y a-t-il eu un xviiie siècle à...

16
y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues? (1) Si le XVIII' siècle fut, pour la Provence comme pour l'ensemble de la France, tant sur le plan démographique qu'économique, une période de croissance, la montée lente des prix, le gonflement des productions et des trafics, signalaient et soutenaient une indis- cutable prospérité, on serait tenté de répondre par l'affirmative à la question posée, en vertu de l'adage que les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Ouvrant, en effet, l'Encyclopédie départementale à la monographie de Martigues, nous y trouvons cette jolie phrase : « L'histoire de Martigues, aux XVII' et XVIII' siècles, ne présente rien de saillant 2 •• On devine, évidemment, que cette appréciation lapi- daire - qui révèle une conception de l'histoire attachée à l'écorce événementielle des faits exceptionnels, qui pose, en somme, que la vie quotidienne des Martégaux avec son cortège de travaux, de peines et de joies n'est pas de l'histoire - passe à côté du problème. Et, d'ailleurs, la suite du texte cité vient curieus ement démentir cet optimisme facilement satisfait : « L'affouagement de 1698 signale 900 maisons habitées; celui de 1788 signale 969 maisons plus 197 en ruines, 260 inhabitées .• Rien de saillant? Mais que faut-il donc à l'hi storien pour qu'il s'arrête, qu'il interroge passion- nément ce passé s'aperçoit justement autre chose que ce qu'on attendrait; car enfin la Provence nous présente un autre visage et, tout près, la grande métropole marseillaise grandit, étend son rayon- nement, affirme sa prospérité. Que se passe-t-i1 donc à Martigues 1. Principales abréviations: A.C.M. , Archives communales de Martigues; A.D, B.-du-Rh., Archives départementales des Bouches-du-Rhône. Nous remercions spécialement M. E. Baratier d'avoir bien voulu nous aider dans la consultation des archives communales de Martigues; nous exprimons Bu&sl notre gratitude à M. le secrétaire général de la. Mairie de Martigues pour l'amab1l1té avec laquelle Il nous en a faci11té la consultation. 2. Les Bouches-du-Rhâne, encyclopédie départementale, tome v, Monogra- phies communales, p. 288

Upload: others

Post on 01-Mar-2020

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues? (1)

Si le XVIII' siècle fut, pour la Provence comme pour l'ensemble de la France, tant sur le plan démographique qu'économique, une période de croissance, où la montée lente des prix, le gonflement des productions et des trafics, signalaient et soutenaient une indis­cutable prospérité, on serait tenté de répondre par l'affirmative à la question posée, en vertu de l'adage que les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Ouvrant, en effet, l'Encyclopédie départementale à la monographie de Martigues, nous y trouvons cette jolie phrase : « L'histoire de Martigues, aux XVII' et XVIII' siècles, ne présente rien de saillant 2 •• On devine, évidemment, que cette appréciation lapi­daire - qui révèle une conception de l'histoire attachée à l'écorce événementielle des faits exceptionnels, qui pose, en somme, que la vie quotidienne des Martégaux avec son cortège de travaux, de peines et de joies n'est pas de l'histoire - passe à côté du problème.

Et, d'ailleurs, la suite du texte cité vient curieusement démentir cet optimisme facilement satisfait : « L'affouagement de 1698 signale 900 maisons habitées; celui de 1788 signale 969 maisons plus 197 en ruines, 260 inhabitées .• Rien de saillant? Mais que faut-il donc à l'historien pour qu'il s'arrête, qu'il interroge passion­nément ce passé où s'aperçoit justement autre chose que ce qu'on attendrait; car enfin la Provence nous présente un autre visage et, tout près, la grande métropole marseillaise grandit, étend son rayon­nement, affirme sa prospérité. Que se passe-t-i1 donc à Martigues

1. Principales abréviations: A.C.M., Archives communales de Martigues; A.D, B.-du-Rh., Archives départementales des Bouches-du-Rhône.

Nous remercions spécialement M. E. Baratier d'avoir bien voulu nous aider dans la consultation des archives communales de Martigues; nous exprimons Bu&sl notre gratitude à M. le secrétaire général de la. Mairie de Martigues pour l'amab1l1té avec laquelle Il nous en a faci11té la consultation.

2. Les Bouches-du-Rhâne, encyclopédie départementale, tome v, Monogra­phies communales, p. 288

Page 2: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

54 CH. CARRlI~RE

où les maisons détruites et inhabitées témoignent de dépopulation et de marasme économique? Il est vrai que la même Ellcyc/opédie départemell/ale apporte, ailleurs, plus de lucid ité da ns son enqu ête : « De plus en plus, Marseille absorbe à peu près tout e l'acLi vité commerciale. La décadence de MarLigues s'aggrave de jour en jou, .. La popula tion. fortement diminuée d'ailleurs, se consacre surtout :l la pêche se bornant à fournir à Marseille quelques navires de petit tonnage pOUl' le cabotage 3. ;) Ainsi décadence, qui résulte d'un écrasement par La grande voisine. Laissons pour l'insLant l'expli­cation ; ne retenons que ce décHn économique qui ya de pair avec un fléchissement démographique. Il n'y amait donc pas eu de XVlII' siècle à Martigues.

Nous n'entendons pas, dans ces quelques pages, présenter un exa men complet de la question; plutôt signaler et situer le problème, l'éclairer par quelques sondages rapides en insisLan t plus particu­lièrement sur certa ines données de l'his toire économique. Au l'este, pour celui qui voudrait pousser plus loin l'analyse. les matériaux ne manquent pas: les archives communales son t riches, bien clas­sées et d 'un accès facile; les minutes notariales permettent d'entrer dans le concret de la vie qu otidienne. Ces divers fonds n'aLtendent que celui qui leur posera les questions essentielles; ca r elles doivent être posées ' .

.'. T out au long du XVIII' siècle, en effet, les contemporains ont

été fortemen L frappés par le déclin de Martigues ; et ces maisons en ruine, nous les retrouvons sans cesse, à chaque enquête. à chaque dénombrement, témoignage difficilement récusable. Une requête de la communauté a u Parlement de Provence, en 1752, nous en donne un bon exemple ". Elle rappelle que : « ... les guerres, la mortalité des oliviers. la famine et la peste ~ ont ravagé la Provence depuis le commencement du siècle et plus particulièrement la ville de

3. Ibid., l , III, p. 256. 4. Les archives communales sont conservées dans d 'excellentes conditions

à la mairie de Martigues; le classement en a été revu récemment par M. Bara­tier, conservateur aux Archives départementales. Les minutes notariales sont déposées aux A.D. des B.-du-Rh.

5. A.C.M .. FF 19.

Page 3: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

R~CESSION A MARTIGUES AU XVIII' SI~CLE ? 55

Martigues, que • les maisons tombèrent en ruine par le défaut de répara tion » cc qui obligea les • administrateurs publics » à intervenir auprès des propriétaires (quand ils existaient) en 1714, 1717 et 1724. Sans résulta t d'ailleurs, puisqu'en 1752 la situa tion s'est aggravée, ce qui fonde le droit de la communa uté « à disposer non seulement des places vuides que la ruine des maisons a laissé, mais encore de bien d'autres maisons qui depuis lors, par vétusté à défaut de réparations, menacen t une ruine évidente : ces places vuides n'étant point fermées e t ces Inaisons en ruine inhabitées, outre la difformité et la dégradation de la décoration, serven t dans la nuit de retrai te aux malfaiteurs ... ». Le Parlement ne pouvait rejeter semblable requête et son arrêt du 29 mai 1752 : c ... ordonne que les propriétaires des places vuides ou des maisons en ruine et inhabitées dans la ville de Martigues feront c10rre lesdites places vuides ou réparer et réédifier lesdites maisons dans trois m ois; autrement permet aux consuls de ladi te ville de faire procéder aux enchères et à la vente desdites places et maisons· » .

En septembre, conformément à l'arrê t, l'expertise eut lieu. Paul Gilloux, Pierre Vidal et André Boyer, c eslimateurs jurés » de la ville de Martigues, dressèrent: • ... un rapport d'estime des places de maisons vuides ou des maisons cn ruine sans réparation depuis dix ans et abandonnées qui se trouvent dans l'enceinte de la même ville pour être lesdites places et maisons exposées a ux enchères •. Le travail, minutieusement fait, demanda six jours entiers et donna les résultats suivants :

- Quarlier de Ferrières : 20 maisons inhabitées et en ruine

- Quartier de l'Ile : 36

- Quartier de Jonquières :

Et les conlmissaires concluaient leur long rapport en ces termes : • Ils déclarent qu'en procédant à l'estime de toutes les places vuides des maisons cy dessus ils ont observé que sur chacune d'icelles il y avait anciennement des maisons bâties ce qui parait par les fonde­ments, quelques res les de murailles et de pierres qui existent aux mura illes des maisons a ttenantes ... ces maisons qui avoient été baties

6. Ibid., FF 19.

Page 4: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

56 CIl. CARRltRE

sur lesdites places sont croulées par deffaut de réparations, vétust é ou ont été abatues aux frais de la communautté pour la sureté publique, quelles sont telles, toutes, depui s a u delà de dix, vinl el Blê me trente ans T. ;)

Derrière ces divers lexIes se lit clairement un fléchissement démographique cer lain que les documents fisca ux ne peuvent man­quer de signa ler. Très tôt dans le siècle, en 171 2 par exemple, les édiles martégaux insistent sur la diffienlté à supporter les charges importantes de la ville et, parmi les l'aisons, ils mettent avant tout le dépeuplement ". Celui-ci est imputé au tenible hiver de 1709 : « " , la mortalité des hommes peut être regardée comme une troi­sième source; il en mourut près de 2.000 dans cette facheuse année » . Cependant l'exil dO. aux guerres est aussi une raison non négligeable: « ." la première source est la perte de ses batimens dan s cette guerre ... par ce manque de batimens les ge ns de mer ne trou~ vanl plus à gagner Jeur vie après avoir mangé le peu qu'ils avaien t. pour ne \'oil' pas péril' leurs familles de faim ont abanùonné le !\laI'· ligues en si grand nombre qu'à présent il est presque réd uit à la moitié de ce qu'il éloit. Marseille seul en a plus de 400 familles; l'Espagne, ('Italie en onl un grand nombre; on en trouve enfin par toute la terre habitable •. El cet exil es l renforcé par la lourdeur des charges deven ues disproportionnées aux possibilités de ceux qui restenl : « Le petit nombre des habitants qui restent a u Martigues est si fati gué des grandes charges qui les accablent que de lemps en lemps quelq u'un disparoit en sorle que cette ville qui avoit 12 à 13.000 âmes est à présent réduite à la moitié .•

Cerles, ce sont des plaidoyers fa miliers à l'h istorien et qu'il reçoit avec prudence; néanmoins, la remarque qui suit montre que ces affirmations ne peuvenl êlre rejetées à la légère: • L'élat de la capitation en est une preuve convaincan te; en 1700 cette ville élait capitée 12.000 livres; aujourd'hui monseigneur le Premier Président et Inlendan t qui est convaincu du malheureux étal où elle est l'a réglée à 6.600 livres qu'elle ne peut même payer . • Seulement, le vrai

7. Ibid., F F 18. 8. I bid., CC 334.

Page 5: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

RgCESSlON A MARTIGUES AU XVIII' SI~CLE ? 57

problème, au fond, n'est pas ceUe crise du début du XVIII' siècle. Que les dernières années du règne de Louis XIV aient été une époque de difficultés de tous ordres et que le marasme économique se soit répercuté sur le mouvement de la population, on ne saurait en être surpris. Mais ce qui étonne et arrête, c'est qu'il ne semble pas y avoir eu, à Martigues, de reprise sensible au cours du siècle. Les problèmes de l'édilité le montraient il y a un instant; c'est ce que confirme l'évolution du taux de la capitation 9 : elle reste fixée jusqu'en 1789 à des chiffres très inférieurs il ceux du début du XVIII' siècle, dépassant rarement 3.000 livres et se tenant le plus souvent aux alentours de 2.500 livres. L'enseignement de la fiscalité corrobore donc celui de l'urbanisme.

Evidemlnenl, nous convenons sans peine que cette présentation rapide de quelques documents, si eUe permet de cerner le problème, ne fait que l'effleurer; et surtout, n'aborde en rien les questions essentielles: celle des explications sûres, celle de la chronologie et de l'allure de ce fléchissement: Que valent, en effet, les facteurs invoqués (peste, guerre, gel) ? Ils peuvent être retenus pour toute la Provence; pourquoi n'auraient-ils produit de semblables effets qu'à Martigues? Ne serait-ce pas l'indication que la véritable explication n'est pas là ? Il Y a peu, René Baehrel présentait avec beaucoup de vraisem­blance des réserves sur les couséquences démographiques réelles de la peste de 1720 à Marseille 10 (et nous inclinons dans le même sens en ce qui concerne les conséquences économiques); les choses seraient-elles différentes à Martignes? D'antre part, ce qui nous intéresse particulièrement c'est la chronologie de ce fléchissement, son allure. Uoe périodisation sOre nous éclairerait, d'ailleurs, sur le problème des causes profondes . N'est-il que l'expression de la récession du XVIIe siècle qui s'attarde longuement et s'accuse davan­tage dans ce coin de Provence? Est-il un phénomène spécifique qu'il faut suivre de près dans son déroulement pour en obtenir une compréhension satisfaisante? On le voit, les problèmes ne manquent pas que nous nous bornons à poser.

9. Ibid., CC 390 à 398. 10. René Baehrel, Une croissance .' La Basse Provence rurale (fin du

XVI' s. -1789), p. 267-269.

Page 6: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

58 CH. CARRIIlRE

... Or, cette crise que nous avons signalée sur le plan de la démo­

graphie, cerlains aspects de l'activité économique de Martigues au XVIII - siècle la confirment pleinement. Nous les saisirons cn caracté­risant rapidement les liens économiques unissant alors Martigues li Marseille. Les sources marseillaises nous apporlenl, en effet, des élémenls d 'appréciations chiffrées offrant quelque garantie ".

Il est évident que les liens commerciaux directs sont peu impor­tants et n'indiquent rien de précis pour notre recherche: ce cahot age lnenu ne peut être un critère significatif. D'ailleurs, nous ne le connaissons que dans une direction, Martigues-Marseille, et rien ne nous assure que les déclarations faites par les capitaines, à J'arrivée, nous donnent la composition exacte des cargaisons. Quelques son­dages permettent pourtant de se rendre compte de ce qu'élaient ces échanges. Ils nous apprennent que ces liaisons directes étaient assurées pal' de petites embarcations (bateaux, tartanes montés pal' 3 ou 4 hommes) et cela tant pour la fin du siècle que pour le début; que le rythme en était assez régulier mais peu intense (dans l'activit é marseillaise, quelque chose de mineur sinon d'insignifiant)

- En 1728 : 20 voyages de Martigues à Marseille, - En 1735 : 54 - En 1771 : 53 - En 1789 : 40" •

\1 est difficile de cbercher un enseignement général dans le mouve­ment de ce cahotage étriqué.

Nous y voyons aussi que les produits apportés sont ceux de la région de l'éta ng de Berre dont Martigues est, en somme, l'exutoire naturel (blé, huile, olives e t marc d'olive, vin, ea u·de·vic, amandes,

11. Les principales sources utilisées sont aux A.D. B.-du-Rh.; ce sont d'abord les fonds de l'Intendance Sanitaire de Marseille: Santé. 200 E ; parti­cu.Uèrement les registres où sont consignées les dépositions faites par les capi­tames de bâ.tlments à leur arrivée. Nous utl11sons aussi les registres de l'Amirauté <IX B) et du Tribunal de Commerce (XIII B), où sont enregistrés les actes de vente, d'achat et de construction de navires.

12. A.D. B.-du-Rh., Santé 200 E. Il s'agit là de quelques années d'activité normale, en période de paix. Il peut y avoir, évidemment, des exceptions à. ces chiffres moyen,s: par ex. en 1764, année durant laquelle le terroir provençal fournit de grosses quantités de blé à Marseille. Martigues envoya 12.811 charges de blé et 1.987 sacs de farine, ce qui exigea 90 transports; aussi le nombre des liaisons Martigues - Marseille fut-il porté, cette année-là, à 133.

Page 7: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

RécESSION A MARTIGUES AU XVIII' SIÈCLE ? 59

cap l'es, vinaigre, tartre, poissons salés) et que si un rythme peut être retenu, il s'étahlit en fonction des récoltes ou du marché marseil­lais, beaucoup plus qu'il n'exprime une situation particulière de la ville de Martigues 13.

Non que cette recherche, lorsqu'elle est poussée dans le détail, ne fournisse son lot de problèmes; tel, par exemple, celui de très grosses importations de farine que l'on relève certaines années. En 1734, il est sorti de Martigues, à destination de Marseille, 30.000 sacs de farine. Comment comprendre cet excédent disponible à l'expor­tation et pourquoi sous forme de farine? La réponse est sans doute dans le document suivant :

Renseignements de toute certitude : Combien y a-t-Il de moullns où l'on va moudre ordinairement? :

22 moullns à vent qu! travalllent. Combien de mouUns à eau? : 21 sur l'Huveaune, le Jarret, le ruisseau

d'Arenc. Où va-t-on moudre par temps calme ou de sécheresse? : à Cassis,

Aubagne, Saint-Chamas ".

Ces expéditions de farine ne seraient donc que des retours dn blé envoyé pour mouture à Saint-Chamas, depuis Marseille, certaines années. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas par une semblable enquête que nous pourrons être éclairés sul' le problème que nous avons posé.

II en est différemment si, étudiant l'activité commerciale de Marseille, nous nous attachons à saisir la part qu'y prend Martigues, par ses hommes, ses capitaux, ses chantiers navals. Ici, pour limitée qu'elle soit, la recherche est éclairante.

Certes, en ce qui concerne le rôle des Martégaux, bien des points restent obscurs. Par exemple, il est très dilTicile de préciser leur place parmi les artisans, fabricants, marchands de Marseille. Inévi­tablement, l'attraction de la grande ville devait jouer, et il y aurait

13. Marchandises apportées en 1735: Blé : 3.255 charges; farine: 1.815 sacs et 110 barils; huile: environ 548 mil·

leroles. ; amandes: 20 quintaux; olives: 600 barils; anguilles salées: 180 Qumtaux.

Marchandises apportées en 1789: Vin: environ 250 barriques; huile: environ 2.000 milleroles; plus marc

d'olives, tartre, vinaigre, cendres ... 14. A.C.M., H. 104. Ce document, qUi n'est pas daté, est antérieur à 1750.

Page 8: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

60 CH. CARRIIlRE

peut-être là le moyen d'apprécier ce que représentait cet appel de population. Mais comment l'évaluer, an moins pour la plus grande partie du siècle? Les documents révolutionnaires pourraient être.

sans dout e, une source précieuse; faute de comparaison avec les autres périodes, ils semnt d'utilisation ditTiciie.

En revanche, pour l'activit é maritime, nous sommes mieux ren·

seigné e t les indices qui nous sont fournis nou s se mblent avoir une valeur cerlaine. Grâce aux archives de la Santé maritime, il est possi.

ble de con naître avec précision la place prise par les capitaines de

navires originaires de Martigues dans le trafic marseillais. Une évolution se Iil clairement par quelques sondages 10.

Années

1719 ... 1728 ... 1735 ... 1771 .... 1789 ....

Nombre de capttalnes martégaux

entrés dans le port de Marseille

76 133 109 68 47

Pourcentage par rapport au mouvement

général des rentrées

9,5 8 6,7 2,a 1,5

Il est difficile de ne pas reconnaitre le déclin du rôle de ces marins

dans l'act ivit é marseillaise : les chifIres abso lus l'indiquent, les

pourcentages son t encore plus nets.

Plus délicate est l'étude des capitaux venus de Martigues. Au demeurant, la chose est peu gênante car on se doute que cet apport

ne pouvait pas être Irès important et que si Martigues s'associait au

travail nlarseillais, c'était surtout par ses marins et par ses construc­

tions navales.

15. A.D. B.-ùu-Rh., Santé maritime.

Page 9: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

RtCESSION A MARTIGUES AU XVIII' SI~CLE ? 61

D'ailleurs, l'enquête déjà longue que nous avons entreprise sur

les sociétés de commerce à Marseille au XVIII' siècle ue nous a jamais

révélé des participations, des apports de capitaux venus de Marti­

gues. Peut-être y avait-il quelques intérêts au niveau des simples

marchands ? De toute manière, cela ne pouvait être que secondaire.

Au surplus, il serait sans doute difficile, même avec un dépouil­

lement exhaustif des minutes notariales, d'en dégager un mouve­

ment significatif pour le siècle. Faut-il donc abandonner cette

direction de travail, purement et simplement? Ce serait négliger

un aspect non dépourvu d'intérêt : nous voulons parler des parti­

cipations sur les navires naviguant, le plus souvent, pour le compte

de Marseille ; c'est-à-dire l'apport de capitaux par le biais de

l'armement.

Participations des capitaines de navires d'abord. C'était la règle,

celle du capitaine intéressé possédant un certain nombre de quirats

ou parts sur le navire qu'il commandait, dont les armateurs étaient,

en général, marseillais; participations qui pouvaient aller jusqu'à

12 qui rats, la moitié du navire, limite fixée par les ordonnances.

Ainsi les 50 ou 100 capitaines que nous signalions il y a un instant

fournissaient à l'armement provençal et marseillais un apport non

négligeable. Mais ces participations n'étaient pas le fait des seuls

marins; artisans, maîtres constructeurs, bourgeois de Martigues

s'associaient aussi à l'armement par des prises de quirats, réduites

sans doute, mais qui doivent être signalées. Ainsi les contrats de

construction de navires entre 1730 et 1742 nous apportent les noms

de plusieurs de ces intéressés : Vidal, notaire royal; Louis Bonnet,

Pierre Antoine, Nicolas, Jean Ripert, bourgeois; M' Estaquier, avo­

cat ; Balthazard Dol, marchand; Pierre Paillet, marchand cordier;

Etienne Nicolas, Henri Paillet, maltres calfats. Une étude précise,

aussi bien pour les participants que pour le montant des participa­

tions, serait possible mais elle impliquerait le dépouillement complet

des registres du Tribunal de Commerce et de l'Amirauté de Marseille

Page 10: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

62 CH. CARRIÈRE

renfermant les déclarations de vente et de construction au XVIII' siè­cle. Ce travail, est en cours, à d'autres fins, mais il porte sur environ 10.000 contrats '6 !

En fait, on peut facilement deviner les résultats qu'il fournira

au point de vue qui nous occupe. Il traduira, à peu près certainement, le repli que nous observions tout à l'heure pour l'activité des marins et que nous allons constater au point de vue des constructions

navales. Les participations doivent vraisemblablement s'aligner sur ce double mouvement.

C'est ici l'aspect le plus original Martigues, chantier de constructions navales, que nous saisissons encore par les documents marseillais. L'activité marseillaise ne pouvait se concevoir au XVIIIe siècle sans la participation de navires venus de l'extérieur : à ce point de vue en particulier, elle était très largement interna­tionale ; de multiples pavillons étaient représentés dans le trafic. Deux exemples seulement 11 :

16. Exemples de deux répartitions de quirats pOUf des tartanes construites à Martigues en 1742 :

Tartane Vierge-du-Cadero, du port de 1.800 Quintaux, coûtant 7.000 livres, prête à faire voile: Louis Delisle, négociant à Marseille. 4 Quirats ; Jean-Baptiste B~yle, marcha.nd de bois à Marseille, 2; sieur de Chat~auredon de Cannes, résidant à Marseille, 1 ; François Paillet, marchand cordler du Martigues, 1: capitaines Mathieu David et Jacques Vaillant de Berre. 1 chacun ; Barthélémy Barcillon, maitre constructeur du Martigues, 1: Joseph Eymar ainé, Joseph Eymar cadet et Laurent Eymar frères de Berre, 1 chacun: capitaine Etienne Durand de Berre, 10.

Tartane Sainte-Croix, du port de 40 tonneaux: Jean Nicolas, maître cons­tructeur du Martigues, 2 ; Jean Gautier de Saint-Chamas, 5; dame Laugier d'Istres, 2; PIerre BonfilhOll de Saint-Chamas, 1; veuve PélissIer de saint. Chamas, 1; Honoré Juge, bourgeois de saint-Chamas, 1; patron Calamand de Saint-Chamas, 1 ; Jean-Antoine Manille, cordier de Marseille, 1 ; Jean Julien, marchand de Marseille, 1; Jean Pons. maître voilier de Marseille, 1; Pierre Négrel, négociant de Marseille, 2; Jean-André Besson, négociant de Marseille, 2 ; frères Coulomb, libraires de Marseille, 1 ; Jean verserot, boucher de MarseUle, 2 ; Anne et Marie Durand sœurs, du lieu de Grans, 1; A.D. B.-du-Rh .. IX B. 6.

Ces deux exemples, avec leur extraordinaire morcellement des participations sont, tout de même, des cas assez exceptionnels. Les capitaux provençaux engagés étaient, en général, beaucoup moins divisés, en particulier pour les navires les plus importants entre les mains des riches négOCiants.

17. A.D. B.-du-Rh., santé maritime.

Page 11: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

RÉCESSION A MARTIGUES AU XVIIIe SIÈCLE ? 63

Domiciliation des navires Nombre Totaux

Provence 1.020

Languedoc et 1.320 France Roussillon . . 176

Ponant 124

Entrées des navires dans le port de Italie . . 281 Marseille en 1750 Espagne . .. . .. 178

Malte . .. ... . . 17 Dalmatie .....

Etranger Empire .. . .... 800 Angleterre 190 Hollande 95 Danemark . . .. 9 Suède . . ... . .. 26

Domiciliatton des navires Nombre Totaux

Provence . . .. . 1.484

France Languedoc et

2.619 Roussillon 343

Ponant 192

Entrées des navires Italie . . 601

dans le port de Espagne .... . . 251

Marseille en 1789 Malte ... . .. . . Empire ..... . . 1

Etranger Dalmatie .. 29 1.050

Grèce . . . . . . . . Angleterre . ... 74 Hollande ..... 49 Danemark . ... 40 Suède .... .... 1 Etats-Unis .. . . 2

Page 12: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

64 CH. CARRI~RE

Il résulte cependant de ces tableaux que l'armement sous pavillon provença l, si l'on peut dire (encore qu'il s'agisse souvent de petits navires attachés au cabotage à court rayon), était loin d'être négli­geable. Cela se comprend si l'on note, en ne retenant que les navires de moyen et fort tonnage, qn'i1 assumait le quasi-totalité du commerce du Levant ct de la Barbarie (en 1750, 138 sur 146), du commerce des nes (en 1750, 41 sur 45), du commerce de l'océan Indien (à la fin du siècle), nne petite part du trafic du Ponant et du Nord.

Comment cet armement provençal se procurait-il ses navires? Par des achats à l'extérieur et par des constructions locales. Les achats à l'extérieur pouvaient être français ou étrangers : pour la période 1786-1789, sur 604 contrats d'achat de navires, le Languedoc entre ponr 30, le Ponant pour 34, l'étranger pour 181, dont voici la répartition 1~.

Italie . . Danemarl{ Angleterre Etats-Unis Espagne Empire Suède Malte . . Bermudes Allemagne Portugal Hollande Dalmatie.

84 31 19 13 10

Mais cc sont les constructions navales provençales qui nous iuté· ressent particulièrement: il s'agit de déterminer la part qu'y prenait Martigues. D'une manière générale, on peut caractérisel' cet apport de la façon suivante :

18. A.D. B.-du-Rh., XIII B, 666.

Page 13: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

RÉCESSION A MARTIGUES AU XVIII' SIÈCLE ? 65

10 Par suite des couditions de sou site, Martigues ne peut euvisager que la construction de navires de petit et de moyen tonnage;

2 0 La part qu'il prend dans la construction provençale décroît, dans le cours du siècle, en valeur relative mais aussi en valeur absolue.

Que les cbantiers navals de Martigues aient été spécialisés dans les petits et moyens tonnages, les textes nous le disent: • Martigues ... lieu de construction et de radoub des tartanes et batiments de médiocre grandeur .. On ne peut naviguer dans le canal de Caronte qu'avec de très petits bateaux et encore faut-il les décbarger à l'entrée et à la sortie ... ,. ». D'ailleurs, les déclarations de construc­tion sont, sur ce point, des documents péremptoires. Si nous relevons les déclarations faites entre 1730 et 1741, 1785 et 1791, nous constatons que tous les types sont représentés, des plus grands aux plus petits : vaisseaux, corvettes, barques, pinques, tartanes pour 1730-1741 ; vaisseaux, brigantins, corvettes, tartanes pour 1785-1791 ; mais Martigues n'a construit aucun vaisseau, seule­ment des tartanes, des pinques et des brigantins. Cependant les tonnages ne sont pas toujours aussi réduits qu'on le dit puisqu'en 1785 on peut relever un brigantin de 235 tonneaux; et même, un sondage fait en 1784 nous a révélé la construction d'un vaisseau de 285 tonneaux destiné au commerce des Antilles. Il s'agit cependant d'exceptions comme le confirme le tonnage moyen des constructions dans les ports suivants entre 1785 et 1791 20.

Chantier

Marseille

La Ciotat ... . .. .. .. . . .

La Seyne

Martigues .. . ..... .

Tonnage moyen

220 tonneaux

178

175

128

19. A.C.M. Rapport du fermier du vingtième, 19 nov. 1779. Nous devons ce document à l'amabiUté de notre collègue Francis Maunier, que nous remer­cions vivement.

20. A.D. B.-du·Rh .• XIII B, 666.

Page 14: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

66 CH. CARRIÉRE

Quant au mouvement des constructions, il établit nettement le déclin que nous avons annoncé :

l ' Entre 1730 et 1741, la place de Martigues est loin d'être négligeable; en nombre et en tonnage, ses chantiers viennent après ceux de Marseille 21

Chantier

Marseille

Martigues.

La Ciotat ..

La Seyne .......... . .. .

Toulon ... .. . .. ... ... . .

Cannes

Nombre de navlres construits

100

51

25

9

2' Entre 1767 et 1773 cette place s'amenuise 22 :

Chantier de navires construits

1

Nombre

1-~-f-ar-se-i1-le--.. - .-.. - .-.. -.---. --------8-0-------1

La Seyne

Martigues ... .

La Ciotat .. .

Toulon

Cannes

21. Ibid .• IX B. 5. 22. Ibid., XIII B, 665.

20

17

Page 15: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

RÉCESSION A MARTIGUES AU XVIII' SI~CLE ? 67

3· L'évolution se confirme entre 1785 et 1791 23 :

Chantier Nombre de navires construits

La Seyne ... . ........ .

Marseille ............. .

La Ciotat . . . . .. . ...... .

Martigues . . . .

Saint-Tropez .. . ....... .

40

29

17

Elle est d'ailleurs encore plus nette si, au lieu de compter des navires, nous évaluons le tonnage construit :

Chantier Tonnage global construit

La Seyne..... ... ... . .. 7.148 tonneaux

Marseille ... . . • .. . ..... 6.610

La Ciotat ... . •. .. . .. .. . 3.213

Martigues ........... . . 898

On peut évidemment s'interroger sur ce fléchissement de la participation de Martigues à la vie commerciale marseillaise. De quoi s·agit.il exactement? Est-ce, comme nous le pensons, un affaiblissement de ['activité propre de Martigues? Ce pourrait être,

23. Ibid., XIII B. 666.

Page 16: Y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martiguesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1964-14-055... · 2016-12-01 · y a-t-il eu un XVIIIe siècle à Martigues?(1) Si le XVIII

68 CH. CARRIÉRE

il est vrai, un cbangement d'orientation et, par exemple, le signe d'une transformation libérant Martigues à l'égard de la métropole voisine. En fait, nous savons qu'il n'en est rien . Comme nous le notions au début, c'est plutôt le contraire qui se produit. Cependant, une croissance marseillaise entraînant un déclin relatif pour Marti­gues pourrait ne pas être la cause d'une décadence absolue; il est bien vrai que Marseille grandit plus que proportionnellement et que les ports voisins sont réduits au rôle de satellites et de simples port d'armement. Mais dans ce rôle second, il serait possible de connaître aussi, à un degré moindre, une réelle expansion, de s'aligner sur l'essor marseillais, comme ce fut le cas pour La Ciotat ou La Seyne. A ce point de vue aussi Martigues est vraiment à part, et l'histoire économique confirme qu'il n'y eut pas de XVlIl- siècle sur les bords de l'étang de Berre.

Nous avons posé un problème; nous avons signalé, très super­ficiellement, quelques données partielles; c'est peu. Mais si cela pouvait amener une étude plus attentive et plus complète, nOHS n'aurions pas, tout à fait, perdu notre temps. Martigues attend son historien.

Charles CARRIERE.