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Réflexions autour des Fleurs du Mal « alchimie poétique : la boue et l’or » Le recueil Les Fleurs du Mal sont le fruit de 20 ans de travail de la part de Charles Baudelaire, qui y publie des poèmes écrits depuis 1840. Une première édition en 1857 sera censurée à l’issue d’un procès pour outrage aux bonnes mœurs. Je vous conseille d’aller lire la page 385 de votre manuel, qui explique cela très bien. Voici un extrait d’un critique littéraire dans un journal qui rend compte de sa lecture des Fleurs du Mal…: Baudelaire est donc condamné à enlever 6 poèmes, qui sont aujourd’hui publiés sous le titre « les épaves » ou « pièces condamnées ». En principe, vous les avez dans votre livre. Il change la structure de ses sections, ajoute la section « tableaux parisiens ». = nous étudions cette édition de 1861. Nous verrons en quoi ce parcours qu’on nous propose d’une « alchimie poétique », entre « la boue et l’or », nous fait réfléchir à ce recueil comme une aventure poétique, artistique, mais aussi une aventure spirituelle. 1. Une aventure poétique et artistique - Le mot « poésie » vient du verbe grec « poiein » qui veut dire : créer ! Le poète = c’est le créateur, c’est le savant au travail. C’est ainsi qu’il se montre dans beaucoup de poèmes du début du recueil. Dans « la Muse malade », il s’adresse à la Muse, déesse de l’inspiration (déesse entourant Apollon, dieu des arts dans l’Antiquité) : Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté, Et que ton sang chrétien coulât à flots rhythmiques, Comme les sons nombreux des syllabes antiques, = il aimerait que la Muse lui inspire des poèmes comparables à ceux des poètes antiques. Car pour lui, l’époque où il vit est une époque de misère et son esprit est en proie à l’horreur. Ma pauvre muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ? Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes, Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint La folie et l’horreur, froides et taciturnes. C’est ce qu’on retrouve dans « Le mauvais moine » Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite, Depuis l’éternité je parcours et j’habite ; Rien n’embellit les murs de ce cloître odieux. Ô moine fainéant ! quand saurai-je donc faire Du spectacle vivant de ma triste misère

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Réflexions autour des Fleurs du Mal « alchimie poétique : la boue et l’or »

Le recueil Les Fleurs du Mal sont le fruit de 20 ans de travail de la part de Charles Baudelaire, qui y publie des poèmes écrits depuis 1840. Une première édition en 1857 sera censurée à l’issue d’un procès pour outrage aux bonnes mœurs. Je vous conseille d’aller lire la page 385 de votre manuel, qui explique cela très bien. Voici un extrait d’un critique littéraire dans un journal qui rend compte de sa lecture des Fleurs du Mal… :

Baudelaire est donc condamné à enlever 6 poèmes, qui sont aujourd’hui publiés sous le titre « les épaves » ou « pièces condamnées ». En principe, vous les avez dans votre livre. Il change la structure de ses sections, ajoute la section « tableaux parisiens ». = nous étudions cette édition de 1861.

Nous verrons en quoi ce parcours qu’on nous propose d’une « alchimie poétique », entre « la boue et l’or », nous fait réfléchir à ce recueil comme une aventure poétique, artistique, mais aussi une aventure spirituelle.

1. Une aventure poétique et artistique

- Le mot « poésie » vient du verbe grec « poiein » qui veut dire : créer !Le poète = c’est le créateur, c’est le savant au travail. C’est ainsi qu’il se montre dans beaucoup de poèmes du début du recueil.Dans « la Muse malade », il s’adresse à la Muse, déesse de l’inspiration (déesse entourant Apollon, dieu des arts dans l’Antiquité) : Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santéTon sein de pensers forts fût toujours fréquenté, Et que ton sang chrétien coulât à flots rhythmiques, Comme les sons nombreux des syllabes antiques,

= il aimerait que la Muse lui inspire des poèmes comparables à ceux des poètes antiques. Car pour lui, l’époque où il vit est

une époque de misère et son esprit est en proie à l’horreur. Ma pauvre muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ?Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes, Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teintLa folie et l’horreur, froides et taciturnes.

C’est ce qu’on retrouve dans « Le mauvais moine »

Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite, Depuis l’éternité je parcours et j’habite ;

Rien n’embellit les murs de ce cloître odieux.

Ô moine fainéant ! quand saurai-je donc faireDu spectacle vivant de ma triste misère

Le travail de mes mains et l’amour de mes yeux ?

Dans ce que j’ai surligné, on voit bien la question que se pose Baudelaire : il s’agit bien de transformer en poésie quelque chose de bas, de vil, en « travail » et en « amour », en poésie.

Le poème « le guignon » témoigne de toute la difficulté de la tâche du poète au travail : Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage, L’Art est long et le Temps est court.

il donne l’impression qu’il n’arrive pas à trouver ce qu’il cherche, comme s’il était un mineur de fond, à la recherche d’un poème extraordinaire qu’il ne trouve pas :— Maint joyau dort enseveliDans les ténèbres et l’oubli, Bien loin des pioches et des sondes ;

Mainte fleur épanche à regretSon parfum doux comme un secretDans les solitudes profondes.

- dans les Fleurs du Mal, il se donne pour défi de sublimer la laideur, d’en faire un objet esthétique, c’est ce qu’il écrit dans un projet de préface  :

Des poètes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du mal. Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n’a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d’exercer mon goût passionné de l’obstacle.

= il s’agit bien d’un défi, c’est parce que c’est difficile de rendre poétique quelque

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chose de laid, que ça l’intéresse comme expérience, aventure poétique.

- dans un autre passage de ce même projet de préface, il va bien distinguer l’aventure poétique, esthétique, et le contenu moral, en imaginant ce qu’il aurait pu dire à tous ceux qui trouvent que son projet est dangereux : Qu’est-ce que la poésie ? Quel est son but ? De la distinction du Bien d’avec le Beau ; de la Beauté dans le Mal ; que le rythme et la rime répondent dans l’homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise ; de l’adaptation du style au sujet ; de la vanité et du danger de l’inspiration

= il sépare la morale (le bien / le mal) et la recherche esthétique le poète peut tout « travailler » par la poésie, et même, si le matériau de départ est bas, sans attrait, il aura la tâche plus difficile et s’il arrive à créer de la beauté poétique, il aura accompli une tâche plus difficile que les poètes qui parlent de belles choses.

en cela, il s’accorde avec des théories qui avaient cours à son époque - la dédicace du recueil est à Théophile Gauthier, qu’il qualifie de « poète impeccable » : Théophile Gauthier a été un poète romantique dans sa jeunesse et en 1857, est devenu un adepte de l’Art pour l’art, c’est-à-dire qu’il préfère une poésie plus objective, moins sentimentale, descriptive, au service du travail de la matière. C’est à lui que Baudelaire dédie ses « fleurs maladives »…

- Baudelaire est aussi en lien avec le Romantisme du début du siècle, on dit même qu’il appartient au dernier Romantisme. Victor Hugo, le poète-phare du Romantisme des années 1820/1840, exilé en Angleterre à cause du coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte, au moment où paraît le recueil de Baudelaire, Victor Hugo donc avait montré que les héros monstrueux étaient des ressources littéraires fabuleuses (pensez à Casimodo, le sonneur de Notre Dame dans le roman de Victor Hugo). "Le beau est toujours bizarre", dit Baudelaire, dans un de ses essais.

- il est aussi au cœur des réflexions de son temps sur le renouvellement des formes artistiques : lui qui a horreur du « progrès », qu’il trouve anti poétique au possible, il est pour la « modernité » en poésie et en art, ce que confirmera la section « Tableaux

parisiens » où il décrit le Paris de son temps, pas du tout idéalisé. Ainsi, il a quelque chose à voir avec les peintres réalistes, tels Courbet, qui d’ailleurs le peint dans son tableau : L’atelier du peintre1dans les années 1850, et Edouard Manet dans La musique aux tuileries, dans les années 1860.

- les sujets que va choisir Baudelaire vont associer la beauté au mal, l’or et la boue : comme les alchimistes qui voulaient transformer le fer en or, il va partir de matériaux non nobles et ne pas hésiter à choisir ce qui choque- la section "fleurs du mal", à l’intérieur du recueil « fleurs du mal », c’est un peu « le saint des saints » de l’horreur, avec des poèmes sur la destruction, le sang, « la Débauche et la Mort ».

- dans « spleen et idéal », le poème qui en est devenu une sorte d’emblème, c’est «une charogne"

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d’été si doux :

Au détour d’un sentier une charogne infâmeSur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons,

Ouvrait d’une façon nonchalante et cyniqueSon ventre plein d’exhalaisons.

…Et le ciel regardait la carcasse superbe

Comme une fleur s’épanouir.La puanteur était si forte, que sur l’herbe

Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D’où sortaient de noirs bataillons

De larves, qui coulaient comme un épais liquideLe long de ces vivants haillons.

Mais je vous conseille aussi : « les métamorphoses du vampire », pièce condamnée…

…Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,

Et que languissamment je me tournai vers elle

Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus

Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !

Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante,

1 Cf. infra annexes

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Et quand je les rouvris à la clarté vivante,À mes côtés, au lieu du mannequin

puissantQui semblait avoir fait provision de sang,Tremblaient confusément des débris de

squelette,Qui d’eux-mêmes rendaient le cri d’une

girouetteOu d’une enseigne, au bout d’une tringle

de fer,Que balance le vent pendant les nuits

d’hiver.

= ici, Baudelaire choisit un sujet typiquement tiré de ce qu’on appelle le romantisme gothique, qui relève du fantastique, car tout pourrait être un cauchemar qu’il lie à une scène érotique. Bref, évidemment, nous sommes très loin de sujets « sentimentaux »… - même chose pour la douleur morale, la « boue » morale. Baudelaire va écrire sur le "spleen" = mot anglais introduit au 18ème siècle. Avec Baudelaire, il devient le lieu des cauchemars de l'auteur et du poète :

On y trouve : - le refus de soi, la dégradation de soi, le remords qui ronge dans un poème comme « l’ heautontimoroumenos (mot grec qui veut dire : le bourreau de soi-même)

Ne suis-je pas un faux accordDans la divine symphonie,

Grâce à la vorace IronieQui me secoue et qui me mord ?

Elle est dans ma voix, la criarde !C’est tout mon sang, ce poison noir !

Je suis le sinistre miroirOù la mégère se regarde.

Je suis la plaie et le couteau !Je suis le soufflet et la joue !

Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau !

Je suis de mon cœur le vampire, — Un de ces grands abandonnés

Au rire éternel condamnés, Et qui ne peuvent plus sourire !

= autoportrait du poète en proie à la souffrance du cynisme, de l’ironie cruelle qui se retourne contre lui, qu’il retourne contre lui. = il prend le pire de la souffrance, pour en faire une œuvre d’art.

- dans les causes du spleen, il y a aussi le rejet par l’autre, le sentiment d’être incompris : le poète, c’est « l’albatros »

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !

L’un agace son bec avec un brûle-gueule, L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poëte est semblable au prince des nuéesQui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

= le poète, c’est celui qui est totalement inadapté au monde « normal »…d’où le spleen.

- le spleen, c’est aussi l’angoisse de la mort et du temps qui fuit, qui s’échappe, qui rend plus pénible encore la difficulté à créer, à agir, la procrastination, la stérilité, la désolation = le Temps, c’est « l’ennemi ».

— Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur

Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

Trois mille six cents fois par heure, la SecondeChuchote : Souviens-toi ! — Rapide, avec sa voix

D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois, Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

http://www.perte-de-temps.com/

= on y retrouve exactement cette « alchimie poétique » à l’œuvre dans notre recueil : comment faire pour rendre avec des images et du son, sans parler, la force des vers de Baudelaire…

- Dans le spleen, cette « boue » morale qui étreint le poète, on trouve également un paradoxe : l’éternité de l’angoisse et du désir que l’on ne peut dissocier, notamment dans le poème « duellum », qui met en scène l’humanité toujours à se battre et à s’étreindre.

Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armesOnt éclaboussé l’air de lueurs et de sang.

Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmesD’une jeunesse en proie à l’amour vagissant.

Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse, Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérés, Vengent bientôt l’épée et la dague traîtresse.

— Ô fureur des cœurs mûrs par l’amour ulcérés !

Dans le ravin hanté des chats-pards et des oncesNos héros, s’étreignant méchamment, ont roulé,

Et leur peau fleurira l’aridité des ronces.

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— Ce gouffre, c’est l’enfer, de nos amis peuplé !Roulons-y sans remords, amazone inhumaine,

Afin d’éterniser l’ardeur de notre haine !

- on y trouve dès le premier poème, adressé « au lecteur », l’Ennui, avec un E majuscule : cette détresse qui empare l’homme quand il reste seul dans sa chambre, obligé de contempler sa condition mortelle2.

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants, Dans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,

Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C’est l’Ennui ! — l’œil chargé d’un pleur involontaire, Il rêve d’échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !

- parmi les divertissements qui permettent d’échapper à l’ennui :

l’Art, comme les Parnassiens cf : « les phares », « la beauté »

l’exotisme cf : « la chevelure », « parfum exotique »

l’ivresse . section « le vin » la sensualité et l’érotisme, dans toutes ses

facettes cf « Les bijoux » . « Lesbos ». l’Ailleurs : cf « l’invitation au voyage » « Le

Voyage »

- or, de tous ces moyens, seul l’art est sûr. L’ivresse de la création est sûre. C’est ce qu’il dit dans un des Petits poèmes en prose, qu’il écrira quelques années plus tard : dans « Une mort héroïque », il écrit que « l'ivresse de l'art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ». le gouffre du spleen, de l’appel mortifère, l’angoisse de vivre et de mourir.

- comme pour le savant alchimiste du Moyen Age, le poète part donc, comme on l’a vu de matériaux non nobles, physiques ou moraux, et va les transformer par la poésie : il va essayer par ses images, par son travail sur les sonorités et le rythme d’en faire quelque chose de Beau

- en fait, la forme des poèmes de Baudelaire n’est pas aussi nouvelle que les sujets qu’il exploite : il utilise le plus souvent le sonnet, qui vient de la Pléiade (16e

siècle), parce qu’il aime beaucoup la contrainte que cela donne : il faut tout dire en 14 vers.

Une des seules formes nouvelles qu’il utilise, c’est le pantoum, avec une reprise de vers assez originale : cf "harmonie du soir"

Voici venir les temps où vibrant sur sa tigeChaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige, Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige !

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige……Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

= il franchira une nouvelle étape dans sa « science alchimiste », avec les poèmes en prose, quand il transformera la prose en poésie : dans les Petits Poèmes en Prose, on voit le travail de la langue sur ce qui ressemble pourtant le plus au langage de tous les jours, alors que dans la poésie versifiée, rien que le vers éloigne déjà du langage de tous les jours.

Dans notre recueil, il utilise les formes très classiques du vers, avec une prédominance d’alexandrins.

- on peut étudier le travail musical sur la langue, notamment dans les poèmes avec refrains : "réversibilité"44 « l’invitation au voyage"53 "moesta et errabunda"62 (= triste et vagabonde)

- il joue avec les changements métriques cf "le serpent qui danse" 8/5, s’accordant à la danse chaloupée de la belle.

cf "une charogne" , où il reprend une alternance 12/8 très fréquente chez les poètes lyriques, parce que cela crée un effet d’attente, mais ici pour dire des horreurs !

2 Baudelaire ici reprend les idées de Blaise Pascal, écrivain du XVIIème siècle, qui a décrit cet Ennui, qui nous étreint quand nous sommes dans la solitude totale. Pour Blaise Pascal, les hommes y échappent par le « divertissement », tout ce qui peut nous amuser et nous empêcher de penser à nous-mêmes, à ce que nous sommes : des êtres mortels. Pour Pascal, il faudrait au contraire se tourner vers Dieu.

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cf. "l'invitation au voyage" avec un rythme 5/7 = faire de la mélodie avec des vers impairs, qui donnent toujours l'impression d'être un peu en suspens, puisqu'on a forcément une différence de quantité de syllabes entre deux parties du même vers (alors que l’alexandrin : 6+6)- le travail sur les sonorités est extrêmement raffiné : cf. études des poèmes pour le bac.

Ainsi, bien des vers se fixent dans l’esprit, par leur mélodie, leur harmonie qui crée une sorte de musique originale, unique.

- les images sont aussi ce qui va permettre cette transmutation, cette transformation du matériau réel en « or » de la poésie. Parmi mille autres images :

LE POISON

Le vin sait revêtir le plus sordide bougeD’un luxe miraculeux, Et fait surgir plus d’un portique fabuleuxDans l’or de sa vapeur rouge, Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

= ici par exemple, le vin de l’ivresse est personnifié en magicien, la « vapeur rouge » devient « l’or » et est comparé au « soleil couchant ».

Mais vous pouvez en trouver pratiquement dans chaque poème.Dans le « spleen » qui commence par le vers « quand le ciel bas et lourd », on voit le travail du poète pour donner au plus près le ressenti de son angoisse, avec toutes les images de prison, d’animaux considérés comme répugnants, de combat épique où « l’Angoisse, atroce, despotique, plante son drapeau noir »

Le poème « spleen » 76 est une succession d’images pour qualifier son triste cerveau, et l’ensemble aboutit à un kaléidoscope poétique, du « cimetière abhorré de la lune» au « vieux Sphinx ignoré ».

= ainsi, le poète, en partant de ce qui est laid, de ce qui fait mal, de ce qui nous rend épouvantablement malheureux, tire l’élixir du poème, jusqu’à arriver à la Beauté, le poème dont on ne peut changer un mot sans changer l’équilibre de l’ensemble. C’est un peu cet éloge de la Beauté, de l’Esthétique, qui est au cœur de la

recherche artistique au 19e siècle, que l’on trouve dans ce poème :

LA BEAUTEJe suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,

Est fait pour inspirer au poëte un amourÉternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;

Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poëtes, devant mes grandes attitudes, Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,

Consumeront leurs jours en d’austères études ;

Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants, De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

= les vers que j’ai surlignés vous montrent que pour Baudelaire, la Beauté, c’est d’abord de l’étude, et non pas du sentimentalisme (encore moins de la « fumette »…).

Cf. dans le poème « le Soleil », il se peint :Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,

Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,

Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

Et comme le soleil y est comparé au poète : Quand, ainsi qu’un poëte, il descend dans les villes,

Il ennoblit le sort des choses les plus viles

= par son travail esthétique, par son aventure créatrice, la plume à la main, à partir de pas grand-chose, le poète transforme la boue en or.

C’est ce qu’il dit dans le projet d’épilogue, qu’il n’a pas terminé : il s’y adresse à la ville de Paris, qu’il personnifie.

Ton vice vénérable étalé dans la soie,Et ta vertu risible, au regard malheureux,Douce, s’extasiant au luxe qu’il déploie…

Tes principes sauvés et tes lois conspuées,Tes monuments hautains où s’accrochent les brumes.Tes dômes de métal qu’enflamme le soleil,Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses,Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant,Tes magiques pavés dressés en forteresses,Tes petits orateurs, aux enflures baroques,Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang,

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S’engouffrant dans l’Enfer comme des Orénoques,Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroquesAnges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe,Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoirComme un parfait chimiste et comme une âme sainte.

Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,

Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

= la « quintessence », dans le vocabulaire des alchimistes, c’est le « cinquième élément », ce qu’il y a de plus précieux, de plus rare, « essentiel ». Le dernier vers est exactement l’intitulé de notre parcours : c’est bien l’objectif du poète.

2. La création poétique est aussi une aventure spirituelle : Non seulement la création poétique, l’alchimie

poétique, transforme la « boue » des matériaux en « or » du poème, de la « fleur du mal », mais elle aide à sortir de la « boue » du malheur pour nous élever vers la contemplation esthétique, qui va nous éclairer, nous remplir d’une profonde satisfaction. la seule chose qu’on peut faire, c’est essayer de rendre « l’univers moins hideux et les instants moins lourds » (hymne à la beauté) = la création et la contemplation artistique élèvent l’homme par la recherche du Beau = voilà la morale.

L’Art permet d’arracher l'homme à sa condition par l'ivresse poétique , la beauté dans le poème "hymne à la beauté" 21 va rendre "l'univers moins hideux et les instants moins lourds"

L’artiste, qui hante les cieux supérieurs comme l'albatros par sa recherche sur le langage et sa quête d’images, devient un phare pour l'humanité qu'il éclaire ("l'albatros" 2 "les phares" 6).

C'est un élu ("bénédiction") mais sa condition est tragique car il est incapable de s'adapter à un monde médiocre dont il doit s'évader = élu mais maudit (cf. titre ironique du poème "bénédiction"…), maudit parce qu’élu.

son action : il va déchiffrer les correspondances par la création de

nouvelles images, la traduction de synesthésies (cf. « correspondances »)

le but est esthétique : créer de la beauté poétiquemais aussi mystique : la création des images et la traduction des synesthésies lui permettent de créer des correspondances qui élèvent son âme.

"c'est à la fois par et à travers à la poésie, par et à travers la musique que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau"

3. l’alchimie dans le recueil

- thématique de l’alchimie : vaporisation – concentration – Hermès trismégiste – métal – élixir – rêverie – monde hiéroglyphique, à déchiffrer – les synesthésies permettent des correspondances entre un ici-bas et un au-delà

Cf. "parfum exotique", "la vie antérieure", "invitation au voyage"

- mouvement dialectique entre boue et or :

de la boue à l’or : par la forme poétique, par le travail de la langue, de l’image, des synesthésies, de l’analogie, de l’imagination à partir d’un matériau ignoble

de l’or à la boue : le contenu, ce que dit le poème < impuissance du poète cf. « alchimie de la douleur » drame du poète : impuissance à créer, à atteindre l'idéal 74 "cloche fêlée" ("moi, mon âme est fêlée" = l'âme et la cloche sonnent faux…) L'ennemi 10 Le guignon 11 -> paradoxe : faire des poèmes sur l'impuissance à faire des poèmes.

< le constat de la Chute : l’homme et la femme dans « l’immortel péché »… (Voyage VI)

< l’angoisse, la chambre de tortures du corps syphilitique et du cerveau en proie aux crises d’angoisse soignées par du laudanum cycle infernal de l’addiction (cf « rêve parisien »)

de la boue à l’or : le contenu : vers l’inconnu du dernier voyage, l’appel de la mystique vers un ailleurs qui nécessitera la mort du corps ici-bas ou du gouffre à l’abîme de la contemplation poétique

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épilogue3 où il s'adresse à une femme qui se révèle être Paris, réservoir inépuisable de thèmes et de sujets

Ceux qui viendront après lui (Verlaine, Rimbaud, Cendrars, Apollinaire, les surréalistes…), tous s'inspireront de la liberté qu'il a fait souffler sur la poésie et donneront à la poésie la fonction de transmuter le langage par la place et le travail des mots et du rythme, se libèreront de la versification régulière, et garderont l'importance de l'image et de l'imagination, en dehors de tout concept moral ou moralisant, selon la formule qu'il donne :

" la poésie n'a pas d'autre but qu'elle-même",

et c'est en cela qu'elle transforme le monde, en privilégiant la fonction esthétique du langage.

3 Texte inachevé où l'on voit comment travaille Baudelaire.

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L’Etranger

— Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?— Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.— Tes amis ?— Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.— Ta patrie ?— J’ignore sous quelle latitude elle est située.— La beauté ?— Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.— L’or ?— Je le hais comme vous haïssez Dieu.— Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869

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ANYWHERE OUT OF THE WORLD

N’IMPORTE OÙ HORS DU MONDE.

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.

Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.

« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! »

Mon âme ne répond pas. « Puisque tu aimes tant le repos, avec le

spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées. Que penserais-tu de

Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons ? »

Mon âme reste muette. « Batavia te sourirait peut-être davantage ?

Nous y trouverions d’ailleurs l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale. »

Pas un mot. — Mon âme serait-elle morte ? « En es-tu donc venue à ce point

d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. — Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! »

Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869

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Voici Baudelaire peint par Gustave Courbet en 1854-55 et par Edouard Manet en 1862