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Daniel Andler La silhouette de l’humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde d’aujourd’hui ? C’est à la relecture critique d’une des plus belles aventures scientifiques contemporaines, celle de l’étude du « cerveau-esprit », que nous invite l’auteur dans son dernier livre. Daniel Andler 1 (DA) est particulièrement qualifié pour cette relecture puisqu’il a suivi cette aventure, en philosophe des sciences, depuis sa naissance jusqu’à nos jours. Le titre de l’ouvrage, quelque peu énigmatique à première lecture, ne devrait pas dissimuler qu’il s’agit ici d’un « somme » sur la question qui restera un livre de référence. Il faut aussi prêter attention au point d’interrogation qui nous signale que nous avons affaire à une recherche, basée sur une vaste enquête qui veut tenir compte et de l’ampleur et de la 1 http://andler.dec.ens.fr/Biographie.html 1

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Daniel Andler La silhouette de l’humain.Quelle place pour le naturalisme dans le monde

d’aujourd’hui ?

C’est à la relecture critique d’une des plus belles aventures scientifiques contemporaines, celle de l’étude du « cerveau-esprit », que nous invite l’auteur dans son dernier livre. Daniel Andler1 (DA) est particulièrement qualifié pour cette relecture puisqu’il a suivi cette aventure, en philosophe des sciences, depuis sa naissance jusqu’à nos jours.

Le titre de l’ouvrage, quelque peu énigmatique à première lecture, ne devrait pas dissimuler qu’il s’agit ici d’un « somme » sur la question qui restera un livre de référence. Il faut aussi prêter attention au point d’interrogation qui nous signale que nous avons affaire à une recherche, basée sur une vaste enquête qui veut tenir compte et de l’ampleur et de la difficulté de la question. Notre Centre théologique de Meylan-Grenoble ne pouvait manquer cet ouvrage puisque, à notre guise et avec nos moyens combien plus modestes, nous avons aussi suivi avec attention - et nous continuons à le faire - la même aventure dans ses dimensions scientifiques, philosophiques et théologiques2.

1 http://andler.dec.ens.fr/Biographie.html

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Le livre est construit autour d’une double préoccupation. Présenter d’abord de manière suffisamment large les divers programmes de naturalisation qui ont vu le jour depuis les débuts des sciences cognitives et des neurosciences. Défendre ensuite l’idée que “le naturalisme ne peut faire l’objet ni d’une adhésion ni d’un rejet inconditionnel. Il doit être accueilli puis examiné d’un œil critique“3.

Le premier chapitre présente de manière original et avec ampleur, les débats et les vives controverses que le programme de naturalisation du « cerveau-esprit » a suscité et suscite encore entre partisans et adversaires, « naturalistes » et « anti-naturalistes ». C’est l’occasion pour l’auteur de relever les arguments les plus souvent utilisés, d’un côté comme de l’autre (« raisons et passions »). C’est d’ailleurs une constante du livre et l’une de ses richesses : exposer une thèse, un prise de position avec ses arguments en présentant aussi les objections et les contrarguments des adversaires . Il nous présente aussi les différentes formes historiques de « naturalisme » et de « naturalisation » qui se sont développées jusqu’au naturalisme contemporain. Selon DA le terme de *4 « naturalisme » n’est pas si trompeur que cela. Il affirme la primauté de la nature, il tend vers une conception unificatrice du réel et il défend une conception modeste de l’humanité.

Dans une perspective plus historique, DA déploie une brève caractérisation des formes qui ont précédé le naturalisme contemporain. Une première forme du naturalisme au milieu du XIXème siècle est américaine (Santayana, Dewey, Ernest Nagel…), c’est le naturalisme de Columbia. Entre ce premier naturalisme et le naturalisme contemporain, se situe le naturalisme scientifique de Quine5, bon connaisseur du Cercle de Vienne et de sa critique de la philosophie (néopositivisme). Pour Quine, la philosophie n’est pas une discipline normative qui puise à une source spécifique. Elle se réduit à une théorie de la connaissance qui doit être incluse dans la psychologie scientifique. Le naturalisme contemporain, lui, présente deux visages : celui d’un ensemble de propositions de recherche entre lesquelles on peut choisir et celui d’un système dans lequel chaque partie contribue au tout. Ce naturalisme combine deux thèses, une thèse ontologique (qui concerne l’existence – la nature est (tout) ce qui existe) et une thèse épistémique (qui concerne notre accès au réel – ce que nous pouvons connaître, nous ne pouvons le connaître que de la façon dont nous connaissons la nature).

Au cœur de ce chapitre, DA met pour nous en récit la manière dont les choses se présentent pour un naturaliste systématique. Ce récit ressemble diablement au bon vieux récit matérialiste6. Il faut pourtant

2 Le groupe de lecture qui s’est attelé à l’étude de cet ouvrage magistral était composé de Claude Beguin, Michel Cyrot, Pierre Dard, François Douchin, Philippe Gagnon, Bernard Lamotte, Claude Marti, Patrick Mouchet, Marc Préaubert, Michel Simon.3 p.15.4 Dans ce texte, je signale par une astérisque les termes importants, nouveaux, ou dont l’auteur nous donne sa définition personnelle. 5 Sur cet auteur voir la note 58.6 pp. 47-48.

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noter soigneusement les différences, sinon nous ne comprendrions pas ce qui est en jeu dans le naturalisme contemporain. Après avoir, de manière remarquable, diffracté le naturalisme contemporain en « six conversations » qui n’oublient aucun des interlocuteurs réels ou possibles, l’auteur nous précise sa position sur le naturalisme. Il se réclame alors du « naturalisme méthodologique », nous rappelant qu’il a d’abord servi aux scientifiques chrétiens. Comme croyant , le scientifique ne peut adhérer au naturalisme niant les entités surnaturelles. En tant que scientifique il doit adhérer au naturalisme compris comme confiant à la science la tâche de décrire le réel observable par la méthode scientifique7. DA rallie la position de Philip Pettit8 qui est de reconnaître que le naturalisme inspire aujourd’hui une bonne partie de la recherche philosophique contemporaine. Cela ne veut pas dire nécessairement qu’elle justifie le naturalisme (p. 62). Mais que nous sommes amenés à reprendre à frais nouveaux un grand nombre de questions et à en affronter de nouvelles…Il prend position également sur la question de la normativité dont il est un spécialiste. Andler soulève deux objections contre la tentative de naturalisation de la normativité par la cybernétique ou des tentatives semblables. (a) En ce qui concerne l’intentionnalité, il estime que le passage des formes élémentaires présentes chez des organismes simples aux formes évoluées propres à l’homme reste obscur. (b) Il ne va pas de soi que naturaliser de cette manière l’intentionnalité ouvre le chemin à une naturalisation de la normativité (68). Selon Andler, dans un tel cadre, ce qui n’est pas expliqué, c’est le jeu des raisons mises en débat. Il cite Derek Parfit9 qui s’oppose à la réduction de la normativité à une force motivante : “La normativité […] diffère fortement de la force motivante. Aucune n’inclut ni n’implique l’autre. D’autres animaux [que les humains] peuvent être motivés per leurs désirs et leurs croyances. Mais nous seuls [humains] pouvons comprendre les raisons et les prendre en compte (70).“ Au jugement de DA le débat n’est pas clos et l’état de la discussion complexe est non concluant. “La normativité éthique n’est ni logiquement incompatible avec le naturalisme ni intégrée d’une manière satisfaisante dans la conception naturaliste (p. 79)“.

7 Lorsque Gagarine, chapitré par les autorités soviétiques athées, déclara à son retour sur terre qu’il n’avait pas vu Dieu dans le ciel, le philosophe marxiste Ernst Bloch lui rétorqua que tout croyant savait , dès le petit catéchisme, que Dieu était invisible. Ernst Bloch est l’auteur d’un livre célèbre, Das Prinzip Hoffnung (Le principe espérance) (3 vol. 1954-1959) bien accueilli dans les milieux chrétiens.8 Philip Noël Pettit (1945 - ) est un philosophe irlandais, professeur à Princeton. Il a publié A Theory of Freedom (2001) et Rules, Reasons and Norms (2002) Il est connu pour sa défense du républicanisme en philosophie politique et pour son soutien à l’idée d’un lien étroit entre les questions de sciences cognitives, de philosophie des sciences sociales, de libre arbitre, et de philosophie politique.

9 Derek Parfit (1942-2017) philosophe anglais spécialiste de philosophie morale qui a exercé une grande influence sur le développement de la philosophie normative. Il est l’auteur de deux ouvrages principaux, Reasons and Persons, Oxford University Press, 1986, une réflexion sur les raisons et l’identité personnelle, et On What Matters, (“De ce qui importe“), une importante contribution à l’éthique.

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Dans le second chapitre, DA tient à nous acclimater à un fait essentiel pour lui qu’il nomme le « polynaturalisme » des sciences cognitives, c’est à dire leur pluralisme intrinsèque. Il décrit les diverses attitudes des philosophes devant la naissance d’une science de l’esprit, ceux qui sont attirés par le « cercle naturaliste » et ceux qui restent pris dans le « cercle antinaturaliste ». Il donne sa position personnelle et rappelle son projet : “Je ne m’aligne ni sur un groupe ni sur l’autre. Mon objectif est de fournir au lecteur les principaux éléments d’une réponse à la question suivante : « les sciences cognitives sont-elles en passe de “naturaliser” l’esprit et plus largement la sphère humaine ? » Et ma stratégie est de m’en tenir aussi longtemps que possible à l’intérieur du projet naturaliste, de poser la question dans des termes qui ne soient pas d’emblée disqualifiés par le naturalisme. C’est une manière d’échapper au dialogue de sourds, et de donner consistance au naturalisme critique que je défends.“ pp. 106-107.

Il illustre ce polynaturalisme en reprenant un historique des programmes de recherche des sciences cognitives, ou sciences de «   l’esprit-cerveau   » (mind-brain).

• Le premier pas remonte à la cybernétique avec l’irruption d’une idée nouvelle, celle d’ information, une nouveauté aussi importante qu’a été la notion de force dans la mécanique newtonienne. Il affronte le paradoxe qu’il y a à subsumer la machine (de Turing) et l’esprit alors que l’esprit se caractérise par sa “versatilité“ – sa capacité à se tourner vers quelque « objet » que ce soit - apparemment illimitée. C’est la naissance de la « théorie computationnelle de l’esprit » TCE, la conception classique du * cognitivisme.

• Ce premier pas a été suivi par un autre : la mise entre parenthèse du problème ontologique fondamental (comment l’esprit avec ses attributs essentiels comme l’intentionnalité, la conscience, l’intelligence… peut-il émerger de dispositifs naturels) pour étudier les rapports entre les entités concernées (les états mentaux d’une part et leurs corrélats cérébraux de l’autre). C’est là le cadre fondamental du * fonctionnalisme ou de la * « théorie computo-représentationnelle de l’esprit » TCRE.

• Il étudie également la conception modulariste de l’esprit dont Jerry Fodor10 a été le grand initiateur et les polémiques qu’elle a suscitée. Alors que Fodor réservait le terme de « module » à des traitements d’information locaux, spécialisés, isolés et en excluait les * processus centraux (intentionnalité, conscience…), des modularistes radicaux ont voulu appliquer la théorie et la méthode aux processus centraux, une position connue sous le nom de « modularité massive ».

L’auteur aborde également la question de ce qui est inné dans la cognition. Puis les grands débats sur l’intentionnalité et la conscience. Son chapitre se clôt par une évocation de la remise en cause globale de la TCE : « une cible et cent attaquants » qui dessine déjà ce qui sera

10 Jerry Fodor, « Le pape du cognitivisme » selon Sandra Laugier. Son livre le plus connu est La modularité de l'esprit, Paris, Minuit, 1986. Il est également l’auteur de The Language of Thought 1975, et de Pychosemantiics : The Problem of Meaning in The Philosphy of Mind, 1987.

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développé plus loin dans le livre, les nouvelles compréhensions du cerveau et de son fonctionnement qui donnent lieu à de nouvelles recherches.

Dans la séquence de synthèse de ce chapitre, « L’esprit naturalisé ? », DA s’efforce de dresser un bilan. L’entreprise scientifique de naturalisation de l’esprit s’est menée jusque là par trois voies : 1. une hypothèse structurante (ex. La TCE). 2. La recherche sur un grand nombre de phénomènes. 3. Les cas centraux (DA énumère ici les grands problèmes de la connaissance de l’esprit : l’intentionnalité, la conscience, la causalité mentale, le soi, le libre arbitre ou la responsabilité morale, l’amour ou le sacrifice, les valeurs ultimes ou l’intelligence) qui sont les plus difficiles.

Sur tout ces points, selon DA, le bilan est mitigé   : • Il n’y a pas aujourd’hui de consensus sur l’hypothèse

structurante et la TCE est l’objet de contestations fondamentales. Cette situation renforce le constat du polynaturalisme des sciences cognitives.

• Les cas centraux ont connu des progrès qui marquent durablement les sciences et la philosophie. Mais la naturalisation de ces phénomènes reste un horizon lointain. Certes des naturalistes isolés annoncent que l’intentionnalité sera facilement élucidée ainsi que le phénomène de la conscience. Optimisme qui est peu partagé.

Selon notre auteur Les résultats de la deuxième voie – la recherche active sur de multiples phénomènes - sont nettement plus encourageants. Donnons la parole DA : Quand on procède “cas par cas, région par région, faculté par faculté, niveau par niveau (….) aucun obstacle ne bloque complètement la progression (…) on trouve des angles d’attaque, on isole les facteurs pertinents, on améliore les modèles, on grignote les mystères.11“ Devant ces nombreux succès, il serait possible de penser, comme le fait David Papineau12, que nous sommes en marche vers un naturalisme physicaliste radical. DA est plus prudent : “Les sciences cognitives naturalisent pièce par pièce des secteurs entiers de la sphère mentale, mais la naturalisation de l’esprit reste radicalement incomplète.13“

Dans son chapitre suivant, très attendu, le chapitre III, DA présente et évalue le programme naturaliste des neurosciences, c’est-à-

11 p. 173.

12 David Papineau (1947 - ), philosophe anglais, philosophe des sciences et mathématicien. Sa position générale est naturaliste et réaliste . Il est l'un des précurseurs de la théorie téléosémantique de la représentation mentale solution au problème de l’intentionnalité 'qui conçoit le contenu intentionnel de nos croyances et de nos représentations en se basant sur leur finalité biologique. Il défend également une position physicaliste  a posteriori au problème corps-esprit associée à la thèse de l’identité esprit-cerveau. Theory and Meaning (1979), Reality and Representation (1987), Philosophical Naturalism (1993, Thinking about Consciousness, 2002).

13 P. 174.

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dire le « tournant neuroscientifique des sciences cognitives ». Je pense qu’il est utile, pour montrer l’importance de l’ouvrage de Daniel Andler, d’en faire un compte-rendu assez détaillé14. 30 ans après la naissance des sciences cognitives SC (1956) les neurosciences sont devenues la discipline reine. Pour DA qui s’intéresse “aux sciences cognitives comme programme de naturalisation effectif, le « tournant neuroscientifique » des sciences cognitives revêt une signification particulière“ p. 177).

L’objectif du chapitre : “ examiner comment l’entreprise neuroscientifique se développe, dans quelle mesure elle est autonome ou au contraire tributaire d’autres branches des sciences cognitives, quelle connaissance elle produit et dans quelle mesure cette connaissance réalise la naturalisation de l’esprit“ p. 177.

III.1 L’attrait des neurosciences

III.1.a Une apparence d’évidenceSi l’on définit * l’esprit comme “l’ensemble des

fonctionnalités cognitives du cerveau, et les * neurosciences comme la discipline scientifique ayant le cerveau pour objet, il est difficile de ne pas conclure que les neurosciences sont la science de l’esprit. ( …) Nous sommes donc placés devant l’évidence apparente que les neurosciences sont la science naturelle de l’esprit. Cette évidence est trompeuse…“ (pp. 177-8)…

Les neurosciences ont un avantage massif sur la psychologie. Elles s’occupent d’un système bien défini : le système nerveux (= cerveau) et d’objets tangibles (aires corticales, neurone, canal ionique…). Elles sont une branche de la biologie, proche de la médecine. La pensée et la vie mentale est incontestablement le produit du cerveau et le prendre pour objet donne un objet d’étude bien défini 178. Alors que la philosophie et la psychologie font dans le flou, les neurosciences – avec, en plus, depuis une vingtaine d’année, l’imagerie fonctionnelle cérébrale IRMf qui fournit des images permettant de « lire » les marques cérébrales de nos différents états mentaux - font dans le solide, le contrôlable et progressent à grands pas. C’est ainsi que le grand spécialiste de la vision Samir Zéki (1993) peut soutenir : “ Ce n’est qu’à partir d’une connaissance de la neurobiologie que les philosophes de demain peuvent espérer faire quelque contribution substantielle que ce soit à la compréhension de l’esprit.“ p. 179

Le philosophe peut opposer à cela trois stratégies : + contester l’identité esprit-cerveau. Il n’y aurait aucun liaison assignable entre ce qui se produit dans notre vie mentale et ce qui se produit dans le cerveau. + L’identité et la connexité sont connus depuis longtemps mais il ne s’ensuit pas qu’une science du mental soit ipso facto une science du

14 Dans notre groupe de travail, ce chapitre nous a été présenté par Claude Marti, fondateur et organisateur du Neurocercle de Grenoble. Sa présentation m’a été très utile. Sa relecture précise et précieuse d’une première version de ce texte m’ a aidé à l’améliorer. Je prends , bien sûr, l’entière responsabilité du texte suivant qui est ma lecture de ce chapitre.

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cerveau ( que la Terre soit composée de particules élémentaires ne fait pas de la géologie une province de la mécanique quantique). + juger ou craindre que les neurosciences ne soient pas de bonnes sciences et qu’elles n’apportent pas les résultats escomptés (p. 180)

Selon DA : Le 1 er argument doit être écarté car “la déconnexion entre la pensée authentique et les phénomènes cérébraux apparaît aujourd’hui comme une pétition de principe, une opinion métaphysique sans efficacité contre un programme de recherche visant justement à mettre à jour des connexions, et revendiquant des succès notables.“ (189) cf. le développement du langage chez le jeune enfant qui dépend du développement de son cerveau…Le 2 ème argument – l’argument antiréductionniste classique – échoue sous sa forme élémentaire… Certes il est raisonnable de disposer de vocabulaires distincts pour penser les phénomènes mentaux et pour les microprocessus cérébraux qui les sous-tendent. Cette distinction ne fait pas obstacle à notre enquête car nous comprenons comment les deux domaines s’articulent et les sciences qui s’en occupent font la preuve de leur fécondité.

Il en va tout autrement du mental et du cérébral : “ nous n’avons aucune conception claire de leur articulation. L’idée que la pensée émerge du cerveau n’est pas claire ; pas davantage l’idée que la pensée est causée par le cerveau. Ce qui émerge en un sens à peu près clair, ce sont les phénomènes cérébraux macroscopiques, à partir des processus microcérébraux ( par exemple ceux dans lesquels figurent les neurones, leur fonctionnement interne, leurs interactions). La causalité se trouve dans le cerveau, peut-être à différents niveaux. La causalité mentale est un mystère. Dans une telle situation, l’antiréductionnisme élémentaire perd toute consistance, il ne s’appuie sur rien qu’un préjugé philosophique.“ p.181. La troisième stratégie portant sur l’apport réel des résultats des connaissances neuroscientifiques est légitime. Des scientifiques autorisés s’interrogent et ont des jugements sévères, par exemple sur l’imagerie cérébrale. Se pose également la question de l’autonomie du domaine et de son rôle au sein des sciences cognitives. Et ceci dès la naissances des neurosciences cognitives. Ce chapitre III tente de répondre à ces questions.

III.1.b L’essor des neurosciences cognitives

DA adopte maintenant une perspective historique. L’intérêt pour le cerveau remonte au 5ème siècle avant JC15. L’ère moderne commence au XIXème siècle avec la neuropsychologie et Broca qui établit solidement la première localisation (l’aire du langage). Puis le développement des 15 Hippocrate, l’homme du serment, écrivait plusieurs siècles avant J.C. “Les hommes devraient savoir que du cerveau et du cerveau seulement viennent nos plaisirs, nos joies, nos rires et nos larmes. C’est grâce à lui, en particulier, que nous pensons, voyons, entendons et faisons la différence entre le beau et le laid, le bien et le mal, l’agréable et le désagréable. Le cerveau est le messager de la conscience.“ cité par Peter Clarke, Dieu, l’homme et le cerveau, volume 1, Croire Pocket, p.14.

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techniques de Golgi permet la mise à jour de la structure neurale du système nerveux (Ramon y Cajal). Une constellation de disciplines peu liées entre elles va alors voir le jour (DA en cite 10 de la neuropsychologie à la neuropathologie) p. 182. C’est seulement à la fin des années 1950 que l’on a pu penser ces disciplines comme les branches d’une unique science, la science du cerveau.

Pour que cette possibilité apparaisse il a fallu qu’une * « hypothèse structurante » voit le jour : celle du cerveau comme organe du traitement de l’information (cf. Les colloques Macy et la cybernétique des années 194016 ). La découverte des neurotransmetteurs donne aussi corps à cette hypothèse. Il faudra encore une trentaine d’années pour qu’émerge l’appellation de « neurosciences cognitives », ambitionnant d’expliquer comment le cerveau produit l’esprit. Plusieurs facteurs se sont conjugués : (a) l’évolution interne des SC. Dans leur phase classique, elles ne s’intéressaient guère au cerveau cf. David Marr17 distinguant entre les niveaux computationnel, algorithmique et physique. A partir des années 1980, * le connexionisme renoue avec l’inspiration neurophysiologique du courant de la cybernétique (Mc Culloch18), ce qui ouvre la voie à une articulation effective, (mathématique descriptible) avec les phénomènes cérébraux. Le déplacement concerne également le répertoire des fonctions et des états fondamentaux : “La perception prend le pas sur l’inférence, la motricité et le comportement sur la fixation des croyances“ (p. 184). Une science de la cognition brain-based, prend le pas sur la mind-based. Le cerveau prend place dans l’ontologie des SC et ne va plus le quitter. (b) L’autre facteur a été l’émergence au début des années 1980 des techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle IRMf. Celles-ci vont venir se placer entre les grandes fonctions cognitives (anatomie et neuropsychologie) et les fonctions neurales (échelles moléculaires, cellulaires et pluricellulaires) où n’était présente que l’ électro-encéphalographie, un outil assez rudimentaire à cette époque19. Les neurosciences vont alors occuper la position centrale avec cette idée force : “ l’organe de la pensée est le cerveau, les neurosciences cognitives

16 Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, 1994.17 David MARR (1945-1980) “neuroscientifique anglais intéressé d’abord par une théorie générale de la cognition. Il s’efforça de résoudre le problème de la vision en particulier (Vision, San Francisco, 1980 , Freeman). Il a cofondé le champ des neurosciences computationnelles“ Wiki. )."La théorie scientifique des processus de pensée trouve son dispositif adéquat dans l'ordinateur" Il distingue la computer theory de l'ordinateur matériel (qui relève de l'implémentation technologique de la théorie).18 Warren McCulloch ((1898-1969), neurophysiologiste qui a participé au mouvement de fondation de la première * cybernétique (cf : « Un calcul des idées immanent à l’activité nerveuse » 1943. Il pense que toutes les facultés attribuées au cerveau, dès lors qu'on les définit sans ambiguîté, sont calculables par une machine. Il écrit en 1955 : "Plus nous apprenons de choses au sujet des organismes, plus nous sommes amenés à conclure qu'ils ne sont pas simplement analogues aux machines, mais qu'ils sont machines." Cité par J-P.Dupuy L'essor de la première cybernétique, Cahiers du CREA, 1 rue Descartes, 75005, N° 7.19 Les progrès du traitement du signal en font aujourd’hui un outil concurrent de l’IRM grâce à une meilleure résolution en temps (Claude Marti).

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sont la branche de la biologie, science de la nature aux méthodes éprouvées, qui étudie le cerveau et qui désormais peut observer directement le décours des fonctions supérieures ; ergo, c’est la discipline qui est en charge de délivrer in fine le verdict de la science sur les phénomènes cognitifs, et qui (seule) en a les moyens. C’est elle qui a le dernier mot“ (p. 185)

III.1.c La doctrine neuronaleLa nouvelle doctrine neuronale sera défendue sous le

nom de * « neurophilosophie » par les philosophes Paul et Patricia Churchland. Ce qui s’exprime actuellement dans le vocabulaire des sciences cognitives s’exprimera demain dans celui de la neurophilosophie. La psychologie naïve et ses concepts de croyance, désir, intention, raisonnement, etc, auront disparu des neurosciences cognitives.

DA décline la thèse des Churchland en Eliminativisme radical et Eliminativisme modéré. A ces thèses s’oppose la doctrine de l’ Insuffisance neuronale qui peut prendre deux formes, insuffisance simple car les neurosciences peuvent apporter une précieuse contribution à la science de l’esprit, et celle de la non pertinence des neurosciences.

On pourrait objecter qu’il ne s’agit là que d’étiquette et que rien n’interdit une extension de l’ontologie des neurosciences comme cela est arrivé pour la physique après la physique mécaniste. DA répond qu’il ne s’agit pas d’interdire mais que l’autorisation doit reposer sur des arguments, et que nous ne pouvons accepter ceux des neurophilosophes sans examen. En effet, ceux-ci, partisans de la doctrine neuronale, la conçoive sans extension de l’ontologie. Il cite Gerald Edelman20 pour qui il s’agit : “de construire une théorie scientifique de l’esprit fondée directement sur la structure et le fonctionnement du cerveau. Par * « scientifique » [il] entend dans le présent contexte une description fondée sur l’organisation neuronale et phénotypique d’un individu et dont la formulation ne fasse appel qu’aux mécanismes physiques et chimiques donnant naissance à cette organisation. (The Remenbred Present, 1989 ).“p. 188

III.2 La forme générale du premier projetdes neurosciences cognitives : les « bases neurales »des fonctions mentales

20 EDELMAN, Gerald M (1929-2014). Biologiste américain, directeur de l'Institut des neurosciences à l'Université Rockfeller de New York. Prix Nobel de médecine avec R.Porter pour leurs recherches sur les anticorps (Il établit la formule développée de la gammaglobuline). Auteur de Biologie de la conscience, Odile Jacob, (1989) 1992. Edelman Gerald, Tononi Giulio, Comment la matière devient conscience, Paris, Odile Jacob, 2000.

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III.2.a Modularisme et localisationnisme* Modularisme : “Application de la méthode analytico-mécanique de la philosophie naturelle p. 188“ : un domaine (l’esprit , le cerveau) est un système composite dont il faut identifier les composants élémentaires et les combiner. Les neurologues ont commencé  avec la recherche des corrélations clinico-anatomiques. La méthode repose sur l’idée qu’un déficit cognitif, au sens large, correspond à une lésion spécifique, généralement dans le cortex. “Par définition tout phénomène cognitif est engendré par le système“ p. 189 N-B : un système n’est pas toujours modulaire : le système solaire, par exemple, n’est pas séparable. Les parties qui le composent n’ont pas une contribution distincte et séparable du fonctionnement du système. La modularité des fonctions cognitives est une première approximation tout à fait féconde. On a tout de suite vu l’importance des connexions. Wernicke remarque déjà l’importance de la substance blanche entre les aires de Broca et de Wernicke ; il pense aussi que les fonctions supérieures ne sont pas localisées . On observe des retours vers le holisme : épisode Lashley21, long mais quelque peu isolé. Norman Geschwind22 propose les aires associatives (seulement pour les grands singes) : il rouvre la question de la localisation des modules, que l’imagerie va porter aux nues. “Désormais, le pendule ne cesse d’osciller entre un pôle localisationniste et un un pôle connectiviste ou hodologique23“ p. 190

III.2.b Le localisationnisme point de départ des neurosciences cognitives à l’âge de la neuro-imagerie

Le * localisationisme est bien étayé : les aires cérébrales sont physiquement définissables (par exemple histologiquement par Broodman, mais aussi par le type de neuotransmetteurs qui y agissent, etc.) puis par imagerie. Il leur correspondrait une fonction (modularité des fonctions cognitives).

21 Karl Spencer LASHLEY (1890-1958). Biologiste américain, psychologue et comportementaliste, principalement connu pour ces travaux sur l'identification de l'écho physique de la mémoire, qu'il nomme engramme. Il estime que cette trace de la mémoire n'est pas localisée mais au contraire répartie dans l'ensemble du cortex, (contrairement à d'autres comme Wilder Penfield. Wiki.22 Norman Geschwind (1926-1984) est un neurologue et psychiatre américain. Ses activités de chercheur l'ont parfois fait considérer comme le père de la neurologie comportementale. Après des études partagées entre la  psychiatrie et la neurologie, il s'attache tout au long de sa carrière à faire le lien entre ces deux disciplines à travers l'étude entre autres de certaines aphasies , de l’épilepsie, et de la dyslexie  développementale. Wiki.

23 L’hodologie est la science des voies par lesquelles se développe une chose (concept, désir, théorie...). (médecine) :   étude de la connectivité entre les neurones.

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Exprimée de manière radicale , l’idée générale qui inspire les neurosciences cognitives contemporaines est la suivante : “ Le cerveau et l’esprit sont des systèmes modularistes, c’est-à-dire des systèmes auxquels s’applique le principe de décomposition fonctionnelle), et il existe une correspondance terme à terme entre ces deux systèmes.“M. Posner24, l’un des fondateurs des sciences cognitives, définit ainsi le projet initial de la discipline :

“Les fonctions cérébrales complexes peuvent être décomposées en processus plus simples et plus généraux. [thèse du modularisme cérébral][Elles] peuvent être localisés anatomiquement et être étudiés de manière relativement isolée .[Interprétation localisationniste de la thèse]Les processus cérébraux élémentaires peuvent être corrélés directement avec des processus comportementaux  élémentaires.“ p. 191

DA fait remarquer que la présentation de Posner est plus prudente que la thèse radicale. La troisième thèse ne fait pas mention de l’esprit mais du comportement. Posner se retient de se prononcer sur l’esprit comme système, pensant qu’il était suffisamment ambitieux d’expliquer l’une après l’autres les fonctions complexes auxquelles on s’intéresse. Il estime que l’hypothèse est largement confirmée par les travaux menés jusqu’ici et il conclut sobrement que « les progrès accomplis dans la compréhension des localisations fonctionnelles et les circuits neuraux (neural circuitry) du cerveau peut influer sur les théories et les hypothèses concernant les processus cognitifs supérieurs.“ (p. 192).

III.2.c Le programme correspondantiste maximal (PCM)

Quel est le répertoire des fonctions élémentaires ? Nommées et décrites d’abord au niveau psychologique, il est possible de mener une enquête au niveau cérébral. Et de se demander quels processus assurent la combinaison de ces fonctions élémentaires dans la production de 24 Michael Posner (1936- ) Psychologue américain spécialiste de l’attention.  Son apport est déterminant dans l’essor de la chronométrie mentale. Avec des expériences très ciblées et l’enregistrement des temps de réponse, il met en évidence des opérations mentales élémentaires, activatrices ou inhibitrices, dans le langage, la sémantique et le contrôle de l’attention. En neuropsychologie, il affine le diagnostic des déficits de l’attention spatiale lors de lésions du lobe pariétal (désengagement), du thalamus (engagement) ou du tronc cérébral (inhibition de retour). Il a travaillé aussi sur les troubles psychiatriques. Éric SIÉROFF, « POSNER MICHAEL (1936- )  », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 10 juillet 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/michael-posner/

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fonctions complexes – en tant que processus psychologiques et neurophysiologiques. Puisqu’on postule une correspondance terme à terme, la découverte peut procéder par aller et retour : on part des fonctions cognitives comme elles apparaissent au sens commun et on en recherche les « bases neurales » ou « corrélats cérébraux »…

Reste la question des modes de composition (p. 194). Au plan psychologique on avance le cadre computationnel (les programmes informatiques). Mais au plan de la composition des fonctions cérébrales, il n’existe aucune théorie générale. C’est la question du déchiffrement du « codage neural » : comment le tissu cortical encode t’il l’information ? En l’absence de théorie générale on demeure dans le cadre abstrait du flux d’information. Il est supposé que celui-ci se fait par des interactions dynamiques électriques ou chimique entre neurones ou groupe de neurones de telle sorte que l’isomorphie soit respectée. Tel est l’orientation générale du PCM. Jerry Fodor, le promoteur des modules (fonctionnels), va les chercher en psychologie, en linguistique, en anthropologie ou dans les sciences du comportement.

III.2.d La plausibilité du programme correspondantiste

maximal Andler avance que ce programme se heurte, à l’intérieur même

des neurosciences,, à de sérieuses objections. Pourtant un tel programme s’appuie sur une série d’arguments bien emboîtés auxquels il semble difficile de résister. Il est une traduction directe de la « doctrine neuronale ». Il se formule de manière simple et accessible puisque déjà l’introspection nous montre que la vie mentale présente des régularités et une structure. Mais l’introspection est incapable de nous en fournir un tableau fiable. C’est seulement l’étude du cerveau qui va nous permettre de rectifier et de compléter le tableau de l’introspection. De plus le PCM peut se prévaloir des succès déjà obtenus. Enfin il s’appuie sur un argument de continuité : les premiers succès annoncent ceux qui vont venir. La neuropsychologie des cas pathologiques laissent attendre le même succès en ce qui concerne l’individu neurotypique - c’est-à-dire vous et moi. Le credo naturaliste (selon lequel le mental est la manifestation de phénomènes naturels) et la méthode qui identifie les corrélats objectifs des phénomènes mentaux (établissant une correspondance entre l’un et l’autre) se voient confortés par leurs succès qui accréditent l’idée qu’ils aboutiront nécessairement. pp. 195-196.

Ces arguments sont fragiles. L’extension de la méthode à toutes les fonctions est hasardeuse. Fodor et Wernicke, par exemple, tiennent pour une différence fondamentale entre deux types de fonctions : les fonctions cognitives inférieures (animales) et supérieures (humaines). W. Uttal25

25 William R. Uttal, professeur émérite de psychologie, a publié en 2001 La nouvelle phrénologie. Les limites de la localisation des processus cognitifs dans le cerveau.

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soutient que les fonctions supérieures (mémoire, raisonnement, langage…) sont mal définies et qu’elles ne sont pas localisables car le cerveau est un système dynamique non linéaire qui présente des phénomènes émergents qui rompent précisément la continuité. Pour Posner, dont a vu plus haut la réserve et la prudence sur le programme maximaliste, “Le cerveau ne s’organise pas de façon arborescente (…) à l’image des programmes informatiques. Il abrite des systèmes multiples, à différentes échelles, donnant lieu à des processus d’intégration complexes, avec effets secondaires, éventuellement recyclables pour assurer de nouvelles fonctionnalités“ p. 197. C’est Michael Gazzaniga qui définit les * neurosciences comme “le domaine de la recherche scientifique qui se donne pour but de comprendre comment le cerveau rend possible l’esprit“. Le cerveau n’est pas et ne ressemble pas à un ordinateur. L’espoir des neuroscientifiques pourraient être qu’il existe, tant du côté psychologique que du côté cérébral, un niveau de description qui fasse apparaître la correspondance recherchée.

DA conclut “l’évolution des vingt dernières années n’a pas confirmé cet espoir.“ Il concède que le programme contient les ingrédients d’un bon programme, mais maintient que, pour les raisons avancées et d’autres encore à venir, “le PCM ne me semble pas défendable“26. Or, remarque t’il, pour de nombreux neuroscientifiques et pour le grand public, le PCM apparaît comme “le cœur des neurosciences cognitives“, la “contribution décisive“ que les neurosciences apportent à la compréhension des phénomènes mentaux. p. 198.

III.2. La neuro-imagerie (brain-mapping)

Est-elle une aberration comme la phrénologie27 et la « craniologie » de Gall - ou « l’outil miracle des neurosciences » ? Le cerveau avec ses couleurs est devenu l’emblème de la science succédant à l’atome planétaire de Bohr (et aussi réducteur que lui).

III.3.a Ce qu’est la neuro-imagerie contemporaine

L’IRMf analyse plus finement la structure que l’anatomie et les fonctions que la psychologie. Sur le plan structural, les techniques de neuro-imagerie permettent de repérer des structures plus précises et plus fines (ex. Les faisceaux de substance blanche). Sur le plan fonctionnel, elles substituent aux facultés d’antan – héritage psycho-philo-préscientifique - des fonctions d’un grain beaucoup plus fin et identifiées par les sciences cognitives. Ex : s’intéresser à « saisir un objet devant

26 Dans notre groupe, Claude Marti a contesté ce point qui ne s’appliquerait pas à un PCM remis à jour.27 Johann Gaspar Spurzheim (1776-1832) est un physiologiste allemand, ami et collaborateur de F. J. Gall neurologue franco-allemand.

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soi » plutôt que la faculté motrice. La neuro-imagerie se donne pour but d’identifier ce qui se passe dans le cerveau quand se déroule un processus mental. “La neuro-imagerie fonctionnelle est dans son principe dynamique et causale : elle vise à détecter une suite d’événements s’enchaînant causalement, réalisant ainsi le mécanisme par lequel s’accomplit la fonction étudiée et alimentant la perspective d’une réalisation du PCM.“ p. 200. Selon C. Marti, “elle a démontré l’importance des processus non-conscients qui échappaient à l’introspection.

Le Contexte historique et réalisation actuelle de l’imagerie p. 201 Présentation de Claude Marti.L’idée remonte aux années1880 Angelo Mosso (physiologiste) découvre que l’exécution d’une fonction mentale spécifique (calcul arithmétique) entraîne un accroissement du débit sanguin dans le cortex. Cette découverte oubliée et raffinée est à la base de l’IRMf. L’EEG donne lieu à la méthode dite des « potentiels évoqués ».1950 Électrocorticographie EEG intracrânienne (Penfield).1973 Tomodensitométrie produisant des scans RX.1975 Tomographie à Emission de Positons TEP.1980 MEG Magnétoencéphalographie. 1985 Imagerie par résonnance magnétiqueChez l’animal : imagerie calcique, microscopie biphotonique (dynamique de 500 à 1000 neurones).1994 Michael Posner et Marius Raichle, dans leur manifeste Image de l’esprit qualifient IRM de véritable microscope de l’esprit.Vers 2000 IRM de tenseur de diffusion IRMdL’IRMf reste la plus courante mais sa faible résolution spatiale fait espérer d’autres améliorations techniques à venir…

III.3.b Les fondements méthodologiques de la neuro- imagerie

Chacun croit savoir que dans une expérience d’IRMf on mesure l’activité des aires du cortex « responsable » de l’ exécution d’une certaine tâche mentale. “ Si…alors. “ Or, rien de cela n’est exact, en tout cas pas littéralement“ p. 202 Discussion de la nature du signal BOLD (cf. Incertaines neurosciences chez Denis Forest28) - variation du débit sanguin dans l’aire considérée. Toutes les aires sont, au fond, actives tout

28 Cf. Denis Forest, Neuroscepticisme. Les sciences du cerveau sous le scalpel de l’épistémologie Ithaque, 2014. On peut trouver le compte-rendu de ce livre dans la revue du réseau Blaise Pascal, Connaître, n° 47.

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le temps. La différence avec le repos est faible : D.A. dit 0 ,1 %, mais ça peut aller localement jusqu’à 10 ou 15 %. Une aire reçoit-elle de l’information, en émet-elle, ou inhibe-t-elle ? etc…

Sur le plan de la mesure, “la difficulté vient du fait que le signal BOLD est faible et quasiment noyé dans le bruit.” 203 Percevoir un pattern significatif dans ce signal est difficile, en l’absence de garde-fous méthodologiques ; on trouve ce qu’on veut dans les données (cf. la malédiction des * « faux positifs »29). Cf. un test de fiabilité des résultats IRMf en 2010 par Craig Bennett ig Nobel30 “Observation de l’activité cérébrale induite par une tâche d’évaluation de l’expression de visages photographiées dans des scènes marquées de diverses valences émotionnelles ; le sujet de l’expérience était un …saumon mort” p. 204.

Autre série de problèmes venant de la variabilité interindividuelle des structures corticales. “Nos cerveaux ne se ressemblent pas plus que nos visages”. Or l’imagerie scientifique ne peut se dispenser d’agréger les données provenant de nombreux sujets. “ Comment agréger les informations relatives à des cerveaux différents, sachant qu’elles émergent à peine du bruit et que les aires corticales ne sont pas délimitées par des frontières naturelles, accessibles à l’observation directe ?” p. 204

III.3.c Contribution de la neuro-imagerie aux sciences Cognitives

Les partisans de l’imagerie opposent trois arguments aux sceptiques : + L’IRMf est bien capable de repérer l’activité neurale. Cf.“ les propriétés du cortex visuel établies chez le singe par la méthode de référence des enregistrements intra-cellulaires. Accord avec étude du Visuel des singes par enregistrement intracellulaire” 205 Cf. aussi sa contribution à la compréhension du rêve “en mettant en évidence une activité du cortex visuel associatif pendant la phase REM, ce qui correspond bien à l’impression de « voir » pendant le rêve, alors que le cortex visuel primaire est quiescent, ce qui correspond à l’absence de stimulus extérieur provenant des yeux”. L’activation du cortex visuel associatif pendant les rêves REM : confirme l’impression de voir.+ Effet «   corde   » p. 206 est un effet caractéristique de la science en général. L’effet corde se manifeste lorsque des expériences fragiles convergent et se renforcent l’une l’autre, comme des brins, individuellement fragiles, tissés les uns avec les autres présentent

29 Se dit d'un résultat d'un examen clinique ou d'un test positif alors que le patient n'est pas réellement porteur de la maladie détectée. Cette situation est fréquente et inhérente aux manques de précision des très nombreux tests de dépistage médicaux. Un examen de dépistage  positif correspond à une probabilité de maladie mais jamais à une certitude. Doctissimo.30 Le prix Ig Nobel (qui peut être prononcé Ignobel, car nommé ainsi par jeu de mots entre « prix Nobel » et l'adjectif « ignoble » est un prix parodique du prix Nobel décerné chaque année à dix recherches scientifiques qui paraissent insolites mais qui amènent secondairement à réfléchir.

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ensemble la résistance d’une corde. Cf. l’expérience de Rebecca Saxe31 : les équipes qui ont tenté d’identifier les régions cérébrales impliquées dans la « théorie de l’esprit » ont obtenu la même réponse : La right-Temporo-Pariétal-Junction –rTPJ- est activée par des pensées sur autrui mais pas par des objets, des photos, visages, sensations corporelles. Elle montre une spécificité extrêmement spécialisée qui n’était pas prévue. Il y a continuité entre la fragilité et la solidité et l’argument de la convergence ne permet pas de contourner la difficulté. Selon beaucoup de critiques les résultats de la neuro-imagerie sont peu robustes. Pourquoi ne pas renoncer à une méthode si coûteuse et si peu fiable ? + L’IRMf est une source irremplaçable de savoir, “un important outil pour formuler des hypothèses intelligentes fondées sur des données. (…) Dans la vaste majorité des cas, c’est en combinant l’IRMf avec d’autres techniques , et en exploitant les modèles animaux, qu’on obtient la stratégie la plus efficace pour comprendre les fonctions cérébrales. ” p. 207L’IRMf fournit des idées, pas des preuves et, quand même, des choix entre théories32.

Il faut noter que le débat se situe dans un cadre modulariste, localisationniste et implémentationniste qui fait de la cognition un répertoire articulé de fonctions de traitement de l’information, dont chacune est exécutée par une aire corticale.” p. 208Une autre technique, l’ IRM de diffusion, “déplace l’attention des aires à la connectivité fonctionnelle. Il s’agir de rechercher le réseau des zones qui sont activées conjointement pendant la réalisation d’une tâche.” Cette IRMd permet d’établir le * connectome humain33, c’est-à-dire la carte des connexions structurelles entre différents réseaux de neurones ; “Il ne

31 Rebecca Saxe est professer  de neurosciences cognitives  au département des sciences cognitives et du cerveau au MIT  . Elle est connue pour ses recherches sur les bases neurales de la cognition sociale et des jugements moraux. Elle a démontré qu'une région du cerveau connue sous le nom de jonction temporopariétale  droite (RTPJ) est spécifiquement activée par des tâches de « théorie de l’esprit » qui nécessitent une compréhension des états mentaux des autres personnes. Elle continue d'étudier cette région du cerveau et a récemment démontré que le RTPJ est impliqué dans des jugements moraux. 32 Note 52 : Anthony G. Greenwald1, Department of Psychology, University of Washington, Seattle dans There Is Nothing So Theoretical as a Good Method, Perspectives on Psychological Science 7(2) 99-108 dit qu’il y a en Neurosciences une controverse résolue sur 13 ! 33 Le connectome est un plan complet des connexions neuronales dans un cerveau. La production et l'étude des connectomes est connue sous le nom de connectomique. À l'échelle microscopique, elle décrit la disposition des neurones et des synapses à l'intérieur d'une partie ou d'une totalité du système nerveux d'un organisme. À l'échelle "macroscopique", elle étudie la connectivité fonctionnelle et structurelle entre toutes les aires corticales et les structures sous-corticales.

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s’agit pas tant de déterminer « où » se situe l’activité cérébrale, mais « comment » les zones d’activité interagissent”.

Deux conclusions + la neuro-imagerie (toutes techniques confondues) est d’une grand

portée pour les sciences cognitives. + A elle seule elle est aveugle : on ne peut pas faire un pas en

neurosciences cognitives en ne s’appuyant que sur elle ; tout l’arrière plan des sciences cognitives, neurosciences comprises, est nécessaire. “En d’autre termes la neuro-imagerie n’est pas l’opérateur de naturalisation qu’on a voulu y voir.” p. 209

A contrario, deux positions continuent d’être défendues : + “L’imagerie permettrait de « lire » ce que « dit » le cerveau pendant que l’esprit parcourt un chemin déterminé”. Par des observations systématiques et directes, nous aurions en main la clé de décryptage du cerveau, clé qui constitue l’explication recherchée du mental. + On trouve à l’opposé une opinion extrême (Max Coltheart, neuropsychologue) : « il n’existe pas de cas où l’imagerie ait permis de trancher entre deux hypothèses formulées par la psychologie”.

III.3.d Applications et données de la neuro-imagerie dans d’autres domaines

L’imagerie est passée dans le domaine public. Elle confère une apparence de sérieux. Dans de multiples domaines, dont surtout la justice, “l’imagerie semble pouvoir apporter une preuve irréfutable“. Parmi les rapprochements entre les sciences humaines et les neurosciences cognitives se distinguent la neuroéconomie et les neurosciences de la cognition sociale.

La neuroéconomie, au nom trompeur, est une étude interdisciplinaire des comportements humains en situation (décisions, choix économiques,… Décision making in the Brain) qui violent souvent une norme rationnelle. “L’idée maîtresse est que la décision résulte du fonctionnement combiné de systèmes cérébraux/cognitifs, distincts et relativement autonomes“ p. 210 cf. l’hypothèse de modularité et la méthode de l’IRMf. Il semble alors qu’elle ne saurait fournir un fondement solide à la neuroéconomie. Pourtant le terme « neuroéconomie’ » renvoie à des recherches actives et substantielles : économie comportementale et cognitive, théorie formelle de l’apprentissage. Elle abrite aussi des hypothèses novatrices. “L’innovation a consisté à étendre la théorie de la décision aux fonctions « subpersonnelles » assurées par le cerveau, qui serait en un sens un « système économique ». Percevoir un objet, une scène, consisterait à

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prendre le risque d’avancer une hypothèse sur la base de sa seule probabilité “ p. 211.Rôle « pédagogique », les images convainquent … abusivement ;

Le cas des Neurosciences cognitives sociales est voisin, elles émergent vers 2000 après une préparation d’une quinzaine d’année. Elles s’intéressent à des phénomènes qui relèvent de la psychologie sociale, à leurs bases neurales, en particulier à (a) autrui - la capacité de détecter et d’expliquer ses comportements et ses états mentaux et (b) au soi (la reconnaissance et la régulation des émotions. théorie de l’esprit et du soi, régulation des émotions : rôle non crucial de l’imagerie. “Ce qui fait son intérêt est l’espace conceptuel qu’elle offre à une reprise de questions importantes et laissées largement irrésolues par les recherches antérieures.“ p. 212

III.4. Les neurosciences cognitives au-delà de la neuro- Imagerie“Autant le modularisme et l’imagerie qui constituent apparemment le cadre des

neurosciences suscitent des réserves, autant les avancées qui vont être présentées établissent hors de tout doute raisonnable que les neurosciences apportent des contributions décisives et irremplaçables non seulement à la connaissance du cerveau, mais à celle de certains phénomènes mentaux et par là au phénomène mental lui-même.” p. 212

2 exemples de découvertes portant sur le cerveau et qui modifient nos conceptions psychologiques et philosophiques   :

+ La vision résulte des interactions entre un nombre importants de processus cérébraux (plusieurs dizaines d’aires corticales). “A l’évidence introspective d’une unité de la vision (dont un aspect est l’homogénéité et l’isotropie de l’image visuelle) ne correspond aucune unité ou simplicité de l’appareil cérébral qui assure la fonction visuelle.“ 214

L’héminégligence, la vision aveugle, ou cécité inattentionnelle “achèvent de ruiner ce qui peut rester de notre confiance en notre conception intuitive“.+ La découverte de deux voies dans le cortex visuel : voie dorsale ou voie du « où » ou voie du « comment », et la voie ventrale dite encore voie du « quoi » ; La voie dorsale a la capacité d’élaborer une action motrice appropriée (pince à saisir – cf. Marc Jeannerod ). Découvertes qui ne doivent rien à l’imagerie mais à des études lésionnelles sur les singes ou à des études de cas de patients 215 “De même que la vision aveugle nous oblige à considérer que voir et savoir qu’on voit ne sont associés que de manière contingente, et non constitutive, contrairement à ce que semble nous imposer l’expérience naturelle, de même la dualité des voies dorsale

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et ventrale nous oblige à renoncer à l’idée que voir un objet dans l’espace implique la capacité de le saisir, alors même que la motricité n’est pas atteinte“ 215. Certains, récemment, refusent pourtant l’hypothèse d’une dissociation entre perception et action (Cardoso-Leite, 2010). C.Marti ajoute : “ou insistent simplement sur les boucles entre l’acquisition perceptuelle et l’action motrice, ce qui paraît évident mais qu’avaient oublié, par exemple, les premiers fabricants de logiciels pour se garer, faire un créneau…“.

III.4.b Les neurones-miroirs et la compréhension d’autrui

La découverte et l’hypothèseLes critiques

La découverte de l’hypothèseLa plus spectaculaire des vingt dernières années ! un cas de

« sérendipité » cf. Flemming et la découverte de la pénicilline. “Chez le singe certains neurones sont actifs aussi bien quand on accomplit une action (telle que prendre une cacahuète) et qu’on voit quelqu’un faire la même chose. Ces neurones dits « miroirs » permettraient à l’animal d’identifier de manière directe, et non par inférence, l’intention qui préside à une action qu’on observe chez un autre animal “ 216

• On a voulu en tirer que “notre capacité à comprendre les actions d’autrui s’explique par l’existence du système miroir, responsable de cette capacité, de même que notre système visuel est responsable de notre capacité de voir.“ NB Ce qui est en jeu, c’est le passage de l’observation d’un mouvement à la compréhension d’une action – c’est-à-dire une intention, chose qui ne s’observe pas directement.

• La théorie du miroir a été mise au service de la simulation (« théorie de l’esprit » ou psychologie naïve). “Selon la théorie de la simulation nous comprenons l’autre en nous mettant dans sa situation et en imaginant ce que seraient notre intention, notre croyance, notre désir selon les cas.(…) Il est essentiel de voir que ce qui apparaît dans la description qu’on en fait comme une chaîne inférentielle assez subtil, (…) est réalisé au niveau subpersonnel, non conscient, par un mécanisme neuronal ; (…) Grâce au système miroir, une entité intentionnelle (au sens ordinaire et technique du terme) est directement perçue, par l’opération du cerveau, et de cette manière, naturalisée. Et ce mécanisme nous permet de pénétrer dans l’esprit d’autrui.“ 217 Puisque l’incapacité d’attribuer des désirs et croyances à autrui (la « cécité mentale ») serait, selon certains, à l’origine de l’autisme, on a conjecturé qu’un des facteurs de ce syndrome multifactoriel pourrait être un déficit du système miroir (Ramachandran).

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• Le système miroir serait responsable des capacités d’imitation. Et pourquoi pas dans l’apprentissage du langage par les enfants, selon l’ « hypothèse de parité » - l’idée que ce que le locuteur exprime est quasi identique à ce que l’auditeur entend-comprend. Avec une hypothèse de localisation, le système miroir serait localisé dans l’aire de Broca.

Un pas de plus, en intégrant les émotions : le système miroir serait l’origine de notre capacité d’empathie (les larmes comme le rire sont contagieux). Le système miroir nous permet de nous approprier les émotions.

• In fine, le système miroir serait responsable de notre capacité à interagir avec autrui, de notre « cognition sociale ». Il serait à l’origine de notre différence spécifique : “Ce qui fait de nous des êtres humains est la possession d’un système miroir“.Vittorio Gallese : 10 ans de recherches pour démontrer leur rôle dans le langage, le sens de soi, le corps propre, la différence moi-toi, l’expérience esthétique

Les critiquesLa théorie, si l’on se réfère à la terminologie de Lakatos34  - a un noyau-dur, une ceinture de protection, une heuristique positive, une liste ouverte d’anomalies.Mais :• Peut-on extrapoler du singe à l’homme ?Est-on sûr du rôle dans des fonctions supérieures, même chez le macaque ?• Peut-on extrapoler des fonctions de base aux fonctions supérieures (Marc Jeannerod35, Pierre Jacob) ?

“Il s’agit d’actions complexes dont l’exécution passe par le choix d’une action basique parmi plusieurs possibles, et qui dépend d’une intention préalable, puis d’actions s’inscrivant dans un contexte intentionnel complexe ; enfin d’actions impliquées dans des interactions sociales réelles, comportant une intention de communiquer ; Selon cette critique, la reconnaissance de l’action motrice ne permet pas d’identifier les intentions de haut niveau qui président aux actions complexes.“ pp. 219-220. Les intentions motrices des chirurgiens Jekyll et Hyde sont les mêmes, mais pas leurs intentions sociales. • Au niveau de la théorie : un reproche d’extrapolation, de création d’un « neuromythe », 34 Imre Lakatos (1922-1974) logicien, hongrois, épistémologue, philosophe des sciences et des mathématiques.35 Marc Jeannerod (1935-2011), docteur en médecine, professeur de physiologie, fondateur de l’Institut des sciences cognitives de Lyon, membre de l’académie des sciences. Notre groupe de travail a bénéficié dès son commencement de ses ouvrages, de ses conseils et de sa collaboration active. Dans la deuxième publication de notre groupe, Penser et croire au temps des sciences cognitives, Archives du 20ème siècle, 2001, il nous a gratifié d’un chapitre « Sciences cognitives et biologie ».

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d’une vision grandiose comme celle que développait les premières recherches sur l’Intelligence artificielle. Puis un reproche plus grave, au fil du temps la théorie se serait rendue “infalsifiable“ (cf. K.Popper), aucun fait empirique ne pouvant l’invalider. p. 220

DA concède que cette théorie est moins solide que ce que l’on pensait tout en reconnaissant que le débat à son sujet continue. Mais pour la thèse qu’il défend dans cette section, il lui faut préciser en quoi cette théorie montre que les neurosciences apportent aux sciences cognitives des contributions irremplaçables. En effet, il ne convient pas de se laisser étourdir par les objections. Il interroge : “Qui aurait pu imaginer, il y a encore trente ans, d’aborder les questions de reconnaissance de l’action, d’identification des intentions, d’empathie, de développement du langage sous l’angle offert par les neurones miroirs ? Même entachée d’erreurs, “elle ne nous ouvre pas moins des horizons nouveaux, des voies inattendues, longtemps inimaginables “par lesquelles la naturalisation de certains phénomènes peut s’effectuer.“ p. 221

III.4.c En-deçà et au delà des facultés

La mémoire   : [Claude Marti] Psychologie et Neurosciences Nsc n’interagissent d’abord guère.Puis les Nsc localisent des composantes de la mémoire sans théorie. D.A. dit que les connaissances sur les synapses n’apportent rien ! ça va quand même dans le sens du stockage confondu avec l’acquisition. Puis les Nsc dynamitent les conclusions de la psychologie, du sens commun, de l’introspection, etc. et même de ces méthodes : ainsi la « mémoire déclarative » n’est pas un apprentissage type « mémoire procédurale ».“ Dans ces trois cas [la vision, l’interprétation d’autrui, la mémoire] les neurosciences apportent un cadre conceptuel et un savoir empirique entièrement nouveaux sans précurseurs dans l’histoire des idées scientifiques. Elles creusent l’écart entre l’image manifeste et l’image scientifique de ces facultés, effet pouvant aller, comme dans le cas de la mémoire jusqu’à une quasi disparition de la seconde : il n’existerait pas d’entité correspondante de près ou de loin à l’entité du sens commun..” p. 222

L’intervention des neurosciences dans l’en-deçà des facultés (les systèmes cérébraux de traitement de l’information) et dans l’au-delà des facultés (le soi constitué de la conscience, de l’ * agentivité36 et de la continuité psychologique) p. 223

36 Le terme « agentivité » vient de l’anglais «  agency » que l’on peut traduire par « capacité d’agir ».

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2 exemples dans l’en-deçà des faculté : (a) Le colliculus supérieur, structure cérébrale à la frontière de la perception et de la motricité. Il est le siège de processus complexes où se combinent les stimuli et se génèrent les commandes motrices envoyés vers les muscles. Il semble bien produire des représentations multi- sensorielles et sensorimotrices, ce qui met en question nos conceptions sur la séparation entre perception et action et entre les cinq sens. (b) Le second exemple concerne à nouveau la mémoire et le rôle joué par des cellules de l’hippocampe : les cellules de lieu et les cellules de grille dans la navigation spatiale. Il faut souligner la difficulté du problème résolu par le cerveau, les distinctions conceptuelles pour comprendre la solution et le brouillage des frontières entre fonctions : ici la navigation et la mémoire épisodique.

A un niveau plus général, c’est la question du « calcul neural » qui se pose. Jusqu’ici, seule la thèse de Turing-Church dominait. Selon cette thèse tout processus cognitif est un calcul, c’est-à-dire une suite d’opérations sur des nombres entiers, effectué sur des représentations. Or les neurosciences sont en train de se libérer complètement de ce cadre en passant du discret au continu, puis des processus déterministes à des processus probabilistes. Ce passage est un problème complexe qui reste ouvert ; il serait une véritable révolution scientifique. 224

L’au-delà des facultés, nous amènent vers les dimensions de la personne. Si la conscience commune n’a aucune idée du « calcul neural », elle possède selon l’éducation et la culture les concepts liés de soi, de conscience et d’ * agentivité. 225-227. Ces concepts ont une fonction transcendantale ou constitutive. Ils donnent sa forme à nos états de conscience (sauf dans le cas des états de conscience modifiés (rêve éveillé, drogue, extase, expérience de mort imminente…). La neuropsychologie clinique (Sacks, Damasio, Ramachandran) est en partie tributaire de la psychologie de sens commun.

“Ce que les neurosciences stricto sensu développent depuis une vingtaine d’années prend dans ce domaine la forme d’une science séparée. Les théories qu’elles proposent ont un lien avec leur objet : elles visent le soi, la conscience, l’agentivité, sans pouvoir donner l’assurance qu’elles atteignent leur cible. Ce qu’on pourrait appeler le problème du fossé explicatif généralisé consiste en ce que le doute persiste : quand les neurosciences s’intéressent, par exemple, au mouvement volontaire, et produisent une hypothèse sur ses « bases neurales », cette hypothèse porte-t-elle sur ce que nous entendons par le mouvement volontaire, et qui implique le libre arbitre – en sorte, bien souvent, d’imposer la conclusion que celui-ci est une illusion – ou bien sur autre chose ? S’agissant de la conscience, le même doute plane, malgré la considérable extension des consciousness studies, avec son cortège de publications

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d’institutions savants, de manifestes et de bilans.“ p. 226 Ces doutes impliquent 2 choses contradictoires : (a) les neurosciences apportent une connaissance autonome (non liée à la psychologie clinique ou commune). (b) Cette connaissance n’est pas manifestement pertinente pour qui s’interroge sur la naturalisation du soi, de la conscience et de l’agentivité. Qu’elle ne le soit pas manifestement implique paradoxalement qu’elle le soit, même s’il était avéré qu’elles n’atteignent pas leur cible ; il est impossible de rejeter qu’elles ne l’atteindront pas demain, ou qu’elles aient commencé à en grignoter les pourtours…dont nous finirions par accepter qu’il n’y a pas de cœur – comme cela s’est produit pour la vie. C’est la position de Dennett37 et d’une bonne partie des scientifiques engagés dans les études sur la conscience. Nous arrivons alors à une conception des neurosciences fort différentes de celle que nous présente la neuro-imagerie 227. Elles sont autonomes dans leurs ressources et dans leurs résultats. C’est une pluralité de perspectives qui s’ouvrent devant elles quand elles se libèrent de ce cadre. DA entend l’objection de ceux qui refusent ce pluralisme et restent fidèles à une convergence des recherches qui déboucheront sur un tableau cohérent de l’esprit-cerveau. Mais il juge cette vision irénique et simplificatrice. De plus le cadre modulaire a éclaté pour une pluralité de perspectives .

III.5. Les mises en cause du paradigme dominant en

neurosciences cognitivesLes appels actuels pour une réforme des neurosciences sont un

signe en faveur du pluralisme. L’urgence leur paraît de développer les neurosciences selon leur dynamique interne plutôt que de maintenir la cohérence avec les autres disciplines. Ce qui a pour effet “d’accroître l’écart entre sciences du cerveau et sciences de l’esprit“. p. 228.

III.5.a Le cerveau comme système complexe : dynamicisme cérébral et non-linéaritéLa remise en cause la plus radicale du cadre classique est

l’hypothèse dynamiciste. “Le cerveau est un système complexe dont les fonctions ne s’expliquent que par ses propriétés dynamiques (au sens

37 Daniel C. Dennett (1942- ) philosophe américain spécialisé en philosophie de l’esprit, philosophie des sciences et sciences cognitives. Sa perspective fondamentale est d’étudier la question de la conscience de manière naturaliste. Son œuvre la plus connue est La conscience expliquée (1991), Paris, Odile Jacob, 1993, p. 141.

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mathématique du terme). Sa dynamique est non linéaire, et lui confère des capacités de coordination qui lui permettent de combiner en temps réel des informations locales en sorte de produire un comportement cohérent sur le plan interne et adapté sur le plan externe”. 228

La non-linéarité, quant à elle, a plusieurs propriétés : (a) le rejet de l’idée selon laquelle les états mentaux se succèdent les uns après les autres au long d’une chaîne causale et rationnelle (conduisant d’un état d’ignorance à un état de croyance ou d’un état de manque à un état de satisfaction). Cf. l’idée que l’esprit effectue des algorithmes. Le cerveau non linéaire n’est pas une suite d’états discrets. La dynamique mentale consiste en une pluralité de processus parallèles.

(b) C’est au sein des neurosciences théoriques que se développent les hypothèses et les recherches empiriques sur le dynamisme cérébral du cerveau. Les états mentaux perdent leurs corrélats cérébraux, du moins le sens de « corrélat » est sérieusement ébranlé. p. 230

(c) Le rejet de la linéarité réintroduit la dimension temporelle, le ralenti, l’accélération, le basculement soudain d’un état vers un autre. (d) Les équations qui gouvernent la plupart des processus cérébraux sont non linéaires, ce qui a pour effet que la connaissance de l’évolution des composants, à différentes échelles, ne permet pas de connaître l’évolution de l’ensemble. C’est la conception réductive du cerveau (en effet, le cerveau dans son ensemble donne lieu à des phénomènes émergents) et toute conception littérale de modularité qui est remise en cause. “Ce n’est rien de moins que l’hypothèse structurante des neurosciences cognitives (l’hypothèse modulariste formulée au début du § III.2 qui est menacée : s’il est constant que l’esprit émane du cerveau entier, cela ne se laisserait plus ramener à une correspondance entre composantes mentales et composantes cérébrales”. p. 231

III.5.b Le cerveau comme système autonome : l’activité endogène

Il y a encore une autre manière de bousculer les idées reçues, la remise en cause d’une idée commune au behaviorisme et aux neurosciences que l’esprit cerveau est un système d’entrée-sortie. “C’est contre cette conception, dite réflexive que s’élève aujourd’hui une objection : le cerveau est un organe autonome dont l’activité pour

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l’essentiel, est endogène, c’est-à-dire ne constitue pas la simple réponse à quelque stimulus externe que ce soit.“ 232 L’hypothèse a un caractère ancien mais il manquait les moyens et les connaissances pour leur donner une pertinence. Que se passe-t-il lorsque le cerveau ne reçoit aucune stimulation (situation dite de repos) ? “Le cerveau, sauf mort cérébrale, est le siège d’une activité importante (il consomme 20% de l’énergie totale dissipée dans le corps)“. “Une découverte fortuite en IRMf montre que certaines aires voient leur activité diminuer quand le cerveau est occupé à une tâche induite par stimulation. On a découvert que ces aires forment un réseau stable le * default mode network DMB“, « réseaux de l’état de repos » ou « réseaux de connectivité intrinsèque » parce qu’actifs également, bien que difficilement détectables, hors de l’état de repos.

Trois hypothèses intéressantes sur ce « cerveau intrinsèque » p. 233 : (a) le cortex est organisé de manière hiérarchique (pas une juxtaposition de modules). Il s’organise autour de hubs38 formant eux-mêmes une hiérarchie au sommet de laquelle trône le DMN. Celui-ci aurait des fonctions de coordination temporelle jouant un rôle dans des fonctions de haut niveau (conscience perceptive ou conscience au sens large). Il est le siège d’une activité électrique périodique complexe, les potentiels corticaux lents (slow cortical potentials, SCP) dont la phase est ajustée par le DMN en sorte de correspondre aux stimuli attendus par le système ; autrement dit le cerveau se mettrait en état de traiter au mieux les stimuli qu’il attend.

(b) le cerveau doit aussi être capable de traiter les stimuli qu’il n’attend pas et de faire attention à un événement extérieur. p. 234 (c) d’où provient la compétence du cerveau intrinsèque ? D’une mémoire combinant un pattern de connectivité structurel et un pattern de connectivité transitoire reflétant à la fois l’activité récente du cerveau et le processus en cours. Dans le cadre classique, le cerveau recevant un stimulus porteur d’informations, déclenchait une suite de transformations au cours desquelles l’information entrante était combinée avec les informations stockées dans le système. Le cerveau intrinsèque, lui, est dans un perpétuel mouvement qui reflète sa compétence, résultante d’un héritage fixe et d’expériences récentes.

38 En anglais, le mot hub au sens premier désigne le centre d'une roue (ou d'un cylindre) et peut donc se traduire par moyeu. Le modèle hub and spoke désigne ainsi une organisation mettant en œuvre un point de connexion central.

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III.5. c L’hypothèse du cerveau bayésien39

Helmholtz40 a avancé, dès le XIXème siècle que la perception est une inférence qui, à partir des données sensorielles relativement pauvres, conjecture la source qui a probablement engendré ces données . L’approche bayésienne, elle, voit une suite de conjectures qui commence avec l’idée que se fait l’organe (le cerveau) de ce qui se présente dans son champ visuel. Cette idée est ensuite modifiée, rectifiée, actualisée.

L’approche bayésienne comprend les éléments suivants : + La notion de * « codage prédictif » (un pixel ressemble à son voisin).+ L’hypothèse que les idées ou représentations qu’élabore le système visuel sont des distributions de probabilités : tant de chances que X, tant de chances que Y….+ L’idée de couches successives – qui provient du neuro-calcul - dont chacune reçoit des stimuli de la couche précédente.

Ces idées constituent une approche progressive et prometteuse de la vision et de la perception p. 237, puis de l’action (motricité), de la décision, de la planification et finalement de l’ensemble des fonctions cognitives supérieures…L’hypothèse bayésienne devient alors plus spéculative…

Le connexionisme dans les années 80 a proposé des modèles de processus cognitifs impliquant des processus aléatoires (notamment dans l’apprentissage). Mais dans les années 2000 c’est l’idée d’une portée ontologique des probabilités qui a été soutenue. Le cerveau bayésien représente l’information sensorielle sous forme de distribution de probabilités, puis cela a été étendu aux processus cognitifs symboliques (langage, raisonnement, planification). p. 237

Ces idées sont difficiles pour un non spécialiste. Et un spécialiste comme DA nous avoue ceci “Nous voici dans la situation de contempler avec effroi l’image scientifique du cerveau, désormais compliqué, opaque (quand on songe à la simplicité du programme correspondantiste !), en nous demandant comment nous y reconnaitrons concrètement les bases ou les conditions de possibilité spécifiques dont dépend une

39 Thomas Bayes (1702-1761) est un mathématicien britannique et un pasteur de l’ Eglise presbytérienne. Il est connu pour avoir formulé le théorème qui porte son nom dans son ouvrage Essais sur la manière de résoudre un problème dans la doctrine des risques. Le raisonnement bayésien s'intéresse aux cas où une proposition pourrait être vraie ou fausse, non pas en raison de son rapport logique à des axiomes  tenus pour assurément vrais – C’est le cas de la logique aristotélicienne - , mais selon des observations où subsiste une incertitude. On attribue à toute proposition une valeur dans l’intervalle ouvert allant de 0 (faux à coup sûr) à 1 (vrai à coup sûr)a. Quand un événement possède plus de deux issues possibles, on considère une distribution de probabilité  pour ces issues. Wikiped 40 H.L.F. v Helmholtz (1821-1894) physiologiste et physicien allemand.

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« néonaturalisation » de ces fonctions. (…) Nous devons admettre la possibilité que la représentation théorique de cerveau à laquelle la science nous conduira sera elle aussi impénétrable au sens commun. Cette perspective va à l’encontre de nos convictions les plus ancrées : l’esprit doit nous être intelligible, du moins dans ses structures générales, et cette intelligibilité doit se transférer au cerveau. S’agissant du monde physique, nous avons accepter de nous détacher, sinon de nous défaire complètement de cette exigence de Anschaulichkeit41 : non seulement son image scientifique est distincte de son image manifeste, mais elle n’est même pas accessible au sens commun [cf. La mécanique quantique]. Devrons-nous accepter le même divorce s’agissant de l’esprit, du moins lorsqu’il est appréhendé à travers le cerveau – un retour au dualisme par infirmité intellectuelle ?” p. 238

III.6. Vers une neuroscience cognitive semi- indépen- dante : pluralisme et complémentarité des sciences cognitivesNB Le liminaire est un texte récapitulatif, programmatique et

prophétique ! “Notre point de départ était l’idée que la naturalisation de l’esprit passe par une science du cerveau et que les neurosciences, par définition, sont chargées de construire cette science. Elles seraient ainsi vouées soit à absorber complètement les sciences cognitives (c’est la « doctrine neuronale » ou « neurophilosophie »), soit à prendre la tête de l’entreprise, dictant son ordre du jour et certifiant in fine ses résultats. Il devrait être clair au stade présent que cette idée doit être rejetée, pour des raisons plus précises et plus fortes qu’une simple méfiance à l’égard du « réductionnisme ». De fait, ces raisons doivent s’imposer non seulement aux « antiréductionnistes », mais également aux « réductionnistes ». J’en retiendrait deux : la première récapitule les arguments présentés tout au long des trois sections précédentes (§ III. 3 ) III. 5) ; la seconde, très générale, repose sur le statut épistémologique des neurosciences. Il restera à préciser comment le projet de naturalisation peut procéder sans s’appuyer sur l’objectif irréalisable d’une science unifiée de l’esprit-cerveau (MS).”p. 239

III.6.a L’alternative dépendance ou autonomieAndler nous place devant le buissonnement désordonné des

programmes de recherche dans cette science juvénile que sont les neurosciences. Il nous demande de distinguer entre : (a) les recherches 41 Clarté, intelligibilité.

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qui relèvent de la cartographie cérébrale (brain mapping), c’est-à-dire du programme correspondantiste – état mental/corrélat neuronal – avec , comme outil de travail privilégié l’ IRMF et les autres techniques d’imagerie ; et, (b) tout le reste des neurosciences, domaine tout aussi buissonnant de recherches diverses, mais qui a en commun d’ interroger sur le fonctionnement du cerveau, en général ou en particulier, et à se référer à des indications que l’on peut trouver dans le vocabulaire de la psychologie et dans celui du traitement de l’information.

Regardons le premier groupe, celui du brain mapping. Il semble le mieux placé pour réaliser, dans sa version totalisante, la belle opération de l’absorption, de l’intégration des sciences cognitives en son sein. Une opération planifiée en plusieurs étapes : Un découpage de l’esprit en fonctions cognitives ; une recherche des bases neurales correspondantes ; l’obtention d’une taxinomie scientifique des fonctions neurales ; enfin, les autres sciences comme la psychologie scientifique, les sciences cognitives informationnelles telles que la linguistique et l’anthropologie se fondent alors dans les neurosciences cognitives si tant est qu’elles aient encore une certaine utilité…p. 240

DA nous rappelle qu’une telle opération ne peut aboutir pour la bonne raison que la liste de ce qui est à expliquer (les explananda) ne dépend pas des neurosciences. Celles-ci ne peuvent en décider seules. Elles sont forcément liées aux autres sciences cognitives, et, tout ce qu’elles peuvent espérer, c’est de construire, en étroite union avec elles, une science unifiée de l’esprit-cerveau. Et cela à deux conditions. Il faudrait d’abord que leur programme correspondantiste ne soit pas la cible de contestations fondamentales, qu’elles progressent aussi pour nous donner un tableau complet des bases neurales des fonctions cognitives. La seconde condition étant qu’elles s’accordent aux résultats obtenus par le second groupe de travaux sur le cerveau.

Le jugement de DA est abrupte : “Or ni l’une ni l’autre de ces conditions ne semblent remplies aujourd’hui”. p. 241

Si l’on se tourne vers le second groupe, DA estime que c’est lui qui a l’avenir des neurosciences en ses mains, le programme correspondantiste n’ayant, lui, qu’un place limitée. “La raison en est que, contrairement aux travaux du premier groupe, ils ont un fort contenu théorique ; ils mettent au jour des propriétés insoupçonnées du cerveau, ils sollicitent l’imagination scientifique et les ressources des mathématiques. Il serait surprenant que le cerveau, seul parmi les entités ou processus complexes de l’univers, donne lieu à une science sans profondeur théorique ( MS ) ”241. L’enquête menée par DA a montré que les neurosciences s’éloignent de la psychologie et des autres sciences cognitives. Elles s’enfoncent dans une autonomie croissante, selon un schéma habituel de l’évolution des sciences. Mais alors “la voie directe de la naturalisation de l’esprit [leur] est fermée : ce que les neurosciences naturalisent, c’est le cerveau !” pp. 241-2

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III.6.b Les neurosciences comme discipline théorique

DA nous invite maintenant à une réflexion sur la méthode scientifique et sur la place centrale que jouent les théories dans la science 242. Philosophe des sciences, il juge que le brain mapping, accompagné d’une explication simple de la transmission entre neurones (à quoi se réduit souvent la compréhension des neurosciences) pourrait relever du « neurofactualisme » ou du « neuropositivisme », c’est-à-dire d’ “une conception naïve de la nature et du rôle des faits dans les sciences, abandonnée depuis belle lurette s’agissant des sciences mûres mais retrouvant du service dans une discipline immature telle que les sciences cognitives ”42 Pour lui, “ Les connaissances que produisent les neurosciences sont, au sens technique, des théories. Les théories vont au-delà des faits ; ceux-ci les sous-déterminent ; les faits eux-mêmes sont imprégnés de théorie ; les théories, ainsi que les explications qu’elles suggèrent, font intervenir des « entités cachées », c’est-à-dire non directement accessibles à l’expérience ; les hypothèses d’une théorie confrontent collectivement le tribunal de l’expérience ; enfin, les théories ont une structure ouverte qui leur permet d’évoluer et de se reconfigurer. C’est dire qu’on ne peut attendre d’elle un verdict final et complet sur leur objet.” Bien sûr, elles mettent au jour des lois empiriques, un répertoire de descriptions élémentaires, mais il ne faut pas oublier que “les comptes rendus abstraits qu’elles livrent aux niveaux supérieurs de généralité sont tributaires d’interprétations et sujets à des remises en cause. (…) dans le cas qui nous occupe, ce que les neurosciences disent de l’esprit n’est pas de l’ordre des faits élémentaires : on ne doit pas en attendre une naturalisation effective univoque des phénomènes mentaux, mais seulement (c’est déjà beaucoup) une série d’invitations (…) à les considérer sous l’angle des sciences de la nature, plus précisément ici sous l’angle biologique.” p. 242

III.6.c Une autre ambition pour les sciences cognitives ?

Dans cette dernière séquence DA oppose deux conceptions des neurosciences et il prend parti pour une * « macroneurobiologie » qu’il voit poindre aujourd’hui.

Selon une première vision des neurosciences, celles-ci distingueraient un empilement de niveaux d’agrégation, depuis les composants de la cellule [neurone] jusqu’au système nerveux central et au cerveau. “A l’avant-dernier niveau apparaissent les unités fonctionnelles du cerveau, objet des neurosciences intégratives, (…) ces unités correspondent aux fonctions cognitives identifiées par la 42 DA explique ainsi le sens qu’il donne au terme « neuropositivisme » dans la note 120 p. 506.

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psychologie (et disciplines alliées)“ 243. Il semble à notre auteur que les neurosciences s’engagent aujourd’hui dans une nouvelle direction, celle d’une « macroneurobiologie » qui ne se confond pas avec les neurosciences cognitives décrites plus haut, “c’est-à-dire une description plus ou moins isomorphe à la représentation que la psychologie cognitive propose de l’esprit“. Macroneurobiologie et psychologie cognitive ne se confondraient pas, ne seraient pas forcément compatibles. Le rapport serait plutôt de complémentarité (cf. Bohr). Les deux disciplines se distingueraient par les questions qu’elles posent : certaines seraient communes mais interprétées dans un contexte différent de questions et de présupposés. Si bien “qu’à l’ « image manifeste » de l’esprit correspondrait non pas une mais deux « images scientifiques », l’une couchée dans un vocabulaire propre de la psychologie naïve, l’autre dans le vocabulaire des neurosciences“. p. 244. DA fait alors allusion à la “célèbre table d’Eddington“ qui distingue entre « image manifeste » (image familière d’une table, par exemple) et « image scientifique »43.

DA se situerait plutôt dans le camp du pluralisme scientifique autrefois proposé par Neurath44 et il conclut : “Dans cette perspective, on pourrait peut-être dire des neurosciences qu’elles visent à réaliser non pas la naturalisation, mais une naturalisation (nécessairement partielle) de l’esprit, laissant subsister, à côté d’élucidations surprenantes sur le plan théorique, et parfois fructueuses sur la plan médical, des sujets de perplexité “ p. 244.

Le quatrième chapitre est une présentation informée et critique des approches évolutionnaires dans les sciences humaines. La question est simple : “Qu’apporte la théorie de l’évolution au naturalisme ?“ La réponse sera forcément complexe car elle implique “deux phénomènes distincts , l’évolution biologique (génétique) et l’évolution culturelle“. Avec le projet d’une théorie naturelle de l’humanité, dans sa double dimension naturelle et sociale, nous sommes devant la principale nouveauté dans l’histoire du naturalisme ; un « tournant social » vient infléchir le « tournant cognitif ». p. 244.

43 En note, il signale une critique sévère de cette distinction entre « image manifeste » et « image scientifique » qui avait été reprise pourtant par Sellars. A ce sujet voir aussi le texte de Jacques Bouveresse « Perception-réalité » dans mes fichiers.44 Otto Neurath (1882-1945). Philosophe, sociologue, économiste autrichien, corédacteur en 1920 du Manifeste du Cercle de Vienne sur l’unité de la science. C’est lui qui a employé pour la première fois le terme * « physicalisme ». Pierre Jacob le définit ainsi : "On nomme « physicalisme » la doctrine affirmant la conjonction suivante : (1) tous les processus, événements, états de choses réels ou existants sont, « peuvent », « pourront » ou « pourraient » être décrits par les sciences « physiques ». (2) Les sciences « physiques » sont l'ensemble des sciences de la nature. Dans le cadre du problème de l'esprit et du corps, les sciences de la nature pertinentes sont les neuros-ciences ou sciences du système nerveux." Adopté par Carnap, cette attitude empiriste radicale n’a pas fait l’unanimité dans le Cercle de Vienne, Neurath optant pour le pluralisme scientifique.Pierre Jacob cité dans Introd. aux sciences cognitives p. 313.

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Le chapitre nous fera parcourir successivement une réflexion sur “l’esprit comme produit de l’évolution biologique“ ; une présentation critique approfondie de la Psychologie évolutionnaire (ou programme de Santa Barbara45) ; une réflexion sur les origines de l’homme et ce que DA propose d’appeler la « théorie de la socialité profonde ». Ce qui est en jeu ici c’est la controverse entre ceux qui tiennent pour une continuité entre l’homme et l’animal et ceux qui veulent marquer une discontinuité ; ou, autrement dit, la controverse entre les « naturaliste » et les « culturalistes ».

Le problème de la discontinuité nous est présentée sous la forme d’une enquête : Quel est le « facteur X » qui permettrait de comprendre la différence entre l’espèce humaine et les autres ? Elle nous est présentée aussi sous la forme des 4 grandes Énigmes qui seraient à résoudre pour expliquer : 1. les succès de l’espèce humaine, 2. les grandes divergences avec les espèces qui nous ont précédé, 3. la culture, et 4. la « sursocialité » humaine.

Dans cette enquête, entremêlée de nombreuses controverses, de nouvelles idées apparaissent, notamment la théorie du « cerveau social ». Ce qui est nouveau, ce n’est pas que nous sommes des êtres sociaux aptes à la vie en société, mais “que nous le sommes devenus par un processus en boucle, car ce à quoi notre « cerveau social » est adapté, c’est une société constituée d’organismes équipés précisément de ce cerveau social. Comment concevoir ce bouclage est la question centrale, celle dont la solution engage la naturalité de l’homme, parce qu’elle est indissociable de la singularité humaine : d’autres espèces que la nôtre sont sociales. La nôtre l’est-elle d’une manière qualitativement différente, cette différence est-elle à l’origine de l’écart qui s’est creusé avec les autres espèces, est-elle une conséquence de nos capacités cognitives spécifiques, en est-elle plus ou moins directement une cause ? (…) L’ Homo moderne n’est plus en premier lieu sapiens, ni loquens, ni faber, mais socius.“ Matt Carmill46 estime que “si un consensus devait s’établir sur une conception « prosociale » de ce qui fait de nous des humains, cela pourrait avoir une incidence non négligeable sur la pensée occidentale, particulièrement en matière de philosophie politique et économique.“ 302. Ce débat est présenté à plusieurs reprises comme le débat entre les « hobessiens » (Hobbes, “l’homme est un loup pour l’homme“ et les « butlériens » “ Butler, “l’homme est un être originairement coopératif“)47 318-326.

45 John Tooby et Lena Cosmides, professeurs à l’ université de Californie Santa Barbara, sont les chefs de file du PSB.46 Dr Matt Carmill travaille à l’université de Boston à un vaste programme d’anthropologie biologique. Bien connu pour ses analyses révolutionnaires des origines et de l'évolution précoce des primates ancestrales, il a également contribué de manière innovante à la réflexion scientifique sur les origines et les relations des primates supérieurs, l'anatomie prosimienne, les premières adaptations homininées, la locomotion quadriparale, l'évolution crânienne et la Philosophie de la science. Son livre primé de 1993,  A View to a Death in the Morning , Est une dissection spirituelle et réfléchie des hypothèses culturelles derrière l'hypothèse de chasse dans l'évolution humaine. Il est le co-auteur (avec FH Smith) et l'illustrateur de The Human Lineage , une nouvelle étude (2009) sur l'évolution humaine.

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Les nouveaux programmes de recherche qui voient le jour se différencient de la psychologie évolutionnaire. Ils posent moins la question ; “Qu’est-ce que l’esprit humain ? “ que celle qui intéresse davantage leurs auteurs : “Qu’est-ce qui distingue l’esprit humain dans le règne animal et comment en est-il venu à se distinguer ainsi ?“. Ce faisant, ils laissent à l’arrière plan la théorie génétique de l’évolution par sélection naturelle et les sciences cognitives pour s’intéresser à la paléoanthropologie, à la théorie de la culture (formes et normes sociales), à l’éthologie, la primatologie, l’ethnographie et l’écologie…L’hypothèse fondamentale étant l’intrication du social et du cognitif[MS]. p. 305. Cette intrication donnent lieu à des phénomènes de « coévolution » comme “la construction de niches (le processus de feedback (rétroactif) entre les activités des organismes et leur environnement sélectif).“ Un autre exemple est la thèse de Tomasello sur “l’effet cliquet“ dans la culture humaine. L’intelligence humaine et la culture accumulée ne sont pas des termes indépendants l’un de l’autre ; “Les deux termes sont interdépendants : notre intelligence d’hommes modernes est ce qu’elle est, parce qu’elle rend cette transmission possible, et cet héritage est ce qu’il est, parce que notre intelligence est ce qu’elle est.“ L’entrelacs entre la culture et l’intelligence humaine constitue un unique processus en boucle de coévolution. 317En s’appuyant sur les travaux de Kim Sterelny qui débusque les phénomènes de coopération dans la vie sociale des hommes, DA nous présente l’homme comme « un apprenti », l’apprentissage social jouant un rôle essentiel dans l’évolution humaine. La transmission des savoirs et des savoirs faire d’une génération à la suivante est une solution à l’ Enigme 1 sur le succès de l’espèce humaine.

DA conclut ce chapitre en rappelant sa critique du programme de Santa Barbara et de la conception de la naturalisation de l’humain qui lui est liée.

“Les limites de ce programme est qu’il s’arrête aux frontières du social (…) privé de sa dimension sociale, l’individu modélisé était trop éloigné de l’homme réel pour donner lieu à une représentation scientifique plausible. C’est cet écueil que les approches coévolutionnaires cherchent à éviter : la « socialité profonde » qu’elles prennent pour hypothèse permet d’appréhender à la fois l’être humain - et la société humaine et de dire ce qu’est l’être humain, en vertu de quoi il est membre de la société, et la société en vertu de quoi elle est composée d’humain.48 Si cette approche tenait ses promesses, il s’agirait d’une percée considérable ; Elle montre en tous cas qu’une autre forme de naturalisation est pensable, qui concilie sans faiblesse l’origine et la constitution naturelles de l’humain et l’intentionnalité individuelle et collective à l’œuvre dans l’histoire humaine“ ( pp. 330-331).47 Si Hobbes, philosophe anglais (1588-1679) et Rousseau sont bien connus, Joseph Butler (1692-1752) l’est moins. Philosophe et théologien anglais, il met la coopération aux origines de l’humanité. ll publia en 1736 The Analogy of Religion, Natural and Revealed, to the Constitution and Course of Nature [l'Analogie de la religion naturelle et révélée avec le cours de la nature].48 Paraphrase du célèbre titre de Warren McCulloch “ What Is a Number, that a Man May Know It, and a Man, That He May Know a Number ?“.

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Le chapitre V est le dernier chapitre du livre dans lequel Daniel Andler, au terme de sa large enquête et de sa réflexion personnelle, présente son plaidoyer « Pour un naturalisme critique ». Ce chapitre final, dans lequel l’auteur livre sa position personnelle sur la situation contemporaine des recherches en sciences cognitives et en neurosciences, doit faire aussi l’objet d’un compte-rendu assez détaillé.

V.1 Instruits mais pas rendus

“Le naturalisme ne se prouve ni ne se réfute“. Cette orientation naturaliste de la pensée remonte à l’ Antiquité49 pour la philosophie (Démocrite, Epicure, Lucrèce…) et pour les sciences de l’homme au moment où elles ont pris leur autonomie. Une enquête sur les sciences est incapable de trancher mais elle a l’avantage de donner au terme un contenu précis. Il n’est pas possible d’ “évaluer le naturalisme scientifique sans examiner la manière dont il entend traiter son objet.“ p. 333

“L’idée clé est que sans des hypothèses substantielles et un développement consistant (…) le naturalisme est une thèse très évanescente.“

Il résulte des chapitres étudiés (2-3-4) quelques bénéfices : 1 - d’abord que le naturalisme a bien un contenu. Il

n’est pas question de savoir si tout est naturel (ce qui oppose naturaliste et antinaturaliste) mas “de savoir ce que l’on peut naturaliser de l’humain et comment on peut le naturaliser.“ 336 Selon Andler il n’y a pas de leçons philosophiques à tirer de l’examen des programmes en cours (pas plus que des sciences physiques pour la sphère matérielle ou des sciences de la vie pour la sphère des vivants). C’est la leçon de l’échec de la philosophie de la nature (renvoi à Bertrand Saint Sernin dans Philosophie des sciences)50.

2 – Le naturalisme n’est pas davantage prouvé. Ce qui est hors de doute c’est le bel avenir des sciences naturalistes de l’homme et l’importance de leurs résultats. “Le naturalisme en tant que programme d’action est une proposition que l’on ne peut rejeter“. “Le point d’équilibre entre les deux idées, celle de la fécondité des programmes de naturalisation, et celle de l’absence de preuve, empirique ou conceptuelle, de la vérité du naturalisme, est ce qui a motivé, à la fin du chapitre I, une position de prudence théorique, justifiée sur le plan pragmatique. L’objet du présent chapitre (V) est de dégager une doctrine plus précise. C’est le « naturalisme critique » dont je vais dégager les contours en deux étapes. p. 336“

(a) Un phénomène qui semble échapper à toute tentative d’explication naturaliste, l’agent en situation [V.2.];

49 Voir aussi note 15.50 Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault, Bertrand Saint-Sernin, Philosophie des sciences, I et II, Gallimard, « folio-essais », 2002.

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(b) L’incomplétude radicale de la science [V.3.] (qui n’est pas un obstacle à la naturalisation mais montre que la naturalisation ne saurait être le résultat nécessaire d’un achèvement de la science). 337 La tâche du philosophe ne s’arrête pas à la critique : “il doit s’interroger sur la contribution du naturalisme, y compris dans son volet philosophique , au tableau général du monde et de la pensée“.

c) Selon Andler entre le naturalisme intégral « cru » et le naturalisme minimal invoqué à la fin du chapitre I, c’est le naturalisme critique qui est le bon, car « épistémiquement vertueux » p. 337.

V.2. L’agent intelligent

Avec cette séquence sur l’agent intelligent, le comportement humain dans l’action, nous abordons un point capital dans la réflexion sur la naturalisation de l’ordre humain. Je présente le fil d’ariane de la réflexion de DA en soulignant seulement les points les plus importants.

V.2.a. Le monde tel qu’il est et la chasse au contexte+ Le monde rêvé

Le rêve du naturaliste : Le propriétaire d’un vaste domaine qui place à sa tête un Intendant qui n’est pas omniscient mais qui grâce à la L-méthode ou la L-stratégie rencontre un succès complet. Cf. le L-monde de l’Intelligence artificielle.

+ Le monde constatéNous, dans le monde, nous constatons que cela

ne marche pas ainsi (cf. les échecs de la première IA).L’invention du contexte

“Le pragmatisme immanent des SC consiste à prendre pour concept central l’agent, en un sens suffisamment large : les capacités cognitives ont pour fonction de permettre à l’organisme de faire ce qu’il doit faire, de se comporter de manière appropriée [MS] dans toutes les situations qu’il peut rencontrer.“ 341

La conception classique sépare connaissance et action. Pour les approches naturalistes des SC au sens large l’agent

ne se clive pas en être de connaissance et être d’action, il est un GPS « résolveur général de problèmes » (A. Newell/H. Simon Human Problem Solving, 1972). L’agent assume pratiquement tout ce qu’est capable de faire un être humain sans qu’il y ait à se demander s’il l’assume en entier.

Comment se pose la question du contexte : les 2 ordres de facteurs sur lesquels doit se régler le

comportement de l’agent : (a) les termes du problème auquel il est confronté (b) les termes longtemps oubliés que l’on récapitule sous le nom de * « contexte » (la communication linguistique avec « texte » et « contexte » cf. la pragmatique linguistique ; les intentions de l’agent, les relations spatiales et temporelles entre la situation et d’autres qui peuvent survenir, les souvenirs, les valeurs et les associations liés à ces différentes situations, etc, etc, etc…).

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Le contexte discipliné et …introuvableLe particularisme généralisé, ou l’élimination du

contexteRevenons au problème initial. Comment un agent

agit-il dans une situation donnée   ? p. 348 Une manière habituelle de voir explique que l’agent d’une part tire de sa mémoire une règle adaptée au problème et d’autre part prend en compte une contrainte propre à la situation. “En réalité, il n’y a pas deux choses mais une seule : la situation qui appelle l’intervention de l’agent et sur laquelle il est sur le point d’agir. La tâche de l’agent n’est pas d’appliquer la règle et de tenir compte de la situation, elle est d’appliquer la règle dans la situation : la règle ne se comprend qu’en relation avec la situation singulière.“ p. 348

La riposte du naturaliste est d’avancer que la règle est incomplète, qu’elle comporte des places vides qui sont à remplir et croit le problème résolu. Sa réponse ne regarde pas les choses en face et ne tient pas compte de « la complication du monde ».

“La perspective pragmatiste qu’adoptent les SC permet d’envisager d’appliquer au domaine de l’enquête et plus généralement au comportement orienté vers une fin, une approche défendue et illustrée dans celui de l’éthique : le particularisme.[article d’Andler, 2003])“. Contrairement au « principisme » “le particularisme éthique tient qu’en matière morale, le comportement, le jugement ou la prise de décision ne peuvent reposer uniquement sur des principes. (…) Les principes, quoique nécessaires, ne sont pas suffisants parce que leur application est « irrémédiablement dépendante du contexte » (Ethical Theory. An Anthology (2013). Le particularisme radical (J. Dancy51) nie que les principes jouent un rôle. Il faut faire appel à des capacités ou ressources autres, tels qu’une faculté de perception morale, une aptitude à discerner ce qui est pertinent dans une situation, une intuition de la conduite à tenir en tenant compte de la tradition, des précédents, une attitude vertueuse et empathique propre à faire apparaître le bon choix…

Réponse à deux objections au nom de la spécificité de l’éthique. Andler répond (a) que “l’agent est dans la situation de se demander ce qu’il doit faire ; à partir de ce qu’il croit, il fait ce qu’il pense devoir faire pour atteindre un état, tant interne qu’externe, conforme à ses attentes du moment.“ (b) “dans un monde compliqué, l’agent, enquêteur ou Intendant, n’est pas davantage à l’abri de la perplexité que l’agent moral.“ p. 350

V.2.b. Le comportement appropriéCe qu’il convient de faire et comment

Andler argumente sur la limitation du naturalisme. Pour lui toute action est soumise à une norme, celle d’être « appropriée » ou de convenir à la situation. Il soutiendra que cette normativité n’est pas une normativité « faible » mais une normativité « forte » (cf. La silhouette de l’humain p. 66-67).

51 Jonathan Peter Dancy (1946- ) philosophe britannique travaillant sur des questions d’épistémologie et d’éthique.

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Le cadre classique en théorie du choix est le cas simple dans lequel les fins de l’agent sont données. L’action appropriée est celle qui réalise les fins de l’agent avec les moyens dont il dispose. C’est l’action de l’agent rationnel. Mais nous avons vu que la L-méthode n’est pas adaptée à notre monde compliqué. 352

L’objection bayésienne   “devant un monde compliqué, notre meilleure politique consiste à

pousser l’analyse des possibles suffisamment loin, puis à affecter les probabilités convenable à nos résultats“ 353.

Andler présente alors le raisonnement du naturaliste qui revient à sa conviction fondamentale « tout est naturel » en 8 propositions pp. 353-4 :. Exclusion de la Providence et de la magie (Propositions 1 et 2). Nos capacités naturelles nous permettent de bien faire face aux situations ( P. 3). Il existe une explication naturelle de chaque comportement particulier (P. 4). Le fait général que nous faisons face est une régularité de la nature qui relève d’une explication naturaliste (P. 5). L’explication de ce fait fournit les explications dont l’existence est en P. 4 (P. 6). Une explication qui vérifie P. 5 et P. 6 prend nécessairement la forme d’une capacité générale du système cognitif humain (P. 7). De fait les SC constituent une ébauche sérieuse de l’explication cherchée avec une comparaison pour faire comprendre - le problème de la chute des corps - (P 5’ à P. 9’).

Andler accorde les étapes 1 à 5 de la démonstration mais non la suite. La réciproque “selon laquelle toute explication de la régularité doit également expliquer chaque comportement approprié est fausse. La conséquence ne suit pas. “ 355 Contre exemple en biologie évolutive. Critique également de la psychologie évolutionniste style Santa Barbara. DA ne conteste pas que dans chaque situation le comportement résulte de facteurs naturels mais il soutient que tout domaine ne donne pas lieu à science. Il y a une science du mouvement des systèmes matériels suffisamment simples, il n’y en a pas des nuages.

Les exemples sont trompeursCette affirmation peut nous heurter ! DA soutient que “tout exemple

ne présente, par nécessité, qu’un choix restreint parmi les traits de la situation qu’il évoque. (…) Les traits présentés sont ceux dont la pertinence est présupposée.“ p. 357 Il prend l’exemple d’un conducteur qui s’approche d’un carrefour et compare avec un véhicule autonome…

Il montre alors que toute la difficulté du « comportement approprié » est de parvenir au point de réglage des derniers détails. C’est cela que masque les exemples, tous les exemples. Dire qu’il n’y a pas de différence entre un réglage fin et un réglage tout court “C’est refuser de voir la régression qui se dessine ; c’est refuser de comprendre que la situation – le fameux contexte – ne se laisse pas réduire à un ensemble

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prédéterminé de paramètres dont la valeur est fixé par l’environnement et l’intention de l’agent.“ p. 358

V.2.c. La normativité du comportement, limite du naturalismeDA va analyser maintenant une série d’exemple de comportements

dans des situations très différentes pour faire apparaître ce qu’il appelle la normativité du comportement.

La normativité faible du « comportement approprié » illustré

par deux exemples+ Victor qui joue aux échecs avec les Blancs, quel

est le comportement approprié ?+ Deux médecins examinent le dossier d’un

patient pour déterminer le meilleur traitement possible.Structure commune des deux exemples en 4

pointsDeux différences : le cas des échecs, le cas

médicalLa normativité forte révélée par deux autres exemples :

Anna institutrice à l’école primaire et Max, un élève qui doit calculer 37+12.

Pierre qui se réveille un dimanche matin sans projet.

Au terme de l’examen de ces différents cas, il tire la conclusion suivante :

“Nous sommes enfin en mesure de tirer les leçons de nos efforts pour comprendre ce qu’est un comportement approprié dans une situation donnée et comment les êtres naturels que nous sommes parvenons à adopter un tel comportement. Est approprié, ai-je proposé, un comportement permettant à l’agent de réaliser son intention dans la situation qui est la sienne au moment d’agir.“ pp. 365-366.

Reprise des quatre situations et de leurs différences“[Le comportement approprié] apparaît, dans les deux dernies

cas [Anna et Max d’une part et Pierre de l’autre] , comme soumis à une normativité forte. Etre approprié n’est pas ce que mesure la distance objective à un idéal objectif, déterminé par le théoricien et accessible par une intelligence parfaite. C’est ce qui est jugé tel au terme d’un échange de raisons. Que tel comportement soit approprié n’est pas un fait de nature. C’est un jugement susceptible d’être à tout moment contesté et réexaminé ; qu’en pratique il ne le soit pas souvent est sans pertinence ; comme le jugement esthétique, comme le jugement moral, ce jugement (qu’on pourrai peut-être appelé pragmatique) est constitutivement ouvert à la révision.“ p. 336-367.

Y a-t-il deux sortes de situation   ? “De Max à Pierre en passant par Victor et les

médecins puis par Anna, c’est un continuum qui se déploie sur lequel il

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n’est pas facile de poser un point de séparation. (…) La normativité forte si claire dans le cas de Pierre, se propage au cas d’Anna et finit par « contaminer » tous les cas possibles sur le continuum. Dans tous les cas dire d’un comportement qu’il est approprié, c’est formuler une appréciation normative sujette à débat - la différence quantitative entre les cas porte sur la difficulté du débat. Le comportement et le jugement dont il est l’objet sont sur le même plan : il s’agit de pratiques humaines situées qui n’ont d’autres critères qu’elles-mêmes.“ [MS].

Or si le comportement approprié de l’agent n’est pas un fait de nature, s’il est des choses qui se discutent, les chances de combler l’écart entre la description naturelle de chaque comportement singulier et la caractérisation normative du comportement en général semblent minces. Chaque comportement est naturel, l’incroyant que je suis n’en doute pas un instant ; pour autant le comportement ne me semble pas naturalisable avec les moyens conceptuels et empiriques dont nous disposons aujourd’hui. Pour le naturalisme ancré que nous connaissons, le comportement de l’agent est un objet récalcitrant.“ p. 369

L’action appropriée au quotidienComment se fait-il que nous agissions habituellement sans

hésitation et que nous jugions de même les actions d’autrui et les nôtres ?Deux étapes : 1 – La plupart des actions sont renormalisées. “ * La

renormalisation d’une action A dans une situation singulière S, consiste à substituer à la norme générale en vertu de laquelle elle est (plus ou moins) appropriée une norme locale correspondant à la place de S dans une taxinomie T des situations courantes, connue et reconnue par l’agent et ses juges potentiels.“ p.. 370 cf. les scripts et scenarios de la première IA (ex. comment se comporter quand on rentre dans un restaurant).

2 – L’être humain vit en société, et toute société développe une culture complexe et raffinée dont l’effet est d’aménager l’espace des situations en sorte que beaucoup des situations rencontrées par ses membres rentrent « providentiellement » dans les cadres de la taxinomie locale.“ (construction de niches) “…la culture prépare les réactions appropriées de l’agent en présentant à son examen à la fois les indices lui permettant de catégoriser correctement la situation et les paramètres lui permettant d’ajuster son comportement. Culture ou société d’une part, agents de l’autre coopèrent en sorte que l’agent découvre la réaction qu’attend de lui la société (…). La limite rencontrée dans la tentative de naturaliser l’agent rencontrerait à son tour une limite : dans une vaste famille de cas, l’être humain fonctionne naturellement dans une nature qu’il a lui-même aménagée.“ 371.

V.3 Pourquoi rien n’est joué : l’incomplétude du savoir

V.3.a. Notre savoir tel qu’il estLimité certes, mais sans limites ?

D’un côté nous sommes ignorants de beaucoup de choses [Ignoramus] et d’un autre enclins à croire qu’il y a beaucoup de

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domaines où l’on peut trouver des experts. Il y a deux parades contre l’ignorance : découper les phénomènes en domaine où chacun peut avoir des experts ; le passage de l’individuel (l’expert) au collectif (la communauté).

Surmonter la finitude ? La science dispose d’atouts que n’ont pas d’autres

formes de connaissance : la méthode qui permet d’inscrire le savoir dans le marbre, la durabilité, le temps qui joue pour elle ; ce qu’elle ne sait pas aujourd’hui…  Elle ne recherche pas seulement des faits dans un domaine mais elle veut les fonder dans une théorie générale du dit domaine ; elle est à l’abri dans ses frontières. Elle se présente comme un savoir qui tend vers la complétude (malgré la théorie poppérienne de la falsification qui la montrait vulnérable). Le naturalisme scientifique se comprend lui aussi dans la continuité des savoirs experts comme se rapprochant de l’idéal d’une quasi-complétude. p. 375

Ouverture de la science et effet réverbèreCependant, les apparences sont trompeuses. C’est

la perspective d’une branche close de la science pensant prendre en compte l’ensemble des entités qui la concerne, avec un répertoire fini de méthodes qui lui laisse espérer de pouvoir répondre à toutes les questions. C’est le cas de la science institutionnalisée et enseignée, celle des manuels qui donne l’apparence d’une quasi-complétude. Or la science est en permanence en frontière avec des terres inconnues qui l’exposent à un remaniement permanent (cf. l’éclair intuitif de Maxwell en constatant la vitesse des ondes électromagnétiques proche de celle de la lumière et y voyant non plus deux mais un seul phénomène). De même la théorie atomique de la matière et la physique moderne ; ou encore la théorie génétique de l’hérédité que l’on considérait complète avec la découverte de l’ ADN (c’était avant la découverte du rôle de l’ ARN dans le contrôle génétique de la cellule ) – p. 379 Longtemps a dominé l’idée du caractère ouvert de la science : plus elle avance, plus les questions se multiplient sous ses pas, paradoxe d’une ignorance qui s’accroit à mesure qu’elle recule ! Cf. le schéma du petit cercle du savoir qui, lorsqu’il grandit par l’augmentation des connaissances, se trouve en contact avec la réalité augmentée ( celle du grand cercle de ce qui reste encore inconnu… Le schéma plus récent n’est plus celle des deux cercles (savoir-ignorance) mais celui du puzzle dont les places vacantes trouvent peu à peu chaussures à leurs pieds. 378. Cf. l’exemple de Joseph Priestley et de son livre sur la vision en 1772 où il estimait que “la nature de la vision semble très bien comprise“ p. 378. L’erreur était de penser que toutes les questions avaient reçu une réponse et que la vision ne recelait plus de mystère.

“Si le savoir scientifique est essentiellement incomplet ce n’est pas parce qu’il subit des démentis constants, ni même surtout parce que de nouveaux domaines s’ouvrent régulièrement à l’enquête scientifique, mais plus fondamentalement parce que les frontières entre ordres et groupes de phénomènes sont constamment reconfigurées ; un savoir complet relativement à un certain domaine cesse de l’être lorsqu’il est plongé dans un espace plus grand.“ p. 379

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Un troisième facteur peut aussi jouer : la tendance à oublier la face cachée des choses. Lorsque nous sommes parvenus à projeter de la lumière sur un phénomène jusque là mystérieux, nous ne prenons pas garde à ce que la lumière provient d’une source particulière, celle de notre savoir. Or cette source localisée n’est pas en mesure d’éclairer le phénomène sous tous ses aspects. C’est l’effet réverbère en souvenir de l’histoire éculée de l’ivrogne qui cherche ses clés, perdues il ne sait où, sous le réverbère parce que “là on y voit clair“. p. 380.

V.3.b. Incomplétude de la science et naturalisation

Une science incomplète peut accomplir une naturalisation intégrale

L’incomplétude de la science n’a pas empêché la naturalisation du monde physique puis celle du monde vivant. Qu’il soit impossible d’approcher un état de savoir complet du monde physique ou vivant, qu’un tel état ne soit même pas intelligible, n’empêche pas de ne pas douter du caractère naturel de ces mondes. 380-381. De l’incomplétude du savoir à l’inachèvement constitutif de la naturalisation la conséquence ne suit donc pas.

…mais l’incomplétude présente n’annonce pas une naturalisation future…

Deux conséquences pour la question de la réussite de la naturalisation de l’humain : • d’abord, il y a des critères propres au domaine et, au seuil de l’histoire, on ne sait pas au juste en quoi consiste la naturalisation de l’humain (leitmotiv du livre). • Ensuite on ne peut pas inférer du succès des deux premières à celui de la troisième car ce ne sont pas des phénomènes homogènes. Le naturaliste peut se rabattre sur un raisonnement plausible : lorsque nous disposerons de plus de données, que nos connaissances dans les disciplines pertinentes (Sciences Cognitives et alliées) la naturalisation de l’humain se fera plus complète.

Tel est l’argument qui s’effondre si l’on rejette l’hypothèse de la complétude : on ne peut exclure que les sciences de la nature laissent de côté des pans entiers des phénomènes humains ou ne jettent sur eux que peu de lumière. 382

Qu’est-ce qu’une naturalisation incomplète ? Beaucoup de phénomènes sont dans l’entre-deux.

La question se pose dans toutes les disciplines dont les objets portent la double empreinte de la nature et de l’activité humaine. Le semi-naturel du miel, des laitages ne prend sens que sur le fond d’une dichotomie ferme entre la nature et la culture. Le naturaliste, lui, récuse les « mi-ange/mi-bête » mi-culture/mi-nature » mi-déterminisme/mi-liberté…Alors que la prise que nous avons sur le naturel est directe, celle sur le non-naturel est privative. Situation inconfortable pour les deux adversaires : le naturaliste annonce la naturalisation inévitable de la part non naturelle des choses, l’autre trace une frontière infranchissable ;

“L’un comme l’autre passe à côté de la vraie question. Il ne s’agit pas de l’issue possible ou probable de l’entreprise de naturalisation et de l’attitude optimiste ou pessimiste qu’il convient d’adopter. Il s’agit

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de comprendre ce que peut signifier une naturalisation jamais arrêtée, jamais achevée, tel un pont parti d’une rive, ne cessant de s’allonger, mais destiné à ne jamais atteindre l’autre côté.“ 384 [ ? Version andlérienne de la Quête inachevée de Karl Popper ?]

V.4. Critique et naturalisme

V.4.a.La critique dans le naturalisme critiqueCe que * critique veut dire

+ s’opposer à la naïveté et au dogmatisme (Romanell52)

+ ne pas prendre pour argent comptant ce qui vient ; s’opposer au dogmatisme et à la naïveté ; l’examen du sens effectif et des conditions de possibilité du naturalisme. (Andler)

Sur quoi exercer la critique ? “Ne pas prendre les propositions et les résultats

de la science pour argent comptant“ 385Deux exemples : + l’IA (la première) et H. Dreyfus qui examine de

près les hypothèses et les résultats de la naturalisation de l’intelligence définie comme “aptitude à produire un comportement approprié en toute circonstance que peut rencontrer un être humain“53 p. 385 + Pierre Jacob qui a fait un examen attentif d’un programme de recherche cherchant à faire du système miroir dans le cortex le fondement naturel de la socialité humaine. Un verdict sévère qui a donné une impulsion décisive aux recherches sur les liens avec la motricité et le comportement.

Il faut de même une vigilance philosophique sur les tentatives éliminativistes du naturalisme. p. 386 « Ne pas se fier au sens commun » appartient à l’éthos professionnel des naturalistes. Cet impératif à une double source. D’abord l’idée confirmée par les sciences de la nature que la science corrige et remplace la représentation commune des choses. Et cela vaut aussi pour les représentations qui nous viennent de la philosophie, alors qu’elle est ignorante des sciences et prétend combler son ignorance par la spéculation. Il faut ajouter à cela l’idée que nous sommes victimes d’erreurs massives quant au fonctionnement de notre pensée54.

52 Patrick Romanell (1912- ) Vers un naturalisme critique. Réflexion sur la philosophie américaine contemporaine, 1953. Pour Romanell « critique » renvoie aussi à « crise ». Car le naturalisme qui convient le mieux à notre époque – après les deux guerres mondiales - participe au sens tragique de notre époque. Son naturalisme se distingue du naturalisme « épique » des pionniers de l’ Amérique dont Dewey est un bel exemple. Cf. note 52 p. 557.53 Le livre d’ Hubert Dreyfus, L’Intelligence artificielle, mythes et limites, Flammarion, 1984 est le deuxième livre que le groupe mixte Centre théologique de Meylan et Faculté de théologie de Lyon « Le Cerveau, l’Ordinateur et le Sujet humain » (COSH) a étudié après celui de Marc Jeannerod sur Le Cerveau machine. Cette lecture a donné lieu à un texte : « Une approche philosophique de l’IA : le questionnement d’Hubert Dreyfus ». La présentation synthétique du livre est accompagnée de quelques analyses critiques ( notamment Francis Jacques, Joëlle Proust et Gilbert Boss…). Egalement une rapide synthèse d’un article d’ H. Dreyfus « Husserl et les sciences cognitives ».

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La vigilance du philosophe ne doit pas s’arrêter là. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les philosophes ont cherché à identifier les éléments fondamentaux de la réalité et à reléguer au second rang tout le reste auquel nous faisons référence au quotidien. Cf. la philosophie bouddhiste des Abhidharmas au 3ème siècle AJC pour lesquels seuls les éléments simples existent réellement et les autres par convention. Il existe beaucoup d’ontologie à double étage. Le développement des SC poussent certains à exclure définitivement les concepts ordinaires dont nous nous servons pour notre vie mentale (cf. Davies55 qui voudrait purger l’ontologie des concepts de nos ancêtres théologiques (sic)…) p. 387.

La philosophie doit encore exercer sa vigilance à l’égard de la philosophie elle-même, qu’elle soit analytique ou naturaliste. Les hypothèses audacieuses et hasardeuses prolifèrent sans que nous ayons les ressources nécessaires pour les départager faute d’un argument décisif. Alors que beaucoup de ces hypothèses sont out of lunch…(à côté de la plaque ?)

L’obligation de résultats : la tâche constructive du philosopheSelon des philosophes comme Sellars et Strawson56, une

des fonctions de la philo. est de “montrer comment les choses se tiennent“, quel tableau composent nos connaissances éparses. Les naturalistes - version forte - pensent, tout naturellement, que cette tâche est accomplie aujourd’hui par les sciences. Dans son rôle critique la philosophie dissipe cette illusion. Cette conception est trop simpliste au vu du fonctionnement réel de la science. Ses hypothèses ne s’imposent pas d’elles-mêmes et le tableau ne s’esquisse qu’au terme d’aller et retour entre des hypothèses cadres auxquelles les philosophes ont pu participer, avant la division du travail entre des scientifiques fortement spécialisés. Il reste qu’au fur et à mesure du développement de la science “la nécessité de découvrir une cohérence et une connexité à ce que l’on sait semble disparaître.“ p. 389

“ Si avancée qu’elle soit, la science demeure dans un océan d’ignorance et d’incertitude. La nécessité d’une carte conceptuelle de ce qui est su à divers degrés par la science, tenu pour clair par le sens

54 cf. Stephen Stich (1943- ) qui conteste la définition de l’homme comme un être rationnel en prenant appui sur les résultats d’un grand nombre d’expériences et de tests de psychologie cognitive pratiqués sur des étudiants, des professeurs d’université, des membres des sciences médicales – et même d’agents de la CIA – devant les paralogismes, les illusions cognitives que ces tests permettent de déceler. Cf. Stephen Stich The Fragmentation of Reason, Cambridge, Mass., MIT Press, 1990.5546 Paul Sheldon Davies : Subjects of the World: Darwin's Rhetoric and the Study of Agency in Nature (2014) et la critique défavorable de Paolo Costa. Note 57 p. 538.56 Peter Frederick Strawson (1919 – 2006). Philosophe analytique anglais qui a tenté de renouveler la métaphysique à partir d’une réflexion sur l’individualité et le langage. Paul Ricœur l’a beaucoup étudié pour ses études sur l’identité (Soi-même comme un autre) : Individuals: An Essay in Descriptive Metaphysics. London: Methuen, 1959. Trad. fr. Les individus, Paris, Le Seuil, 1973. Analysis and Metaphysics: An Introduction to Philosophy. Oxford University Press, 1992. Entity and Identity. Oxford Press, 1997.

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commun, ou postulé par la philosophie, ne cesse jamais de se faire sentir.“ p. 390 Pas plus que la philosophie – malgré les souhaits de Descartes et de Leibniz – n’a avancé vers un consensus, la science ne tend pas non plus vers l’unité. L’accroissement des connaissances scientifiques et des conceptualisations ne parvient pourtant pas à freiner le désir d’avancer encore tant sont nombreuses les lacunes de notre connaissance. D’où l’impérieuse nécessité de relancer les enquêtes. Reste un problème irritant, la survivance des entités réputées éliminées par un programme de naturalisation ! Qu’en faire ? Andler répond : “ Deux voies sont ouvertes : Respect ou Relégation“ p. 391.

La relégation consiste à les mettre au second rang de l’ontologie (cf. les Abidharmas). Le respect demande qu’avant la relégation on doive exiger des arguments convaincants. “ La structure de nos pratiques épistémiques relève d’une décision personnelle et culturelle, elle ne dépend pas de notre architecture cognitive innée ; et tant que nous trouvons utile, dans notre enquête, de parler de croyance [ belief], nous avons le droit de garder ce concept comme élément central de l’enquête, sans nous inquiéter de violer les commandements de la bonne pratique scientifique.“ Jonathan Roorda57.

Nous nous trouvons, dans la cité des hommes, devant deux sortes de citoyens : les citoyens d’élites qui savent et les citoyens de seconde zone qui ne savent pas. On les reconnaît à leur langage. Il s’agit “d’articuler deux régimes explicatifs relatifs aux entités de premier et de second rang“ 391 Pour Andler le modèle de la physique soutenu par les naturalistes – qui rend intelligible avec les concepts de réduction et de limite le rapport entre le niveau des micro-entités fondamentales et les macro-entités de second rang – n’est pas accessible aux programmes de naturalisation du mental, a fortiori s’ils s’étendent au social. Il en donne plusieurs raisons :

+ la taxinomie des entités impliquées n’est pas claire et comporte plus de deux niveaux.

+ A chaque niveau l’ontologie n’est pas encore bien déterminée. + Les sciences de la nature n’ont pas encore occupé tout le

domaine. + Le fonctionnalisme introduit une complexité inédite dans

l’architecture explicative. pp. 391-392. L’auteur renvoie aux chapitres précédents où il a affirmé ses

raisons de douter que l’on dispose d’un tableau cohérent des corpus des disciplines et sous-disciplines impliquées. Bien peu aujourd’hui pensent que l’unification recherchée est à portée de main. Il faut alors changer la manière de rechercher la cohérence : “Il s’agit de donner une assise au pluralisme scientifique, en renonçant à l’illusion d’un panopticum dans lequel les différentes perspectives sont ordonnées autour d’un point central à partir duquel on pourrait méthodiquement accéder aux fruits de la science. (…) et encore faut-il inclure les perspectives des philosophes (…) et celles que nous offrent, que nous les recevions ou cherchions à les bannir le langage et les pratiques ordinaires.“ p. 392

57 Andler dans sa note 60 cite des auteurs qui traitent de la croyance : Jonathan Roorda, Lynne Rudder Baker (Savinf Belief. A critique of Physicalism, 1998, Paul Horwich, Amie Thomasson…qu’il a déjà cité.

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D’où le choix entre deux attitudes : celle de métaphores qui voudraient décrire la situation contemporaine telles que : « orchestration » (Neurath), « vision stéréoscopique » (Sellars) où aucune unité organique n’est à espérer. Et l’attitude de l’agent épistémique – par définition limitée - avec ses préférences et sa situation dans la production des connaissances. En ce qui concerne le philosophe, Strawson (Skepticism and naturalism 1985) reconnaît lucidement la complexité de la question de la vérité. Elle a tant d’aspects et de dimensions que le philosophe ne peut en aborder que quelques uns et en négliger d’autres qui apparaîtront importants à d’autres philosophes. La science, prise au sens collectif, n’est elle pas dans la même situation ? 393.

La place de l’humain dans le naturalisme

Le nouveau naturalisme cf. p. 36s. s’opposait au théisme : un monde sans dieu n’est pas moins hospitalier à l’homme qu’un monde gouverné par Dieu. Aujourd’hui, c’est à l’humanisme que s’opposent quelques représentants du naturalisme scientifique cf. Joseph Rouse58 (How successful is Naturalism) p. 393.

3 contrastes s’opposent : 1 - « vision anthropo-décentrée/vision anthropocen trée » (Dewey,

Nagel et autres), 2 – « stratégie éliminativiste à l’égard des catégories utilisées par

les humains / stratégie conservative (relégation-respect), 3 – « naturalisme scientifique/naturalisme ordinaire ». C’est le

tertio qui est le plus important : à quoi accordons-nous le plus de confiance, à l’entendement scientifique ou à l’ordinaire ? Cela dépend de nos intérêts : sur l’humain on peut préférer à la science la littérature, les romans, les poètes. (Chomsky). Mais quand l’intérêt est d’abord sur l’intelligibilité et la compréhension théorique il faut faire de la science.

Nagel réserve l’application de la méthode scientifique aux moyens et il en exclut la détermination des fins. Il s’indigne qu’on accuse le naturalisme d’indifférence à l’humain :

“Il n’existe pas d’incompatibilité qu’elle soit logique ou psychologique, entre affirmer que seul l’emploi d’une méthode logique déterminé permet d’obtenir un savoir garanti, et reconnaître que le monde peut être éprouvé de bien d’autres manières qu’en le connaissant. C’est un fait établi que d’éminents représentants du naturalisme, à notre époque comme par le passé, ont fait preuve d’une sensibilité exquise et sans égale aux dimensions esthétiques et morales de l’expérience humaine“. p. 394.

J. Rouse analyse le naturalisme scientifique comme un effort pour se débarrasser des vestiges théologiques grâce aux concepts scientifiques mais aussi un effort anthropo-décentré pour s’affranchir de nos illusions

58 Joseph Rouse (1952- ) Les centres d’ intérêts de J. Rouse sont la philosophie de la science, l'histoire de la philosophie du 20ème siècle et des études de sciences interdisciplinaires. Dans ces domaines, ses principaux travaux concernent : la philosophie de la pratique scientifique, Naturalisme et anti-naturalisme dans la philosophie du XXe siècle, la métaphysique de la normativité, les liens entre la philosophie "analytique" et "continentale", le rapport de la philosophie de la science à la philosophie de l'esprit et du langage, et à la métaphysique. (Université Wesleyan).

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auto-glorificatrices (la place de l’homme dans l’univers). A l’inverse des auteurs comme F. Olafson ou A. Bilmagri plaident pour défendre l’attitude naturelle, au sens du naturalisme ordinaire ; pour “conserver l’attitude naturelle tant que sa fausseté n’a pas été établie par des preuves convaincantes.“ Ils refusent de “considérer le désenchantement du monde comme une nécessité scientifique ou logique sur laquelle il serait impossible de revenir.“ p. 395.

DA tire deux conclusions :(a) “Il est possible aujourd’hui d’embrasser le naturalisme

scientifique sans souscrire à l’éliminativisme relativement aux concepts de la psychologie naïve et plus généralement aux pratiques quotidiennes d’enquête et d’action.“p. 395. Et il précise, “ du fait que nous nous méprenions sur nombre de nos processus mentaux tels que nous les livre l’introspection (…) nous ne pouvons sûrement pas déduire que les catégories fondamentales de croyance, d’inférence rationnelle, d’intention, d’émotion doivent être bannies de notre vocabulaire, car en leur absence le dit fait ne pourrait même pas être formulé.“ p. 396.

Il nous invite à ne pas suivre la piste du naturalisme ontologique [ qui pratique la relégation des entités de second rang ] mais celle du naturalisme épistémique qui est plus sûre et plus féconde (pratique des méthodes scientifiques d’enquête, examen critique des hypothèses et des conclusions “qui ne prennent presque jamais la forme d’une indication univoque sur notre vie mentale et sociale sous sa description commune.“) p. 396.

(b) Une interrogation doublée d’une intuition. L’interrogation : “il s’agit de savoir si l’on peut respecter l’esprit du

naturalisme“ et ses formidables ressources pour de nouvelles sciences de l’esprit et du cerveau “sans creuser, et plutôt en réduisant, la distance avec la compréhension engagée dans la conduite de nos existences et des affaires humaines“. p. 396

L’intuition de DA est “qu’en adoptant le régime critique que je me suis efforcé de mettre en lumière (…) le naturalisme retrouvera son inspiration initiale « ce que M. Peirce a appelé avec bonheur « le mode laboratoire de l’esprit ».“ “Le salut viendrait alors de ce que le naturalisme contemporain s’aviserait d’appliquer sa maxime à ses propres fruits et d’inclure le résultat de son enquête à son projet en développement.“ Dewey appelait cela le pragmatisme. Un philosophe comme Philip Kitcher ( Preludes to Pragmatism. Toward a Reconstruction of Philosophy) cherche précisément de ce côté une nouvelle synthèse.

La question du dernier mot et l’oscillation sans fin

Le « mode laboratoire » donne naissance à une « idée redoutable » si on l’applique non aux fruits de l’enquête mais à elle-même et à la sphère tout entière dans laquelle elle se déroule. On se confronte

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alors à ce dynamiteur de Quine59 et à son projet d’épistémologie naturalisée et de naturalisme philosophique radical. L’idée redoutable conduit Quine à un relativisme, inscrit dans une forme de minimalisme philosophique, à la fois ontologique et épistémologique.

Putnam - qui a connu de grandes évolutions dans sa pratique de la philosophie - s’est livré à une critique sévère de Quine – ses thèses selon lui ne sont pas crédibles. Nous avons pris connaissance des thèses de Putnam sur Quine lors de notre travail en vue de la publication de La Peau de l’âme. Toujours est-il que Quine a semé une grande zizanie qui n’a pas été sans effets bénéfiques par la remise en cause et le pilonnement des certitudes qu’elle a occasionné.

L’idée redoutable de départ a aussi contaminé les épigones et a diffusé un syndrome dogmatique qui faisait de la science elle-même un fondement absolu. Les épigones éliminent le reste d’exigence criticiste conservée par Quine “en assimilant la science au sens de savoir en devenir à la science constituée qui se fait dans les laboratoires. (…) La

59 WILLARD VAN ORMAN QUINE (1908-2000) Philosophe et logicien américain, une des principales figures de la Philosophie analytique américaine. Son projet d'une « épistémologie naturalisée » a notamment permis d'amorcer un tournant dans la pensée contemporaine – celui du naturalisme philosophique  La philosophie de Quine trouve son origine dans le pragmatisme américain  (Peirce, James et Dewey) et dans la critique de l' empirisme logique et du positivisme du Cercle de Vienne, rendue célèbre par son article de 1951 sur les «Deux dogmes de l’empirisme ». Mais c'est dans une perspective essentiellement naturaliste qu'il s'inscrira toutefois à partir des années 1950. Selon Quine, la philosophie n'a ni objet propre à étudier, ni méthode spécifique, ni point de vue privilégié ; elle n'a aucune capacité particulière à assurer quelque fondement que ce soit ni à résoudre des problèmes théoriques qui échapperaient à l'investigation scientifique. Son maître en philosophie est Hume (1711-1776) et son empirisme sceptique. Avec l'« Epistémologie naturalisée », - un autre de ses articles qui exercera une grande influence en philosophie -  Quine affirme notamment que la philosophie de la connaissance   et la philosophie des sciences constituent elles-mêmes une activité scientifique, corrigée par les autres sciences, et non pas une « philosophie première » fondée sur une métaphysique. La philosophie constitue ainsi pour lui « une partie intégrante de la science », tant par ses méthodes que par ces contenus, et la tâche que Quine lui assigne n'est ni spécifique ni particulièrement noble : « La tâche est de rendre explicite ce qui a été laissé tacite et de rendre précis ce qui a été laissé vague ; la tâche est d'exposer et de résoudre les paradoxes, de raboter les aspérités, de faire disparaître les vestiges des périodes transitoires de croissance, de nettoyer les bidonvilles ontologiques3. » Le philosophe travaille ainsi à simplifier et clarifier le cadre conceptuel qui est commun à toutes les sciences. Les questions qui alimentent sa réflexion sont certes plus générales que celles des scientifiques, mais elles sont en parfaite continuité avec ces dernières et les réponses qu'on peut leur apporter doivent être soumises aux mêmes exigences de clarté, de précision et de sobriété que celles qui sont proposées par les sciences de la nature.

La liste des philosophes naturalistes l'ayant critiqué inclut des auteurs aussi significatifs que Saul Kripke, Jaako, Hintikkka, David K. Lewis, Jerry Fodor ou Hilary Putnam. À des degrés différents, tous ces philosophes ont émis des objections contre les implications du naturalisme de Quine, notamment contre certaines conséquences radicales comme son behaviorisme strict au regard de la vie mentale et son rejet de notions équivoques comme la notion de possibilité. Wiki

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science devient l’englobant en dehors duquel aucune pensée n’est pensable.“ p. 398.

C’est ainsi que se pose la question du dernier ressort : Qui est l’arbitre de la partie qui se joue ?

• La science répond le naturaliste. Mais en quel sens ? La science telle qu’elle se pratique et que nous la connaissons ? Cela est manifestement faux. Ou alors la science au sens de « notre meilleur effort pour parvenir à la vérité » ? Cela est plus plausible et peut plaire à diverses personnes. Dans un monde idéal elle pourrait même se faire dans un seul laboratoire dont il suffirait de pousser la porte pour trouver la meilleure science disponible !

Ainsi comprise la science n’est que l’ombre d’une pensée car “elle dissimule le moteur derrière le mécanisme“ en ce que le mot « science » désigne à la fois le « mode laboratoire » et le processus par lequel la communauté scientifique, dans le dialogue critique et par essais et erreurs, converge vers les résultats les plus satisfaisants possibles..

Mais le point sur lequel DA veut surtout attirer notre attention est que, comme le terme « effort » l’indique, les processus sont guidés par une norme. “Une norme qui ne réside dans aucune composante particulière du dispositif, qui n’est portée ou garantie par aucun gardien, calcul, méthode ou architecture interne ou externe. Cette norme a nom raison, et son application est le jugement. (…) Rien ni personne n’a le dernier mot : chacun ne dispose en dernier ressort que de la norme de la raison.“ pp. 399-400

Est-ce une idée difficile à admettre parce que trop simple ? Plus grave, est-ce une aporie : “comment les organismes naturels finis que sont les humains pourraient-ils être sensibles à une norme irréductible, objective, transcendant tout point de vue particulier ? “

C’est le problème auquel s’est heurté Nagel dans The Last Word. Selon lui, il n’a pas de solution car, si l’on part des humains comme entité naturelle, on ne peut qu’aboutir à la relativisation des normes et l’on perd de vue la transcendance de la raison. Si on choisit de partir de cette transcendance, c’est le naturalisme qui se trouve à son tour relativisé. Andler suggère, lui, une piste pour échapper à l’aporie : faire jouer au langage, donc au social, le rôle de l’instance à la fois génératrice et régulatrice de la pensée. Il ne s’engage pas dans cette direction : mystère et oscillation perpétuelle

V.4.b Conclusion : le naturalisme dans le naturalisme critique

Sur le plan conceptuel, il n’y aurait pas de position de repos pour le naturalisme scientifique. Instabilité qui engendre à son égard des attitudes diverses dont des simplifications, des exagérations, des extrapolations qui ne lui rendent pas services.

Andler espère avoir montré qu’un certain radicalisme constitue une véritable trahison du naturalisme, et qu’il engendre par réaction un antinaturalisme aussi sommaire que le naturalisme radical. p. 401.

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Nous avons droit aussi à quelques rappels bien venus dont ils nous a parlé au fil des « conversations » qu’il a engagé avec les uns et les autres : C’est en des sens pluriels qu’il convient d’entendre « être dans la nature » ; en particulier on peut admettre que tout est composé d’étoffe matérielle  et résulte de processus naturels “sans accepter ipso facto que les sciences de la nature soient en état de rendre compte de tout ce qui se produit, en particulier de dicter notre action en tous les domaines.“ p. 402. La leçon naturaliste peut-elle s’étendre à d’autres cas, et éventuellement à tous les cas ?

Il nous déclare attendre de son travail des bénéfices sur trois plans :

• Non pas la question de la vérité ou non du naturalisme mais “celle de savoir ce que cela peut signifier de « naturaliser » en tout ou en partie la sphère humaine.“ p. 402

• D’avoir montrer que les recherches naturalistes sont une partie intégrante des sciences de l’homme et que “la division en deux camps au sein des sciences de l’homme est une calamité“ p. 403. Le rétablissement des communications – ce qui ne signifie pas accord ou articulation complète - est une tâche urgente.

“Le naturalisme est par essence à la fois ambitieux et modeste, du moins quand il est critique : il n’a pas réponse à tout, surtout pas à la question de son fondement et de sa portée ; et ceux qui s’en réclament sont loin d’être toujours d’accord entre eux. Il ne se donne pas pour mission d’éliminer l’homme ni l’histoire, ni de bouter l’interprétation [L’herméneutique MS] hors du champ des idées. C’est ce qu’il fallait montrer et pas seulement affirmer.“ p. 403

• Rouvrir des frontières n’est pas seulement possible mais c’est une impérieuse nécessité. Les programmes naturalistes en cours apportent déjà beaucoup “de faits, de concepts, de méthodes capables d’accroître ce qui nous tient le plus à cœur, le monde humain et d’étendre nos capacités d’action à un degré inégalé dans l’histoire.“ Mais l’apport des disciplines et approches non naturalistes est indispensable.

“Compte tenu d’une part de l’extrême gravité de notre situation, d’autre part du scandale que constitue la perpétuation de souffrances sans nom, refuser ou gêner d’une manière ou d’une autre l’interfécondation des deux orientations relève de non-assistance à humanité en danger.“ (pp. 403-404).

“Je dirai enfin, ajoutant à mon naturalisme une touche de pragmatisme, que philosophie, science et action progresseront ensemble lorsque tombera la fausse dichotomie entre un naturalisme antihumain et un humanisme antinaturaliste.“ p. 404

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A terme de cette lecture, quelle est donc « la silhouette de l’humain » que nous dessine aujourd’hui le polynaturalisme des sciences cognitives, leur pluralisme intrinsèque ? Tout au long de son travail, DA n’a cessé de suivre les différents programmes de recherche qui se sont succédés, tout en donnant son avis sur les résultats obtenus jusqu’ici. À de nombreuses reprises, il souligne l’écart entre l’ambition du projet et les résultats effectifs. Comparée à ce qui s’est passé pour la physique et pour la vie, la naturalisation de l’humain (cerveau-esprit) que vise les sciences cognitives ne peut pas (encore ?) se prévaloir du même succès. Est-ce pour cela que DA donne un titre modeste à son livre : « La silhouette de l’humain » et non pas « l’homme révélé par les sciences cognitives » ?

Partisan résolu d’un « naturalisme critique » - pour lequel son livre est un plaidoyer de la première à la dernière page – il n’hésite pas à contester des programmes de recherche, des heuristiques qui promettent bien plus qu’elles ne tiennent. Donnons en un seul exemple qui a son importance. Dans son débat avec Quine et son programme de naturalisation de l’ épistémologie, il remarque que c’est autre chose de défendre sa cohérence logique, autre chose qu’il nous livre une compréhension nouvelle susceptible de résoudre des problèmes. Et il ajoute, “Je ne suis pas le seul à penser que le programme n’a pas conduit à des résultats probants. Il se pourrait que le naturalisme rencontre là une limite…60“

Dans un travail précédent de philosophie des sciences, en collaboration avec Anne Fagot-Largeault et Bertrand Saint Sernin, DA intitule sa contribution « Études sur les processus cognitifs et l’ordre humain »61. Intitulé qui, soit par référence aux trois ordres que sont la physique, la biologie et les sciences humaines dans le domaine scientifique, soit par référence cryptée à Pascal et à ses trois ordres, l’ordre des corps, l’ordre des esprits et l’ordre de la charité, plaide pour un pluralisme d’approche et un pluralisme des niveaux et des plans d’existence. Déjà, dans ce travail, il fourbissait “un argument direct contre le naturalisme ontologique intégral“. J’ai été intéressé, dans la présentation de cet argument, qu’il fasse référence aux travaux du philosophe canadien Charles Taylor dont nous avons travaillé au CTM deux grands ouvrages, Les Sources du Soi. La formation de l’identité moderne, Seuil, 1998. Et L’Age séculier, Seuil, 2011. DA cite un autre ouvrage de Taylor dont un des chapitres s’intitule “Self-interpreting animal“. La caractéristique de l’humain, cet étrange animal, serait dans ce travail incessant d’interprétation de l’action, d’autrui et de soi-même dans une culture et dans une histoire ; dans cette recherche d’adéquation, comme le souligne un Paul Ricœur, entre ce qui paraît le meilleur pour l’ensemble de notre vie et les choix préférentiels qui gouvernent nos pratiques. La visée de la vie bonne amène la question

60 p. 57.61 DanieEl Andler, Anne Fagot-Largeault et Bertrand Saint-Sernin. Philosophie des

Sciences, Paris, Gallimard, 2002.

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d'une finalité supérieure qui serait intérieure à nos décisions et à nos pratiques...L’horizon de la vie bonne, ou de toute autre valeur structurante, nous fait agir dans un va et vient incessant entre l'idéal entrevu et nos décisions marquantes. Cela n’est pas si loin de ce que nous dit Daniel Andler lorsqu’il voit une limite au naturalisme quand il se pose la question de la naturalisation de l’agent et de celle de la norme de l’action. Pour lui toute action est soumise à une norme, celle d’être « appropriée » ou de convenir à la situation. Il soutiendra que cette normativité n’est pas une normativité « faible » mais une normativité « forte » (cf. pp. 66-67). Plus loin il écrit : “Le pragmatisme immanent des Sciences Cognitives consiste à prendre pour concept central l’agent, en un sens suffisamment large : les capacités cognitives ont pour fonction de permettre à l’organisme de faire ce qu’il doit faire, de se comporter de manière appropriée [MS] dans toutes les situations qu’il peut rencontrer.62“ Une manière d’agir qui, dans la cité des hommes, ne cesse de faire débat, mais un débat ouvert, au risque de nos interprétations et de nos jugements…

Michel Simon, CTM, juin-juillet 2017

62 p. 341.

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