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« Les deux métamorphoses du droit français » Observations hétérodoxes d’un civiliste sur la double mutation du droit des obligations et des sources du droit. Par Olivier Tournafond Agrégé des facultés de droit Professeur à l’Université de Paris XII Mail : [email protected] « Le droit courbe les faits sous sa règle au lieu de se courber sous les faits » Savigny 1.- Le bicentenaire du Code civil nous conduit à jeter un regard historique sur l’évolution du droit français et sur son avenir quelque peu incertain à l’heure où beaucoup en Europe militent pour l’élaboration d’un code civil européen ou en tout cas d’un code européen des contrats 1 . L’histoire de la nation française est intimement liée à celle de l’Europe dont elle constitue un élément essentiel. Son influence a été immense, en bien comme en mal, non seulement sur cette Europe, mais encore sur le reste du monde, car c’est en grande partie en France qu’a pris naissance ce mouvement révolutionnaire qui était destiné plonger l’univers dans les plus grandes turbulences, pour aboutir finalement au triomphe de ce que l’on appelle le « système démocratique ». Ainsi le 1 On a pourtant montré de manière convaincante que ce projet était ce que l’on appelle « une fausse bonne idée » : voir, entre autres, Y. Lequette, « Quelques remarques sur le projet de code civil européen de M. von Bar », D.2002-d-2202 ; Ph. Malinvaud « …A propos d’un code européen des contrats », D. 2002-d-2542 ; F. Terré et A. Outin-Adam, « L’année d’un bicentenaire », D. 2004-d-12. Contrairement à ce qui a été affirmé par le groupe von Bar, la coexistence de règles différentes dans une fédération n’a jamais été une entrave aux échanges ; les Etats-Unis d’Amérique et le Canada en fournissent la preuve. En outre, l’unification du droit européen serait contraire aux principes de subsidiarité et de proportionnalité. Enfin jamais la Commission européenne n’a été mandaté pour mettre en œuvre un tel travail, ni par les états, ni par les traités qui fondent l’Union Européenne. Cette unification hâtive déposséderait les Etats de la part de souveraineté qui leur est réservée et poserait d’ailleurs d’immenses problèmes pratiques, sans compter qu’elle soulèverait la redoutable question de l’unification de 25 jurisprudences européennes ! En réalité, cette question n’est plus juridique mais politique et tient semble-t-il à la volonté de puissance qui anime ces derniers temps la Commission européenne (cf. infra n° 34 et s.). 1

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Page 1: « Les métamorphoses du droit français » · Web viewObservations hétérodoxes d’un civiliste sur la double mutation du droit des obligations et des sources du droit. Par Olivier

« Les deux métamorphoses du droit français »Observations hétérodoxes d’un civiliste sur la double mutation

du droit des obligations et des sources du droit.

Par Olivier TournafondAgrégé des facultés de droit

Professeur à l’Université de Paris XIIMail : [email protected]

« Le droit courbe les faits sous sa règle au lieu de se courber sous les faits » Savigny

1.- Le bicentenaire du Code civil nous conduit à jeter un regard historique sur l’évolution du droit français et sur son avenir quelque peu incertain à l’heure où beaucoup en Europe militent pour l’élaboration d’un code civil européen ou en tout cas d’un code européen des contrats1.

L’histoire de la nation française est intimement liée à celle de l’Europe dont elle constitue un élément essentiel. Son influence a été immense, en bien comme en mal, non seulement sur cette Europe, mais encore sur le reste du monde, car c’est en grande partie en France qu’a pris naissance ce mouvement révolutionnaire qui était destiné plonger l’univers dans les plus grandes turbulences, pour aboutir finalement au triomphe de ce que l’on appelle le « système démocratique ». Ainsi le système juridique français est également chargé d’une importante signification socio-politique.

Pourtant la France n’est pas née avec la Révolution ; elle est une nation millénaire et glorieuse qui paraît avoir joué dans cette évolution historique le rôle d’un catalyseur.

La France est également paradoxale. A l’origine, la nation n’existait pas, car à la chute de l’Empire Romain d’occident il n’existait qu’un conglomérat hétérogène de peuples et de cultures diverses (gallo-romains, goths, burgondes, francs, celtes, etc…). C’est la volonté séculaire des rois de France qui en fera une nation dotée d’une unité, d’une langue, d’une culture et d’un rayonnement universel. Plus que toute autre, la nation française est donc une construction politique ; mais une construction politique patiente et pragmatique et non pas hâtive et idéologique. Au rebours de la dogmatique révolutionnaire, le Peuple français doit donc lui-même son existence aux princes qui l’ont gouverné.

Cette donnée fondamentale de la nation française lui imprime plusieurs traits caractéristiques. D’abord la France est plus une entité culturelle qu’une entité ethnique et l’on peut même aller jusqu’à dire que la France déborde ses frontières territoriales. Ensuite elle est un Etat par nature instable et contrasté où le meilleur côtoie le pire. L’histoire de ce pays (qui est celui qui dans l’histoire a le plus souvent déclaré la guerre…) est une succession de rayonnements et d’éclipses : la chevalerie, la Guerre de Cent ans, la Renaissance, le Grand

1 On a pourtant montré de manière convaincante que ce projet était ce que l’on appelle « une fausse bonne idée » : voir, entre autres, Y. Lequette, «  Quelques remarques sur le projet de code civil européen de M. von Bar », D.2002-d-2202 ; Ph. Malinvaud « …A propos d’un code européen des contrats », D. 2002-d-2542 ; F. Terré et A. Outin-Adam, « L’année d’un bicentenaire », D. 2004-d-12. Contrairement à ce qui a été affirmé par le groupe von Bar, la coexistence de règles différentes dans une fédération n’a jamais été une entrave aux échanges ; les Etats-Unis d’Amérique et le Canada en fournissent la preuve. En outre, l’unification du droit européen serait contraire aux principes de subsidiarité et de proportionnalité. Enfin jamais la Commission européenne n’a été mandaté pour mettre en œuvre un tel travail, ni par les états, ni par les traités qui fondent l’Union Européenne. Cette unification hâtive déposséderait les Etats de la part de souveraineté qui leur est réservée et poserait d’ailleurs d’immenses problèmes pratiques, sans compter qu’elle soulèverait la redoutable question de l’unification de 25 jurisprudences européennes ! En réalité, cette question n’est plus juridique mais politique et tient semble-t-il à la volonté de puissance qui anime ces derniers temps la Commission européenne (cf. infra n° 34 et s.).

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Siècle, les Lumières, la tourmente révolutionnaire, l’épopée napoléonienne, et sa chute, le second empire , le désastre de 1870, l’aventure coloniale, la Grande Guerre puis l’effondrement de 1940, le rebond du gaullisme, etc…

Aujourd’hui, face au pragmatisme et à l’efficacité anglo-saxonne, la France est à nouveau dans une phase de déclin. Ce déclin est à la fois politique, militaire, culturel, économique et linguistique. Il sera aussi juridique si le code civil français cède la place à un code civil européen.

Sans vouloir céder à une passion bien française qui est celle de l’auto flagellation, force est de reconnaître que le modèle français contemporain n’exerce plus qu’un faible rayonnement dans le monde. Il ne nous appartient pas ici de chercher à démêler les causes innombrables et controversées de ce recul. Mais le bicentenaire du code civil nous incite à porter un regard lucide sur l’évolution du droit français contemporain et sur les corrélations qui s’établissent avec ses sources, telles qu’elles découlent de ce qu’il est convenu d’appeler la tradition républicaine..

2.- Actuellement, le droit civil est issu du code civil de 1804, considérablement remanié par des ajouts législatifs postérieurs et par un immense apport jurisprudentiel qui prend la forme de strates successives. Ce droit souffre évidemment du vieillissement naturel du code et se trouve en même temps confronté à des mutations de plus en plus rapides liées à la mondialisation. Son examen attentif révèle une érosion générale des cadres juridiques traditionnels ; cette érosion fait apparaître des clivages nouveaux mais encore incertains sur fond de déclin juridique et culturel. Et l’image est d’autant plus brouillée que depuis quelques temps se manifeste un phénomène en vérité bien étrange : plus l’Etat républicain voit son prestige et son influence décliner, plus transparaît comme en négatif derrière l’image pâlie de la République les traits de l’Ancien Régime finissant : faiblesse du pouvoir face au groupes de pression, impossibilité d’accomplir les réformes les plus élémentaires et les plus urgentes, gouvernement à court terme, prolifération des statuts dérogatoires, impasse financière et fiscale, audace croissante des cours et des tribunaux2…

En vérité, le spectre de l’ancienne monarchie hante la République affaiblie ; et ce n’est pas la monarchie du Grand Siècle qui transparaît en filigrane, mais celle de 1789…Cette étonnante constatation nous révèle la permanence de certains traits nationaux à travers des régimes politiques opposés ; elle pourrait aussi laisser penser que les solutions apportées par la Révolution française n’étaient pas réellement efficaces à long terme.

3.- L’avenir du code civil et du système juridique français n’est donc pas indépendant de l’avenir des institutions françaises.

La question des rapports qui s’établissent entre le Pouvoir et le Droit a été trop longtemps négligée, de même que celle des fondements politiques du système juridique3. On a trop eu tendance a considérer en France que l’élaboration de la règle de droit était une question de droit constitutionnel et qu’elle devait par conséquent rester l’apanage des publicistes. De la sorte, le droit privé s’est trouvé artificiellement cloisonné et coupé de deux questions fondamentales qui sont, d’une part la création de la norme juridique, et d’autre part les interactions qui existent entre les sources du droit et le droit privé. Enfin on a eu tendance à oublier que le politique restait la source du juridique ; beaucoup de solutions juridiques sont le discret habillage technique d’orientations politiques.

2 Jusqu’à la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 sur la régionalisation qui rétablit en partie l’autonomie et le particularisme provincial de l’Ancien Régime !3 Sur la question des fondements politiques du droit français, voir désormais Xavier Martin, « Les fondements politiques du code napoléon », R.T.D.Civ. 2003-247.

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Cette véritable loi du silence, à laquelle semblent obéir les privatistes lorsqu’ils s’interdisent de porter un jugement sur le bien fondé ou sur la légitimité de la règle de droit, peut contribuer à expliquer en France, mais aussi ailleurs, les flottements et les contradictions du droit des obligations qui est la pièce centrale, sinon essentielle du droit privé.

4.- L’objet de cette étude est de montrer que l’évolution du droit civil et en particulier du droit des obligations contemporain, est elle-même conditionnée par celle des sources du droit français. En effet, la seule analyse des évolutions en cours de permet pas de comprendre la dynamique qui les anime. Il faut également prendre en compte le rôle des artisans du droit  : le législateur, le juge, mais aussi la pratique et la doctrine. L’orientation de la règle de droit demeure mystérieuse tant que l’on a pas éclairé les mécanismes de son élaboration.Un examen rapide du droit français contemporain fait apparaître clairement les mutations du droit des obligations (I) ; mais ces mutations sont à terme imprévisibles du fait de la dérive des sources du droit (II). Ainsi, nous sommes en présence d’une double incertitude en raison de la variation simultanée de ces deux facteurs en interactions permanente.

§1) Les mutations du droit des obligations :

5.- Le droit contemporain des obligations est en pleine transformation ; est-ce une décadence ou au contraire une renaissance ? L’incertitude est générale ; elle affecte aussi bien le lien contractuel (A) que les régimes de responsabilité (B).

A) LE LIEN CONTRACTUEL :

6.- Avec le code civil de 1804, le droit du contrat est marqué par la théorie de l’autonomie de la volonté ; il est égalitaire, individualiste et la force obligatoire du contrat lui confère une grande sécurité juridique . Désormais, malgré l’essor de la technique contractuelle, l’autonomie de la volonté est en déclin ; le droit devient, inégalitaire, solidariste et la force obligatoire du contrat s’émousse ; de surcroît il subi l’influence des conceptions d’outre atlantique.

1e) Droit inégalitaire :

7.- La fiction rousseauiste de l’égalité entre les contractants était encore possible dans une société agraire qui, malgré de grandes inégalités sociales, ignorait les concentrations financières et industrielles du monde moderne ; mais dès la fin du XIXe siècle, il fallu se rendre à l’évidence : il existe dans un très grand nombre de contrats, sinon dans la majorité des contrats, une partie faible et une partie forte de telle sorte que l’égalité juridique consacre très vite la loi du plus fort. Cette inégalité est particulièrement flagrante en droit des affaires car les personnes morales peuvent être de puissances très inégales et l’on pourrait même aller jusqu’à dire que le déséquilibre et les rapports de domination sont de l’essence du droit moderne.

Le droit français a donc été obligé d’organiser la protection de la partie faible et cette protection a pris deux formes : à la périphérie du code civil avec la création de nouvelles branches du droit exclusivement consacrées à la protection du contractant dominé (droit de la concurrence, droit du travail, droit de la consommation, droit des baux d’habitation, droit de la promotion immobilière, etc…), et à l’intérieur même du code, notamment dans les contrats d’adhésion, avec la possibilité pour le juge de venir en aide au contractant démuni ou

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victime : développement des vices du consentement, création d’obligations à la charge de la partie dominante comme l’obligation d’information, de conseil ou de sécurité, développement de la notion de garantie ou encore interprétation du contrat systématiquement favorable à la partie démunie par le « forçage du contrat ». Un examen superficiel pourrait faire croire qu’il ne s’agit là que d’une « discrimination positive », pour reprendre une expression à la mode, destinée à consacrer au bout du compte une véritable égalité.

Mais la réalité est plus complexe, car une fois brisé le mythe de l’égalité entre les contractants, l’inégalité contractuelle a fini par acquérir droit de cité dans notre système juridique. Ainsi de nombreux contrats d’affaire telle la concession, la franchise ou encore les contrats de distribution sélective et d’enchaînement, consacrent l’inégalité dans la sphère contractuelle ; car, ainsi que le remarquait déjà Ph. Rémy il y a déjà 17 ans, la dépendance a pour contrepartie la sécurité4. Du reste, les rapports de dépendance et de soumission peuvent s’inverser tout au long de la vie contractuelle : « la vie d’un contrat est un équilibre perpétuellement instable »5.

La jurisprudence a également consacré cette inégalité contractuelle lorsqu’elle a admis, dans les contrats de fourniture de longue durée, la possibilité pour le fournisseur de fixer de manière unilatérale le prix de ses prestations6 et la jurisprudence accepte même de plus en plus souvent de laisser un des contractants imposer sa volonté à la condition qu’il n’en fasse pas un usage abusif 7.

2e) Droit solidariste :

8.- Le droit contemporain des contrats a cessé de voir dans le lien contractuel un rapport de force antagoniste. Certes, il est normal que chacun privilégie ses intérêts, mais au delà de ce naturel égocentrisme contractuel, le droit français a redécouvert cette idée à la fois très ancienne et très moderne qui veut que chaque contractant s’efforce de procurer à l’autre la satisfaction attendue. Il est sans doute excessif de demander aux contractants de « s’aimer comme des frères », mais il est légitime de demander à chacun d’entre eux de prendre en compte les intérêts de l’autre, surtout quand cela ne leur impose aucun sacrifice.

9.- a) Cette tendance fondamentale du droit contemporain s’exprime tout d’abord avec le développement remarquable de l’idée de cause de l’obligation. Désormais la cause n’est plus cette institution purement abstraite appelée à ne jouer en pratique qu’un rôle insignifiant. Elle est devenu un moyen pour le juge de s’assurer que les engagements souscrits ne sont pas dépourvus de contrepartie et même que la contrepartie fournie était bien celle qui était attendue par le cocontractant8. La cause, qui est la raison d’être de l’engagement, permet de prendre en compte l’économie du contrat voulue par les parties ; elle permet aussi de prendre en considération le mobile déterminant lorsqu’il est entré dans le champ contractuel9.

4 Ph. Rémy in « Le droit contemporain des contrats » Travaux et recherches de la Faculté de droit de Rennes sous la direction de L. Cadiet, 1987, p.271 à 282 (« Questions, positions, propositions »).5 Ph. Rémy, op.cit. note précédente.6 1e civ. 1e décembre 1995, D. 1996-j-13 concl. Jéol, n. Aynès.7 Voir en particulier obs. J.Rochfeld sous civ.1e, 16 octobre 2001, JCP 2002-I-134.8 Com. 22 octobre 1996 (« Chronopost »), JCP 1997-II-22881 n. D.Cohen. Civ. 1e, 3 juillet 1996, D.1997-j-500 n. Ph.Reigné. Civ.1e, 1e juillet 1997, D.1998-somm.110 obs. D.Mazeaud. Parfois la théorie de la cause se cache derrière « l’indivisibilité » de deux conventions : com. 15 février 1999, JCP 2000-I-215 §6 obs. A.Constantin, D.2000-somm.363 obs. D.Mazeaud ; mais l’indivisibilité n’étant jamais objective mais toujours voulue par les contractant, il faut bien comprendre que cette indivisibilité n’existe que parce que les contrats se servent mutuellement de cause. Tel est le cas d’un contrat de prêt destiné à financer une vente qui n’aurait pas de raison d’exister sans celle-ci. 9 Civ. 1e, 13 février 2001, JCP 2001-IV-1641. Civ. 3e, 24 avril 2003, D.2004-j-450 ? n.S.Chassagnard

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10.- b) Le solidarisme contractuel apparaît aussi de manière éclatante à travers l’interprétation du contrat par le juge. Dans la seconde moitié du XXe siècle, la jurisprudence française n’a pas hésité à mettre à la charge du contractant en position dominante, par exemple le professionnel, des obligations accessoires de plus en plus nombreuses, de nature à procurer à l’autre partie l’utilité qu’elle attendait du contrat: obligation de renseignement, de conseil, de collaboration, voire de coopération, aussi bien au stade de la formation du contrat qu’au stade de son exécution. On a parlé de forçage du contrat, mais peut-être devrait-on aller jusqu’à parler de contrat forcé ou même de quasi-contrat. Car le droit français contemporain a bien vu les limites de la simple volonté individuelle ; le contrat est un acte social qui implique à la fois la volonté individuelle et la volonté collective et dans certaines conditions l’on peut être engagé « quasi ex contractu » quand bien même l’on n’aurait pas voulu. C’est ainsi qu’un engagement quasi-contractuel oblige traditionnellement celui qui s’est injustement enrichi au détriment d’autrui10. Mais la jurisprudence décide maintenant qu’il en va de même pour l’organisateur d’une loterie publicitaire qui a fait croire de manière fallacieuse à l’existence d’un gain11.

Et lorsque la jurisprudence décide de conférer valeur contractuelle aux promesses publicitaires12, on se trouve bien au delà de la simple interprétation du contrat pour entrer également le domaine quasi-contractuel : là encore l’apparence d’engagement est de nature à obliger comme l’engagement véritable parce que la volonté sociale supplée dans certains cas à l’absence de volonté du contractant. Celui-ci est censé avoir voulu13.

Il en va très probablement de même lorsque le juge découvre une « convention d’assistance bénévole » lorsqu’une personne a subi un dommage en portant de l’aide à autrui14.

11.- c) Enfin, bien entendu le solidarisme contractuel s’exprime avec l’exigence de plus en plus forte de loyauté contractuelle. A partir d’une extrapolation de l’article 1134 al.2, la jurisprudence de ces trente dernières années a donné une portée considérable au principe de bonne foi dans l’exécution du contrat. Non seulement, le contractant ne peut adopter une attitude trompeuse, même par réticence, mais encore il est tenu par une idée de cohérence contractuelle ; ainsi il ne peut solliciter des sacrifices ou des engagements de son cocontractant s’il n’est pas lui-même déterminé à faire le nécessaire pour que l’entreprise commune aboutisse15.

3e) Déclin de la force obligatoire du contrat :

11 bis.- Après la période des troubles révolutionnaires le code civil avait fait de la sécurité juridique une priorité16 et l’idée romaine de force obligatoire du contrat lui en fournissait l’instrument ; paraphrasant la célèbre formule attribué à Goethe, Bonaparte aurait pu graver au frontispice de son œuvre « mieux vaut une injustice qu’un désordre ». Cette époque est désormais révolue ; la sécurité juridique reste évidemment une exigence primordiale, mais le juge comme le législateur parait accorder une place plus importante encore à l’idée qu’il se fait de l’équité contractuelle.

10 Gestion d’affaire, répétition de l’indu et enrichissement sans cause11 Ch.Mixte, 6 septembre 2002, D.2002-j-2963 n.D.Mazeaud12 Com. 17 juin 1997, D.1998-j-248 obs. G.Paisant et G.Pignarre13 Il est d’ailleurs évident qu’il existe un lien entre l’idée de quasi-contrat ou de forçage du contrat et la théorie de l’apparence.14 V. entre autres, 1e civ. 16 décembre 1997 et 13 janvier 1998, D.1998-j-580 n. M.Viala.15 Com. 20 janvier 1998, D.1999-somm.114 obs. D.Mazeaud ; Com. 24 novembre 1998, JCP 1999-I-143§6 et s. obs. Ch.Jamin.16 X. Martin « Les fondements politiques du code Napoléon » op.cit. (supra note 3).

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L’adage « pacta sunt servanda » a été longtemps un des principes sacro saint du droit civil français, de telle sorte que, sauf impossibilité matérielle, juridique ou morale, le créancier pouvait toujours exiger l’exécution forcée de l’engagement contractuel de l’autre partie sur le fondement de l’article 1184 al.2 C.civ. Or la Cour de cassation depuis une dizaine d’années a sérieusement mis à mal cette irrévocabilité du lien contractuel.

Elle autorise tout d’abord le promettant qui s’est engagé de manière irrévocable dans une promesse unilatérale de vente, à se rétracter unilatéralement jusqu’à la levée de l’option moyennant le payement de dommages-intérêts au bénéficiaire de la promesse17, ce qui affaiblit considérablement l’efficacité de la promesse, celle-ci étant ravalée au rang d’une simple offre de vente comme le remarque M. Mazeaud18. De son coté, le législateur est venu encore aggraver cette situation en instaurant dans tous les contrats d’accession à la propriété une délai de rétractation unilatérale de 7 jours qui évite au bénéficiaire qui renonce à lever l’option, de perdre l’indemnité d’immobilisation stipulée au profit du promettant19. Que reste-t-il alors de la force obligatoire des ces avants-contrats ? et de la sécurité juridique ? En cas d’opérations liées de vente et d’achat d’immeubles, lorsque le promettant révoque son engagement irrévocable ou que le bénéficiaire se rétracte suivant son caprice, c’est un château de carte qui s’écroule…

Mais ce n’est là qu’une illustration parmi d’autre des atteintes contemporaines portées à la force obligatoire des conventions. On pourrait faire remarquer par exemple que la nullité pour vice du consentement tend à devenir une issue permettant au contractant de revenir sur une convention désavantageuse ou mal calculée. Depuis de nombreuses années déjà, le contractant qui s’est trompé sur sa propre prestation est autorisé à invoquer la nullité pour erreur20. Quant au dol il est accueilli toujours plus largement, car ses éléments constitutifs matériels (les manoeuvres) et moraux (la volonté d’induire en erreur) ont tendance à disparaître de la jurisprudence contemporaine : ainsi le dol par réticence est admis même en présence d’une faute inexcusable de la victime21 ; de même la jurisprudence récente confond volontiers le dol par réticence avec la violation de l’obligation de renseignement afin de faciliter le prononcé de la nullité, alors pourtant que cette dernière obligation à la différence du dol ne recèle aucun élément intentionnel22.

Enfin, la théorie de l’imprévision, longtemps tenue en respect par la jurisprudence civile, est désormais en passe de triompher en droit privé comme nous le verrons ( infra n° 38).

Ce déclin de la force obligatoire du contrat est une conséquence indirecte de l’affaissement de la doctrine de l’autonomie de la volonté ; dès lors que le contrat n’est plus le résultat d’un accord de volontés libres et égales, mais celui d’un processus social complexe 17 Civ.3e, 15 décembre 1993, JCP 1995-II-22366 n. D.Mazeaud, D.1994-somm.230 obs. O.Tournafond ; jurisprudence constante depuis, qui s’est d’ailleurs étendue au pacte de préférence : ex. Civ.3e, 30 avril 1997, D.1997-d-475 n. D.Mazeaud.18 Notes précitées (ci-dessus). 19 Article 72 de la loi du 13 décembre 2000, dite « SRU ». (article L 271-1 nouveau CCH). Ce délai de rétractation qui bénéficie à tout acquéreur non professionnel de bien immobilier était compréhensible dans les rapports consommateurs de logement / professionnels de l’immobilier. Mais un tel dispositif s’avère peu opportun et source d’insécurité dans le cas de particuliers qui traitent entre eux.20 De telle sorte que la découverte par un acquéreur des qualités cachées de la chose risque toujours d’être une cause de nullité de la vente…Exemple la seconde affaire Poussin : Civ.1e, 17 septembre 2003, JCP 2003-IV-2714. Voir sur cette question : O. Tournafond « L’erreur du contractant sur sa propre prestation », Mélanges Decottignies p.377, Presses Universitaires de Grenoble 2003. 21 Civ.3e, 21 février 2001, D.2001-somm.3326 obs. Ph. Delebecque et 2002-Somm.937 obs. crit. Ch.Caron & O.Tournafond : « L’erreur provoquée par une réticence dolosive est toujours excusable ». Sur les grandes difficultés engendrées par ce laxisme jurisprudentiel, cf. O.Tournafond, op.cit. note précédente, J. Mouly « Des rapports entre la réticence dolosive et l’erreur inexcusable… » D.2003-d-2023.22 Civ.1e, 15 mai 2002, JCP 2002-I-184 §1 et s. obs. crit. F. Labarthe, 13 mai 2003, JCP 2003-I-170 §1 et s., obs. crit. G. Loiseau & II-10144 n. R.Desgorces.

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qui fait intervenir des personnes inégales et interdépendantes, la notion de force obligatoire se relativise et notre droit des obligations renoue avec certains aspects de l’ancien droit.

L’équité progresse peut-être au coup par coup, du moins peut-on l’espérer ; mais ce qui est certain c’est que cette évolution se fait pour le moment au détriment de la sécurité contractuelle dans son ensemble. Souvenons nous de la vieille maxime « Dieu nous garde de l’équité des parlements ! »…

4e) Droit soumis à l’influence anglo-américaine :

12.- Sans aller jusqu’à dire que le système juridique français constitue l’archétype des systèmes de droit romano-germaniste, par opposition au système de la common law, il n’en demeure pas moins qu’il est dans le monde un des grands systèmes de référence issu du droit romain, à l’instar du droit allemand. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le projet de droit européen des contrats doit être combattu car il faut être vraiment naïf (ou peut-être au contraire vraiment cynique…) pour croire que l’on pourra en quelques années substituer à ces constructions admirables que sont le droit français et le droit allemand, une créature de synthèse hâtivement élaborée à coup de compromis politiques et de compilations juridiques.

Cependant, la puissance politique anglo-saxonne et la vitalité économique des régions soumises à la common law a fini par exercer sur le droit français une certaine force d’attraction.Celle-ci se manifeste à l’heure actuelle de manière ponctuelle, mais sur des points essentiels de notre système juridique.

13.- a) On a évoqué dans les paragraphes précédents le recul de la force obligatoire du contrat, mais celle-ci n’est pas seulement refoulée par le soucis d’équité qui anime le juge dans tel ou tel litige ; elle l’est aussi par une influence d’outre Atlantique. Aujourd’hui le lien contractuel n’a plus la même signification que par le passé, car même lorsque le contrat n’est pas annulé, la réparation en équivalent tend à se substituer à l’exécution en nature de la convention litigieuse comme on a pu le voir ci-dessus dans le cas de la violation d’une promesse unilatérale de vente (supra n°11 bis). Cette extension abusive de la notion de réparation au détriment de celle d’exécution forcée trouve peut-être son origine dans le concept ambiguë de responsabilité contractuelle23, mais il est bien difficile de ne pas y voir aussi une influence de la conception anglo-saxonne du contrat qui ne considère l’inexécution contractuelle que comme une source de responsabilité pécuniaire24.

Dans d’autres domaines, on constate du reste que la jurisprudence actuelle prend de plus en plus de liberté avec le principe de force obligatoire hérité du droit romain. Par exemple elle autorise aujourd’hui le contractant à résilier de manière unilatérale les contrats à durée déterminée en cas de manquement grave de l’autre partie, sous réserve d’un contrôle judiciaire a posteriori 25. On s’éloigne dans tout cela de la vision traditionnelle du code civil…

14.- b) La patrimonialisation des personnes et des biens est la deuxième tendance du droit français que l’on peut attribuer à l’influence anglo-américaine. La personne devient une

23 V. en ce sens Ph. Rémy, « La responsabilité contractuelle – histoire d’un faux concept », RTDCiv. 1997-323 n°42 et s.24 La suspicion est d’autant plus légitime que cette évolution jurisprudentielle ne répondait à aucune nécessité pratique, bien au contraire ! En effet pour conserver à la promesse unilatérale de vente son efficacité première, les praticiens, et en particulier les notaires, ont été contraints d’insérer dans leurs formules une clause de style par laquelle le promettant consent par avance à la réalisation forcée de sa promesse et renonce expressément à se prévaloir de la nouvelle solution jurisprudentielle !25 Civ.1e, 10 février 2001, D.2001-j-1568 n. Ch.Jamin & somm.3329 obs. D.Mazeaud ; Nancy 20 novembre 2000, JCP 2002-II-10113 n. Ch.Jamin.

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marchandise comme les autres qui peut sous certaines conditions devenir l’objet de conventions à titre onéreux. Par exemple, il y a longtemps déjà que l’on a remarqué que les droits extrapatrimoniaux tel le droit à l’image, le droit au nom ou même le droit au respect de sa vie privée pouvaient, sous l’influence d’une marchandisation progressive de la société, faire l’objet de conventions rémunérées : utilisation du nom ou de l’image d’une vedette à des fins publicitaires, révélation de certains aspects de sa vie privée moyennant versement d’espèces sonnantes et trébuchantes, etc… Avec l’érosion constante de l’extra patrimonialité il est bien peu d’objets qui soient aujourd’hui hors du commerce. Ainsi, dans un retentissant revirement de jurisprudence en date du 7 novembre 200026, la Cour de cassation a simultanément admis la licéité des cessions de clientèle civile et reconnu l’existence d’un fonds libéral analogue au fonds de commerce, ce qui d’ailleurs ne vas pas sans soulever de grandes difficultés à la fois théoriques et pratiques car la liberté de choix du client et la confiance qu’il place dans le professionnel libéral risquent fort de faire les frais de cette révolution27.Cette évolution remarquable est sans doute liée tout autant au développement de l’économie capitaliste qu’à l’influence spécifique de la common law, mais il se trouve qu’en pratique les deux vont de pair. Il en résulte une double inversion des valeurs avec d’un coté la réification des personnes et de l’autre la personnification des choses28 ; c’est ainsi que la jurisprudence a découvert qu’il existait un droit sur l’image des biens de même qu’il existe un droit sur l’image des personnes29.

15.- On le voit, le lien contractuel est en pleine mutation en droit français ; la devise du contrat pourrait être aujourd’hui « intérêt, inégalité, solidarité ». Mais la mutation touche aussi les régimes des responsabilité.

B) LES REGIMES DE RESPONSABILITE :

16.- Dans le domaine des responsabilités c’est n’est plus de mutation mais plutôt d’ébullition qu’il faudrait parler tant l’évolution est devenue tumultueuse, voire chaotique. Cette ébullition est due à notre avis à deux facteurs qui se conjuguent : d’une part l’érosion des clivages et des catégories du code civil et d’autre part l’hypertrophie de la fonction indemnitaire de la responsabilité civile.

1e) Erosion des clivages et des catégories du code civil :

17.- Cette érosion nous paraît liée ici encore à l’affaiblissement de l’autonomie de la volonté et à la dilution de la notion de contrat que nous venons de décrire (V. supra n° 8 et s.) ; le contrat n’est plus seulement le résultat des volontés individuelles, il est aussi celui de la volonté sociale, de telle sorte que les frontières traditionnelles entre délictuel et contractuel ou plus simplement entre différentes actions, ont tendance à devenir poreuses.

26 JCP 2001-II-10452 n. F.Viala & I-301§16 et s. obs. J.Rochfeld ; D.2002-somm.930 obs. O.Tournafond.27 L’objet de ces conventions est incertain et leur cause est suspecte : pour une étude critique de cette nouvelle jurisprudence cf. O.Tournafond, « Les cessions directes de clientèle civile… » in Mélanges offerts à J.P.Sortais, Ed. Bruylant, Bruxelles 2002.28 « Aujourd’hui la forme marchande du sujet domine l’univers juridique… », B.Edelman « De la propriété-personne à la valeur-désir », D.2004-d-155 §14.29 Civ.1e, 10 mars 1999, JCP 1999-II-10078 n. P.Y.Gautier, Rep.Def.1999-897 chron. Ch.Caron ; civ.1e, 2 mai 2001, JCP 2001-II-10553 n. Ch.Caron.

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18.- a) Déclin du clivage traditionnel délictuel/contractuel : on sait que le principe de non cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle est un principe fondamental du droit de la responsabilité civile. Il trouve sa justification dans l’idée de prévision légitime des parties ; en effet, suivant qu’un contrat a été ou non conclu entre le demandeur et le défendeur la situation ne sera pas la même, de telle sorte que l’action n’obéira pas non plus au même régime. Ainsi, la responsabilité contractuelle comporte d’importantes et nécessaires spécificités : elle englobe à la fois les sanctions de l’inexécution elle-même (exécution en nature, résolution, etc…) et la réparation du préjudice qui en découle30. En outre, elle permet un ajustement sur mesure, au cas par cas en quelque sorte, des règles applicables : détermination conventionnelle des obligations respectives des parties et de leur intensité, éventuelles clauses de non obligation, de non responsabilité ou de non garantie, non réparation du dommage imprévisible en application de l’article 1150 du code civil, etc… sans parler même de la loi applicable ou du tribunal compétent. A l’inverse, la responsabilité délictuelle a vocation à régir les dommages nés entre personnes qui ne sont liées par aucun accord de volonté, ce qui permet de mettre en place deux ou trois grands régimes standards axés exclusivement sur la réparation du dommage. Car ici, bien évidemment, il n’y a pas d’engagements conventionnels à prendre en compte et à respecter.

La méconnaissance du principe de non cumul des deux ordres de responsabilité serait une vraie « machine à faire sauter le droit » puisqu’elle ruinerait toute prévisibilité dans la vie juridique.

Toutefois, il est indiscutable que ce principe subi une érosion importante à partir du moment où le contrat ne dépend plus exclusivement de l’autonomie de la volonté, autrement dit des volontés individuelles, mais subit comme nous l’avons vu la pression sociale par le biais du solidarisme contractuel. Forçage du contrat sous couvert d’interprétation, appel à la bonne foi, apparition de quasi-contrats nouveaux, toutes ces techniques aujourd’hui en pleine expansion attirent dans le champ de la responsabilité contractuelle des litiges qui auraient traditionnellement été dévolus à la responsabilité délictuelle. A cet égard, l’exemple déjà cité des loteries publicitaires trompeuses est tout à fait significatif : la seule manière d’obliger l’organisateur de la loterie à délivrer le lot promis à la victime était de faire application de règles contractuelles permettant l’exécution forcée ; d’où l’idée évidemment de recourir à la notion de quasi contrat.

19.- A cette évolution de fond, vient en outre s’en ajouter une autre qui tient au développement récent de l’obligation de sécurité. De nos jours, la sécurité et l’intégrité physique des personnes tend à devenir prioritaire et la réparation doit être assurée dans tous les cas, que la personne soit ou non liée par un contrat à l’auteur du dommage. Pour reprendre l’expression de Patrice Jourdain, « la sécurité est hors contrat » (sauf bien entendu lorsque la sécurité fait précisément l’objet particulier de tel ou tel contrat spécialisé). Dès lors, on assiste à une unification de fait des régimes de responsabilité délictuelle et contractuelle, le clivage traditionnel laissant la place à un autre clivage omniprésent : entre régimes de responsabilité subjectifs fondés sur la faute et régimes de responsabilité objectifs fondés sur le risque31. Par exemple, lorsque intervient un accident de montagne, la question n’est plus tellement de savoir si la victime était liée contractuellement ou non à l’auteur du dommage, mais de savoir si la responsabilité de celui-ci est engagée sur le fondement de la faute ou sur le fondement du risque qu’il a fait courir à autrui. Certes, on rétorquera que le guide de montagne en sa qualité de contractant professionnel verra sa responsabilité plus facilement engagée que le simple alpiniste ; mais en réalité cela ne tient pas tant à sa qualité de contractant, ni même à sa qualité

30 Sur cette double fonction ambiguë de la responsabilité contractuelle, cf. Ph. Rémy « La responsabilité contractuelle, histoire d’un faux concept » précité n°13 note 23.31 Sur le développement de la responsabilité pour risque, voir infra n° 22 et s., 38, 41.

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de professionnel, mais essentiellement à sa qualité de débiteur assuré donc solvable (voir également infra n°21, la question de l’hypertrophie de la fonction réparatrice de la responsabilité)32.

Parfois même cette unification des responsabilités est consacrée par le législateur comme c’est le cas de la responsabilité pour défaut de sécurité des produits des article 1386-1 et s. du code civil qui établit un régime d’indemnisation extracontractuel, que la victime soit liée ou non par un contrat au producteur ou à celui qui a mis le produit en circulation33.

20.- b) Concours d’actions : l’érosion des cadres atteint également le contenu des grands régimes de responsabilité dont les actions ont de plus en plus tendance à s’enchevêtrer et à empiéter les unes sur les autres. C’est ainsi que la responsabilité pour faute a des contours de plus en plus flous et nébuleux et tend à recouper parfois les responsabilités objectives du fait des choses ou du fait d’autrui ; en effet le juge déduit de plus en plus la faute de la simple anormalité du dommage sans même porter un jugement sur le comportement de l’auteur de celui-ci34. De même en matière d’accidents de la circulation on constate que la responsabilité délictuelle de droit commun du fait personnel ou du fait des choses a tendance à interférer avec les règles de la loi du 5 juillet 1985 : ainsi la Cour de cassation considère que la déchéance liée à la faute du conducteur victime est en rapport avec sa gravité alors qu’elle devrait logiquement être en rapport avec son effet causal sur l’accident35.Mais c’est surtout en matière d’inexécution contractuelle que les interférences sont les plus graves et les plus menaçantes pour la sécurité juridique. En effet dans beaucoup de contrats emportant transfert de propriété, comme la vente, la déception du créancier de la prestation en nature (par exemple l’acquéreur) est susceptible de relever de plusieurs actions : action en nullité pour vice du consentement (erreur ou dol, notamment), action de droit commun pour violation de l’obligation de délivrance conforme, enfin régimes spéciaux comme la garantie des vices cachés de l’article 1641 du code civil. Or, même si la Cour de cassation a accompli depuis une dizaine d’année un important effort de clarification pour préciser les domaines respectifs de ces différentes actions, il subsiste encore beaucoup de difficultés et parfois de confusions36. La question est d’une acuité particulière depuis qu’une directive européenne du

32 Quelque fois, d’ailleurs, un prétendu contrat va être crée de toute pièce pour répondre au besoin impérieux d’indemniser l’atteinte à l’intégrité corporelle de la victime; tel est le cas des prétendues conventions d’assistance bénévole déjà évoquées supra n° 11, note 14. Le contrat n’est plus alors qu’un instrument de justice, non pas sociale, mais juridique.33 Toutefois, l’ancienne distinction entre régimes de responsabilité délictuelle et contractuelle réapparaît aussitôt que la victime du défaut de sécurité renonce à se prévaloir du régime de l’article 1386-1 et opte pour les actions traditionnelles. Ce qui montre l’enchevêtrement complexe des régimes de responsabilité qui se superposent en strates successives, les nouveaux clivages venant se surajouter aux anciens.34 Civ.2e, 18 mai 2000, JCP 2000-I-280 §11 obs. G.Viney : constitue en soi une faute le fait pour un grimpeur de tomber sur un autre grimpeur. Ou encore le fait pour un chirurgien d’endommager un organe au cours d’une intervention, alors que cette atteinte n’était pas inévitable : Civ.1e, 23 mai 2000, JCP 2000-I-280 §12&13 obs. G.Viney. La Cour de cassation a même été jusqu’à considérer que commettait nécessairement une faute le médecin qui n’avait pas rempli son obligation d’information à une époque ou pourtant cette obligation n’était consacrée ni par la loi, ni par la jurisprudence ! Civ. 1e, 9 octobre 2001, JCP 2002-II-10045 n.(crit.) O.Cachard. Par contre on ne manquera pas d’être surpris lorsque la Cour suprême déclare de manière péremptoire que la maîtresse d’un homme marié ne commet aucune faute à l’égard de l’épouse ! Civ.2e, 5 juillet 2001, D.2002-somm.1318 obs.(crit.) Ph.Delebecque. 35 Civ.2e, 4 & 11 juillet 2002, D. 2003-j-859 n. H.Groutel.36 Dans le contrat de vente, trois types de difficultés sont en pratique susceptibles de se présenter : - Choix entre l’action en inexécution de droit commun pour délivrance d’une chose non-conforme et garantie des vices cachés : depuis le revirement de jurisprudence de 1993, l’action spéciale en garantie doit s’appliquer chaque fois que la chose est affectée d’un défaut, c’est à dire d’une anomalie, la rendant impropre à sa destination : Civ.1e, 5 mai, 16 juin, 27 octobre et 8 décembre 1993, D. 1993-Somm..242 obs. O.Tournafond et j-506 n. A.Benabent, D.1994-somm.239 obs. O.Tournafond. Mais il y a encore des arrêts qui mélangent les qualifications.

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25 mai 1999 impose aux Etats de créer une garantie renforcée au bénéfice des acquéreurs-consommateurs. Ainsi, le droit français est confronté à une superposition d’actions se chevauchant plus ou moins, car il y a aussi l’action pour défaut de sécurité des produits de l’article 1386-1 et s. du code civil ! On a parlé à juste titre de « mille feuille juridique ».Tout le monde est d’accord pour affirmer que la matière aurait grand besoin d’une remise en ordre, mais personne n’est d’accord sur la méthode à employer. Une partie de la doctrine milite en faveur d’une réforme de cette partie du droit de la vente en s’inspirant du régime de la convention de Vienne de 1980 sur la vente internationale de marchandise, tandis que l’autre estime que seule une réforme d’ensemble de la partie du code consacrée aux obligations serait cohérente37.

2e) Hypertrophie de la fonction indemnitaire de la responsabilité civile :

21.- Sous l’influence de facteurs économiques, sociaux mais aussi psychologiques complexes, l’idée que la victime d’un dommage puisse être laissée sans réparation paraît aujourd’hui intolérable. La généralisation de l’assurance et la multiplication des responsabilités objectives ont globalement abouti à une extension sans précédent du domaine de la responsabilité civile et à sa mise en œuvre de plus en plus fréquente. La responsabilité actuellement n’est plus un correctif destiné à indemniser les victimes de comportements anormaux ou dangereux, elle est devenu un mécanisme général de prise en charge des risques sociaux.Cette évolution frappe évidemment davantage la responsabilité délictuelle que la responsabilité contractuelle, car la première connaît le plus souvent de dommages physiques et a essentiellement une fonction indemnitaire à la différence de la seconde38.

On assiste depuis une quinzaine d’années à un gonflement impressionnant des régimes de responsabilité délictuelle et en particulier des régimes de responsabilité sans faute. Car la responsabilité du fait d’autrui est en train de submerger toutes les digues que le droit positif avait prudemment établi. D’abord, la jurisprudence a découvert un principe général de responsabilité du fait des personnes dont on doit répondre39 et cette catégorie fort mal définie semble à géométrie variable40. Ensuite, la responsabilité des commettants a pu être engagée de manière quasi-systématique en cas de fait dommageable du préposé, l’abus de fonction - Choix entre l’action en nullité pour erreur et la garantie des vices cachés : l’existence d’un vice caché chasse l’action en nullité pour erreur, de telle sorte que l’acquéreur déçu ne peut agir que sur le terrain de la garantie des vices cachés. C’est une application de l’adage specialia generalibus derogant : Civ. 1e, 14 mai 1996, D. 1997-somm.345 obs.O.Tournafond, JCP 1997-I-4009 chron. Ch.Radé. Mais la solution est peut-être exagérément rigide : cf. nos observations sous Civ.3e, 7 juin 2000, D.2002-somm.1002. - Choix entre l’action en nullité pour erreur et l’action en inexécution de droit commun pour délivrance non-conforme : la jurisprudence reste rare et incertaine et la plupart des arrêts sont d’espèce. Tel est le cas de civ.3e, 25 mai 2003, JCP 2003-I-170 §6 et s. obs. Y.M.Serinet qui paraît accorder à l’acquéreur une option entre les deux actions, mais la cour d’appel avait qualifié à tort « défaut de conformité » un cas qui relevait de l’erreur sur les qualités substantielles… - Enfin, il arrive parfois aussi que l’on hésite entre les trois actions évoquées ci-dessus ; tel est le cas de l’inconstructibilité d’un terrain qui peut, suivant les circonstances, relever des trois qualifications : par exemple, civ.3e, 24 février & 13 juillet 1999 et 15 mars 2000. D.2000-somm.288 obs. O.Tournafond.37 La controverse a même pris un tour extrêmement vif sur fond de transposition de la fameuse directive du 25 mai 1999, à tel point qu’à l’heure où nous écrivons ces lignes celle-ci n’est toujours pas transposée : V. notamment : G.Paisant et L.Leveneur, « Quelle transposition pour la directive du 25 mai 1999 sur la garantie dans la vente de biens de consommation ? », JCP 2002-I-135 ; contra : G.Viney, « Quel domaine assigner à la loi de transposition de la directive européenne sur la vente », JCP 2002-I-158 ; contra : O.Tournafond « De la transposition de la directive du 25 mai 1999 à la réforme du code civil », D.2002-d-2883, D.Mainguy « Propos dissidents sur la transposition de la directive du 25 mai 1999… », JCP 2002-I-183.38 Voir supra n° 1839 Ass.Plen. 29 mars 1991, D.1991-j-324 n. Ch.Larroumet et d-117 chron. G.Viney ;40 2e Civ. 12 décembre 2002, JCP 2003-I-154 §49 obs. G.Viney.

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n’étant plus retenu que dans des cas absolument marginaux41. Enfin la responsabilité des parents ne cède plus devant la preuve de l’absence de faute de surveillance ou d’éducation, mais seulement devant la preuve de la cause étrangère42 et de surcroît elle peut être engagée par le simple fait que l’enfant a causé un dommage à autrui, quand bien même il ne serait pas lui-même responsable43 !Quand à la responsabilité du fait des choses inanimées, elle s’apprête à son tour à déborder de tout coté : la qualité de gardien ne correspond plus aux trois critères traditionnels « usage, contrôle, direction »44 et le principe suivant lequel la chose doit avoir joué un rôle actif dans la production du dommage subit une constante érosion45.

22.- Nous sommes en présence d’une évolution dont le sens est très clair : les régimes de responsabilité objective sans faute progressent au détriment des régimes de responsabilité subjective fondés sur la faute, et ces régimes de responsabilité objective sont eux-mêmes débordés par une véritable explosion des régimes de garantie dans lesquels le responsable prendra en charge les cas fortuits, comme c’est le cas dans la loi de 1985 sur les accidents de la circulation ou dans le système de la garantie des vices cachés46. Cette tendance, clairement orientée vers une indemnisation de plus en plus systématique des victimes, est à la fois législative, jurisprudentielle et doctrinale. Elle touche à la fois la responsabilité délictuelle et la responsabilité contractuelle. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la tentative de certains d’élargir et de renforcer la garantie des vices cachés dans le droit de la vente à l’occasion de la transposition de la directive européenne de 1999 sur la protection des consommateurs47.

Positive à l’origine, cette évolution suscite aujourd’hui l’inquiétude par son caractère incontrôlable et pour tout dire déraisonnable, à tel point que l’on parle de « victimisation » du droit.

23.- Le premier inconvénient tient à l’insécurité juridique : l’impératif d’indemnisation l’emportant sur toute autre considération, la mise en œuvre de la responsabilité civile n’est plus dictée par des critères logiques, issus d’une patiente construction juridique, mais par la recherche fébrile d’un responsable. Alors, celui-ci sera souvent choisi en fonction du double critère simpliste de sa solvabilité et de sa proximité au dommage ; proximité géographique et temporelle48 ou encore proximité juridique49. Ce mécanisme rudimentaire n’est pas sans rappeler les systèmes primitifs de 41 V. entre autre, crim. 16 février 1999, JCP 2000-I-199 §11 obs. G.Viney. Par ailleurs on sait que la Cour de cassation n’accueille désormais l’action récursoire du commettant contre son préposé que lorsque ce dernier a « excédé les limites de sa mission », ce qui soulève de grandes difficultés pratiques : Ass.Plen. 25 février 2000 « Costedoat », D. 2000-j-673 n. Ph.Brun et Ass.Plen. 14 décembre 2001, JCP 2002-II-10026 n. M.Billiau.42 Civ. 2e, 19 février 1997, D.1997-j-265 n. P.Jourdain43 Ass.Plen., 13 décembre 2002, D.2003-j-231 & 591 n. P.Jourdain.44 Civ.2e, 7 mai 2002, D.2003-somm.463 obs. P.Jourdain.45 Civ.2e, 18 septembre 2003, D.2004-j-25 n. N.Damas.46 Les responsabilités objectives tendent à se transformer en système de garantie des risques (cf. nos observations sous civ.2e, 10 mai 2001, D.2001-j-2851 rap.Guerder et n.Tournafond) et parallèlement on assiste à une multiplication anarchique des régimes de garantie (cf. sur cette question Ch.Radé, « Plaidoyer en faveur d’une réforme de la responsabilité civile », D.2003-d-2247 spec. n° 14 et s. qui parle de « droit en miette »). 47 Cf. supra n° 20 et note 3748 Par exemple : l’implication du véhicule dans la loi de 1985 sur les accident de la circulation. Si ce système peut fonctionner, c’est grâce au mécanisme de l’assurance obligatoire en matière automobile qui n’existe pas dans les autres domaines. 49 Exemple : l’existence d’un lien de droit avec le siège du dommage servira ainsi de rattachement commode pour découvrir le responsable potentiel : ainsi, dans le régime de la directive de 1999 sur la garantie des consommateurs, une présomption d’antériorité des vices pendant 6 mois dans permettra en pratique d’imputer au vendeur tous les défauts de la chose, même s’ils sont le fait de son utilisateur ; le vendeur professionnel devient à son corps défendant l’assureur tous risque du consommateur. Ou encore, dans les responsabilités objectives, la qualité de propriétaire de la chose qui a été l’instrument du dommage, ou de père et mère de l’enfant qui a participé au dommage, suffira à déclencher contre lui l’action.

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réparation des dommages qui existèrent en Europe après la chute de l’Empire d’occident. Un prétendu progrès peut cacher une régression ; cela s’est déjà vu dans d’autres domaines…

24.- Le second inconvénient tient aux effets potentiellement nuisibles d’un tel système. La collectivisation des risques, c’est à dire la prise en charge par la communauté nationale des conséquences dommageables des activités humaines, est certainement un instrument utile, mais qui connaît des limites. Sa généralisation aurait un coût économique et social difficilement supportable, car à la différence de l’assurance obligatoire en matière automobile qui correspond à un danger précis et évaluable, une assurance universelle tous risques serait difficilement contrôlable. En outre le développement excessif d’un tel mécanisme de réparation collective et automatique serait de nature à accroître le risque lui-même par un de ces effets pervers qui naissent de l’oubli de la réalité sociale.

En effet, la seule prévention efficace des dangers réside dans le comportement des individus eux-mêmes, seuls capables d’adapter leur action aux circonstances et aux difficultés du moment. Or, à cet égard, la responsabilité individuelle demeure l’incitation la plus efficace pour détourner la personne de comportements fautifs ou dangereux.

De même que l’homme n’est pas naturellement, bon, vertueux et travailleur, contrairement aux dogmes des utopies révolutionnaires et humanistes, de même il n’est pas naturellement disposé à assumer spontanément les conséquences préjudiciables de ses actes. L’oublier au nom d’une prétendue solidarité humaine chaque jour démentie par les faits, c’est exposer la communauté tout entière au despotisme de la responsabilité collective.

Et ce qui est vrai pour l’auteur du dommage l’est aussi, hélas, pour la victime ; car même si chacun est instinctivement attaché à sa conservation physique et à celle de ses biens, la généralisation des systèmes d’indemnisation automatique, détachée de toute appréciation du comportement, ne peut que renforcer un sentiment d’invulnérabilité et d’irresponsabilité individuelle déjà trop répandu dans nos sociétés modernes50.

La mise en œuvre d’un système universel de réparation automatique des dommages que beaucoup appellent de leurs vœux risque d’être, une fois de plus, une utopie. Elle sonnerait le glas de l’individualisation de la responsabilité qui a été la condition de la liberté et de la civilisation.

25.- Ce rapide panorama du droit français des obligations dresse un tableau extrêmement contrasté à l’image de la nation française et de son histoire. Droit inégalitaire, solidariste, instable, indirectement influencé par la puissance anglo-américaine, perdant ses repères traditionnels et obnubilé par le soucis de l’indemnisation des victimes, tel est le droit français à l’aube du XXIe siècle. De manière générale on peut dire que le droit contemporain des obligations privilégie le mouvement par rapport à la stabilité, l’équité par rapport à la sécurité ; ainsi dans ce perpétuel et instable équilibre entre des impératifs sociaux opposés mais complémentaires, le plateau de la balance penche de plus en plus nettement évoquant parfois une fuite en avant.

Cette fermentation, cette ébullition intellectuelle, renferme toutes sortes de potentialités dangereuses ou au contraire positives suivant l’usage que l’on saura en faire etl’avenir du droit français dépend étroitement des artisans du droit. C’est pourquoi il n’est pas inintéressant de s’interroger maintenant sur les sources de ce droit et leur capacité à maîtriser 50 C’est ainsi que l’on peut voir des fumeurs invétérés réclamer réparation à l’Etat du préjudice lié à une consommation déraisonnable de tabac : Civ.2e, 20 novembre 2003, JCP 2004-II-10004 n. B.Dalle-Duclos.On a montré récemment que la responsabilité n’avait pas seulement une fonction de réparation, mais aussi une importante fonction de prévention en tant qu’elle est une garantie pour l’avenir de la normalité des activités humaines. La responsabilité civile reste indissociable du comportement de la personne. V. C.Thibierge, « Avenir de la responsabilité, responsabilité de l’avenir », D. 2004-d-577.

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la dynamique en cours pour lui donner un sens cohérent et positif. Car il ne faut pas perdre de vue que derrière un système il y a des hommes, des forces économiques et sociales, et aussi politiques. Or on constate non sans un certain effroi, que la mutation du droit des obligations va de pair avec une dérive des sources du droit français.

Lorsque la dérive vient s’ajouter au mouvement, lorsque le déséquilibre vient s’ajouter au déséquilibre, les plus grandes crises sont à craindre, car si l’esprit humain est en mesure de maîtrise une évolution, il n’en est plus capable face à l’interaction aléatoire de deux évolutions simultanées.

§2) La dérive des sources du droit :

26.- Les études doctrinales sur l’évolution du droit des obligations montrent toujours le paysage juridique et ses transformations progressives ; elles s’attachent plus rarement à présenter les acteurs de cette évolution, c’est à dire les sources du droit.

En occident, depuis les débuts du droit romain il y a près de 2500 ans, le droit est le résultat de l’interaction permanente de quatre forces agissantes que l’on peut appeler les forces créatrices du droit : le pouvoir politique qui édicte des lois, le juge qui rend des décisions qui donnent lieu à la longue à une jurisprudence, les sujets de droit dont les usages forment les coutumes et les jurisconsultes dont les avis et réflexions constituent la doctrine.

Loi, jurisprudence, coutume et doctrine sont donc les créateurs des systèmes de droit que nous connaissons. Mais on a montré aussi que chaque système juridique tirait sa physionomie particulière du dosage respectif de ces quatre forces51, car un droit essentiellement jurisprudentiel ou coutumier comme la common law s’éloignera évidemment d’un droit légiféré comme le droit français.

Or, nous constatons que la France, dont on a déjà relevé le caractère traditionnellement instable, avait connu de grands bouleversement en ce domaine. Sous l’ancienne monarchie, le droit français était essentiellement coutumier et accessoirement jurisprudentiel ; il n’était que subsidiairement légal, car l’activité législative des rois restait modeste, même à l’époque de la monarchie absolue. De ce point de vue, le droit français n’était pas tellement éloigné du droit anglais. Mais avec la Révolution et peut-être aussi de manière sous-jacente avec la doctrine du despotisme éclairé, un véritable séisme juridique va se produire. Le droit français devient essentiellement légiféré et accessoirement jurisprudentiel, la doctrine et la coutume étant désormais reléguées dans l’ombre. Nous vivons encore actuellement sur ce schéma et avec un droit des obligations qui est la synthèse paradoxale de l’Ancien droit et de la Révolution française. Mais l’évolution continue à notre insu car la seule règle immuable est celle du changement ; le droit français n’est plus ce qu’il était, car tandis que le droit légiféré est tombé en décadence (A’), les autres sources de droit remontent en puissance (B’).

Dès lors, aux incertitudes qui affectent notre droit des obligations viennent faire écho les incertitudes de l’élaboration de la règle de droit.

A’) GRANDEUR ET DECADENCE DU DROIT LEGIFERE :

51 Ph.Jestaz « Les sources du droit : le déplacement d’un pôle à l’autre » RTDCiv.1996-299

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27.- Le droit légiféré c’est d’abord et avant tout le Code civil qui incarne la France moderne. Face à l’instabilité politique chronique il a été un des grands éléments de stabilité de ce pays puisque l’on a même été jusqu’à le qualifier de « constitution civile de la France ». Pourtant, et ce n’est pas un mince paradoxe, le code civil est lui-même l’héritier de l’ancien régime et l’œuvre du consulat, c’est à dire qu’il est à la fois le produit d’un régime aristocratique et d’un régime autocratique. Car issu en grande partie de l’ancien droit, sans la dictature bonapartiste puis napoléonienne son élaboration aurait été difficile, sinon impossible52. Certes le code civil consacre sur bien des points les conceptions révolutionnaires ; mais il n’en demeure pas moins qu’il apparaît clairement comme l’expression du despotisme éclairé et non comme celle du consensus démocratique.

Ce n’est qu’à partir de la Troisième République que le droit écrit sera le produit du régime parlementaire. Désormais avec le triomphe de la dogmatique républicaine, la loi tirera sa primauté absolue de la Volonté Générale que les représentants de la Nation sont censés exprimer. Telle est encore en ce début de XXIe siècle la doctrine officielle de l’Etat : la loi est la source du droit car elle est la volonté du Peuple et le juge doit appliquer cette loi53. Cependant, l’influence de ce droit écrit postérieur au code civil sur le droit des obligations restera en fin de compte limitée et se bornera à la mise en place d’un certain nombre de régimes de garantie en vue de l’indemnisation de certaines catégories de victimes54. En outre, dans la réalité, la prééminence du droit légiféré va devenir plus théorique, voire sentimentale, que réelle. Le droit écrit entre progressivement en décadence car il souffre de faiblesses internes. A ces vices internes classiques vient aujourd’hui s’ajouter la concurrence extérieure et nouvelle du législateur européen.

On peut donc s’interroger sur la capacité du droit légiféré à diriger et à maîtriser les transformation du droit français des obligations.

1e) Les vices internes :

28.- En France, le droit légiféré souffre de quatre plaies, peut-être incurables, et qui minent progressivement son autorité. Seule consolation, le législateur français n’est pas le seul qui soit atteint par cette mortelle langueur ; tous les états démocratiques connaissent les mêmes symptômes.

29.- a) L’inflation législative s’aggrave inexorablement: la loi, victime de sa primauté absolue sur les autres sources de droit, finit par s’effondrer sous son propre poids. Avec plus de 10 000 textes législatifs et 90 000 décrets, le droit légiféré en France finit par devenir inaccessible au non spécialiste. Il y a longtemps déjà, Carbonnier ironisait en remarquant qu’il conviendrait de remplacer l’adage nemo censetur ignorare legem par nemo censetur cognoscere legem55 ! On a parlé aussi de « harcèlement textuel ». Cette dérive a beau être régulièrement stigmatisée, et à juste titre, par de nombreuses personnalités du monde

52 Ph.Malinvaud a raison de relever, d’une part que l’unification du droit français avait été préparée de longue date par les travaux des jurisconsultes de l’ancien régime, notamment Domat et Pothier, dont les rédacteurs du code se sont largement inspiré, et d’autre part « …que la France avait a sa tête Napoléon – dont on ne saurait considérer qu’il était un grand démocrate – qui a imposé le code civil en France grâce à une sévère épuration du Tribunat… » ; « A propos d’un code européen des contrats… » précité note 1, p2546.53 « Avec le régime démocratique la loi devient un impératif catégorique… » dit Rippert (« Le déclin du droit, étude sur la législation contemporaine » LGDJ 1949. On remarque que dans un tel système la coutume, qui est pourtant la seule source de droit réellement démocratique, n’a plus qu’un rôle insignifiant…54 V. Ch. Radé op.cit. (supra note 46) n°15 et s. En matière contractuelle, le rôle du législateur républicain a été quasi inexistant, la loi se contentant le plus souvent de réglementer et de codifier les formules contractuelles inventées par la pratique.55 J.Carbonnier, « L’inflation des lois in Essai sur les lois » Rep.Def.1979 p.271 et s.

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politique, juridique ou universitaire56, elle ne fait que s’accentuer et aucun remède à ce jour n’a apporté d’amélioration. Et pour cause : le désordre n’est pas fonctionnel, il n’est pas dû à des circonstances accidentelles où à la frénésie législative de tel ou tel gouvernement, il est structurel et intimement lié précisément à cet sorte d’absolutisme démocratique qui voit dans un parlement élu la seule source légitime du pouvoir et partant la seule véritable source de droit. A la question « une autodiscipline du législateur n’est-elle pas possible ? », Savatier sévère mais lucide répond : « …cette autodiscipline est difficile à des hommes imbus, comme nos parlementaires, de leur toute puissance »57. Un monarque peut parvenir à contrôler sa boulimie législative, mais pas 500 législateurs en puissance renouvelables tous les 5 ans…

Il est aujourd’hui des branches entières du droit qui ont atteint un tel volume de textes et un tel degré de complexité législative comme le droit fiscal, le droit du travail ou le droit de l’urbanisme, qu’il est fort difficile au juriste lui-même de trouver son chemin dans ce labyrinthe. Certaines lois récentes, comme la loi du 16 mai 2001 sur les « Nouvelles régulations économiques » ont même atteint un tel volume qu’aucune revue juridique n’a accepté de les publier in extenso.

Cette complexité d’ailleurs ne fait que grandir sous l’effet de changements incessants et parfois intempestifs qui achèvent de ruiner le peu de sécurité juridique qui subsistait. C’est ainsi que des modificatifs sont parfois apportés plusieurs fois dans l’année aux lois de finance et que le droit de l’urbanisme, déjà traumatisé par les changements de la loi dite « SRU » du 13 décembre 2000, est à nouveau bouleversé par la loi « Urbanisme et Habitat » du 2 juillet 2003.

Ce raz de marée fait souvent sourire. Il devrait au contraire nous effrayer car à terme le droit sombrera dans cet océan de textes. Bertrand de Jouvenel a clairement montré la perversité potentielle d’un tel système : « Comment ne pas voir qu’un délire législatif développé pendant deux ou trois générations, habituant l’opinion à considérer les règles et les notions fondamentales comme infiniment modifiables, crée la situation la plus avantageuse au despote ! »58.

L’inflation législative a aussi pour effet délétère la rédaction approximative ou défectueuse des textes. Combien de fois, au cours de nos enseignements, n’avons nous pas été affligés par les obscurités ou les contradictions des textes contemporains, qui révèlent parfois de la part de leurs rédacteurs une ignorance profonde de la matière59.

56 Voir notamment R.Savatier « L’inflation législative et l’indigestion du corps social », D.1977-d-43. Dans cet article magistral, Savatier dresse un tableau extrêmement critique du droit légiféré tel que nous le connaissons : « Une digestion normale, par le corps social, des lois qui le gouvernent supposerait ces lois assimilables pour les homme qui composent ce corps collectif. Or l’excès des dimensions des lois qu’on lui imposent exclut une convenable assimilation. L’intelligence humaine est rebelle à saisir et à enregistrer une masse trop considérable de commandements et de défenses ; la mémoire humaine est inapte à la retenir ; la volonté humaine est incapable de l’effort nécessaire pour l’observer dans sa totalité. Cette allergie va progresser en chaîne. Car la mauvaise assimilation du corps social, incline comme on l’a dit, le législateur inobéi à multiplier les définitions et les explications, au risque de s’embrouiller dans les détails, à répéter ses ordres ou ses défenses d’une manière qui révèle, de plus en plus manifestement, son impuissance, et à les assortir de sanctions dont le nombre et la minutie deviennent de plus en plus insupportables à ses sujets…Ainsi se vérifie la vieille maxime corruptissima respublica, plurimae leges ! ».57 Ibidem n°17. V. également en ce sens, Rippert, « Le déclin du droit » op.cit. p.7, « Le régime démocratique et le droit civil moderne » LGDJ 1936 n°26 p.46 : 58 B. de Jouvenel, « Du Pouvoir », réédition Hachette 1998 p. 510.59 C’est ainsi que l’article 1792 du code civil, issu de la loi du 4 janvier 1978 sur la responsabilité des constructeurs, décide dans sons deuxième alinéa que le constructeur pourra échapper aux garanties biennale ou décennale s’il prouve que le dommage provient d’une cause étrangère. Mais par définition une obligation de garantie, à la différence d’une obligation de résultat, ne tombe jamais devant la preuve d’une cause étrangère et d’ailleurs la jurisprudence ne fourni aucun exemple d’une telle exonération ; en fait le législateur a confondu le vice apparu pendant la période de chantier et imputable à un cas fortuit, dont le constructeur doit bel et bien répondre jusqu’au transfert des risques, c’est à dire jusqu’à la réception des travaux, et le vice dont l’origine et

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Malgré les turbulences du droit des obligations, cette partie du code civil a fort heureusement réussi à échapper, grâce à son homogénéité et grâce aussi à l’adaptation jurisprudentielle de ses règles, à cette désastreuse inflation législative. Egalement parce que le législateur à eu la sagesse de ne pas intervenir en la matière et plus que jamais il est vrai de dire que l’on ne doit y toucher que d’une main tremblante 60. Mais les incohérences produites par cette inflation finissent malgré tout par atteindre le droit civil dont les règles se retrouvent en porte à faux par rapport aux autres domaines du droit où sévit la frénésie réglementaire: que ce soit le droit de propriété, la force obligatoire des contrats, les principes de la responsabilité, les sanctions de l’inexécution, etc… le droit contemporain est de plus en plus un droit à géométrie variable. Par exemple le droit de la consommation est en passe de devenir une sorte de second droit commun parallèle au droit des obligations.

La situation devient difficilement tenable ; et pourtant réformer ce centre névralgique du code civil qu’est le droit des obligations c’est prendre le risque de le noyer à son tour sous un déluge de textes…

30.- b) Le législateur n’est pas libre : un pouvoir normatif ne peut édicter des règles durables et conforme au bien commun que s’il dispose de temps et d’indépendance. Or dans nos systèmes démocratiques modernes, le législateur n’a ni l’un ni l’autre. Certes, ce ne sont pas les bonnes volontés qui manquent, quelques soient les clivages politiques, mais encore une fois la logique du système est plus forte que la volonté des hommes. Le parti majoritaire doit complaire à son électorat et à peu de temps devant lui ; il a donc tendance a légiférer de manière hâtive et brouillonne en parant au plus pressé. L’opinion publique est souvent impatiente et irritée. Les médias exercent sur le pouvoir en place une pression psychologique très forte. Quel parlement aura le temps et la volonté politique de mener à bien une refonte générale du code civil ? Une telle réforme est-elle d’ailleurs attendue par l’opinion publique, poussée par les médias, défendue par les groupes de pression ? On peut en douter…

Le législateur serait-t-il conscient de l’importance d’une telle refonte ? Dans les états modernes, les parlements savent pourquoi ils réforment, mais ils ne savent pas quelles seront les conséquences de leurs réformes. Les causes des réformes sont actuelles, elles impliquent le mandat des parlementaires et la carrière des hommes politiques ; leurs conséquences en revanche sont futures et lointaines et ne concerneront que leur successeurs ou leurs adversaires…

On s’aperçoit finalement que la loi est utilisée pour son effet politique : la marge de manœuvre des gouvernements actuels étant faible, non seulement pour les raisons que nous avons évoqués, mais aussi en raison des l’extrême imbrication des intérêts économiques et

postérieure à celle-ci et qui est à la charge du maître de l’ouvrage : inondations, sécheresse exceptionnelle, fait d’un tiers, etc… Toujours dans le domaine du droit de la construction, la loi du 19 décembre 1990 portant réforme du contrat de construction de maison individuelle (art. L231-1 et s. C.Constr.&Hab.) constitue un exemple typique de texte surprotecteur, confus et embrouillé, qui multiplie les confusions (par exemple entre condition suspensive et régularisation « a posteriori » d’un acte nul) mais qui en pratique n’est même pas parvenu a assurer la défense des consommateurs de logement ; V. le jugement sévère des praticiens : Meyssan et Radot « Le contrat de construction de maison individuelle ; une peau de chagrin ? » 2e rapport du 99e congrès des notaires, Rep.Def.2003 n°37695, qui réclament une nouvelle réforme. On pourrait aussi évoquer en droit pénal les graves imprécisions de la loi du 17 janvier 2002 dite « de modernisation sociale » modifiant imprudemment la rédaction de l’article 222-33 du code pénal sur le harcèlement sexuel : D.Roets « L’inquiétante métamorphose du délit de harcèlement sexuel » D.2002-PdV-2059. Les exemples de l’incurie législative pourraient être multipliés à volonté ; seul le silence pudique des juristes évite de montrer que désormais « Le roi est nu ».60 Les rares fois où le législateur est intervenu en droit des obligations, il est arrivé bardé de bonnes intentions comme un éléphant dans magasin de porcelaine : ainsi l’article 72 de la loi dite « SRU » du 13 décembre 2000 a eu l’idée tout à fait discutable de généraliser dans tous les contrats d’accession à la propriété, même intervenus entre non-professionnels, le droit de rétractation de sept jours de l’article L 271-1 CCH, ruinant ainsi ce qui restait de l’efficacité des promesses unilatérales de vente déjà mises à mal par la Cour de cassation : V. supra n°13, note 17.

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sociaux, la loi a de plus en plus tendance à être utilisée comme un instrument de politique à court terme. Elle permet de satisfaire les attentes d’un électorat souvent déçu et désabusé. C’est ainsi que l’on voit des lois qui se contentent d’exprimer de simples déclarations d’intentions ou qui sont dépourvues de tout caractère normatif. Ce sont des textes éphémères, comme des objets de grande consommation ; ils sont appelées à donner l’impression que le législateur s’active ; on compte d’ailleurs surtout sur leur « effet d’annonce ». Ou encore, ce seront des lois de circonstances appelées à régler tel « problème de société » que les médias auront su habilement monter en épingle et qui pourront occuper l’opinion publique le temps d’une législature. C’est ainsi que l’on passe de l’activité législative à l’activisme parlementaire61. Il est évident qu’une telle utilisation de la puissance législative n’est guère compatible avec une réflexion globale de haut niveau sur le droit civil au XXIe siècle.

L’utilisation politique de la loi conduit d’ailleurs à des phénomènes étonnants que la science politique pourrait étudier avec profit. En effet, les blocs politiques étant plus ou moins monolithiques et difficiles à entamer, le pouvoir en place a toujours tendance à gouverner à la marge, c’est à dire en essayant de grignoter les électeurs situés à la frange du bloc adverse. De telle sorte que l’on ne votera pas les mesures que souhaitent la majorité des électeurs, mais celles qui sont susceptibles de détacher de nouveaux électeurs du bloc rival. Par exemple certaines mesures de la loi « SRU », comme le délai de rétractation de sept jours dans toutes les avant-contrats précédant les conventions d’accession à la propriété62, n’étaient réclamées par personne, mais ont été considérées comme électoralement porteuses dans la mesure où elles traduisaient une surenchère consumériste.

Il existe donc un risque que la réforme du code civil ait pour résultat de livrer le juridique au politique.

32.- c) La Volonté Générale est une fiction : dans les Etats moderne ouverts à toutes les influences et soumis à toutes les tensions possibles, il y a bien longtemps que la cohésion sociale s’est effritée et que l’Etat ne connaît plus que des volontés particulières. Certes, l’opinion publique semble animée de sentiments communs, mais il faut bien voir la part d’artifice et de conformisme qui s’y cachent et aussi le rôle déterminant des médias dans la fabrication de cette opinion63. En outre la loi n’est pas toujours votée en fonction de la nécessité et de l’intérêt général, mais très fréquemment en fonction des intérêts des groupes de pression présents auprès du pouvoir, qu’il soit national ou européen, et du principe de moindre résistance sociale. Plus les intérêts d’un groupe de pression sont forts et bien défendus au sein d’un gouvernement, plus la résistance sociale potentielle est faible dans le domaine considéré et plus une loi a de chance d’être rapidement adoptée. A l’inverse, aucun gouvernement n’a envie de s’atteler à une réforme utile, voire indispensable, mais qui n’est défendue par aucun groupe de pression et qui suscitera des résistances sociales. On pourrait dire que dans nos sociétés, chaque loi est un fleuve qui s’alimente aux hasard des pluies et dont le cours est déterminé par les obstacles du terrain. Dès lors, l’Etat, emportant la puissance législative, dérive au gré des courants qui le portent.

C’est ainsi que la réforme du système fiscal français, dont personne pourtant ne saurait prétendre qu’il est juste et efficace, est perpétuellement ajournée. Comme celle de l’assurance maladie. La réforme du code civil sera-t-elle à cet égard mieux lotie ? il est permis d’en douter : les puissances économiques ne s’y intéressent guère et les professions juridiques et judiciaires affichent un grand conservatisme car elles sont accoutumées à la complexité et aux méandres du droit civil qui en font une chasse gardée. 61 Ainsi, à propos de l’agitation politique qui a entouré la question du voile islamique, question au demeurant assez marginale mais qui a permis de déclencher une vaste opération politique contre toutes les manifestations de la religion : A.Garay et E.Tawil « Tumulte autour de la laïcité », D.2004-d-225.62 Article L 271-1 CCH modifié par l’art. 72 précité de la loi du 13 décembre 2000.63 Sur le mode de fonctionnement de cette « démocratie d’opinion », cf. Garay et Tawil, op.cit. (note 56).

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Certes il est toujours possible de demander à un ou à plusieurs universitaires illustres de réécrire le droit des obligations 200 ans après Portalis. Cela s’est déjà fait dans d’autres domaines. Mais quelle sera la légitimité de cette réforme venant d’un pouvoir politique affaibli et d’un législateur ayant le plus grand mal à incarner un semblant de volonté générale. Un Souverain peut confier à d’éminents juristes la rédaction d’un code. Théodose et Justinien l’ont fait, Louis XIV l’a fait, Bonaparte l’a fait ; c’était là une manifestation de leur « imperium ». Mais un pouvoir démocratique dont la légitimité repose exclusivement sur le consensus ne peut le faire, car le groupe des experts nommés sera immédiatement concurrencé par d’autres experts, soutenus par d’autres groupes de pression ou d’autres forces politiques se prétendant plus consensuelles encore.

On en arrive à ce paradoxe : dans les régimes démocratiques, ce n’est pas la majorité qui impose sa volonté, mais la minorité la plus forte et la mieux organisée. C’est pourquoi certains esprits perspicaces n’ont pas manqué de voir dans nos états modernes, non pas des démocraties, mais des oligarchies démocratiques64.

33.- Ces vices internes de la loi démocratique sont anciens et ils sont chroniques ; mais ils constituent autant d’obstacles à une renaissance du droit des obligations. En outre, le droit légiféré rencontre aujourd’hui un redoutable concurrent extérieur avec l’apparition du droit européen.

2e) La concurrence extérieure du législateur européen :

34.- La Communauté européenne est un objet politique en formation, d’ailleurs assez indéfinissable, qui se situe à mi-chemin entre la confédération et l’Etat fédéral65 ; le terme « législateur européen » est d’ailleurs vague puisqu’il englobe en fait un certain nombre d’institutions (Commission, Conseil, Parlement européen) susceptibles d’adopter des textes à caractère plus ou moins contraignant (règlements, directives, etc…).

En principe, les Etats nationaux disposent d’une marge de liberté et d’autonomie assez considérable qui est assurée par deux principes complémentaires issus des alinéas 2&3 de l’article 5 du Traité de Maastricht, à savoir le principe de subsidiarité et le principe de proportionnalité. Le premier précise que la Communauté ne peut agir que dans la limite des compétences et des objectifs qui lui sont assignés par le traité ; le second déclare que l’action de la Communauté ne doit pas excéder ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs fixés par ce même traité.

Toutefois, on remarque que ces deux barrages sont d’ores et déjà fragiles lorsqu’il s’agit de protéger la liberté législative des Etats. D’abord, en raison du volume croissant de textes européens qui ont vocation à s’appliquer en droit interne (par exemple en France, 60%

64 V. notamment R.Aron dans « Démocratie et totalitarisme » qui considère que ces régimes sont en réalité « constitutionnels-pluralistes ». Déjà au XIXe siècle le publiciste italien Mosca avait parfaitement analysé dans l’ouvrage « La classe politique », le processus de la prise du pouvoir par la minorité dans les régimes démocratiques : « Dans les faits, il est fatal qu’une minorité organisée qui obéit à un élan unique l’emporte sur une majorité désorganisée. La force de la minorité, quelle qu’elle soit, est irrésistible face à tout individu de la majorité qui se trouve seul face à la totalité de la minorité organisée ». Quant au principe fondamental qui régit ce système politique, il ne résiderait pas tant dans l’égalité et dans la liberté (simples apparences à l’usage des masses) mais plutôt dans l’interchangeabilité universelle des hommes, des choses et des idées, autrement dit ce que le sociologue R.Girard a appelé « le principe de rivalité mimétique » (« La violence et le sacré », réédition Hachette 1999. V. aussi L.Ruet « Du principe de rivalité », D.2002-d-3086, qui montre l’influence de l’égalitarisme démocratique sur le droit contemporain : par un de ces effets paradoxaux que l’on rencontre dans les phénomènes humains, le principe d’égalité mène au principe de rivalité puisque tout est accessible à tous. On comprend alors comment la société démocratique parvient à faire coexister l’égalité dans les idées et la compétition dans la vie sociale…).65 J.L.Halperin « L’Union européenne, un Etat en voie de constitution ? », D.2004-PdV-219

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des nouveaux textes sont issus des textes communautaires). Ensuite, en raison d’une volonté de puissance diffuse mais réelle qui anime un certain nombre d’instances européennes. Ainsi, la Cour de justice des communautés européennes a de plus en plus tendance à imposer, sous couvert de transposition, une reproduction servile en droit interne des directives communautaires, au mépris évident des principes de subsidiarité et de proportionnalité66 et du concept même de directive communautaire qui implique un cadre assez souple. Enfin, dernier élément inquiétant, dans le domaine du droit civil la Commission persiste à soutenir et à rétribuer un groupe de réflexion pour un code civil européen, alors pourtant que la Communauté européenne n’a pas à ce jour compétence pour légiférer en ce domaine et que le gouvernement français, comme plusieurs autres gouvernements européens, s’est prononcé implicitement mais sûrement contre un tel projet67.Nous ne sommes donc plus dans une logique juridique, mais dans une logique politique de prise du pouvoir législatif. Désormais les coups d’Etat ne retentissent plus du fracas des armes, ils se trament dans l’atmosphère feutrées des bureaux communautaires ; mais la loi de développement du Pouvoir décrite par Jouvenel68 reste vraie à toutes les époques et on devrait se souvenir que l’Empire romain à ses débuts s’était contenté de formes institutionnelles vagues et mal définies69.

35.-Achevant la lecture de cette sous partie, peut-être le lecteur jugera-t-il que nous sommes sorti du sujet et que nous avons dérivé vers le politique. Mais le politique s’intéresse au droit et parfois aussi les problèmes juridiques ont une solution politique. Actuellement, qu’on le veuille ou non la défense du droit français et de son rayonnement culturel a pris une dimension politique. Le droit français issu du code civil est directement menacé par le projet de code civil européen. Et le législateur national comme on vient de le voir, n’est plus un allié efficace…

Le déclin de la loi ne permet pas au juriste français, dans l’état actuel des choses, d’être très optimiste quant à l’avenir de notre système juridique. Pour redonner à notre droit des obligations un certain nombre de principes généraux transcendants dans lesquels les autres sources de droit pourraient à leur tour puiser leur inspiration, une réforme du code civil devrait être aussi laconique que l’original de 1804. Or il y a au contraire tout lieu de craindre qu’un comité de réforme du code civil ne se noie dans le détail et le pointillisme propre au droit démocratique et à son inflation toujours menaçante. On ne légifère pas comme Lycurgue quant on doit poursuivre le compromis et le consensus et qu’il faut faire face au débordement de la jurisprudence… Car on doit désormais tenir compte de cet élément nouveau et

66 C’est ainsi que la France a été condamnée par un arrêt de la CJCE en date du 25 avril 2002 pour avoir transposé la directive de 1985 sur le défaut de sécurité des produits dans un sens trop favorable aux consommateurs nationaux  (JCP 2002-I-177 chron. G.Viney, D.2003-somm.464 obs. D.Mazeaud)67 « Réponse des autorités françaises au plan d’action de la Commission pour un droit européen des contrats » à la suite de la consultation menée par le Ministère de la Justice auprès des entreprises, décembre 2003. Mais cette fin de non recevoir n’a pas découragé le groupe de travail de M. von Bar, puisque ce dernier a fait parvenir aux entreprises européenne mi-janvier 2004, avec le soutien de la Commission européenne, un questionnaire de 10 pages sur les responsabilités délictuelles et contractuelles dans les états européens et l’éventuelle entrave que leurs divergences pourraient causer au développement du marché intérieur. M. von Bar précise bien que cette consultation s’inscrit dans le cadre de l’élaboration du futur code européen des contrats…Sur le projet de code civil européen, cf. supra note 1, et également B.Fauvarque-Cosson : « Faut-il un code civil européen ? » RTDCiv.2002-463 ; « Droit européen des contrats : premières réactions au plan d’action de la commission », D.2003-PdV-1171. 68 « Du Pouvoir » op.cit. (supra note 58).69 Le rapprochement entre l’Empire romain et la Communautés européenne peut paraître, et à juste titre, tout à fait singulier ; pourtant les deux constructions ont en commun le caractère nébuleux de leurs institutions : « Etabli dans l’équivoque, l’empire n’eut jamais une constitution au sens formel du terme, et l’absolutisme alla sans cesse croissant » J.Gaudement « Institutions de l’antiquité », Précis Domat 1972 p.282.

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fondamental: le déclin du droit écrit s’accompagne d’une montée en puissance des autres sources de droit et surtout de la jurisprudence.

B’) MONTEE EN PUISSANCE DES AUTRES SOURCES DE DROIT

36.- Celle-ci concerne d’abord et surtout la jurisprudence qui n’est pas loin d’avoir renoué avec les habitudes des parlements d’Ancien Régime (1e). Mais elle pourrait impliquer aussi la coutume (2e) et la doctrine (3e).

1e) La jurisprudence :

37.- La jurisprudence française contemporaine est redevenue une source de droit à part entière. Certes, elle agit au coup par coup et ne peut produire en bloc des modèles de droit « organisationnels »70 comme le droit de l’urbanisme ou le droit des sociétés, par exemple. Mais suivant l’expression de Ripert, « le juge est le législateur des cas particuliers » et pour prendre une comparaison tirée du jeu d’échec, on pourrait dire que le juge est comparable au roi qui ne se déplace que d’une case à la fois, tandis que le législateur est semblable à la reine qui peut parcourir d’un trait tout l’échiquier.

La jurisprudence a été le principal artisan de l’adaptation et de la modernisation du code civil et force est de constater que le droit contemporain des obligations est beaucoup plus son œuvre que celle du législateur républicain. Cependant, si dans la réalité la jurisprudence dispose d’un pouvoir normatif indiscutable, dans la théorie de l’Etat qui fonde la République ce rôle lui est dénié puisque le juge, en vertu des articles 4 et 5 du code civil, doit se borner à appliquer la loi après l’avoir interprétée. Ce divorce entre la réalité et la doctrine politique71

conduit aux effets les plus fâcheux, car d’un coté on voit la jurisprudence s’enhardir toujours davantage, jusqu’à rendre ce qu’il faut bien appeler des arrêts de règlement, mais de l’autre elle n’assume pas véritablement les conséquences de ce pouvoir normatif puisqu’elle continue à s’abriter derrière la fiction de la primauté de la loi et ne paraît pas toujours mesurer la responsabilité qui lui incombe désormais.

38.- a) La jurisprudence a acquis un pouvoir normatif rival du législateur : Pendant plus de 150 ans, la jurisprudence de la Cour de cassation est parvenue en prenant appui sur les articles du code civil, à élaborer des constructions juridiques remarquables dont on pouvait estimer qu’elles étaient au moins contenues en germe dans les textes. C’est ainsi qu’ont été crée la responsabilité du fait des choses inanimées de l’article 1384 al.1e, le régime de la responsabilité contractuelle, la responsabilité générale du fait d’autrui fondée sur ce même article 1384 al.1e ou encore les obligations accessoires aux contrats (obligation de conseil et de renseignement), etc… De son coté, le Conseil d’Etat a également opéré une œuvre prétorienne tout à fait considérable, puisque le droit administratif est en grande partie une création jurisprudentielle.Mais depuis une quinzaine d’années, une évolution prodigieuse semble engagée dans la mesure où la Cour de cassation, comme le Conseil d’Etat d’ailleurs, commence à rendre des

70 Ph.Jestaz, « Le Droit », Dalloz, collection « Connaissance du droit », 4e édition n° 55 et s.71 On invoque toujours de manière très artificielle la théorie de la séparation des pouvoirs. En réalité, cette théorie d’inspiration aristocratique, implique au contraire qu’il existe face aux assemblées élues, un monarque héréditaire et des juges pourvus de pouvoirs indépendants. Alors, l’élection, la naissance et la compétence s’équilibrent et le pouvoir arrête le pouvoir ; c’est en ce sens, du reste, qu’écrivait Montesquieu. Mais la doctrine de l’absolutisme démocratique qui voit dans l’élection la source unique du pouvoir et fait du juge un serviteur de la loi « expression de la volonté générale » se contente d’instrumentaliser la doctrine de la séparation des pouvoirs pour mieux cacher la dictature du parti majoritaire.

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décisions qui, soit n’ont absolument plus aucun support textuel, soit vont même directement à l’encontre d’une disposition législative parfaitement claire. Déjà l’arrêt « Lorthioir » du 14 mai 1991 avait autorisé le juge à annuler, dans les contrats de consommation, les clauses qui paraissaient abusive au sens de la loi du 10 janvier 1978, alors qu’à cette époque seul le gouvernement était habilité à interdire par décret de telles clauses72 ; plus récemment, l’arrêt « Perruche » du 17 novembre 2000 a fait grand bruit en décidant que l’enfant handicapé, né à la suite d’une erreur de diagnostic, pouvait réclamer au médecin réparation pour le préjudice lié à cette vie grevée d’un lourd handicap73, alors que le code civil subordonne toute réparation à l’existence d’un préjudice déterminable74. On pourrait aussi évoquer la jurisprudence « Levert » du 10 mai 200175 qui affirme, à la suite de l’arrêt « Fullenwarth »76, que les parents sont responsables du fait dommageable de leur enfant, quand bien même celui-ci n’aurait commis aucune faute et ne pourrait même pas voir sa propre responsabilité engagée, ce qui conduit à fonder désormais la responsabilité civile sur la théorie du risque intégral, totalement étrangère au principe fondamentaux du code civil77. Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que ces nouveaux arrêts de règlement soient cantonnés à des problèmes de société particulièrement sensibles ; on en rencontre aussi dans des matières purement techniques et moins connues des généralistes du droit. Tel est le cas de l’arrêt du 7 novembre 2000 qui a non seulement autorisé les cessions directes de clientèle civile, mais encore a proclamé l’existence du fonds libéral78, de celui du 6 septembre 2002 assimilant les loteries publicitaires à des quasi-contrats79. Tel est encore le cas de deux arrêts de la troisième chambre civile du 16 octobre 200280 qui décident qu’en matière de responsabilité de droit commun des constructeurs, les actions récursoires entre constructeurs se prescrivent par 10 ans ; ces deux décisions ouvrent inexorablement la voie à une généralisation de la prescription décennale, d’abord en droit privé de la construction, puis dans tout le droit des obligations, alors pourtant que l’article 2262 du code civil dispose clairement qu’en matière contractuelle toutes les actions se prescrivent par trente ans81.La jurisprudence administrative suit la même évolution et il y a quelques années l’arrêt « Ternon » du Conseil d’Etat a suscité quelque émoi chez les publicistes, M. Gaudemet étant un des premiers à parler à ce propos d’arrêts de règlement 82.

Enfin « last but not least » nous venons d’apprendre que dans un revirement capital en date du 16 mars 2004 (à paraître), la cour de cassation rejoignant la position du conseil d’Etat 72 JCP 1991-II-21763 n.G.Paisant.73 V. entre autres : D.2001-j-332 n. D.Mazeaud & 336 n. P.Jourdain. 74 Selon nous, et contrairement à ce qui a pu être écrit par certains, on n’était pas en présence d’une responsabilité sans causalité, car l’erreur de diagnostic a bien été la condition sine qua non de la naissance handicapée au sens de l’équivalence des conditions (en ce sens, P.Jourdain, note précitée), mais d’une responsabilité pour un préjudice impossible à apprécier ; en effet, le handicap était en l’occurrence indissociable de la naissance, or il est impossible de savoir si une vie handicapée est plus ou moins préjudiciable que l’absence pure et simple de vie.75 D.2001-j-2851 rap.Guerder, n.Tournafond.76 Ass.Plen., 9 mai 1984, JCP 1984-II-20255 n.N.Dejean de la Bâtie77 Voir sur ce point la note pénétrante de J.Mouly sous Civ.2e, 20 novembre 2003, JCP 2004-II-10017 ; V. égal. infra n° 41 sur les très graves conséquences d’une tel fondement en droit français.78 V.supra n° 14, note 2679 V.supra n° 10, note 1180 D.2003-j-300 n. Ph.Malinvaud qui montre que ces arrêts s’inscrivent dans une courant jurisprudentiel déjà ancien qui refoule progressivement la prescription trentenaire.81 En effet, si de manière générale le promoteur ne peut agir contre les constructeurs de l’ouvrage que pendant 10 ans, il ne peut être tenu pendant trente ans vis à vis des accédants à la propriété pour des défauts de l’immeuble qui sont eux-mêmes imputables à ces constructeurs ! Et si la prescription décennale fait tache d’huile dans ce domaine du droit, elle ne tardera pas à contaminer le droit commun des obligations.82 C.E. Ass. 26 octobre 2001, RFDA 2002-77 concl. F.Séners, n. P.Delvolvé; le Conseil d’Etat décide dans cet arrêt que l’administration peut retirer pendant un délai de quatre mois les décisions administratives individuelles illégales. Y. Gaudemet « Faut-il retirer l’arrêt Ternon ? » ; AJDA 2002-738.

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dans l’arrêt « Gaz de Bordeaux » a officiellement abandonné la jurisprudence « Canal de Craponne » pour consacrer la théorie de l’imprévision. Désormais les contractants voient peser sur eux une obligation générale de renégociation des termes de la convention lorsque son équilibre est bouleversée par l’évolution des conditions économiques.

Nous pouvons ainsi vérifier la loi de l’évolution du droit contemporain des obligations que nous avons entrevu dans la première partie de cette étude : dans le perpétuel et instable équilibre entre le besoin de justice et le besoin de sécurité, le droit contemporain des obligations privilégie systématiquement le premier élément jusqu’à créer ce que l’on pourrait appeler un « déséquilibre significatif ». On imagine en effet sans peine la révolution que l’arrêt du 16 mars 2004 va créer dans notre droit des contrats…

Face à un pouvoir judiciaire toujours plus hardi, la réaction du législateur, encore une fois, n’est pas sans rappeler les dernières années de l’Ancien Régime. Dans la majorité des cas le pouvoir législatif reste indifférent. Parfois même, il vote une réforme qui consacre la nouvelle norme jurisprudentielle : c’est ainsi que la loi du 1e février 1995 portant réforme de la législation sur les clauses abusives, entérine purement et simplement le pouvoir d’annuler directement ces clauses dans les contrats conclus avec les consommateur que les juges s’étaient octroyé avec l’arrêt « Lorthoir » précité83. Parfois au contraire le législateur entre en conflit avec la jurisprudence et vote une loi destinée à briser celle-ci, à la manière des lits de justice de l’Ancien Régime ; la loi du 4 novembre 2001, dite loi « anti- Perruche », en est un exemple.

39.- b) Mais la jurisprudence n’assume pas pleinement ce nouveau pouvoir. Derrière l’alibi traditionnel et commode de la suprématie du droit légiféré, le juge exerce désormais un pouvoir décisif mais sans la responsabilité qui devrait l’accompagner. Il en résulte des effets pervers sur la sécurité juridique, et cela d’un triple point de vue :

40.- 1/- La jurisprudence est devenue imprévisible, car dans des domaines de plus en plus nombreux, il est difficile sinon impossible de connaître la position précise des tribunaux, soit du fait d’oppositions entre différentes formations de la Cour de cassation, soit du fait des revirements de jurisprudence incessants et contradictoires, soit même du fait de ces deux phénomènes cumulés. Ainsi et pour reprendre des exemples tirés de la première partie de cette étude, il est impossible de savoir si la convention d’assistance bénévole fait actuellement partie ou non des quasi-contrats. De même, on est bien incapable de dire, en matière de responsabilité objective, si le rôle purement passif de la chose est encore ou non une cause d’exonération84 ; ou encore à quelles conditions précises le commettant dispose d’une action récursoire contre le préposé qui a causé un dommage à autrui85. Les exemples pourraient être multipliés à perte de vue et c’est à juste titre que les praticiens du droit estiment que sur un certain nombre de points ils ne sont plus en mesure de conseiller utilement leurs clients86.

83 V. en ce sens G.Paisant « Clauses pénales et clauses abusives après la loi du 1e février 1995 », D.1995-d-22384 Le rôle purement passif de la chose semble être devenue une cause d’exonération à éclipse car d’une espèce à l’autre il est admis ou écarté sans raisons convaincantes : V. Civ.2e, 18 septembre 2003, JCP 2004-I-101 §18 obs.G.Viney et II-10013 n. C. Le Tertre. Mme. Viney s’en émeut : « Cette attitude inconstante de la 2e chambre civile nous paraît éminemment critiquable », et plus loin : « …cette absence de motivation, outre qu’elle compromet la sécurité juridique, caractérise une grande désinvolture à l’égard des justiciables » (ibidem).85 V. en particulier les incertitudes qui font suite à la jurisprudence « Costedoat » (supra note 41) : Civ.1e, 9 avril et 13 novembre 2002, JCP 2002-186 §20 et s. obs. G.Viney, D.2003-somm.459 obs. P.Jourdain.86 Par exemple en matière de responsabilité des constructeurs, la jurisprudence fait preuve d’une rare instabilité sur certains points pourtant essentiels pour les plaideurs : ainsi la question de la réparation des dommages futurs et évolutifs affectant l’ouvrage a donné lieu depuis cinq ou six ans à une telle quantité de décisions énigmatiques et contradictoires que plus aucun spécialiste, qu’il soit universitaire, avocat ou assureur, n’est en mesure de connaître l’issu probable des litiges. Le droit est devenu arbitraire. (V. notamment : Civ.3e, 25 septembre, 23

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41.- 2/- La jurisprudence ne maîtrise pas les conséquences des évolutions engagées. De plus en plus souvent on constate que la Cour de cassation s’est livrée à un saut dans l’inconnu en adoptant des solutions révolutionnaires sans se préoccuper de leurs conséquences pratiques et sans même se soucier de la logique d’ensemble du système mis en place. C’est ainsi que la responsabilité du fait d’autrui est en voie de perdre toute cohérence, les solutions adoptées sur le terrain de l’article 1384 al.1e (responsabilité générale du fait d’autrui) entrant maintenant en conflit avec celles rendues sur celui de l’article 1384 al.4 (responsabilité des parents du fait de leurs enfants mineurs). Effectivement, et alors que les deux textes peuvent concerner des cas extrêmement voisins, on continue dans le premier cas à exiger une faute de la part de l’auteur du dommage, tandis que dans le second cette condition a été supprimée. C’est à juste titre que M. Mouly écrit : « …face à une jurisprudence chaotique, construire au coup par coup sans véritable perspective d’ensemble, l’on peut difficilement se départir d’une impression d’improvisation »87.De même, dans certains contrats inégalitaires comme les contrats de consommation, il est parfois impossible de délimiter avec précision le domaine exacte du régime de protection. En particulier on a démontré que le critère du lien direct avec la profession, adopté depuis une douzaine d’années pour écarter les textes consuméristes en présence d’un professionnel, était absolument inutilisable en pratique et aboutissait aux résultats les plus arbitraires88. On pourrait multiplier les exemples où la jurisprudence s’est trouvée prise à son propre piège à force de prendre des libertés de plus en plus grande avec les règles du code civil : ainsi la Cour de cassation, en décidant que les promesses publicitaires peuvent entrer dans le champ contractuel lorsqu’elles concernent directement les qualités de la chose vantée mais non lorsqu’elles concernent simplement les avantages attachés à cette chose, ne s’est pas rendue compte qu’elle s’engageait là dans une casuistique tout à fait byzantine89.

42.- 3/- La norme jurisprudentielle est rétroactive. Telle est l’ultime et paradoxale conséquence de la primauté théorique du droit légiféré. Lorsque le juge interprète une règle préexistante, légale ou coutumière, il est compréhensible que cette interprétation s’applique à des faits antérieurs aux litiges, même si les revirements de jurisprudence ont évidemment un effet perturbateur sur la sécurité juridique90. En revanche, lorsque le juge s’érige lui-même en législateur et crée de toute pièce une norme juridique, celle-ci agit exactement à la manière d’une loi nouvelle dont la rétroactivité est de nature à perturber gravement les prévisions des plaideurs. Or dans le système français actuel, comme le juge est toujours censé appliquer une règle légale qui s’impose à lui, un effet pervers particulièrement redoutable va se manifester : la nouvelle norme de droit sera présumée avoir toujours existé et elle aura un effet rétroactif dévastateur. C’est ainsi que dans l’arrêt de la première chambre civile du 9 octobre 200191, la Cour de cassation a condamné un médecin pour avoir manqué en 1974 à son obligation d’information et de conseil, alors pourtant qu’à cette époque cette obligation n’avait pas encore été dégagée par la jurisprudence et qu’aucun texte de loi ne l’imposait. Et lorsque cet

octobre & 3 décembre 2002, Civ.3e, 29 janvier (3 espèces) & 11 mai 2003, JCP 2003-II-10077 av.O.Guérin, Rev.Dr.Immob. 2003-87, 185 & 353 obs. crit. Ph.Malinvaud.) 87 J.Mouly, note sous Civ.2e, 20 novembre 2003, JCP 2004-II-10017 §12. Egalement en ce sens Ch.Radé « Plaidoyer en faveur d’une réforme de la responsabilité civile », D.2003-d-2247 n°29 et s.88 G.Paisant « A la recherche du consommateur. Pour en finir avec l’actuelle confusion née de l’application du rapport direct », JCP 2003-I-121.89 Civ.3e, 24 avril 2003, D.2004-j-450 n. S.Chassagnard qui montre aussi les problématiques différences de régime entre la nullité pour absence de cause et la nullité pour erreur (n° 6 et s.).90 Sur la grave déstabilisation du droit occasionnée par les revirements de jurisprudence, cf. Ch.Radé, op.cit. (supra note 87) n° 7 et s. 91 D.2002-j-3470 rap. Sargos et n. Thouvenin ; JCP 2002-II-10045 n. Cachard

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arrêt déclare avec emphase « …l’interprétation d’une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l’époque des faits considérés et nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée », le motif apparaît, non seulement d’une grande désinvolture, mais encore d’une scandaleuse hypocrisie et M. Radé a raison de s’insurger contre cette atteinte au principe de sécurité juridique92.

D’aucuns chercheront à excuser ces différents errements et nous dirons peut-être que le juge entend adopter une démarche expérimentale. Mais c’est oublier que derrière chaque litige il y a des intérêts humains et financiers en jeu, qu’ils sont souvent considérables et que la Cour de cassation statue après de longues et coûteuses années de procédure. L’expérimentation dans ces conditions n’est pas acceptable.

2e) La coutume :

43.- La coutume n’est plus guère étudiée que dans les manuels d’introduction à l’étude du droit à l’usage des étudiants de première année. Elle est habituellement présentée comme une source de droit résiduelle et passablement archaïque et son rôle a tendance à être minimisé. On rappelle pourtant que la coutume est à l’origine du don manuel et qu’en matière commerciale les usages jouent un rôle important, mais on ne s’étend guère sur la question. Dans la littérature juridique on évoque parfois le rôle des usages professionnels à travers ce qu’il est convenu d’appeler de manière condescendante et vaguement méprisante « la pratique ».

Pourtant un examen rapide nous montre vite que le rôle de cette « pratique » est loin d’être négligeable : on lui doit l’invention d’institutions considérables comme la lettre de change, le compte courant ou le contrat d’assurance…De même, le développement prodigieux du contrat d’assurance-vie comme moyen de défiscalisation, s’est opéré de manière spontanée, sous les yeux du pouvoir législatif et de l’administration fiscale, par le travail des praticiens du droit.

Dans le domaine contractuel le rôle de la pratique professionnelle, véritable règle coutumière, est fondamental : elle est à l’origine de nombreux contrats d’affaires inconnus du code civil comme la concession, la franchise, le crédit bail, la maîtrise d’ouvrage déléguée, etc… Autant de conventions essentielles à la vie des affaires que le législateur a souvent repris ensuite en les réglementant : ainsi la vente d’immeuble à construire consacrée par le législateur en 1967 a-t-elle été inventée par la pratique notariale dans les années 1960…

Plus généralement, en droit commercial les usages et la coutume constituent une source de droit essentielle et incontournable93, tant au plan national qu’au plan international avec ce que l’on a appelé la lex mercatoria.

Enfin en droit des biens, la pratique est à l’origine d’inventions tout à fait remarquables comme la « division en volumes » qui constitue un instrument d’urbanisme efficace dans les zones à forte concentration urbaine94.

44.- La coutume est donc une source de droit véritable, à la fois créative et en pleine expansion. Sous l’Ancien Régime, elle était la principale source du droit, avant la

92 Op.cit. (supra note 87) n° 7 et s. ; l’auteur évoque l’éventualité d’un recours devant la Cour EDH…93 G.Decocq « Droit commercial » Dalloz 2003 collection « Hyper Cours » n°25 et s. Voir également les actes du colloque du 5 février 2003, « Les pratiques juridiques source du droit des affaires », Les Petites Affiches 2003 n° 237.94 La division en volume est une extrapolation du droit de superficie qui permet de faire coexister une pluralité de propriétaires à partir d’une même assise foncière, et cela sans recourir à l’indivision ou à la copropriété. Elle consiste à utiliser le volume disponible en dessous d’un terrain (jusqu’au tréfonds) et au dessus de ce terrain (jusqu’à l’espace aérien) en vue de le découper idéalement en autant de lots de volume que nécessaire. La Grande Arche de la Défense à Paris est une division en volume.

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jurisprudence et bien avant le droit légiféré. Enfin, on pourrait soutenir qu’elle est la source la plus « démocratique » qui soit puisqu’elle émane de la libre volonté des sujets de droits sans aucune intervention étatique. Pourtant elle est quasiment ignorée du droit contemporain, du moins dans sa forme officielle et académique. Comment expliquer ce paradoxe ? Là encore, il faut savoir sortir de la stricte vision juridique et étendre plus loin le regard, aller jusqu’à la conception même de l’Etat et de la société. Or celles-ci ont profondément changé il y a deux cents ans, lors de la Révolution française.

Sous l’Ancien Régime, la liberté est un pouvoir, une autonomie que l’individu ou le groupe manifeste à l’endroit de la Couronne. Et la Couronne, autrement dit l’Etat, s’engage à respecter ce pouvoir : ce sont, par exemple, les privilèges consentis à telle personne, à telle catégorie, à telles communautés, ou encore les libertés provinciales. Dans un tel système, la coutume est logiquement une source de droit à part entière, sinon la principale source de droit.

Mais avec la Révolution, c’est toute la conception de l’Etat et de la société qui change : désormais la liberté est conçue comme la participation à la prise de décision politique et sous l’influence de divers facteurs historiques, cette conception va l’emporter dans tous les pays industriels, notamment après la guerre de 1914. Logiquement la loi votée, donc présumée expression de la volonté générale en vertu de la théorie du contrat social, l’emporte nécessairement sur les autres sources de droit et la coutume se retrouve relégué dans un rôle presque insignifiant.

Chacun jugera des avantages et des inconvénients respectifs de ces deux conceptions opposées de la liberté ; mais nous émettrons tout de même cette observation à la fois inactuelle et très actuelle à l’heure où l’on entend bâtir une Europe politique de près de 500 millions d’habitants : la conception démocratique de la liberté est réaliste dans une petite entité politique comme la cité antique ou le canton suisse. Elle devient déjà artificielle dans un état de taille moyenne comme la France, car la volonté individuelle se dilue mathématiquement dans le nombre ; le droit de vote devient alors, pour reprendre l’expression de Péguy, « …cette fraction impuissante du pouvoir ». A l’échelle d’un continent comme l’Europe, elle risque fort d’être un marché de dupes.

3e) La doctrine :

45.- Dans certains systèmes de droit comme le droit romain, la doctrine a eu à certaines époques un rôle prestigieux et l’organisation de l’Etat fut l’œuvre de jurisconsultes. Justinien par exemple était sous leur influence. La doctrine française, cantonnée au XIXe siècle dans un simple rôle de commentateur du code civil, a réussi dans le sillage de la jurisprudence a redevenir une source de droit indirecte. En effet, tout raisonnement tend à se transformer en droit positif, tend à devenir une réalité juridique, puis économique et sociologique ; dès lors qu’elle atteint un certain degré de développement, la pensée juridique crée potentiellement la réalité de demain.

Ph. Jestaz décrit bien ce coté prométhéen de la doctrine juridique95 :« …à la différence de ce qui se produit dans le domaine des sciences, les auteurs ne se bornent pas en droit à jouer un rôle explicatif, à développer et classer les connaissances, à formuler les hypothèses, etc…La doctrine juridique participe à la structuration de l’ordre social, ce qui n’arrive ni au physiciens, ni même aux philosophes et économistes dont les thèses n’influent que de façon très lointaines sur l’évolution de la société. »

La doctrine française, ou une partie significative de celle-ci, est prête à réécrire la partie du code civil consacrée au droit des obligations. On a même annoncé que ce groupe, placé sous la présidence de P. Catala, avait reçu l’aval des plus hautes autorités politiques du pays. Mais cette réécriture du droit des obligations n’est peut-être pas la solution adéquate car

95 « Le Droit », op.cit. p.60

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elle agit sur les symptômes de la crise et non sur ses causes qui sont structurelles. Celles-ci tiennent à l’inadaptation de l’Etat républicain autoritaire et centralisateur en porte à faux avec l’évolution économique et sociale et la mondialisation. Cet Etat est en crise du fait l’explosion des cadres issus de la Révolution française (la nation, le peuple, la volonté générale, l’existence des frontières, le monopole de la puissance publique, etc…).Il est aussi en crise du fait de son incapacité intrinsèque à se réformer et à un surendettement dont on découvre les profondeur abyssales. Nous vérifions ainsi une autre loi de l’évolution entrevue dans l’introduction : la République finit comme l’Ancien Régime a fini !

Or, comme la jurisprudence et la coutume, la doctrine française semble encore partagée entre la conscience du rôle qu’elle exerce désormais et un respect révérenciel envers un système institutionnel dont on vient pourtant de voir l’extrême faiblesses. Il lui manque cette conception globale et politique, qui était celle d’un Ripert ou d’un Savatier, et qui enracine la réflexion juridique dans une vision du monde. Une grande frilosité l’habite, ce qui n’est peut être pas le cas des jurisconsultes d’outre-Rhin qui sous la houlette de M.von Bar, et malgré le caractère souvent confus de leurs travaux, semblent avoir compris le lien qui existait entre Droit et Pouvoir.

CONCLUSION

46.- Au terme de cette étude sans concession et qui éclaire d’une lumière crue le système juridique français, nous en arrivons à une conclusion qui paraîtra peut-être choquante, voire cruelle, mais que nous croyons lucide.

Actuellement le droit français et en particulier le droit des obligations, et en proie à des transformations rapides et importantes qui constituent un facteur de déstabilisation. Ces transformations que nous avons évoquées en première partie appellent un jugement nuancé car il y a simultanément des évolutions utiles et d’autres nuisibles ; parfois même tout tient à une question d’équilibre : ainsi, nous avons vu que l’indemnisation des victimes était opportune à condition de ne pas vider la responsabilité de son sens ; de même le solidarisme contractuel est légitime à condition de ne pas rompre le fragile équilibre entre justice et sécurité. Il en va de même pour la force obligatoire du contrat constamment entamée par le soucis d’équité et la volonté de préserver la liberté du contractant : le juge comme le législateur seraient imprudents d’oublier qu’un contrat est avant tout fait pour être exécuté et que l’insécurité contractuelle détruit le droit.

Ces évolutions sont en tout cas le reflet de la société post-moderne, de ses aspirations, de ses contradictions aussi. Elles sont pour le moment autant de potentialités qui pourraient s’harmoniser pour donner un nouveau souffle à notre système juridique, ou au contraire entrer en conflit et sonner le glas du code civil et du droit français.

Malheureusement le système institutionnel, ce que l’on pourrait finalement appeler le complexe politico-juridique, ne nous paraît pas en mesure de relever ce défi parce qu’il est pris dans ses contradictions et risque d’être structurellement incapable d’un grand effort de conceptualisation. Ni le législateur, exclusivement préoccupé par des objectifs terriblement terre à terre, ni la jurisprudence qui n’a pas encore pris conscience de l’écrasante responsabilité qui pesait sur elle, ni la doctrine refusant d’élargir son champ d’investigation au delà des questions de techniques juridiques, ne sont aujourd’hui en mesure de refaire ce que Bonaparte a fait il y a deux cents ans. Quant à la pratique, elle est certes féconde, mais paradoxalement exclue du débat sur la refonte du droit français.

En somme, les matériaux sont là ; il faudrait simplement corriger et ajuster les différents éléments. Mais il n’y a pas d’architecte !

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47.- Cette carence tragique n’est pas due à un manque de compétence, de dévouement ou d’intelligence de la part des juristes de ce pays, ni même des hommes politiques dans l’ensemble attachés au bien commun ; elle tient surtout à notre avis à une approche artificielle et idéologique de l’organisation de l’Etat et du phénomène du droit. Le droit n’est pas l’expression de la volonté générale ; le droit est l’expression du Pouvoir. Il est soit l’expression de puissantes volontés particulières, soit l’expression d’une autorité arbitrale qui transcende ces intérêts particuliers ; c’est ainsi que les rois de France ont longtemps réussi à constituer la clef de voûte de l’Etat ; c’est encore ainsi que tel tribunal ou telle cour tranche un litige. Il faut être juge ou partie, gouvernant ou gouverné. On ne saurait être les deux à la fois sans exposer la communauté toute entière aux conséquences les plus dangereuses.

Car un pouvoir non reconnu est un pouvoir incontrôlable et un pouvoir incontrôlable est un pouvoir arbitraire. Feindre de croire au mythe de la volonté générale, c’est occulter par aveuglement ou par hypocrisie la volonté bien réelle et égoïste des groupes de pressions à l’œuvre près du gouvernement et des instances communautaires ainsi que l’appétit de puissance des oligarchies. Feindre de croire que le juge se contente d’appliquer la loi, c’est lui donner le droit de la réinventer à sa guise et sans contrôle. Refuser de reconnaître la coutume comme source de droit à part entière, c’est s’interdire de connaître les pratiques commerciales et consacrer la loi du plus fort ; car ce qui est hors du droit obéit à la règle implacable des rapports de force.

Alors, que faire ? La question dépasse évidemment le cadre étroit de cette contribution et l’on pourrait rappeler que les questions du droit, du pouvoir, de la justice et de l’organisation politique sont débattues en occident depuis plus de 2000 ans. Pour l’heure, on peut simplement suggérer l’ébauche d’une orientation.

48.- Première observation : le droit français des obligations est devenu incontrôlable parce que le cadre institutionnel qui impose la primauté absolue du droit légiféré est en complet décalage avec la réalité économique et sociale. Par ailleurs, il est impossible de refaire l’œuvre de Napoléon Bonaparte, car le despotisme éclairé n’est plus de mise aujourd’hui. Le système juridique français entre donc dans une période de crise et la question qui se posera bientôt à lui sera : « être ou ne pas être ».

Confronté à une telle difficulté existentielle une nation peut trouver dans sa tradition et son histoire les éléments d’une solution. Il y a deux 215 ans, alors que la France était à l’apogée de sa puissance militaire, économique et culturelle, le droit était d’abord spontané (la coutume), accessoirement négocié (les privilèges, les libertés, les statuts dérogatoires), subsidiairement imposé (les ordonnances du roi et les actes des parlements). Actuellement, le droit est d’abord imposé (la loi et les règlements), accessoirement négocié (les conventions entre l’Etat et les personnes privées) et subsidiairement spontané (les usages commerciaux). Une partie du malaise actuel tient selon nous au caractère à la fois arbitraire, durable et excessif de cette inversion des facteurs.

Bien entendu, il n’est pas question de ressusciter l’Ancien Régime dont chacun connaît les faiblesses et l’archaïsme ; mais il semblerait raisonnable de restituer officiellement à la jurisprudence et à la coutume leur rôle dans l’élaboration de la règle de droit et de reconsidérer complètement celui du droit légiféré. Le rôle du législateur n’est pas de régenter tous les aspects de la vie économique et sociale ni de s’immiscer dans la vie privée des personnes ; une telle conception du droit est totalitaire, quand elle n’est pas anarchique. Son rôle est de tracer les cadres du système juridique et les principes fondamentaux qui régissent les différents domaines du droit. C’est aux sujets de droit eux-mêmes et aux juges qu’il

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appartient de compléter ce cadre si l’on veut que la liberté ait encore un sens et ne soit pas une vague incantation politico-journalistique.

49.- Une réforme du droit français des obligations est envisageable à partir des acquis et des principales constructions jurisprudentielles. Mais cette réforme, si elle est menée par la doctrine mandatée par le pouvoir politique, devra impérativement associer, les praticiens du droit et la jurisprudence. Quant au législateur, on aimerait surtout lui demander de renouer avec les deux vertus cardinales du Souverain qui sont la volonté politique et l’absence de calcul politicien…

50.- Seconde observation : on ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion sur le

Pouvoir, car le Pouvoir, on l’a déjà dit, est la source du droit. Cette réflexion sera difficile et devra prendre pour point de départ les grandes tendances sociales et juridiques des sociétés contemporaines. Celle-ci sont nettes, mais étonnamment contradictoires : société de masse mais individualisme croissant, affranchissement des contraintes naturelles mais renforcement des contraintes économiques et sociales, combinaison paradoxale des inégalités avec l’égalitarisme ; également interchangeabilité et mobilité des individus mais affaiblissement des institutions représentatives et électives et émergence d’un principe statocratique96

d’ailleurs très élitiste. Sans oublier simultanément la pertes des valeurs et l’instabilité politique et sociale. Donc, encore une fois une situation très instable et imprévisible. Toutefois, au delà de toutes ces incertitudes, l’esquisse d’une ligne de force peut être ébauchée, car à l’avenir l’Etat pourrait se développer sur l’idée suivant laquelle l’autorité et le consentement ne sont pas antinomiques, mais complémentaires.

Un rapide panorama historique permettra de comprendre les données du problème.

51.- Dans l’ancienne société, la société aristocratique qui existe avant la révolution industrielle et les bouleversements politiques provoqués par la Révolution française, tout repose sur le principe d’autorité : autorité de l’Eglise, autorité du Roi ou de l’Empereur, autorité du père de famille ou du mari, etc… Le code civil, il faut le souligner, s’inscrit encore dans cette vision du monde, du moins dans sa version de 180497 et il est de ce point de vue l’ultime héritage de l’ancien monde.Puis avec l’individualisme lié au développement économique et au progrès de l’instruction publique, cette situation paraît de plus en plus injuste et même insupportable et toutes les autorités sont progressivement contestées au nom du libre consentement. Au XXe siècle, ce principe du consentement tend même à devenir absolu et toute règle paraît illégitime si elle n’a pas été librement acceptée. C’est l’époque démocratique.98

Mais ce faisant, des difficultés toujours plus grandes s’amoncellent car les individus comme les groupes ont évidemment des intérêts divergents et le consentement de tous est chose impossible à obtenir. L’Etat est obligé de recourir à des fictions artificielles, notamment à la fameuse fiction de la volonté générale ; mais à terme on va voir s’élargir le fossé entre cette fiction et la volonté réelle des sujets de droit et se développer les tensions sociales et la lutte pour le pouvoir, qui est aussi la lutte pour le droit.. Comme la société tend alors à verser dans l’anarchie et la violence, dans ce que les encyclopédistes appelaient déjà la « lutte de tous contre tous », risquent d’apparaître des règles arbitraires et tyranniques pour tous : des

96 Dans un système statocratique, la légitimité n’appartient plus au peuple comme dans un système démocratique, mais à l’Etat à travers ses différents organes ; l’influence croissante du droit dans la vie politique et sociale conduit vers un tel système qui tend à subordonner le politique au juridique.97 X.Martin, « Les fondements politiques du code napoléon » op.cit. (supra note 3).98 Voir en ce sens P. Manent « Cours familier de philosophie politique », Fayard 2001.

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lois toujours plus nombreuses, toujours plus médiocres, toujours plus contraignantes; c’est le péril totalitaire. Voilà où nous en sommes actuellement.

52.- La difficulté ne peut être résolue à notre avis que si l’on parvient à retrouver un équilibre entre les deux principes complémentaires que sont le principe d’autorité et le principe de consentement. L’autorité légitime est indispensable, mais elle n’est pas une fin en soi : elle a pour finalité l’intérêt général et les élites ne peuvent donc monopoliser le pouvoir et pratiquer une politique de défense passive des institutions en place et des situations acquises comme ce fut le cas à la fin de l’Ancien régime. Mais d’un autre coté, le consentement individuel, même s’il est devenu essentiel dans les société développées, est impuissant à fonder le pouvoir parce qu’il n’a pas globalement de cohésion, de volonté et de transcendance. Le pouvoir fondé sur le seul suffrage finit toujours confisqué par les oligarchies…

L’autorité et le consentement ne sont donc pas antinomiques ; ils doivent impérativement trouver leur complémentarité, chacun étant en somme la condition de l’autre. Ainsi, le consentement permet d’asseoir l’autorité légitime et à l’inverse celle-ci lui permet de se manifester librement.

Car encore une fois et sauf circonstances exceptionnelles, il n’existe que deux formes de volontés sociales : celle de l’autorité et celle qu’expriment les sujets de droit par leurs actes99. La première s’incarne dans le droit légiféré et le droit jurisprudentiel ; la seconde dans la coutume et dans une certaine mesure la doctrine. La faiblesse des systèmes démocratiques réside dans le fait que l’autorité n’existe plus, mais que la volonté réelle des citoyens n’est pas davantage prise en considération. Cette évolution est inéluctable ; elle tient au mécanisme, précédemment évoqué100 de dilution de la volonté dans le nombre dans les grands Etats démocratiques. Ripert le voit lorsqu’il écrit : « Quelle est donc la faiblesse du droit nouveau qui s’élabore ? C’est qu’il est créé par un pouvoir souverain qui ne connaît plus aucune limite à son absolutisme et n’est plus sensibles qu’aux variations de l’opinion publique »101. Or cette opinion publique est-elle même puissamment encadrée par les oligarchies politiques, médiatiques, syndicales ou autres, qui s’arrogent le droit d’exprimer ce que les individus sont censés vouloir faute de pouvoir l’exprimer eux-mêmes. C’est ainsi que tout est dénaturé. Pour prendre une image, nous dirons que la démocratie est comparable à un faisceau lumineux qui ne peut jeter de lumière que sur de petits objets et sur une distance limitée, mais qui au delà se perd dans les ténèbres… C’est un phénomène logique, mathématique, irrésistible sur lequel la volonté humaine n’a pas plus de prise que sur les lois physiques102.

Les deux grandes questions du XXI siècle en France, mais aussi en Europe et dans le monde, seront d’une part de savoir qui incarnera l’autorité légitime et d’autre part de quelle manière pourra se manifester réellement la volonté des individus103.

99 La prétendue « volonté générale » est, nous l’avons vu une pure fiction ; dans la réalité elle n’est que l’habillage de la volonté des oligarchies. On nous dira que nous nions le « contrat social » ; en réalité nous le nions en tant que présupposé politico-historique sociologiquement artificiel et historiquement faux ; nous ne contestons pas en revanche l’utilité de la technique contractuelle comme mode d’organisation de la société, ni non plus le caractère bénéfique, et même indispensable aujourd’hui, des autorités élues et de la participation des individus à la vie politique.100 V. supra n° 44 in fine.101 « Le déclin du droit » préc. p.7102 S’il est impossible de combattre les lois physiques et naturelles, il est en revanche possible de les utiliser pour échapper au déterminisme naturel. C’est ainsi que la connaissance des propriétés de la lumière a permis de transformer le faisceau lumineux eu faisceau laser. Mais l’homme ne fait pas ce qu’il veut, ni dans le domaine des sciences, ni dans le domaine du droit…103 Les critiques de la démocratie ont toujours porté sur son principe abstrait et on a souvent démontré les défauts intrinsèques d’un pouvoir fondé sur la seule loi du nombre. Pourtant ces critiques n’ont jamais vraiment ébranlé

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53.- La démocratie se targuait à l’origine, et aujourd’hui encore, de grandes ambitions morales ; mais, comme cela a été le cas dans la doctrine marxiste, il semble bien que l’on ait sous estimé les difficultés liées à la nature des choses et à la vie sociale. Dès lors, pour reprendre la formule de Pascal, « ne pouvant fortifier la justice on a justifié la force »…Là réside la faiblesse de la pensée juridique occidentale dont le droit français constitue un reflet significatif.

le système car il est doté d’un dynamisme propre dès lors qu’il se conjugue au capitalisme ; d’ailleurs l’expérience historique montre que la force l’emporte généralement sur la raison. Toutefois, le recul du temps et l’évolution du système permet désormais de mettre en lumière un autre approche ; en effet il apparaît de plus en plus clairement que le principe démocratique n’a pas de réalité tangible, mais constitue un écran entre le peuple et les oligarchies. La pensée marxiste a bien vu ce processus de confiscation du pouvoir, mais elle croit à la possibilité de rendre le pouvoir au peuple. Or c’est cette croyance illusoire, véritable mirage des temps modernes, qui empoisonne littéralement notre réflexion sur l’Etat et la société, car tout le monde ne peut pas commander ! Cette funeste illusion qui relève au fond de la psychanalyse collective (le refus par l’homme occidental de la réalité des choses) fait obstacle à la recherche d’un pouvoir légitime.

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