xixe siècle : le monde est à nous !

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Les Européens ont, au XIXe siècle, la certitude que la planète s’offre à eux : voyageurs, géographes, scientifiques l’explorent toujours plus loin – précédés ou suivis des colonisateurs. Aller plus loin, plus haut, plus vite : à ces appétits d’ailleurs, l’âge industriel fournit des moyens inédits. La mondialisation s’accélère. Aux marges, certains résistent à l’empire et aux rythmes occidentaux. Et, déjà, s’exprime la mélancolie face à un monde qui s’uniformise.

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Page 1: XIXe siècle : Le monde est à nous !

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L’HISTOIRE� / N°425-426 / JUILLET-AOÛT 2016

4� / Sommaire

�� �22 Naissance du monde Entretien avec Kenneth Pomeranz

� �� Carte : 55 millions d’émigrants européens

�� �30 Chronologie : un siècle de découvertes et de conquêtes

�� �32 Portfolio : les albums extraordinaires du vice-amiral Miot Par Anne de Floris

� 6� LOUIS�XIV.��� � L’ORDRE�ET�LE�CHAOS���� �7 Le roi et son peintre Par Joël Cornette

�� �16 L’envers du décor Par Jacques Solé

�� �19 Un monarque faible ? Par Matthieu Lahaye

COUVERTURE : Inauguration du canal de Suez en 1869 ; portrait de Louis XIV (Léon & Levy/Roger-Viollet. Angelo/Leemage). ABONNEZ-VOUS PAGE 111 Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Atlas de l’Afrique (abonnés) ; L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

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SPÉCIALÉVÉNEMENT

21 Prologue

Le�monde�est�à�nous�!��1780-1914�

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L’HISTOIRE� / N°425-426 / JUILLET-AOÛT 2016

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66 Carte : la première toile mondiale

68 La révolution de la vitesse Par Sylvain Venayre

Focus : le « Savannah », à voile et à vapeur 1878 : un tunnel sous la Manche ?

76 Portfolio : Jules Verne, le sous-marin et autres projets d’avenir Par Sylvain Venayre

78 L’aventure du câble transatlantique Par Pascal Griset

82 Suez. Un chantier « pharaonique » Par Caroline Piquet

Carte : entre deux mers Portrait : Lesseps et le prince égyptien

88 Le bel âge des ports Par Bruno Marnot

Graphique : l’explosion des échanges 94 Les ruses des « hommes lents » Par Laurent Vidal

Focus : « I got the blues » 1884 : tous à l’heure de Greenwich ! Image : l’homme pressé

de Daumier

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64 Le nouvel espace-temps

40 Profession : explorateur Par Hélène Blais

Portraits : Dumont d’Urville, Livingstone Carte : la fin des blancs Exposition : comment la science avance

50 La Terre vue du ciel Par Laurent Vidal

52 Chateaubriand globe-trotteur Par Philippe Antoine

Extraits : « Des regrets et des espérances » « Il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange »

56 La passion de la géographie Par Christian Grataloup

Élisée Reclus, altermondialiste Par Christophe Brun

Focus : le nouveau visage de la Terre 1904 : Coubertin invente la mondialisation

102 La folie des Expositions universelles Par Alexander C. T. Geppert

Focus : la fée Électricité

106 Le tourisme, stade ultime du colonialisme Par Michel Pierre

1865 : le coup de génie de Thomas Cook Focus : tourisme sexuel

112 Comment la City a propulsé New York Par Philip Golub

Graphique : échanges transatlantiques

116 Tianjin, cité cosmopolite Par Pierre Singaravélou

1900 : les Boxeurs attaquent !

122 Le monde chez soi Par Manuel Charpy

Focus : bibelots

126 Le grand creuset de la culture Par Dominique Kalifa

Fondation : Albert Kahn, archiver la planète

130 Pour en savoir plus

110�pages

100 Globalisation à l’européenne

38 Le « bouclage » du monde

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Événement

Alexandre et les frondeurs En 1660, Louis XIV demanda à Charles Le Brun l’exécution d’un sujet emprunté à la vie d’Alexandre le Grand. Le peintre réalisa Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre. La mère de Darius se jette aux pieds du roi de Macédoine, le vainqueur de son fils, afin d’implorer la clémence. On peut y lire aussi une image de l’allégeance que tous, en particulier les ex-frondeurs, devaient désormais accorder à un jeune roi qui allait, dès 1661, à la mort de Mazarin, affirmer avec éclat sa pleine et entière souveraineté (château de Versailles).

LOUIS XIV

L’ORDRE ET LE CHAOS

L’HISTOIRE / N°425-426 / JUILLET-AOÛT 2016

Que serait l’image du règne de Louis XIV sans les artistes qui l’ont façonnée ? A commencer par le génial Le Brun, qui, pendant près d’un quart de siècle, œuvra à glorifier « le plus grand roi du monde ». Les historiens, aujourd’hui, insistent sur l’envers du décor : et si Louis XIV n’avait été qu’un monarque faible et manipulé ?

Par Joël Cornette, Jacques Solé et Matthieu Lahaye

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L’AUTEUR Professeur d’histoire moderne à l’université Paris-VIII-Vincennes- Saint-Denis, Joël Cornette a notamment dirigé une Histoire de France en treize volumes chez Belin (2009-2012). Il vient de publier La Mort de Louis XIV. Apogée et crépuscule de la royauté (Gallimard, 2015).

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les Stanze du Vatican), effectue des copies pour la galerie de son patron mécène, et admire le pa-lais Farnèse.

De retour à Paris en 1646, Le Brun travaille pour de nom-breux commanditaires, sans jamais oublier son premier pa-tron. En 1648, avec quelques jeunes créateurs avides d’in-dépendance il fonde et dirige l’Académie royale de peinture

et de sculpture, au nom de la liberté de l’art et de l’ar-tiste contre les contraintes im-posées par les corporations. Jusqu’alors, comme n’importe qu’elle occupation manuelle, peinture et sculpture étaient assimilées aux « arts méca-niques » ; désormais, peintres et sculpteurs accèdent à un sta-tut traditionnellement réservé aux « arts libéraux ».

Le�roi�et�son�peintre�C’est Charles Le Brun qui a construit l’image de l’absolutisme royal. Louis XIV lui doit beaucoup. Qui est cet homme ? Comment travaillait-il ? Quels étaient les rapports entre le souverain et son « imagier » favori ?

Par Joël Cornette

Si Eugène Delacroix s’identifie au roman-tisme, Claude Monet à l ’ i mp r e s s i o n n i s m e ,

Charles Le Brun (1619-1690) exprime lui aussi pleinement la créativité et l’esprit de toute une époque : le Grand Siècle et, plus précisément, le « siècle de Louis XIV ». Égal du Bernin pour l’Italie, de Rubens pour les Flandres, de Velazquez pour l’Espagne, il lègue à la postérité une invention promise, pour le meilleur, et parfois pour le pire, à un grand avenir : l’art officiel, entièrement au service du pou-voir, un pouvoir pleinement in-carné par le Roi-Soleil.

Le pouvoir, Charles Le Brun l’a rencontré et fréquenté très tôt : fils de Nicolas Le Brun, un artiste modeste employé à des travaux de sculpture dans les jardins, il s’est formé auprès de plusieurs maîtres, dont Simon Vouet. Mais c’est la rencontre avec le chancelier Pierre Séguier, dans les années 1635-1636 (il a alors 16 ans), qui fut décisive. Dès 1638, grâce à l’interven-tion de son influent protecteur, il est nommé « peintre ordi-naire de Sa Majesté Louis XIII ». Il est présenté au tout-puissant Richelieu, qui, conquis par ses créations, lui commande plu-sieurs tableaux. Le chancelier lui offre alors un voyage en Italie – parcours obligé de tout peintre en quête de reconnaissance et de légitimité : à Rome en 1642, en compagnie de Poussin, il côtoie les chefs-d’œuvre des grands maîtres (Raphaël surtout pour

Jusqu’au 29 août au Louvre-Lens, une grande exposition « Charles Le Brun, le peintre du Roi-Soleil » nous fait entrer dans les arcanes de l’absolutisme louis-quatorzien. La plupart des œuvres reproduites ici y sont présentées.

Premier protecteur Ce tableau montrant le chancelier Séguier, réalisé (peut-être) dans les années 1655-1657, est un des plus beaux portraits du xviie siècle. C’est aussi un vibrant hommage de Charles Le Brun à son premier protecteur : le chancelier parade sur un cheval, protégé par deux parasols de cérémonie, entouré de jeunes pages. Tout est fait pour imposer l’image de l’exercice de l’autorité : visage serein, magnificence de la robe de drap d’or… Certains commentateurs y ont vu la commémoration d’un événement précis : peut-être l’entrée du chancelier à Rouen en 1640, après la révolte des nu-pieds (musée du Louvre). En haut : portrait de Charles Le Brun attribué à Nicolas de Largillière.

CHARLES LE BRUN

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22 / La mondialisation du xixe siècle

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SPÉCIAL

Naissance du monde

Commerce, migration, circulation des idées : le monde entre au xixe siècle dans une nouvelle ère, celle de l’intensification des échanges.

Le grand historien américain Kenneth Pomeranz décrypte les mécanismes de ce qui peut bien être considéré comme la première vraie mondialisation.

Entretien avec Kenneth Pomeranz

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Colonisation Montage de chaudières à vapeur à la filature de coton de Haiphong (Le Tonkin vers 1900, Robert Dubois, 1900). Ce grand port indochinois a été créé de toutes pièces en 1885 par les Français dans le delta du fleuve Rouge.

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L’AUTEURProfesseur au département d’histoire de l’université de Chicago, Kenneth Pomeranz a notamment publié Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale (Albin Michel, 2010).

les fait travailler deviennent majoritaires. Ce phé-nomène est particulièrement spectaculaire dans l’Atlantique, mais on le retrouve aussi bien dans l’océan Indien et en mer de Chine méridionale.

Ces échanges ne sont pas seulement commerciaux ?Avec la baisse des coûts d’impression et l’amé-lioration des techniques de communication, les idées circulent dans des proportions jusqu’alors inédites et en tous sens. Dans les années 1810 par exemple, un progressiste du Bengale peut donner son avis sur le projet de Constitution espagnole que les libéraux préparent à Cadix. Et ne pensons pas que l’Europe soit le seul cœur battant de ce réseau de communication, les canaux d’idées et d’informations empruntent aussi ce qu’on appel-lerait aujourd’hui des axes sud-sud.

A quoi s’ajoute une redynamisation du reli-gieux. Elle concerne d’abord le protestantisme au début du xixe siècle et s’explique en partie par le défi qui lui a été lancé par la Révolution française et ses idées laïques. C’est ainsi que, en Grande-Bretagne particulièrement, se développe une nouvelle conception de la mission.

Mais le phénomène ne se limite pas à l’espace européen et chrétien, il travaille également les mondes bouddhiste et musulman. Lorsque l’is-lam réformiste apparaît en Égypte au milieu du xixe siècle, il a des répercussions partout en Asie centrale, jusqu’en Chine occidentale. Et là encore, les choses s’entremêlent de façon inté-ressante : c’est, confrontés à la modernité eu-ropéenne, qui s’exprime ne serait-ce que par le percement du canal de Suez en plein cœur du Moyen-Orient, que les oulémas rouvrent, dans leurs écoles du Caire, les portes de l’interpréta-tion coranique. Les initiatives coloniales euro-péennes, en ce sens, donnent un nouveau souffle à l’islam. En 1893, enfin, le congrès mondial des religions, qui accompagne l’Exposition univer-selle de Chicago, incite les religions non europé-nnes à se penser, à leur tour, comme des orga-nisations mondiales, et à adopter des structures comparables à celles des Églises occidentales.

Cette extraordinaire mise en circulation de cultures, au sens le plus large du terme,

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L’Histoire : En quoi le monde du xixe siècle se distingue-t-il des précédents ?Kenneth Pomeranz  : Ce qu’on observe au xixe siècle, ce n’est pas l’apparition de connexions mondiales, elles existaient avant, bien entendu, mais c’est leur incroyable intensification : les échanges commerciaux de longue distance et le nombre de migrants explosent.

Surtout, elles connaissent un changement de nature : le commerce, en tout cas le commerce intercontinental avant le xixe siècle, portait sur des biens qui n’étaient pas du tout produits – ou très peu – dans les pays qui les importaient. Par exemple, la soie et le thé chinois arrivaient dans une Europe qui n’en avait pas. Inversement, l’argent sud-américain était importé en Chine, pays faiblement pourvu en mines d’argent. Disons qu’il n’y avait pas de production locale qui était « concurrencée ».

Au xixe siècle, se met en place un commerce massif de biens, comme le blé, produits dans des pays qui en importent. C’est un genre de com-

merce nouveau, qui a des implications fortes : il est bien plus perturbateur, dans le sens où il met sur le marché des biens moins chers que ceux des producteurs locaux. Son impact est d’autant plus grand qu’il porte sur des produits de base, que la plupart des gens consomment. Si l’échange thé chinois/ argent sud-américain s’était soudaine-ment interrompu au xviiie siècle, l’écrasante ma-jorité des populations des deux côtés du Pacifique n’en aurait pas été grandement affectée… Au mi-lieu du xixe siècle, comme une partie significative de l’alimentation européenne repose désormais sur la viande et les céréales d’Amérique du Nord et d’Amérique latine, sans parler de l’industrie bri-tannique qui ne peut pas exister sans le coton du sud des États-Unis et la laine de Nouvelle-Zélande, une perturbation soudaine du commerce mondial peut avoir des conséquences tout autres.

Les migrations changent également de nature. Jusqu’au xixe siècle, presque toutes les migra-tions de longue distance étaient forcées : la traite négrière en est bien sûr l’exemple le plus évident, mais on peut penser de même à certaines colo-nisations militaires ou à des déportations de pri-sonniers. C’est au xixe siècle que les migrations libres supplantent les migrations contraintes. Les personnes réussissant à faire le voyage sans se trouver à leur arrivée dans un lien de dépen-dance avec celle qui leur a payé la traversée et qui

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Charbon, vapeur et machinesAmorcée�dès�le�xviiie�siècle�en�Angleterre�par�les�transformations�de�l’agriculture�et�la�croissance�démographique,�la�révolution�industrielle,�rendue�possible��grâce�à�la�mondialisation,�bouleverse�en�un�siècle�le�mode�de�production�européen,�puis�du�reste�du�monde.�La�grande�industrie�se�développe,�on�passe�de�l’atelier�à�l’usine,�et�de�l’entreprise�individuelle�aux�firmes�de�dimension�mondiale.�Mais�il�ne�faut�pas�oublier�que,�tout�au�long�du�xixe�siècle,�la�majorité�des�travailleurs�se�trouve�encore�à�la�campagne,�engagée�dans�le�travail�agricole�:�en�1851,�sur�1�000�Français�actifs,�568�travaillent�dans�l’agriculture.

À SAVOIR

« Ce qui est nouveau au xixe siècle, ce ne sont pas les connexions, mais leur incroyable intensification et le fait que des pays importent des biens qu’ils produisent par ailleurs »

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40��/ La mondialisation du xixe siècle SPÉCIAL

La figure de l’explorateur, héros du xixe siècle qui parcourt le monde «  inconnu  », a large-ment été magnifiée, notam-ment à travers la littérature de voyage et de découverte, que symbolisent les romans de

Jules Verne (cf. p. 76). Elle peut cependant être interrogée, car sa construction est à la fois révé-latrice des ambitions européennes d’appropria-tion du monde, et de l’occultation d’une autre histoire de voyages, de contacts et de connexions. Or s’il y a mondialisation au xixe siècle, c’est peut-être d’abord parce que des explorateurs – européens certes, mais pas seulement –, voya-geurs, guides, interprètes se croisent et croisent leurs regards, participant tous d’une manière ou d’une autre au rétrécissement du monde et à la mise en relation, parfois violente, de ses parties les unes avec les autres.

L’élargissement des horizons européensAu cours du long xixe siècle, que l’on a coutume de décrire comme celui de l’achèvement de la découverte des terres émergées, les Européens érigent l’explorateur en un héros témoignant de l’appropriation savante du monde. L’histoire de l’exploration et des découvertes a ainsi son récit linéaire, celui d’une lente, parfois difficile, mais inexorable couverture du monde par des hommes qui repoussent les limites de l’inconnu en parcourant les dernières terres vierges que les cartographes n’avaient pas encore dessinées. A la fin du xixe siècle, l’Antarctique apparaît comme

le dernier grand blanc sur la carte du monde ; toutes les sociétés de géographie (cf. Christian Grataloup, p. 56) s’emploient alors à relancer les explorations vers ces espaces qui avaient déjà concentré la curiosité à la fin du siècle précédent, après que les circumnavigations australes du ca-pitaine Cook entre 1768 et 1778 eurent mis un terme définitif à la croyance en l’existence d’un continent austral.

Les horizons européens se sont de fait beaucoup élargis depuis  : après les tours du

monde de Cook, les voyages de Bougainville et de Lapérouse font connaître à l’Europe les îles du Pacifique, qui deviennent au début du xixe siècle le terrain favori des marins savants. Ces voyageurs mesurent des crânes, collectent des spécimens naturels et cartographient des espaces du monde jusqu’alors fantasmés. Ils nomment aussi les terres rencontrées, en hommage à leurs proches (Adèle, la femme de Dumont d’Urville, donne ainsi son nom à la terre d’Adélie, une portion de l’Antarctique, en 1840) ou aux souverains qui financent leurs voyages, parsemant la carte du monde de toponymes européens.

Profession : explorateur

Ce sont les grands hommes de l’époque : Dumont d’Urville, Mungo Park, Livingstone… Ils arpentent le globe et l’on veut croire que rien ne

leur résiste. Mais les héros ne sont pas toujours ceux que l’on pense.

Par Hélène Blais

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L’AUTEURProfesseur d’histoire contemporaine à l’École normale supérieure, Hélène Blais a publié notamment Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale (Fayard, 2014) et Naissances de la géographie moderne. Lieux, pratiques et formation des savoirs de l’espace, 1760-1860 (en codirection avec J.-M. Besse et I. Surun, Lyon, ENS Éditions, 2010).

Ces voyageurs mesurent des crânes, collectent des spécimens naturels et nomment les terres rencontrées

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En Amérique du Sud, l’ère des explorations savantes s’ouvre avec les voyages d’Alexandre de Humboldt et d’Aimé Bonpland, un peu par hasard puisque le savant allemand souhaitait au départ accompagner l’expédition napoléonienne en Égypte. Ils se rendent en Amérique centrale de 1799 à 1804, examinent la jonction de l’Orénoque avec l’Amazone, effectuent, entre autres, l’ascension du Chimborazo, le plus haut sommet des Andes équatoriennes (6 263 mètres). Les expéditions topographiques de savants européens se succèdent dans les

sources de l’Orénoque, l’arrière-pays guyanais, la Terre de Feu, et la reconnaissance s’accélère avec des missions de délimitations frontalières dans la deuxième moitié du siècle. En 1862, le gouvernement brésilien met sur pied une mission scientifique qui permet au capitaine de frégate Jose Costa Azevedo de dresser une carte du cours de l’Amazone depuis Obidos jusqu’à la frontière péruvienne. En Patagonie, les expéditions militaires contre les Indiens, comme celle du général Villegas en 1882-1883, contribuent aussi à la connaissance du territoire.

Mise en scène Émile Arthur Thouar (assis) avec deux de ses compagnons en 1887, au retour d’une expédition manquée dans le Chaco (Bolivie). La photographie a été prise en studio, devant un décor végétal inventé (photographie présentée aux Archives nationales, cf. p. 47).A

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68 / La mondialisation du xixe siècle

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SPÉCIAL

La révolution de la vitesse

Steamers, clippers, Transsibérien, Suez… Ces mots qui chantent symbolisent les bouleversements que connaissent alors les transports. Aller toujours plus loin,

plus vite, plus haut et moins cher : cette révolution rendue possible par les progrès techniques fut peut-être portée d’abord par un « désir du monde ».

Par Sylvain Venayre

En Chine Apparue en 1804, la locomotive est adoptée partout, comme ici, en Chine, avec cette photographie du premier train traversant les murs de Pékin, vers 1900.

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L’AUTEURSylvain Venayre est professeur d’histoire contemporaine à l’université Grenoble-Alpes. Spécialiste d’histoire culturelle, il a notamment publié Panorama du voyage, 1780-1920 (Les Belles Lettres, 2012) et Les Origines de la France (Seuil, 2013).

Première Guerre mondiale, le navire le plus ra-pide du monde, le Mauretania, désormais com-plètement dépourvu de gréement, dépassait les 25 nœuds. Le progrès décisif ne reposait pour-tant pas sur cet accroissement de la vitesse, mais sur l’augmentation phénoménale des capacités de charge. Du milieu du xixe siècle à 1914, le ton-nage des bateaux à vapeur fut multiplié par 22, cependant que leur longueur triplait.

Se développant pour accueillir le trafic des nouveaux steamers, les canaux, quant à eux, n’étaient pas, pour autant, quelque chose de neuf. On en avait construit beaucoup, en Grande-Bretagne et en France notamment, au xviiie siècle, et l’effort s’était poursuivi tout au long du xixe siècle, en même temps que l’on parvenait enfin à canaliser fleuves et rivières. Dans certains endroits, ils furent à l’origine de véritables bouleversements économiques et sociaux. En 1820, l’ouverture du canal de Mahmudiyah, reliant Alexandrie au Nil, allait faire de l’antique cité assoupie l’un des ports les

plus actifs de la Méditerranée. De même, le ca-nal de l’Érié, inauguré en 1825, permit de relier l’Atlantique au système des Grands Lacs améri-cains. Le contournement des chutes du Niagara par le canal Welland, à partir de 1829, facilita encore les déplacements entre les côtes de la Nouvelle-Angleterre et l’arrière-pays : cet em-branchement fut décisif dans le triomphe du port de New York sur celui de Boston.

Toutefois, l’essentiel en ce domaine fut le per-cement des canaux transocéaniques, à com-mencer par le canal de Suez, rêvé dès

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« Nous avons enlacé le globe de nos réseaux de fer, d’argent, d’or, de vapeur et d’électricité » (Prosper Enfantin)

Du coffre à la malleLes malles du xviiie siècle avaient un couvercle bombé. Celui-ci servait à laisser ruisseler l’eau de pluie, puisque les malles se trouvaient souvent en plein air, notamment sur nombre de voitures tirées par des chevaux, dans ce qu’on appelait familièrement le « poulailler ». A partir du milieu du xixe siècle, la nouvelle industrie du bagage (à commencer par la maison de Louis Vuitton, créée en 1854) se mit à produire des malles à couvercle plat comme celle ci-contre, que l’on pouvait désormais entreposer bien à l’abri, les unes sur les autres, dans les cabines des steamers ou les compartiments des wagons de chemin de fer.

Au soir de sa vie, le saint-simo-nien Prosper Enfantin était as-sez représentatif de l’imagi-naire nouveau, né de la révolution des transports, lorsqu’il s’exclamait avec or-gueil : « Nous avons enlacé le

globe de nos réseaux de fer, d’argent, d’or, de vapeur et d’électricité. » Portés par les progrès techniques, en premier lieu l’invention de la machine à va-peur, les transports virent, au xixe siècle, leur vi-tesse, mais surtout leur capacité de charge se dé-velopper tandis que routes, canaux, chemins de fer, tissaient une toile de communications de moins en moins lâches. Flux économiques et mo-bilités humaines pouvaient prendre leur essor. Une révolution sous-tendue par un désir de vi-tesse, d’exploit, de conquête.

Navire, canal, locomotiveTrois bouleversements majeurs affectèrent l’his-toire des transports au xixe siècle : la navigation à vapeur, les canaux interocéaniques et le che-min de fer. Il faudrait leur ajouter, pour mesurer l’ensemble des progrès de la communication à cette époque, la télégraphie électrique (cf. Pascal Griset, p. 78).

La navigation à vapeur, d’abord. Même si les premiers essais aboutirent dès 1819 à la traversée de l’Atlantique par le Savannah, le navire n’uti-lisa sa machine que trois jours sur les vingt-cinq que dura le voyage. En réalité, pendant plusieurs décennies, à cause de la fragilité et des inconvé-nients des roues à aubes, qui équipaient ces types de bateaux, la vapeur fut surtout utilisée pour naviguer sur les rivières et sur les canaux. Il fal-lut attendre la mise au point de l’hélice propul-sive, aux alentours de 1840, pour que les navires à vapeur soient véritablement performants sur l’océan. En 1843, le Great Britain annonça ainsi ce qui allait progressivement devenir la nouvelle norme des trafics maritimes, en tout cas pour les passagers : un navire doté d’une coque en fer et d’une hélice, filant à une vitesse de 10 nœuds au moins (soit près de 20 km/h). A la veille de la

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