yves congar - le monothéisme politique et le dieu trinité. nouv. rev. théol. 1981

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Le Monothéisme politique et le Dieu Trinité Les réalités politiques de l'Antiquité païenne étaient pénétrées de religion. Quand, entre 334 et 325 avant Jésus-Christ, Alexandre eut conquis l'Asie mineure, la Syrie. l'Egypte, la Perse, l'Iran et l'Inde occidentale, il adopta le costume et l'apparat des rois perses, établit l'obligation de la proskunesis a son égard. Il était convaincu d'avoir une mission divine. Divinisé comme pharaon à Memphis, salué fils d'Ammon (Zeus) dans l'oasis de Siwah, déclaré divin à Suse en 324, apothéose à l'instar d'un dieu en Grèce, lui-même, d'après W\W\ Tarn, ne croyait pas à sa divinité \ Alexandre a été ainsi représentatif et premier modèle d'une idéologie de mo- narchie sacrée. Déjà Xénophon (430-354) avait exalté, en la per- sonne de Cyrus, le régime monarchique 2 , Isocrate l'avait célébré en traçant le portrait du prince égal aux dieux 3 . Précepteur du jeune Alexandre, Aristote avait terminé sa Métaphysique (livre XII : 1076 a) en citant un vers de l'Iliade (II, 204) : « Ce n'est pas un bien que la pluralité des chefs. Qu'il y en ait un seul ». Ce vers était souvent cité 4 . Au II e siècle de notre ère, Apulée avait traduit en latin un récit pseudo-aristotélicien. Péri kosmou. De mundo. qui présentait Dieu comme un souverain caché dans les hautes sphères, à l'image du souverain perse ; il y a Y arche, Yauctoritas. Dieu meut le monde par la dunamis qui y est investie et active (thème proche du stoïcis- me). Le modèle perso-irano-heUénistique de monarchie sacrée et 1. W.W. TARN, Alexander thé Gréai Cambridge, 1948 ; et Cambridge Ancienf History, t. VI, 1953. Pour l'ensemble, A.A.T. EHRHARDT, Politische SSetaphysik von ScAon bis Augustin. 3 vols, Tûbiagen. 1959 et 1969 ; Fr. DVORNIK, Early Christian and Byzantine Politicai Philosophy, Origins and Backgrounds, 2 vols, Washington, 1966 ; E. PETBRSON, cité infra. n. 4. 2. DVORNIK, p. 187s. 3. DVORNIK , p. 200s. 4. CE la note 63 de E. PETERSON, Dec Monotheismus aïs poSfisches Probtem, Leipzig, 1935 (la deuxième année du régime- hitlérien !) ; repr. in TT\eologische Traktafe. Munchen, 1951, p. 45-158, que nous citons. Cf. déjà Gôtiliche Mo- narchie.daos Theol. Quart. 112 (1931) 537-564-.

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  • Le Monothisme politique et le Dieu TrinitLes ralits politiques de l'Antiquit paenne taient pntres

    de religion. Quand, entre 334 et 325 avant Jsus-Christ, Alexandreeut conquis l'Asie mineure, la Syrie. l'Egypte, la Perse, l'Iran etl'Inde occidentale, il adopta le costume et l'apparat des rois perses,tablit l'obligation de la proskunesis a son gard. Il tait convaincud'avoir une mission divine. Divinis comme pharaon Memphis,salu fils d'Ammon (Zeus) dans l'oasis de Siwah, dclar divin Suse en 324, apothose l'instar d'un dieu en Grce, lui-mme,d'aprs W\W\ Tarn, ne croyait pas sa divinit \ Alexandre at ainsi reprsentatif et premier modle d'une idologie de mo-narchie sacre. Dj Xnophon (430-354) avait exalt, en la per-sonne de Cyrus, le rgime monarchique2, Isocrate l'avait clbren traant le portrait du prince gal aux dieux 3. Prcepteur dujeune Alexandre, Aristote avait termin sa Mtaphysique (livreXII : 1076 a) en citant un vers de l'Iliade (II, 204) : Ce n'est pasun bien que la pluralit des chefs. Qu'il y en ait un seul . Ce verstait souvent cit4.

    Au IIe sicle de notre re, Apule avait traduit en latin un rcitpseudo-aristotlicien. Pri kosmou. De mundo. qui prsentait Dieucomme un souverain cach dans les hautes sphres, l'image dusouverain perse ; il y a Y arche, Yauctoritas. Dieu meut le mondepar la dunamis qui y est investie et active (thme proche du stocis-me). Le modle perso-irano-heUnistique de monarchie sacre et

    1. W.W. TARN, Alexander th Grai Cambridge, 1948 ; et Cambridge AncienfHistory, t. VI, 1953. Pour l'ensemble, A.A.T. EHRHARDT, Politische SSetaphysikvon ScAon bis Augustin. 3 vols, Tbiagen. 1959 et 1969 ; Fr. DVORNIK, EarlyChristian and Byzantine Politicai Philosophy, Origins and Backgrounds, 2 vols,Washington, 1966 ; E. PETBRSON, cit infra. n. 4.

    2. DVORNIK, p. 187s.3. DVORNIK , p. 200s.4. CE la note 63 de E. PETERSON, Dec Monotheismus as poSfisches Probtem,

    Leipzig, 1935 (la deuxime anne du rgime- hitlrien !) ; repr. in TT\eologischeTraktafe. Munchen, 1951, p. 45-158, que nous citons. Cf. dj Gtiliche Mo-narchie.daos Theol. Quart. 112 (1931) 537-564-.

  • 4 Y. CONGAR, O.P.

    presque divinise a pntr Rome, d'abord sous la forme d'unidal de chef prestigieux, surhomme, personnifi en Cyrus par laCgropdie de Xnophon ainsi chez Csar , en Alexandre pourle mme Csar, pour Scipion l'Africain, pour Pompe et Antoine5.Octave-Auguste avait ralis l'image du prince parfait, dieu, sau-veur et matre du monde : la Pax Augustana. Il avait t divinisaux IIe et IIIe sicles de notre re. On avait vu la divinisation dela personne de l'empereur et le culte du soleil avec Aurlien (270-275), une monarchie absolue de type oriental avec Diocltien (284) :il abdique en 305 et son abdication est suivie de guerres civiles,de comptitions et de luttes (sept empereurs en 310) dont l'empiresortira par la victoire de Constantin sur Licinius et le rtablisse-ment d'une monarchie sacre sous le signe, dsormais, du Dieuchrtien.

    Comme l'a montr E. Peterson, c'est d'abord Alexandrie etchez Philon que le monothisme juif a rencontr l'ide de monarchiede la philosophie grecque ( Philon introduit le mot mme de mo-narchia et il cite le vers de l'Iliade) et l'ide politique hellnistiquelargement rpandue. Isral tait un peuple par la foi en un Dieu.Mais ce Dieu tait unique pour tout le genre humain et le cosmos,le roi des rois dont la symbolique perse avait donn une image.Le paralllisme avec la monarchie de l'empire offrait, pour les pro-slytes, un accs au monothisme ". Eusbe citera Philon 7.

    Les apologistes chrtiens du IIe sicle ont suivi la mme voie quePhilon. Chez Justin, la monarchie s'entend, sans avoir besoinde prciser, de la monarchie de Dieu8. Justin avait crit un livresur la Monarchie de Dieu, o il faisait usage de la philosophiehellnique9.

    Saint Thophile d'Antioche oppose la monarchie de Dieu, seul non devenu, ager-tos , la pluralit des dieux ". Les apologistesusent semblablement de l'ide de la monarchie divine ".

    5. DVOP.NIK, p. 472s. Et cf. E- BARKER, From Alexander to Constantine.Passages and Documents illustrating th History o[ Social and Politica! Ideas,336 BC-AD 337. Oxford, 1956.

    6. PETERSON, note 39 ; DVORNIK, p. 612.les parents le roi Dieu

    7. Avec les rapports = se : DVORNIK, p. 621.leurs enfants l'Etat le monde

    Ide juive du pre, caractrise par le gouvernement, les soins, la prctectioc.On pleurera Constantin comme un pre : DVORNIK , p. 522, n. 20.

    8. Dial. I. 3.9. EUSBE, H.E. V, 1.3, 4.10. Ad Autolycum II, 4 ; II, 8 et 28.11. TATIEN, Orari'o adv. Graecvs 14. 29 ; PSEIDO-JUSTIN, Cohorietio ad

    Graecos. 17 ; THODOKET, Graecamm affectionum cwatio. sermo 3. Les deuxderniers ci-ent le vers d'Homre.

  • LE MONOTHISME POLITIQUE ET LE DIEU TRINIT 5

    Contre cette propagande monothiste chrtienne, le paen Celsearguait d'un polythisme qui se traduisait dans la structure et lergime de l'empire : sous an dieu suprme il faut des dieux, commeil existe des satrapes sous le grand roi perse ou l'empereur romain ".Cette illustration ou justification du polythisme tait trs rpan-due 13. Aux juifs et aux chrtiens qui affirmaient qu'on ne doit pashonorer les serviteurs la place du matre, les dieux la place deDieu, Celse rpondait : Le satrape, le gouverneur et le prteurou le procureur du roi des Perses ou des Romains, et aussi ceuxqui dtiennent de plus petits commandements, administrations ouservices ne peuvent-ils pas causer de grands maux si on les n-glige ? Mais satrapes et serviteurs ne pourraienMis faire que depetits maux s'ils taient traits avec arrogance 14 ? Par son con-traire, le monothisme manifestait son impact politique.

    Vouloir n'honorer qu'un Dieu apparaissait aussi aux paens com-me un particularisme, une exclusion. Les chrtiens avaient leur Dieu,les peuples n'avaient pas le leur. Les chrtiens taient des ennemisdu genre humain ls. Ils enlevaient aux peuples leur culte propre,leurs coutumes. Leur monothisme tait un appauvrissement del'empire, dont on comparait l'ordre celui qu'a introduit Zeus.

    A l'accusation de miner l'empire, Origne repondait en situant lechristianisme dans le cadre de ce mme empire. Le Christ est nsous Auguste, dans le cadre de la Pax Augustana. L'unit del'empire a prpar la possibilit d'une diffusion universelle de lafoi et de la loi du Christ16.

    Eusbe, lui aussi, voit la royaut du Christ natre au momento les royauts nationales se sont teintes en Jude, en Egypte,en Syrie, etc., et o s'est instaure la paix d'Auguste et l'unitde l'empire ". La pluralit des cits, avec chacune son dieu, en-gendre les guerres. La venue du Christ, concomitante avec la do-mination d'Auguste sur la pluralit et la dispersion, xeprsentaitla paix que les prophtes avaient annonce. C'est une politisationdu message rvl... Le monothisme a commenc de s'afiirmeravec la monarchie d'Auguste ls : il est li l'empire romain. Et voiciqu'avec la victoire de Constantin sur Licinius et sa conversion, ilest devenu une ralit ; les trois notions : Empire romain. Foi etMonothisme sont ainsi lies ensemble. Mais un quatrime lment

    12. ORIG3NE, C. Celswn VIII, 35.13. PETEBSON, p. 72 et les notes 87-93.14. C. Ceisum VIII, 35.15. Sur cette accusation, A. HARNACK. Die Mission und Ausbreifmg des

    Christentums. 4e d., Leipzig, 1924, 1.1, p. 281 sv.16. C. Celswn II, 30 (Koetschau 158) ; Ccm. in Mat. 24, 37.17. Demonstr. evang. III, 2, 37, et 7, 30-35.18. ld. op.. VIII, 3.

  • 6 Y. CONGAR, O.P.

    s'y ajoute, la Monarchie de l'empereur romainls. A l'uniquemonarque divin dans le ciel rpond un unique monarque sur terre :une ide qui, comme telle, sera reprise par nombre de Pres et parnotre haut moyen ge2". Pour Eusbe, le Pre est le principe duFils, qui tient de lui sa divinit. Il n'y a donc qu'un seul Dieu quisoit sans commencement et inengendr. Le Fils, lui, est l'image duseul vrai Dieu, de celui qui seul est Dieu par lui-mme . Sur terre,est vrai empereur celui qui, l'image du Logos-Christ-Roi, repro-duit en soi l'image du Pre-Roi.

    Une affirmation monothiste appuye symboliquement sur l'imagede l'empire jouissait d'une grande force. Il s'imposait de tenir etrespecter la monarchie. Les modalistes que combat Tertullien sejustifiaient ainsi : monarchiam, inquiunt, tenemus 21. Le mono-thisme tenu sous le signe de la monarchie posait de difficiles ques-tions une foi trinitaire. Fin IIe - dbut IIIe sicle, Rome, Noetet Praxeas (inconnu d'autre part) confondaient le Pre et le Filsquant leur existence temelle, antrieure leur fonction conomi-que. En critiquant Praxeas, Tertullien expliquait que le Pre pou-vait avoir un Fils sans perdre ou diviser la monarchie ; il se rf-rait mme l'institution du double principal L'existence de cou-rants monarchianistes en Pentapole nous a valu, vers 260, la pro-fession de foi trinitaire du pape Denys de Rome2Z. Il y parle du dogme le plus vnrable de l'Eglise de Dieu, la monarchie et,aprs avoir rejet galement le trithisme et le modalisme, il con-clut : de la sorte sera sauvegarde et la Trinit divine et la sainteprdication de la monarchie .

    Le thme de la monarchie divine tait un des appuis des ariens.C'tait pour le sauver, disait Eunome, qu'il subordonnait le Filset l'Esprit au Pre23. Le lien avec le monothisme politique estmarqu dans la version arienne des Constitutions ApostoliquesV, 20, 11 : en ralisant la prophtie de Daniel 2, 34 sur la montagnequi remplit la terre, le Christ a bris la polyarchie du polythisme

    19. PETERSON, p. 92-93. Et cf. R. FARINA, L'impero e l'imperatore cristiano inEusebio di Cesarea. La prima tsologia politica del Cristianesimo. coll. B&l.Theol. Selesiana, Zurich, 1966.

    20. Cf. S. AMBROISE, Corn. in PS 45. 10 (PL 14, 1142s.) ; De obitu TheodosU ;S, JEAN CHRYSOSTOME, Contra ludaeos et Genfiles, 3 (PG 48, 817) ; sermon deNcl (57, 385) ; DIODORE, Corn. in Rom. 13, 1 (PETERSON, note 139) ;THEODORET.In Daniel.. c. 2 (PG 81, 1303s.) ; PRUDENCE, Contra Symmachum l, 583s. Et cf.DVORNIK, p. 725..

    21. Adv. Prasean. 3 (Kroymann 230).22. Dans S. ATHANASE, De decc. Nie. syn., 26: Dz-ScH, 112. Cf. G. BAREY,

    art. Monarchianisme, dans Dict. Thol. Cath. t. X. col. 2193-2209.23. Apologeticus. 27 (PG 30, 865). Cf. P. BESKOW, Rex Gloriae. Th Kingskip

    o[ Christ in th Early Church, transi. E.J. SHASPE, Stockholm, 1952, p. 269-275 :Th Arians and th Kingship of Christ.

  • LE MONOTHISME POLITIQUE ET LE DIEU TRINIT 7

    en prchant la monarchie de Dieu et en tablissant celle de Rome 2*.Eusbe de Csare a admis la dfinition de Nice, mais en l'inter-prtant dans la ligne subordinatienne hrite d'Origne et en ab-mant le Fils dans la monarchie de Pre. Il utilisait ce thme de la monarchie dans sa polmique contre Marcel d'Ancyre : croireen deux hypostases menait perdre la monarchie de Dieu en yadmettant deux archeis. Comme il existe un Dieu qui est sanscommencement, et que le Fils est n de lui, il ne peut y avoir qu'unemonarchie, une royaut23. La relation entre Dieu et le Christ peuttre compare celle qui existe entre l'empereur et son image : enhonorant celle-ci, on honore celui-l2'.

    Les Pres qui, dans la ligne de Nice, ont exprim la vraie tho-logie , confessaient intgralement la monarchie du Pre et la g-nration d'un Fils de mme ousi'a que lui. Cyrille de Jrusalem parlesouvent de la monarchie dans sa catchse2T. Saint Basile crit,en 375 : Lorsqu'on adore un Dieu de Dieu, on confesse le ca-ractre propre des hypostases et l'on reste fidle la doctrine dela Monarchie divine sans parpiller pour autant le mystre de Dieu[litt. : la thologie] en plusieurs morceaux, parce qu'en Dieu lePre et en Dieu le Monogne, on ne contemple pour ainsi direqu'une seule forme se rflchissant comme en un miroir dans ladit qui ne connat pas de diffrence28.

    Quelques annes plus tard, en 380, Grgoire de Nazianze peutparler d' une difficult qui depuis longtemps est moite et a cddevant la foi , celle d'viter la polyarchie en affirmant la pleineconsubstantialit des hypostases du Fils et de l'Esprit29. Les plusanciennes opinions au sujet de Dieu sont au nombre de trois :anarchie, polyarchie et monarchie (.. .). Nous, c'est la monarchieque nous honorons : non pas une monarchie dlimite par une seulepersonne... mais une monarchie constitue par l'gale dignit denature, l'accord de volont, l'identit de mouvement et le retour l'unit de ceux qui viennent d'elle30. La monarchie divine n'a pas

    24. Ed. PITRA, Iwis Eccl. Graecorum Hisf. et Mon. I, Rome, 1864, p, 293.25. EUSBE, Eccl. fheol. II, 7, 1 (Eusebins Werke II, p. 104 .26. Ibid. II, 7, 16. Athanase avait us de cette comparaison (Adw. Aria. III, 5 :

    PG 26, 332) ; Basile en usera (De Spir. 5. 18, 45 : PG 32, 149), mais sur fond deconsubstentialit. Mais Eusbe pense que Dieu, en la forme humaine du Christ,a t englouti par la vie divine. C'est pourquoi une image du Christ glorifiest impossible : lettre Constantia (PG 20, 1545-49). Ide dont les iconoclastestireront profit

    27. Cai. IV, 6 ; VII- 1 ; XVII, 2 : PG 33, 461, 665, 939.28. De Spiritu S. 18, 45 (G 32, 149 B; trad. B. P-BUCHE. dans Sources chtt.,

    17'i ; comparer 18,47 (col. 153 BC).29. Otatio XXXI, 13 (PG 36. 148 ; trad. P. GALLAY, dans Sources chtt.. 250).30. Orsrio XXIX. 2 (PG 36, 76 AB) ; comp. Poemate dogm. 1,3, vers 79-80 et

    XXX. ve^s 25-26 (PG 37, 414 et 509).

  • 8 Y. CONGAR, O.P.

    d'quivalent dans les ralits d'ici-bas 31. L'assimilation de celle del'empereur celle de Dieu est ainsi dnonce.

    Grgoire le Thologien se hasarde pourtant proposer uneimage dj Tertullien l'avait ici devanc 32 , mais dans laquelleil ne trouve qu'une petite ressemblance, celle d'une source (cache,invisible), un ruisseau, un fleuve. Cette comparaison, dj risquepar saint Athanase, sera reprise par saint Jean de Damas, quipropose aussi : intellect, parole, souffle, ou encore : racine, rameau,fruit. Saint Grgoire de Nysse avancera l'image des trois lumiresse superposant en venant l'une de l'autre. Saint Augustin, lui, pro-posera comme image : feu, clat, chaleur 3, mais surtout les ana-logies plus formelles de memoria, intelligentia, voluntas. ou me-moria. intelligentia, amor.

    Ainsi une pleine thologie trinitaire vitait le blocage entre mo-narchie divine et monarchie impriale. Ses tenants ne suivaient pasEusbe dans sa conception de l'ontologie divine ni dans sa chris-tologie. Pas davantage dans sa vision thologico-politique de l'em-pire. Les Pres grecs ont vu l'union de celui-ci avec l'Eglise dansla ligne de la thocratie biblique et dans la perspective christo-logique qui sera celle de Chalcdoine 34. En Occident, saint Augus-tin laborera la vision grandiose que l'on sait. Tandis qu'Eusbe,et mme Ambroise, voyaient la promesse du PS 45, 10, auferensbella usque ad fines terrae , ralise dans la Pax Romana, et queConstantin tait considr par Eusbe comme ralisant le royaumemessianique, Augustin voyait les guerres continuer, il y en avait eumme sous Auguste ". Certes la paix romaine a t, dans le tempset pour un temps, le cadre de vie de la Cit de Dieu sur terre s8,mais l'unit de l'empire avait eu aussi des effets mauvais : Augustinallait jusqu' dire que l'unification des peuples sous le droit romainavait favoris la diffusion des superstitions ". La paix est uneralit spirituelle qui dpend de l'option des personnes, pour ou

    31. OrarioXXXI.31 (PG36. 169).32. Dicimus filium a ptre sed non spara tum... sicut radix fruticem et

    fons fluvium et sol radium- : Adv. Praxean, 8 (Kroymann, p. 238) ; tertius estspiritus a deo et filo, sicut tertics a radice fructus ex frutice, et tertras a fonterivus ex flunline, et tertius a sole apex ex radio (p. 239). S. ATHANASE,;re (errre Srapion ; S. JEAN DE DAMAS, PG 9', 780.

    33. De symbole IX : PL 40, 659.34. M. Az KOUL, Sacerdotium et Imperimn : Th Constantinian Renovatio

    a ^ cording f o th F a f f i e r s , dans Thzological Sfwiies 32 (1971 ) 431-464.35. De Civifate Dei III, 30.36. De CivUate Dei XV. 4 et XIX, 17 et 26.37. En. PS 39, 13 ; omnes gentes subditae iuri romano in ius romanum con-

    fluxerunt, superstitiones conununicaverunt, postea inde coeperunt per gratiamDomini nostri lesu Christi separari ... .

  • LE MONOTHISME POLITIQUE ET LE DIEU TRINIT 9

    contre Dieu3S. Aussi Augustin critiquait-il l'ambition imprialistede Rome39. L'empire romain est parfois appel mala civitas ,et Rome assimile Babylone. Bien sr, l'empire tait devenu chr-tien et sa puissance matrielle pouvait servir l'Eglise. Mais, detoute faon, la catholicit de celle-ci dpassait les limites de l'em-pire romain 40. Autre tait le domaine intramondain de l'Etat, autrele domaine supramondain de l'Eglise. Alors qu'Eusbe identifiaitl'Eglise et l'empire, et que Constantin se disait vque pour lesexteriora de l'Eglise , Augustin dveloppe le caractre spirituelet cleste de la Cit de Dieu.

    Ds Thophile d'Antioche et Irne, contre la gnose on affirmevigoureusement l'unicit d'arche dans la Trinit41.

    Le Pre seul est arche, principe42,aitia, cause43,pgh, source44.

    E. Peterson concluait son tude en disant que la Trinit ortho-doxe avait liquid thologiquement le monothisme comme problmepolitique. Il ne pouvait, disait-il, y avoir une telle thologie politiqueque sur le terrain, soit du judasme, soit du paganisme. Le messagechrtien de la Tri-unit de Dieu se situe au-del de l'un et de

    38. En. PS 45 {PL 36, 522 s.) ; Chr. DAWSON, S( Augustine and his Age. dansA Monument to Si Augustine. Essays, London, 1930, p. 11-77 (76-77) ; lesdernires pages de E. Petrson ; A.A.T. EHKHARDT, Poliiische Metaphysik vonSolon bis Augustin, fc III, Tbingen, 1969, le ch. II, p. 26-51.

    39. Dominandi libido s> : De Ciuitaie Dei III, 14; V, 12 et 19; EHRHAM)T,op. cit., p. 41.

    40. De pecc. orig.. 24 ; Adu. Crescon. IV, 61, 74. EHRHARDT, p. 47.41. De nouveau, de belles formules de Tertullien, mais saveur .subordina-

    tienne (?) : Trinitas per consertos et connexos radus a Ptre decurrens etmonarchiae nihil ob.strepit : Adv. Prax., c. 8 (Kroymann, p. 239) ; deus. exunitate patris (c. 19. p. 263).

    42. S. BASILE, Hem. 24, 4 {PG 31, 605) ; S. GRGOIRE DE NAZIANZE, OrarioII, 38; XX, 6 (PG 35. 445 et 1072C) ; S. AUGUSTIN, De Trinifate IV, 20, 29(PL 42, 908) : texte souvent cit, p.ex. par Pierre Lombard, saint Thomas, saintBonaventure, et encore par Lon XIII (encycL Diviiwm illad munus, 9 mai 1897 :DZ-SCH 3326). Augustin insiste aussi sur son prindpaliter : De Trin. XV, 17,29 et 26; 47 (col. 108.1 et 1095). Les ariens disaient : le Pre seul est anarchie ,sens principe, sans commencemect. Il a fallu lever l'ambigut : le Fils est sanscommencement, mais il n'es-t pas sans principe. Cf. GRGOIRE DE NAZIANZE, OrdrioXX, 6 et XXV (PG 35, 1072 C et 1220) ; XXX, 19 et XXXIX, 12 (PG 36, 128 et3^8).

    43. S. GRGOIRE DE NYSSE, Adv. Eunom.. 1 (PG 45, 416 C) ; MAXIME LECONFESSEUR, lettre Marines (PG 91, 136) ; S. JEAN DE DAMAS, De fide orth. I, 8etl2(PG94,832et&49).

    44. ORIGNE, In loan. II, III, 2C (Sources Chr., p. 121). S. ATHANASE, C. Anan.I, 19 (PG 25, 52) ; S. BASILE, Hem. contra Sabell.. 4 (PG 31, 609) ; S> CYRILLED'ALEXANDRIE, In oan. I, c. 1 (PG 73, 25) ; DENYS, De div. nomin. II, 7 (PG 3,645 B) ; S. JEAN DE DAMAS, De fide orth. , 12 (PG 94, 848). Les XIe et XVI" con-ciles de Tolde ont appel le Pre fons et origo totius divinitatis (DZ-SCH 525et 568).

  • 10 Y. CONGAR, O.P.

    l'autre. Tout est plac en Dieu, non dans la crature, et la paix duChrist n'est pas assure par un empereur mais par une grce au-delde la raison.

    H. Mhlen, aprs avoir cit cette conclusion de Peterson, crit : W^ir knnen dem nicht ganz zustimmen : nous ne pouvons ysouscrire entirement ". II estime en effet que le modle d'unmonothisme prtrinitaire est demeur et a inspir des comporte-ments politiques dont il donne quelques exemples pas toujoursconvaincants46. Dj chez Clment de Rome et chez Ignace d'An-tioche, le point de vue paulinien d'une prsence active du Saint-Esprit dans tous les fidles aurait t supplant par une ide d'unitde Dieu, partie inspire par l'Ancien Testament, partie lie laphilosophie ambiante, hellniste et stocienne, qui tait domine parl'ide d'unit du cosmos, image et consquence de l'unit de Dieu.Un monothisme prtrinitaire serait la racine d'une uniformit etd'une facult d'exclusion de l'Eglise ...

    Les rfrences l'unit de Dieu (unit absolue et, de S04 a-trinitaire) se rencontrent dans la critique de tous les dualismes h-rtiques : celui de la gnose, celui de Marcion, celui du manichis-me47. Aux XIIe et XIIIe sicles on a sans cesse accul admettredeux principes, comme le Manichen abhorr, ceux qui ne se r-duisaient pas l'orthodoxie de l'autorit suprme et universelle duPape. Nous avons apporte de nombreuses rfrences ailleurs".Qu'il suffise ici de citer la bulle Unam sanctam de Boniface VIII,18 novembre 1302 :

    Quicumque igitur huic potestati a Deo sic ordinatae resisUt, Deiordination! resistit, nisi duo, sicnt Manicheus, fingat esse prindpia, quodfaisum et haereticum iudicamus, quia, testante Moyse, non in prtncipiis, sedin principio coelum. Deus cra vit et terrain.

    Dans le Nouveau Testament, comme l'a montr K. Rahner, hoTheos, Dieu , dsigne le Pre. Il est regrettable que, chez nous,dans la rcitation du Credo, le clbrant prononce d'abord Credoin unum Deum sans enchaner Patrem omnipotentem . Celadonne prise une expression de foi monothiste prtrinitaire quesuit, mais comme une chose rajoute, la confession du Pre, du Filset de l'Esprit. Malgr tout. de par leur contenu d'ide, il existait

    45. H. MHLEN, Enfsahalisiwung. Ein epochales Scfdagwott in seiner Be-deutung fur die Zukunft des christtichen Kirchen. Pad'rborn, 1971, p. 229,

    46. Op. cit., p. 231-233 ; comp., du mme acteur, Morgen wird Einheif sein...,Pderborn, 1974, p. 138s. et 354-365.

    47. Le manichen Fausfrus objectait saint Augustin que le concept juif etchrtien de monarchie avait t emprunt au paganisme : C. Faustum XX. 4.

    48. Arriana haeresis comme dsignation du nomanichisme au X I I e sicle,dans Rev. Se. ph. th. 43 (1959) 449-461. Voir aussi Ch. THOUZELIIER.

  • LE MONOTHISME POLITIQUE ET LE DIEU TRINIT 11

    un lien trs fort entre Dieu et Pre , savoir la valeur d'ori-gine, que rien ne prcde mais dont tout procde. Aussi bien, dansle paganisme, Zeus tait le pre de qui venait le peuple des dieux 49.Le monothisme s'est assez logiquement dvelopp en liaison avecune symbolique patriarcalesa. Au monothisme politique tudi parPeterson, limin par une thologie trinitaire orthodoxe, a succd,plus diffus mais rel, un patriarcalisme, voire un paternalisme, arrire-fond de monothisme a-frinitaire, ou insuffisamment trini-taire.

    Le titre de pre n'a t qu'assez rarement donn aux rois, ou,quand il l'a t, c'tait pour indiquer, entre le roi et ses sujets,l'existence de rapports moraux et, de la part du roi, une sollicitudeet presque une tendresse51. Nous rencontrons cependant l'ided'une paternit de l'empereur propos de Charlemagne. Alcuin luidit Tu pater es patriae E2, et Walafrid Strabon (f849) chanteune paternit de l'empereur sur une mme famille humaine ". Ce-

    49. Cf. les crits hermtiques : rfrences dans les notes 37 et 38 de Peterson.50. Cf. F.K. MAYR, Patriarchalisches Gottesverstandnis ? Historische Er-

    gungen zw Trinittsiehre, dans Theol. Quart. 152 (1972) 224-255; ID., DieEinseifigkeit der traditionnellen Goffeslehre. Zum Verhlfnis von Anthropologieund Pneumafologie, dans Erfahrung und Thologie des Heiligen Geistes, Hrsg.v. Cl. HETTMANN u. H. MHLEN, Miinchen, 1974, p. 239-252.

    51. Remarque faite par W. BERGES, Die Frstenspiegel des hohen und sptenMittelalfers. coll. Schriffen d. M.G.H.. 2, Stuttgart, 1938 (repr. 1952) 127 n. 1. Ilcite, dans le sens indiqu, JEAN DE SALISBURY, Policraticus IV, 3 (Webb I, p. 241 ) : Subiectis pater sit et maritus aut si teneriorem noverit affectiouem, utatur ea ;aman magis studeat quam timeri. II renvoie aussi ENGELBERT D'ADMONT,en. 1290-91, De reg. princ. I, 10 ; GILLES DE ROME. De regim. princ. (v. 1277-79)III, 1, 6. Il ajoute: La reprsentation humaniste du. < pater patriae se trouve,en dehors de PTRAKSUE, d. Ussani, p. Ils., chez PHILIPPE DE LEYDE, De carareipubl. (en 1353) d. Mothuysen, p. 209.

    Citons de notre ct BOSSUET, dans Politique tire des propres paroles de l'Ecri-ture sainte, qui. est un miroir des princes (d. cri-ique par Jacques LE BRUN,coll. Les Classiques de la pense politique, Genve, 1967) :

    Livre II, VIIe propos., p. 53 : Les hommes naissent tous sujets etl'empire paternel, qui les accoutume obir, les accoutume en mmetemps n'avoir qu'un chef.

    Livre III, art. III, p. 71 : L'autorit roi/aie est paternelles et son proprecaractre c'est la bont.

    Aprs les choses qui ont t dites cette vrit n'a plus besoin depreuves. Nous avons vu q-^e les rois tiennen-: la place de Dieu, qui estle vrai pre du genre humain. Nous avons vu aussi que la premire idede puissance qui ait t parmi les hommes est celle de la puissan:e pater-nelle, et que l'on fait les rois sur le modle des pres. Aussi tout lemonde est-il d'accord que l'obissance, qui est due la puissance publique,ne se trouve, dans le Dcalogue, cpie dans le prcepte qui oblige honorerses parents. Il parat par tout cela que le nom de roi est un nom de pre1,et que le bont est le caractre le- plus aaturel des rois.

    n. 1 Cf. LA. BRUYRE, Caracf.-es, Du Souverain ... 27 [.. .] Bossuet em-ployait cette expression dans sa lettre du 10.7.1675 Louis XIV : Corr. t. 1, p. 371.

    52. Carmen XLV : MGH. Poefae latini I, 258-53. Carmen LXIV, 3tr. 5 : MGH. Poetae latin: II, 406.

  • 12 Y. CONGAR, O.P.

    pendant la qualit de pre semble tre rserve au sacerdoce pluttqu' la souverainet temporelle. Alcuin crit Charlemagne, dansle mme Carmen que nous venons de citer :

    Talia compescat tua, rex, veneranda potestas, rectorem regni te Deiisin&tituit, grex quippe tuus populus, tu pastor ovilis nobilis egregii, magnusin orbe pater... Pater apostolicus, iam prunus in orbe sacerdos [ = lepape] per te cum populo gaudeat.

    De mme le Libellas episccporum Itaiae, en 794, adress Char-lemagne :

    Sit dominus et paterSit rex et sacerdos 54.

    De mme le lgat du Pape, Matre Martin, demandant dessubsides au clerg anglais en 1240 Northampton, parle de do-minus vester temporalis (le roi), pater vester spiritualis (le pa-pe) ". Le Pape est pre. Son nom, papa. le dit doublement, Selonles ides tymologiques d'alors, ces deux syllabes reprsentent lesdeux mots pater patrum se, le pre des pres56. Les Papes te-naient cette qualit, Grgoire IV vient en Alsace en 833, ilaffirme la charge qu'il a de l'unit et de la paix ; crivant aux v-ques partisans de Louis le Pieux, il leur reproche de l'avoir traitseulement de frre, alors qu'il doit tre respect comme leur pre ".Au concile de Florence, en 1439, Eugne IV sera appel omniumchristianorum pater et doctor , et Georges Scholarios dira paterkai didaskalos 8. Le titre de omnium christianorum pater avaitt repris dans un projet romain de dcret et de canon pour leconcile de Trente59.

    Jean Beleth (-l-v.1165) traitait le Pape de monarque, commel'empereur romain (supra, n.54). De fait, la papaut avait prisbien des allures impriales 6. Gratien, dans un texte que reproduit

    54. MGH. Legum sectio III. Concilia II/l, p. 142.55. Dans MATTHIEU PARIS, Chronica Maior, d. Luard, t. IV, p. 374.56. Ainsi JEAN BELETH crit dans son Rationale 14 ; Et dominus quidem papa,

    id est Pater patrum vel custos patrum, summi pontifier qui in lege fuit personamgerit, veluti Romanus mperator, monarchae (PL 202, 28) ; SICARE DE CSMONS,Mitrale lib. II c. 4, vers 1180 : aiunt tamen quidam quod ordines a lege, dignitatisfornam capiunt a gentilitate, unde papa similitudinem gerit monarchae (PL 213,68). Et cf. Pierre Lombard, infra n. 61.

    57. MGH. Epp. V, n 17, p. 128.5S. Bulle Laetentur coeli , 6.VII.1439, Decretum pro Graecis : Dz-ScH

    1307; repr. par Vatican I, const.

  • LE MONOTHISME POLITIQUE ET LE DIEU TRINIT 13

    Pierre Lombard, admettait que la distinction entre vques, arche-vques, primats, patriarches, avait suivi un modle paene1 ; etsaint Thomas, commentant ce passage du Matre, l'admettait pourl' ordinatio du Pape au-dessus des autres vques 62.

    Thomas d'Aquin distinguait l'ordre de la socit familiale et celuide la socit politique63. La sociologie moderne dveloppe ce pointavec insistance. Cela n'a pas empch un thomiste comme Lon XIII,par surcrot matre en doctrine sociale, de parler plusieurs fois dupouvoir politique comme d'une autorit personnelle de type paternel,avec un danger de friser le paternalisme. Nous retournons ainsi uncertain monothisme politique, par le biais de la dontologie.

    Que les princes prennent modle sur le Dieu Trs Haut de qui ilstiennent leur pouvoir, et que, se proposant son exemple dans l'administrationde la chose publique, ils se montrent quitables et intgres dans lecommandement et ajoutent une svrit ncessaire une paternelleaffection s.

    Les gouvernants doivent conduire les peuples avec bont et presqueavec un amour paternel... Le commandement doit tre juste ; c'estmoins le gouvernement d'un Matre que d'un Pre, car l'autorit de Dieusur les hommes est trs juste et se trouve unie une paternelle bont 65.

    [Les catholiques de Bavire] excelleront encore plus dans leur respectet leur fidlit envers leur prince, peu prs comme font les fils pourleur pre 6t.

    Nous avons conscience que sortir ces textes de l'ensemble del'enseignement de Lon XIII risquerait d'tre injuste envers celui-ci. Tels quels,, cependant, ils peuvent illustrer deux dfauts d'unnouveau monothisme social qui serait prtrinitaire ou atrinitaire, savoir le paternalisme et la rduction de l'unit l'uniformit.

    Il y a paternalisme quand on traite les subordonns comme desenfants dont on doit prendre soin, pour leur bien, sans qu'eux-mmesaient dcider, prendre en mains leur sort. La formule pourrait

    Imperii zur Zeit Innocenz 111.. dans Zeitsch. f . KG 66 (195^-55) 39-71 ; G. LE.BRAS. Le Droit romain au service de la domination pontificale, dans Reu. hist.Droit 1949, 377-398.

    61. GRATIEN, dictum ante D.XXI (Friedberg, 66-67^, mais il commence parl'A.T. et Mose. PIERRE LOMBARD, Sent. IV, d. 24, c XI-XII. d. Quaracchi,2e d., 1916, t. II, p. 901, qui. et Papa vocatur, scilicet Pater patrum ; c. XVII,p. 908, Horum autem discretio (des vques, arch., primats, patr.) a gentibusintroducta videtur...

    62. IV Sent. d. 24, q. 3, a. 2. q"- 3, obj. 2 et ad 2.63. Corn. in Polit. 1 le:t. 1 ; iV Sert. d. 20, q. 1, a. 4, .sol. 1 ; d. 37, q. 2, s. 1 ad

    4 ; 5. Theoi I" II" q. 90, a. 3 ai 3 ; II" II" q. 50, e. 3.64. Encyd. Diaturnum illud sur 1 autorit poli-tique, 29 juin 188].65. Encycl. Liberfas praestantissimum, 29 juin 1898. Nous empruntons ces

    textes l'lude de J. COURTNEY MIHRAY, dans La libert religieuse, coll. UnamSanctam. 50, Paris, 1967, p. L28.

    66. Encycl. OUicio sanctissimo. 22 dcembre 1887.

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    en tre celle-ci, de Donoso Certes : Tout pour le peuple, rienpar le peuple67. Le peuple est ici seulement objet, pas sujet. C'estune attitude qui a inspir la tendance traditionaliste antirvolution-naire et antidmocratique du XIXe sicle, tendance qui a condi-tionn, pour une assez large part, le contexte intellectuel du concileVatican 168 et mme, ensuite, la restauration d'une philosophie chr-tienne 69. Quand de Bonald crivait Les dmocrates sont les athesde la politique, et les athes les jacobins de la religion 0, on voyaitcomment une raction politique s'exprime en thologie politique.

    Au plan de l'ecclsiologie il existe, certes, une paternit, celle,transcendante et souveraine, de Dieu, mais qui n'est pas Pre sanstre le Pre de Notre Seigneur Jsus-Christ . On ne peut parlerde Dieu comme Pre en dehors de Jsus-Christ. Oui, il existe unepaternit, mme chez les ministres de l'Evangile et des dons deDieu : cf. / Ce 4, 14-15 ; Ga 4. 19 ; 7 Th 2, 11 ; Phm 10. Mais lespres spirituels, en christianisme, ne font pas des fils, ils font desfrres. Ils font communier au mme bien, l'image du Pre clestequi communique tout son Fils (sauf d'tre Pre ) et en fait songal. Il n'y a pas de paternit sans fraternit. Si nous poursuivonsnotre thologie , c'est--dire notre considration de la Tri-unitde Dieu, nous devrons parler du Saint-Esprit, et cela prparera ceque nous dirons bientt au plan ecdsiologique.

    L'Esprit est dans le Pre, il est l'Esprit du Pre : Mt 10, 20 ;Rm 8, I I et 14. Mais il est aussi dans le Fils, il est l'Esprit du Fils :Ga 4, 6 ; Rm 8.9. Le Pre est bien la Source absolue, l'e Auctor ,le Principe sans principe. Mais la sainte Trinit est communication,prsence mutuelle des Personnes, tre l'une dans l'autre, l'une pourl'autre et l'une vers l'autre des Personnes, ce qu'on appelle sa-vamment circumincession , circuminsession ".

    Dieu n'est pas autocommunication en soi-mme seulement. Ill'est pour nous et en nous. M. Merleau-Ponty a propos ce sujet

    67. J. CHMX RUY. Donoso Certes thologien de l'histoire et prophte. Paris,1956, p. 8. Lincoln, lui. disait tout pour et par le peuple.

    68. Voir notre tude L'ecclsiologie de la Rvolution franaise au concile duVatican sons le signe de l'affirmation de l'autorit, dans L'Ecclsiologie auXIXe sicle, coll. Unam Sanctam, 34. Paris, I960, p- 77-114.

    69. Cf. L, FOUCHER, La philosophie catholique en France au XIXe sicleavant la reraissanx thomiste et dans son rapport avec elle (1800-1880), Paris,1955 ; P. THIBAULT, Savoir et pouvoir. Phihsophis thomiste ef politique clricaleau XIXe sicle. Prface d'E. POULAT, Qubec, 1972 (mon C.R. : Rev. Se. ph. th.59(1975)) 164-66),

    70. De la philosophie morale- et politique du XVIIIe sicle. Paris, 1805. Nom-breux textes de mme sens cits dans notre tude (n. 68).

    71. Cf. notre Je. cros en l'Esprit Saint, t. III, Paris. 1980, II n'y a pasd' oedipe en Dieu ! Cf. J. POHIER, Au nom du Pre. Recherches ihologiqueset psychanalytiques, Paris, 1972. p. 119 s., 144.

  • LE MONOTHISME POLITIQUE ET LE DIEU TRINIT 15

    des rflexions percutantes, mais il n'est pas all jusqu'au bout dela ralit 72. Selon lui le catholicisme souffrirait d'une contradictiondu fait qu'il juxtapose sans opter franchement pour la seconde, unereligion du Pre, c'est--dire du Dieu transcendant, extrieur etsuprieur au monde, et une religion du Fils, c'est--dire de Dieu in-carn dans l'histoire des hommes. Merleau-Ponty n'oublie pas quela foi chrtienne affirme une troisime Personne, le Saint-Esprit,le Souffle. Mais voici ce qu'il en dit : La Pentecte signifie quela religion du Pre et la religion du Fils doivent s'accomplir dansla religion de l'Esprit, que Dieu n'est plus au ciel, qu'il est dans lasocit et dans la communication des hommes partout o des hom-mes s'assemblent en son nom (.. .) Le catholicisme arrte et figece dveloppement de la religion ; la Trinit n'est pas un mouvementdialectique, les trois Personnes sont cotemelles. Le Pre n'est pasdpass par l'Esprit ; la peur de Dieu, la Loi n'est pas limine parl'Amour. Dieu n'est pas tout entier avec nous.

    C'est cette interprtation hglienne qui n'est pas chrtienne :Dieu ne serait plus Dieu. Dans son Saint-Esprit, il serait ramen l'histoire et la socit humaines. C'est bien ce qu'entendait unFeuerbach : Les temps modernes ont pour tche la ralisation etl'humanisation de Dieu, la transformation et la rsolution de lathologie en anthropologie ". La rvlation biblique et chrtiennerefuse la rduction de celle-l celle-ci, mais affirme l'unit desdeux. En s'immanentisant en nous par son Esprit donn dans noscurs (Ga 4. 6), Dieu ne cesse pas d'tre Dieu. Le symbole deNice-Constantinople confesse le Saint-Esprit indissolublementcomme vivificateur (immanence) et Seigneur (transcendance).

    Nous concderons que, dans sa longue et fluctuante histoire, lechristianisme catholique a parfois plus insist sur la transcendanceque sur l'immanence. Les fidles et les peuples n'ont pas toujourst traits en sujets possdant en eux la vie, des dons et desrequtes propres. Pie XII a nagure propos une distinction entre peuple et masse . Celle-ci est amorphe, passive, uniforme ;le peuple est organique et actif 74. Pie XII a lui-mme fait une appli-

    72. M.. MERLEAU-PONTY, Foi et Bonne foi. dans Les temps modernes, fvr. 1946,p. 769-732 ; repr. dans Sens et non-sens, Paris, 1946, 2e d., 1965, p. 305-321.

    73. Cit par P. DOSNIN, Initiatian Kerl Maex. Paris, 1970. p. 51-52.74. Allocution de Nol 1944: AAS 1945, p. 13-11; Doc. Cath. 7 janv. 1945,

    col. 4-5. Comp. cette critique du rgime censitaire par LAMARTINE : (Louis-Philippe) avait rtrci la dmocratie aux proportions d'une dynastie lue, dedeux chambres et de- trois cent mille lecteurs- II avait laiss en dehors du droitet de l'action politique tout le reste de la nation... Il n'y avait plus d'esclaves,mais il y avait un peuple ntier condamn se voir gouvern par une poignede dignitaires lectoraux ; les lecteurs taient les. seuls hommes lgaux. Lesmasses 'taieat que des masses portant le gouvernement sans y participe :Mmoires politiques, . VI XI : uvres. Paris, 1863, t. 38, p. 40-11.

  • 16 Y. CONGAR, O.P.

    cation de cette distinction l'Eglise ". Les consquences peuventen tre considrables. Elles consistent traiter les personnes, lesgroupes, les peuples, les Eglises locales ou particulires en sujets dela vie qui est en eux, et pas seulement en objets d'un pouvoir oumme d'une sollicitude qui leur imposerait ses normes, avec l'ex-clusivit et l'uniformit de ces normes. Un monothisme prtrini-taire ou atrinitaire, qu'il soit ecclsiologique ou politique, favoriseune telle logique d'uniformit et d'exclusion de la diversit. H.Mhlen a cru pouvoir citer, en ce sens, les acclamations suivantesdes conciles anciens7e :

    Un unique Dieu ! Victoire Thodose !Nous sommes tous unanimes, nous avons le mme sentiment (...) Un

    seul Dieu a fait cela. (Chatcdoine)Un unique Dieu. une unique Foi, Dieu unique a fait cela ( . . . ) que

    l'enfer consume les schismatiques (...) Dehors, les vques hrtiques (...)La Trinit a vaincu (...) Un unique Dieu, une unique Poi(...) Uneunique Foi s'est tablie, qu'il n'y ait pas d'cart... Le Dieu unique a faitcela. Un unique Dieu, une unique Foi... (2e concile de Constantinople, 553)

    Ces acclamations peuvent parfaitement s'entendre et n'expriment,de soi, aucune fausse ecclsiologie. Nour pourrions citer ici noasle faisons ailleurs 7T nombre de faits et de textes o l'exigenced'unit tourne en uniformit. Mais nous souscrivons la suggestionque faisait Mhlen : que le monothisme doit tre trinitaire et mme,trs prcisment, qu'il appelle une pneumatologie. Une pneumato-logie n'est pas seulement une thologie de la troisime Personne,c'est l'impact, dans la conception de l'Eglise et de la pratique eccl-siale. du fait que l'Esprit est donn aux fidles, agit en eux, distri-bue dans tout le corps la varit de ses dons pour que leur librejeu et leur service fassent, prcisment, ce corps.

    La base de rvlation de cette pneumatologie est faite des textessouverains: 1 Co 12,4-30; 1 P 4. 10-11 ; Ac 2,5-11 ; des rcitsdes Actes, et aussi de l'exprience la fo-.s sculaire et toujoursactuelle de tout le peuple de Dieu. Le Corps du Christ se construit,sur le centre qu'est le Christ lui-mme, et les assises apostoliques,par les dons varis que l'Esprit rpand dans les personnes et dansles peuples. On peut discuter sur la faon dont les choses se sontpasses la Pentecte, le sens du rcit est clair : l'Eglise parleratoutes les langues, elle sera une communion, non seulement de per-

    75. Discours du 20 fvrier 1946 : AAS 1946, 195 : Doc. Cafh. 17 mars 1946,col. 173.

    76. Dans Morgen u-'ird Einheif sein (cf. n. 43), p. 147-148.77. Dans un cours donn en 1950 l'Institut Suprieur d'Etudes cumniques

    de l'Institut Catholique de Paris, cours dont nous esprons pouvoir publier bienttuns rdaction documente.

  • LE MONOTHISME POLITIQUE ET LE DIEU TRINIT 17

    sonnes, mais d'glises qui auront chacune leurs dons, leurs appels,leur histoire. Comme le titrait le Pre Herv Legrand, Parce quel'Eglise est catholique, elle doit tre particulire 7S. Cela signifieque, si chaque fidle, chaque glise est catholique , ils ne le sontpas seuls. L'Eglise n'a la plnitude des dons de Dieu et du Saint-Esprit qu'en accueillant les dons faits chacun et tous, en re-connaissant leur diversit, dans l'action de grce. Eux-mmes.bien sr, doivent respecter les exigences de la communion, maiscelle-ci n'est ni passivit ni uniformit.

    Une vision prtrinitaire du monothisme est incapable d'inspirerune telle ecclsiologie pneumatologique. Une vive conscience de laTri-unit de notre Dieu la fait spontanment complter par ce qu'onpeut appeler une christologie pneumatologique ". Une vision etune juste pratique de la libert chrtienne fleurissent sur de tellesracines, en mme temps qu'une vision et une pratique pleinementvangliques de l'autorit, qui est service. Observateur l'Assembleplnire de l'Episcopat franais Lourdes, octobre 1978, le PreBoris Bobrinskoy dclarait, son retour :

    Je retiendrais d'abord la progression d'une vision renouvele de l'Eglisedans sa relation fondamentale au ay stre trinitaire qui la dtermine etl'anime. Cette dimension trinitaire de l'Eglise se retrouvait dans tous lesdomaines des travaux de l'assemble. Sens trinitaire, amour et obissanceau Christ, le Seigneur et l'Epoux de l'Eglise, et non moins redcouvertecroissante de la prsence et de la puissance de l'Esprit dans la vie duchrtien et des communauts,, dans la recherche et la connaissance dela Vrit, dans la responsabilit ecclsiale du Peuple de Dieu toutentier 80.

    F 75013 Paris Yves CONGAR, O.P.20, rue ces Tanneries

    78. Cahiers Saint Dominique, n" 127, avril 1972, p. 346-354. Du mme-, voir Inverser Babel. Mission de l'Eglise , dans Spiritus. n 63, 1970, 323-346.

    79. Cf. Pour uns christologie pneu 'natologie, dans Reu. Se. ph. th. 63 (1979)435-442, et nos trois volumes /e cros en l'Esprit Saint. Paris, Cerf, 1979 et 1980.

    80. Service Orthodoxe de Presse, n" 32. 1979, p. 18.