yakov rabkin comprendre l’État d’israËl · 2018. 4. 13. · shlomo sand, historien,...

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YAKOV RABKIN COMPRENDRE L’ÉTAT D’ISRAËL Idéologie, religion et société

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  • YAKOV RABKIN

    COMPRENDRE L’ÉTAT D’ISRAËLIdéologie, religion et société

  • Vert paradoxe.indd 2 13-08-28 11:22

  • comprendre l’état d’israël

  • Ce livre remplit une lacune importante dans la compréhension de l’his-toire du Moyen-Orient et des rapports politique-religion, dont l’impor-tance pour le monde d’aujourd’hui n’est plus à prouver.

    - Joseph Hodara, sociologue, Université Bar-Ilan, Israël.

    Écrit par un homme de principes éthiques, en même temps qu’un histo-rien de grande qualité, cet ouvrage constitue un nouvel apport majeur à la compréhension d’Israël.

    - Georges Corm, historien, Université Saint-Joseph, Beyrouth, auteur de Histoire du Moyen-Orient : de l’Antiquité à nos jours.

    Intégrant la connaissance d’un expert à la modération d’un sage, Yakov Rabkin a produit un texte clé en vue de la recherche d’un futur juste et durable pour Israël et la Palestine.

    - Richard Falk, rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme en territoires palestiniens occupés depuis 1967.

    En rappelant que le sionisme était d’abord chrétien avant de devenir juif, ce livre ouvre une perspective fascinante sur l’État d’Israël et vitale pour toute réflexion sur le conflit au Moyen-Orient.

    - Brian Klug, philosophe, Université Oxford, auteur de Being Jewish and Doing Justice.

    Dans un style lucide et modéré, jamais militant ou polémique, cet histo-rien de grande érudition montre comment traiter l’État d’Israël comme une entité politique plutôt qu’un objet sacré.

    - Pierre Goldberger, pasteur, ancien recteur du Collège de L’Église unie du Canada.

    Un véritable exploit : raconter une histoire complexe avec tant de clarté et de vigueur.

    - Gregory Baum, théologien, Université McGill, auteur de Natio nalism, Religion, and Ethics.

    Celui qui voyait dans le sionisme une continuation du judaïsme ferait bien de lire ce livre. Mais celui qui croyait que l'État d'Israël était un État juif est obligé de le lire.

    Shlomo Sand, historien, Université de Tel-Aviv

  • COMPRENDRE L’ÉTAT D’ISRAËL

    Idéologie, religion et société

    Yakov Rabkin

    Faites circuler nos livres.Discutez-en avec d’autres personnes.Si vous avez des commentaires, faites-les-nous parvenir ; il nous fera plaisir de les communiquer aux auteurEs et à notre comité éditorial.

    Les Éditions ÉcosociétéC.P. 32 052, comptoir Saint-AndréMontréal (Québec) H2L 4Y5

    Courriel : [email protected] : www.ecosociete.org

    en Amérique Diffusion Dimédia inc. 539, boulevard Lebeau Saint-Laurent (Québec) H4N 1S2 Téléphone : (514) 336-3941 Télécopieur : (514) 331-3916

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    en FrAnce et DG Diffusionen Belgique ZI de Bogues

    31750 Escalquens Téléphone : 05 61 00 09 99 Télécopieur : 05 61 00 23 12 Courriel : [email protected]

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    N O S D I F F U S E U R S

    ce deuxième tirage a été achevé d’imprimer en octobre 2012 sur les presses de l’imprimerie gauvin

    à gatineau (québec).

    Paradis sous terre.Réimpression.indd 192 12-10-16 11:55 AM

  • Coordination éditoriale : David MurrayMaquette de la couverture : Catherine D'Amours, Nouvelle AdministrationIllustration de la couverture : Pete RyanTypographie et mise en pages : Folio infographie

    © Les Éditions Écosociété, 2014

    ISBN 978-2-89719-117-7

    Dépôt légal : 1er trimestre 2014

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Rabkin, Yakov M.

    Comprendre l’État d’Israël : idéologie, religion et société

    Comprend des références bibliographiques.

    ISBN 978-2-89719-117-7

    1. Sionisme - Histoire. 2. Israël - Histoire. I. Titre.

    DS149.R322 2014 320.54095694 C2013-942725-2

    Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre pro-gramme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

    Nous remercions le gouvernement du Québec de son soutien par l’entremise du Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres (gestion SODEC), et la SODEC pour son soutien financier.

  • Table des matières

    Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

    Chapitre premierLa Terre d’Israël et sa place dans la tradition juive . . . . . . . . . 18

    Chapitre 2Les juifs en Europe : entre égalité et extermination . . . . . . . . . 42

    Chapitre 3Le retour sur la Terre promise et la réinsertion dans l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54

    Chapitre 4L’entreprise sioniste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62

    Chapitre 5Le génocide nazi, sa mémoire et ses leçons . . . . . . . . . . . . . . 119

    Chapitre 6La formation et le maintien de l’État sioniste . . . . . . . . . . . . 144

    Chapitre 7L’opposition juive au sionisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159

    Chapitre 8La société israélienne et les communautés juives en mutation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231

  • Chapitre 9Un État aux dimensions internationales . . . . . . . . . . . . . . . . 246

    Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259

    Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265

    Glossaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 266

  • Introduction

    Acteur incontournable de la scène internationale, l’État d’Israël y joue un rôle dont l’importance est sans aucune mesure avec sa taille. Petit pays d’Asie occidentale, sa population, estimée à sept millions d’habitants, ne dépasse guère 0,1 % de la population de la planète, tous ses habitants logeant facilement dans une ville chinoise moyenne. Mais malgré son importance, c’est un État dont l’histoire et les fondements demeurent mal compris ou méconnus. Or, les origines et la légi-timité d’Israël ainsi que l’idéologie qui le sous-tend soulèvent des questions fondamentales, dont celle de la rationalité politique. L’idéologie fondatrice de ce pays repose sur une relation com-plexe avec l’héritage des Lumières. D’un côté, le sionisme aurait été impossible sans l’émancipation des juifs européens, basée sur l’idée d’égalité issue des Lumières. Mais de l’autre, le sionisme se trouve en rupture avec les Lumières lorsqu’il postule le caractère éternel de l’antisémitisme et affirme le particularisme ethnique. En outre, les défis auxquels fait face Israël se trouvent au croise-ment de la politique et de la religion. Les leçons qu’offre l’histoire relativement courte de cet État aident à mieux comprendre le monde actuel, et ce, quelle que soit la distance qui nous sépare de l’Asie occidentale.

    Une des particularités d’Israël est la réticence des leaders du mouvement sioniste et, plus tard, de l’État sioniste à définir ses frontières. Cette particularité remonte au début du projet sioniste

  • 8 comprendre l’état d’israël

    et a permis de négocier avec les puissances mondiales l’établisse-ment d’un État. Cette tactique s’est avérée fructueuse et a mené les sionistes à la déclaration unilatérale d’indépendance en mai 1948, par laquelle les frontières n’ont pas été fixées. L’éclatement spatial est ainsi propre à l’histoire d’Israël. Au lieu de frontières délimitées, nous avons l’équivalent sioniste de la frontier améri-caine sans cesse repoussée. Agissant « au nom du peuple juif », des organismes formellement transnationaux, qui bénéficient du statut d’organisme sans but lucratif dans plusieurs pays dont le Canada, comme le Fonds national juif, participent de plain-pied à l’administration de l’État. C’est ainsi que depuis sa création, Israël a conquis et colonisé toujours davantage de territoires, mais sans pour autant délimiter les frontières qu’il souhaite avoir. La colonisation des territoires occupés en 1967 par près d’un demi-million de citoyens israéliens se déroule, quoique d’une manière strictement ségréguée, dans un milieu majoritairement habité par les Palestiniens qui, tout en se trouvant dans l’espace monétaire et administratif israélien, n’en sont pas citoyens.

    Actuellement, Israël est un pays prospère avec un PIB par habitant estimé à presque 33 000 dollars en 20121 qui le dis-tingue avantageusement de ses voisins. Le pays attire des inves-tissements directs substantiels. Pour la seule année 2006, ceux-ci ont dépassé les 13 milliards de dollars. Son économie étant par-fois qualifiée d’économie de transplantation2, c’est-à-dire isolée de l’économie de la Palestine arabe et des pays environnants, elle se base actuellement largement sur l’industrie high-tech, particu-lièrement dans les secteurs militaires et, plus généralement, sécuritaires. En comparaison, le PIB par habitant des territoires palestiniens sous contrôle israélien depuis 1967 est plus de 15 fois inférieur (1 690 $)3.

    Israël témoigne cependant d’un degré d’inégalité socio- économique élevé parmi les pays industrialisés, et ce, même dans ses frontières de 1949, le plaçant au deuxième rang derrière les États-Unis. Auparavant un pays plutôt égalitaire, Israël affiche

    1. . 2. André Chouraqui, L’État d’Israël, Paris, PUF, 1962, p. 126. 3. Nadim Kawach, « Real per capita of Palestinians plunges », Emirates 24/7,

    17 janvier 2010.

  • introduction 9

    actuellement un niveau de pauvreté de 21 %, le plus élevé des pays membres de l’Organisation de coopération et développe-ment économiques (OCDE). L’écart de richesse est particulière-ment prononcé entre les citoyens arabes et non arabes, le revenu du dernier groupe étant trois fois supérieur à celui du premier. Israël se classe au 22e rang sur 177 pays pour l’indice de dévelop-pement humain, tandis que le classement évalué pour sa popula-tion arabe le placerait au 66e rang4. Même si elle constitue 20 % des citoyens d’Israël, la population arabe ne possède que 3 % des terres du pays5. Les écarts sont particulièrement prononcés en matière de dépenses en éducation : 192 $ par élève arabe versus 1100 $ pour un élève non arabe. Un écart semblable caractérise les indicateurs de santé publique : la mortalité infantile est deux fois plus élevée pour les bébés arabes tandis que le dépistage du cancer du col de l’utérus s’effectue presque cinq fois moins sou-vent pour les femmes arabes que pour les femmes non arabes6.

    Parallèlement, un complexe militaro-industriel puissant, qui produit et entretient des armes nucléaires et conventionnelles de haut calibre, fait en sorte que, pour le moment, aucune armée ni aucune coalition d’armées ne peut véritablement poser une menace crédible à la position dominante d’Israël dans la région. La part du pays dans le commerce mondial des armes s’élève à plus de 10 %, sans aucune proportion avec sa taille modeste. Israël exporte également son savoir-faire en matière de sécurité, un secteur largement occupé par les vétérans des services de sécurité et de Tsahal.

    Politiquement, Israël s’appuie solidement sur les élites des pays occidentaux. Par exemple, quelques mois après l’attaque israélienne contre Gaza à l’hiver 2008-2009, qui s’est soldée par environ 1400 personnes tuées par Tsahal et 9 par les forces palestiniennes7, les diplomates des pays les plus riches ont voté à

    4. Roee Nahmias, « GDP per capita of Arab Israelis third of that of Jews », Ynet News, 18 janvier 2007, .

    5. Donald MacIntyre, « Secret paper reveals EU broadside over plight of Israel’s Arabs », The Independent, 27 décembre 2011.

    6. Colin Shindler, A History of Modern Israel, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 7.

    7. .

  • 10 comprendre l’état d’israël

    l’unanimité pour intégrer Israël à l’OCDE. La condamnation des violations des droits humains, voire des crimes de guerre surve-nus lors de cette attaque par des experts éminents des Nations unies – en l’occurrence Richard Falk et Richard Goldstone, par ailleurs tous deux juifs –, ne semble en aucune façon avoir affecté le vote au sein de l’OCDE. Israël a également bénéficié du soutien de tous les États occidentaux dans le refoulement des pacifistes pro-palestiniens qui essayaient d’emprunter les routes aériennes et maritimes internationales pour atteindre Gaza et la Cisjordanie lors d’une campagne de solidarité à l’été 2011.

    L’appui de l’Occident à Israël se fonde également sur la reconnaissance du caractère foncièrement européen de cette colonie de peuplement récente, qui ressemble sous plusieurs aspects aux anciennes colonies britanniques à travers le monde. La nature même d’Israël comme « État juif » légitime le renou-veau de l’essentialisme ethnique et referme, de fait, la parenthèse de la décolonisation, facilitant ainsi la recolonisation effective du Moyen-Orient par les puissances occidentales. Les liens congénitaux et organiques que possède et cultive l’État sioniste avec l’Occident expliquent en grande partie l’impunité dont il jouit de la part des puissances européennes ou de celles issues de l’ancienne colonisation européenne, comme les États-Unis, le Canada ou l’Australie. Ces liens revêtent une importance parti-culière dans le cadre de plus en plus accepté du « choc des civi-lisations », au sein duquel Israël se positionne comme un rempart protégeant l’Occident de l’hypothétique menace venant de l’Orient.

    Le sentiment de culpabilité pour le génocide nazi auquel d’aucuns attribuent ce traitement préférentiel paraît actuellement moins important que les intérêts occidentaux que sert Israël dans la région. Ces intérêts, souvent renforcés par certaines croyances évangéliques millénaristes, constituent le pilier du sionisme non juif, bien plus ancien que le sionisme juif et dont nous esquisse-rons un historique plus loin. Or, de nos jours, cette partialité occidentale à l’égard d’Israël souffre d’un déficit démocratique : contrairement aux élites, la majorité des citoyens des pays occi-dentaux considère l’État d’Israël comme un danger pour la paix internationale.

  • introduction 11

    Tout nationalisme s’appuie sur des « communautés imagi-nées8 », mais certaines paraissent plus imaginées que d’autres. La plupart des nationalismes européens ont été construits à partir d’identités régionales qu’il a alors fallu fondre en des identités nationales. En ce sens, le sionisme politique9 est à la fois typique et exceptionnel.

    Le sionisme politique est typique en ce qu’il s’inscrit dans le cadre historique des nationalismes ethniques de la fin du xixe siècle. Le nationalisme qui a fondé Israël est dans son essence profondément européen, lui qui fut élaboré par des Européens pour résoudre la « question juive », elle aussi euro-péenne. Les sionistes ont cependant dû déployer des moyens considérables pour, en l’espace d’un siècle, transférer près de la moitié des juifs du monde en Palestine. Ce transfert n’a toutefois pas été que matériel. Les cauchemars des pogroms de la Russie tsariste ont également été projetés sur la réalité jusqu’alors plutôt paisible de la Palestine ottomane, une mosaïque de différents groupes religieux, ethniques et linguistiques. Les séquelles du génocide nazi, lui aussi conçu et réalisé en Europe par des Européens contre d’autres Européens, ont également été proje-tées sur la société vivant en Palestine et ont contribué à transfor-mer ce territoire en un État-nation moulé à l’européenne, par conséquent avec des aspirations européennes et des allégeances occidentales.

    Depuis longtemps mal à l’aise avec les minorités, l’Europe devient particulièrement intolérante lors de la montée du natio-nalisme ethnique au tournant du xxe siècle, qui prend parfois des formes de « racisme scientifique ». L’effondrement des empires multinationaux comme conséquence de la Première Guerre mondiale donne libre cours à ces sentiments nationalistes et c’est ainsi que plusieurs nouveaux États se forment en Europe centrale et orientale au sortir de la guerre. La Grande-Bretagne, qui non

    8. Voir Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1991.

    9. Il existe également d’autres versions du sionisme, notamment le sionisme culturel dont certains protagonistes sont mentionnés dans ce livre. Or, le sionisme tout court se réfère au sionisme politique tel qu’on l’entend depuis 1942.

  • 12 comprendre l’état d’israël

    seulement garde alors son Empire mais vise à l’étendre au Moyen-Orient, exprime en 1917 par la déclaration Balfour son appui à l’idée d’un « foyer national juif en Palestine10 ». En ce sens, le sionisme fait partie intégrante de l’aventure coloniale européenne. Le colonialisme n’avait alors aucune connotation négative : le principal organe financier du mouvement sioniste s’appelait par exemple le Jewish Colonial Trust.

    Ce qui rend le sionisme exceptionnel est plutôt le besoin de créer un peuple à partir de groupes religieux disparates et disper-sés à travers le monde. Comme nous allons le voir plus loin, les sionistes devaient non seulement façonner et diffuser un sentiment national de type européen chez les juifs qui y étaient étrangers, mais également leur fournir une langue commune. À la différence des autres nationalismes européens, il fallait former des colons à partir de ces populations diverses, de façon à permettre la mise en place de colonies de peuplement en Asie occidentale, à l’instar des colonies européennes en Afrique, en Australie et dans les Amé-riques. C’est qu’au tournant du xxe siècle, la plupart des juifs ne se considèrent guère comme appartenant à une nation ou une race distincte au sens européen, une conception qui a alors plutôt une odeur antisémite prononcée.

    Ce sont en fait les motifs chrétiens de la Restauration des juifs en Terre promise qui apportent une force matérielle redoutable à l’espoir judaïque du Retour, caractérisé traditionnellement par une tout autre sensibilité et finalité. Comme nous allons le voir plus loin, la tradition juive préconise l’idée que ce retour doit faire partie d’un projet messianique plutôt que d’une initiative humaine de migration vers la Terre promise. On comprend alors mieux pourquoi le projet sioniste reflétant les motifs chrétiens est rejeté par la grande majorité des juifs au tournant du xxe siècle. La tradition juive ne trouve guère de place dans le projet sioniste, qui non seulement prend ses origines dans les cercles protestants mais est de surcroît porté largement par des athées ou agnos-tiques d’origine juive.

    Ce livre alloue une importance particulière à ce rejet, qui peut paraître paradoxal de nos jours quand on confond régulièrement

    10. .

  • introduction 13

    les juifs et les sionistes, le judaïsme et le sionisme, la tradition juive millénaire et le national-judaïsme11 développé au xxe siècle, les intérêts de l’État d’Israël et ceux des citoyens juifs d’autres pays. Pour bien comprendre Israël, il faut savoir distinguer reli-gion, ethnicité et nationalisme, précisément parce que l’idéologie sioniste en a fait une fusion. À titre d’exemple, le Centre consul-tatif des relations juives et israéliennes, formé récemment au Canada, illustre bien ce type d’organisation suscitant l’amalgame entre juifs et Israël dans l’esprit du public.

    Tant les sionistes que leurs adversaires sont conscients de la fragilité idéologique du projet sioniste. Tandis que plusieurs Israéliens affirment que le sionisme constitue l’obstacle principal à tout règlement de paix en Israël/Palestine, et donc à l’intégra-tion d’Israël dans la région, le gouvernement d’Israël insiste actuellement sur la formule « État juif et démocratique », en exigeant l’acceptation de cette formule par la communauté internationale et même par les Palestiniens qui en sont les pre-mières victimes. Même si sa fonction principale serait de faire obstruction à tout règlement de paix, cette exigence témoigne de la fragilité de l’État israélien, pourtant puissant et prospère, que ressentent beaucoup de sionistes.

    ***

    Le romancier russe F. M. Dostoïevski (1821-1881) qualifie Saint-Pétersbourg de ville « la plus abstraite et la plus préméditée de la planète12 ». En effet, établie par la volonté de Pierre le Grand sur le 60e parallèle et continuellement menacée par les inondations, elle reste perpétuellement fragile, voire illusoire au milieu des marécages. À peine neuf ans après sa fondation, la nouvelle ville est proclamée capitale d’un immense Empire, même si elle se situe plus près de New York que de ses confins orientaux. De grands écrivains russes voient dans cette ville d’élégance majes-tueuse un intrus incongru, étrange et étranger, et lui prophétisent

    11. Ce mouvement est connu en Israël comme dati-léoumi, « national-religieux ». Pour une analyse de sa montée en puissance depuis 1967, voir Charles Enderlin, Au nom du Temple. Israël et l’irrésistible ascension du messianisme juif (1967-2013), Paris, Seuil, 2013.

    12. F. M. Dostoïevski, Les carnets du sous-sol, Arles, Actes Sud, 1992, p. 47.

  • 14 comprendre l’état d’israël

    une fin ignoble, une revanche de la nature. Lorsqu’un jour le mirage se dissipera, comme l’a écrit le poète russe Mikhaïl Dmitriev (1796-1866), on verra le bout de la flèche de la Forteresse Pierre-et-Paul au-dessus des eaux infinies qui englou-tiront la ville fière et hautaine dont plus personne ne se souvien-dra du nom car même son nom était « étranger »13. Certains sionistes redoutent que l’État israélien ne subisse le même sort, devenant un désert au milieu duquel, à travers les sables infinis, se dresseront les ruines du City Gate, gratte-ciel de plus de 200 mètres érigé près de Tel-Aviv, autrefois emblème matériel du succès d’Israël.

    L’association avec Saint-Pétersbourg ne s’arrête cependant pas là. Elle s’articule également dans le domaine du coût en vies humaines de l’entreprise sioniste. Le poète et écrivain israélien Benjamin Harshav, qui trouva refuge en Union soviétique lors de la Seconde Guerre mondiale, compare ainsi ces deux projets ambitieux :

    Pierre le GrandConstruisit sa capitale Petersburg Sur les marécages du nordSur les ossements des paysans.David Ben Gourion14 pava une voie Vers la capitale Jérusalem Avec des ossements d’adolescents venus de la Shoah. […]

    Ben Gourion rassembla des loques Pour tromper son ennemi.Sur les ossements de jeunes venus de la ShoahNous avons pavé la route de déviationMontant vers Jérusalem15.

    13. M. B. Отрадин, coct., Петербург в русской поэзии, XVIII-XX века, Ленинград, Издательство Ленинградского университета, 1988, c. 148-150.

    14. David Ben Gourion (1886-1973), fondateur de l’État d’Israël et son premier dirigeant.

    15. Cité dans Georges Bensoussan, Un nom impérissable. Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d’Europe (1933-2007), Paris, Seuil, 2008, p. 151-152.

  • introduction 15

    Ce livre présente quelques aspects des origines et de la nature de l’État d’Israël ainsi que de sa place dans l’histoire juive et européenne. Il rappelle que les fondateurs du sionisme voyaient ce mouvement comme une rupture dans l’histoire juive, les pionniers de la colonisation de la Palestine étant fiers de réaliser « la révolution sioniste ». Si la place de la Terre d’Israël est certes centrale dans la tradition juive, ce sont surtout les chrétiens qui ont conceptualisé ce rassemblement effectif des juifs en Terre sainte, et ce, dans la perspective du Second Avènement du Christ. Cette profonde connivence avec le christianisme permet d’expli-quer le soutien massif dont bénéficie aujourd’hui l’État d’Israël de la part des États-Unis, où les groupes évangéliques protestants sont nombreux et influents. En même temps, ce livre donne au lecteur l’accès aux sources incontournables de l’opposition juive au sionisme, en l’occurrence des écrits rabbiniques quasi impé-nétrables pour le non-initié.

    Cet ouvrage retrace également le contexte de l’Émancipation qui avait permis aux juifs de l’Europe centrale et occidentale de s’intégrer dans la société ambiante. Le choix entre l’intégration et le développement séparé demeure encore aujourd’hui, pour les juifs, un enjeu crucial dans les attitudes envers les politiques et la nature de l’État d’Israël. Le livre dresse un tableau des transfor-mations identitaires majeures qui placent l’État d’Israël au centre des préoccupations de la plupart des juifs à travers le monde, allant de l’appui inconditionnel aux politiques israéliennes jusqu’à leur condamnation, voire au rejet catégorique de la conception sioniste, donc nationaliste, du juif. Le livre montre pourquoi l’État d’Israël divise les juifs plus que toute autre question politique, sociale ou religieuse. Par conséquent, l’idée toute faite selon laquelle tout juif est nécessairement sioniste, et donc un fier défenseur de l’État d’Israël, apparaît comme un mythe qui ne fait qu’alimenter l’antisémitisme.

    Tout ouvrage sur Israël doit nécessairement traiter de l’anti-sémitisme. Cependant, le sionisme ne se réduit pas, de façon simpliste, à une réaction des juifs face aux persécutions, menaces et attitudes antisémites. Les sionistes ont également su en tirer profit, parfois même en collaborant avec des antisémites. Cette page trouble de l’histoire sioniste est généralement méconnue du grand public.

  • 16 comprendre l’état d’israël

    La génocide nazi est un autre thème majeur de l’histoire juive contemporaine. L’angle d’approche adopté ici ne se contente pas d’en faire état, mais aborde l’intégration de cette tragédie du xxe siècle au schéma théologique propre à la tradition juive millénaire. Or, cette tragédie s’est vue transformée en vecteur de l’unité nationale en Israël et en allégeance sioniste au sein de la diaspora. Cette transformation a provoqué une critique sérieuse, particulièrement de la part d’intellectuels israéliens, dont le pré-sent ouvrage offre un survol.

    En outre, on y met en exergue le rôle crucial qu’ont joué, et continuent de jouer, les juifs d’origine russe dans l’entreprise sioniste : il faut tenir compte en effet de la discrimination qu’ils ont subie dans l’Empire russe et de leur transformation officielle en une nationalité parmi d’autres (ukrainienne, ouzbek, etc.) durant la période soviétique. C’est également aux leçons qu’ont tirées les juifs russes de la violence des pogroms et, plus tard, du génocide nazi, que le livre attribue le nouveau rapport au recours à la force qui caractérise la société israélienne depuis ses origines, en la distinguant de la majorité des communautés juives de la diaspora.

    Au-delà de la légitimité toujours contestée de l’État d’Israël, la pierre d’achoppement demeure la question identitaire. Le sionisme a certes réussi à construire un nouvel homme, l’homme hébreu, avec sa propre langue, l’hébreu moderne, mais la greffe de cette nouvelle identité sur l’identité juive traditionnelle n’a pas connu un succès complet. C’est ainsi que les différentes commu-nautés juives à travers le monde ont su garder certaines de leurs spécificités et que le terme « peuple juif » regroupe, comme tou-jours, des populations diverses guidées par des intérêts différents, sinon opposés, à ceux de l’État d’Israël.

    Tout en mettant en relief des pans entiers de l’histoire qui ont été laissés dans l’ombre par l’homme ou par l’oubli, cet ouvrage met en lumière ce qu’ont réussi à accomplir les sionistes et, plus tard, l’État d’Israël, lequel a gagné son rang de puissance mon-diale sur les plans scientifique, technologique et militaire. Il éclaire également les racines historiques de l’enthousiasme appa-remment paradoxal que provoque l’expérience israélienne auprès des mouvements de droite en Europe.

  • introduction 17

    Bien qu’une vaste littérature abonde à propos d’Israël et du sionisme, force est d’admettre que plusieurs de ces écrits occultent des pans importants de la réalité historique. Ce livre a ainsi comme objet premier de remettre à l’avant-plan certains de ces éléments qui s’avèrent fondamentaux pour comprendre et appré-hender la nature du sionisme politique et l’histoire de l’État d’Israël. De même, rappeler les faits, mettre ou remettre à l’ordre du jour des aspects de l’histoire qui ont fini par tomber dans les oubliettes, c’est aussi inviter le lecteur à participer aux grands débats qui touchent Israël et les échos qu’il provoque à travers le monde. Les pages qui suivent invitent avant tout à la réflexion et à la remise en question de certains clichés et stéréotypes qui obs-truent trop souvent la vue de cet État fascinant et controversé.

  • Chapitre premier

    La Terre d’Israël et sa place dans la tradition juive

    Les rapports qu’entretiennent les juifs avec la Terre d’Israël peuvent paraître paradoxaux1. Bien qu’elle occupe une place privilégiée au sein de l’identité juive, jamais dans leur histoire pré-sioniste les juifs n’ont fait le moindre effort pour s’y établir en masse. Il ne faut ainsi pas s’étonner que les sources judaïques ne soient guère univoques quant à ses frontières géo-graphiques. La promesse divine faite à Abraham n’implique d’ailleurs nullement le droit de s’arroger la possession de la Terre promise, ce qu’illustre bien l’insistance d’Abraham de payer pour le terrain où il allait enterrer sa femme Sarah (Genèse 23, 3-16). La Terre promise signifie justement qu’elle n’appar-tient pas à celui qui reçoit la promesse mais plutôt à celui qui la donne.

    Selon Jehiel Jacob Weinberg (1884-1966), autorité rabbi-nique qui a réussi une synthèse créatrice entre le judaïsme litua-nien et le judaïsme orthodoxe allemand :

    La Terre est juste une plate-forme pour le patrimoine spirituel de la Torah, mais l’héritage lui-même, celui qui est la base de notre vie et de notre existence, c’est seulement la Torah. [...] À cet égard, nous

    1. Shlomo Avineri, Histoire de la pensée sioniste, Paris, JC Lattès, 1982, p. 13.

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  • C O M M E N T C O M P R E N D R E l’État d’Israël ? Faut-il se plonger dans la Bible ? Dans l’histoire de l’Empire russe ? Dans celle de l’antisémitisme européen ? Comment la sécurité est-elle devenue un enjeu fondamental dans un État fondé au sortir du génocide nazi précisément afin d’offrir un refuge aux juifs ? Israël n’en est pas à un paradoxe près. Sa puissance manifeste contraste avec sa légitimité toujours contestée, y compris par d’ardents défenseurs de la tradition juive.

    Au-delà des clichés, l’historien Yakov Rabkin nous invite à revisiter les origines et la nature de l’État sioniste. Mettant en relief des aspects de l’histoire juive souvent occultés et oubliés, l’auteur montre comment le sionisme qu’incarne Israël marque une rupture profonde dans la tradi-tion judaïque.

    L’auteur dresse le portrait d’un État sans frontières dont les pères fon-dateurs et les dirigeants se sont toujours gardés de définir le territoire national et dont les forces armées agissent dans toute la région sans se sentir contraintes par le droit international. Un État dont la naissance a provoqué l’exil de centaines de milliers de Palestiniens et qui prétend appartenir aux juifs du monde entier, même à ceux qui n’y habitent pas et ne manifestent aucune envie de s’y installer.

    Véritable leçon de critique historique, ce livre est une lecture essentielle pour qui s’intéresse aux relations internationales, au conflit israélo- palestinien, aux rapports entre politique et religion ainsi qu’aux enjeux identitaires.

    Celui qui voit dans le sionisme une continuation du judaïsme ferait bien de lire ce livre. Mais celui qui croit que l’État d’Israël est un État juif est obligé de le lire.

    – Shlomo Sand, historien, Université de Tel Aviv

    Souvent appelé à commenter l’actualité internationale dans les médias, Yakov Rabkin est professeur au département d’histoire de l’Université de Montréal et auteur de l’ouvrage Au nom de la Torah. Une histoire de l’oppostion juive au sionisme (Presses de l’Université Laval), traduit en une douzaine de langues.

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    COMPRENDRE L’ÉTAT D’ISRAËLIdéologie, religion et société

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    Table des matièresIntroductionChapitre premier – La Terre d’Israël et sa place dans la tradition juive