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Scandale à la cour ! Nul dans le long passé du royaume n’a vu reine si bien louée que notre présente souveraine, Marie-Thérèse, reine du Roi-Soleil Louis XIV. Sa conduite, sa sagesse, sa raison, tout en elle est célébré. Elle a du mérite, de l’exactitude dans l’accomplissement de ses devoirs, de l’attachement pour son époux, de la majesté dans les grandes heures, de l’agrément dans les plus discrètes. Songer qu’elle fut l’héritière à Madrid du plus puissant trône de tous les temps, ce fameux empire de Charles Quint sur lequel le soleil ne se couche jamais ! On observe pourtant chez elle une grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et de la démarche, comme ignorante de sa haute naissance. Sa bonté paisible et son calme s’accompagnent de tant de vertus que sa modestie ne les peut couvrir. Elle semble ne s’abandonner qu’à ses chapelets, négliger les artifices de son ajustement, céder en tout lieu à son tempérament raisonnable et n’obéir qu’à la froide raison du devoir. Dans la cour de France, si futile, engageante et enjouée, elle promène un air espagnol de gravité religieuse qui inspire le respect. C’est dire avec quels égards les grands du royaume ont gagné, le mois dernier, ses appartements lorsque la nouvelle s’est répandue que Sa Majesté entrait en couches. Il y a trois ans, déjà au mois de novembre, en 1661, la reine avait offert au royaume un fils, le dauphin Louis. Il y a deux ans, encore en novembre, une petite fille lui était née, Anne-Elisabeth, très vite décédée malheureusement, pour la plus grande peine de tous, et d’abord du roi. Et voilà que, toujours en novembre, l’arrivée d’un troisième enfant venait couronner un mariage heureux et un règne paisible. Félix, le chirurgien de la reine, l’assistait dans son travail. A leurs côtés, l’abbé de Gordes, présentement évêque de Langres, son premier aumônier, les accompagnait de ses prières. La naissance fut longue et bien fatigante pour Sa Majesté mais, à la nuit tombée, c’est une jeune princesse, Marie-Anne, qui fut présentée aux grands du royaume assemblés derrière une barrière dans la chambre même de la reine selon la coutume qui veut que les héritiers du plus brillant trône d’Europe apparaissent au monde au vu et au su de leurs futurs sujets. Et là, le scandale éclata. Le 16 novembre 1664, quand la délivrance vient enfin, stupeur! Le bébé qui sort du ventre royal n'est pas du rose attendu, mais une petite fille… noire. L'abbé de Gordes, aumonier de la reine, s'évanouit pendant que Monsieur (le frère du roi) fait une moue de dégoût. L’effet fut prodigieux. Les courtisans présents se bousculaient. On cherchait à voir, on s’empressait, on se bousculait, on se tourmentait, on s’interrogeait, on s’agitait. Bientôt, la surprise tourna à l’ahurissement lorsque l’enfant, ainsi que l’exige la tradition, fut présenté à bout de bras aux invités. Le temps d’un regard, la stupeur imposa un silence de tombe là où, un instant plus tôt, caquetaient les piaillements d’une volière. Alors surgit l’éclat de rire tonitruant du prince de Condé. Puis son commentaire : « Mon Dieu, mais il est noir ! N’a-t-il pas tout l’air d’un petit Maure ? » Bourbon-Condé, un des plus importants princes de sang, se met à rire nerveusement et toute l'assistance à sa suite, comme le rapportera dans ses Mémoires Mlle de Montpensier, la cousine germaine du Roi-Soleil. Un grand silence se fit lorsque le roi enfin arriva au chevet de son épouse et de sa fille. Chacun s’était retiré. Ne restaient dans l’appartement que quelques

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Page 1: Web viewGrâce à Dieu et à sa providence, la santé du dauphin Louis n’offre aucune alarme et, à 3 ans, il semble croître fort comme un tronc et beau comme

Scandale à la cour !

Nul dans le long passé du royaume n’a vu reine si bien louée que notre présente souveraine, Marie-Thérèse, reine du Roi-Soleil Louis XIV. Sa conduite, sa sagesse, sa raison, tout en elle est célébré. Elle a du mérite, de l’exactitude dans l’accomplissement de ses devoirs, de l’attachement pour son époux, de la majesté dans les grandes heures, de l’agrément dans les plus discrètes. Songer qu’elle fut l’héritière à Madrid du plus puissant trône de tous les temps, ce fameux empire de Charles Quint sur lequel le soleil ne se couche jamais ! On observe pourtant chez elle une grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et de la démarche, comme ignorante de sa haute naissance. Sa bonté paisible et son calme s’accompagnent de tant de vertus que sa modestie ne les peut couvrir. Elle semble ne s’abandonner qu’à ses chapelets, négliger les artifices de son ajustement, céder en tout lieu à son tempérament raisonnable et n’obéir qu’à la froide raison du devoir. Dans la cour de France, si futile, engageante et enjouée, elle promène un air espagnol de gravité religieuse qui inspire le respect. C’est dire avec quels égards les grands du royaume ont gagné, le mois dernier, ses appartements lorsque la nouvelle s’est répandue que Sa Majesté entrait en couches.

Il y a trois ans, déjà au mois de novembre, en 1661, la reine avait offert au royaume un fils, le dauphin Louis. Il y a deux ans, encore en novembre, une petite fille lui était née, Anne-Elisabeth, très vite décédée malheureusement, pour la plus grande peine de tous, et d’abord du roi. Et voilà que, toujours en novembre, l’arrivée d’un troisième enfant venait couronner un mariage heureux et un règne paisible. Félix, le chirurgien de la reine, l’assistait dans son travail. A leurs côtés, l’abbé de Gordes, présentement évêque de Langres, son premier aumônier, les accompagnait de ses prières. La naissance fut longue et bien fatigante pour Sa Majesté mais, à la nuit tombée, c’est une jeune princesse, Marie-Anne, qui fut présentée aux grands du royaume assemblés derrière une barrière dans la chambre même de la reine selon la coutume qui veut que les héritiers du plus brillant trône d’Europe apparaissent au monde au vu et au su de leurs futurs sujets. Et là, le scandale éclata.Le 16 novembre 1664, quand la délivrance vient enfin, stupeur! Le bébé qui sort du ventre royal n'est pas du rose attendu, mais une petite fille… noire. L'abbé de Gordes, aumonier de la reine, s'évanouit pendant que Monsieur (le frère du roi) fait une moue de dégoût. L’effet fut prodigieux. Les courtisans présents se bousculaient. On cherchait à voir, on s’empressait, on se bousculait, on se tourmentait, on s’interrogeait, on s’agitait. Bientôt, la surprise tourna à l’ahurissement lorsque l’enfant, ainsi que l’exige la tradition, fut présenté à bout de bras aux invités. Le temps d’un regard, la stupeur imposa un silence de tombe là où, un instant plus tôt, caquetaient les piaillements d’une volière. Alors surgit l’éclat de rire tonitruant du prince de Condé. Puis son commentaire : « Mon Dieu, mais il est noir ! N’a-t-il pas tout l’air d’un petit Maure ? » Bourbon-Condé, un des plus importants princes de sang, se met à rire nerveusement et toute l'assistance à sa suite, comme le rapportera dans ses Mémoires Mlle de Montpensier, la cousine germaine du Roi-Soleil.Un grand silence se fit lorsque le roi enfin arriva au chevet de son épouse et de sa fille. Chacun s’était retiré. Ne restaient dans l’appartement que quelques dames de l’entourage de la reine, son chirurgien et son confesseur que les sels avaient ramené à lui. On murmurait en espagnol. L’heure n’était plus à fournir des prétextes de plaisanterie mais des explications. Dans un mélange savoureux de termes castillans et de mots français, la camarera mayor de la reine évoqua devant le roi le péché de gourmandise de sa maîtresse et son inclination coupable pour le chocolat dont, à force d’abus, une couche épaisse avait tapissé les entrailles de la souveraine au point d’altérer le teint de l’enfant qu’elle portait. Sa Majesté ne parut point convaincue et s’enquit auprès du chirurgien de sa propre interprétation. Sans exclure la vraisemblance de ce raisonnement, M. Félix évoqua l’intimité de la reine et de son nain préféré, le petit Nabo, ramené il y a quelques années du Dahomey par l’amiral de Beaufort. « C'était une pratique de l'époque d'avoir des nains à la cour. Notamment à celle d'Espagne où a grandi l'infante Marie-Thérèse. On ne sait pas très bien qui a donné l'esclave. Il s'agit peut-être un cadeau d'ambassadeurs du Dahomey (Bénin actuel) », explique Serge Bilé, qui vient de consacrer un livre à ce mystère*. Quoi? Nabo ne se serait donc pas contenté de chastes pirouettes et d'innocentes facéties? Comment la reine, qu'on dit si pieuse, a-t-elle pu s'enticher de son petit page noir? « Ce n'est pas si étonnant, rétorque l'auteur. Il y avait entre les maîtresses et leurs esclaves une vraie proximité. Elles se laissaient parfois toucher des parties de leur corps. Ces jeux ont pu devenir vraiment charnels, d'autant que Louis XIV, infatigable coureur, délaissait sa femme. »

Depuis qu’elle s’était entichée de lui, la fascination du jeune homme s’accompagnait en retour d’une telle vénération qu’il couvait sans cesse sa maîtresse de regards affectueux dont l’élan pouvait avoir troublé les mécanismes de reproduction de Sa Majesté. Agacé, le roi haussa les épaules et, fixant d’un œil sombre le médecin, lâcha ces mots lourdement sceptiques : « Fallait-il qu’il eût le regard pénétrant !  » Sur quoi, le roi ajouta qu’il se demandait si le chirurgien était bien instruit des mystères de la conception.

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Pour enrayer le scandale qui se propage à la cour, on tente d'étouffer l'affaire, en vain. Un rapport de monsieur de La Reynie ne mettent nullement en cause la fidélité de la souveraine.

C’est monsieur Fagon, premier chirurgien du roi, qui fournit l’explication d’un mystère qui n’en est point un. L’accouchement avait été éprouvant pour la reine et l’on pensa même qu’elle allait y perdre la vie. Mais il l’avait été aussi pour le bébé qui, tandis qu’il sortait des entrailles de sa mère, manqua d’air. Au point de paraître à son arrivée non pas noir mais violacé. Seulement le jour tombait, l’éclairage des appartements était à la pénombre, le feu alimenté sans relâche avait encore aggravé par ses fumées l’obscurité, et nul, dans cette demi-nuit, ne pouvait distinguer le noir du bleu, du marron, du gris ou du violet. Monsieur le Prince crut avoir vu ce qu’il n’avait point vu mais qui l’eût amusé de voir, il le claironna et les importants sans importance de la cour, enchantés de voir une dévote soudain expulsée chez les coquettes, se firent un devoir de répandre une rumeur aussi fielleuse que menteuse. Soulagée d’être relevée d’un si odieux discrédit, la reine fut bientôt accablée d’une autre douleur quand sa petite fille, la princesse Marie-Anne, fut déclarée morte quarante jours plus tard, le 26 décembre 1664, non sans avoir été baptisée.

Soulagée d’être relevée d’un si odieux discrédit, la reine fut bientôt accablée d’une autre douleur quand sa petite fille, la princesse Marie-Anne, fut déclarée morte quarante jours plus tard, le 26 décembre 1664, non sans avoir été baptisée. On annonça sa mort, mais la petite fille noire fut envoyée loin de Paris, en province — peut être près de Cahors — sous la responsabilité d'un valet de confiance. » Adolescente, elle réapparaît chez les chanoinesses de l'abbaye Notre-Dame de Meaux, puis entre dans un couvent de bénédictines, aujourd'hui disparu, à Moret-sur-Loing, près de Fontainebleau. C'est dans cet édifice borgne que grandit la légende de la Mauresse de Moret, suscitant la curiosité de Saint-Simon ou de Voltaire, qui ira voir, comme beaucoup d'autres, cette religieuse « extrêmement basanée ». Il quittera le couvent avec la quasi-certitude qu'elle est la fille du roi. Ce dont elle-même s'était à tort persuadée, après les confidences malencontreuses d'un curé.

Quand elle devient religieuse en 1695 en prenant le nom de sœur Louise-Marie-Thérèse, c'est en présence de plusieurs hauts personnages. Dont sa mère, qui venait régulièrement de Versailles mais ne se laissait jamais aller à des effusions maternelles. « Elle a eu jusqu'à la fin une vie sans relief, conclut Bilé. Celle d'un destin sacrifié. »

Grâce à Dieu et à sa providence, la santé du dauphin Louis n’offre aucune alarme et, à 3 ans, il semble croître fort comme un tronc et beau comme un lys. Toutefois, il y a déjà deux ans, la princesse Anne-Elisabeth avait également passé après quelques jours seulement. Les médecins s’interrogent sur les sangs du couple royal. Ne sont-ils pas trop proches ? Le roi avait pour mère Anne d’Autriche, qui était la sœur de Philippe IV, le père de la reine. De fait, ils sont doubles cousins germains. Les mystères des humeurs internes et de la circulation du lymphatique demeurent bien obscurs à la science mais certains se demandent à la faculté si, en ces matières de conception, la variété des sangs ne mérite pas plus considération que leur pureté…

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