zoé, fantastique

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Zoé, fantastique !

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DU MÊME AUTEUR

Lola, sérieux !, éditions Pygmalion, 2018.Alice, superbe ! éditions Pygmalion, 2018.

Essais

Ernest Hemingway à vingt ans, éditions du DiableVauvert, 2011.

Femmes de détenus, éditions Buchet-Chastel, 2006.Adolescentes et violences, éditions Michalon, 1999.

Roman jeunesse bilingue

Miami Dog, mon chien à Miami, illustré par Sway etVivalablonde, éditions Talents Hauts, 2010.

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Luce Michel

Zoé, fantastique !

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Retrouvez l'auteur sur Instagram (@luce_michel)et sur Facebook (Luce Michel Auteur).

Pour plus d'informations sur nos parutions,suivez-nous sur Facebook, Instagram et Twitter.

https://www.editions-pygmalion.fr/

© Pygmalion, département de Flammarion, 2019.ISBN : 978-2-7564-2205-3

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À Gwéna,Et à Constance, évidemment.

Aux mères,À celles qui ne le sont pas,

Aux rêveuses, aux amoureuses, aux célibataires,À celles qui ne le sont pas,

Aux hommes qui les accompagnent,Qui les croisent, qui les aiment

Et qui les quittent parfois.

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« Les vies que l'on n'a pas sont-ellestoujours les plus belles ? »

L'Amour est une île,de Claudie GALLAY

« J'attendais un temps qui n'arrivaitjamais, tandis que je m'occupais

de mes enfants, de Mario, le tempsoù je recommencerais à être telle

que j'avais été avant mes grossesses,jeune, mince, énergique,effrontément convaincue

de pouvoir faire de moi je ne saisquelle femme mémorable. »

Les Jours de mon abandon,d'Elena FERRANTE, traduit de l'italien

par Italo Passamonti

« Au fond de son âme, cependant,elle attendait un événement.

Comme les matelots en détresse,elle promenait sur la solitudede sa vie des yeux désespérés,

cherchant au loin quelque voileblanche dans les brumes

de l'horizon. »

Madame Bovary,de Gustave FLAUBERT

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Note de l'auteur

Si quelques-uns des passages de livres de bien-être ou de développement personnel cités dans ceroman ne sont dus qu'à mon imagination galo-pante, d'autres sont bien le fruit de la réflexionmenée par leurs auteurs sur ces sujets.

Les voici :

Le Pouvoir du moment présent : Guide d'éveilspirituel, d'Eckhart Tolle, traduit de l'anglais (États-Unis) par Annie J. Ollivier, éditions J'ai Lu, 2010.

La Magie du J'en ai rien à foutre : Adoptez laméthode MêmePasDésolé, de Sarah Knight, traduitde l'américain par moi-même, éditions Marabout,2017.

Le Moine qui vendit sa Ferrari : Une fable spiri-tuelle pour réaliser ses rêves et accomplir sa destinée, deRobin S. Sharma, traduit de l'américain par SoniaSchindler, éditions J'ai Lu, 2005.

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L'Art du calme intérieur : Un livre de sagesse quinous ramène à l'essentiel, d'Eckhart Tolle, traduit ducanadien par Michel Saint-Germain, éditions J'aiLu, 2011.

Heureux comme un Danois : Les Dix Clés du bon-heur, de Malene Rydahl, éditions J'ai Lu, 2015.

Zénitude et Double Espresso : Réflexions et Brins desagesse pour survivre au tumulte du moment, deNicole Bordeleau, Éditions de l'Homme, 2014.

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Le succès des autres nous semble toujours uneévidence, alors que la vie plus ordinaire que nousmenons est, à nos yeux, la seule route que le destinnous réservait, aussi étroite soit-elle. Cette croyance,qui n'est pas un savoir, nous devons nous en débarras-ser pour avancer. Ce recentrage essentiel est indis-pensable à l'épanouissement de notre moi profond.Or, nous formons un tout, avec nos organes, nos senti-ments, nos connaissances, nos expériences. C'est enapprenant à réorganiser ce tout, grâce à des exercicesde méditation et de respiration simples, que vous serezcapable de vivre votre vie. Et elle sera un succès carelle correspondra enfin à celle à laquelle vous étiezdestiné.

Dans ce livre, je vous guiderai pas à pas et, grâce àmon programme basé sur ma propre expérience, vousapprendrez à impacter positivement tous les aspects devotre existence, au point d'être capable d'être, toutsimplement.

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Car réussir n'est pas autre chose qu'être. Et être,c'est respirer.

Avant même d'ouvrir les yeux, prenezconscience de votre corps. Cellule par cellule,participez à son éveil…

Mon souffle, ma réussite, de John WELDONE,traduit de l'anglais (États-Unis)

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13 janvier

J'inspire lentement. Je bloque mon souffle letemps de compter jusqu'à trois. Puis le relâche.Mes cellules s'éveillent et ma conscience avec elles.Petit problème : mon cerveau, lui, n'a pas attendupour s'emballer. Visiblement, le fait que je n'ai pasencore étiré mentalement mon gros orteil gauchel'indiffère à un point qui frôle l'indécence.Un soupir. C'est raté pour ce matin. Pourtant,

Mon souffle, ma réussite est présenté comme LA lec-ture incontournable du moment. Pour une fois,l'auteur ne vous propose pas de devenir millionnaireen deux semaines grâce à ses conseils, mais toutsimplement – si on peut dire – de vous épanouir envivant la vie à laquelle vous êtes destiné au plusprofond de vous. En vous réalisant ; en découvrantle chemin sur lequel vous avancerez en confiance etdonc, bien dans vos baskets ; parce que la vraierichesse est intérieure.J'avoue, j'étais dubitative. Ce n'est pas le premier

livre de développement personnel que je m'offre, je

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ne suis pas née de la dernière pluie en matière debien-être. Je trouvais donc les ficelles un peu grosseset déjà usées. Mais les avis étaient enthousiastes. Etpuis, commencer l'année par de bonnes résolutionsn'est jamais du temps perdu – d'autant que, depuisquelques mois, je doute. Suis-je vraiment là où jedevrais être ? Suis-je à ma place ? Est-ce bien ma vieque je vis, et non son pâle reflet dans les vitres salesde la fenêtre de la cuisine ? Ces questions, je n'avaispas l'habitude de me les poser. Globalement, ma vieme convenait – enfin, dans son ensemble, commepour tout le monde. Bien sûr, je me plains régulière-ment, critique un tas de choses oubliées dès le len-demain, même si mes lectures affirment qu'ainsi jefinirai par me provoquer un cancer – fatal, cela vasans dire. Le tout alors que je me targue par ailleursd'être une personne calme et pondérée, réfléchie etgardant la maîtrise d'elle-même, qu'importent lescirconstances. Je le reconnais volontiers, j'ai beaum'échiner à prendre du recul face aux petits tracasdu quotidien, rien n'y fait, je m'emporte trop sou-vent – et que la mère de famille nombreuse qui n'ajamais succombé à la tentation d'une engueuladecollective à la vue de l'état de la salle de bains aprèstrois douches me jette le premier guide d'éducationbienveillante à la tête. Maugréer est donc devenuchez moi un moyen d'expression dont j'ai tendanceà abuser, mea culpa. C'est même un mode de vie.Je suis arrivée dans ce domaine-là à un point dedétachement extrême, et suis parfaitement capable

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de reprendre l'un des enfants sur son bol non rangétout en pensant complètement à autre chose. Faites-moi confiance, ceux qui réussissent ce type d'exploitne sont pas aussi nombreux qu'on aime à nousle laisser croire. Pour clore le débat, je me permetsde rappeler avec douceur et néanmoins fermeté quesi nous ne faisions que ce qui était bon pour nous,la consommation de vin, alcool fort, frites grasseset plats en sauce chuterait de manière drastiquedans notre pays. Na. J'ajoute qu'on peut très biens'emporter et vitupérer en restant pour autant unepersonne charmante et agréable à fréquenter. Sivous avez des doutes, n'hésitez pas à me contacteren mp, je vous livrerai ma recette avec plaisir. À lamaison, par exemple, il est de notoriété publiqueque maman s'irrite, s'agace ou, au pire, est courrou-cée, mais n'élève jamais la voix, quoi qu'on puisseen penser, car donner son point de vue même à fortvolume n'est pas crier, ce qui demeure vulgaire etcontraire à tous mes principes. À force de mel'entendre seriner, les enfants en ont même fait unedélicieuse chanson lors du petit spectacle qu'ilss'étaient mis en tête d'organiser pour mes quaranteans. C'était adorable.Quoi qu'il en soit, malgré ces récriminations

domestiques quotidiennes auxquelles plus personnene prêtait l'oreille – moi incluse –, j'étais comblée.Quand, une fois ma progéniture partie à l'école etPierre au bureau, je me retrouvais seule dans legrand salon brusquement trop calme, c'était un

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soupir d'aise qui soulevait ma poitrine. Un marimerveilleux, trois enfants en pleine forme et intelli-gents, un appartement aux murs blancs et au par-quet qui grince sous les pieds. À quinze ans, je mereprésentais ainsi mon avenir d'adulte, de femme.Ma réussite me procurait donc un sentiment d'aise.Dans l'ensemble. Parce qu'il y a toujours des cou-tures qui tirent et craquent. Et toujours quelqu'unpour vous le rappeler.Ce quelqu'un fut mon époux. Durant nos der-

nières vacances d'été, mon chéri d'amour avait lancé« l'idée ». Sur le coup, je n'y avais pas trop prêtéattention. D'ailleurs, pour mon esprit engourdi defélicité, refusant de se libérer de ces brumes de bien-être qu'on n'éprouve que sous un soleil de plomb, ils'agissait plus d'un délire que d'une constructionmentale solide portée par un raisonnement inatta-quable – j'entends par là le genre de discours quel'on tient quand on est bien et qu'on aimerait quecela dure toujours. Nous étions en effet au bord dela rivière, allongés sur notre serviette, bercés par lescris des enfants qui sautaient de la cascade proche.Nous avions fait tendrement l'amour la veille. Nousnous retrouvions, lentement, avec précaution,comme souvent après une année passée à courir entous sens tels des poulets sans tête.— Zoé, si on plaquait tout ? Si on partait dans

les Caraïbes, en bateau, pour six mois, un an, voireplus ?

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J'ai souri. Dans sa jeunesse, Pierre avait beaucouppratiqué la voile. Des vacances au Touquet, puis surla Côte d'Azur y avaient pourvu. Une enfance bour-geoise et tranquille, des parents un peu distants maisrelativement tendres, une fratrie de quatre garçons,plus casse-cou les uns que les autres. Du tennis, de lanatation, de l'Optimist – ces espèces de coques denoix sur lesquelles des gamins hauts comme troispommes se familiarisaient avec la mer et ses vicissi-tudes –, de bons établissements privés à Neuilly. Riende très original dans son milieu. Mais il n'avait pasbordé la moindre écoute depuis qu'on avait passé lecap du nouveau millénaire. Il n'en avait plus trouvéle temps, entre la naissance de Colette et celle de Jean.Je lui ai caressé le bras, m'émerveillant, même

après toutes ces années, du désir qui s'éveillait alorsen moi.— Hmm…

Il a poursuivi un moment dans cette veine : la mer,le soleil, le clapotis des vagues, la vie de Robinson, lesenfants à la peau dorée et au regard pétillant, puis il abâillé et s'est endormi tandis que mon index suivaitla ligne des muscles de son avant-bras.Le sujet n'a plus été abordé. J'ai même oublié

qu'il l'avait été un jour. Il avait fallu gérer le départde Colette, notre aînée, pour Lyon où elle intégraitl'École normale supérieure, et la rentrée des deuxbenjamins. Très vite, le quotidien a repris ses droits,le gris dans le ciel, les pannes de métro, la pluie etles mauvaises notes.

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La crise a éclaté un mercredi soir. J'avais déjàremarqué que le mercredi était propice aux misesau point. Sûrement, de mon côté, la fatigue d'uneaprès-midi passée à emmener les uns et les autresà leurs activités sportives, en m'assurant que per-sonne n'ait oublié son maillot de bain, sa raquettede tennis ou l'archet de son violon – selon les goûtsde l'année en cours et la saison. Je finissais sur lesrotules, impatiente de retourner me « reposer » aubureau le lendemain.Ce mercredi-là, Pierre est rentré plus tard qu'à

l'habitude. Lily et Jean étaient déjà couchés.— Putain de journée, a-t‑il commenté – une

excuse qui en valait bien une autre pour justifierqu'il passe notre seuil après 21 h 30.L'entreprise pour laquelle il travaillait, anglaise,

venait d'être rachetée par des Indiens. Ils appre-naient vite et ne faisaient pas de quartier.— À qui le dis-tu, ai-je renvoyé.Il s'est affalé sur le canapé, a fermé les yeux, bras

replié sur le visage. Épuisé.— J'en ai marre. J'ai besoin de nouveaux défis,

de nouveaux horizons, de respirer, de prendre lelarge. Zoé, on ne peut pas continuer comme ça.— Je sais… Il faut vraiment que je dégote une

baby-sitter, mais depuis que Karen est repartie àMilwaukee, personne n'a trouvé grâce aux yeux desenfants. J'ai bien rappelé…— C'est pas la baby-sitter, le problème, m'a-t‑il

coupée. C'est nous.

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Sur ce, il s'est levé pour rejoindre notre chambreen traînant les pieds. Je suis restée seule sur le canapé,aussi choquée que s'il m'avait giflée. Le problèmen'avait jamais été nous. Jamais. Des écueils, nous enavions surmonté, et toujours la main dans la main.Nous, justement, face au reste du monde. Rien neremettait ce « nous » en question. Ce « nous » étaitindestructible, incassable. Et voilà qu'il m'apparais-sait soudain empli de fissures malignes et assassines.Le doute me rendait malade. Était-il possible que jeme sois complu dans mon bonheur familial alors quemon époux s'étiolait dans ce qui était devenu pourlui une prison ? Avais-je pu être aussi aveugle, ne rienpressentir, ne rien deviner, au point de ne pas mesu-rer l'étendue de sa détresse ? Un tel décalage, un telfossé béant dépassait l'entendement. Il n'était pasconcevable que les mêmes faits provoquent en nousdes sentiments aussi diamétralement opposés.Comment son malheur avait-il pu m'échapper ?Étais-je un monstre d'égoïsme ? Quand avait-il prisce virage qui l'avait éloigné de moi, de nous ? Quelleintersection avais-je ratée ? Nauséeuse, anéantie,triste, défaite, je passai une bonne partie de la nuit àretourner ces questions en tous sens sans trouver lamoindre réponse ; à analyser mes souvenirs, à cher-cher des causes qui n'existaient peut-être pas. Letemps, les habitudes, la vie, tout simplement, étaientpeut-être les raisons si bêtes et banales de ce mal-êtrechez l'homme dont je partageais l'existence. J'ai finipar aller me coucher à côté de lui, dont le souffle égal

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me permettait de croire qu'il dormait et que nousn'aurions pas à nous parler. Pas maintenant, pasdéjà, évitant ainsi qu'aucun mot définitif ne fran-chisse nos lèvres, de ces mots dont on ne se remetpas, quelle que soit la quantité de sucre dont on lesenrobe ensuite. Un moment, la pensée m'a effleuréequ'il me trompait. J'ai choisi de ne pas ajouter unenouvelle peur à l'angoisse qui me serrait déjà le cœur.J'ai fermé les yeux, nous ai revus sur le bord de cetterivière, à peine deux mois plus tôt, et en ai concluque c'était à cet instant que mon esprit avait déraillé,n'entendant pas l'alarme qui aurait dû s'y déclen-cher. Quelque chose, en moi, était défaillant – et ilfaudrait y remédier. Malheureusement, il n'existepas de mode d'emploi pour remettre son couple surdes rails dont on ne s'était pas aperçu qu'il les avaitquittés. Car jamais Pierre n'avait laissé entendreavant ce soir-là qu'il puisse y avoir la moindre incom-préhension entre nous, le moindre malentendu. Etces cinq petits mots, qui, pour certains auraient pusembler anodins, sonnaient à mes oreilles commeune condamnation à mort, ou tout du moins,comme l'annonce d'un procès à venir, procès àcharge et que rien ne m'assurait de gagner, car aulieu d'y être des alliés, nous y serions des adversaires.

La vie a repris son cours. Moi, prétendant n'avoirrien entendu ; lui, n'avoir rien dit. Mais depuis,cette petite phrase assassine me trotte dans la tête.Le problème, c'est nous.

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Le problème, c'est nous.Elle résonne en moi, faisant de Pierre une Emma

Bovary travestie à la va-vite, dans une adaptationvulgaire et postmoderne du drame amoureux – spec-tacle affligeant monté durant le off du off d'un festi-val quelconque, où les personnages auraient desmasques de bêtes maquillés à l'excès, les fesses nues,où ils déclameraient un mot en hurlant pour susur-rer le suivant.Cette maudite petite phrase a creusé un fossé

entre nous, que notre silence alimente, lui qui mesemble devenir chaque jour plus assourdissant. Età Noël, je n'avais pu m'empêcher de contempler ladinde aux marrons de maman en me demandant àquoi ressemblerait un 25 décembre sous les tro-piques et les cocotiers, arrosé au rhum arrangé plu-tôt qu'au champagne – parce qu'il ne m'avait pasfallu longtemps pour comprendre que l'issue quePierre envisageait était celle-là : un voilier, une merturquoise, le clapotis des vagues, la coque bercée parles alizés et nos rires montant du carré. On ne passepas vingt ans dans les bras d'un homme sansentendre ce qu'il ne dit pas.Notre vie avait déjà basculé après les attentats.

Chanceux, nous ne comptions aucun proche parmiles victimes, mais ce n'était pas le cas pour tous nosamis. Paris, pendant des mois, était devenue autre,une ville étrangère où nous avions peur tout enprétendant à la normalité. Nous menions doréna-vant une existence où nos enfants s'entraînaient

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deux fois par an à l'école à réagir en cas d'attaqueterroriste, là où nous n'avions connu que les exer-cices d'alerte incendie. Puis la lourdeur du quoti-dien avait gagné sur l'angoisse, un quotidien oùnous croisions dans les rues des gens qui campaient– et pas pour leur plaisir. Un quotidien où desfamilles entières s'installaient sur des bouches demétro pour avoir plus chaud. Et il était difficile defermer les yeux. Mais partir était-il la solution ?Larguer les amarres nous ramènerait-il à un avantdisparu ? N'était-ce pas illusoire ? Nos problèmes,les petits comme les grands, ne fondraient pas sousle soleil des Caraïbes ; j'avais passé l'âge de croire ence genre de choses.Après cet été où Pierre avait donc évoqué pour la

première fois « l'idée », et avant qu'il n'établisse unbilan si négatif de l'état de notre couple, Coletteétait partie vivre à Lyon. Le départ de mon aînéeavait été un déchirement. Elle était prête, moi pas.Comment accepter que ce petit bout de chou à quije chantais hier encore Meunier, tu dors ? soit deve-nue cette femme sûre d'elle sans en être arrogante ?Consciente de ses limites, comme de ses atouts,Colette était capable, même dans sa vie affective,d'une sérénité qui m'épatait tout autant qu'elle mepoussait à m'interroger. Certes, ma fille avait grandiau sein d'un foyer uni et n'avait donc aucune raisonde douter d'elle, mais le propre de la jeunesse n'est-il pas, justement, de se remettre en cause en perma-nence, à la recherche de celui qu'on souhaiterait

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être ? À la regarder, à l'écouter me parler de sa rela-tion avec Patrice, son petit ami depuis trois ans, jene pouvais m'empêcher de revenir en arrière, versma vingtaine. Moi aussi, j'avais été aimée par mesparents, choyée, encouragée, soutenue, rarementcritiquée. Certes, contrairement à ma fille, je n'avaispas eu de frère et sœur. Elle, en tant qu'aînée, étaitsûrement pourvue d'un sens des responsabilités quime manquait au même âge – ce qui ne suffisait pasà expliquer toutes les différences qui existaient entrenous à l'heure de quitter le nid. Je n'avais pas oubliémes crises d'angoisse à l'idée de ne pas suivre laformation qui me rendrait heureuse, ni les beuveriesavec Lola ou les premiers rendez-vous avec Pierre,qui me ravageaient le cœur tant j'avais le sentimentd'être au bord d'un précipice et que rien ni per-sonne ne parviendrait à empêcher ma chute. Unechute des plus douces, s'il s'élançait avec moi dansle vide, serrant ma main dans la sienne. Coletteparaissait imperméable à ce genre d'excès roman-tiques. Normale sup' ? Une évidence. Patrice ? Ilsétaient heureux ensemble, n'avaient aucune raisonde s'interroger sur un avenir dont personne nesavait rien ni de perdre leur temps à des construc-tions chimériques. Les fêtes ? Merci bien, le binge-drinking était déjà dépassé en Angleterre, uniqueraison expliquant qu'il ait franchi la Manche – nousavions toujours quelques métros de retard sur lesmodes anglo-saxonnes. La drogue ? Pour quoi faire ?

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Il m'avait fallu, après plusieurs conversations dece type dans le TGV Paris-Lyon, finir par admettreque je ne connaissais plus vraiment cette Colettedont j'avais longtemps cru qu'elle n'était qu'un pro-longement de moi-même. Je découvrais tout un tasde choses sur elle auxquelles je n'avais pas prêtéattention et mon étonnement s'accompagnait d'unsentiment de perte que rien ne viendrait combler,j'en avais déjà conscience. Car si, après son entréeau collège, j'avais dû « réapprendre » ma fille – quin'avait pas échappé aux diktats de ses pairs et neressentait plus le même besoin de moi –, cette fois-ci, je n'aurais pas cette chance. Colette n'habitantplus sous notre toit, les occasions seraient mainte-nant rares d'avoir le temps d'apprivoiser cette incon-nue qui avait pris possession du corps de monenfant. Certes, elle ferait encore appel à moi, merassurais-je les soirs de trop grande déprime, maisd'une manière que je n'appréhendais pas encore.J'avais donc abordé la période des fêtes de fin

d'année avec un mari présent, mais avec qui lesconversations se limitaient aux sujets « sûrs » –

comme l'organisation des repas et les commentairessur les derniers scandales politiques –, une aînée quis'était envolée vers sa propre vie de femme, un adoqui passait son ultime année au collège et comptaitbien devenir champion du monde de skateboard etune benjamine qui se coiffait dorénavant touteseule. De quoi nourrir quelques doutes sur la perfec-tion de l'existence, non ?

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