, c’est le poids du trauma de l’abandon du père, et nous verrons jusqu’à quel point cela a joué pour elle. Dans l’imaginaire, « faire le poids », « être un poids » – cela touche la forme du corps. Enfin, dans le réel, les cent kilos sont ce qui peut être entendu comme une réalité pesante mais aussi un non-sens absolu.

Or, cette façon de faire sans cesse référence au poids dans son discours, de déployer ainsi les registres imaginaires et symboliques, n’opère aucun changement pour ce qui est du réel. Elle reste toujours fixée aux cent kilos qu’elle érige en barrière inébranlable. Cela relève d’une nécessité pour elle.

Le poids du regard Voyons comment son symptôme boulimique se met en place. Dès sa rencontre avec l’homme qui lui plaît, elle se met à manger secrètement et à grossir démesurément : vingt kilos en trois mois. Elle sait pourtant que celui-ci n’aime pas les femmes rondes, il ne lui a pas caché qu’il a quitté sa première femme pour cette raison même. Pendant leurs treize années de vie commune, il faut qu’elle grossisse. Le dégoût qu’il manifeste, ses remarques désobligeantes, les humiliations qu’elle subit, rien n’y fait ! Elle lui impose sa grosseur, elle veut être aimée pour ce que sa mère n’a pas été aimée : tout mais pas ça ! Mais aussi : au moins ça, d’être moi-même, la femme grosse qui peut faire jouir cet homme et surtout qu’il ne m’aide pas à maigrir !

Tant qu’il reste avec elle, tant qu’il existe dans sa dimension d’Autre sexuel, elle prend soin de cette image que lui renvoie le regard méprisant de cet homme. Même si elle doit en souffrir, elle a besoin de ce regard-là pour se soutenir dans l’existence. Ce n’est donc pas par la voie orale mais par la voie du regard que le corps prend son poids, dans tous les sens du terme. Le regard est l’objet en jeu dans ce fantasme organisateur de la réalité pour ce sujet, objet par lequel elle maintient son désir.

Le poids d’une identification La voie féminine est remplacée par une identification virile très solide. « Je suis celle qui au contact d’un homme grossit ». Elle se voit comme un piège à homme, un miroir aux alouettes qui trompe et qui fascine les hommes. Elle exhibe sa grosseur comme son style, son moi fort, son identité la plus assurée. Cela lui permet de se dégager de l’impasse de la sexualité dans laquelle elle se trouve. Pour inscrire son désir au champ de l’Autre, il faut se soumettre à l’exigence de la castration. Une part de jouissance n’y consent pas chez ce sujet, et c’est l’exigence du symptôme qui vient répondre sous la forme de la femme grosse.

Curieusement, au moment de la grossesse (plus précisément quand elle apprend qu’elle est enceinte) elle maigrit. J’avais à une autre occasion déjà insisté sur ce paradoxe. Elle n’a pas besoin d’être le phallus quand elle l’a, elle devient alors, selon son expression, « légitimement grosse », et peut maigrir dans la réalité. Mais dès qu’elle accouche elle est obligée de retrouver son poids antérieur. Elle maintient ainsi l’erreur au sens de l’illusion qu’elle est enceinte. Elle précise bien que cela n’a pas de rapport avec un désir d’enfant ; c’est juste le fait d’être grosse. Cette identification a donc à voir avec le père parti. Cela ne consiste pas pour autant à réhabiliter la mère enceinte. L’identification à la mère enceinte ici, n’est pas déterminante, c’est plutôt l’identification à un phallus, une protestation virile, réparation du dommage causé à la mère illégitimement grosse. On constate que cette identification est déterminée par les circonstances. Elle n’a pas eu beaucoup d’autres possibilités que celle de sauver le phallus que la mère a perdu au moment du départ du père.

Il y a donc une voie de passage pour elle, dans le fait d’être le phallus de la mère et de le rester. Elle l’est dans le réel pris dans le symbole phallique, au sens où elle concrétise l’organe. L’interprétation portant sur « l’avoir ou pas » est rendue d’autant plus difficile puisqu’elle l’est.

L’effondrement Cette accumulation de kilos est bien supportée jusqu’au moment où son compagnon la quitte pour une autre femme. Lorsqu’elle se retrouve confinée chez elle, entre son fils et son frigidaire, elle ressent comme un vide, une sorte d’effondrement. La nourriture reste son partenaire secret, son compagnon intime qui redonne vigueur à son corps.

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Elle a la sensation « qu’elle se remplit, qu’elle est en érection, une espèce de crescendo, ça monte » ! ajoutera-t-elle.

Dans sa façon de maintenir avec son corps l’érection, on peut dire qu’elle fait elle-même une démonstration de force pour s’assurer de la présence réelle de l’Autre, puisqu’elle peut en jouir. C’est un enjeu vital pour elle. Pour obtenir cette satisfaction pleine de sens, mais tout autant dépourvue de sens, elle est prête à mettre le prix, à y perdre la santé, la vie.

Traces indélébiles

L’expérience infantile traumatique de l’abandon du père a laissé des traces d’un type particulier dans le corps de ce sujet. Dès qu’elle rencontre un homme, surgit une modification de son corps, dans lequel elle ne se reconnaît pas. Le symptôme est la marque de cette rencontre avec le corps. On peut dire que son symptôme est comme un « symbole commémoratif » de cet événement traumatique comme le dira Freud du symptôme hystérique. 2 C’est de là que Lacan dans « Fonction et champ de la parole » évoquera le corps des hystériques comme des monuments « c’est-à-dire le noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la structure d’un langage et se déchiffre comme une inscription […] ».3 Dans ce cas c’est l’énigme de « la barrière des cent » qui nous indique cette inscription. Ce symptôme comme réponse du sujet au traumatisme est une manière d’enrober, de symboliser le réel de la grossesse après coup, mais c’est tellement symbolisé chez elle que ça ne bouge plus. La grossesse n’est plus un état transitoire, il devient durable, permanent. Quelque chose la tient, la fixe à ce symptôme dans son rapport à l’Autre maternel. Pour que sa mère se maintienne comme un Autre inentamable, elle se doit d’assumer sa complétude, d’être son « atout ». Voilà sa tâche, sa mission, même si c’est au prix de se déposséder, dans le désir de l’Autre, de l’image de son propre corps. Elle ne cesse de dire que son corps ne lui appartient pas et que sa vie reste attachée à celle de sa mère.

2

FREUD S., Cinq leçons sur la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1973, p. 16.

3 LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage en

psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, p. 259.

Lorsque le rapport à l’homme et ici au père, rate vraiment trop, on peut voir le ravage dont parle Lacan du sujet féminin confronté à la jouissance féminine de la mère. On peut apercevoir chez ce sujet, la façon dont rôde une volonté de jouissance qui n’est que pulsion de mort, aspiration mortelle, surmoi dangereux parce qu’il pousse à la jouissance. Il me semble que le penisneid ne peut rendre compte totalement du paradoxe de ce symptôme.

Un nouvel arrangement

Si ce sujet a demandé une analyse c’est parce qu’elle n’arrivait pas à se débrouiller avec les mots de l’Autre auxquels s’ajoute la rencontre avec la réalité sexuelle.

´Nous savons bien dans l’analyse l’importance qu’a eue pour un sujet, […] la façon dont il a été désiré » 4 dira Lacan dans sa « Conférence de Genève ». ´N’empêche que quelque chose gardera la marque de ce que le désir n’existait pas avant une certaine date »,5 ajoutera-t-il.

Le destin de cette femme est dans la dépendance primordiale au désir de l’Autre maternel. A défaut d’être signifiée grâce à la présence d’un tiers, elle reste prise dans la captation imaginaire en étant

´l’erreur de sa mère »… Or, par l’opération du transfert, elle a pu repérer cette captation à la mère et du coup son lien intime, secret et inquiétant avec celle-ci s’en trouve allégé. Un nouvel arrangement moins coûteux, moins contraignant se met en place avec les hommes depuis qu’elle a décidé de rencontrer des hommes qui aiment les femmes grosses. Elle n’a plus à faire, comme au départ, à une jouissance qu’elle supportait, qu’elle subissait et elle peut produire un effet attractif sur l’autre. Elle découvre alors une jouissance à elle inconnue, la sienne mais aussi celle de son partenaire qui vient bousculer l’assurance que le sujet tenait de son fantasme. « C’est incroyable qu’un homme vous aime pour vos rondeurs » constate-t-elle ! C’est là, dans cette tension entre jouissance et désir que se constitue un symptôme analytique. * Exposé présenté au colloque de l’ECF, «"C’est plus fort que moi". Les

exigences du symptôme », les 24 et 25 mars 2001 à Nantes.

4

LACAN J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Bloc-Notes de la psychanalyse, 5, p. 11.

5 Ibid.

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« J’ai confiance en ma femme » Délia Steinmann

Quelques éléments extraits de la première année d’une cure encore en cours nous ont semblé propices pour étudier deux aspects de la problématique du symptôme. *D’une part, la forme clinique de deux points de l’enseignement du Docteur Lacan : la fonction de l’épouse comme n’ayant « rien d’humain » et la femme comme symptôme. D’autre part, la problématique relative à la confiance, évoquée fréquemment dans des cas de névrose en raison de ses dérèglements : abus, manque de, trahison, aveuglement, etc.

Le cas Lors du premier entretien et comme propos d’introduction, Monsieur B. annonça qu’il passerait ensuite chez son agent immobilier pour signer un bail. Il déménagerait après avoir quitté le domicile conjugal, confiant provisoirement à sa femme la garde de leur bébé, objet de sa profonde affection.

Les motifs l’ayant conduit à s’adresser à un analyste étaient exposés très clairement : il était dans un état de grande détresse ; sa deuxième épouse, qui l’a toujours trompé, lui dit son impossibilité de quitter son amant du moment. Il dénonçait en même temps l’indifférence que cette femme affiche vis-à-vis de leur enfant et la décrit absorbée par le soin de sa tenue vestimentaire et ses goûts de luxe. La situation est devenue insoutenable pour Monsieur B. qui envisageait de s’éloigner physiquement de son épouse, tout en gardant les liens avec son enfant.

A la fin de l’entretien, au moment où il s’apprêtait à partir, nous lui avons demandé s’il avait pris les précautions nécessaires, du point de vue légal, avant d’abandonner son domicile, en particulier en vue de l’importance qu’il accordait à la relation avec son fils. Monsieur B., très ému et visiblement ébranlé par cette question, répondit en s’exclamant : « J’ai confiance en ma femme ! ».

Il dira par la suite que c’est à ce moment précis qu’il a saisi l’énormité de ce qui lui arrivait ainsi que sa position symptomatique à cet égard.

Des éléments livrés tout au long de la première année de cure permirent de repérer des moments cruciaux de l’histoire de l’analysant.

Seul garçon d’une fratrie de cinq, il dit de sa venue au monde qu’elle n’était pas attendue par la mère, qui lui offrit un accueil froid et distant. Le récit de son enfance est marqué par des souvenirs du manque d’investissement maternel, redoublés du sentiment d’avoir été l’objet de soins distraits. Le portrait de la mère la montra comme étant une femme exigeante vis-à-vis d’un mari qui n’arrivait pas à la soulager d’une perpétuelle insatisfaction.

Un accident de voiture, dont la responsabilité fut imputée à la mère, survenu alors que Monsieur B. était âgé de sept ans, transforma le comportement de l’enfant qui, bon élève et curieux de savoir, sortit d’un coma de plusieurs jours transformé, d’après lui, en « cancre ».

L’entrée dans la vie sexuelle de l’adolescence fut marquée par une difficulté que l’analysant rattachait à ce qu’il appela son « complexe d’infériorité ». En effet, très tôt engagé dans le sport de haut niveau et confronté à un milieu où l’aspect physique est essentiel, il ne se trouvait pas conforme à ses propres idéaux esthétiques ; selon lui, ce jugement rendait sa démarche auprès des jeunes filles très problématique.

Un premier mariage, suivi d’un divorce demandé par l’épouse ayant rencontré un autre homme, marqua l’entrée dans une succession d’histoires d’amour où les déceptions se sont succédées : entraîneur sportif, sa mission était de sauver des femmes en les rendant performantes (ses deux épouses ont été dirigées par lui). Néanmoins, ces histoires qu’il qualifia dignes d’un « Pygmalion » ne sont pas libres du doute sur l’authenticité de ses intentions bienveillantes. Ainsi, très vite, il s’interrogea sur sa capacité d’aimer les femmes, et même d’aimer qui que ce soit, hormis son fils. Il nourrit de la sorte des auto-reproches et des élucubrations moralistes.

Articulation théorique

De la fonction de l’épouse Dans la leçon du 13 novembre 1973, du séminaire « Les non dupes errent », le Docteur Lacan relève une formule de Chamfort : « Une des meilleures raisons, qu’on puisse avoir de ne se marier jamais […] c’est qu’on n’est pas tout à fait la dupe d’une femme tant qu’elle n’est pas la vôtre ». Il interprète ensuite le dire de Chamfort comme ceci : « une femme ne se trompe jamais. Pas dans le mariage, en tout cas. C’est en quoi la fonction de l’épouse n’a

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rien d’humain ».qu’on puisse avoir de ne se marier jamais […] c’est qu’on n’est pas tout à fait la dupe d’une femme tant qu’elle n’est pas la vôtre ». Il interprète ensuite le dire de Chamfort comme ceci : « une femme ne se trompe jamais. Pas dans le mariage, en tout cas. C’est en quoi la fonction de l’épouse n’a rien d’humain ». L’éclaircissement de cette formule étonnante s’appuie sur les éléments avancés dans la suite du séminaire, puis dans celui de l’année suivante, RSI.

Dans le premier, le Docteur Lacan interroge « les rapports inconscients que l’on entretient avec la personne que l’on aime », 1 les situant dans le registre de la lalangue, 2 c’est-à-dire en amont de la logique signifiante où siège ce qui peut tromper. En effet, le langage étant une élaboration de savoir sur la lalangue articule des signifiants dont la tromperie constitutive réside dans leur ratage du réel. Au cœur d’une logique organisée par le phallus et gouvernée par le principe de plaisir, ils induisent l’idée que tout sens est sexuel. La référence à la lalangue permet de saisir que « le sens n’est sexuel que parce qu’il se substitue justement au sexuel qui manque […] non pas que le sens reflète le sexuel mais qu’il y supplée ». 3 L’amour est ainsi situé au-delà du mirage narcissique, comme « un dire en tant qu’événement », 4 dans la mesure où celui-ci n’y est pas réduit au symbolique 5mais concerne le réel. C’est en quoi un homme aime une femme « par hasard » 6ou, autrement dit, en quoi la rencontre (heur) se réalise au niveau de la jouissance.

Dans cette perspective, le mariage se pose comme « nuage » voilant ce qui se noue au point où le sujet ne veut pas savoir. Le rite du mariage induit un sens nouant le réel de la jouissance et le signifiant : « Il n’y a de sens que ce qui s’opercule 7 […] d’un nuage : nuptiae ne s’articule en fin de compte que de nubes. C’est ce qui voile la lumière qui est tout ce en quoi les nuptiae, les rites du mariage, soutiennent leur métaphore ». 8

me dont 10

lique n’entre dans l’inconscient que comme

r chez un homme son

femmes. C’est parce que pour les autres, il n’en a

1 LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX,"Les non dupes errent", (inédit),

20/11/73. 2

Ibid., 11/6/74. 3

Ibid. 4

Ibid., 18/12/73. 5 Ibid., 15/1/74. 6

Ibid., 18/12/73. 7 « Opercule » est un nom commun qui désigne un couvercle ; dans le texte,

son utilisation comme verbe nous semble accentuer la dynamique comportée dans l’action de couvrir.

8 LACAN J., op. cit., 8/1/74.

La fonction de l’épouse n’aurait rien d’humain dans la mesure où elle signale un point où ce qui est en jeu n’est pas de l’ordre de la tromperie et du signifiant – comme on pourrait le croire dans le cas de Monsieur B. mais de l’ordre de l’équivoque et de la lalangue. En somme, elle signale un point de certitude quant à la jouissance.

De la femme comme symptôme

Dans le séminaire RSl, les coordonnées du développement de la femme comme symptôme se trouvent définies d’abord par le symptôme conçu comme un effet du symbolique dans le réel, ensuite par le rapport sexuel qu’il n’y a pas, enfin par l’inexistence de La femme. Ce fut dans la leçon du 21 janvier 1975 de ce séminaire que le Docteur Lacan prononça la fameuse formule : « Pour qui est encombré du phallus, qu’est-ce qu'est une femme ? C’est un

9symptôme ».

Dans sa « Conférence de Genève sur le symptôme », il précisera que La femme est un rêve de l’homme. En revanche, il y a « les » femmes. Les femmes, dit le Docteur Lacan, « ne consistent qu’en tant que le symbolique ex-siste, c’est-à-dire l’inconscient. C’est bien en quoi elles ex-listent comme symptôcet inconscient provoque la consistance ».

Ainsi, pour un homme, « les femmes » n’ont de consistance, c’est-à-dire de fonction de nouage permettant de relier le réel et le symbolique, que parce que ce dernier prédétermine l’inconscient ; leur existence de symptôme tient au fait que le symbonoué.

Or, qu’est-ce qui fait donc qu’une femme puisse venir à cette place pour un homme ? Autrement dit, qu’est-ce qui fait qu’à partir de sa relation à sa femme, l’on puisse indexerapport à son inconscient ?

Le Docteur Lacan répond à notre question dans la conférence citée plus haut : « Ce n’est pas pour rien qu’il ne se satisfait que d’une, voire de plusieurs

9

Cette formule est évoquée dans la discussion de sa « Conférence à Genève sur le symptôme », Le bloc-notes de psychanalyse, 5, Paris, 1985, p. 18.

10 LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, RSI, Omicar ?, 5, Hiver 1975, p. 25.

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pas envie. […] pourquoi ? Parce qu’elles ne consonnent pas […] avec son inconscient ». 11

Nous retrouvons dans cette « consonance » avec l’inconscient, la question des rapports entretenus avec la personne que l’on aime : le dire comme événement situe ces rapports dans le domaine de la lalangue, dont le sujet se sépare par la castration, tout en devenant un être parlant.

Par cette voie, une femme est avant tout – comme le montre l’amour courtois – quelqu’un à qui l’homme parle. Le Docteur Lacan démontrait à quel point cela est un fait de structure – car il vaut aussi dans le champ de la transmission de la psychanalyse – quand, touché par la taille grandissante de son auditoire, il regrettait ne plus pouvoir l’« identifier à une femme ». 12

La confiance La confiance n’est pas un concept psychanalytique, ce qui ne l’empêche pas d’être très souvent évoquée dans la symptomatologie des névroses. Bien qu’étymologiquement, il y ait une étroite relation entre confiance et confidence, nous proposons de considérer la confiance comme indissociable de l’adresse spécifique à une femme, la sienne pour chacun et, par ce biais, de la situer en deçà du signifiant, au niveau de ce qui « consonne » – pour reprendre l’expression du Docteur Lacan. La confiance est donc une affaire de jouissance, où l’adresse à une femme recèle une façon particulière de jouir de l’Inconscient. Ainsi le résument les six premiers vers de « La parfaite maîtresse de maison » qui se trouve dans les « Proverbes » de l’Ancien Testament. 13

Une maîtresse femme, qui la trouvera ? Elle a bien plus de prix que les perles !

En elle se confie le cœur de son mari, Il ne manque pas d’en tirer profit.

Elle fait son bonheur et non son malheur, Tous les jours de sa vie.

L’épouse est la perle rare qui, logée dans le creux du non-rapport sexuel, indique chez un homme l’endroit où son rapport au manque consiste, c’est-à-

11 LACAN J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le bloc-notes de

psychanalyse, 5, Paris, 1985, p. 15. 12

LACAN J., Le Séminaire, Livre XIX, « Les non dupes errent », (inédit), 15/1/74.

13 La Bible de Jérusalem, Les éditions du cerf, Paris, 1998, p. 1097.

dire prend sens. Le profit du mari alors qu’il se confie à son épouse est le bénéfice du symptôme : nouage, masqué par le nuage des noces, de son montage particulier autour de la castration, condition de l’adresse à une femme. La confiance est en ce sens un symptôme de l’homme corrélé à la femme-symptôme à qui il s’adresse. Elle s’enracine par ce biais dans la castration et y trouve les raisons de son irréductible singularité. En revanche, l’impossibilité structurale de symbolisation de la castration, propre à la psychose, indique dans la méfiance du paranoïaque l’échec de ce type de nouage.

Retour au cas

Monsieur B. trouve chez ses épouses la femme qui convient à la haine de la relation primordiale à l’Autre maternel. 14 C’est sur quoi se fonde sa confiance en sa femme : elle lui assure la version qu’il en a forgée pendant l’enfance, dans le déchiffrage du désir de l’Autre par le biais d’une mère à qui il ne faisait pas défaut. Dans ce sens, l’accident de voiture qui a failli lui coûter la vie – et dont la responsabilité fut imputée à la mère – sépare dans un avant et un après le moment de son interprétation sur ce qu’il était pour l’Autre.

Notre analysant n’est pas sans savoir que la misanthropie fantasmatique qu’il s’attribue, et qui fait l’argument de ses auto-reproches, repose sur la misogynie qui se révèle dans tous ses choix amoureux.

Se faisant la dupe de ses femmes, Monsieur B. erre. Le dispositif analytique est un pari pour qu’il fasse confiance, cette fois-ci, à l’Inconscient. * Exposé présenté au colloque de l’ECF, ("C’est plus fort que moi", Les

exigences du symptôme », les 24 et 25 mars 2001 à Nantes.

Les extraterrestres : symptôme ou structure psychique ? Joëlle Joffe

En une tentative d’illustrer aussi bien les exigences d’un symptôme prélevé dans le bric-à-brac imaginaire contemporain que la diversité des solutions, j’ai choisi une croyance qui s’est imposée à deux enfants de dix ans, rencontrés régulièrement durant une année. *

14

Nous remercions Pierre-Gilles Guéguen pour sa contribution à l’élucidation du cas.

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La croyance aux extraterrestres est-elle un symptôme ? Cause d’inhibition physique et psychique, cause aussi d’angoisse, elle n’était pas avancée ici comme telle lors de la demande initiale formulée par l’Autre parental. Mais ces enfants l’ont évoquée, puis articulée dans leur construction et il était donc tentant d’y voir le troisième terme de Freud : symptôme. Répétition, contrainte, partenaire envahissant du sujet, moyen de sa jouissance – l’extraterrestre a pris ici la forme d’un symptôme analytique, construit par ces sujets comme recours ou menace, incarnation Janus de leur angoisse de castration et de mort.

Conjuguant selon le mixte classique, satisfaction et souffrance, plainte et jouissance, André et Mireille ont déplié l’enveloppe formelle du symptôme jusqu’à la « limite où elle se rebrousse en effet de création ». 1 « Le créateur prend à sa charge le vouloir dire du symptôme, qui reste inconscient ». 2

André est psychotique, Mireille est névrosée. Chacun de ces deux enfants a prélevé dans les possibilités offertes par sa structure psychique, les éléments qui vont permettre, pour l’un, l’invention nécessaire à un effet réel apaisant l’envahissement de la jouissance, pour l’autre, une opération à partir du symbolique.

La certitude de la croyance

Selon ses parents, André est angoissé depuis toujours. C’est un bébé calme « sans histoire », ou plutôt sans roman familial, qui devient un petit garçon « peureux ». Isolé depuis la petite enfance ou étrangement familier avec des inconnus, André inquiète l’entourage scolaire où il apprend peu depuis la maternelle. L’envahissement de l’angoisse contraint maintenant André à solliciter jour et nuit la présence de ses parents. Il vit dans une angoisse de morcellement, de castration dans le réel, et de mort : malgré l’absence de blessures corporelles, un violent accident dans la voiture conduite par son père a fait traumatisme pour lui à quatre ans. André, depuis ce moment, est très angoissé : l’Autre est malveillant, une présence réelle le menace, révélée par un regard ou un bruit ; un être énigmatique s’adresse à lui dans une persécution généralisée. Il y a présence réelle quand

1 LACAN J., « De nos antécédents », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 66.

2 MILLER J.-A., Le symptôme charlatan, Seuil, Paris, p. 33.

il y a « éclipse du symbolique et de l’imaginaire », 3 nous dit J.-A. Miller, le « degré de certitude prend poids proportionnel au vide énigmatique ». 4 André énonce différents éléments inquiétants de l’actualité dans une série métonymique impressionnante issue du réel contemporain. « J’ai peur de mourir à cause des tremblements de terre… des terroristes… du feu… des fous qui tuent, des extraterrestres et leurs squelettes ; j’entends des bruits et je pense qu’il y a des extraterrestres, j’ai peur qu’ils viennent détruire la terre en ayant peur de nous ». « Les signifiants s’entendent entre eux… et conspirent ». 5

André est particulièrement terrifié par les extraterrestres, êtres imprécis, squelettes, donc déjà morts, impossibles à tuer et porteurs de mort. Sa construction le fige dans le mutisme et l’inertie. Il n’entend pas de paroles mais des bruits menaçants en deçà d’un texte constitué ; il n’a pas d’hallucinations visuelles mais perçoit une présence invisible constante. Il déplie son angoisse et cherche un mode de défense contre une menace insaisissable, inconnue et énigmatique. Le travail analytique va se faire en trois temps :

1. Encouragé à me parler des extraterrestres afin de cristalliser la menace diffuse du monde vers cette rencontre improbable, André centre la dispersion de la présence mauvaise sur ces êtres énigmatiques et éloignés qui lui veulent du mal. Le nom du père forclos permet l’absence de loi, la croyance d’André est inébranlable et justifie les phénomènes élémentaires qui l’envahissent. Il effectue une construction délirante dans une tentative de mise à distance du danger : il transforme les « méchants » en masse liquide informe. 2. L’eau alors polluée doit être détruite, tâche qu’il ne peut accomplir. La première construction est mise donc en échec. L’Autre est capable de se transformer, se masquer, renforçant son angoisse de mort. Le vrai nom des extraterrestres n’est-il pas celui de ses proches ? Son père, ou une mère dévorante ? Tous les deux n’étant pas tempérés par la garantie du nom du père, il y a forclusion des liens œdipiens, tout est possible.

3

MILLER J.-A., Le conciliabule d’Angers, Agalma, Seuil, Paris, 1997, p. 226.

4 LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la

psychose », Écrits, Seuil, Paris, p. 538. 5

MILLER J.-A., Le conciliabule d’Angers, Agalma, Seuil, Paris, 1997, p. 20.

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3. La logique binaire de tout ou rien de cet enfant – « tout méchant ou tout gentil, pas d’avocat » le met sur la voie d’une solution. Ces êtres, socialement mieux acceptés au pays où chaque pièce de monnaie proclame « in God we trust » qu’en Europe, me paraissent imaginarisables de multiples façons et je propose à André l’hypothèse de leur bienveillance possible. La rigueur de sa pensée le conduit à la conclusion qu’il ne peut relever ni parole ni acte précis malveillant manifeste de ces inconnus trop proches. André invente alors un mode d’identification qui donne une place au père : les extraterrestres existent et ne sont pas malveillants. Son angoisse du réel chute. Il décide avec ses parents de cesser ses rencontres avec moi : fragile suppléance à l’absence de métaphore paternelle, le signifiant « extraterrestre » dans sa version sympathique stabilise un monde pacifié. André trouve une vie sociale et une activité intellectuelle possibles.

L’absence de croyance au nom du père ne permettait à André aucun arrimage et il était envahi par une jouissance sans limites ; tout fait sens dans les formes les plus masquées et énigmatiques, « le signifiant tombe au signe ». 6 Sa certitude est inébranlable ; son discours ne provoque pas d’effet de vérité et tout doute de ma part entraîne un glissement métonymique de l’agent de la menace. Je m’appuie donc sur sa conviction, certitude apanage du psychotique sans dialectique possible, pour tenter un retournement en visant non pas l’existence ou les manifestations de la présence, mais l’intention de l’Autre. Le symptôme se concentre sur l’extraterrestre – bout de réel enclavé – et un effet de signification surgit. André réalise un nouage où les extraterrestres bienveillants constituent le terme permettant le bouclage de son parcours délirant. Il vit dans cet habit socialisant pacifié, effet de suppléance à la forclusion du nom du père, apaisement au chaos engendré par Po. J’évoquerai ici deux répliques de John Forbes Nash, mathématicien génial de notre temps. Trente années de délire plus ou moins fécond et l’arrêt de sa créativité mathématique, séparent sa « théorie des jeux » (1949, il a alors vingt ans) du prix Nobel d’économie qui l’honore en 1994. Il répond à un collègue étonné de sa croyance en des messages d’extraterrestres lui demandant de sauver le monde : « mes idées sur ces êtres surnaturels me sont venues de la même manière que mes idées de

6 LACAN J., « Radiophonie », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 414.

mathématiques, je les ai donc prises au sérieux ». 7 Le traducteur a ici les termes mêmes de Lacan.8

Dans une conférence à Madrid devant des psychiatres en 1996, Nash dira : « retrouver la rationalité après avoir été irrationnel, retrouver une vie normale, c’est une grande chose… mais ce n’est peut-être pas une si grande chose que cela. Imaginons un artiste. Il est de nouveau rationnel mais il ne peut plus peindre… Est-il vraiment guéri ? J’ai le sentiment que je ne pourrai être un bon exemple de guérison que si j’arrive à faire du bon travail ». 9

La vacillation calculée Mireille est dans une position agressive, voire hostile, en famille et à l’école : ses résultats scolaires excellents sont devenus précaires, son discours est violent et les passages à l’acte ne sont pas exclus. Sa mère déploie les coordonnées subjectives de cette fillette issue d’une famille où une brillante réussite va de soi dans un idéal référé aux valeurs narcissiques et phalliques ; le savoir en est le signifiant essentiel. Mais Mireille n’est plus conforme.

« Je trouve que papa et maman ne sont pas là du tout… je suis nulle, incapable en classe, je dois être la première pour faire plaisir, ma sœur a tout et satisfait ma mère… les extraterrestres sont partout dans ma chambre, ça me fait peur mais ils vont m’aider ». Réticente, Mireille développe alors un discours dévalorisant teinté d’une note persécutrice envahissante ; elle attend l’aide des extraterrestres. Un petit bonhomme vert accompagne sur un dessin grossier une fillette monstrueuse qui vole dans le ciel, munie de mains à trois doigts et de pieds arrondis. Le graphisme est pauvre, l’angoisse notable.

Mireille multiplie les troubles du comportement dans la réalité et déroule en séances un sentiment d’abandon. Les naissances d’un frère, sujet pourvu d’un pénis et d’une sœur, rivale possible, n’avaient pas touché la position phallique subjective qu’elle occupait auprès de sa mère, mais la réussite scolaire de la jeune sœur l’effondrera : le savoir a ici valeur de phallus symbolique. Ce sujet corrèle à son insuffisance, la perte de l’amour de sa mère et son rejet par ses pairs. Mon peu d’enthousiasme

7

NASAR S., Un cerveau d’exception, Calmann-Lévy, Paris, 2001, p. 11. 8

LACAN J., Le séminaire, Livre Les psychoses, Seuil, Paris, p. 140. 9

NASAR S., op. cit., p. 454.

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manifesté tant pour cette cause que pour le recours aux extraterrestres fait vaciller sa certitude. Elle replace les bonshommes verts dans une charmante situation imaginaire et se trouve sans appui. La plainte de Mireille est centrée sur sa mère, elle n’a guère évoqué son père. Mais un virage à l’inconscient la conduit à la formation nocturne du rêve suivant : « Toute ma famille est engloutie par une baleine ou des monstres les dévorent… mais mon père tente un sauvetage ; la dernière fois j’étais la seule sauvée par mon père ». Rêve œdipien paradigmatique, cauchemar répétitif de « mer » dont elle n’avait pas parlé auparavant, qui entravait son sommeil par l’angoisse suscitée et qui disparaît. Rêve de danger, de punition, de réalisation de son vœu de mort, de franchissement de l’interdit : Mireille est seule avec son père. Elle ne commente rien mais précise l’évolution de son rêve : d’une angoisse de mort diffuse, à un sauvetage paternel récent. J’en souligne sobrement l’importance.

Mireille n’obtiendra dans la réalité aucun changement de position d’un père occupé par ses affaires et que je ne verrai pas malgré ma demande. Dans un choix d’objet orienté vers le père, elle substitue alors avec un déplacement générationnel, la grand-mère paternelle à la grand-mère maternelle très présente auparavant et demande d’aller vivre chez celle-ci, manœuvre analogue à celle du petit Hans dans la guérison de sa phobie 10 (Hans marie son père à la grand-mère paternelle libérant pour lui-même la place du père auprès de sa mère). Mireille renonce à son fantasme d’incarnation du phallus de la mère, d’identification à son désir, redevient excellente élève, développe une activité sublimatoire dans des qualités graphiques admirées par son entourage. Elle apporte un petit phallus qu’elle a dessiné : une jolie rose stylisée du jardin de sa grand-mère.

Elle décide alors d’arrêter les séances, en me soulignant ses projets de réussite scolaire, universitaire et familiale, et me remercie de mon aide sur un mode distant et ému. Elle n’est plus angoissée et trouve du plaisir dans le savoir et les relations sociales.

Mireille a abandonné la croyance « folle » dans les extraterrestres. Elle a rencontré la castration, trouvé une solution de type œdipien et fait la preuve du

10 FREUD S., « Le petit Hans », Cinq psychanalyses, PUF, p. 162.

pouvoir du symbolique. Elle se sert du signifiant du nom du père qui vient opérer à sa place, médiation rassurante ordonnant le monde, délogeant la mère et les extraterrestres. « Une fonction de puissance et de tempérament à la fois, – un impératif non plus aveugle, mais "catégorique", – une personne qui domine et arbitre le déchirement avide et l’ambivalence jalouse qui fondaient les relations premières de l’enfant avec sa mère et avec le rival fraternel, voici ce que le père représente ». 11 Mireille illustre par son symptôme que « le refoulement est censure de la vérité ». 12Son ignorance sur les extraterrestres n’est pas une absence de savoir, mais un choix de l’être où elle tente de se former. Les extraterrestres constituent la forme laïque d’un appel au père pour cette fillette dont l’absence de père réel dans le quotidien et de père imaginaire dans la parole de la mère constitue mal un appui symbolique. La blessure narcissique a conduit Mireille au sacrifice de sa jouissance phallique concentrée alors en un surmoi anéantissant et une fuite vers les appuis « consistants » de puissances occultes. Mais cette construction symptomatique ne tient en respect ni l’angoisse ni le désir de savoir de ce sujet qui ne s’en accommode pas. Le travail analytique ébranle la croyance qui visait à la protéger de l’angoisse de castration et a des effets de vérité qui lui ouvrent un accès à l’inconscient. Le choix œdipien dans un rêve lui offre l’appui symbolique du père qu’elle métaphorise par un changement d’objet. André est psychotique, Mireille ne l’est pas. * Exposé présenté au colloque de l’ECF, «"C’est plus fort que moi", Les

exigences du symptôme », les 24 et 25 mars 2001 à Nantes.

L’irréductible malentendu Paulo Siqueira

"Je suis un traumatisé du malentendu. Comme je ne m’y fais pas, je me fatigue à le dissoudre. Et du coup

je le nourris." "L’Homme naît malentendu. »

Jacques Lacan. 1

Le malentendu est, à mon sens, le corrélat de l’impossible. Il en est ainsi du fait que « ça ne cesse

11

LACAN J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Seuil, Paris, p. 182.

12 LACAN J., « Variantes de la cure type », Écrits, Seuil, Paris, p. 358.

1 LACAN J., « Le Malentendu », séance du 10/06/80, Ornicar ?, n°22-23,

Paris, p. 12.

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pas de ne pas s’écrire », parce qu’il n’y a pas de rapport sexuel, et a fortiori si la signification phallique fait défaut. *Le malentendu qui en résulte existe certes entre les sexes mais pas seulement. Il rend aussi impossible les rapports entre la psychanalyse et les disciplines affines, et ceci est à l’origine d’une série d’autres équivoques. Ce qui fait, par exemple, de la relation entre la psychanalyse et les disciplines connexes une relation où le non-rapport est de rigueur.

Dans la psychose, à défaut de signification phallique, l’impossible propre à la psychanalyse, qui est d’ordre logique est dédoublé et se transforme en un défi. Le praticien de la psychanalyse qui rencontre des psychotiques en institution, est l’objet d’un malentendu foncier dont les effets ne sont pas sans conséquence pour la clinique. Ce malentendu se fonde, à mon sens, sur l’usage de l’interprétation que le psychanalyste ne peut logiquement faire dans une cure de psychotique selon les mêmes principes que dans la névrose. La signification phallique qui est, en soi, une interprétation du manque du sujet, rend l’interprétation chez les psychotiques sans pertinence ou pire… Quand on travaille dans les institutions psychiatriques et qu’on applique la psychanalyse au traitement des dits malades mentaux, on est dans le malentendu, tout le temps. Un des malentendus les plus courants consiste à prendre ce qu’y fait le psychanalyste pour de la psychothérapie. Comme si l’analyste pouvait avoir une stratégie en institution différente de celle qu’il a dans son cabinet privé. Or, dans son cabinet ou en institution, l’analyste en tant que tel n’est porteur de rien d’autre que du semblant d’objet a dont il a la charge et qu’il met en fonction où qu’il travaille. Par conséquent, le psychanalyste n’a pas, à mon sens, à se soucier outre mesure du « cadre ». Ce à quoi il doit tenir relève moins de ce que dans la théorie de l’IPA s’appelle « le cadre » que de l’éthique du bien-dire. Cette éthique part du principe que le malentendu est premier, fondamental. Le malentendu est même le meilleur indice permettant à l’analyste de s’orienter dans chaque cure.

Nous allons rapporter ici un exemple clinique où l’analyste est invité à intervenir à un autre titre qu’à celui qu’on lui attribue en analyse. On voudra bien y observer que c’est moins la demande qui lui est faite que la réponse qu’il en donne ou pas qui décide si l’analyste est ou n’est pas en fonction dans ses interventions auprès d’un sujet.

Une langue maternelle qui s’entend mal

C’est au titre de psychiatre, consultant d’un Hôpital de Jour pour adolescents que j’ai rencontré R. et son éducateur, représentant de l’institution qui l’avait sous tutelle.

Ce jeune garçon avait déjà un long parcours dans les institutions psychiatriques et sociales quand il a demandé son admission à l’Hôpital de Jour dont je suis le médecin directeur, en avril/mai 1999. Il vivait alors dans une famille d’accueil à laquelle il a été confié par l’ASE (l’Assistance Sociale à l’Enfance) depuis 1994. La raison de cette tutelle de l’ASE était la situation de danger où se trouvait R. à cause de la violence de sa mère qui l’élevait toute seule. Le père de R. avait quitté son foyer avant même la naissance de cet enfant. Il s’en est occupé jusqu’au moment de ses trois ans. Quand R. avait cet âge-là, sa mère a annoncé de manière impromptue au père de R. qu’il n’était pas le père de cet enfant. Depuis, ce père a décidé de ne plus jamais revoir son fils.

Sa mère était atteinte de cysticercose cérébrale ce qui provoquait chez elle des crises convulsives fréquentes, des accès d’agressivité physique et verbale qui prenaient son fils pour cible. En 1993 déjà, des problèmes d’intégration scolaire majeurs avaient entraîné une demande d’internat spécialisé pour R. par l’instance judiciaire responsable des mineurs, mais la mère l’a refusé. Elle a envoyé son enfant chez la grand-mère maternelle au Portugal. Les deux parents de R. étaient portugais vivant en France depuis longtemps. Après quelques mois de séjour au Portugal, R. est retourné vivre en France. Il m’a raconté, plus d’un an après le début de nos entretiens, ce qui s’est passé à l’instant même où il a pris sa place dans l’avion de retour à Paris : « J’ai senti une explosion dans ma tête. Après, j’ai oublié tous les mots que je connaissais en portugais et en français. Tous les mots ont disparu » R. est donc devenu mutique et il l’est resté plusieurs mois. « C’est la télévision qui m’a appris à parler » me raconte-t-il. « Pendant les journaux télévisés que je regardais, j’entendais le journaliste répéter le mot "et" entre une nouvelle et la nouvelle suivante. Et j’ai commencé à répéter le mot "et !", ainsi de suite ». Ce nouvel apprentissage de la langue française s’est passé dans une famille d’accueil loin de Paris, mais R. s’obstina à ne plus jamais parler en portugais.

Six mois plus tard il quittait cette famille pour une autre famille d’accueil dans la banlieue parisienne

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où il est depuis sept années maintenant, ce deuxième placement ayant pour but initial de le rapprocher du domicile de sa mère. Cependant, la violence des rapports entre mère et fils n’a pas cessé et longtemps encore ils n’étaient autorisés à se rencontrer qu’en présence d’un éducateur de l’ASE. En Cours Préparatoire, R. a présenté des troubles du comportement qui rendaient impossible son maintien en classe. Son langage était alors à peine compréhensible l’empêchant de bien suivre les enseignements. L’enfant que j’ai rencontré pour la première fois en avril 1999, âgé de onze ans, parlait correctement, s’exprimait plutôt bien et manifestait un grand désir de suivre une scolarité normale, ayant été jusqu’en Cours Moyen de deuxième année dans des classes spéciales avec d’autres enfants d’un niveau scolaire bien inférieur au sien.

R. m’avait parlé d’emblée de son désir de retrouver son père, de le connaître. Selon le témoignage de la femme qui le gardait, il était hanté par ce père qu’il n’avait plus jamais revu, mais qu’il souhaitait toujours rencontrer. Cette femme que j’appellerai désormais Mme. M. m’a raconté ce qui était arrivé récemment dans un train de banlieue dans lequel R. avait cru reconnaître son père. Tout au long du parcours, R. n’a pas cessé de lui demander qu’elle le présente au voyageur inconnu qu’il prenait pour son père.

R. a commencé à fréquenter les cours de sixième à l’Hôpital de Jour à la rentrée scolaire de septembre 1999. C’est alors que nous avons appris le suicide de sa mère pendant ces mêmes vacances d’été, c’est-à-dire, en août 1999. Très tôt les problèmes de comportement de R. se sont multipliés à l’Hôpital de Jour. La cause en était des conflits violents, fréquents avec ses camarades de classe et aussi une attitude très entreprenante vis-à-vis des filles. Dans toutes les institutions et familles où R. était passé il avait choqué les adultes par la précocité et la crudité de ses fantasmes sexuels qu’il exprimait ouvertement. Des signes plutôt discrets laissaient aussi penser que R. avait des idées délirantes concernant la présence d’un personnage qui, soi-disant, le suivait dans les transports en commun qu’il prenait. Cette persécution l’obligeait, par exemple, à changer plusieurs fois de wagon dans son parcours d’aller et retour entre l’Hôpital de Jour et la maison de sa famille d’accueil. Les choses ont vraiment changé pour R. à partir du moment où il a eu l’idée d’écrire des histoires dans

un cahier qu’il a tenu à lire à voix haute aux élèves et enseignants de l’Hôpital de Jour. Il venait me voir une fois par semaine, puis, deux fois, telle était son besoin de me faire entendre les histoires qu’il écrivait. Au cours de nos entretiens réguliers, il me faisait systématiquement la lecture de ses écrits, mais ne me disait rien de personnel. Néanmoins, il faut le souligner, R. avait d’abord donné à lire ses écrits à une des psychopédagogues, responsable de sa classe, vis-à-vis de laquelle il manifestait un très fort attachement. C’est à la demande de celle-ci, qu’il a commencé à me les lire. Désormais R. ajoutait chaque semaine un à deux chapitres à ses écrits qui formaient ainsi une série. Au début, ces histoires mettaient en scène une bande de loups-garous qui arrachait et mangeait le cœur des hommes. Le chef de la bande était une femme cruelle, sadique et anthropophage qui capturait des personnages masculins à la seule fin de dévorer leurs entrailles. Plus tard les loups-garous ont laissé la place à des tueurs en série qui commettaient les crimes les plus atroces. Ses histoires se terminaient toujours par la victoire des méchants. Si ces derniers étaient tués, ils finissaient par retourner parmi les vivants afin de poursuivre leurs ennemis et pratiquer les vengeances les plus horribles. Dans l’une des dernières histoires écrites par R. avant les vacances d’été de l’année 2000, il avait le projet de décrire comment les « méchants » allaient s’y prendre pour tuer Dieu. Entre parenthèses, R. disait ne pas croire en Dieu. À la rentrée scolaire de septembre 2000, R. est venu me dire qu’il avait jeté tous ses écrits à la poubelle, ce qui m’a beaucoup surpris. Mais je ne lui ai rien dit. Après cet entretien, il a encore essayé d’écrire des nouvelles histoires mais sans résultat et petit à petit il a laissé tomber ce travail d’écriture. R. a commencé à éviter de me rencontrer, jusqu’à refuser complètement de venir à nos entretiens pendant quelques semaines. Quand il a repris langue avec moi il est devenu prodigue de récits des souvenirs de sa mère dont il ne me parlait jamais jusqu’alors. C’est à ce moment de la cure que R. a décidé de faire une série de démarches pour récupérer les photos de sa mère qu’une tante, sa marraine, s’était appropriée et refusait de lui rendre. Il les a finalement récupérées. A la suite de l’entretien où il m’a annoncé la récupération de ces photos, R. m’a fait le premier récit d’un cauchemar. Dans ce cauchemar, une femme le poursuivait. Au cours de combats très violents elle était tuée par R. à plusieurs reprises et ne cessait de ressusciter. Alors,

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une poursuite s’engageait où elle cherchait encore et encore de le tuer. Il m’a dit qu’il craignait le moment de s’endormir cette nuit de peur que ça ne recommence. Après m’avoir fait ce récit, R. s’est encore refusé à venir me parler.

En reprenant nos entretiens il a développé, pour la première fois, des idées délirantes autour de l’existence d’un complot ourdi par sa famille maternelle (un oncle, des tantes et sa grand-mère) afin de récupérer l’héritage que lui a laissé sa mère. L’originalité de ce délire tenait au rôle que R. attribuait à sa langue maternelle. Dans ce soi-disant complot de famille, la langue portugaise était, selon lui, l’instrument d’une manipulation de son esprit. Ainsi se refusait-il à répondre quand l’un des ses parents lui parlait au téléphone en portugais. Il y entend, encore maintenant, une manœuvre dont il se méfie. La langue maternelle étant pour R. ce qui peut faire de lui la marionnette de l’Autre.

Trois syntagmes de la lalangue

Nous en étions à la remémoration des événements de son passé quand R. a changé encore une fois de comportement à mon égard, en refusant de me rencontrer. « Celui-là, je ne veux plus le voir ! », dit-il à la cantonade devant ses camarades de classe quand j’ai été le chercher dans la salle où ils étaient tous ensemble, comme je le faisais à chacun de nos rendez-vous. Il déclare qu’il ne veut plus me rencontrer en réponse à mon invitation insistante pour qu’il vienne à notre rendez-vous. Je clos la discussion lui disant que je l’attends sans faute dans mon bureau sinon ce jour-là à un autre moment, mais qu’il fallait absolument qu’on en parle. R. consent au bout de quelque temps à venir me parler et me fait part de son désir de quitter l’Hôpital de Jour définitivement. Je m’enquiers des raisons qui le conduisent à cette décision. Il me répond que ses camarades le « traitent » (c’est son expression) et qu’il ne les supporte plus. D’ailleurs, ajoute-t-il, « ils sont tous débiles et cette école est une école de fous ! ». Je lui pose des questions sur ce qu’il appelle « traiter ». R. s’explique disant que les autres jeunes de l’établissement l’apostrophent sans arrêt ce qui provoque des conflits et des mésententes avec eux. Ceci a commencé le jour où un élève de sixième l’a « traité » de « bébé voyou ». Cette expression est devenue pour lui un surnom moqueur. Après cet événement, raconte-t-il, on lui crie dans les couloirs de l’Hôpital de Jour qu’il « vit dans un carton » ; qu’il « habite la poubelle n°27 ».-Pourquoi

n°27 ? je lui demande. R. répond que l’on sait que le 27 est son chiffre préféré.

Ces trois syntagmes – « bébé voyou », « vit dans un carton », « habite la poubelle n°27 » – ont eu pour R. l’effet d’une interprétation sauvage qui a atteint de plein fouet son être de sujet. Depuis, dans ses séances, il évoquait ces trois syntagmes qui lui sont venus de l’Autre, devenus autant de blessures indélébiles. Dès lors, R. s’est trouvé au centre de ce qu’il considère comme un « complot », orchestré par trois de ses camarades de classe. Cette situation a eu pour corollaire son isolement progressif dans l’établissement. Par ailleurs, R. a commencé à tenir un discours de rejet de l’Hôpital de Jour et de l’équipe de soin qui y travaille. Il tournait et retournait dans sa tête et dans ses paroles le non-sens de ces trois syntagmes devenus pour lui des énigmes « je ne sais pas pourquoi ils me disent ça ». Ces trois termes sont des signifiants impossibles à déchiffrer. Le malentendu était arrivé à son comble. R. cherchait à le dissiper dans le lien transférentiel qui lui tient lieu de suppléance devant l’échec de son lien aux autres. Ce lien qu’on peut appeler lien social dont R. s’exclut, où il s’embrouille depuis sa petite enfance. Comme je l’ai laissé entendre, c’est son lien avec la mère qui s’est rompu le premier. Depuis, les ruptures se succédaient dans sa vie. Or, sa conception est elle-même le fruit d’un malentendu. Lacan pourrait dire des parents de R. ce qu’il dit de tout couple qui se conjoint pour se reproduire « Deux parlants qui ne parlent pas la même langue. Deux qui ne s’entendent pas parler. Deux qui ne s’entendent pas tout court. Deux qui se conjurent pour la reproduction, mais d’un malentendu accompli, que votre corps véhiculera avec la dite reproduction ». 2

Une manœuvre, un tournant

Nous en étions là, R. était en proie à une haine qui tournait au transfert négatif quand j’ai décidé de desserrer l’étau où il se trouvait dans son rapport à l’analyse, lui laissant le choix de venir au rythme et à la fréquence qu’il voudrait. Dans cette séance même R. a manifesté suite à ma proposition, un réel soulagement, un vrai apaisement. L’affect de la haine qui le submergeait, s’est évanoui tout à coup. Changeant le ton avec lequel il me parlait dans les derniers temps, il m’a alors proposé de venir me voir, non pas chaque semaine, mais une fois par quinzaine. 2

Ibid., p. 13.

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À la séance suivante, il ne parlait déjà plus de la persécution de ses camarades et, pour ma surprise, il a repris la lecture d’un nouveau texte qu’il avait écrit récemment, ce qui n’arrivait plus depuis longtemps. Ce texte parlait d’un couple dans lequel, pour la première fois dans un récit de son cru, ce n’était pas une femme qui jouait le rôle du personnage meurtrier, assassin en série cruel et impitoyable. La femme, dans cette histoire, était dédoublée : il y en avait une qui était la victime d’un meurtrier, un personnage masculin appelé le Fantôme. L’autre, personnage masculin était dans un premier temps un homonyme de R. Il change devant moi ce prénom pour l’appeler désormais David. Le personnage nommé Fantôme tue sa propre femme, la découpe en morceaux et la garde dans le congélateur. La femme de David, qui découvre avec lui le corps dépecé dans le congélateur, est la seule à échapper vivante au bout des péripéties de cette histoire, à la fin de laquelle meurent le Fantôme et David, les seuls personnages masculins de la fiction. On observe qu’il s’est opéré ici un renversement significatif du rôle tenu par les personnages féminins des fictions de R… Jusqu’alors il n’accordait aux personnages féminins de ses fictions que le rôle redoutable de revenants, de fantômes, de vampires, toutes des assassines, des vengeresses, des ogresses insatiables.

A la séance suivante, R. me reparle pour la première fois depuis nos premiers entretiens de son désir de retrouver son père. Maintenant, me dit-il, il doit attendre de devenir adulte pour aller rencontrer son père tout seul, sans dépendre de la décision de personne.

A la sortie de cette même séance, R. me fait part d’une amélioration importante dans ses relations avec ses camarades et ses enseignants à l’Hôpital de Jour. Il dit qu’il s’y trouve bien maintenant mais que ça ne va plus dans sa famille d’accueil. Il veut en trouver une autre et me fait le récit d’une série de conflits qui se sont développés dans les derniers mois entre lui et Madame M., la femme responsable de lui dans sa famille d’accueil. Il l’appelle depuis peu « maman », mais celle-ci se refuse d’être appelée ainsi. Madame M. lui rappelle à chaque fois qu’il a déjà une mère qui, même décédée, est toujours sa mère. Pourtant, il est vrai que Madame M., elle aussi, l’a adopté comme fils mais sans le dire. Il me demande à la fin de notre entretien si j’accepte de les rencontrer ensemble pour en discuter. Je l’ai accepté.

Cet entretien à trois nous a permis d’avoir une discussion tout à fait raisonnable où R. a pu faire état de ses doléances concernant cette femme, sans agressivité aucune. Il se plaignait surtout de ne pas avoir le droit de sortir le soir à Paris tout seul, ce qui lui donnait le sentiment d’être prisonnier. En fait, on s’est rendu compte, c’était implicite dans ses propos, que la demande de changer de famille d’accueil était une façon évidente de savoir s’il allait manquer à celle qu’il avait mise en place de mère. Il procède ainsi à un transfert de son manque sur l’Autre sous la forme inversée : peux-tu supporter que je te manque ?transfert de son manque sur l’Autre sous la forme inversée : peux-tu supporter que je te manque ?

Conclusion

La psychanalyse appliquée part du principe que les malentendus de la langue sont au fondement de notre pratique. L’analyste est là pour faire travailler le sujet qui lui parle afin de produire le chiffrage et le déchiffrage des malentendus. C’est par ce travail sur l’équivoque que la psychanalyse se différencie de la psychothérapie. L’effet thérapeutique en est une des conséquences, non pas un but en soi, mais le résultat des opérations langagières sur les équivoques de la Mangue, sous transfert. « Je dis que le verbe est inconscient – soit malentendu », dit Lacan. « Si vous croyez que tout puisse s’en révéler, eh bien, vous vous mettez dedans : tout ne peut pas. Cela veut dire qu’une part ne s’en révélera jamais ! ». 3

La psychanalyse appliquée à la clinique avec les psychotiques a pourtant la particularité de ne pas aller au-delà du chiffrage de la source de tous ces malentendus, la lalangue, alors que l’analyse de la névrose passe et repasse par son chiffrage et par son déchiffrage. Dans le cas de R., nous voyons ces malentendus revenir au centre de la relation de transfert, l’envahir et la mener jusqu’au bord de la rupture. C’est ici que l’acte s’impose comme ce qui empêchera le transfert de tomber dans la répétition sans fin du symptôme. Le « ne cesse pas de s’écrire » du nécessaire peut virer au « cesse de ne pas s’écrire » du contingent, rendant alors possible qu’autre chose que la répétition infinie du même puisse advenir. L’acte est nécessaire pour que la psychanalyse soit autre chose qu’une thérapeutique qui ne fait que déplacer le symptôme.

3

p. 12.

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« Navigare necesse est ; vivere non necesse » (Il est nécessaire de naviguer, il n’est pas nécessaire de vivre). Cette devise grecque se trouve en sa forme latine sous la plume de Freud dans son article « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ». 4 II en parle comme étant la devise d’une compagnie de marchands hanséatique. Le poète portugais Fernando Pessoa commence un poème par cette même phrase mais il la transforme à la suite du poème en écrivant : « Ce n’est pas nécessaire de vivre ; il est nécessaire de créer ». La création en psychanalyse est de l’ordre de l’acte qui seul rend possible qu’un sujet advienne, là où le malentendu s’installe, à cause du rapport sexuel qui n’existe pas ou dans l’absence de la signification phallique, forclose. * * Exposé présenté à Bruxelles le 21 avril 2001 dans le cadre du cycle

de conférences de Zazie (Groupe belge de psychanalyse avec les enfants, Nouveau réseau CEREDA) intitulé « Le réel de l’adolescence ».

4

FREUD S., « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », chapitre 2, « Notre relation à la mort », Essais de Psychanalyse, nouvelle traduction, Petite Bibliothèque Payot, 44, Paris, 1988, p. 28.

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L’École et la formation La formation : psychanalyse appliquée ou psychanalyse qui implique ? Carlo Vigano

Dans une intervention précédente, où je parcourais les occurrences du terme de « psychanalyse appliquée », 1 j’ai fait remarquer comment, pour Freud, l’application de la psychanalyse concernait uniquement ce que nous appelons, aujourd’hui, avec J.-A. Miller, le ci savoir exposé » du psychanalyste, quand celui-ci se confronte et se connecte avec les autres savoirs. Freud n’a jamais parlé d’appliquer la psychanalyse aux autres pratiques, comme l’éducation, la médecine et en particulier la santé mentale, mais il proposait pour ceux qui les exercent une fonction formative de la psychanalyse. Il parlait, par exemple, de l’importance qu’il y a à ce qu’un éducateur fasse l’expérience d’une analyse ou de la valeur formative que non seulement l’expérience, mais aussi le savoir de l’inconscient, auraient dans la formation du médecin. Je crois qu’on peut conserver quelque chose de cette distinction première en isolant d’un côté la psychanalyse appliquée dans le champ du savoir et de l’autre la formation du psychanalyste qui applique ou implique le désir de l’analyste.

L’École

Les années au cours desquelles fut fondée l’École Freudienne de Paris sont aussi celles au cours desquelles Lacan jeta les bases pour passer d’une clinique structuraliste (le symptôme comme métaphore du sujet) vers une clinique du symptôme comme organisation particulière du nouage discursif de la jouissance. Du point de vue théorique il est possible de retrouver ce passage d’une clinique à l’autre dans l’algorithme de transfert, 2 où le sujet supposé savoir est présenté comme l’agalma de l’opération analytique, où il prend la place et fait semblant d’objet. Cette fonction de semblant n’est pas une application du savoir, quoique supposé, mais

1

VIGANO C., « La psychanalyse appliquée », La lettre mensuelle, 193, Décembre 2000, pp. 6-11.

2 LACAN J., Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de

l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 248.

constitue le pli où se loge le a, l’a-pli, l’appliquant qui fait progresser l’expérience même de l’analyse. On trouve une trace de ce passage dans la référence, encore freudienne, à la psychanalyse appliquée dans l’« Acte de fondation » et dans celle, lacanienne, à la psychanalyse en extension dans la « Proposition ».

La nouveauté par rapport à Freud était pourtant déjà présente dans l’« Acte », où la Section de psychanalyse appliquée ne concerne déjà plus le savoir exposé (confié au contraire à la Section de recensement du Champ freudien), mais la pratique de l’analyste, qui aurait trouvé une vérification en se soumettant à la comparaison avec celle du non-analysé. L’écart avec la « Proposition » toutefois subsiste : avec la proposition de la passe, l’acte de l’analyste trouve sa voie de vérification à travers la logique du témoignage.

L’École « de la passe » est centrée bien évidemment sur la tâche de la « production » de l’analyste mais elle est aussi le lieu qui dispense une formation. Cette formation est une éthique qui ne se transmet pas intégralement comme savoir exposé et qu’on applique à d’autres pratiques seulement si ces pratiques se soumettent à la cause de l’inconscient. On ne peut témoigner de cette application qu’à travers un déroulement qui révèle après coup la qualité analytique de la pratique. C’est pourquoi il me semble pouvoir affirmer que l’École a été voulue par Lacan pour croiser la production de l’analyste avec sa formation.

Certainement on doit penser l’École comme centrée sur la psychanalyse pure, à condition toutefois de considérer la relation de cette dernière avec la psychanalyse appliquée. L’École ne peut se réduire à une société professionnelle, à une sorte d’ordre de psychanalystes. Le Si qui la fonde tourne autour de l’interrogation « qui est un analyste ? », c’est-à-dire autour de l’être de l’analyste – qui ne coïncidera jamais avec sa fonction, avec sa pratique d’analyste.

Pratiques impossibles et formation

On peut affirmer, semble-t-il, que le concept d’École a été conçu par Lacan comme réponse à l’aporie freudienne des « pratiques impossibles ». Selon Freud, ces pratiques, gouverner (par exemple l’École

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même), éduquer et analyser se rapportent, sous des angles différents, à l’impossible. Il s’agit d’opérations qui laissent toujours un reste et qui ne peuvent jamais être entièrement traduites dans le symbolique.

Garantir la « qualité analytique » d’une pratique est le mode que l’École trouve pour affronter l’aporie structurale d’une pratique qui laisse toujours un reste. L’éducation, par exemple, dans la tradition classique, procédait par via di porre, opérait un modelage à partir d’un Idéal du moi. C’est proche de la suggestion et de l’hypnose. Celle-ci traitait le réel particulier et singulier de la jouissance, cherchant à colmater les failles que ce réel ouvre dans l’Idéal. Toutefois le réel résiste à l’éducation, revient toujours à la même place, ôtant ainsi la possibilité de calculer les effets que l’influence éducative exerce sur un sujet. L’inconscient s’interpose alors entre la méthode et les résultats. Aujourd’hui, l’éducateur doit tenir compte de l’inconscient et c’est ce qu’il fait – même sans rien savoir de la psychanalyse.

Le mandat social de l’État moderne capitaliste résulte de tout cela, mandat social centré sur la logique des objets et de leur consommation, qui assigne aux professions, dites « libérales », la tâche d’occulter ce reste, de l’intégrer au fonctionnement légal. A ce mandat ne doit pas se soumettre seulement l’éducateur, mais aussi le thérapeute, qui est le professionnel du malaise. Celui qui fait de la thérapie doit répondre à la demande sociale de revêtir le rôle de l’agent normalisateur. Là où l’élément de « déviance » d’un sujet pose un problème d’« ordre public », la demande sociale place le professionnel comme agent d’une normalisation exigée par un impératif social de nature hédoniste. Ainsi l’O.M.S. place la santé comme complexe idéologique orienté qui prescrit le bien-être pour chacun.

La psychanalyse, au contraire, procède per via di levare. Sa fin est de tenir ouverte les questions parce que la particularité subjective se profile au-delà de chaque identification. Au niveau de l’École, entendue comme lieu de formation à la cause analytique, vont dans cette direction, la fondation de l’École Une comme extimité au regard de l’institution scolastique, et la théorie de l’École comme sujet.

Formation et clinique

Quelles garanties exigent l’État et le droit ? Ils se montrent diversifiés entre eux. Il s’agit de contrôler l’acquisition d’un savoir en le garantissant avec un titre d’étude. Ensuite il y a le problème d’habilitation à l’exercice d’une profession. L’État tend – même avec des procédures différentes dans l’aire latine et dans l’anglo-saxonne, à réunifier sous une tutelle propre, ces deux aspects, modulant un parcours qui confère des titres qui sont relatifs aussi bien au savoir qu’au travail. Devant la production d’un malaise, que les professions libérales, toujours davantage réglementées juridiquement, ne peuvent pas ne pas produire, l’État a cherché une aide dans le discours universitaire. Discours où se manifeste actuellement le signifiant science qui a pratiquement pris la place de celui de l’éducation et de la formation. Quand on poursuit un Bien universel (qui est le semblant de la santé), on génère un pouvoir, dit Lacan dans le Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse et pour cette raison-là, le Maître a besoin du savoir de la science. Tout cela a conduit à rechercher aujourd’hui la garantie dans la vérification de la qualité, pour laquelle on élabore des échelles de mesure des effets de la pratique, même de la pratique psychothérapeutique. Nous ne devons pas nous en étonner, ni non plus condamner la nature empirique de ces mesures, mais on doit reconsidérer la prudence qui pousse Freud (Sigmund, à la différence de sa fille Anna) à un scepticisme par rapport à la possibilité d’appliquer la psychanalyse à l’éducation. L’idée de l’IPA d’un training de l’analyste comme thérapeute est dérivée de cette même application. Même ici on procède par via di porre en ayant comme référence l’analyste idéal et la preuve empirique. Du reste, les institutions de soins, comme aussi les pédagogiques, ont exprimé l’insuffisance du schéma : savoir-pratique-vérification. Les initiatives de « Formation continue » sont favorisées par l’État dans la tentative de colmater la faille qui se crée toujours entre la méthode et ses effets. Souvent, est présente, au moins pour celui qui se consacre à cette « formation », l’intuition que ce qui s’interpose entre savoir et résultats est l’inconscient, mais ensuite il tombe dans le piège logique d’en faire une sorte de science psychologique. J. -A. Miller a signalé la nécessité de « formuler une théorie de la formation qui prend en compte la passe, mais qui n’unilatéralise pas la formation seulement

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du côté de la passe ».3 C’est une affirmation qui a son poids. Je propose de l’entendre comme l’affirmation d’une nécessité éthique pour l’analyste de s’impliquer dans le discours institutionnel, dans l’organisation contemporaine du discours de l’Autre. C’est uniquement ainsi qu’on peut avoir l’ambition de se faire agent d’un discours concurrent, le discours de l’analyste, par rapport auquel celui du pouvoir – même dans l’ère capitaliste – constitue l’envers. La nouveauté introduite par Lacan est de rechercher la voie de la formation dans la vérification de la clinique, c’est-à-dire au point où la contingence de la jouissance et du symptôme est portée à la valeur universelle, celle de l’acte analytique. Pour cela, dans la « Proposition », il dit qu’il ne suffit pas que l’École soit l’ensemble des travailleurs de l’analyse, tous égaux, et il y introduit une différence, celle de l’Analyste de l’École (AE). Cette différence sanctionne-t-elle donc une sorte de dévalorisation du thème de la formation, comme quand Lacan affirmera qu’il n’y a pas de formation sinon celle de l’inconscient ? Je pense, au contraire, que celle-ci nous met devant le devoir d’affronter le problème de la garantie dans son (apparente ?) contradiction : dériver les critères d’évaluation de la pratique à partir de ce témoignage, fourni par la passe, qui nous parle de l’issue singulière d’un travail de substitution de la pratique même avec l’être de l’analyste, avec sa production. La résolution de cette impasse, nous permettra de comprendre l’expression de Lacan par laquelle l’analyste ne s’autorise que de lui-même. Si la décision de pratiquer, chacun la prend seul (à l’intérieur de l’analyse dite personnelle), la nomination de l’AME implique « quelqu’un d’autre. » Et ici je comprends non seulement la Commission de la garantie, mais aussi – dans l’après-coup – la fonction que l’AME développera dans le choix des passeurs, ainsi que dans l’enseignement.

Peut-être est-ce justement cette dernière prérogative qui explique comment la question des AME semble susciter de l’intérêt uniquement au moment de la fondation d’une école. Les AME, en paladins de la subversion (à l’égard de l’IPA), dit Miller, deviennent des paladins de l’intégration, c’est-à-dire de la fixité des lieux du pouvoir dans l’École. Ceux-

3 MILLER J.-A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’École », Appunti, 78,

novembre 2000.

ci au contraire devraient contribuer à un autre type d’intégration, celle de la procédure de la passe qui peut restaurer le chiffre d’ironie que Lacan attribue à ce titre. En face du sérieux « scientifique » des titres distribués par l’État, celui d’AME devrait produire chez l’utilisateur, chez le citoyen, un effet de Witz et ainsi le soulagement par un nouveau principe de causalité. C’est l’unique alternative à ce malaise que la « Formation continue » n’élimine pas et qui pousse les thérapeutes vers une autre forme de sérieux, des différents systèmes holistiques aux thérapies dites « naturelles ».

Est-ce que cette performance peut creuser un sillon fondamental entre psychanalyste et psychothérapeute ? Ce sillon est toujours réabsorbable et doit être remis en jeu dans chaque cure, à chaque contrôle, au-delà de toute définition du setting et de tout ajustement à la pureté d’une technique. Même ici il s’agit d’un acte : « ce par quoi le psychanalyste se commet à en répondre » 4 (de la tâche d’analyser).

La fonction du contrôle

Corrélativement à la pratique de la passe et à l’élaboration d’une clinique du symptôme, on est aujourd’hui en train de chercher une redéfinition de la fonction du contrôle. Celui-ci ne peut plus être compris comme une sorte de prolongement ou d’expansion de l’analyse personnelle, c’est-à-dire, comme une analyse du contre-transfert suscité chez le praticien par le fait de s’être autorisé comme analyste. Ainsi ce que le contrôle a comme visée c’est l’acte, celui par lequel « le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient ». 5 Dans le contrôle, le praticien doit construire la façon dont est advenue cette mise en acte. Il doit rendre compte de la façon dont on opère une rectification du rapport du sujet avec le réel, reprise de cette « primordiale pulsation temporelle », 6 qui peut permettre que le sujet qu’on prend en charge remette en jeu son identification dans ce qui lui apparaît comme insupportable.

Dans la Conférence institutionnelle de l’ECF du 10 décembre 2000, E. Laurent a utilisé une expression heureuse, que je cite de mémoire : « le contrôle est ce qui donne à un acte la valeur d’acte analytique ».

4

LACAN J., « La psychanalyse. Raison d’un échec », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 346.

5 LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de

la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 133. 6

LACAN J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 835.

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Il ne s’agit donc pas, comme cela advient dans la passe, d’une vérification de l’acte, mais de la production de cet acte qui, comme tel, ne peut être produit par l’application d’un savoir. L’acte analytique exige un non-savoir et c’est le contrôle qui peut le rendre tel.

Ce qu’on vérifie dans le contrôle c’est l’accès particulier au réel qui s’obtient pour un sujet à travers l’opération analytique et pour cette raison, la constatation de l’efficacité de la psychanalyse ne sera jamais de nature empirique. Ce qui peut être garanti, c’est la formation de l’analyste, c’est-à-dire la valeur analytique de son acte dans le travail qu’il fera par la suite. Le fait, par exemple, qu’il ne se soit pas limité à la constatation de la justesse du diagnostic et aux issues thérapeutiques de sa pratique. Un acte n’étant ni un comportement ni non plus une décision, peut être lu seulement après coup, à partir d’un nouveau nouage du réel de la jouissance d’un sujet.

La performance qui se trouve à la base de la qualité analytique est celle de ce praticien à qui le pouvoir du transfert ne donne « la sortie du problème qu’à la condition de ne pas en user, car c’est alors qu’il [prend]… tout son développement de transfert ». 7 Le rapport rectifié du sujet à la jouissance devient alors un mode d’amour, celui pour l’inconscient.

Quelle garantie ?

J.-A. Miller, proposant de développer le concept d’École dans la direction d’une École comme sujet, 8 permet de développer l’originalité avec laquelle Lacan a affronté le thème de la garantie de la pratique d’un analyste. Soutenir la qualité analytique d’une pratique par rapport à la prolifération des pratiques psychothérapeutiques, exige une démonstration et non un apologétique. On peut affirmer à bon droit que l’École de Lacan est en train de produire un unicum au niveau des preuves de qualité. L’unicité de cette méthode trouve son fondement dans le fait de se libérer du couple, nécessairement contradictoire, entre technique employée et résultats obtenus. Ce couple maintient la valeur d’évaluation « scientifique », tendancieusement objective, mais en évitant de fixer des critères de cette objectivité et en se préservant de la nécessité d’évaluer une performance qui est structurellement subjective.

7

LACAN J., « La direction de la cure et le principe de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 597.

8 MILLER J.-A., op. cit.

Le problème qui se pose est de porter la contingence d’une cure singulière à la valeur de validité universelle, c’est-à-dire transmissible et donc capable de susciter le consensus. Ainsi cela comporte de pouvoir évaluer comment, dans la cure, la composante autoérotique du symptôme est traitée dans le but de la connecter avec l’intersubjectivité du même symptôme. La procédure ne doit pas évaluer l’application à un sujet, le patient, d’un projet thérapeutique. Ce qui est évalué est la capacité subjective de l’analyste de mettre le symptôme sous transfert et donc de susciter chez le sujet-patient un nouvel amour, celui pour le savoir inconscient que le symptôme comporte, même dans le cas de la psychose.

L’objectivité de cette évaluation repose sur le fait que cela fait abstraction d’une demande du praticien, mais implique le désir de l’École (génitif subjectif). C’est l’École qui déclare la qualité analytique d’une pratique. C’est pour cela que dans l’Annuaire de 1977 9, on recommande à la commission (le Jury d’Accueil) de : – demander à l’analyste du praticien son accord, – de recueillir le témoignage de ses contrôleurs (au moins deux), – d’évaluer le travail réalisé en activité de groupe et en écrit, et, si cela n’était pas suffisant, – d’appeler le praticien pour toute autre information. L’École se fait donc sujet du désir de recueillir les preuves des effets dans la pratique de la formation que celle-ci dispense. Elle n’a pas de critères a priori pour cette évaluation, mais celle-ci advient à travers une sorte d’intersubjectivité, entre l’École et le praticien, avec des effets d’objectivité qui consistent dans la capacité de transmission et d’enseignement qu’une pratique ouvre sur le versant clinique.

Comme nous l’avons dit, le contrôle confère à l’acte sa valeur analytique, mais il ne donne pas la preuve de l’acte analytique. Pour cela, ce qui est évalué inclut toujours un tiers pour faire l’arbitre, – le public comme celui qui écoute ou lit la construction d’un cas clinique. C’est seulement ainsi qu’on peut éviter les effets de bureaucratisation d’une pratique qui se développe à l’aveuglette et d’une « Formation continue » qui se démontrera toujours en retard par rapport à la pratique. On peut se dire que c’est un élément différentiel entre la psychanalyse et les psychothérapies.

Si la passe s’occupe de la fin de l’analyse, la garantie concerne la décision subjective qui a pu la

9

« Analystes Membres de l’École Freudienne (AME) », Annuaire de l’EFP 1977, p. 23.

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faire commencer. Dans les deux cas, l’École est impliquée. Je conclus avec une affirmation contenue dans l’Annuaire cité : « On remarquera qu’un fonctionnement d’ensemble qui permet d’éliminer les rites de candidature, en allant au devant des mérites enregistrés, se met à l’abri de bien des inconvénients de la compétition inhérente à tout groupe ». 9

(Traduit de l’italien par Isabelle Robert)

Dynamique de la formation du psychanalyste Alexandre Stevens

La question de la formation du psychanalyste peut être examinée à partir du point de capiton que constitue pour nous, dans l’École de Lacan, la passe. Mais cette formation peut être également située au-delà de ce point de capiton, comme son supplément. C’est sous ces deux angles que nous examinerons ici la formation du psychanalyste. 1

Les petites différences et la différence absolue

« Le désir de l’analyse – dit Lacan – n’est pas un désir pur, c’est le désir d’obtenir la différence absolue ». 2 S’il nous dit que ce n’est pas un désir pur, c’est parce que le seul désir pur est le désir de mort, rejet du vivant. Mais il est intéressant de remarquer que Lacan utilise la formule « désir de l’analyse » et non pas « désir de l’analyste. » Certes, ce désir est supporté d’une présence de l’analyste, mais la formule utilisée par Lacan situe aussi bien le désir de l’École en tant qu’École pour la psychanalyse et non pas en tant qu’École de psychanalystes. L’École est dès lors un instrument de combat pour le discours analytique et le désir qu’il porte : obtenir la différence absolue. Considérer que l’École doit prendre en charge « le désir de l’analyse », la constitue déjà comme « Sujet de pensée ». 3 Le sujet de pensée n’est pas un sujet collectif mais un sujet au travail dans la collectivité, à l’exemple du sujet de pensée Bourbaki pour les mathématiques.

1

Ce texte est une réécriture à partir de deux interventions : l’une à la Journée de La Cause freudienne et de Quarto intitulée « L’École et son désir de différence » (10. 03. 01), l’autre est une conférence donnée à l’EOL à Cordoba (mars 2001).

2 LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de

la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 248. 3

Selon la proposition de Jacques-Alain Miller.

Quelle est cette différence absolue ? Lacan en donne l’indication : « Là seulement peut surgir la signification d’un amour sans limite, parce qu’il est hors des limites de la loi, où seulement il peut vivre ». 4 C’est dans ces termes de limite et de franchissement que se situe ce désir. Ce franchissement est lui-même un passage à la limite, de la même manière que la série infinie trouve son nom, son cadre, par le passage à la limite. Par exemple la série infinie des nombres entiers trouve sa limite dans le passage à la nomination par l’infini. De la même manière, la série des signifiants-maîtres du sujet (grand I ou S1) trouve sa limite dans son franchissement, dans l’objet a, parce qu’au-delà de la série des signifiants, c’est l’objet qui l’ordonne. A partir de là nous pouvons saisir ce dire de Lacan que « le ressort fondamental de l’opération analytique, c’est le maintien de la distance entre le I et le a».5dire de Lacan que « le ressort fondamental de l’opération analytique, c’est le maintien de la distance entre le I et le a ».5 Il y a donc dans ces passages du Séminaire XI l’idée d’un franchissement nécessaire. C’est ce qu’il y nomme « franchissement du plan des identifications » 6ou traversée du fantasme. 7 Il s’agit d’un passage de la série des identifications à l’objet pulsionnel a, qui ne fait pas partie de la série mais qui l’ordonne. C’est ce que Lacan reprend dans sa « Proposition d’octobre » quand il écrit « Le non-su ordonne le cadre du savoir ». C’est l’élément externe, extime à la série – l’objet a, non-su – qui ordonne la série des signifiants. Le dernier chapitre du Séminaire Xl est ainsi au principe de l’installation de la passe dans la « Proposition d’octobre » trois ans plus tard. Cette idée de la fin de l’analyse comme franchissement est cependant déjà présente chez Lacan bien plus tôt. Dans le Séminaire II, il note : « Si on forme des analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent », 8 c’est-à-dire des sujets sans moi. Lacan fait remarquer que c’est bien sûr impossible, mais qu’il s’agit de « viser au passage à une vraie parole […] de l’autre côté du mur du langage ». Notons que ce n’est pas tout à fait le même franchissement : dans le Séminaire XI, il s’agit du franchissement du symbolique (la série des signifiants) vers les limites du symbolique du côté

4

LACAN J., op. cit., p. 248. 5

Ibid., p. 245. 6

Ibid., p. 245. 7

Ibid., p. 246. 8

LACAN J., Le Séminaire, Livre ll, le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1978, p. 287.

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de l’objet pulsionnel, alors que dans le Séminaire II, il s’agit du franchissement de l’imaginaire (la méconnaissance du moi, les préjugés) vers le symbolique (l’autre côté du mur du langage). Mais ce qui est visé dans les deux cas, c’est le franchissement du plan des semblants : semblants imaginaires dans le Séminaire II pour atteindre le symbolique (qui apparaît plus réel) ; semblants symboliques dans le Séminaire XI pour atteindre l’objet a qui est pour Lacan, à l’époque de ce Séminaire XI, ce qu’il y a de plus réel. Or, au moment du Séminaire XX, 9 Lacan placera l’objet a dans les semblants, ce qui fait de ce Séminaire un moment de mise en cause de la passe comme franchissement définitif. Dans le Séminaire Lacan ne parle pas d’un désir de différence absolue mais plutôt d’obtenir que le sujet se sépare de ce que Freud appelle « sa petite différence », c’est-à-dire le narcissisme, la particularité qui distingue le sujet de l’ensemble universel de ses semblables. Le sujet doit laisser tomber sa ou ses petites particularités imaginaires pour atteindre, au-delà, à une vraie position de sujet dans le signifiant, une parole pleine. Ceci reste d’ailleurs valable pour la passe dont Lacan dit qu’on ne peut pas s’en donner les airs. La procédure ne permet pas de faire passer sa petite différence narcissique pour la différence absolue. Mais dans le Séminaire XI ce dont il s’agit ne se limite pas à laisser tomber sa particularité qui est sa manière d’être un-entre-autres dans l’universelle de tous les autres. Il s’agit au contraire de trouver sa singularité absolue dans l’objet pulsionnel au-delà de la limite des signifiants, singularité qui ne se déduit pas de l’universelle du tous, mais qui se constitue au un par un.

A partir de la petite différence et la différence absolue, deux types d’écoles peuvent se fonder. Une première serait une École de sujets singuliers au service du discours de l’analyste, c’est-à-dire une École pour la psychanalyse ; c’est l’École que voulait Jacques Lacan. La deuxième, une école de psychanalystes définis par leurs petites différences, c’est-à-dire une association de professionnels, ce qui est le contraire de ce que nous voulons.

9 Comme l’a montré Jacques-Alain Miller dans son cours L’orientation

lacanienne, « De la nature des semblants », (inédit), 19911992.

Points de capiton et fuis-sens

Dans le Séminaire II comme dans le Séminaire XI la fin de l’analyse consiste à trouver le point de capiton de la cure. Dans la première version de la « Proposition d’octobre », Jacques Lacan écrit ce point sur le graphe. La différence absolue comme point de capiton d’une cure s’écrit en haut à gauche, en place du S(A). C’est le franchissement du plan des identifications ou la traversée du fantasme mais c’est aussi le passage à l’analyste, soit un franchissement pour l’analysant dans la cure.

Il faut remarquer qu’un point de capiton ne tient qu’un moment comme le disait récemment Eric Laurent au cours de Jacques-Alain Miller. Je le cite de mémoire : « symptôme, fantasme, la passe, ce sont des points de capiton ; mon nom n’est plus sujet-non-identifié ou Nemo mais fuis-sens, c’est-à-dire le trou dans le sens qui appelle toujours un complément ». La passe est au cœur de l’École mais elle n’est pas le tout de l’École, elle n’est pas le point final définitif d’un trajet. Une chose est de situer la passe comme visée, ce qui sur le graphe s’inscrirait en « I » et non plus en S(A), autre chose est de la situer comme point de capiton avec ses effets de rebroussement, d’après-coup d’un franchissement. La passe doit de ce point de vue se faire en permanence, c’est-à-dire qu’elle est à situer plutôt en S(A). C’est là que se pose la question de la formation de l’analyste. On sait que Jacques Lacan a insisté sur la fin de la cure comme étant l’essentiel de cette formation. Il s’opposait ainsi à toute installation d’un système de « baronnies » ou d’une liste de « contrôleurs », comme il en existait à l’IPA. La position de l’analyste se détermine donc de la fin de sa cure. C’est en cela qu’il a pu dire qu’il n’y a pas de formation de l’analyste, seulement des formations de l’inconscient. Il s’agit donc d’analyser ces formations jusqu’au bout, et la passe en est la démonstration.

Mais nous avons aujourd’hui à nous poser aussi la question de l’autre point de capitonnage inscrit sur le graphe 10 par Lacan dans la première version de la « Proposition d’octobre », 11 ainsi que l’a fait

10

Nous reproduisons ici le graphe tel qu’il apparaît entre autres dans les Écrits, p. 817.

11 LACAN J., « Première version de la Proposition du 9 octobre 1967 sur le

psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 590.

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remarquer Jacques-Alain Miller au Séminaire du Conseil de l’AMP en janvier.

Sur ce graphe, l’AME est situé à gauche sur l’étage inférieur, en place de s(A). Ce point reçoit ses déterminations (indiquées par les flèches) : de l’étage supérieur, c’est-à-dire de S(A) et de la « traversée du fantasme » ; des coordonnées symboliques de l’étage inférieur où peut se lire dans les deux flèches qui relient A à s(A) le rapport du sujet au savoir constitué, de A vers s(A), et au savoir constituant, de s(A) vers A, selon la structure du mot d’esprit ; et enfin du court-circuit imaginaire de l’étage inférieur qui désigne les lieux de reconnaissance sociale de l’AME. Pour la formation du psychanalyste comme dans la passe il ne s’agit pas, comme le voudrait l’État par rapport aux psychothérapies, du point d’aboutissement d’un cursus, mais d’une dynamique, dont nous pouvons établir le trépied : analyse personnelle, contrôle et enseignement qui comporte la dimension de lectures des textes. Notons la remarque de Lacan : « Un enseignement véritable, c’est-à-dire qui ne cesse de se soumettre à ce qu’on appelle la novation ». 12Cette remarque inclut dans l’enseignement une dimension de non-savoir et rappelle ce qu’écrit Lacan dans son « Intervention sur le transfert » à propos du savoir constituant (savoir nouveau) et du savoir constitué (savoir déjà-là). C’est le savoir constituant qui nous intéresse parce qu’il mord sur le réel. « Un enseignement véritable », selon l’expression de Lacan, serait donc celui qui ajoute son grain de sel au savoir déjà acquis.

12

LACAN J., Écrits, Seuil, Paris, p. 435.

L’AE témoigne du réel rencontré dans l’expérience de sa propre cure, l’AME (comme point de capiton de la formation) peut témoigner de la menée d’une cure ou de son contrôle et donc du réel présent dans l’acte analytique. Il n’y pas là de franchissement qui se fait une fois pour toutes puisqu’il est à réintroduire à chaque cure et à soutenir à chaque moment d’une cure. Quant à l’AP, il est défini comme celui qui « ne s’autorise que de lui-même (et de quelques autres) ». Du point de vue associatif, cela provoque un effet de déségrégation, mais du point de vue structural cela souligne la solitude de l’acte. Ces définitions montrent une certaine dynamique de continuité et non pas de franchissement.

La formation de l’analyste garantie par l’École, c’est aussi la garantie que sa pratique est bien analytique comme l’a souligné Jacques-Alain Miller dans le communiqué publié à la suite du Conseil de l’AMP en janvier. La dimension continuiste de cette formation correspond bien au dernier enseignement de Lacan : l’insigne (S1, a) est l’impossible du nom pour inscrire le non-rapport et le hors-sens, le fuis sens. Ceci nous plonge au cœur du débat actuel de l’École Une qui vise la différenciation radicale de la psychanalyse d’avec les psychothérapies, car à l’endroit où la psychothérapie vise la production de sens, la psychanalyse a comme visée l’invention d’un savoir nouveau à partir d’un point hors-sens, invention dont le witz est le paradigme. Il en découle que la formation du psychanalyste implique l’exigence de pouvoir suspendre le sens, comme nous l’indique Lacan déjà au premier temps de son enseignement, lors du Séminaire III quand il nous met en garde de ne pas comprendre trop vite.

Dès lors qu’on saisit, à partir du dernier enseignement de Lacan, que le signifiant est jouissance, il est plus difficile de concevoir la différence absolue entre I et a et sa traversée. Il s’agit plutôt d’une série dynamique de remaniements de la jouissance jusqu’à buter sur l’absence du nom. C’est aussi ce qui est à poursuivre dans le contrôle et dans l’enseignement. Comme le disait Jacques Lacan : « Je fais la passe en permanence ». C’est un nom de la formation.

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Quelques notes sur l’Ecole sujet Antonio di Ciaccia

Le texte de la Théorie de Turin sur le sujet de l’École de Jacques-Alain Miller requiert plus d’un commentaire. *Comme il est déjà apparu aux participants au premier Congrès scientifique de la Scuola lacaniana di psicoanalisi del campo freudiano in formazione, ce discours est capital. D’autant plus qu’il prend place dans une vision plus large qui implique la prise en compte d’une série d’interventions de Jacques-Alain Miller : interventions qui le précèdent et qui en donnent le contexte, et interventions qui le suivent et qui mettent en contraste l’orientation prise à l’intérieur de l’École Une et celle prise par rapport aux Écoles de l’AMP par son Délégué général.

Le contexte

En ce qui concerne les interventions qui le précèdent, il est utile de se rappeler les diverses critiques émises par Jacques-Alain Miller à l’attention d’une École qui tend à s’uniformiser sur les standards de l’IPA dans une « Société d’Assistance Mutuelle Contre le Discours Analytique ». Il n’est pas nécessaire d’être inscrit dans l’annuaire de la société IPA pour être une SAMCDA et il n’est guère plus suffisant de se penser lacanien pour échapper à un tel destin. La pente naturelle de chaque formation qui s’intéresse à la Chose analytique tend automatiquement vers une structure sociale qui répond avec un dire que oui au signifiant paternel et avec un dire que non à l’horreur du réel. Du reste, Lacan même disait dans L’envers de la psychanalyse qu’il s’agit de la difficulté que rencontre celui qui s’approche du discours de l’analyste : « (…) il (le discours de l’analyste) doit se trouver à l’opposé de toute volonté, au moins avouée, de maîtriser. Je dis au moins avouée, non pas qu’il ait à la dissimuler, mais puisque, après tout, il est facile de redéraper toujours dans le discours de la maîtrise ». 1 Avec beaucoup de précisions, dans diverses interventions, Jacques-Alain Miller rappelle que, de manière automatique, la position de l’analyste – s’il est laissé seul, en d’autres termes, s’il est sans École – tend vers une construction de défense contre le discours analytique. 1

LACAN J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 79.

En ce qui regarde les interventions de Jacques-Alain Miller qui suivent la Théorie de Turin, il est important de se souvenir de l’accent mis sur l’exigence que celui qui fait partie de l’École témoigne d’un travail tel qui permette de dire que l’École comme telle est à la hauteur de son devoir dans le monde contemporain. La théorie de l’École comme sujet ne dispense donc pas ses membres d’un travail assidu et rigoureux. Au contraire, celle-ci accentue la responsabilité de chacun. Dans l’intervention conclusive des récentes Journées de l’École de la Cause freudienne tenues à Paris, Jacques-Alain Miller mettait entre autres l’accent sur la nécessité de rendre compte de la passion même qui meut, un par un, les membres de l’École autour de la Cause analytique. Il n’est pas suffisant d’être pris par la passion. Il faut savoir dire au moins quelque chose de la Cause qui anime cette passion, selon un mode logique. Savoir, en quelque sorte, le transmettre.

Le collectif et le langage

Pour entrer dans le vif du sujet de l’intervention de Turin, il apparaît d’emblée que la théorie de l’École comme sujet a un fil conducteur qui remonte à Freud. Dans la lecture du texte freudien faite par Lacan et reprise par Jacques-Alain Miller, nous avons une théorie du collectif qui est clairement politique dans le sens précis du terme, soit une théorie qui investit et analyse les relations entre les humains en tant qu’êtres sociaux. Comme il est rappelé dans l’intervention, même si la psychanalyse est une expérience à deux, elle est collective. Ce n’est pas par hasard que Lacan en donne les coordonnées comme celles d’un lien social sous la forme d’un discours. Et ce n’est pas par hasard que J.-A. Miller rappelle qu’à partir de Freud, on peut poser une nouvelle définition du collectif : « le collectif est fait d’une multiplicité d’individus qui assument le même objet comme Idéal du moi ».2 De cette façon, la psychanalyse permet de saisir, d’un côté la distinction entre l’individu et le sujet et, de l’autre, l’essence des formations collectives : elles sont toujours produites par l’Autre et, en tant que telles, elles sont toujours un effet du fonctionnement signifiant et rentrent ainsi dans l’ordre du langage. Encore une fois je pense qu’il est nécessaire de souligner la grande importance politique d’une telle affirmation puisque le collectif n’est plus renvoyé à la sociologie mais à des

2

MILLER J.-A., « Teoria di Torino sul soggetto delle Scuola », Appunti, 78, novembre 2000, p. 4.

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éléments de base de l’homme : la structure sociale de l’homme doit être saisie dans la structure même du langage.

Deux modes d’énonciation

Toutefois, si, d’un côté, les collectifs sont tous équivalents dans la mesure où, à travers l’identification, ils s’appuient sur l’Idéal du moi, d’un autre côté, ils ne sont pas équivalents concernant l’Idéal et la fonction d’énonciation qui lui est attenante. Il y a deux modes distincts d’énonciation, un qui alimente « l’aliénation subjective à l’Idéal » 3 et un autre qui, au travers de l’interprétation, « renvoie chacun des membres de la communauté à sa propre solitude, à la solitude de son rapport avec l’Idéal ». 4 Le premier mode d’énonciation est « massifiant », 5 le second est « démassifiant ». 6 Le premier opère à partir de la suggestion, le second à partir de ce rejeton de la suggestion qui se métamorphose dans le transfert. Le premier prend son amorce dans les pouvoirs de la parole et de l’écoute, le second dans la structure du signifiant et de la coupure. Le premier doit nécessairement se confronter avec un ennemi repéré comme celui qui n’a pas le même Idéal, le second se confronte seulement, après résistance et réticence, à sa propre solitude.

Deux modalités du collectif Évidemment les deux collectifs produits ne sont pas égaux. Ils sont en réalité radicalement différents, même s’ils ne sont pas l’envers l’un de l’autre. Dans le premier cas, en fait, l’identification avec l’Idéal du moi produit une incorporation générale et uniforme des insignes de l’Idéal jusqu’à ce que chacun du collectif équivaille à son semblable. La singularité subjective est annulée au profit de l’universel de l’Idéal. Le collectif y gagne en cohésion mais y perd en création. Dans le second cas, au contraire, bien qu’il n’y ait pas abolition de la fonction de l’Idéal ou une fossilisation du mouvement identificatoire – « il n’y a pas annulation de l’Idéal », 7 dit Jacques-Alain Miller – il y a une mise en cause critique des fondements du rapport que chacun entretient avec l’Idéal, non certes pour l’abolir, mais pour l’analyser dans ses composantes,

3 Ibid., p. 5.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 Ibid., p. 6.

jusqu’à ce que les coordonnées qui ont causé ce rapport avec l’Idéal, puissent en être saisies. Ainsi l’Idéal reste dans sa fonction. Celui-ci reste aussi après la traversée, à travers l’analyse, de l’Idéal. Idéal qui fonctionne comme un voile qui couvre la cause qui l’alimente. L’idéal n’est par conséquent pas le même avant et après. Avant, la cause qui motive l’Idéal est ignorée. Ou mieux, le sujet confond Idéal et Cause. Après, sa traversée laisse saisir ou au moins entrevoir quelle singularité est à l’origine du rapport que chacun entretient avec l’Idéal. C’est une singularité qui justifie le sujet dans son choix, dans le choix obligatoire de son destin. Une singularité qui le désigne comme exception, et ceci dans un collectif qui est à double face : par un côté, c’est un collectif où tous sont égaux et, d’un autre côté au contraire, c’est un collectif où chacun est une exception.

L’École, l’Œdipe et l’au-delà de l’Œdipe

A ce propos, dans son intervention, Jacques-Alain Miller enseigne que l’École peut être pensée selon deux modes. Une chose est de penser l’École selon ´une pure logique de l’Œdipe ». 8 Dans ce registre, dans le registre du règne du père, l’exception est l’Un solitaire – « L’Un – qui n’est pas comme tous les autres » 9 – qui s’oppose aux frères-tous-égaux-en-droit. Mais dans ce registre l’Un solitaire est simplement un masque du surmoi. Même quand il prend la figure pacifique du Nom-du-Père qui permet l’universel, celui-ci met en ultime analyse l’universel « au service de la volonté de jouissance ». 10

Autre chose, au contraire, est de penser l’École selon la logique de l’au-delà de l’Œdipe. Dans ce registre ?, Jacques-Alain Miller n’est pas solitaire, il est un au-moins-un qui donne témoignage de sa propre différence et qui ne se ménage pas afin qu’il y en ait d’autres à le faire ». 11 Le poste d’au-moins-un est un « poste d’énonciation » 12 qui « ne comporte pas l’exclusivité ». 13 H appartient à chaque au-moins-un non seulement d’occuper le poste d’énonciation mais surtout, de savoir l’occuper. Savoir l’occuper veut dire : dire en logique quelque chose qui rende compte de la perte

8

Ibid., p. 11. 9

Ibid., p. 8. 10

Ibid., p. 11. 11

Ibid., p. 12. 12

Ibid. 13

Ibid.

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provoquée dans l’articulation signifiante dont chacun est un effet. Non certes pour s’en lamenter ou pour s’en vanter – ce qui révélerait que ce quelqu’un se prend pour un au-moins-un qu’il n’est pas – mais pour témoigner de quelle façon la perte – perte qui est à situer dans le nœud imaginaire-symbolique-réel sans faire l’économie d’aucun des trois – est la marque de martyre à l’origine de sa position créative. Créative au niveau de ce qui le singularise comme style pour traiter le réel en jeu dans la Cause analytique et qui le convoque comme analyste. Style qui comporte que chacun n’est pas symétrique à aucun autre mais qu’il est unique, même s’il n’est pas l’unique.

L’Idéal et le plus-de-jouir

Pour pouvoir occuper le poste d’au-moins-un, chacun devra donc rendre compte, en logique et par son acte, de cette perte, de cette spoliation fondamentale qui renvoie le sujet à sa propre solitude. Solitude veut dire que l’Autre idéal ne le réconforte ni ne le soutient plus, que de l’Autre est dénoncée la non-existence malgré son opérativité bénéfique ou maléfique – qui s’équivalent. Cela signifie que le désir du sujet ne répond plus aux commandes qui lui viennent du désir de l’Autre, mais au contraire, qu’il se meut à cause du reste de l’opération à travers laquelle est analysé l’Idéal et les identifications connexes. Ça veut dire en somme que l’Idéal révèle son secret. Et son secret est la Cause qui l’institue et qui est à l’origine d’un désir inédit. Inédit parce qu’il ne répond pas à l’Idéal dans un mode immédiat comme si l’Idéal était son ressort, mais par un mode médié, à travers le secret de l’Idéal, c’est-à-dire à travers ce ressort qui est le « plus-de-jouir particulier à chacun ». 14

L’École comme sujet supposé savoir

L’École est le lieu dans lequel l’Idéal de tous et la solitude de chacun se conjuguent. Et ils se conjuguent à travers les signifiants qui sont posés par les actes qui la déterminent. Aujourd’hui, « il s’agit de faire en sorte que la détermination signifiante de l’École, ses concaténations symboliques complexes, ses statuts, ses publications aient comme effet d’instituer l’École comme sujet supposé savoir ». 15 Il s’agit d’un sujet vrai et propre, puisque – comme chaque sujet – « il est

14 Ibid., p. 8.

15 Ibid., p. 10.

déterminé par les signifiants desquels il est l’effet ». 16

L’École comme sujet supposé savoir met en lumière l’Ecole-sujet sur le versant que j’ai appelé, dans une intervention précédente publiée sur l’AMP-Corriere et que je reprends partiellement, l’École comme sujet-analyste.

L’École comme sujet-analyste est l’École qui est fondamentale pour notre pratique et qui en indique les contours. Chacun de nous qui avons une pratique analytique sait que, bien que les erreurs soient toutes les nôtres, l’efficace de l’opérativité de cette pratique est un effet du transfert. Transfert qui se sert de la personne de l’analyste mais qui s’adresse bien au-delà de lui : il s’adresse au savoir inconscient. Mais le savoir inconscient ne subsiste pas sans les noms qui ont permis sa découverte et qui sont désormais les signifiants de son émergence. Pour cela on peut dire que le transfert est toujours adressé à Freud ou à Lacan. Mais on peut aussi dire que le transfert est toujours adressé à l’École comme sujet effet de ses signifiants. Avoir ce point présent à l’esprit – l’École comme destinataire du transfert – me semble permettre un déplacement de vision pour chaque pratiquant. Il pourrait croire que le transfert est centré et a son impulsion dans quelque chose d’autre que dans la fonction définie par Lacan au moyen de l’expression du désir de l’analyste. Un tel désir n’est ni le désir d’être analyste ni ne se confond avec le désir que chaque analyste aimerait croire en rapport avec son propre désir. Le désir de l’analyste est une fonction et c’est une fonction transcendante au désir de chaque analyste. Transcendance non mystique, mais connaturelle à la structure du langage de l’inconscient freudien. Transcendance qui trouve support dans le sujet supposé savoir, à l’origine du transfert qui, si c’est un phénomène subjectif, « n’est en rien un phénomène individuel » 17mais collectif, même s’il s’incarne dans un quiconque à condition que celui-ci devienne un au-moins-un qui se laisse prendre comme « rebut ». 18

Cela est la donne mise en jeu dans la formation que l’École propose dans la pratique analytique et dans les contrôles. Une telle conception de l’École, en tant que sujet-analyste, renvoie chaque membre de l’École au statut d’analysant.

16 Ibid., p. 9.

17 Ibid., p. 5.

18 LACAN J., « Télévision », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 519-520.

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L’École comme sujet-analysant

Dans son intervention Jacques-Alain Miller pousse bien au-delà la conception de l’École comme sujet : il s’agit de l’École comme effet de la détermination signifiante et du fait que par de telles déterminations, l’École est instituée comme sujet supposé savoir. Mais Jacques-Alain Miller, mettant l’accent sur l’École comme sujet susceptible d’être analysé – l’École que je me permets d’appeler sujet-analysant – porte sa théorie de l’École encore plus loin.

Parlant de l’École comme sujet d’« interprétation », Jacques-Alain Miller mobilise son concept même d’École. 19 L’École, d’un point d’accrochage – point symbolique quoique non exempt d’imaginaire – du transfert analytique, se transmue en un point perspectif qui tend vers une dimension qui interroge le réel de la structure.

Chaque acte interprétatif porté sur l’École comme sujet tend à dissiper l’ombre épaisse – semblable à celle dont parle Lacan dans sa Proposition 20– qui recouvre le lien entre la Chose analytique et l’organisation sociale de l’homme. C’est pour cela qu’il s’agit d’un point éminemment politique.

Par rapport à l’École comme sujet supposé savoir, l’École comme sujet-analyste, chacun est semblable à l’autre : l’École renvoie tous et chacun à la position analysante. Par contre, par rapport à l’École comme sujet-analysant, chacun est dissemblable à l’autre. Dissemblable, parce que l’École est l’effet d’une concaténation signifiante qui a comme points de capiton seulement des noms – comme ceux de Freud et de Lacan – qui la fondent. Dissemblable aussi, parce que l’École est l’effet des interprétations, qui la maintiennent dans son être sujet, produites uniquement par ceux, qui sont en position – attestée – d’au-moins-un.

(Traduit de l’italien par Isabelle Robert) * * Ce texte a été publié en italien dans Appunti n°79, décembre 2000.

19

MILLER J.-A., op. cit., p. 9. 20

Cf. LACAN J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 252.

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Applications

La manière freudienne quant à la psychanalyse dite appliquée Hervé Castanet

Jacques-Alain Miller, dans son Cours de cette année, 1 questionnant la différence entre psychanalyse pure (ou logique) et psychanalyse appliquée, repose ce qui fut l’un des enjeux vifs de l’« Acte de fondation » de l’École freudienne de Paris (alors École française de psychanalyse) par J. Lacan le 21 juin 1964. C’est dans cet Acte que Lacan distingue la Section 1 dite de psychanalyse pure et la Section 2 dite de psychanalyse appliquée. Par cette dernière, Lacan entend la thérapeutique et la clinique médicale. La psychanalyse appliquée, c’est la psychanalyse appliquée à la cure (définition A). Cette Section 2 ayant pour finalité affirmée de « contribuer à l’expérience psychanalytique ». 2 Le programme qui en découle est explicite : « critique de ses indications dans ses résultats », « mise à l’épreuve des termes catégoriques et des structures », « examen clinique », « définitions nosographiques », « projets thérapeutiques ». 3 Bref, la Section de psychanalyse appliquée interroge notamment la « doctrine de la cure et de ses variations » ; 4 la psychanalyse pure – qui, elle, n’est pas « en elle-même une technique thérapeutique » 5– étant la psychanalyse didactique où s’assure en raison le passage de l’analysant à l’analyste.

Ces remarques, qui fondent nos interrogations institutionnelles, sont bien loin de ce qui se colporte encore, ici ou là, à propos de la psychanalyse appliquée entendue comme application (exportation) de la psychanalyse principalement aux œuvres littéraires et artistiques (définition B). Sur un tel projet, souvent promu à l’université, qui est l’acception courante, hors notre champ, de l’expression « psychanalyse appliquée », Lacan aura des mots durs ; il parlera ainsi du « frotti-frotta littéraire dont se dénote la psychanalyse en mal

1 MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, « Le lieu et le lien », (inédit),

2000-2001. 2

LACAN J., « Acte de fondation », Autres écrits, Le Seuil, Paris, 2001, p. 231.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid.

d’invention », 6 Mais n’est-ce pas Freud qui a ouvert cette voie de la psychanalyse appliquée ainsi entendue (définition ? Lacan, à une occasion, répond : « L’évocation par Freud d’un texte de Dostoïevski ne suffit pas pour dire que la critique de textes, chasse jusqu’ici gardée du discours universitaire, ait reçu de la psychanalyse plus d’air ».7 Revenons à la lettre de Freud et posons cette seule question : Quelle est la manière freudienne quant à la psychanalyse appliquée ? L’actualité éditoriale et les présentoirs des librairies l’attestent : le psychanalyste est régulièrement sollicité pour interroger et commenter des œuvres relevant de l’art et de la littérature. Assurément, si cette proposition est faite au psychanalyste et s’il y consent, c’est parce qu’un savoir lui est supposé – un savoir spécifique et dûment transmissible pour dire ce que, par exemple, l’historien d’art, l’esthéticien ou le critique ne pourraient formuler. Cette proposition affirme donc un savoir de la psychanalyse qui peut être appliqué à une œuvre : Vous, psychanalyste, au nom de votre savoir, que pouvez-vous dire ? Répondre à la question équivaut, de fait, à confirmer l’existence d’une psychanalyse appliquée. Du reste une telle existence ne s’autorise-t-elle pas du nom même de S. Freud ?la psychanalyse appliquée ? L’actualité éditoriale et les présentoirs des librairies l’attestent : le psychanalyste est régulièrement sollicité pour interroger et commenter des œuvres relevant de l’art et de la littérature. Assurément, si cette proposition est faite au psychanalyste et s’il y consent, c’est parce qu’un savoir lui est supposé – un savoir spécifique et dûment transmissible pour dire ce que, par exemple, l’historien d’art, l’esthéticien ou le critique ne pourraient formuler. Cette proposition affirme donc un savoir de la psychanalyse qui peut être appliqué à une œuvre : Vous, psychanalyste, au nom de votre savoir, que pouvez-vous dire ? Répondre à la question équivaut, de fait, à confirmer l’existence d’une psychanalyse appliquée. Du reste une telle existence ne s’autorise-t-elle pas du nom même de S. Freud ?

Effectivement, jusqu’à il y a peu (1985), a existé en France un ouvrage signé du nom de Freud et paru, chez Gallimard, sous le titre : Essais de

6

LACAN J., « Lituraterre », Autres écrits, Le Seuil, Paris, 2001, p. 12. 7 Ibid.

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psychanalyse appliquée. Il était disponible au format de poche. La première parution datait de 1933. Pendant plus d’un demi-siècle a donc circulé en France un livre attribué à Freud qui affirmait – comme son titre l’indique très explicitement – que la psychanalyse pouvait être appliquée. Mais à quoi ? La réponse ne tardait pas ; il suffisait d’énumérer les divers chapitres de l’ouvrage : Freud y parlait notamment d’une statue de Michel-Ange, d’un conte de E.T.A. Hoffmann, d’un texte de Goethe, d’une névrose démoniaque au XVIle siècle à propos du peintre Christoph Haitzmann, des mythologies antiques, etc.

Or un tel livre n’a jamais, été écrit par Freud ! Essais de psychanalyse appliquée est un titre inventé par l’éditeur français ! Les chapitres sont en fait constitués d’articles divers écrits entre 1906 et 1927 et réunis de cette façon pour les lecteurs. 8 Cette remarque éditoriale pourrait paraître annexe ou secondaire. Il n’en est rien. L’expression « psychanalyse appliquée » laisse entendre que les concepts de la psychanalyse, construits et validés à partir du champ clinique et de la cure, pourraient être exportés et… appliqués à des productions du champ culturel et artistique. L’œuvre viendrait – au même titre que les formations de l’inconscient apportées par l’analysant : symptômes, rêves, actes manqués, lapsus, mots d’esprit, etc. – révéler le travail de l’Autre scène. La spécificité du savoir analytique face à une œuvre serait de repérer les opérations inconscientes livrées à l’insu de son auteur – l’artiste. Le psychanalyste se fait détective et insensiblement glisse du produit – l’œuvre, à son producteur – l’inconscient du créateur. La logique, ici rapportée, peut paraître… caricaturale. Tout au plus, le trait est-il appuyé. Il n’y a de psychanalyse appliquée qu’à présupposer cette hypothèse : l’œuvre révèle l’inconscient – sa spécificité, ses opérations de travail et d’élaboration. Or l’inconscient ne se conjugue qu’au cas par cas. C’est donc, in fine, toujours l’inconscient de l’artiste qui, au travers de sa création, est visé et interrogé. Dans le meilleur des cas, c’est la fonction inconsciente de l’œuvre pour son auteur qui est questionnée.

Pour la psychanalyse dite appliquée, l’objet d’étude est du côté de l’œuvre et de l’artiste, le savoir qui explique et rend compte du côté de la psychanalyse. La psychanalyse devient machinerie à interpréter, à produire du sens – parfois un sens qui étonne

8 Ces divers articles sont rassemblés aujourd’hui dans FREUD S.,

L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris, 1985.

l’approche commune mais un sens néanmoins : Voiler ce que veut dire l’œuvre, voilà ce qu’a voulu dire l’artiste… et qu’il ne savait puisque son inconscient n’est pas, par définition, directement accessible.

La manière freudienne

Doit-on rappeler ici que Freud ne procède nullement ainsi ? Par exemple dans « Le Moïse de Michel-Ange » 9 (1914), que nous prenons ici pour fil, il note : « Je précise préalablement qu’en matière d’art, je ne suis pas un connaisseur, mais un profane […] Les œuvres d’art n’en exercent pas moins sur moi un effet puissant […] J’ai été ainsi amené […] à m’attarder longuement devant elles, et je voulais les appréhender à ma manière, c’est-à-dire me rendre compte de ce par quoi elles font effet ». 10 Pointons la manière de Freud : En quoi cette œuvre me fait-elle de l’effet ? – tel est son unique angle d’attaque. Autrement dit, c’est Freud qui s’interroge, via cet effet produit par l’œuvre et qu’il rencontre voire subit. 11 La célèbre sculpture de Michel-Ange est l’ouvre qui, par excellence, l’impressionne radicalement : « […] aucune œuvre plastique n’a jamais produit sur moi un effet plus intense ». C’est de lui qu’il parle. Il précise qu’il s’intéresse moins « aux qualités formelles et techniques » de l’œuvre « auxquelles pourtant l’artiste accorde une valeur prioritaire », qu’au « contenu » qu’elle recèle. 12 C’est en cela que Freud peut dire qu’il n’a pas « l’intelligence adéquate » pour les « moyens et maints effets de l’art ». 13 S’intéressant au « contenu », et non aux modalités de l’Ars poetica, Freud suppose interprétable une œuvre. Ce « contenu », c’est « l’intention de l’artiste » : « Mais pourquoi l’intention de l’artiste ne serait-elle pas assignable, formulable en mots, comme n’importe quel autre fait de la vie psychique ? […] Et pour deviner cette intention, il faut bien que je puisse préalablement dégager le sens et le contenu de ce qui est représenté dans l’œuvre d’art, que je puisse donc l’interpréter ». 14 Mais est-ce ainsi que Freud va procéder dans son texte ? Oui et… non. Oui, parce

9

L’article fut publié d’abord, dans la revue Imago, sans nom d’auteur. Ce n’est qu’en 1924 que Freud lève l’anonymat.

10 FREUD S., op. cit., p. 87.

11 La sculpture de Michel-Ange s’impose à Freud : « […] essayant toujours

de soutenir le regard dédaigneux et courroucé du héros ; et parfois, je me suis alors faufilé précautionneusement hors de la pénombre de la nef, comme si je faisais moi aussi partie de la populace L… 1 qui ne peut tenir fermement à une conviction (…] », Ibid., p. 90.

12 Ibid., p. 87.

13 Ibid.

14 Ibid., pp. 88-89.

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que Freud va, tel un détective, relever les moindres détails de la sculpture et interpréter ce qu’elle inscrit. Non, car Freud ne questionnera pas la biographie de Michel-Ange, comme il le fit pour Léonard de Vinci, 15 ne relèvera aucun des signifiants ou formations de l’inconscient de l’artiste. Freud, en interprétant l’œuvre, s’interprète lui-même.

Devant la statue de Moïse, visible dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens à Rome, il avoue : « Combien de fois ai-je gravi l’escalier abrupt qui mène du Cours Cavour […] à la place solitaire sur laquelle se dresse l’église abandonnée, essayant toujours de soutenir le regard dédaigneux et courroucé du héros ; et parfois, je me suis alors faufilé précautionneusement hors de la pénombre de la nef, comme si je faisais moi aussi partie de la populace sur laquelle se darde son œil ». 16 Et si Freud étudie, mesure, dessine la statue en la contemplant plusieurs heures par jour pendant trois semaines, c’est parce qu’une question le travaille : ce qui le fascine, c’est la façon dont Michel-Ange a traité le grand homme Moïse. « […] (Michel-Ange) a introduit dans la figure de Moïse quelque chose de neuf, de surhumain, et la puissante masse corporelle, la musculature débordante de vigueur du personnage ne sont utilisées comme moyen d’expression physique de la plus haute prouesse psychique qui soit à la portée d’un humain : l’étouffement de sa propre passion au profit et au nom d’une mission à laquelle on s’est consacré ». 17 On voit, à lire Freud, le caractère très personnel, très privé d’une telle « interprétation de la statue ». 18 Ce qui aiguillonne Freud c’est de savoir pourquoi cette statue est pour lui énigmatique. Il dit bien : pour lui. L’interprétation qu’il donne, le regarde directement : lui, Freud, sera-t-il de la trempe d’un Moïse, capable de faire passer l’aveuglement de sa passion personnelle au second plan pour réaliser sa mission – la psychanalyse ? Son désir de savoir – dont la psychanalyse est l’effet – sera-t-il plus fort que son désir de n’en rien vouloir savoir où se loge sa passion ? Concrètement que découvre Freud ? Que la statue exécutée (entre 1512 et 1516) pour le tombeau du grand pape Jules Il présente, en fait, un Moïse contraire à l’histoire biblique. En quoi ? Michel-Ange a saisi Moïse à la fin d’une action. La statue

15 En 1910, dans S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci,

Gallimard, Paris, 1985. 16

FREUD S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris, 1985, p. 90.

17 ibid., pp. 118-119.

18 ibid., p. 119.

vient fixer ce moment particulier d’apaisement qui suivit sa terrible colère. Pour obtenir ce – résultat, Freud observe les détails19 touchant à la position des tables de la loi : elles sont à l’envers (la partie supérieure est en bas, l’inférieure en haut) ; et des doigts de Moïse dans sa barbe : les cordons de gauche de la barbe sont tenus par la main droite. 20

Pourquoi ces positions étonnantes ? Freud suppose Moïse de retour du Sinaï. Il est assis, au repos, il porte, la tête vers le haut, le livre sacré. « Ensuite est survenu le moment où le repos a été troublé par le bruit. Moïse tourna la tête, et lorsqu’il eut aperçu la scène (le peuple adore le Veau d’or), le pied s’apprêta à bondir, la main lâcha sa prise sur les tables et se porta à gauche dans la partie supérieure de la barbe, comme pour mettre sa véhémence en acte sur son propre corps ». 21 Suite à ce geste de colère, les tables glissent, vont se briser sur le sol. Alors, Moïse se ressaisit : « C’est pour empêcher cela que la main droite revient en arrière, et lâche la barbe […] elle a encore le temps d’atteindre le bord des tables […] ». 22 Voilà la conclusion, celle qui fascine Freud chez Moïse : « […] Moïse ne bondira pas (devant la scène de son peuple apostat) de son siège et ne jettera pas les tables loin de lui. Ce que nous voyons sur sa personne n’est pas le prélude à une action violente, mais le reste d’un mouvement qui a déjà eu lieu. Bondir, tirer vengeance, oublier les tables : tout cela, il voulait le faire dans un accès de colère ; mais il a surmonté la tentation, il va désormais rester assis ainsi, en proie à une fureur domptée, à une douleur mêlée de mépris. Il ne jettera pas non plus les tables, afin qu’elles se fracassent contre la pierre, car c’est justement à cause d’elles qu’il a étouffé sa colère, c’est pour les sauver qu’il a maîtrisé sa passion ». 23

Mais ce Moïse-là n’est plus celui de la tradition, c’est celui créé par l’artiste. Voilà la création de l’artiste : elle est construction et interprétation. Aussi Freud conclura son article en se demandant s’il n’y a pas invention de sa part, supputation exagérée. « Mais qu’en serait-il… si nous accordions du poids et de la signification à des détails qui étaient

19 Ce n’est pas un hasard si Freud, à ce propos, cite Morelli et sa fameuse

méthode d’attribution des œuvres picturales grâce à l’observation des détails que le copiste, à la différence du maître, néglige. Ibid., pp. 102-103.

20 Voir les schémas de Freud, Ibid., p. 109 et p. 111. La photographie de la

sculpture est entre les pages 112 et 113. 21

Ibid., p. 110. 22

ibid., pp. 110-111. 23

Ibid., pp. 113-114.

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indifférents à l’artiste ? ». 24 Peu importe. Ce que vise Freud est autre chose : il lit dans la mise en scène des détails de la statue cette question de son propre rapport à la psychanalyse et de sa capacité, lui Freud, à s’élever « au-dessus de sa propre nature ». 25

Retenons de ces remarques freudiennes que s’il y a psychanalyse appliquée, son objet n’est pas l’œuvre mais le sujet qui s’y livre et en parle. Freud n’applique pas la psychanalyse à la statue de Michel-Ange (ni à l’artiste Michel-Ange) – il l’applique à lui-même : pourquoi le Moïse produit-il cet énigmatique effet ? En d’autres termes : il n’y a pas de psychanalyse appliquée ou plus justement la seule et possible application de la psychanalyse est… la cure analytique elle-même. Les œuvres ne sont pas psychanalysables – ni à partir d’elles, leur auteur. Seul le sujet, dans une logique du cas par cas, peut relever de la psychanalyse.

Doit-on en déduire aussitôt que le projet de questionner une œuvre est impossible ? Il n’y a pas de psychanalyse appliquée (définition B), donc rien ne peut être dit, au nom du savoir analytique, sur l’œuvre.

Ce changement de perspective, introduit par Freud à propos de cette sculpture de Michel-Ange, oriente différemment les rapports difficiles, souvent malheureux, entre l’art et la psychanalyse. Lacan, dans son « Hommage fait à Marguerite Duras », remarque justement que « l’artiste toujours […] précède (le psychanalyste) et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie ». 26 II précise que l’artiste présente cette position de « savoir sans (lui) ce (qu’il) enseigne ». 27 À ce propos, les fortes remarques de Lacan, en 1971, dans « Lituraterre », prennent leur poids : « Pour la psychanalyse, qu’elle soit appendue à l’Œdipe, ne la qualifie en rien pour s’y retrouver dans le texte de Sophocle ». 28 La psychanalyse, à

24 Ibid., p. 122.

25 Ibid., p. 119.

26 LACAN J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V.

Stein », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, pp. 192-193. 27

Ibid., p. 193. 28

LACAN J., « Lituraterre », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 12.

être appliquée (ici à la tragédie), bouche questions et problèmes. Elle ne permet même pas de s’orienter. Idem pour la psychobiographie qui prétend, au nom de la position subjective de l’auteur, expliquer l’œuvre. On sait le résultat qui s’en déduit immanquablement : l’obscénité. 29 Et de James Joyce, le génie de la lettre de notre XXe siècle, Lacan dira qu’il est allé « tout droit au mieux de ce qu’on peut attendre de la psychanalyse à sa fin » et qu’à faire une psychanalyse « il n’y eût rien gagné ».30 Formules-chocs qui restituent à l’œuvre sa puissance, sa place et son… savoir – un savoir, le plus souvent, insu de son auteur mais peu importe : un savoir en tout cas, parce qu’il traite le réel par le symbolique, qui repousse les limites de l’acte et de la rigueur. S’il y a énigme, elle est du côté de la psychanalyse. Et c’est l’œuvre précisément qui fait surgir cette énigme du côté de l’analyse (et même de l’analyste) désormais mise au travail. L’article de Freud de 1914 est là pour attester ce qui fut son choix : faire d’une « mission à laquelle on s’est consacré » 31 un réel incontournable. A ce titre, Freud s’y démontre intraitable.

Trois approches du réel Armand Zaloszyc

Je pars d’une note de lecture, et vais vers l’incidence de ce dont il s’agit dans l’expérience. * Tout au début du Séminaire des quatre concepts, au tout début du deuxième chapitre, ayant annoncé qu’il s’attaquait à quelque chose qu’il appelle le « refus du concept », 1 Lacan nous donne de ce qu’il appelle « concept » la définition suivante : « Notre conception du concept, dit-il, implique que celui-ci est toujours établi dans une approche qui n’est pas sans rapport avec ce que nous impose, comme forme, le calcul infinitésimal ». 2 C’est cet énoncé qui m’a arrêté de la manière que je vais dire.

29

Lacan parlera de sottise et de goujaterie, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 192.

30 LACAN J., « Lituraterre », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 11.

31 FREUD S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris,

1985, p. 119. 1

LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 22.

2 Ibid., p. 23.

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La forme du calcul infinitésimal

Lisons simplement encore ce que Lacan dit immédiatement après cet énoncé sur le concept, et qui en est la conséquence immédiate : « Si le concept, poursuit-il, se modèle en effet d’une approche à la réalité qu’il est fait pour saisir, ce n’est que par un saut, un passage à la limite, qu’il s’achève à se réaliser ».

J’explicite ce que dit Lacan par l’exemple suivant : considérez la série 1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 + 1/32 + La somme de ses quatre premiers termes est 0, 9375 ; celle de ses neuf premiers termes 0, 9980 ; la somme des quatorze premiers termes 0, 999781. Il apparaît ainsi immédiatement que la série tend vers une limite, c’est-à-dire que les termes qu’on ajoute deviennent si petits que même un grand nombre de ces termes ne fera pas augmenter la série – du reste infinie – au-delà d’une limite finie 3 qui, dans cet exemple, est 1.

1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 + = 1 Et Lacan continue : « Dès lors, nous sommes requis de dire en quoi peut s’achever – je dirais, sous forme de quantité finie – l’élaboration conceptuelle qui s’appelle l’inconscient ».

Je voudrais relever seulement deux points de ces énoncés : la série infinie et le saut qui l’achève en quantité finie.

Dans la série infinie des divisions se laisse reconnaître facilement le paradoxe de Zénon qui s’appelle la dichotomie. Ce paradoxe dit que, pour couvrir une distance donnée, il faut d’abord parcourir la moitié de la distance, puis la moitié de la distance qui reste, puis encore la moitié de ce qui reste, et ainsi de suite.

1/2 1/4 1/8

Il en résulte qu’il reste toujours une partie de la distance à parcourir, et qu’il est donc impossible de la parcourir toute. 4 La parenté avec le paradoxe de la flèche ou le paradoxe d’Achille et la tortue est évident. Disons que ce qui est mis en scène, dans chacun de ces arguments de Zénon, est un impossible. Jean-Claude Milner, qui en a recherché les sources littéraires, attire l’attention sur, entre autres, ce qui a été appelé le « catalogue des 3

J’emprunte ces calculs à E. KASNER et J. NEWMAN, Les mathématiques et l’imagination, Paris, Payot, 1970, p. 54.

4 Ibid., p. 33.

damnés » du chant XI de l’Odyssée ; 5 ce sont ces figures qu’Ulysse rencontre lors de sa descente aux Enfers : Sisyphe qui roule sans fin son rocher sans parvenir au sommet de sa colline ; Tantale qui ne parvient pas à se désaltérer de l’eau qui de toutes parts l’entoure et disparaît dès qu’il s’en approche – autant d’actions vouées à une répétition infinie, et auxquelles nous pouvons ajouter celles du supplice des Danaïdes auxquelles Lacan a fait un sort qui n’est pas étranger à l’interrogation que j’apporte.

J’ajouterai que, dans la série que j’ai mentionnée, il nous est possible de numéroter chacun des termes de l’à l’infini :

1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16

et que nous réalisons par là une bijection des deux ensembles de nombres l’un sur l’autre, montrant ainsi qu’il s’agit de deux ensembles qu’on appelle équipotentiels. Un mot, maintenant, de ce que Lacan évoque comme le saut nécessaire pour achever la série infinie en une quantité finie. Si nous faisons une bipartition de type structuraliste, avec d’un côté la série infinie, qu’aurons-nous de l’autre côté ? Un certain nombre de termes qui ne sont nullement identiques, mais qui nous présentent une certaine équivalence structurale : le concept, d’abord ; puis, en passant l’impossible (comme nous venons de le voir), l’acte analytique (qui témoigne du passage du Rubicon, du passage à travers l’impossible, au-delà de l’impuissance) ; pour cette raison, la passe se trouvera ordonnée dans la même colonne de notre bipartition (tandis que, dans la colonne d’en face, nous trouverons « Analyse finie et infinie »). Et enfin, sans que je pense être exhaustif, nous aurons encore dans cette même colonne l’acte de foi que Lacan montre être incontournable au fondement de certitude du discours de la science, si simplement nous retournons notre petit bonhomme d’Ampère pour le faire regarder, cette fois, à l’inverse, de la limite en direction de la série infinie.

5

MILNER J.-C., La technique littéraire des paradoxes de Zénon, Détections fictives, Paris, Seuil, 1985, pp. 45-71. Les rapprochements épiques du Poème de Parménide sont habituels.

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Mais, en y réfléchissant, nous avons avec ces quatre termes – le concept dans la psychanalyse (en tant qu’il saisit la réalité, nous dit Lacan), l’acte analytique, la passe, l’acte de foi – des passages de la limite. J’ordonnerais volontiers aussi bien à ces quatre termes un cinquième qui est ce que Lacan, à l’occasion, a appelé l’horreur de l’acte. Car, dans la colonne d’en face, avec cette succession infinie, mais non sans limite, nous trouverons le désir, le désir comme infinie métonymie, 6 moyennant ce rappel que nous fait Lacan dans le même Séminaire des quatre concepts, au chapitre suivant : « Si, dans le registre d’une psychologie traditionnelle, on fait volontiers état du caractère […] infini du désir humain ce que l’expérience analytique nous permet d’énoncer, c’est bien plutôt la fonction limitée du désir. Le désir, plus que tout autre point de l’empan humain rencontre quelque part sa limite ».7 C’est donc cette limite, je le déduis, qui est au principe de l’horreur de l’acte.

L’infini dénombrable

Je voudrais à présent passer à une autre phase de cette affaire, laisser la digression que j’ai faite concernant la forme que prend, dans ces quelques pages du Séminaire des quatre concepts, le calcul infinitésimal – qui nous permet tout de même d’apercevoir comment se répondent le refus du concept et l’horreur de l’acte chez l’analyste. Je prends une voie de traverse, mais, avant de m’y engager, je me réfère aux développements vraiment lumineux que nous a donnés Jacques-Alain Miller à propos, précisément, du paradoxe de Zénon, et à propos de l’équivalence de l’objet a avec le nombre transfini aleph zéro qui caractérise l’ensemble infini des nombres entiers – nous avons vu que c’est le même nombre transfini qui caractérise la division zénonienne appelée la dichotomie.

Je résume de façon sommaire, en relevant seulement un ou deux points qui m’intéressent maintenant de deux textes de Jacques-Alain Miller « Achille et la tortue », et « Vers un signifiant nouveau ». 8 La ligne de chacun de ces deux articles est la question du rapport entre le signifiant et l’objet o.

6

LACAN J., Le Séminaire, Livre V Les formations de l’inconscient, Seuil, Paris, 1998, p. 102, p. 122.

7 LACAN J., Le Séminaire, Livre X1, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 32.

8 MILLER J.-A., « Achille et la tortue », extrait du cours 1988-89 « Les

divins détails », Letterina n°3, mai 1993, pp. 3-8 et « Vers un signifiant nouveau », extrait du cours 1989-90 « Le banquet des analystes », Revue de l’École de la Cause freudienne n°20, février 1992, pp. 47-54.

C’est donc le même point que nous avons vu investi dans la définition du concept en psychanalyse, et puis aussi dans les autres termes que j’ai ordonnés dans la même colonne de ma bipartition : l’acte, la passe, l’acte de foi (celui qui n’est pas sans être une condition du discours de la science. Mais, peut-être aussi, l’acte de foi de manière plus générale, et nous ne sommes pas loin, avec cette notion, des variations possibles concernant la foule freudienne, puisque je peux considérer, sous un certain angle, l’acte de foi comme le pacte qui fait le lien d’une « foule à deux » d’un certain type).

Ces deux textes, donc, traitent la question du rapport du signifiant avec l’objet a, et tous deux traitent cette question en recourant à la notion d’infini. Le premier de ces deux textes, « Achille et la tortue », envisage les choses du point de vue de la division à l’infini d’un segment, et n’est pas très éloigné de la perspective du calcul infinitésimal que j’ai évoqué précédemment. L’objet a y est situé comme le reste du mode de division de l’espace impliqué dans l’argument de Zénon, lorsque cet espace est réduit à la limite.

(a) Il y a là un phénomène qui n’est pas sans correspondance avec une indication que Jacques-Alain Miller avait donnée le 12 mars 1986, lors d’une séance du cours « Extimité », à propos du nombre de Henkin. De quoi s’agit-il ? C’est que les axiomes qui caractérisent la suite des nombres entiers ne sauraient permettre d’exclure que cette suite comporte un élément hétérogène défini comme faisant partie de cette suite, mais comme étant différent de 0, de 1, de 2, etc., jusqu’à l’infini. De quoi Jacques-Alain Miller conclut alors, que « tout ensemble de conditions remplies par les nombres naturels admet un modèle non standard qui comporte ce petit a ». 9 Le second texte, celui qui est intitulé « Vers un signifiant nouveau » est l’ouverture d’un chapitre de la revue dont le chapeau s’intitule : « Sur le transfini ». C’est ici un point de vue un peu différent qui est à l’œuvre, avec la référence aux nombres transfinis de Cantor, à propos de la définition desquels un article de Hourya Sinaceur suit immédiatement, dans ce même chapitre « Sur le transfini ». Si l’on considère la suite infinie des nombres entiers, aussi grand que soit un nombre, il aura toujours une infinité de successeurs : c’est ce

9

MILLER J.-A., « Extimité », cours inédit, séance du 12 mars 1986.

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que Jacques-Alain Miller propose d’identifier à l’expression lacanienne de non-su. Et, de même que Cantor aura cadré l’ensemble infini des nombres entiers en lui attribuant un nombre cardinal qu’il appelle le nombre transfini aleph zéro, de même le non-su de Lacan vient constituer le cadre du savoir, une fois que ce non-su a été établi comme un repère tout à fait comparable au repère qu’offre la cardinalité de l’ensemble des nombres entiers. A partir de là, Jacques-Alain Miller fait voir dans le signifiant lacanien a un terme équivalent à l’aleph zéro cantorien, « dans la mesure, dit-il, où il n’est pas du même type que les signifiants ». 10partir de là, Jacques-Alain Miller fait voir dans le signifiant lacanien a un terme équivalent à l’aleph zéro cantorien, « dans la mesure, dit-il, où il n’est pas du même type que les signifiants ». 10 Je viens donc de schématiser deux modes d’usage de l’infini qui nous sont ainsi proposés dans la psychanalyse : le mode du calcul infinitésimal et le mode du nombre transfini aleph zéro qui caractérise la puissance du dénombrable. Je voudrais maintenant relever un autre abord lacanien de l’infini ou plutôt un abord de l’infini par une autre phase encore.

La puissance du continu

Il y a l’infini dénombrable que nous venons d’envisager : un ensemble dénombrable est un ensemble dont les éléments peuvent être numérotés au moyen de nombres entiers ; lorsqu’il s’agit d’un ensemble infini, son nombre cardinal (sa puissance) est aleph zéro.

Il existe aussi au moins un ensemble infini non dénombrable : c’est l’ensemble des nombres réels qu’on figure en général, au plus simple, par l’ensemble des points d’un segment.

0 1

Par exemple, le segment dont les extrémités sont 0 et 1 comporte une infinité de points (aussi petit que soit l’intervalle qu’on y détermine, il sera divisible à l’infini). Le nombre cardinal d’un tel ensemble (sa puissance) est ce qu’on appelle la puissance du continu. Il est facile de voir que les divisions à l’infini dont procèdent les paradoxes de Zénon, aussi dénombrables à l’infini que soient ces divisions, trouvent leur condition de possibilité dans l’existence de la puissance du continu. C’est ainsi, du moins, que je lis les mémorables « Remarques

10 MILLER J.-A., « Vers un signifiant nouveau », p. 52.

sur les paradoxes de Zénon » 11qu’Alexandre Koyré avait fait paraître en 1922, et qui étaient, sans aucun doute, bien connues de Lacan. Voici ce que Koyré écrit à propos du continu : « Les recherches de Cantor sur le concept de limite et de continu eurent un résultat d’une extraordinaire importance : le continu, par rapport à l’infini dénombrable, est d’une puissance, non pas égale, mais infiniment supérieure. Il y a donc, au moins, deux infinités. […]. L’unité du continu est une unité de densité et de cohésion parfaites. Entre deux points quelconques d’un continu, il y a nécessairement une infinité (continue) d’autres points. Il n’y a pas deux points limitrophes. Ils sont tous séparés par le même abîme d’une infinité (continue) de points ». 12Et encore

« C’est […] à propos du continu que se pose le vrai problème philosophique, l’éternel problème ontologique du mê on (c’est-à-dire du non-être). Car le continu, par lui-même, échappe à toute détermination de grandeur, de nombre, etc… Nous ne pouvons distinguer en lui ni le grand, ni le petit, comme le dit Platon. On ne peut pas comparer ses diverses parties entre elles. On ne peut même pas fixer en lui des parties. Il n’est ni une pluralité (au sens d’un tout), ni une grandeur. Il est, pour ainsi dire, l’altérité en soi, le hétéron comme dirait Platon. On ne peut pas le dénombrer ni le mesurer Il n’est ni une unité, ni une multiplicité car ces deux idées sont corrélatives, il est (dans la mesure où il est) une unité qui n’est pas une, une multiplicité qui n’est pas multiple. C’est le véritable mê on, le chaos sans limite et sans nombre… ». 13D’où l’interrogation de Koyré avec laquelle je terminerai cette trop longue citation : « Comment arrive-t-on, non pas à composer le divisible, mais, inversement, à partager, à mesurer l’indivisible, l’immensurable ? ».

Il est aisé de reconnaître dans ces énoncés, jusque dans la terminologie, le même tissu que celui où Lacan découpera pour nous les problèmes qu’il essaiera d’articuler, dans son séminaire Encore, autour de la sexualité féminine. L 'hétérité dont il y avance la notion, celle du pas-tout aussi, se trouvent articulées en toutes lettres par Koyré, concernant la puissance du continu, dont il nous faudrait suivre l’élaboration de la notion dans le texte de Lacan à partir de ces années d’Encore. Mais ce n’est pas ce

11

KOYRÉ A., « Remarques sur les paradoxes de Zénon », Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1971, pp. 935.

12 Ibid., pp. 28-29.

13 Ibid., p. 30.

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que je vais faire à présent – je veux montrer ce que je crois voir maintenant : la question du continu, cette problématique même que je viens de situer, tarabustait Lacan depuis longtemps, avant qu’il ne lui donne les formulations que nous devons à son élaboration d’Encore, qui sont celles de la dernière période de son enseignement. Sans avoir à faire appel à des connaissances de mathématiques spéciales, je repérerais volontiers le signal de la présence de cette problématique à l’occurrence de l’argument d’Achille et la tortue. A titre d’indication, sans en faire l’exhaustion, on en trouve l’évocation, concurremment avec celle de la notion d’infinitude, à deux reprises dans le Séminaire Les formations de l’inconscient, 14 et une fois au tout début du Séminaire Encore. 15 Sauf erreur de ma part, Zénon n’est pas mentionné dans le séminaire des quatre concepts, ni Achille, ni la tortue – mais ce n’est pas dire qu’ils n’y sont pas en acte. Je m’en tiens, pour les discerner, à ces traits différentiels : d’un côté, le dénombrable, infini d’éléments discrets (c’est-à-dire discontinus) – à cet égard, le signifiant, dans sa définition qu’il tient de la phonologie structurale et de Saussure, est un tel infini dénombrable, et Lacan le traite à l’occasion comme tel. De l’autre côté, le continu, infini non dénombrable, cohérent et dense comme nous l’avons vu. Cette distinction suffit, et je crois qu’on la voit opérer de manière répétée, comme la matrice de distinctions au travers desquelles commence le séminaire des quatre concepts. J’en prendrai deux exemples cursivement, aux deux extrêmes de la place qui leur est accordée dans le développement de Lacan : l’oubli du nom Signorelli, d’abord, pour la saisie duquel Lacan rappelle au passage la distinction qu’il a accentuée à partir du texte de Freud entre le Verdrängt, le refoulé, et l’Unterdrückt, le passé dans les dessous. 16 La distinction n’est pas évidente et, chez Freud lui-même, elle est fluctuante. Elle est cependant heuristique, et s’éclaire à partir de la distinction du dénombrable et du continu : d’un côté, la série des éléments discontinus – je rappelle, à cet égard, l’insistance que met Lacan dans son séminaire Encore à souligner l’origine stoïcienne de la notion de signifiant dans le stoïkheion, l’élément. C’est l’élément discontinu qui est le point important : à partir de là, il s’articule. Donc, la série des éléments discontinus qui donne lieu à la Verdrängung ; et, de

14

Cf, note 6. 15

LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 13. 16

LACAN J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 29.

l’autre côté, ce qui se trouve unterdrückt, c’est « mort et sexualité » (les termes que Freud écrit dans le schéma qu’il fait du mécanisme de cet oubli), quelque chose de l’ordre du continu – ce qui se trouve unterdrückt, pour si peu qu’on puisse le nommer, c’est Herr, le représentant de la représentation (comme Lacan sera en mesure de nous le préciser à la fin du séminaire), 17 c’est-à-dire le représentant de la représentation en tant que cette représentation est impossible. D’où l’oubli du nom du peintre dont la représentation qu’il a donnée de ces « choses dernières » est, au moment même de cet oubli, extrêmement vive dans la mémoire de Freud, comme il le note. Et sans doute ces « choses dernières » qui, pour nous, ont le caractère du continu ont-elles leur nom freudien qui est « pulsion » (libido et pulsion de mort).

Un deuxième exemple où la distinction du sériel discontinu et du continu me paraît jouer un rôle matriciel est celui du traitement que Lacan donne à l’opposition tuche'/automaton. Il n’est que de rappeler comment il introduit ces deux termes après en avoir noté l’emprunt à Aristote. La tuchè, dit-il, «… nous l’avons traduit par la rencontre du réel. Le réel est au-delà de l’automaton, du retour, de la revenue, de l’insistance des signes à quoi nous nous voyons commandés par le principe de plaisir. Le réel est cela qui gît toujours derrière l’automaton ». 18Et il précisera encore : rencontre avec le réel, mais toujours manquée ; réel comme inassimilable, comme traumatique ; réel comme manque foncier de représentation dont il n’y a dans l’inconscient, dans le rêve qu’un tenant-lieu. 19

Je ne développerai pas ces questions – mon point de vue maintenant est plutôt d’essayer d’y faire sentir l’incidence matricielle de la distinction des deux infinis, et de proposer cette conjecture, que le réel que Lacan nous fait approcher ici a tous les caractères du continu, en tant qu’il forme une opposition avec le sériel discontinu : le réel serait d’abord le réel des nombres réels. J’ajoute aussitôt une interrogation pour laquelle je n’ai pas de réponse assurée : cette distinction nous apporte-t-elle quelque chose de plus que celle du semblant et de la jouissance, dont nous avons l’usage, devenu habituel parmi nous ? Il y a un point, du moins, que, sans

17

Ibid., p. 199. 18

Ibid., pp. 53-54. 19

Ibid., p. 57, p. 55, p. 59 respectivement.

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attendre, et sans préjuger de la réponse à faire à cette interrogation, je peux donner à l’avantage de la distinction matricielle du continu et du sériel : c’est que, lorsqu’il s’agit de concevoir la lalangue, il est simple de la concevoir comme une partie du continu.

J’emprunte à Jacques Borie quelques traits d’un cas clinique dont il a parlé récemment à Bordeaux, puis à Strasbourg, et qui me paraît aller dans le même sens. Il s’agit d’un homme jeune qu’une « sourde inquiétude habite : comment savoir si on est le jour ou la nuit ? Aussi, nous rapporte Borie, depuis de nombreuses années, il se réveille avant l’aube, entrouvre légèrement ses volets et s’efforce de saisir l’instant absolu où l’on pourrait dire avec certitude : le jour est levé ». 20 Comment mieux qu’ici saisir la distinction entre le réel comme infini continu et la réalité essentiellement signifiante, discontinue, de l’opposition du jour et de la nuit ? 21

Voici donc l’idée que je me suis faite : parmi les outils dont il se sert, Lacan se sert de manière répétée de la notion de la puissance du continu. Ce n’est pas forcément sa ligne d’élaboration principale, mais il s’en sert : pour balayer le champ, pour y éprouver ses repérages, pour vérifier aussi, à chaque fois, comment interagissent ses élaborations avec cet outil qu’il garde « à-portée-de-la-main », pour s’exprimer comme Heidegger ; et donc aussi pour prendre la leçon de ce que devient cet outil avec cette interaction. Je crois que c’est cela que nous constatons avec les termes que j’ai relevés, et qui nous offre ici chez Lacan des élaborations, non pas linéaires, mais faites de lignes tressées entre elles.

La grandeur de Dieu

La distinction du Dieu des philosophes et du Dieu des Pères prend aussi bien sa valeur à partir de cette distinction des deux infinis. Il en découle sans médiation qu’on peut donc « interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ». 22Comment, en effet, ne pas y voir la puissance du continu, sans discontinuité aucune ? Y en a-t-il une traduction chez les théologiens ? Il me paraît qu’elle sera spécialement perceptible dans la notion de la grandeur divine. « Magnitudinis ejus non est finis, il n’y a pas de fin à sa grandeur », nous dit Saint Augustin dans un commentaire du Psaume

20 BORIE J., « Temps éternel ou temps maniable » La lettre mensuelle

n°198, mai 2001, p. 30. 21

Sur ce point, LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 223.

22 LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, p. 71.

144, verset 3 – « Grand est l’Éternel, sa gloire est immense et sa grandeur est sans bornes ». La grandeur de Dieu est infinie et, nous dit Saint Augustin, « numerari non potest, ne peut pas être comptée », comme il est écrit dans le Psaume 146, verset 5 – « Son intelligence est sans nombre ». 23 Je traduis donc : Dieu est un infini non dénombrable, ce qui va donner lieu chez Saint Augustin à une cascade d’élaborations qui aboutissent, dans son De trinitate, à l’affirmation de la parfaite identité de Dieu et de sa grandeur (laquelle est donc sans bornes et sans nombre). Les formulations de Saint Augustin s’éclairent beaucoup, je crois, à partir de nos distinctions. La question est celle de la trinité qui pose un problème dès lors que Dieu est infini : « Dans les choses qui sont grandes par participation à la grandeur et pour lesquelles être et être grand n’est pas la même chose, par exemple : une grande maison, une grande montagne, un grand esprit, dans ces choses-là la grandeur est une chose, et ce que la grandeur rend grand est une autre chose (c’est-à-dire, en gros, que ces choses sont des grandeurs finies, et dénombrables parce que discontinues). Dieu – poursuit Saint Augustin – n’est pas grand d’une grandeur qui soit autre que lui-même, comme si Dieu y participait pour être grand. Autrement cette grandeur serait plus grande que Dieu. Or, il n’y a rien de plus grand que Dieu. Par conséquent, Dieu est grand d’une grandeur qui fait de lui la grandeur même ». 24 L’opposition que présente ce texte ne se saisit vraiment, nous allons le voir, qu’à partir de la distinction du continu et du discontinu : « Dieu est mesure sans mesure, nombre sans nombre, poids sans poids », 25 comme le dit Saint Augustin – c’est-à-dire que fini et infini dénombrables, tout compte fait, ne sont pas premiers, mais seconds par rapport à Dieu. Ne penserait-on pas entendre Koyré décrivant les implications de la puissance du continu ?de sa grandeur (laquelle est donc sans bornes et sans nombre). Les formulations de Saint Augustin s’éclairent beaucoup, je crois, à partir de nos distinctions. La question est celle de la trinité qui pose un problème dès lors que Dieu est infini : « Dans les choses qui sont grandes par participation à la grandeur et pour lesquelles être et être grand

23

Saint AUGUSTIN, « Enarrationes in Psalmos », cité par Coloman Etienne VIOLA, « Hoc est enim Deo esse, quod est magnum esse. Approche augustinienne de la grandeur divine », Chercheurs de sagesse. Hommage à Jean Pépin, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1992, pp. 403-420. (Traduction des Psaumes légèrement modifiée ci-dessus à partir du texte hébraïque).

24 Saint AUGUSTIN, La trinité, Paris, Desclée de Brouwer, 1955, l’ère partie,

V, X, 11, pp. 448-449. 25

Saint AUGUSTIN, « De genesi ad litteram », IV, 3, 7, cité par P. HADOT, « La notion d’infini chez Saint Augustin », Philosophie n°26, 1990, pp. 59-72.

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n’est pas la même chose, par exemple : une grande maison, une grande montagne, un grand esprit, dans ces choses-là la grandeur est une chose, et ce que la grandeur rend grand est une autre chose (c’est-à-dire, en gros, que ces choses sont des grandeurs finies, et dénombrables parce que discontinues). Dieu – poursuit Saint Augustin – n’est pas grand d’une grandeur qui soit autre que lui-même, comme si Dieu y participait pour être grand. Autrement cette grandeur serait plus grande que Dieu. Or, il n’y a rien de plus grand que Dieu. Par conséquent, Dieu est grand d’une grandeur qui fait de lui la grandeur même ». 24 L’opposition que présente ce texte ne se saisit vraiment, nous allons le voir, qu’à partir de la distinction du continu et du discontinu : « Dieu est mesure sans mesure, nombre sans nombre, poids sans poids », 25 comme le dit Saint Augustin – c’est-à-dire que fini et infini dénombrables, tout compte fait, ne sont pas premiers, mais seconds par rapport à Dieu. Ne penserait-on pas entendre Koyré décrivant les implications de la puissance du continu ?

Or, l’argument : « Autrement, cette grandeur serait plus grande que Dieu. Or, il n’y a rien de plus grand que Dieu » est repris, au XIème siècle, par Saint Anselme dans son « Proslogion », son « Allocution sur l’existence de Dieu », sous la forme de « id quo majus nequit cogitari, ce dont on ne peut rien concevoir de plus grand » – or, s’il n’existe pas, il n’est pas ce dont on ne peut pas concevoir de plus grand, ce qui est contradictoire. « Ainsi donc on ne peut pas penser qu’il n’est pas », 26 On a dit beaucoup de choses sur cet argument, on l’a contesté très rapidement, et Kant en a fait la critique qui a beaucoup retenu, en déniant que l’existence d’une chose ajoute quoi que ce soit au concept de la chose. Je n’entre pas du tout dans le débat philosophique qui inclut, entre autres, Descartes et Hegel. Lacan, lui aussi, a retourné l’argument de Saint Anselme pour l’examiner sous plusieurs de ses faces. 27 Il me semble qu’on gagne beaucoup à considérer que ce que montre Saint Anselme n’est pas de l’ordre d’ajouter au concept de ce qui est le plus grand in intellectu une existence in re sans laquelle le concept serait contradictoire ; mais que ce qu’il pressent est bien « notre conception du 26

Saint ANSELME DE CANTORBÉRY, Fides quaerens intellectum… Proslogion…, Paris, Vrin éd., 1978, chap. Il et III, pp. 12-15. Traduction de A. Koyré.

27 LACAN J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification » (inédit), séances du

22 novembre 1961 et du 6 décembre 1961. Le Séminaire, livre X1V, « La logique du fantasme », 21 décembre 1966 et 18 janvier 1967. Je me reporte aussi à un commentaire et des réflexions de Jacques-Alain MILLER, à son cours « De la nature des semblants », (inédit), séance du 22 janvier 1992.

concept » qui comporte qu’un réel en soit partie prenante. De sorte que le « id quo malus nequit cogitari », le « ceci dont on ne peut rien concevoir de plus grand » n’est pas de l’ordre de l’infini dénombrable où, en effet, le plus grand est toujours surclassé par son successeur ; mais qu’il est de la dimension du réel, du réel des nombres réels, « sans mesure et sans nombre », comme disent les Psaumes et Alexandre Koyré, méritant le superlatif absolu de la puissance du continu. Et je crois qu’il est arrivé à Lacan de le saisir ainsi, en effet, lors de l’une de ses mentions de l’argument de Saint Anselme, lorsqu’il trouve que s’y attache une certitude contestable, toujours liée à la dérision : « […] cette certitude précaire et dérisoire à la fois, nous dit-il, si elle se maintient malgré toute la critique, si nous sommes toujours forcés par quelque biais d’y revenir, c’est qu’elle n’est que l’ombre d’autre chose, d’une autre certitude » qui est celle de l’angoisse, 28 en tant qu’elle signe la présence imminente, je peux dire ici la présence éminente, de ce dont le nom freudien est pulsion.

Cet Un, du réel

Si je devais résumer d’un mot, si je devais sur ce chantier – avec l’équivoque que ce mot comporte en français, lorsqu’on dit : c’est le chantier ! – placer un seul écriteau, j’y inscrirais : le réel de Lacan est-il autre que le réel dont on dit qu’il est l’infini qui a la puissance du continu ? N’est-ce pas équivalent au dit de Lacan d’avoir réduit la psychanalyse à la théorie des ensembles ? 29Ni plus, ni moins réducteur que la réduction qu’évoque ce dit ?

Des traditions autres que l’occidentale ont une notion insistante de la puissance du continu. Dans la tradition brahmanique, il s’agit précisément de ce qu’on appelle le brahman, et Shankara, illustre commentateur du Véda du VIIIème siècle, y lisait la réduction de toute la diversité sensible du monde à une substance unique, indifférenciée, illimitée, éternelle, au-delà de toute qualification, et à laquelle le sujet humain pourrait accéder en réduisant les dualités phénoménales – ce qu’il appelle a-dvaita, non-dualité. 30

28

LACAN J., Le Séminaire, livre X, « L’angoisse », le 8 mai 1963. 29

Jacques-Alain Miller a souligné plus d’une fois ce retour de Lacan sur soi-même.

30 Là-dessus, par exemple, HULIN M., Shankara et la non-dualité, Paris, Bayard, 2001. On ne peut pas ne pas évoquer ici la coincidentia oppositorum de Nicolas de Cues (qui en aurait retenu la notion de Henri Suso), et plus généralement noter que je laisse de côté le fil principal, en ne faisant qu’allusion à la filiation néo-platonicienne et à toute l’hénologie négative issue, d’une manière ou d’une autre, du Parménide. Il est bien

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Lorsque Lacan conclut son rapport de Rome, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » en évoquant les résonances de la parole de Prajapâti aux Dévas, aux hommes et aux Asuras, il en emprunte le récit au premier Brâhmana de la cinquième leçon du Brhad-Aranyaka Upanishad. 31 En nous reportant à celui-ci, nous pouvons observer que ce récit s’y trouve précisément encadré : il est, en effet, introduit par une description du brahman :

Cela est plein, ceci est plein Le plein sort du plein

Même le plein une fois tiré du plein, Ce plein reste le plein

et il se conclut par cette parole Satyam brahma iti

brahman est le réel, et que c’est du réel qu’est issu Prajapâti, et de Prajapâti les dieux. 32

* Exposé présenté à Bruxelles le 17 février 2001 dans le cadre du cycle de conférences du Champ freudien.

connu que Rudolf Otto (1926) avait développé le parallélisme entre la « via negativa » de Shankara et celle de Maître Eckart.

31 LACAN J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 322.

32 Brhad-Aranyaka-Upanishad, Paris, Belles Lettres, 1967, pp. 92-93.

Traduction de E. SÉNART

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