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ThéoRèmes3  (2012)Réfléchir les conversions

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Jean-Luc Blaquart

Y a-t-il des traditions de conversion ?................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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Référence électroniqueJean-Luc Blaquart, « Y a-t-il des traditions de conversion ? », ThéoRèmes [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 30décembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL : http://theoremes.revues.org/363 ; DOI : 10.4000/theoremes.363

Éditeur : ThéoRèmeshttp://theoremes.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur :http://theoremes.revues.org/363Document généré automatiquement le 09 mars 2013.© Tous droits réservés

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Jean-Luc Blaquart

Y a-t-il des traditions de conversion ?1 La notion de conversion désigne habituellement chez un individu un changement d’ordre

religieux. Elle conjugue ainsi en les croisant trois types de réalité qui nous éloignent dessociétés dites traditionnelles. C’est en effet la modernité qui privilégie la place de l'individu,donne de la consistance au changement, et utilise le mot religion dans un sens restreintignoré des cultures antiques [Sachot 2007]. Si celles-ci ont connu quelque chose comme desconversions, elles intégraient les individus dans un tout, en niant que l’essentiel changeât, etsans isoler un domaine proprement religieux. Là où nous voyons aujourd'hui des changementsimputés à des individus dans un domaine particulier que nous appelons religieux, il s’agissaitjadis davantage de conformité restaurée en négation de tout écart par rapport à l’origine, augroupe et à la domination de l’ordre global.

2 Cette mise en perspective interroge notre approche des phénomènes de conversion, et peutleur donner un pouvoir de révélation qui déborde celui que leur accorde le converti  :révélation de nos propres présupposés, solidaires de l’attention que nous portons à cesdimensions d’individualité, de changement et de religion, qui sont autant d’impensés dansnotre perception. Trois chantiers correspondants peuvent dès lors être ouverts : celui du rapportentre individu et société, la notion de conversion se trouvant à l'articulation entre les deux ;celui du religieux, de son objet et de son périmètre, solidaires de ceux de la conversion  ;celui enfin  du changement et de sa gestion : faut-il situer la conversion religieuse du côté del’individu et du changement ou bien de la société et de l’immuable ?

3 Se révèlent ainsi des normes sous-jacentes aux conceptions de la conversion, qui déterminentla part de liberté permise ou exigée de l’individu dans le collectif, la nature du déplacementopéré, et l’orientation temporelle qui donne sens au changement. S’il convient de replacerla conversion religieuse dans cette triple dimension, la notion de tradition permet de fairemédiation en ce sens. Elle oblige à penser à la fois l’interrelation avec le social, l’éclatement dustrict registre religieux et l’ambivalence du rapport au changement. Elle est en effet connotéehabituellement par sa dimension collective, sa largeur de champ et sa façon de privilégier unecontinuité en déni du changement. Nous sommes invités ainsi à une réflexion sur la conversionen tant qu’elle articule l'individu et sa société, en tant qu’elle crée un monde propre, et en tantqu’elle est une gestion du temps.

La conversion à l’articulation de l’individuel et du social4 Les historiens ont privilégié la dimension politique et institutionnelle des conversions : quand

des peuples changent de religion, c’est un phénomène historique. L’accent est mis alors surl’évolution de la société et de ses normes : c’est « l’action de tirer les âmes hors d’unereligion que l’on croit fausse pour les faire entrer dans une religion que l’on croit vraie» [Dumézil 2005 (citant le Littré), p. 10]. La forme transitive y domine la forme pronominale –se convertir – qui, impliquant une certaine autonomie de l’individu, est au contraire privilégiéepar l’interprétation contemporaine. Celle-ci valorise la dimension subjective et événementielleet la mobilité des individus par rapport à des religions qui seraient un donné quasi rigide.Elle oublie qu’elle est en cela le produit d’une histoire culturelle. Le sens du mot conversion,comme celui de religion, a été déterminé, souvent à notre insu, par le christianisme. On peuttenter d’en déconstruire quelques présupposés : sa portée globale transformant «  toute lavie », la rupture dualiste qu’elle instaure entre bien et mal, le caractère soudain et définitifdu changement qu’elle opère, le rôle central donné à l’individu. Sont ainsi occultés quatreimpensés : 1) La prétention de globalité méconnaît la complexité de la culture, la pluralitéde ses strates ou registres autonomes : qu’est-ce qui change réellement, la plupart du temps,sinon une toute petite partie de la vie réelle des convertis ? 2) La dualité normative clivantun bien et un mal, un salut et une perdition, est simplificatrice, parce qu’elle ignore lesinfluences, les héritages et les accommodements effectifs. 3) L’attribution à la conversion d’unpouvoir décisif occulte le trait évolutif d’une histoire dans laquelle on n’en finit jamais de

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trouver des prémices et des rebondissements. 4) La valorisation de la démarche individuelledéprécie la dimension collective, au point de faire de la « véritable » conversion une démarcheexclusivement personnelle, affranchie de toute influence sociale assimilée à une pression.

5 En définissant d’abord la conversion comme un phénomène individuel, dont toute unelittérature s’attache à décrire l’intériorité vécue, notre époque présuppose un doubledéplacement moderne, à la fois du phénomène objectif et du regard de l’observateur. Le constatde liberté personnelle y est renforcé par un jugement de valeur : la conversion est devenuel’expression de la maîtrise de l’individu. Il n’y a désormais de « vrai croyant » que s’il montreautant d’autonomie qu’un athée ou un agnostique. Ainsi la promotion du chrétien de convictionest à mettre en parallèle avec l’affranchissement vis-à-vis des conformismes religieux [Taylor2003]. La prise au sérieux de la foi dans toute la vie selon les idéaux de la Réforme met enœuvre une cohérence et comme une rationalité [Weber 1904] qu’on retrouve aussi du côté de lacritique philosophique des religions. Une même attitude s’y retrouve, bien que la sémantiquesoit antagonique : paradoxalement, l’accentuation de la dimension personnelle paraît venir deplus profond que des choix conscients portant sur des convictions. Tout se passe comme sielle rattachait implicitement à une tradition là même où elle vise une prise de distance.

6 La conception individualiste de la conversion rencontre ainsi sa limite, non pas seulementdans les configurations sociales qui viendraient l’interdire ou en restreindre la portée, maislà même où elle prospère, dans sa dépendance vis-à-vis de phénomènes culturels qui luidonnent sens et consistance. À souligner l’obligation d’authenticité de la démarche contrele conformisme ou la soumission aux déterminations collectives, on risque de manquersa dimension socioculturelle essentielle, celle qui tient aux processus d’éducation et pluslargement de socialisation sous-jacents. Si la conscience et même l’attention du convertisont requises, on ne peut occulter le réseau d’interrelations qui lui permet de se situer etde s’identifier. La conversion conjugue en proportion variable une dimension privée et unedimension publique, et c’est au sein de chacune des deux que l’individu et la société exercentleur action, non dans un jeu à somme nulle qui les mettrait en concurrence mais dans uneimbrication mutuelle. Ainsi le prototype monacal – individualiste par principe et étymologie– a prospéré du fait de l’institution du couvent, collective par définition. Une conversionapparemment formelle peut être à fort retentissement intérieur affectif, comme dans lessituations d’émigration et de choc culturel. Une conversion intérieure peut à l’inverse inspirerun investissement social ou animer une institution. L’imaginaire peut se nourrir de symboleset de relations sociales, et en retour les transformer.

7 À l’articulation entre l’individuel et le collectif, la conversion perdrait sens à être pureinvention de l'individu, comme à se réduire à un conformisme. Elle est alliage de désirsindividuels et de régulations sociales s’appuyant les uns sur les autres. La dimension normativequ’elle fait jouer intériorise chez l’individu une exigence qui creuse en lui une formede rupture, et lui permet d’exprimer et faire reconnaître une autre dimension, libidinale,investissement affectif intense qui introduit un écart vis-à-vis des comportements ambiants.Aussi peut-elle être socialisante comme désocialisante [Dumont 1983]. Dans tous les cas elleéchappera à l’exclusivité d’une discipline qui exclurait a priori soit les significations donnéesde l’intérieur à la démarche vécue, soit les déterminations objectives de nature collective, lesdeux faces s’éclairant l’une l’autre.

8 La notion de conversion est donc normative, déterminée par des modèles qui sontculturellement transmis mais peuvent rester implicites  : paradoxalement, les sociétés ditestraditionnelles n’ont pas conscience de leur tradition car elles n’ont pas vis-à-vis d’elle ladistance que cela requerrait [Weil 1971, p. 10]. Elles imposent un modèle de conversion qui nefait pas rupture vis-à-vis d’une tradition mais au contraire y conforme l’individu. La traditiony est d’autant plus invisible qu’elle est incontestable. À l’inverse notre conception modernede la conversion fait désigner des traditions dont on prétend sortir. Mais en récusant ce qui luia été transmis sans pour autant reconnaitre qu’il est aussi à l’origine de son insatisfaction, elleocculte sa dépendance à l’égard d’ « une tradition qui ne se satisfait pas de la tradition » [Weil1971, p. 21]. C’est à cette influence cachée de la tradition qu’il convient de porter attention,comme source et non seulement objet de la démarche de conversion.

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9 Les traditions  sont historiques, culturelles, irréductibles à tout enfermement conceptuel.Mais leur complexité, leur ambivalence, leur plasticité, dont la variété des itinéraires etretournements se nourrit, peut être mieux comprise en référence à des repères heuristiques,qui, eux, ne sont pas purement identifiables à des entités historiques ; ces repères ne décriventpas non plus des universaux mais constituent des modèles permettant de typer des démarchesde conversion au niveau de leur signification profonde, que le philosophe ou le théologienpourra chercher à explorer et préciser1.

10 Un premier modèle2, dominant dans les textes sapientiaux antiques, et rémanent dans lesreligions vécues, est celui du retour : la conversion est réintégration d’un ordre originel sacré,par annulation d’une transgression qui en avait écarté. L'individu qui se convertit vient àrésipiscence, rentre dans le rang, revient au bercail, efface la honte, l'indignité, le déshonneur,l'exclusion. Sa conversion est soumission, elle annule toute différenciation indue, la distanceprise par rapport aux normes, elle corrige ce qui avait été perturbé. Elle soumet l’individu àla loi du groupe et aux valeurs transmises.

11 Un deuxième modèle, valorisé dans la philosophie grecque, promeut la critique rationnellequi prend au contraire distance vis-à-vis des langages transmis, fussent-ils considérés commevénérables et sacrés. Les mythes qui racontaient une origine passée sont jugés faux ettrompeurs, en vertu de critères nouveaux, à la fois logiques et éthiques, associés à une formenouvelle d’idéal identifié au Vrai et au Bien, le logos. La culture fait l’objet d’un discernement,à la mesure d’un retournement de perspective opéré par l’esprit, s’arrachant à l’obscurité dela caverne pour découvrir une lumière qui éclaire toutes choses et manifeste leur structurationfondamentale admirable. Purification, illumination, contemplation scandent la démarche danslaquelle l’exercice spirituel modèle la psyché sur une norme universelle qui transcende lesconventions sociales.

12 Un troisième modèle, plus caractéristique de la sémantique biblique, privilégie la rencontred’un interlocuteur, entrée dans une relation de confiance qui change les identités. Le retourtend à y perdre sa fonction de rappel d’un ordre fixé pour prendre la forme d‘une fidélité à uneparole qui promet, d’une responsabilité par rapport à un appel, ouvrant ainsi l’histoire commeun avenir à espérer. Là aussi s’opère une rupture à l’égard de vénérations transmises, au nomd’un critère de libération faisant juger idolâtriques et mortifères les cultes qui prétendaientassurer la vie par assimilation à une puissance sacrée exigeant soumission.

13 Un quatrième modèle, apparenté aux courants gnostiques, met en valeur l’extériorité mutuellede l’âme et du monde, érigés en deux polarités contraire, le monde incarnant la puissancedu mal à laquelle la conversion fait échapper. Le thème de la sortie est ici sollicité de deuxfaçons, d’abord pour expliquer la condition de l’âme exilée de sa patrie native et tombéedans un monde étranger dont elle est la victime, ensuite pour désigner la conversion commemouvement de détachement et retrait vis-à-vis de ce monde.

14 Un cinquième modèle, plus proprement évangélique, redouble la conversion biblique enopérant une radicale inversion des valeurs et des critères du salut. Le converti n'est pas celui quirespecte la loi et fait valoir ses mérites, mais au contraire celui qui renonce à cette justificationet accueille un pardon gratuit et inconditionnel. Il ne rembourse pas une dette en s’identifiantà une perfection ou une adéquation imaginaire, mais prend conscience de l'ambiguïté foncièrede toute piété et justice.

15 Un dernier modèle, cultivé par la modernité, emprunte aux modèles précédents ce qu’ilspeuvent procurer comme affranchissement de l’individu par rapport à toute règle quis’imposerait à lui de l’extérieur. La conversion y est découverte et accomplissementd’autonomie d’un "moi" dont la valeur fondamentale est l’épanouissement dont il est à la foisle bénéficiaire et le seul juge  : tel est son droit désormais, qu'il fera respecter face à touteinstance quelle qu'elle soit. Devant lui et devant ce droit, tout prend le statut de moyen possible,et notamment les héritages devenus objets de consommation et de choix éclectique.

16 Ces modèles permettent de sortir d’un schéma indifférencié de la conversion comme ruptureou irruption de transcendance, pour déployer un champ pluriel de possibilités de concevoircette transcendance. Ainsi y a-t-il des logiques différentes de conversion dans le christianismelui-même, et les institutions ne garantissent pas contre l’ambiguïté de la démarche, qui peut

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exiler du monde ou y engager, sacraliser une loi ou la relativiser. Ces logiques peuvent fairecomprendre des tensions dans le religieux et, au-delà des clivages institutionnels, débordentdans la culture globale3. Elles perpétuent des formes relativement stables, irréductibles à desproductions individuelles, et largement indépendantes des supports explicitement institués :elles se transmettent de façon transverse par rapport à ce qui est dûment labellisé sous l’autoritéd’une religion au nom de « la tradition ».

17 Ces différents modèles de conversion donnent des repères qui permettent de mesurer ladiversité des possibilités d’articulation entre individu et société : quantitativement, leur placerespective différera, selon qu’est privilégié un pôle social de conformité (modèle du retourau natif) ou un pôle individuel de singularisation (modèle électif moderne). Entre ces deuxextrêmes, et selon une différenciation plus qualitative, un statut pourra être aménagé pourl’individu en tant qu’il s’identifie à un sage autonome (modèle critique), à un interlocuteurappelé (modèle biblique), à une victime réintégrée dans sa condition (modèle gnostique) ouà un pénitent perdu et pardonné (modèle évangélique). Le converti moderne a intériorisé enproportions variables ces modèles, et son identité même en est constituée. Si le phénomènede conversion se colore de multiples façons par la psychologie des croyants, celle-ci suivrades lignes de sens dont la structure obéit à des archétypes socialement transmis. Cettedétermination s’effectue en rapport avec des objets dits religieux.

L’objet religieux : le salut18 La conversion n’est pas qu’un rapport entre individu et société, dont elle serait simplement la

traduction fonctionnelle, elle se définit par un objet spécifique dont la démarche du convertiest inséparable [Dewitte 2003]. Nous appelons cet objet « religieux » dans la continuité duchristianisme romain, mais il s’agit dans la Bible d’un salut. Celui-ci peut être compris comme«  l’accomplissement empiriquement réussi de la conversion » [Berger 2005, p. 217]. Queseront les critères de réussite, sinon ceux auxquels la conversion permet d’accéder ? Aussipeut-on retourner la relation et affirmer : par conversion nous entendons l’expérience de miseen œuvre d’un salut. Celui-ci, pour rendre compte de traditions diverses, doit être compris defaçon suffisamment large4 : il est ce qui donne remède aux maux et perspective aux désirs,articulant ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous – régulant ainsi la questionde l’acteur : individu, société, Dieu… –, et structurant espace et temps. La conversion est lechangement qui permet de passer du mal au bien en empruntant les lignes rendues disponiblesdans l’espace et le temps [Blaquart 2011].

19 Le salut comme accomplissement de la conversion est habituellement exprimé dans un langagede rétribution : on se convertit pour être sauvé, dans un rapport de cause à conséquence, ou demoyen à fin. Or le lien peut aussi être vécu dans l’autre sens : la conversion consiste alors àaccueillir le salut qui est premier et donné gratuitement. Elle n’est pas un simple moyen en vued’un but extrinsèque, mais elle place sous influence nouvelle d’une finalité qui donne sens, àla fois relation où est créée la croyance – perception d’une réalité – mais aussi mobilisation àson endroit – perception d’un enjeu – avec réorganisation de l’espace-temps. On se convertità une forme de salut, attiré dans son orbite et en vertu de son pouvoir d’attraction. Il s’agitde se diriger vers ce qui se révèle à qui se tourne vers lui, le salut n’étant pas autre chose quecette relation nouvelle, la mise en œuvre de la conversion5. Le salut est à la mesure de cetteconversion, même si le converti ne le perçoit pas ainsi6.

20 Ainsi les traditions ne fournissent pas uniquement les éléments formels de narration qu’onretrouve dans les stéréotypes littéraires, mais aussi les cadres de signification du changement7,qui modifient la perception de la réalité elle-même. La conversion est une force detransformation par émergence d'un système nouveau de sens. Elle change la vie parce qu’elleest naissance de monde, selon les lignes de force que commande le paradigme sous-jacent.

21 Nous avons trop tendance à considérer comme allant de soi cette notion de monde sans voirqu’elle est solidaire d’une démarche qui peut être comprise comme une création. Le sensde ce dernier mot doit toutefois être affranchi de l’interprétation restrictive qui l’identifie àun commencement chronologique. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement d’aller du bienconnu de notre monde considéré comme évident à l’inconnu qui l’aurait précédé, mais de

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prendre conscience du passage décisif qui permet à ce monde-là d’exister quand bien d’autressont possibles – et même réels pour et dans d’autres cultures. Le salut ne peut concerner despersonnes sans porter d’abord sur l’ensemble de la scène, à dimension cosmique et sociale –nous dirions aujourd'hui « culturelle ». Il ne peut s’opérer ni se représenter sans bouleversercette totalité, que le récit biblique nomme « le ciel et la terre8 » et la théologie juive et chrétiennetraduira en grec par cosmos9. Le sens même de ce qui est réel n’est pas séparable de la sociétéqui le tient pour tel  : il s’agit du « monde commun » [Berger 2005], auquel on peut fairecrédit parce qu’il est partagé. Pas de conversion sans conversation [Berger 2005, p. 216] : laconception du monde s’échange avec le langage des membres d’une communauté. Celle-ci enassure la crédibilité des repères et la structure de plausibilité.

22 Ce dont il s’agit ici déborde les frontières du religieux : Berger nomme ce changement demonde « alternation » pour le distinguer de la conversion, terme qu’il réserve au changementreligieux compris comme le « prototype » de ce phénomène plus large [Berger 2005, p. 215].La modification de la vision du monde exige une refonte des critères du réel tels qu’ils s’étaientétablis au cours de l’éducation. Si la conversion ne concerne pas les individus isolés maistouche à leur socialisation, on comprend qu’elle engage notamment les processus éducatifsavec leurs enjeux politiques. Dès lors que c’est le cadre fondamental qui est en jeu, il n’estpas possible de se désintéresser de ce que croient les autres. Cela peut inciter les convertis àdevenir prosélytes, réduisant ainsi l’éventuelle dissonance cognitive entre leur nouveau mondeet celui qu’ils partageaient jusque là avec leurs proches. L’idéal d’unification lié au phénomènede cristallisation du monde nouveau prenant sa forme propre requiert une jointure avec laculture commune partagée. Il ne peut se contenter d’organiser un « sous-univers » parcellaire,il lui faut rendre compte de la totalité de l’expérience, et donner un statut à cela même quidoit être quitté en tant qu’apparence vaine ou opinion fausse10. Cela ne doit pas se réaliserseulement dans l’esprit du spirituel mais aussi dans l’organisation de la vie commune, aumoins celle du monastère tant que c’est encore impossible au niveau de la cité. La rupturequi fait passer dans le monde nouveau prend une figure spatiale, celle d’une sortie, par unmouvement d’é-ducation à dimension sociale : si, selon la conversion critique initiée par laphilosophie grecque, la découverte d’un cosmos gouverné par le logos se fait en sortant – dela caverne et de l’obscurantisme –, elle exigera en même temps d’entrer – dans l’école ou lecouvent. L’élargissement de l’espace passe par la clôture d’une institution. Cette tension estparticulièrement mise en œuvre dans notre culture11.

23 Aucun itinéraire de conversion individuelle ne peut se concevoir sans s’appuyer sur un cadrecommun de salut. Les « petits saluts » qui concernent les individus, leur place propre et leurdevenir singulier, présupposent un «  grand salut  », celui que doit garantir la culture pourpréserver du sens contre la menace permanente du chaos. De même la conversion de l’individuen présuppose une de plus grande ampleur, peu visible parce que déjà intériorisée, qui la rendpossible et commande la définition de ses traits principaux : ce que fait sans cesse la culturepour ordonner en mettant en relation vie psychique, structure sociale et données cosmiques.Ces trois pôles ne sont pas nécessairement disjoints dans toutes les cultures, probablementd’ailleurs est-ce la nôtre qui leur donne le plus d’autonomie ; le mot « monde » y prend un sensplus précis, différencié de l’organisation de la société et du psychisme des individus. Mais latâche demeure d’assurer une intégration et un sens global, champ ultime de la conversion.

24 Quand notre modernité tend à réduire l’objet de la conversion au domaine psychiquedes aspirations individuelles – le monde étant alors formé d’objets de consommation –l’expérience du moi devient l’emblème du point focal, rôle jusque là dévolu à Dieu, quiconcerne tout et le réorganise au niveau du sens, à la façon dont un seul gène suffit àtransformer un organisme bien que 99% des données (ici, culturelles) restent inchangées.Ce que vit l’individu, c’est en réalité l’intégration comme miraculeuse de toute l’expériencedans l’ordre nouveau dont la cristallisation s’opère en faisant briller particulièrement l’un deséléments.

25 La conversion ne fait pas seulement bouger dans le religieux mais le religieux lui-même, sadéfinition et ses frontières. Ainsi le christianisme des premiers siècles, en se saisissant dumot latin religio, en a transformé le sens, le programme nouveau donné aux fidèles n’ayant

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pas la même extension que celui qu’imposait le devoir de piété romaine [Sachot 2007] maisallant investir la globalité de l’être vrai conçu par la raison philosophique : il ne s’agissait plusseulement de changer de culte, mais de placer toute l’existence sous le regard du Christ, avecdes exigences qu’on pourrait aujourd’hui appeler éthiques. Devenait religieux ce qui ne l’étaitpas, et cessait de l’être ce qui l’était, comme le rapport à l’empereur ou à la cité. De même laRéforme ne chercha pas à remplir plus parfaitement des obligations déjà définies dans le cadrede l’Église médiévale, mais plutôt à ouvrir un champ inédit à la foi, la vocation baptismaleallant couvrir de signification et d’exigence nouvelle la vie professionnelle et familiale [Weber1904], ce qui à terme changea la société.

26 La généralisation chez les Européens de l’emploi du mot religion pour tout phénomène cultuelou dévotionnel, quelle que soit la sphère culturelle à laquelle ils appartiennent, montre qu’onpense par analogie avec ce qui était vécu dans le christianisme. De même en parlant deconversion on oublie qu’elle prend sens à chaque fois en fonction des normes qui structurentles démarches des adeptes et que le mot désigne donc des réalités différentes. On l’emploieaujourd'hui aussi bien à propos de l’individu qui «  change de religion », que de celui qui« devient religieux » ou que de celui qui « réactive une identité religieuse jusqu’ici uniquementformelle » [Hervieu-Léger 1999, p. 121-124]. Il tend alors à retrouver son sens trivial originel :l’action de « se tourner vers », quel que soit ce vers quoi on se tourne. Substituer un attachementreligieux à un autre, commencer à investir un objet religieux, ou transformer son rapport aureligieux, ce sont des démarches différentes. Si on souhaite faire abstraction de l’objet, toutel’attention est portée alors vers la relation que le croyant noue avec cet objet. C’est donc letroisième emploi du mot qui met le plus en lumière cet enjeu : le champ des usages du religieuxpeut être très variable, et les conversions dans la diversité de leurs démarches prennent positiondans ce champ, en redéfinissant leur objet.

27 En même temps ce rapport au religieux n’est pas laissé à l’arbitraire de l’individu. Quoiquetoute religion puisse en fait servir à tout, chacune propose son ou ses propres modesd’emploi, sous forme de règles d’interprétation, d’habitus, de coutumes. En réalité elle peuttransmettre simultanément plusieurs modèles de conversion susceptibles d’entrer en conflit,rendant possible un jeu et un déplacement critique. Dans le christianisme, le recours àl’argumentation rationnelle, l’organisation d’un accompagnement pastoral, la pratique dela direction spirituelle ont contribué à introduire une certaine mise à distance des donnéesconsidérées comme sacrées pour élaborer une sorte de philosophie, d’éthique, ou de spiritualitéde la religion. Ce déplacement s’appuie sur celui qu’opérait la philosophie grecque vis-à-vis des mythes et des rites, qui détournait des apparences sensibles pour faire saisir un ordretranscendant, mais aussi sur celui qu’inspirait la Bible pour approfondir l’interprétation de lafoi : dans les deux cas, il s’agissait de découvrir de nouveaux critères de vérité de la divinité,davantage que de se fixer sur une représentation ou un rite particulier. La découverte du vraidieu y est indissociable d’un changement intérieur, de la transformation du regard et du choixde ce qui va être jugé ou non décisif [Blaquart 1999]. La question de l’usage ou de la relationpeut ainsi prendre le pas sur celle de l’objet, comme dans le récit du veau d’or dans la Bible12, oùle dieu d’Israël lui-même devient une idole. L’espace de conversion ici tient à la marge de choixqui se révèle dans l’attitude adoptée à l’égard de l’objet religieux, c'est-à-dire à l’ambiguïtéfoncière qui l’affecte. Découvrir la foi par l’écoute de la Parole biblique, ou la raison par laphilosophie, c’était entrer dans une dynamique sans fin, car habitée par la question critique,qui fait se demander si ce qu’on croit connaître est bien vrai. Cette dimension de distanciationne dépend pas seulement de l’individu, même si c’est lui en dernier ressort qui en est l’acteurresponsable. Il est mandaté pour cela par la culture qui change son mode d’emploi et le statutde son langage, dans une tradition d’autocritique [Weil 1971, p. 21].

28 Un individu peut toujours faire servir une religion à autre chose que ce à quoi elle avait servijusqu’alors. Mais le changement d’usage peut aussi être programmé par une tradition, sous laforme d’un dépassement idéal et utopique de ses réalisations historiquement constatables : nonplus seulement penser ou croire plus, mais mieux, et autrement. Ainsi des figures de sainteté,des penseurs ou des mystiques ont ouvert dans le christianisme un questionnement, au-delàdes idéaux convenus. Entre la détermination d’un modèle fixe et censé immuable de croyant –

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qui ferait de la conversion un strict retour à l’ordre – et une adaptabilité illimitée et sans finalitéautre que le simple réemploi de matériaux – qui ferait de la conversion une simple mobilité –il y a place alors pour une autre dimension de conversion. Cette éventualité pose la questionde savoir quelle capacité une tradition religieuse a de faire changer le rapport au religieux,c'est-à-dire de modifier sa présentation de soi, la conception qu’elle se fait d’elle-même, en seréinterprétant, non seulement en acceptant de changer, mais en faisant de sa propre évolutionsa finalité.

La conversion comme changement29 Si la conversion articule individu et société, religion et culture, elle le fait dans la dimension

du changement. Est-elle socialisation, mobilisation de l’individu par la norme sociale, ou aucontraire distance prise par l'individu vis-à-vis de son environnement ? La religion y joue-t-elle un rôle d’intégration sociale, ou au contraire est-elle support d’une certaine anomie ? Agit-elle comme un ferment de transformation dans la culture, ou bien comme un rempart contretoute perturbation ?

30 Une conception étroite de la conversion la cantonne à la fois dans la sphère subjective et dansle champ restrictif du religieux comme catégorie moderne désignant un secteur de la culture.Elle ne prend en compte que la mobilité de l’individu face à des traditions supposées inertes.Si l’on resitue cette mobilité dans un cadre lui-même évolutif et beaucoup plus conséquent,comme celui du passager entraîné par le navire qui le porte, apparaissent alors des modalitésde changement qui échappaient à la mise en scène.

31 Le changement qu’il s’agit de gérer est multiple, à la fois individuel et social ; il peut êtreanalysé comme la perception du mouvement relatif de réalités différentes les unes vis-à-visdes autres, réalités qui ne se déplacent pas à la même vitesse ni dans la même direction : lesujet qui se convertit bouge par rapport à des héritages ou à des conformismes ambiants. Ilpeut naviguer entre groupes d’appartenance et influences. Il peut devancer l’ordre social ou aucontraire se situer en réaction contre son évolution. Dans l’autre sens, la société déplaçant lesindividus, les normes ambiantes peuvent juger le converti comme résistance au progrès, replisur soi, déviance ou errance. Par l’éducation elles peuvent à leur tour convertir l’individu, ententant ainsi d’harmoniser son changement avec le leur.

32 La conversion étant à la fois libidinale et normative, ce qui s’y joue c’est l’articulation etla tension entre deux mouvements hétérogènes, celui de l'individu et celui de la société. Lechangement s’y nourrit du dynamisme à la fois antagonique et corrélé des deux instances.Si la société était parfaitement stable et immobile, la conversion des individus se trouveraitcomplètement ordonnée à cette immobilité, et le mouvement des individus servirait l’absencede changement. Mais en réalité ce mouvement doit s’apprécier par rapport à des sociétés quisont elles-mêmes mobiles. N’est-ce pas un différentiel de vitesse et de direction entre les deuxchangements qu’il s’agit-il de gérer ? Telle est la tâche d’une culture. La plus ou moins grandeplasticité des normes permet de réguler cette articulation.

33 Parce que le déplacement est relatif au repère adopté, ce qui est moins perceptible c’est lechangement simultané de la société et de ses membres, ceux-ci absorbant dès la naissancepuis progressivement l’influence ambiante. Cette conversion implicite des conceptions deconversion, déplacement de mentalités, n’est mesurable que dans la durée. La conversionreligieuse à une époque ou à une autre n’a pas le même contenu parce qu’il y a eu uneconversion plus fondamentale mais moins visible de cette religion elle-même, de la culturedont elle est solidaire, et du monde commun dans lequel la conversion prend place. La religiona d’autant moins de visibilité qu’elle est confondue avec la culture ambiante et se déplace avecelle, sans relief particulier retenant l’attention des individus.

34 Les conversions au sens habituel sont l’expression la plus visible d’un processus plus larged’investissement et désinvestissement par lequel les individus se saisissent d’objets et lesabandonnent plus ou moins parallèlement aux variations des propositions de leur cultureconcernant ces objets. On peut ici parler de poids13 relatif qu’acquièrent des entités et qui leurdonne la puissance d’attirer l’attention des convertis et d’entraîner leur mobilisation. Nousn’avons pas de mot pour les conversions négatives, abandons d’investissement, crises de sens :

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sans doute sont-elles plus lentes, moins spectaculaires, et souvent tues par les personnes quiles vivent. Mais elles sont l’autre face, obscure, du processus d’illumination d’une forme detranscendance, celui-ci ayant pour corrélat le passage d’autres formes dans une zone d’ombre.Investissements et désinvestissements sont à la fois personnels et collectifs, libidinaux etnormatifs. Mimétisme et liberté y sont à l’œuvre, indissociablement.

35 Ce qui est marquant dans les conversions vécues, c’est la façon dont elles font usage de latemporalité pour donner sens et mettre en ordre. La soudaineté du changement perçu renforcesa capacité d’exprimer une transcendance nouvelle. La mise en scène dramatisée rend pourl'individu sa situation et son évolution compréhensibles. Cette dimension de création narrativeest constitutive de la conversion. Mais ce temps n’appartient pas en propre à l’individu, ilest relié à une tradition. Il ressortit donc à la façon dont la culture gère son rapport auxchangements  : celui qu’impose la nature, celui qui vient des individus, celui qui affecte lasociété elle-même.

36 Une simplification courante [Gauchet 1985, p. XIII] clive les cultures de part et d’autred’une option fondamentale par rapport au changement temporel  : soit elles s’en défendentpour privilégier la stabilité de l’ordre. Soit elles le valorisent comme leur propre programme.D’un côté, les sociétés dites traditionnelles cherchant la conformité à l’origine, de l’autre lessociétés modernes visant un avenir différent. La conversion y prend les visages contrastéssoit du retour, soit du progrès. La religion est habituellement placée du premier côté, elle yest alors synonyme de refus de l’histoire. Cette vision consonne bien avec notre conceptioneuropéenne de la rivalité entre l’Église catholique et la modernité. Moins pertinente concernantle protestantisme, elle est réactivée aujourd'hui en face de l’islam. L’analyse de M. Gauchetelle-même, s’appuyant sur une périodisation plus longue, invite cependant à nuancer  : s’ilpeut y avoir quelque chose comme une « religion de la sortie de la religion », c’est que lereligieux est ambivalent. Il peut en effet sacraliser un ordre immuable, il peut aussi promouvoirla sensibilité à des promesses qui ouvrent une histoire et invitent à l’espérance d’un avenirnouveau. Les messianismes y côtoient le conservatisme. Les différents modèles de conversionnaviguent entre le refus du temps (philosophie grecque) et sa valorisation (histoire biblique),la modernité elle-même pouvant faire conjuguer projet de vie et repli rassurant.

37 Par cette ambivalence, le religieux exprime la double attitude de la culture vis-à-vis du temps :celui-ci est toujours à la fois un adversaire à combattre et un moyen de défense, aléa chaotiqueet programme d’ordre. Toute culture doit faire face au changement, aux multiples dimensionsdu temps qui lui échappent. Elle le fait en scénarisant un bon changement, conjurant lemauvais. La conversion, accès au salut, ne concerne pas alors seulement les individus mais ilest cadre global de gestion du temps. Non pour choisir entre son acceptation et son refus, maisentre des récits de « grand salut », mettant en scène et programmant un changement, que ce soitcomme retour à l’ordre originel ou bien comme progrès et développement, autre façon pourla culture d’ordonner. Notons cependant que tout changement culturel nie sa propre audaceet s’autorise d’une antécédence, en se projetant rétrospectivement sur l’origine. Cela expliqueque toute conversion tende à garder une dimension de retour14.

38 Dans la conversion, ici, ce n’est plus seulement l’individu qui réalise ses aspirations ni lasociété qui fait respecter ses normes, mais, en appui sur ces deux fonctions, la culture quiincite à creuser un nouvel écart, par lequel elle fait prendre distance vis-à-vis d’elle-même,comme dans une altérité intérieure [Blaquart 2010]. Aux individus elle confie la tâche deréformer les normes selon le programme d’amélioration qu’elles se prescrivent. La conversionn’est plus seulement libidinale ou normative, mais critique, jugement second, norme de lanorme, normativité secondaire [Blaquart 2002], conversion de la façon de convertir15. Elletouche un enjeu qui est le plus délicat pour une culture, celui qui consiste à gérer son proprechangement, et à l’articuler avec la conception du temps qu’elle promeut. Notre culture eneffet ne se contente pas de raconter une histoire, dans laquelle les conversions des individuspeuvent prendre place. Mais cette histoire y entraîne l’ensemble du cadre dans un mouvementqui le met en question, les conversions n’étant plus alors univoques et ne devant plus l’être,puisqu’elles appellent à opérer leur propre redéfinition. Il ne s’agit plus de changer de mythemais de réinterpréter autrement tous les mythes, c’est la tâche du philosophe. Il ne s’agit plus

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de changer de dieu, mais d’entrer dans une relation nouvelle avec la divinité, c’est ce qu’inviteà faire le prophète biblique. Il ne s’agit plus de changer de religion, ni même de choisir entrereligion et irréligion, mais de vivre autrement la culture et son statut.

39 À cet égard, l’ambiguïté majeure du christianisme naissant fut de devenir une religionconcurrente du judaïsme. Devenir chrétien, ce pouvait être pourtant une toute autre démarche,comme on le voit avec Paul : la conversion chez lui ne fait pas cesser d’être juif ou païen,mais entrer dans une relation nouvelle à toute condition. Dès lors «  il n’y a plus ni juif nigrec16  », ni pieux ni impie. Notre lecture du Nouveau Testament prend rétrospectivementpour changement de religion ce qui n'était que changement à l'intérieur de la foi juive vécuepar Jésus. Paul ne s'est pas « converti au christianisme » ! Si sa conversion ne prenait sensqu'avec l'objet nouveau constitué par le Christ de la foi, elle changeait simultanément l’usagedu religieux, remettant en question frontières et identités.

40 De même qu’une conversion individuelle engage une option sur l’usage du religieux – quiselon l’âge de la personne peut être à dominante cultuelle, mystique ou éthique – de mêmel’évolution sociale en modifie le statut. La laïcité moderne n’est-elle pas un changement durapport au sacré dans une société, quoiqu’elle soit aussi, dans le sillage de la foi chrétienne,exposée au risque d’être réinterprétée comme une sorte de nouvelle religion concurrente desautres ? La conversion à la laïcité n’est pas l’entrée dans un culte et la sacralisation d’unedoctrine mais le réaménagement de tout un cadre de vie commun.

Conclusion41 Le changement vécu par un individu comme son salut, par rupture soudaine mettant en scène

son choix radical focalisé sur un objet « religieux » qui fait cristalliser le sens de toute sonexistence, actualise des modèles transmis qui ne recouvrent pas les « religions » historiquesmais par leur pluralité introduisent en elles ou vis-à-vis d’elles un jeu, un déplacement,une conversion au second degré. Celle-ci renvoie à un autre changement, d’une toute autreampleur, celui de la culture elle-même, qui peut le nier en sacralisant ses normes ou àl’inverse le favoriser, la conversion individuelle devenant alors un moteur de transformationnon seulement de la personne mais du monde commun. Cet enjeu de la conversion peut êtrerendu perceptible par l’utilisation de la notion de tradition, si celle-ci n’est pas réduite à lasacralisation d’une conformité sociale.

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Notes

1 Ils ne décrivent pas un parcours historique ni ne forment une « métahistoire » théologique qui endégagerait le sens et la finalité [Décobert 2001]. Entre un positivisme du bricolage individuel d’une part,et une histoire sainte ou une philosophie de l’histoire d’autre part, un espace d’intelligibilité peut êtredéveloppé pour discerner des régularités et des différences. Les modèles théologiques ne suffisent pas àexpliquer mais peuvent aussi avoir prise sur du réel et mettre en lumière des enjeux pertinents, s’ils sontsoumis à la critique et ne reproduisent pas simplement une orthodoxie. Ils sont tributaires des idéaux quetransmettent les traditions, mais comme des programmes auxquels ne correspondent jamais purementet simplement les comportements ou les représentations réels des convertis. Ils sont des idéaltypes ausens de Weber [Weber 1922], qui peuvent être détachés de leur utilisation normative pour décrire descohérences, ce qui fait système dans des situations historiques.2 Pour une description plus détaillée de ces modèles, je renvoie à mon étude [Blaquart 2000].3 La tension qui anime dans la Bible la conversion entre un retour à l’origine et l’entrée dans une histoirese prolonge dans le christianisme et dans les conflits suscités par la naissance de la modernité : l’Églisecatholique notamment a cristallisé une résistance à un optimisme évolutionniste que pourtant le messagequ’elle transmettait avait fait germer [Gauchet 1985]. Une autre tension, intérieure à la foi juive, a opposéune démarche fondée sur la conformité à une loi et une autre inspirée par une mystique de gratuité. Uneautre encore, plus secrète, a opposé la conversion de type gnostique, marquée par le mépris du monde,et l’idéal d’incarnation valorisant la vie d’ici, et ce combat est d’autant plus masqué que les courantsgnostiques, officiellement vaincus par l’Église, ont survécu à l’intérieur des consciences chrétienneselles-mêmes, et peuvent se retrouver au cœur des mentalités les plus contemporaines.4 C’est ce que fait M. Weber dans Économie et société (tome 1, 2ème partie, ch. V) pour intégrer lesdémarches intellectuelles de la philosophie antique.5 Dans la mouvance de la philosophie grecque et de la foi biblique le salut interprété comme vision deDieu n’est pas une récompense extrinsèque à la démarche de conversion elle-même. On retrouve cettedimension de gratuité dans la tradition éthique européenne, comme chez Kant.6 Le converti ne le vit ainsi, ni quand il représente le salut comme une réalité extérieure en se vidant de sapropre démarche - tel est le mouvement de l’éros grec et de son orientation mystique de dépouillementde soi de celui qui est tout entier tourné vers et comme attiré par son dieu [Blaquart 2009] –, ni quand ilrestreint le salut à son propre développement personnel – comme dans la conversion moderne.7 Elles contribuent à former ce qui est perçu comme bien ou mal, bien-être ou mal-être, qui ne peuventêtre simplement compris comme sources du religieux qui serait seulement l’instrument de leur gestion(comme chez Décobert 2001).8 Genèse 1,1.9 Actes des Apôtres 17, 24. Ainsi la création biblique est-elle déjà salut, action du Dieu libérant le cadrecommun de l’existence du règne des puissances conflictuelles et aliénantes. En démontant la scène deleurs affrontements, elle dénoue le destin qu’ils formaient pour faire naître un monde comme œuvrebonne. Cette création ne va pas sans la conversion qui rompt avec le culte idolâtrique de ces puissances.Il n’allait pas de soi que les astres ne fussent pas des divinités, et que le destin des hommes ne fût pasinscrit dans leurs célestes régularités. Symétriquement, la conversion biblique est création, transformantle rapport à ce qui est tenu pour réel, faisant entrer dans le monde qu’elle contribue à créer. Cette propriétérend compte de sa dimension globale: tout est changé dès lors que cela peut prendre place dans le cadreque les récits bibliques de la Genèse établissent, et que nous appelons monde en utilisant la notion gréco-

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latine qui permet d’unifier et de rationaliser ce cadre. À l’inverse la conversion gnostique instaure undualisme dans lequel un monde d’en-bas hostile constitue une prison pour l’âme.10 Le philosophe qui dans le mythe platonicien de la caverne a découvert le vrai monde revientpersuader ses anciens compagnons de captivité de leur erreur. Le problème des philosophes grecs étaitfondamentalement de changer le cadre de la vie commune, et cela n’était pas possible sans transformerles pratiques éducatives et en dernier ressort l’organisation politique (Platon, La République). Là oùles écoles des grands maîtres échouèrent dans cette action publique ou y renoncèrent, ce fut l’Églisechrétienne qui, en pesant sur les institutions impériales, reprit cette ambition de changer le cadre globaldu monde et de la société. La question de savoir si les conversions des personnes furent volontairesou forcées, toute importante qu’elle soit, n’est alors que seconde par rapport à cette « alternation »ou changement de monde. Même quand ces conversions personnelles prirent un caractère extrêmede séparation et mise à part du monde commun, avec les moines des premiers siècles, elles furentaccompagnées par l’Église, canalisées dans un cadre communautaire, et spirituellement rattachées à unetradition marquée par la philosophie grecque.11 Cf. infra la troisième partie.12 Exode ch. 32.13 Le mot hébreu kavod que nous traduisons par gloire signifie lourd.14 Si la religion est déni, ce n’est pas simplement du changement qui viendrait des humains et pourraitmenacer l’ordre originel ; cela, c’est l’interprétation qu’en donne notre modernité et qui vaut seulementdans le cadre d’une opposition entre dieux et hommes, entre origine et histoire : juste mais partielle,elle méconnaît le fait que, plus foncièrement, toute culture est en déni de soi en tant que norme. Chaquenorme institue en effet un ordre qui s’écarte du réel dans sa multiplicité chaotique, et il lui est difficilede le reconnaître. Cet écart est potentiellement inquiétant pour l’ordre social et culturel, il est sourcede différences, d’hétérogénéités, de conflits, de césures. Il est lui-même source de changement, parcequ’il lui faut sans cesse se recréer face à des situations nouvelles. En prendre conscience risque de semerdu trouble sur le référentiel commun : mieux vaut postuler que la norme est inscrite dans la réalitémême qu’elle est chargée de réguler. Mieux vaut tenir qu’elle est immuable, valant depuis toujours,et non pas tributaire de ce qui arrive. Mieux vaut affirmer qu’elle est « vraie », indépendamment del’histoire : le culte de la vérité déborde les frontières du religieux au sens strict et, sous-jacente à sesformes théologiques ou philosophiques, anime notre culture et la conversion qu’elle inspire et tented’étendre par éducation de tous [Brunschvicg 1951]. La conversion tend à annuler rétrospectivementle changement qu’elle opère. Cela vaut pour les individus, qui affirment découvrir ou même être saisispar une force qui les précède, et vivent leur transformation comme une renaissance. Cela vaut aussipour les cultures, qui projettent leurs normes nouvelles sur l’origine : c’était la démarche des mythes decommencement, la Bible elle-même relisant l’origine comme salut, c’est encore celle de la modernité.Difficile de ne pas étendre jusqu’au commencement du monde la validité de nos lois, jusqu’à l’apparitionde l’homme celle de nos valeurs, jusqu’à la naissance de chacun la dignité de son existence. Si quelquechose vaut, c’est depuis toujours, et non par advenue. Ainsi la culture nie-t-elle son propre mouvement,la conversion qu’elle doit sans cesse opérer.15 Ici se démarque la conversion de type gnostique par rapport au modèle évangélique : toutes deuxpratiquent l’inversion de valeurs, mais la première projette le mal sur un monde étranger à fuir quandle second invite à l’assumer à l’intérieur de ce qui vaut : en tant qu’ils sont donnés, le monde et la loisont bons, c’est leur usage qui peut perdre l’âme.16 Epître aux Galates, 3, 28.

Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Luc Blaquart, « Y a-t-il des traditions de conversion ? », ThéoRèmes [En ligne], 3 | 2012, mis enligne le 30 décembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL : http://theoremes.revues.org/363 ; DOI :10.4000/theoremes.363

À propos de l’auteur

Jean-Luc BlaquartUniversité Catholique de Lille et Institut d’Études des Faits Religieux (PRES Lille)

Droits d’auteur

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Résumé

 La conversion, comprise par les modernes comme le changement religieux d’un individu,peut être replacée dans un cadre plus large où elle est commandée par les mouvements de laculture. L’utilisation de la notion de tradition de conversion attire l’attention sur cette voiede recherche.

Entrées d’index

Mots-clés : Conversion, tradition, salut, culture, monde, alternation