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Article Michel Crozier Sociologue à contre-courant

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  • UN INTELLECTUEL ENGAG

    G & C Quel fut votre positionnement au sein de lagauche intellectuelle durant les dcennies daprs-guerre ?

    Michel CROZIER (M.C.) Comme un grand nombredtudiants en sciences sociales, je frquentais alors lesmilieux trotskistes. Jcrivais pour les TempsModernes des papiers dans lesquels, suivant la ten-dance qui tait largement partage par les intellectuelsde lpoque, jaccusais le systme de tous les maux. Cenest que par la suite que jai fait le choix dune socio-logie rsolument tourne vers laction, et que jaiabandonn cette posture purement contestataire.

    G & C Vous crivez que lorsque vous avez commenc faire des tudes de terrain, vous avez perdu progressive-ment votre foi rvolutionnaire.

    M.C. Oui. Aprs mon entre au CNRS, jai pataugpendant une anne avant de me dcider faire destudes de terrain. Beaucoup de choses mont amen voluer, mais les travaux que jai raliss lpoque auCentre des Chques Postaux de Paris ont constitu un

    tournant majeur. La question que je me posais alorstait de savoir si les employs de bureau avaient ounon une conscience de classe. Ctait une des grandesquestions du marxisme lpoque. A ma stupfaction,jai dcouvert au fil de mes entretiens que le conceptmme de conscience de classe tait tranger aux fillesdes Chques. Jeus beau reprendre tous mes proto-coles dentretien, je ne trouvai pas la moindre trace, nide ce vocabulaire, ni de ce sentiment, y compris chezcelles qui adhraient la CGT. Certaines dentre ellestaient violemment mcontentes, mais ce quelles cri-tiquaient tait lorganisation.

    G & C Une autre priode de votre vie, un peu plus tard,fut dterminante : celle de passage par la revue Esprit.Elle fut, dites-vous, un creuset dans lequel vous avezforg votre personnalit intellectuelle et morale .

    M.C. Effectivement, oui. On ne pense pas tout seul.On pense avec, pour et contre autrui. Esprit, commele Club Jean Moulin, fut de ce point de vue une tapedcisive, qui ma permis de comprendre la socit,dapprendre couter et de me faire entendre.Lexprience fut aussi pour moi une faon de me faireconnatre dans le monde intellectuel.Javais au sein de lquipe une qualit particulire qui

    MICHEL CROZIER,SOCIOLOGUE CONTRE-COURANT

    quatre-vingt deux ans, Michel Crozier vient de publierle deuxime tome de ses mmoires. Une occasion pournous de le rencontrer afin de revenir sur quelquesmoments marquants de son parcours intellectuelet sur sa vision des sciences sociales tellesquelles ont volu en France au coursdes dernires dcennies

    PROPOS RECUEILLIS PAR Dominique VELLIN,

    COLE DES HAUTES TUDES EN SCIENCES SOCIALES

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    Sophie Bassouls/CORBIS-SYGMA

  • me faisait problme, mais qui avait galementquelques avantages : jtais bizarre. Les sciencessociales navaient alors pas encore envahi le champintellectuel, ce qui me donnait un statut de marginal.Albert Bguin, le directeur de la rdaction, disaitalors : Il est trs bien ce Crozier, malgr sa socio-logie.

    G & C Deux voies, crivez-vous, souvraient vous dansvotre jeunesse : dun ct celle de lanalyse et des grandschoix, et dun autre celle de lexprimentation. Dunecertaine faon, vous avez toujours oscill entre les deux.

    M.C. Jai oscill entre les deux, mais jai choisi la voiedu travail de terrain, plutt que celle de la politique.Ctait un autre moyen de remonter aux grands choix.a a impliqu tout naturellement, et en relativementpeu de temps, un loignement du marxisme et dugauchisme.

    G & C Vous avez toujours refus aprs votre priodemarxiste dinscrire votre dmarche dans une perspectiveidologique ?

    M.C. Cest cela, oui. a na dailleurs pas toujours tla position la plus confortable. Au dpart, jai t trsft parce que japportais du nouveau dans le dbatpolitique. Mais jai vite t confront un problmepropre la France : on ne mcoutait que dans lamesure o la discussion ntait pas partisane. Dsquelle le devenait, on ne mcoutait plus et onmaccusait dtre un homme de droite. Quand onvous a coll cette tiquette, vous ne pouvez plus rienfaire. Vous pouvez toujours vous dfendre dtre unhomme de droite mais vous ntes pas convaincant.

    LES RVOLUTIONS ESTUDIANTINES FRANAISESET AMRICAINES COMPARES

    G & CPendant les annes 1968-1970, vous avez faitlexprience des rvolutions tudiantes compares enFrance et aux tats-Unis

    M.C. Oui, jtais aux premires loges Nanterre et Harvard lors de ces deux explosions, qui se sont pro-duites un an de distance. La rvolution tudiantesest modele, dans chaque pays, sur lcologie parti-culire des systmes universitaire et politique. Centaient pas du tout les mmes temptes. Aux tats-Unis, les attaques ne furent pas diriges contre linsti-tution. Et si par la suite celle-ci fut aussi mise encause, la rvolte fut canalise dans (et par) la politique.Elle visait, dabord et avant tout, la guerre duVietnam. Linstitution universitaire amricaine a pli ;il y a eu des histoires absurdes pendant quelques

    annes, mais finalement elle sen est bien sortie.Ce ntait pas le cas en France, o linstitution mmetait en cause. Personne ny tait vraiment dvou.Elle tait vermoulue et elle a fini par craquer. Ce futau final la pagaille pendant une douzaine dannes.Dans un premier temps au moins, les Amricains ontt beaucoup plus loin dans lextrmisme personnel etla permissivit. De lextrieur, les Franais apparais-saient alors comme trs timides. Les mouvements tu-diants ont dbut chez nous plus tardivementquailleurs. Nos voisins europens avaient tous djsuivi le mouvement. Les jeunes Franais se sont alorssentis obligs den faire plus que les autres, au point dedevenir leur tour des rfrences ltranger.

    G & C Quelle tait votre positionnement lpoque deces vnements en France ?

    M.C. Je navais aucun lien affectif avec ce monde uni-versitaire en train de scrouler et je ntais pas favo-rable au mode denseignement ex cathedra qui sy pra-tiquait. Jai au contraire cherch promouvoir laformule du sminaire. Gnralement, je donnais dansun premier temps un petit cours de prsentation et jeproposais une discussion autours du mme thme lafois suivante. Javais expriment le procd avec ungrand succs Harvard, mais il mest apparu quil nefonctionnait pas du tout Nanterre. Mme sils pr-tendaient vouloir louverture et lchange avec lesenseignants, les tudiants franais ne savaient pas dis-cuter. Jtais trs persistant et sr de moi, mais ctaitla pagaille chaque tentative. Les tudiants en taienttrs malheureux.

    G & C Quelles relations avez-vous eu avec le groupeCohn-Bendit cette poque ?

    M.C. Ils me harcelaient, bien sr, mais ctait enco-re trs festif lpoque. Je leur rpondais en essayantde plaisanter, et gnralement, javais les rires de monct. Jtais trs fier de pouvoir prtendre que jamaisils nont russi interrompre lun ou lautre de mescours.

    UNE APPROCHE ORGANISATIONNELLE DE LACTION COLLECTIVE

    G & C Vous avez jou un rle important dans les annes1980 au sein de lInstitut de lEntreprise

    M.C. Oui. Ctait le dbut de la premire prsiden-ce Mitterrand et, contrecoup du succs socialiste, onassistait un rveil des entreprises . Beaucoupdentre elles faisaient appel des psychosociologuespour former les contrematres qui devaient prendre le

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  • leadership des groupes de discussions imposs par laloi. En ce qui me concerne, jai accept de collaboreravec lInstitut de lEntreprise pour la prparation duGrand Forum de lEntreprise de 1985. Ce fut un suc-cs impressionnant et jeus une certaine influencependant quelques annes. Par exemple, jai russi effectuer, deux ans durant, des enqutes comparativessur quatre entreprises performantes.Les tudes que jai ralises cette poque montamen faire de lcoute un point essentiel de moncredo sur la stratgie de changement. Ce principe fon-damental tait au cur de la formation que je dli-vrais mes tudiants. Il tait en somme simpliste etbrutal : Dbrouillez-vous ! Si les gens ne parlent pas,cest que vous ncoutez pas. Vous vous apercevrez quesi vous coutez passionnment, les gens parlent. Il nya aucune technique, si ce nest le fait dtre passionnet aux aguets .

    G & CUn des moments importants dans votre parcoursfut votre intervention pour la rforme de la SNCF sous legouvernement Chirac, aprs les lgislatives de 1986.

    M.C. Cest cela, oui. Cette priode a t marque pardes tensions sociales qui prirent vite une tournure rap-pelant le climat de Mai 1968. Le combat avait repris la SNCF. Il sagissait au dpart dune grve trs limi-te des guichetiers, qui sest vite tendue la Tractionparmi les jeunes conducteurs et ensuite tout le sys-tme. Jacques Chirac avait cru bon de chercher touffer le mouvement dans luf en prnant uneattitude de fermet. Il multiplia les dclarationsimprudentes : la grve devint gnrale et il dut cder.Cest ce moment que Jean Dupuy, le dirigeantdmissionnaire, dcida de faire appel un auditsocial. Jai t charg de cette mission avec JacquesLesourne, qui devait par la suite devenir directeurdu Monde, et Jean-Lon Donnadieu, qui avait tpendant vingt ans le second dAntoine Riboux (leprsident de BSN). La mission fut absolument pas-sionnante. Elle constituait pour moi une chanceinespre de mettre lpreuve les ides que javaismries pendant vingt ans sur les possibilits rellesdintervention sociologique dans les entreprises.Son succs ma donn limpression que javais dve-lopp un instrument solide et fiable qui pouvait treappliqu toutes sortes de situations.Nous avons commenc par faire une enqute auprsde ceux qui taient considrs au sein de lentreprisecomme les plus durs et les hommes clefs de la situa-tion : les conducteurs de locomotive. Les rsultatsfurent immdiatement communiqus aux inter-views. Ce fut un happening extraordinaire. Les che-minots taient impressionns par notre attention leur gard, et lintervention rencontra un grand suc-cs. Ltude aboutit ainsi des rformes considrablesdans lorganisation de la Traction, qui constituait unebranche importante de la SNCF. Nous avons en par-

    ticulier supprim un chelon majeur dans la hirar-chie traditionnelle des postes.Dans notre lan, nous avions entam deux autresenqutes : lune sur le groupe des contrleurs, etlautre sur lencadrement. De plus, je prparais djune rflexion sur le fonctionnement de la SNCF quiaurait parachev notre intervention. Cela aurait per-mis enfin la modernisation et le redressement delentreprise. Malheureusement, la politique a interf-r : Mitterrand fut rlu pour un second septennat etRocard prit la tte du gouvernement. Profitant dunaccident, Mitterrand poussa le prsident PhilippeRoussillon la dmission et le remplaa par un deses faux, Jacques Fournier. Dans un premier temps,je ne compris pas ce geste qui tait le fait du prince.Il mest ensuite apparu quil sagissait en ralit deramener la CGT au centre du dispositif parce quecelle-ci avait perdu pied. Ctait un moyen de fairerevenir en force ce syndicat dans un de ses deux bas-tions fondamentaux.

    G & C Vous parlez galement dans vos mmoires dunautre succs auquel vous avez particip : celui dAirFrance en 1993-1994.

    M.C. Effectivement. Air France fut une vritable po-pe. Lexprience de la SNCF mavait laiss un peuamer, mais la compagnie arienne nous apparaissaitcomme une autre chance, plus spectaculaire encore,dutiliser loutil que nous avions dvelopp pourrsoudre les crises, et mme les prvenir. Commetoutes les compagnies mondiales, Air France souffraitde la drglementation du transport arien et de laguerre du Golfe. Le problme y avait cependant prisdes dimensions beaucoup plus dramatiques, en raisondune crise profonde du leadership. Bernard Attali, lenouveau prsident, avait lanc deux plans successifs deredressement, sans succs, et le personnel stait misen grve de faon violente et brutale. Cest dans cettesituation de dsarroi total, sous Balladur, queChristian Blanc fut nomm la direction et queFranois Dupuy et moi-mme fmes amens inter-venir.Notre quipe d mener des entretiens en catastrophe.Ctait le branle-bas de combat. Des problmes desant mont malheureusement contraint inter-rompre temporairement ma participation la mis-sion, mais cent six entretiens avaient t passs quandje suis revenu trois semaines aprs.Selon la mthode exprimente la SNCF, les rsul-tats furent prsents aux membres des groupes int-resss. Ils montraient que ctait lorganisation dans saglobalit qui tait revoir. Le rapport rvlait unesituation tout fait paradoxale, qui tait au curmme des problmes dAir France : plus on parvenait rduire les cots et la productivit individuelle, plusla productivit globale diminuait. Ce qui tait en jeu,ctait le modle de coopration. Le contrle de ges-

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  • tion faisait pression pour obtenir les meilleurs ratiosde productivit au niveau de chaque petit secteur, dechaque mtier, de chaque poste. Chacun devaitatteindre des objectifs soigneusement mesurs. Mais,alors que la productivit individuelle augmentait, lessalaris navaient plus le temps de scouter mutuelle-ment et la coopration gnrale en ptissait large-ment. La dmonstration fut tout fait extraordinaireet provoqua une grande surprise.Christian Blanc eut alors une bonne raction. Il taitimpressionn, branl. Il avait fait sienne cette inter-prtation, mais il lui semblait que fonder un diagnos-tic aussi important sur une enqute qualitative taitinsuffisant. Il fallait raliser une enqute quantitativede plus grande ampleur. Nous avons donc envoy auxemploys dAir France quarante mille questionnaires,comportant notamment des questions ouvertes per-mettant chacun de sexprimer librement. Soixantevolontaires de lentreprise furent ensuite rquisition-ns pendant trois semaines, pour raliser un travaildifficile et ingrat danalyse sous la supervision ducabinet SMG.Aprs de longues tractations auprs de Bruxellespour que le gouvernement puisse accorder la com-pagnie le soutien financier ncessaire pour viterune faillite, Christian Blanc eut lastuce de prsen-ter deux plans. Un premier, destin aux employs,supprimait un certain nombre davantages acquis,dans la ligne du prcdent. Il fut cependantaccompagn dun second qui, lui, ne concernait quele management. Christian Blanc montrait ainsi clai-rement que ce ntait pas seulement le personneldexcution qui devait faire les frais des difficultsde la compagnie, mais que le management devaitapporter sa contribution. Lorganisation fut ainsientirement revue. Elle fut restructure autour deples de responsabilit gographique et la hirarchiefut de cette faon compltement crase. Air Francesest ainsi progressivement relev et a retrouv unebonne sant conomique, mais jai t trs du quelon nait pas davantage tir parti de ce succs dansdautres entreprises, publiques ou prives. Il sagiten effet dun problme rcurrent dans la vie cono-mique franaise.

    G & C Vous avez galement t consultant au sein decabinets privs, mais lexprience na pas t la plusfacile que vous ayez connue ?

    M.C. Non. Jtais lpoque dj en retraite. Leproblme est que le temps du conseil nest pas celuide lcoute. Les consultants vont trop vite. On estform aujourdhui, dans les grandes coles en parti-culier, rpondre toutes les questions et toutsavoir tout de suite. On vous apprend avoir desides (ou plutt colporter celles des autres) et

    tre brillant, mais vous ntes pas capable dcoutersuffisamment pour comprendre une ralit qui esttoujours plus complexe que la reprsentation quonen a. Jai beaucoup travaill sur ce point.

    REGARD CRITIQUE SUR LES SCIENCES SOCIALESAUJOURDHUI

    G & CVous citez dans vos mmoires Diana Pinto, quidisait que les annes 1960 constituaient une sorte dgedor pour les sciences sociales. Comment celles-ci ont-ellesvolu depuis, et quelle est, de votre point de vue, leursituation en France aujourdhui ?

    M.C. cette poque, elles suscitaient en effet unimmense enthousiasme bien que les bases sur les-quelles elles sappuyaient fussent encore tout faitinsuffisantes. Cet lan sest cass sur 1968 : les assis-tants gauchistes prirent le pouvoir dans les universi-ts, alors quils taient incapables de reconstruirequoi que ce soit sur les ruines de ce quils avaientdtruit. Nanterre, jai personnellement dcid dequitter mon poste aprs la rvolution, convaincuque jtais incapable de rtablir tout seul la situa-tion.On a assist ensuite une sorte de balkanisation de lasociologie, qui a pris toutes sortes dorientations diff-rentes, relativement plus empiriques. Chaque secteura trouv ses sociologues : nous avons dsormais unesociologie de lducation, une sociologie de la sant,une sociologie de la culture Ces divers domainessont en revanche rests relativement ferms les unsaux autres avant quune meilleure pratique de dia-logue ne sinstaure progressivement. Une caractris-tique gnrale est que le grand public sintressant auxsciences sociales a t patiemment colonis par PierreBourdieu et tous ceux qui ont travaill avec lui dansune perspective contestataire. travers linfluence dujournal Le Monde, il a fini par imposer sa marque toute la sociologie.

    G & CNe pensez-vous pas que la sociologie a tendance deplus en plus se clore sur elle-mme et quon assiste unedconnexion croissante entre cette discipline et le grandpublic ?

    M.C. Oui et non. Certes, le cloisonnement, qui estune des plaies de la socit franaise, sest aggrav. Ladiscussion a cess. Mais, en mme temps, sest impo-se la vulgate de dnonciation que je rsumerais ainsi.On rpte que les gens ne comprennent pas quils sontle jouet du systme. Le sociologue dvoile la ralitmais ne donne aucune clef pour la comprendre et sur-

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  • tout pour la transformer. On est revenu au marxismele plus primaire, mme si la rfrence Marx et larvolution a disparu.

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