wirsung : un nom propre avant d’être un nom presque commun !

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214 la soumission de notre article et qui permettra de répondre aux questions soulevées par Bauer et al. Certes, notre étude n’est pas exemple de critiques mais elle confirme, pour nous, le bien fondé des recommandations pour la pratique Clinique de la Société Française de Colo-Proctologie. En effet, aucune des découvertes histologiques n’a eu, de fait, de conséquences en terme de pronostic. En dehors des critiques de forme, d’ailleurs tout à fait justi- fiées et recevables, il nous paraîtrait plus important que cette recommandation soit éventuellement remise en cause sur des arguments cliniques. Comme l’équipe des Diaconesses continue semble-t-il réali- ser l’étude systématique des pièces d’hémorroïdectomie, il pour- rait être intéressant de savoir si cette attitude a permis de découvrir une lésion microscopique dont la conséquence n’aurait pas été qu’une simple surveillance clinique, de toute façon habi- tuelle après une hémorroidectomie. La proposition d’étendre cette démarche à l’ensemble des pièces opératoires en proctolo- gie n’est qu’une suggestion qui demande à être confirmée par de nouveaux travaux ; elle n’est pas conforme aux recomman- dations mais aucun travail, à notre connaissance, n’a été publié sur ce suiet. Wirsung : un nom propre avant d’être un nom presque commun ! J‘ai particulièrement apprécié l’excellente mise au point de Napoléon et al. consacrée au traitement endoscopique de l’ampullome parue dans le numéro d’avril 2004 de Gastroenté- rologie Clinique et Biologique [1]). J’y ai reconnu toute la rigueur scientifique et la pondération des auteurs qui savent utiliser à très bon escient toutes les techniques interventionnelles. C’est en rai- son de toutes ces qualités que je me permets de les reprendre sur un point de détail qui me tient à cœur pour le respect de nos maîtres récents ou anciens. Contrairement à ce que le texte de Napoléon et al. peut laisser accroire, « wirsung » n’est pas un nom commun. Pierre Bernades reprenait souvent les internes lorsque ceux–ci écrivaient « wirsung » sans capitalisation ou parlaient du « wirsung » sans le précéder de « canal de », rap- pelant inlassablement qu’avant de désigner un canal anatomi- que, Wirsung était un homme. C’était même un brillant anatomiste de l’université de Padoue au XVII e siècle qui découvrit le canal qui porte son nom pour l’éternité (même si les nouvelles classifications anatomiques refusent à juste titre de garder les noms propres). Cette université avait d’autres professeurs dont les noms nous rappellent bien des souvenirs et des sites anatomiques : Morgagni, Scapa, Bartholin, Falloppe, et bien sûr Santorini, etc… Mais avant d’être « assassiné » (ou glorifié, c’est selon) par le langage commun de nos jeunes internes, M. Wirsung fut bel et bien assassiné à la porte de sa chambre par une nuit de 1643, à proximité de la basilique Saint Antoine. À cette époque, l’univer- sité de Padoue était le plus grand centre d’anatomie en Europe occidentale et attirait les médecins de contrées parfois fort éloi- gnées. Le Moyen Age est fini et la Renaissance débute libérant les énergies intellectuelles et créatives, jusque-là confinées essen- tiellement au clergé et à des normes sociales sévères. Le concept de la dignité de l’homme et de sa liberté de façonner son destin sont parmi les thèmes centraux de la Renaissance. Celle-ci est partie de Florence dès le XIV e siècle et s’est étendue en Lombar- die, en Emilie Romaine et en Vénétie. La médecine a suivi ce mouvement intellectuel, notamment dans les trois plus vieilles et prestigieuses écoles italiennes : Bologne (fondée en 1 153), Padoue (1 222) et Pavie (1 361). Le renom de Padoue, deuxième ville de l’empire romain en terme de richesse, était sur- tout lié à son université. Située à 30 km à l’est de Venise, Padoue attirait aussi les artistes et fut un centre où se développa l’huma- nisme. Dante vécut à Padoue, Pétrarque, Copernic, Galilée fré- quentèrent son université. Le premier amphithéâtre permanent d’anatomie y fut cons- truit en 1 594 par le chirurgien anatomiste Vesalius. Son élève, Harvey y découvrit la circulation sanguine. L’histoire culturelle de cette ville brillantissime intrigua pendant des siècles. Shakes- peare l’appelait la « nurserie des arts ». L’activité intellectuelle intense qui avait cours à Padoue lui donnait 50 ans d’avance sur le reste de l’Europe du Nord et l’université de cette ville participa à l’émergence de la science Tableau I. – Carcinome épidermoïde intra-épithélial et dysplasie sévère (prévalence de 0,09 % dans notre série). Intraepithelial neoplasia of canal anal and severe dysplasia (prevalence of 0,09 % in our séries). TYPE Année Age Sexe Technique Lésion associée Siège SUIVI CIA 1990 58 F Milligan Morgan fissure anale Postéro-droit Pas de récidive à 21 mois CIA 1997 62 F Milligan Morgan Antérieur Pas de récidive à 43 mois CIA 1998 36 F Bellan Antérieur Pas de récidive à 26 mois DS 1986 50 M Bellan Postéro-gauche cicatrisation normale à trois semaines DS 1996 71 F Bellan Postéro-droit Pas de récidive à 7 mois (PDV) DS-CA 1997 33 F Milligan Morgan Antérieur Pas de récidive à 12 mois DS 2001 53 F Bellan Postéro-gauche Pas de récidive à 7 mois CIA : carcinome épidermoïde intra-épithélial ; DS : dysplasie sévère ; CA : condylome acuminé ; PDV: perdu de vue. Nicolas LEMARCHAND Hôpital Léopold Bellan, 19/21 rue Vercingétorix, 75019 Paris.

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la soumission de notre article et qui permettra de répondre auxquestions soulevées par Bauer et al.

Certes, notre étude n’est pas exemple de critiques mais elleconfirme, pour nous, le bien fondé des recommandations pour lapratique Clinique de la Société Française de Colo-Proctologie.En effet, aucune des découvertes histologiques n’a eu, de fait, deconséquences en terme de pronostic.

En dehors des critiques de forme, d’ailleurs tout à fait justi-fiées et recevables, il nous paraîtrait plus important que cetterecommandation soit éventuellement remise en cause sur desarguments cliniques.

Comme l’équipe des Diaconesses continue semble-t-il réali-ser l’étude systématique des pièces d’hémorroïdectomie, il pour-

rait être intéressant de savoir si cette attitude a permis dedécouvrir une lésion microscopique dont la conséquence n’auraitpas été qu’une simple surveillance clinique, de toute façon habi-tuelle après une hémorroidectomie. La proposition d’étendrecette démarche à l’ensemble des pièces opératoires en proctolo-gie n’est qu’une suggestion qui demande à être confirmée parde nouveaux travaux ; elle n’est pas conforme aux recomman-dations mais aucun travail, à notre connaissance, n’a été publiésur ce suiet.

Wirsung : un nom propre avant d’être un nom presque commun !J‘ai particulièrement apprécié l’excellente mise au point de

Napoléon et al. consacrée au traitement endoscopique del’ampullome parue dans le numéro d’avril 2004 de Gastroenté-rologie Clinique et Biologique [1]). J’y ai reconnu toute la rigueurscientifique et la pondération des auteurs qui savent utiliser à trèsbon escient toutes les techniques interventionnelles. C’est en rai-son de toutes ces qualités que je me permets de les reprendre surun point de détail qui me tient à cœur pour le respect de nosmaîtres récents ou anciens. Contrairement à ce que le texte deNapoléon et al. peut laisser accroire, « wirsung » n’est pas unnom commun. Pierre Bernades reprenait souvent les interneslorsque ceux–ci écrivaient « wirsung » sans capitalisation ouparlaient du « wirsung » sans le précéder de « canal de », rap-pelant inlassablement qu’avant de désigner un canal anatomi-que, Wirsung était un homme. C’était même un brillantanatomiste de l’université de Padoue au XVIIe siècle qui découvritle canal qui porte son nom pour l’éternité (même si les nouvellesclassifications anatomiques refusent à juste titre de garder lesnoms propres). Cette université avait d’autres professeurs dontles noms nous rappellent bien des souvenirs et des sitesanatomiques : Morgagni, Scapa, Bartholin, Falloppe, et bien sûrSantorini, etc…

Mais avant d’être « assassiné » (ou glorifié, c’est selon) parle langage commun de nos jeunes internes, M. Wirsung fut bel etbien assassiné à la porte de sa chambre par une nuit de 1643, àproximité de la basilique Saint Antoine. À cette époque, l’univer-

sité de Padoue était le plus grand centre d’anatomie en Europeoccidentale et attirait les médecins de contrées parfois fort éloi-gnées. Le Moyen Age est fini et la Renaissance débute libérantles énergies intellectuelles et créatives, jusque-là confinées essen-tiellement au clergé et à des normes sociales sévères. Le conceptde la dignité de l’homme et de sa liberté de façonner son destinsont parmi les thèmes centraux de la Renaissance. Celle-ci estpartie de Florence dès le XIVe siècle et s’est étendue en Lombar-die, en Emilie Romaine et en Vénétie. La médecine a suivi cemouvement intellectuel, notamment dans les trois plus vieilles etprestigieuses écoles italiennes : Bologne (fondée en 1 153),Padoue (1 222) et Pavie (1 361). Le renom de Padoue,deuxième ville de l’empire romain en terme de richesse, était sur-tout lié à son université. Située à 30 km à l’est de Venise, Padoueattirait aussi les artistes et fut un centre où se développa l’huma-nisme. Dante vécut à Padoue, Pétrarque, Copernic, Galilée fré-quentèrent son université.

Le premier amphithéâtre permanent d’anatomie y fut cons-truit en 1 594 par le chirurgien anatomiste Vesalius. Son élève,Harvey y découvrit la circulation sanguine. L’histoire culturelle decette ville brillantissime intrigua pendant des siècles. Shakes-peare l’appelait la « nurserie des arts ».

L’activité intellectuelle intense qui avait cours à Padoue luidonnait 50 ans d’avance sur le reste de l’Europe du Nord etl’université de cette ville participa à l’émergence de la science

Tableau I. – Carcinome épidermoïde intra-épithélial et dysplasie sévère (prévalence de 0,09 % dans notre série).Intraepithelial neoplasia of canal anal and severe dysplasia (prevalence of 0,09 % in our séries).

TYPE Année Age Sexe Technique Lésion associée Siège SUIVI

CIA 1990 58 F Milligan Morgan fissure anale Postéro-droit Pas de récidive à 21 mois

CIA 1997 62 F Milligan Morgan Antérieur Pas de récidive à 43 mois

CIA 1998 36 F Bellan Antérieur Pas de récidive à 26 mois

DS 1986 50 M Bellan Postéro-gauche cicatrisation normale à trois semaines

DS 1996 71 F Bellan Postéro-droit Pas de récidive à 7 mois (PDV)

DS-CA 1997 33 F Milligan Morgan Antérieur Pas de récidive à 12 mois

DS 2001 53 F Bellan Postéro-gauche Pas de récidive à 7 mois

CIA : carcinome épidermoïde intra-épithélial ; DS : dysplasie sévère ; CA : condylome acuminé ; PDV : perdu de vue.

Nicolas LEMARCHANDHôpital Léopold Bellan, 19/21 rue Vercingétorix, 75019 Paris.

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médicale. En 1222, des étudiants dissidents de l’université deBologne — révoltés contre le clergé et les autorités de la ville— quittèrent cette ville accompagnés de certains de leurs profes-seurs préférés. Ce groupe d’étudiants était assez fortuné pourpayer eux-mêmes leurs professeurs ce qui leur conférait un pou-voir certain sur leur mode de vie. Dans Padoue, ce groupeinfluant par le nombre et la fortune avait aussi un pouvoir écono-mique important. Lorsqu’un conflit survenait avec les autorités, laseule menace de leur départ pour une autre ville suffisait à toutarranger !

En 1405, Padoue passa sous la coupe de la juridiction deVenise, un état puissant mais plus tolérant car non dominé parl’église. Grâce à ce milieu intellectuel favorable et tolérant, l’uni-versité de Padoue domina toutes les autres universités italiennes,notamment Bologne dans le domaine de l’anatomie.

En 1300, le pape Boniface VIII publia une bulle interdisantla dissection humaine. Ce décret était destiné en partie à« resacraliser » le corps humain, malmené au moment desCroisades. Disséquer un corps humain (le plus souvent volé) vio-lait la loi ecclésiastique et civile. Néanmoins, une autorisationspéciale fut donnée à Padoue en raison des recherches acadé-miques.

La parution en 1543 du livre du belge Vesalius (vivant alorsà Padoue) De Humani Corporis Frabrica a été une date fonda-mentale dans l’histoire de la médecine. C’était un ouvrage con-sacrant les travaux de dissection de l’auteur. Il avait 28 ans ! etson livre remettait en question nombre de notions développéespar Galien qui étaient fondées sur des dissections animales. Enpubliant ce livre, Vesalius ouvrait le champ de la médecine, dela chirurgie et de la physiologie. Outre qu’elle intéressa lessculpteurs et les peintres, l’anatomie (dissection et modèles decire) était la pierre angulaire de la médecine. En cela, Léonardde Vinci les avait précédés à Florence (1452-1519).

C’est dans ce contexte de libre pensée, de liberté et d’unniveau intellectuel inégalé que Johann Georg Wirsung (pas lecanal, l’homme !) arriva à Padoue (figure 1). Il était né enBavière le 3 juillet 1589. De nombreux aspects de sa vie res-tent inconnus. Ce mystère est en partie dû à un incendie sur-

venu à Padoue en 1737 qui ravagea nombre d’archives. Lepère de Wirsung était lui même médecin. Il apprit la médecineet la philosophie puis fut nommé prosecteur d’anatomie àPadoue par le Pr. Johannus Wesling, une position qu’il occupapendant 14 ans. Dès que Wirsung fut un peu connu et réputé,des conflits ouverts entre lui et son maître survinrent. Wirsung,outre ses talents médicaux, était un excellent graveur sur cuivrecomme en témoigne la gravure du canal excréteur pancréati-que qu’il découvrit en 1642. L’existence du canal pancréatiquefut mise en évidence sur un coq par un des élèves de Wirsung :Maurice Hoffman. Un an plus tard, Wirsung découvrait« son » canal sur un cadavre humain dans l’amphithéâtre deson maître. Hoffman devint professeur quelque temps plus tardet une dispute survint rapidement pour savoir si le canal pan-créatique devait s’appeler « de Wirsung » ou « d’Hoffman ».Un vrai conte ! Mais le premier avait déjà compris l’impor-tance de sa découverte car il finit rapidement et chez lui laréalisation de la gravure de cuivre faisant la description prin-ceps du canal. Il fit une description de sa découverte en 1642à Riolan (sans doute sous des arcades !) et répandit rapide-ment la nouvelle afin de s’assurer de ses droits. Il envoyad’ailleurs une copie de sa plaque de cuivre aux scientifiques envue des principales académies scientifiques européennes.Finalement, sa découverte ne fut jamais publiée dans unouvrage scientifique et il ne vécut pas assez vieux pour enapprécier le retentissement.

Morgagni qui enseigna à Padoue pendant 50 ans relate lesfaits sur la mort tragique de Wirsung. Wirsung y est dépeintcomme un homme noble, doué et illustre. Pendant la nuit dusamedi 22 au 23 août 1643, Wirsung avait discuté avec desamis à la porte de sa chambre dans le collège Pratence, à proxi-mité de la basilique Saint Antoine. Attaqué par trois assaillants,il fut alors abattu par un coup d’une sorte de fusil (« sclopetum »)tiré par un flamand, le Dr Jacobus Cambier « pour des raisonshaineuses personnelles ». Wirsung reconnu son assaillant avantde mourir d’hémorragie interne à 54 ans. Le meurtrier et sescomplices ont sans doute eu le temps de s’enfuir de Padoue.Aucune archive sur un éventuel procès par contumace n’a ététrouvée. Wirsung fut enseveli dans une crypte anonyme de la

Fig. 1 – Portrait de M. Wirsung dans l’amphithéâtre de la faculté de Padoue.Wirsung’s portrait in an amphitheatre of the university of Padua.

Fig. 2 – Pierre tombale de M. Wirsung dans la basilique Saint-Antoine de Padoue.Tombstone of M. Wirsung in the basilica of Saint-Antoine de Padua.

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basilique voisine. Réputé pour avoir une vie monacale et céliba-taire, seuls deux cousins l’accompagnèrent dans sa dernièredemeure et recueillirent ses dessins, plaques de cuivre et sabibliothèque forte de 400 livres.

Les raisons du meurtre de Wirsung ne sont pas élucidées :raisons personnelles, jalousie professionnelle ? Il est cependantprobable que la jalousie liée au nom du canal en soit l’origine.Raison de plus pour ne pas oublier que derrière ce nom devenucommun s’est caché un homme.

La nouvelle classification anatomique internationale s’estattachée à ne plus utiliser de nom propre ce qui est à la fois bienet dommage car les derniers reflets des grandes universités de laRenaissance vont ainsi disparaître des mémoires de nos étu-diants. Mais Wirsung qui était décidément un astucieux bon-homme avait-il prévu que son nom se déclinerait en noms

vraiment communs : wirsungographie, wirsungoscopie, wirsun-gorragie…

Il doit y avoir des pierres de la basilique Saint-Antoine quirestent chaudes (figure 2).

RÉFÉRENCE

1. Napoleon B, Pialat J, Saurin JC, Scoazec JY. Adénomes et adénocar-cinomes débutants de l’ampoule de Vater : place du traitement endos-copique à but curatif. Gastroenterol Clin Biol 2004;28:385-92.

Philippe LÉVYFédération Médico-Chirurgicale d’Hépato-Gastroentérologie,

Hôpital Beaujon, 92118 Clichy Cedex.