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K etill fils de Jafnharr, le chef des archers du village de Rig-Dun, flottait dans une cotte de mailles bien trop large pour sa carrure d’adolescent. Il força une énième fois sur la corde de son arc afin d’en vérifier la tension ; une précaution inutile, son père lui avait donné une arme parfaitement entretenue. Mais quelle bonne manière d’évacuer son angoisse ! En effet, s’il avait déjà participé à maintes chasses à l’ours dans les montagnes du Nordhelm, il n’avait jamais tiré sur des brigands depuis les remparts. Un garçon du même âge, accoutré à l’identique, courut le rejoindre. Une tape cordiale sur l’épaule et ils se contemplèrent mutuellement dans leur armure trop grande. Visiblement satisfaits du résultat, ils se dirigèrent d’un pas résolu vers l’escalier massif qui grimpait au chemin de ronde. Le long des créneaux, l’agitation battait son plein. « Nos murailles tiendront comme aux premiers jours de l’Empire ! » affirma le jeune Aldir. Les deux amis brandirent leur arc à l’improviste pour se donner de l’audace. Surpris d’exécuter un mouvement synchronisé, ils éclatèrent de rire. « Par l’Aigle Céleste, nous les protégerons ! » acquiesça fièrement Ketill, reprenant de l’aplomb. Le clan devait son salut à la sagesse des ancêtres, lorsqu’ils s’étaient établis dans les montagnes du Nord quelques générations plus tôt. Le monde de Tara était en flammes, ravagé par la terrible guerre qui avait vu s’effondrer l’Empire des Seigneurs de l’Ambre. Les rares survivants formèrent des communautés de fortune et durent s’adapter pour repartir à zéro. Les anciens choisirent ainsi une forteresse abandonnée comme point de chute. La civilisation s’était disloquée, mais ici les pierres taillées n’avaient pas bougé d’un pouce. Les bâtiments de grès ferrugineux et de marbre blanc demeuraient pour la plupart habitables. Le gibier abondait dans les forêts à l’entour et une source d’eau claire alimentait des bassins creusés en sous-sol dans la roche. Mais surtout, la haute enceinte apportait la sécurité indispensable. Ainsi la citadelle de Rig-Dun devint un village, et le clan prit le nom de la citadelle. Au fil du temps, les fortifications perdirent leur aspect martial. Une épaisse couverture de mousses humides les changeait aujourd’hui en à-pics verdoyants, enca- drés par les statues titanesques qui soutenaient le pont-levis et les bastions. Seuls les escaliers et les créneaux se détachaient des broussailles, rappelant la fonction initiale du site. Aucune brèche n’en fragilisait la défense. C’était un atout majeur pour se préserver des bêtes... et des hommes. 6 www.minddagger.com - [email protected] Mind Dagger – marque déposée © 2016 ierry Linguéglia – tous droits réservés

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K etill fils de Jafnharr, le chef des archers du village de Rig-Dun, flottait dans une cotte de mailles bien trop large pour sa

carrure d’adolescent. Il força une énième fois sur la corde de son arc afin d’en vérifier la tension ; une précaution inutile, son père lui avait donné une arme parfaitement entretenue. Mais quelle bonne manière d’évacuer son angoisse ! En effet, s’il avait déjà participé à maintes chasses à l’ours dans les montagnes du Nordhelm, il n’avait jamais tiré sur des brigands depuis les remparts.

Un garçon du même âge, accoutré à l’identique, courut le rejoindre. Une tape cordiale sur l’épaule et ils se contemplèrent mutuellement dans leur armure trop grande. Visiblement satisfaits du résultat, ils se dirigèrent d’un pas résolu vers l’escalier massif qui grimpait au chemin de ronde. Le long des créneaux, l’agitation battait son plein.

« Nos murailles tiendront comme aux premiers jours de l’Empire ! » affirma le jeune Aldir.

Les deux amis brandirent leur arc à l’improviste pour se donner de l’audace. Surpris d’exécuter unmouvement synchronisé, ils éclatèrent de rire.

« Par l’Aigle Céleste, nous les protégerons ! » acquiesça fièrement Ketill, reprenant de l’aplomb.

Le clan devait son salut à la sagesse des ancêtres, lorsqu’ils s’étaient établis dans les montagnes du Nord quelques générations plus tôt. Le monde de Tara était en flammes, ravagé par la terrible guerre qui avait vu s’effondrer l’Empire des Seigneurs de l’Ambre. Les rares survivants formèrent des communautés de fortune et durent s’adapter pour repartir à zéro. Les anciens choisirent ainsi une forteresse abandonnée comme point de chute. La civilisation s’était disloquée, mais ici les pierres taillées n’avaient pas bougé d’un pouce.

Les bâtiments de grès ferrugineux et de marbre blanc demeuraient pour la plupart habitables. Le gibier abondait dans les forêts à l’entour et une source d’eau claire alimentait des bassins creusésen sous-sol dans la roche. Mais surtout, la haute enceinte apportait la sécurité indispensable. Ainsi la citadelle de Rig-Dun devint un village, et le clan prit le nom de la citadelle. Au fil du temps, les fortifications perdirent leur aspect martial. Une épaisse couverture de mousses humides les changeait aujourd’hui en à-pics verdoyants, enca-drés par les statues titanesques qui soutenaient le pont-levis et les bastions. Seuls les escaliers et les créneaux se détachaient des broussailles, rappelant la fonction initiale du site. Aucune brèche n’en fragilisait la défense. C’était un atout majeur pour se préserver des bêtes... et des hommes.

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Le village de Rig-Dun comptait cinq cents âmes, dont une soixantaine de guerriers. Il se situait en marge d’une petite route à travers les montagnes du Nordhelm. Les détours pour y parvenir limi-taient les visites et d’ordinaire la réputation des murailles décourageait les pillards ; mais pas les plus téméraires.

Une heure plus tôt, un guetteur avait repéré une douzaine de ces maraudeurs sur le sentier à l’orée de la forêt de Valgrind. Ketill et Aldir participaient à leur première défense des fortifications. Les deux amis allaient sur leurs quinze ans. Aujourd’hui, ils portaient les armes. Bientôt, ils deviendraient des hommes... Ketill était surtout fier de son père. Le chef du village avait encore désigné Jafnharr pour organiser la protection des remparts avec les archers ; des chasseurs forts adroits le reste du temps. Son frère aîné, l’impétueux Cathan, prendrait la tête de la cavalerie.

À présent, les préparatifs battaient leur plein pour repousser les bandits qui se dirigeaient vers le village. Dans la cour centrale de Rig-Dun, une poignée d’archers retardataires convergeait vers les accès au chemin de ronde. En marchant, ils alignaient le carquois et l’épée qui pendaient de part et d’autre de leur baudrier, de sorte que l’empennage des flèches ne les gêne pas s’ils devaient dégainer à l’improviste.

Quelques fermiers équipés d’outils agraires se regroupaient près du puits ou devant les premières habitations, juste au cas où. Une unité de lanciers en cuirasse stationnait en vis-à-vis ; les fantas-sins assureraient l’ultime défense si les portes étaient franchies. Des bambins les admiraient à bonne distance, jusqu’à ce que leur mère vienne les chercher en les grondant. Aux extrémités de la muraille, des villageois qui ne participaient pas aux opérations se cantonnaient à regarder, encoura-geant les soldats. La plupart des gens patientaient dans leur maison, en famille, attentifs au son du cor qui annoncerait la fin des hostilités.

Ketill et Aldir grimpèrent les marches vers le chemin de ronde au moment où la vingtaine de cavaliers se positionna en deux colonnes afin de préparer l’offensive. Fidèle à lui-même, Cathan chargerait en bloc compact à la lisière de la forêt pour mettre les maraudeurs en déroute. Autant d’archers de Jafnharr montaient en croupe. On les déposerait à mi-chemin pour qu’ils puissent attaquer à distance.

En débouchant sur les remparts, les garçons découvrirent une quinzaine d’archers agenouillés entre les créneaux. Jafnharr se tenait au milieu du bastion, réglant les derniers détails. Il semblait auréolé de lumière, l’orientation de la citadelle laissant toujours le soleil derrière les défenseurs.

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Jafnharr se tourna vers les deux jeunes guerriers et leur signifia d’approcher d’un hochement de tête. Il avait le même regard clair que son fils, mais des cheveux grisonnants, les bras massifs et une armure à sa taille. Une dague était fixée à sa ceinture à l’horizontale, sous le carquois en cuir élimé accroché dans son dos. Un arc long attendait, posé à portée de main.

Il posta les deux jeunots à sa droite, leur jetant un regard amusé : ils nageaient comme des truites dans leur cotte de mailles trop ample. « On vous ajustera ça la prochaine fois » souffla-t-il.

En dessous, le forgeron et trois robustes gaillards soulevaient le madrier qui barrait les portes du village. Après quoi, ils attendraient l’injonction de Jafnharr pour actionner les contrepoids reliés aux charnières. Les chaînes glisseraient, avalées par les mâchoires de fauves sculptées dans le linteau et le mécanisme soulèverait les portes. Les cavaliers de Cathan fondraient alors sur l’ennemi et la douzaine de bandits déguerpirait en vitesse face aux guerriers de Rig-Dun...

Ketill songea qu’il ne tirerait pas une seule flèche pour son baptême du feu. Les brigands n’avaient aucune chance d’arriver jusqu’à la muraille. Aldir pensa la même chose en grimaçant de déception.

« Qui sait, Cathan les rabattra peut-être vers nous ? » suggéra Ketill en lançant une mimique féroce. Aldir retrouva son humeur batailleuse. « Suivez mes ordres à la rune près », insista Jafnharr. Son visage redevint austère et sa voix claqua : « Sinon, vous aurez plus à craindre de moi que des bandits ! »

Le bastion dominait la route qui menait à Rig-Dun, un simple chemin de terre serpentant le long d’une immense forêt de conifères. Un peu plus tôt, à peine l’alerte donnée, des éclaireurs sortirent par une poterne dissimulée dans le socle d’une des majestueuses statues qui renforçaient les angles de la muraille extérieure. Ils partaient vérifier si aucune autre escouade n’accompagnait les maraudeurs en progressant en parallèle à l’abri des futaies. Mieux valait se prémunir de toute ruse... Jafnharr guettait à présent leur signal.

Sur le sentier les bandits, guère plus grands qu’un ongle à cette distance, avançaient prudemment entre les fourrés. « Ils sont là » s’exclama Ketill en désignant la direction à Aldir. Il admirait l’œil de faucon de la sentinelle. Le garde avait repéré de très loin ces inconnus, simples points sur le sentier, et il en avait déduit leur attitude suspecte à leurs déplacements. « D’où peuvent-ils venir ? »

Ils plissèrent les yeux et n’identifièrent aucun des messagers des communautés voisines, ni les ambassadeurs de l’Ordre Impérial, ni l’équipage d’une de ces caravanes marchandes qui visitaient les bourgades des montagnes à la belle saison. En cette époque d’incertitude où les frontières s’élargissaient, la confiance ne se gagnait pas sans effort. Une fois acquise, elle s’entretenait aussi soigneusement que le fil d’une épée. De bonnes relations assuraient la survie. Les échanges à long terme garantissaient un meilleur confort à tous.

Mais nul besoin de déchiffrer un blason ou de détailler leur équipement pour comprendre les intentions de ceux-là. Tenter de camoufler son avancée vers le village ne présageait rien de bon.

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Les anneaux de la cotte de mailles de Jafnharrtintèrent lorsqu’il leva le bras pour indiquer le signal tant attendu : tirée depuis la forêt, la flèche d’un éclaireur traversa le ciel. Une bande d’étoffe rouge accrochée à l’empennage tournoya en retombant. « Un seul groupe ! » cria-t-il.

Les cavaliers exultèrent.

« Une lame pour l’ennemi ! » gronda Cathan en brandissant son épée. « La force pour le destrier, la vaillance pour le cavalier ! » Il prononça chaque mot avec ferveur et la troupe frémit.

« La victoire pour le clan !— La victoire pour le clan ! » reprirent en chœur les guerriers, levant les armes vers les nuages.

On ouvrit les portes de Rig-Dun. Ketill et Aldir assistèrent du haut de l’enceinte à la sortie de la cavalerie. Peu de chevaux parcouraient cette région reculée des montagnes du Nordhelm.Aligner une vingtaine de destriers cuirassés était hors du commun. Efficace, effrayant ! Prestigieux.

Cathan et ses lieutenants portaient à l’arrière de la selle une armature en roseaux ornée de plumes de cygnes afin d’aider leurs hommes à les distinguer dans le fracas de la mêlée.

Tous brillaient dans leur plastron lustré. Des rubans de soie attachés à leurs gantelets d’airain et aux hampes des lances flottaient au vent, filtrant le soleil dans une aura multicolore. Les casques en forme de tête de loup, de corbeau ou de dragon évoquaient la puissance des animaux sacrés.

Armures, boucliers et étendards se paraient de l’emblème d’Irminsûl, le Premier Arbre du monde de Tara, stylisé en forme de « T » et terminé à chaque extrémité par un bec d’aigle. Il représen-tait à la fois la création de l’univers par l’Aigle Céleste et l’union des peuples libres de l’ancien Empire. Un symbole fort à propos pour écraser des voleurs...

Ce fut un instant glorieux où la réalité rejoi-gnit les épopées chantées lors des fêtes. Les soldats ressemblaient aux statues imposantes qui décoraient la muraille. Et voilà qu’elles s’incarnaient le temps d’une bataille !

Aldir perdit son sérieux et sauta sur place en riant à gorge déployée. Ketill ne put s’em-pêcher de l’imiter.

La chevauchée spectaculaire s’accompagna de hourras rugis depuis les remparts. La clameur suffisait parfois à faire détaler les assaillants...

Les maraudeurs stoppèrent leur progression, mais ils ne rebroussèrent pas chemin.

Comme prévu, la galopade fit une halte et les archers se déployèrent entre la forêt et la route.

Ils s’alignèrent à deux enjambées d’intervalle et plantèrent dans le sol leur bouclier ; plus grand que celui des cavaliers, des pointes dépassaient pour l’ancrer solidement à la verticale. Ainsi les archers conservaient les mains libres pour tirer tout en bénéficiant d’une protection en cas de riposte. Il leur suffirait de s’agenouiller pour être à couvert, sans lâcher leur arme.

Cathan retint avec peine son cheval ; il piaffa d’impatience, l’écume aux naseaux. L’homme et l’animal ne formaient plus qu’une seule créature, tel un centaure surgi des légendes, pressé d’en découdre pour défendre sa terre natale.

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Les archers décochèrent une première volée de flèches. Avant même de la voir s’abattre, Cathan se dressa sur sa selle : « Empêchez-les de battre en retraite vers la forêt ! » leur ordonna-t-il. Puis à ses hommes : « Crinière au vent, aucune pitié ! »

Ils piquèrent des deux en hurlant : « Rig-Dun ! Rig-Dun ! » Ils utilisaient toujours le nom duvillage en chargeant, pour qu’il résonnât tel un cri de guerre. Un hypothétique fuyard associerait leur communauté à sa débandade et narrerait à d’autres canailles le déluge qui avait balayé sa bande...

Sur les créneaux, Jafnharr se crispa. Il espérait que Cathan patiente au moins trois ou quatre volées. La première avait néanmoins forcé les maraudeurs à détacher le bouclier sanglé dans leur dos et à se recroqueviller derrière, in extremis. Il était cependant difficile d’estimer s’il y avait des blessés, pour l’instant les ennemis restaient blottis au sol. « Qu’importe ! » pensa Jafnharr. Ils perdraient du temps pour se déplacer à nouveau et grâce à la position stratégique de la citadelle, le soleil les éblouissait. Les cavaliers bénéficiaient d’un net avantage.

La poussière soulevée par les sabots rendit la scène confuse depuis le bastion. Ketill tendit machinalement le cou en se hissant sur la pointe des pieds, mais ses contorsions ne lui permirent pas de mieux voir au-delà de l’emplacement des archers...

Sur le terrain, pour mettre l’adversaire du côté de leur arme et frapper avec une force maximale, la moitié des cavaliers se déporta sur la gauche. Les autres brandirent leur lance en diagonale et s’écartèrent à l’opposé pour piéger les bandits entre deux lignes d’acier.

En face, éparpillés dans les buissons du chemin, les maraudeurs conservaient une position courbée derrière leur bouclier.

Celui qui se trouvait en tête se redressa d’un bond et, sans hésiter, traça directement vers les soldats de Rig-Dun.

Sa course dura plusieurs secondes... Et il arriva devant la déferlante de poussière des sabots.

Un homme pris de panique tentait parfois une attaque suicide face à une charge. Il finissait piétiné. Aucun cavalier ne réalisa qu’il traversait leur peloton sans encombre, zigzaguant entre les chevaux lancés à pleine allure aussi facilement qu’un enfant se faufilerait entre des arbustes.

Jaillissant à l’improviste du nuage soulevé par la cavalcade, le maraudeur poursuivit sa lancée vers les archers. Le temps qu’ils se ressaisissent et le mettent en joue, il atteignit le plus proche et abattit sa hache sur son torse. La lame fendit les mailles d’acier comme un simple rayon de miel.

Il bougeait à une vitesse phénoménale, plus rapide qu’un lièvre des neiges glissant sur la poudreuse. Il para plusieurs flèches et faucha un deuxième soldat. Sa rondache ressembla bientôt à une cible de concours d’adresse. Il l’intercalait avec une dextérité surhumaine et bloquait systématique-ment les tirs.

Un troisième archer s’affala. Il lança sa hache sur un quatrième, qui tomba à la renverse. Le maraudeur récupéra l’arme au passage, comme s’il cueillait un fruit à la sauvette, et il poursuivit son avancée meurtrière.

Les réflexes acquis lors des entraînements avec Jafnharr prirent le dessus. Instinctivement, les archers reculèrent en formant un demi-cercle.

Le maraudeur réalisa trop tard qu’ils ne fuyaient point comme il l’avait escompté, mais qu’ilsl’entouraient pour concentrer leurs tirs. Il détourna la volée de flèches qui venait d’en face, mais il ne réussit pas à se protéger des flancs.

Un trait fut dévié par les lamelles de métal de sa broigne. Un autre lui transperça le bras. Il se décala de justesse, au lieu de perdre un œil une profonde entaille lui barra la joue. Un rivet céda à l’épaule après plusieurs percussions et le coup suivant fit mouche dans la chair. Une pointe se tanqua dans sa cuisse...

Avant de tomber, criblé de tous côtés, il faucha six autres archers.

En quelques battements de cœur, la moitié d’entre eux venait de périr sous les assauts d’un seul ennemi. Les autres se regardèrent, incrédules. En sueur, le souffle court, ils hésitèrent à rebrousser chemin vers les murailles de Rig-Dun.

Mais leurs camarades engageaient maintenant les maraudeurs au contact. Ils devaient les couvrir, particulièrement après l’apparition de ce forcené. D’autres bandits possédaient-ils son agilité ?

Cette fois, ils se dispersèrent pour qu’on ne les atteigne pas aussi facilement. Puis ils visèrent en direction de l’écume de poussière, les tempes ridées et les pupilles dilatées, prêts à recevoir une nouvelle attaque sans se laisser surprendre...

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Sur les remparts régnait un lourd silence.

L’agression foudroyante des archers avait stupéfié tout le monde. On attendait fébrilement que le voile soulevé par la charge se dissipât pour juger de son efficacité et, mentalement, on invoqua Irminsûl et l’Aigle Céleste pour qu’ils préservassent les cavaliers de Cathan.

Aldir, de coutume si prompt à commenter les événements, restait hébété. Interdit, Ketill fixa son père sans trouver le moindre réconfort. Immobile, le front plissé, les veines saillant le long du cou, Jafnharr ne desserra pas les mâchoires. Sa main gauche blanchissait, les articulations ressortant comme les nœuds d’une vieille branche tordue tant il se cramponnait à la poignée de l’arc.

De l’autre côté du nuage de poussière, une seule voix retentit de vingt bouches, supplantant le raffut du galop : « Rig-Dun ! Rig-Dun ! » Les cavaliers se focalisaient sur leur cible, ignorant tout du massacre des archers qui venait de se dérouler dans leur dos. Ils fendirent l’air ; plus que quelques secondes avant le choc...

Un maraudeur se leva au-devant, une épée courte au poing, une targe dans l’autre.

Il avait bien trois vies de guerrier, les cheveux gris trempés de sueur collés à ses joues ruisselantes, la stature imposante et le regard d’un chef luisant face au soleil. Son accoutrement hétéroclite ne dépareillait pas de celui des routards habituels. L’originalité venait de sa singulière coiffure, étran-gère des nordiques. Il ne portait pas un camail pour se protéger la tête, comme on eût pu le croire de loin, mais de courtes tresses perlées de joyaux d’ambre et d’anneaux de métal.

Il ouvrit les bras, exposant sa poitrine pour défier ses opposants.

Cathan ajusta l’angle de sa lance. L’impact serait terrible ! Malgré son exaltation, son instinct resta vif et il se ravisa. Au lieu de frapper le bandit en se penchant en avant, il se coucha en une fraction de seconde sur l’encolure du destrier. L’ennemi jeta brutalement une pierre qu’il tenait cachée derrière son bouclier et le rata de peu.

Le cavalier dans le sillage de Cathan visa le buste du maraudeur. Ce dernier esquiva la pointe en se baissant et trancha dans le mouvement les pattes du cheval lorsqu’il le dépassa. La monture poussa un hennissement distordu et s’affala en dérapant dans une gerbe de terre ; le soldat chuta sur plusieurs mètres.

D’un seul bond, le maraudeur se jeta sur l’homme au sol et lui planta son arme dans la nuque.

Aussitôt, il lança son épée dans le flanc d’un autre animal qui galopait vers un bandit retranché en arrière : un coup si puissant que l’arme traversa l’équidé de part en part, le déviant sur le côté ; il roula en écrasant son cavalier.

Les soldats suivants assistèrent impuissants au carnage. Ils n’avaient jamais vu quiconque agir de façon... surhumaine ! Il était impossible d’esquiver aussi facilement une charge ou de trancher en deux un cheval, sauf dans les légendes. Mais ce vulgaire bandit n’avait rien d’un héros d’épopée.

Le maraudeur dégaina une épée massive à la pointe bifide finissant en deux croissants rasoirs et il se remit en garde pour continuer de frapper ceux qui arrivaient. Sa chevelure sembla briller un instant de feux-follets orange, comme si les perles d’ambre luisaient alors que la poussière soulevée masquait le soleil par intermittence.

Plutôt que se perdre en interrogations stériles sur la réactivité perturbante des assaillants, les cavaliers parèrent au plus pressé. Comprenant qu’ils ne pourraient lutter à un contre un face à cet ennemi prodigieux, ils s’écartèrent de leur trajectoire initiale et longèrent le sentier pour se regrouper à bonne distance. Cathan transmit ses ordres en agitant son épée ; des signes brefs, répétés lors des entraînements pour ne point hurler au risque d’être entendu. Ils tenteraient de submerger un seul d’entre eux au retour, le plus éloigné de la bande, puis ils recommenceraient pour les décimer l’un après l’autre.

Leur manœuvre s’avéra inutile : le maraudeur isolé se précipita pour intercepter la charge en brandissant une hache de jet. Il la projeta avec une telle violence qu’il désarçonna un cavalier dans un geyser de sang et d’étincelles.

Il agrippa à une vitesse fulgurante deux hachettes passées à sa ceinture et recommença, agissant si prestement qu’il sembla porter une seule attaque ; deux soldats subirent un sort identique. Il bondit ensuite vers la lance de l’un des hommes qu’il venait d’abattre et il s’en saisit. Le dernier soldat de la troupe dut son salut à sa cuirasse : la pointe ripa sur son épaulière. Déstabilisé par le choc, il se rattrapa de justesse à la selle pour ne pas démonter.

La charge se termina sans qu’un seul maraudeur ne soit touché, tandis que cinq cavaliers gisaient à terre.

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Sur le chemin de ronde, Ketill sentit sa gorge s’assécher. Il ne voyait plus son frère dans le nuage de la cavalcade. Seuls des hennissements désordonnés s’échappaient du tumulte.

Des tintements métalliques suivis de hurlements de douleur remplaçaient le triomphe de la charge. De coutume, les soldats revenaient en scandant le nom du village, mais aucun « Rig-Dun ! » ne perça la mêlée.

On redoutait que la poussière se dissipât...

« Sonne le rappel ! » intima Jafnharr à la sentinelleresponsable de l’olifant. Le garde ne broncha pas, encore ébranlé par le massacre des archers, inquiet du sort des cavaliers...

« Maintenant ! » insista Jafnharr avec autorité.

Le cor émit un interminable vibrato dans le grave, puis une succession de notes courtes, plus légères, afin de galvaniser les soldats malgré la sinistre annonce d’un repli.

Un frisson parcourut les villageois en entendant ce timbre de mauvais augure. Jamais la retraite n’avait jusqu’alors résonné à Rig-Dun.

En bas dans la cour, Osgar, le capitaine desfantassins, réagit au quart de tour sans perdre son sang-froid : « Lanciers ! Aux portes ! »

La colonne d’une quinzaine de guerriers se répartit au pied des deux statues qui servaient de montant à l’extérieur de la muraille. Leslongues piques aux pointes barbelées dépassaient d’une carapace de boucliers, prêtes à protéger la retraite de la troupe et à assurer la défense dupassage, le temps de refermer les portes.

Les images de gloire et de légende se tarirent dans l’esprit de Ketill : les soldats lui semblaient minuscules au pied des colosses de pierre. Muets, immobiles, pour la première fois ils lui parurent lugubres. Il n’osa dire mot à Aldir, persuadé qu’à cet instant son ami ressentait le même vide glacial.

Jafnharr se pencha vers un chasseur : « Ils vont talonner le repli des cavaliers et essayer d’entrer en force. Dès que les chevaux seront à portée, tirez juste derrière, dans la poussière. » Il lui tapa sur l’épaule et le garde sprinta vers les archers postés sur les créneaux afin de faire passer le mot.

« Par... Par les dieux ! » Ragnvald, le chef duvillage, pantelait après avoir grimpé quatre à quatre les marches jusqu’au bastion.

« Jafnharr, est-ce que ce sont ?... » Le vieil homme ne posait pas vraiment une question.

Tous ici redoutaient de répondre.

Car si nul à Rig-Dun n’était sensible à l’Énergie Primale du Premier Arbre, tous connaissaient les récits des prouesses des Maîtres d’Armes.

Les skaldes évoquaient le nom des Élus d’Irminsûl en chantant les soirs de fête. Dans les fables, les Maîtres d’Armes utilisaient l’Énergie Primale pour transcender les limites humaines et défier les menaces du monde de Tara.

On racontait que dans les plaines du Drakenheim, les chevaliers de l’Ordre Impérial débarrassaient la région des créatures corrompues grâce à ce talent. Plus au nord, les berserkir de Wulfang et de Vargulven utilisaient ce même don pour parler aux loups. On disait même que les armures des cavaliers du village de Rig-Dun appartenaient jadis à de tels guerriers.

Les Maîtres d’Armes représentaient l’espoir pour les survivants de la guerre. La dernière parcelle de puissance qui les liait à l’âge d’or de l’Empire des Seigneurs de l’Ambre. Ils protégeaient les portes des cités. Ils escortaient les caravanes marchandes...

Hébétés, les yeux embués, Ketill et Aldir n’auraient jamais cru que ces mythiques héros se retrouve-raient un jour dans le camp de bandits.

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