w von humboldt et la forme du langage

Upload: georges2436

Post on 14-Oct-2015

21 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    1/30

    WILHELM VON HUMBOLDT ET L'INVENTION DE LA FORME DE LA

    LANGUE

    Henri DilbermanP.U.F. | Revue philosophique de la France et de l'tranger

    2006/2 - Tome 131

    pages 163 191

    ISSN 0035-3833

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-philosophique-2006-2-page-163.htm

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Dilberman Henri, Wilhelm Von Humboldt et l'invention de la forme de la langue ,

    Revue philosophique de la France et de l'tranger, 2006/2 Tome 131, p. 163-191. DOI : 10.3917/rphi.062.0163

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour P.U.F..

    P.U.F.. Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votre

    tablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire que

    ce soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur en

    France. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

    Documen

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.c

    airn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14/09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegdswcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    2/30

    WILHELM VON HUMBOLDT

    ET LINVENTION DE LA FORMEDE LA LANGUE

    La forme de la langue : vrit et mthode

    Ce nest que tardivement, entre 1827 et 1835, anne de sa mort,que Humboldt a nomm et surtout travaill dfinir le concept deSprachform,de forme de la langue, cela dans deux uvres qui por-tent un titre comparable, ber die Verschiedenheiten des mensch-lichen Sprachbaues (1827-1829) et ber die Verschiedenheit desmenschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistige Ent-wicklung des Menschengeschlechts(1830-1835), plus connue sous letitre dIntroduction luvre sur le kavi. Humboldt a ainsi effectudans le domaine linguistique ce quil avait dj mis en uvre dansle domaine historique, avecLa tche de lhistoriende 1821. Dans lesdeux cas, il sagit non seulement de proposer une mthode pour tu-dier un objet, langue ou poque, et en rvler, au-del du chaosapparent des formes, lindividualit profonde, mais encore dasseoir

    cette mthode sur une rflexion concernant la vrit du phnomneanthropologique dans son ensemble. On peut donc voquer, commele fait Denis Thouard pourLa tche de lhistorien1, un discours de lamthode hermneutique.

    LaSprachform,en tant quide rgulatrice, a pour objet de cer-ner avec le plus de prcision possible ce qui est le plus insaisissabledans un idiome, sa singularit, quil faut apprendre dtacher delusage pragmatique de la langue. Le chaos des faits de langue, mul-tiples et contradictoires, pourrait nous donner le sentiment que

    toutes les langues se ressemblent par quelque ct. Il faut alors

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    1. InSur le caractre national des langues,Paris, Le Seuil, 2000, p. 54, n. 1.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    3/30

    tracer un portrait de la langue, qui mettra en lumire ses lignes deforce en faisant abstraction de linessentiel. Ce portrait permet dedgager la nature du travail de lidiome, son orientation, la maniredont il rsout, bien ou mal, les problmes de lexpression, quilssoient universels ou engendrs par les techniques particulires delidiome. La forme de la langue doit donc tre comprise comme uneralit foncirement dynamique.

    Ces considrations mthodologiques sont insparables duneinterrogation sur la nature de la langue. Dans un premier temps,lorsque Humboldt rdigeLes diffrences de construction du langagedans lhumanit,dontLa diffrence de construction du langage danslhumanit et son influence sur le dveloppement spirituel du genrehumainreprendra bien des passages sans toujours les adapter leurnouveau contexte, laSprachformse confond avec limpact du carac-tre national sur lexpression de la pense. Quels que soient leschangements que lui imprime peu peu le temps, une languedemeure la mme tant que le peuple qui la parle demeure le mme1.Certes, la structure de la langue nat pour lessentiel dun coup, lamanire dun produit de la nature, non de lart humain. Elle res-semble ainsi une individualit autonome, dont le corps serait le

    son. Elle nest pourtant en premire analyse quune manation dugnie national, la totalit du parler insparable de lexpression quo-tidienne des individus.

    Dans cette perspective, laSprachformsemble moins constituerune sorte de sujet de la langue que le produit de leffort du savantpour remonter des formes innombrables vers une certaine rgularitdensemble et, au-del, vers linspiration propre au peuple concern.Cependant, parce que cette influence nationale se voit cristallisedans la construction de lidiome, la langue se retrouve de fait dpo-

    sitaire dune influence autonome sur lesprit des locuteurs, dunesprit propre, au moins au sens o Montesquieu utilise ce terme.

    Chez une nation que lon se reprsente comme libre des perturbationsdues une influence trangre, lexpression de la pense se coule naturelle-ment et de soi-mme dans une forme, qui dtermine de telle manirelentendement universel que chaque individu retrouve en cette dernire laforme quil aurait de lui-mme donne au discours si limpulsion taitvenue de lui, et lindividualit de la langue provient de ce quon se trouveengag dans la mme voie, moyennant peut-tre quelques dviations, maisdans lesquelles lessence de la forme originelle demeure non seulement tou-

    jours reconnaissable, mais aussi prpondrante. 2

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    164 Henri Dilberman

    1. ber die Verschiedenheiten...,inGesammelte Schriften,Berlin, B. BehrsVerlag, 1903-1936, t. VI, 1re moiti, p. 241.

    2. Ibid.,p. 244.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    4/30

    Dune part, la forme de la langue explique que chez un peupledonn la pense sexprime sous un mode dtermin, selon des rglesdtermines. Cette forme est le secret de lapparition spontane dela langue comme un tout organis, cela malgr la multiplicit deslocuteurs. Mais, en soi, cette forme spontane est lexpression dugnie de la nation. Bien que lindividu, membre de cette nation,nait pas vraiment constitu la langue ou, du moins, sa forme , ilsy retrouve comme sil en tait lauteur. Cest que cette forme nestpas pour lui un carcan. Elle saccorde merveilleusement sa psy-chologie, tributaire de celle de la nation. Elle est la condition de lalibert et de laisance de son expression. Certes existent des parlersspcifiques lintrieur de lidiome. Nen demeure pas moins uneorientation desprit commune la langue et la parole, si bien quela parole individuelle continue en fait luvre dabord indivisequest la langue.

    Dans sa vrit comme dans son phnomne, la langue demeureainsi tributaire de la nation. Heidegger voit ici la limite essentiellede la pense humboldtienne du langage. Dans son cheminementvers la parole, il ne va pas jusqu considrer la parole en tant queparole, dans son dploiement, mais la rattache diffrentes repr-

    sentations gnrales, la dit tre ceci ou cela. La langue ne parle pas,mais est parle1.

    En ralit, Humboldt accorde la langue une telle transcen-dance par rapport lexistence profane de la nation quil tend laconstituer enlogosqui irrigue et unit le peuple, qui recle son iden-tit la plus profonde. En mme temps, il louvre, de par son univer-salit, lhumanit entire2. Certes, ds son apparition, la notion deforme de la langue se rapporte la diffrence des idiomes, mais dansla perspective de trouver un tiers point de vue, do lon pourrait,

    sans assimilations fautives, comparer sa propre langue et la languetrangre.

    La connaissance lumineuse de la diffrence rend ncessaire untroisime terme, savoir la prsence la conscience, simultane et sansfaiblesse, de la forme de sa propre langue comme de celle de la languetrangre. 3

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 165

    1. Le chemin vers la parole , inAcheminement vers la parole,Paris, Gal-limard, 1976, p. 234-243.

    2. ber die Verschiedenheiten..., Gesammelte Schriften,VI, premire moiti,p. 125-126. Voir aussi notre article Wilhelm von Humboldt : humanit,individualit et religion , inLEnseignement philosophique, 52e anne, no 1,septembre-octobre 2001.

    3. ber die Verschiedenheiten..., GS,VI, p. 122.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    5/30

    On le voit, Humboldt ne dveloppe pas ici une pense relativisteet organiciste, mais bien plutt comparatiste et dialogique. On nestonnera donc pas que ce passage ait attir lattention de Haber-mas1. Il ne suffit pas dexpliquer la langue par elle-mme, de la rat-tacher son esprit singulier ; il faut confronter les langues, et leursformes, les considrer diffrentiellement comme autant de tentati-ves pour affirmer la totalit de lesprit humain. Sinon, on ne conna-tra pas proprement parler la diffrence, on sjournera chaquefois dans lidentique, que ce soit sur le mode de lassimilation fau-tive ou de la trop parfaite accommodation laltrit. Cette atten-tion la diffrence ne signifie pourtant pas quil renonce toutehirarchie entre les langues. Comment le comprendre ? Cette ques-tion constituera le fil directeur de notre travail.

    Universalit de la langue et forme singulire.De la grammaire laSprachform

    Humboldt a rdig, en mme temps, semble-t-il, queber dieVerschiedenheiten...,un autre trait important du point de vue de

    lvolution de sa pense de la langue,Von dem grammatischen Baueder Sprachen (1827-1829), sur la construction grammaticale deslangues. Il constitue en quelque sorte le pendant de ber die Ver-schiedenheiten... Tandis que le trait sur les diffrences part du faitde la diversit des langues, le trait sur la grammaire essaie de sau-ver lancienne notion de grammaire gnrale. Pour ce faire, il fautrenoncer plaquer sur une langue le systme grammatical propreau latin, et mettre en lumire les exigences plus profondes auxquel-les rpondent les grammaires particulires. Ces exigences englobent

    la logique, mais ne se rduisent pas elle. Elles sont tout autantexpressives et musicales. Ou, plutt, il sagit de faire passer lalogique dans lexistence, cest--dire dans la vie expressive des for-mes. Cest quune langue ne devrait pas se contenter de dnoter parun signe mort un pur rapport logique. La pense est une force, etcest cette force qui doit se donner entendre dans lunit de laphrase2. En mme temps, elle ne doit pas trop se donner, conserverce que Sartre appellera la ngatit. Sinon, elle ne serait plus uneforce, mais un fait3. Le rapport grammatical ne doit donc pas tre

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    166 Henri Dilberman

    1. Philosophie hermneutique et philosophie analytique ,in Un siclede philosophie,Paris, Gallimard-Centre Pompidou, 2000, p. 188-189.

    2. Von dem grammatischen Baue..., GS,VI, deuxime moiti, p. 361.3. Ibid.,VI, 2, p. 338.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    6/30

    exprim par un mot, mais par une subtile modification du mot.Dailleurs, bien des formes grammaticales indispensables sont irr-ductibles une pure interprtation logique, par exemple le parti-cipe absolu1, ou le genre des mots, mais aussi et surtout les person-nes grammaticales, insparables de la communication2.

    Dans une lettre Welcker date du 3 dcembre 18283, Hum-boldt note deux choses. Toutes les langues possdent des mthodespermettant de construire la pense et le discours. Mais elles peuventfaire systme ou bien possder un aspect plus htroclite. Dautrepart, ltude de la langue sanscrite a jou un rle essentiel dansllargissement de ses conceptions. Cest que la richesse grammati-cale du sanscrit est telle quil permet des rapprochements clai-rants, mme avec des langues dont la construction est imparfaite.

    Toutes les langues sont peu ou prou grammaticales ; on ne sau-rait en conclure quelles sont toutes la hauteur des exigencesvraies de la grammaire. Ou bien elles ngligeront lautonomie dumoment logique, confondant contenus et formes, ou bien ellesrduiront la grammaire sa dimension intellectuelle, sans tenircompte des autres exigences, de nature expressive et communica-tionnelle. Maintenant, rapprochs lun de lautre, les titres de ces

    deux textes contemporains suffisent presque voquer lide dunlargissement de la notion de grammaire, et donc dun pas vers lasubstitution de la forme totale de la langue la seule grammaire.On pourra alors reconnatre que les langues dites sans grammairepossdent sinon des marques clairement distinctes de mots indpen-dants, troitement associes eux, formant systme et nayant defonction que formelle, du moins des mthodes pour exprimer lesrapports dont la pense a besoin. De plus, ces mthodes ne sont passeulement au service de la pense en gnral, mais lui confrent, de

    par leur expressivit, un style propre.En quoi cependant cette priode, qui voit Humboldt nommer la

    Sprachform et la dfinir, marque-t-elle vraiment un point din-flexion par rapport ses tentatives antrieures, ou mme par rap-port aux conceptions de Friedrich Schlegel ? Schlegel considraittoutes les langues qui ne sont pas apparentes au sanscrit commemcaniques. Elles ntaient pas vivantes, le produit de la sponta-nit de la nature, mais leurs locuteurs utilisaient diffrents proc-

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 167

    1. Ibid.,p. 349.2. Voir notre article Langage et intersubjectivit chez W. von Hum-

    boldt , inLEnseignement philosophique,54e anne, no 5, mai-juin 2004.3. Werke in fnf Bnden,t. V, Stuttgart, J. G. Cottasche Buchhandlung,

    1981, p. 482-483.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    7/30

    ds pour mimer les fonctions assures physiologiquement par leslangues sanscrites, ou indo-germaniques. Ce nest que chez ces der-nires que les formes grammaticales jaillissent de la racine sur lemode dune plante. En 1822, Humboldt partageait encore lide quela plupart des langues se contentent de bricoler, laide de signes,des marques pseudo-grammaticales, quelles sont donc dpourvuesde formalit vraie. Ce bricolage doit tre considr davantagecomme un palliatif des locuteurs que comme une production lin-guistique vritable. Ainsi, on peut toujours traduire, mais cela faitdavantage honneur lingniosit du traducteur quaux ressourcesde la langue daccueil1. Or lessentiel de la valeur dune langue seconcentre dans sa grammaire, en particulier sa syntaxe.

    Humboldt sauvait ainsi les peuples extra-europens en affir-mant la diffrence entre lentendement individuel et la langue.Vers 1828 ou 1829, il discerne dans toutes les langues une exigenceuniverselle clairement distincte des mthodes et des techniques sin-gulires, mais qui les inspire. Ces mthodes ne sont donc plus dessubstituts invents par lindividu, ou le traducteur.

    Il ne faut dailleurs pas exagrer la diffrence entre les mthodesutilises par les diffrentes langues, notait Humboldt dans un pas-sage deber die Verschiedenheiten...2 quil na pas repris dansberdie Verschiedenheit...Limportant, ce nest pas la technique isole,quon retrouvera en fait dans dautres langues, mme non apparen-tes, cest ce quelle traduit, rapproche dautres aspects de la mmelangue. La langue a-t-elle manqu de pntration intellectuelle, ouencore dnergie dans la frappe des formes ? Plus gntiquement,pourquoi une langue a-t-elle choisi une solution plutt quuneautre ? Lanalogie peut lexpliquer, mais aussi le fait quune voiediffrente se trouvait ferme par certaines contraintes spcifiques,lies en particulier la construction de la phrase ou du mot. Dans ledomaine lexical, lanalogie ou ltymologie permet de dpasser lecaractre en apparence arbitraire dun mot, quand on se contentedy voir un signe pour une chose ou un concept. En ce sens, Hum-boldt relativise le privilge que lui-mme accorde la grammaire et la construction syntaxique.

    Ainsi, la diffrence ne se comprend quen rapport avec des exi-gences universelles, celles de lexpression et de la comprhensionmutuelle, celles aussi de la pense en gnral, de lentendement.

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    168 Henri Dilberman

    1. ber das Enstehen der grammatischen Formen, und ihren Einfluss auf dieIdeenentwicklung(1822),GS,IV, p. 285-313.

    2. GS,VI, p. 245.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    8/30

    Aussi ne faut-il pas se dpcher dassimiler lesprit dune langue un procd donn, aussi surprenant soit-il, en oubliant quil sagitdun fait parmi mille. Lorsque Humboldt entreprend en 1827 detraiter du duel, cest prcisment pour montrer que cette forme estbien autre chose quune bizarrerie ou un luxe1, quelle a un sensprofond. Dire que toutes les langues possdent une forme, cestprcisment reconnatre quaucune nest quune somme de proc-ds techniques et de mots. La forme, ce ne sont pas les formes,mais linspiration qui rend compte de ces formes, la maniredont la langue singulire comprend la destination universelle dulangage.

    Laffirmation selon laquelle toutes les langues sont une expres-sion de luniversel va dans le sens de la reconnaissance de leur pro-fonde galit. En mme temps, cependant, cela offre un point devue do les mrites respectifs des idiomes peuvent tre valus.Aussi, les diffrentesSprachformensont loin de se voir reconnatreune valeur identique. Quelles langues ont su rellement intgrerdans leur forme propre la quasi-totalit du parler, et cela sansmettre en pril la libert de la pense ? En dautres termes, certai-nes langues sont insuffisamment formelles, elles condamnent la

    parole individuelle se tourner vers le monde des choses et delaction. Elles font contraste avec les langues dont lesprit esttourn vers ldification dune ralit langagire sui generis.Dautres langues, maintenant, imposent la pense un carcan quientrave son libre essor. Le concept de Sprachforma beau tre auprincipe de la reconnaissance de la singularit de la langue, inspa-rable du son, il fonctionne comme un idal, celui dune osmose par-faite entre la construction de la langue et la libert de la parole vive.Cest l une premire dualit.

    Ici aussi, comme dans le cas de la marque des divers enchanementsde pense, la langue a besoin de libert et on peut considrer comme un srindice de la plus pure et plus parfaite construction de la langue quen elle laformation des mots et des constructions ne souffre aucune autre limitationque celles qui sont ncessaires pour associer libert et rgularit ; cest--dire pour assurer la libert, grce des limites, sa propre existence. 2

    Aussi diverses que puissent tre les dviations par rapport au prin-cipe pur, on pourra toujours caractriser une langue de la faon suivante :dans quelle mesure se manifestent en elle le manque de marques de rela-tion, leffort pour les introduire aprs coup et pour les hisser au niveau desflexions, lexpdient qui consiste imprimer dans un mot ce quil revien-drait la parole de le dvelopper dans une phrase. Cest le mlange de ces

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 169

    1. ber den Dualis, GS,VI, p. 30.2. ber die Verschiedenheit..., GS,VII, p. 161.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    9/30

    principes qui constituera lessence dune telle langue, encore quen rgleordinaire lapplication qui en est faite concrtement aboutisse dvelopper

    une forme plus individuelle encore. 1

    LaSprachformdes langues extra-sanscrites sinterprte en fin decompte comme un cart par rapport la forme idale de la langue.Ellesonttcontraintesdeseconstruirepartirdeleurpropreunila-tralit, dun dfaut, et de tirer de ce dfaut des accents singuliersdans lexpression de la pense. Lancien chinois carte toute relationinutile, donne la pense une expression aussi libre que possible deformes explicites, frappes dans le son. Cest quil est peu prsagrammatical. Les langues smitiques ont su tirer le maximum dedistinctions pertinentes dun procd en soi dfectueux parce quilest, linverse, exagrment mcanique et contraignant le recoursaux seules voyelles pour oprer la flexion de la racine consonantique.

    Sprachformet unit de lidiome

    Cette dualit qui travaille laSprachform, la fois idal et cartpar rapport cet idal, peut nous aider examiner une autre ques-tion, de nature plus historique. Pourquoi Humboldt a-t-il tantattendu avant de reprendre en ce seul concept toutes les considra-tions parses dans son uvre de linguistique et de philosophie dulangage, o demble il assimile la langue une cration spirituelle ?On pourrait renverser la question et se demander ce quapporte devraiment nouveau le terme deSprachform. Quelle est la diffrenceavec la notion de caractre national des langues ? Dautant que

    Humboldt voque dans le fragment qui porte ce titre, que Leitz-mann date de 1821, une forme dtermine daction spirituelle quepossderait chaque langue2.

    Une langue est vivante, multiple, et il nest pas question delenfermer dans une description exhaustive. On peut cependantsintresser la manire dont elle sacquitte dans lensemble destches grammaticales et lexicales qui correspondent aux exigencesdu discours. Quelle orientation traduisent dans lensemble tous cespoints particuliers3 ? Lon se convaincra ainsi quune langue pos-

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    170 Henri Dilberman

    1. Ibid.,p. 163.2. ber den Nationalcharakter der Sprachen, GS, IV, p. 423. Traduction

    D. Thouard, inSur le caractre national des langues, op. cit.,p. 137.3. Ibid.,IV, p. 422-423.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    10/30

    sde une influence vritable, insaisissable dans le dtail, sur lespritdu locuteur.

    De manire tout fait complmentaire, et cela ds 1820, dansSur ltude compare des langues en relation avec les diffrentes po-ques du dveloppement de la langue, Humboldt expliquait quechaque langue produit une indniable impression densemble. On nepeut cependant articuler ce moment esthtique une analyse plusprcise que si lon possde une ide claire de la forme gnrale quitransparat en toute langue singulire1. Cest donc en sappuyantsur une reprsentation de ce quest le langage en gnral quonpourra introduire un ordre dans la masse des particularits dunelangue, de ses formes et de ses dialectes.

    lire cette tude compare des langues, la singularit dunidiome doit tre comprise la fois synchroniquement et diachroni-quement. Dune part, la construction dun idiome, tout spciale-ment les formes grammaticales, constitue lidentit inaltrabledune langue. Plus rien ne viendra combler les ventuelles lacunes.Nanmoins la langue ou, plutt, la culture peuvent pallier ces lacu-nes par lutilisation ingnieuse des formes existantes. Avant mmeque la notion soit vraiment invente, lambigut de laSprachformest prsente en creux. La Sprachform se confondra-t-elle aveclinspiration originelle de lidiome, lisible dans sa construction ? Oubien sagit-il de ce qui transcende cette construction, de la languevive distincte des formes donnes ? Faut-il assimiler cette vie auproduit de lentendement individuel ? Mais lindividu et la languene font-ils pas un dans le vivant discours ?

    Voici donc notre thse : la Sprachform correspond un effortpour affirmer lunit de la langue et de son inspiration dans tous sesaspects, en particulier les formes constitues et la parole, mais aussila grammaire et le lexique2 ; plus mthodologiquement (du point devue du savant et non de lobjet) pour intgrer dans un seul et mmeconcept les approches esthtique, grammaticale et gntique delidentit de lidiome. Cet effort est, selon nous, insparable de latendance reconnatre lautonomie de la langue par rapport lanation, constituer la Sprachform en sujet qui travaille delintrieur la langue. En ce sens, pour Humboldt galement, lalangue parle, et parle ses locuteurs, par la mdiation du sens lin-guistique, de la prsence en eux de lorganisation densemble de la

    langue, vritable schme dynamique. La langue rside dans

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 171

    1. GS,IV, p. 1.2. ber die Verschiedenheit..., GS,VII, p. 49.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    11/30

    limagination linguistique avant de spanouir dans le systme dessignifiants.

    Ainsi, la langue est une, et se confond avec la parole vive. Cesten droit la mme inspiration qui se voit module dans la construc-tion fondamentale dune langue comme dans la cration linguis-tique. Ou encore, la cration linguistique doit tre assimile uneffort de la langue pour pallier ses propres insuffisances congni-tales. On peut donc tudier une langue gntiquement, maistoujours partir de son tre propre.

    Plus que dans ber die Verschiedenheiten...,qui voit pourtantpour la premire fois longuement thmatise la notion de Sprach-form,cest dans certains passages deber die Verschiedenheit...quese lit cette tension vers lunit dernire de lidiome. Les sparationstraditionnelles entre grammaire et lexique sont contestes, les for-mes donnes nexistent plus rellement que dans leur reprise par lesouffle de la langue. La langue et la parole sont une seule et mmechose, ce qui ne doit pas tre compris dans une perspective seule-ment empirique. Lunit vivante de la langue se dit dans la multi-plicit du parler. En ce sens, les rgles de grammaire, les lmentslexicaux ne sont que des abstractions. On ne peut confondre ces tra-

    ces avec lessence de la langue, avec laSprachform savoir, leffortritr de lesprit pour plier les sons articuls lexpression de lapense. Leffort pour mettre en place une construction fondamen-tale de la langue et pour plier cette construction lexpression quo-tidienne doit tre compris comme une seule et mme chose, en toutcas dans la continuit dun mme lan. Il ny a pas dun ct laconstruction et de lautre la parole, mais une seule et mme ener-geia,sansergon proprement parler. Cest que la langue nexisteque comme son, qui est tout le contraire dune substance. Cest un

    flux, une ralit perptuellement vanouissante. Quant la lgalitde lidiome, elle nest au fond que la traduction de la constancedune mme inspiration, qui traverse toute parole1. Rien nest plussubstance dans la langue, tout est forme, et mme forme en acte,forme agissante.

    La forme soppose assurment une matire ; mais pour trouver lamatire de la forme de la langue, on doit sortir des limites de la langue. 2

    Certes, Humboldt va ici dj moins loin. Tout est forme dans lalangue, mais en ce sens que les matriaux du discours sont dj

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    172 Henri Dilberman

    1. Ibid., p. 45-47.2. Ibid.,p. 49. Sur le thme de la matire du langage, voir le t. II de notre

    thse, p. 261-267.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    12/30

    informs linguistiquement. Il se rapproche donc de la dmarcheanalytique du savant, et se contente dopposer la forme vivante,energeia,des formes dj frappes dans le son, des signifiants, maisaussi des concepts, des signifis. De ce point de vue, il existe unelangue dj faite, une langue ergon. Toutes ces formes nexistentcependant quen tant quelles sont reprises, rarticules, dans uneparole neuve. Ce ne sont pas de vraies substances, plutt des rglescomparables celles de la grammaire. Le matriau sur lequelsescrime le linguiste nest donc quune abstraction, comme laracine des mots des langues smitiques, qui nexiste jamais ltatabsolu, sinon dans lcriture consonantique. Cette trace ne vautquen tant quelle permet de remonter vers cette vie luvre dansle parler.

    Ainsi, le monisme de la parole vive tend se substituer au dua-lisme de lorientation spirituelle et des formes donnes, comme celui de la pense universelle et de lesprit national. Il faudrait pen-ser la construction dune langue comme un fait de parole en toutcas, lexpression dune inspiration gniale. Le sanscrit, du fait de sarigueur interne, ne nous y invite-t-il pas ? Humboldt voudraitmme pouvoir penser toute langue, en particulier les langues no-latines, comme lont fait pour le sanscrit les grammairiens indiens,cest.-dire synchroniquement. Tout problme outrepassant ltatprsent de la langue nest-il pas tranger au peuple ? Quelles quesoient les ruptures dans lhistoire dune langue, le temps gurit lesblessures et rintroduit la cohrence. En ce sens, toute langue esttransparente, parce quelle ne se dit quau prsent. Mais Humboldtestime immdiatement tre all trop loin dans cette direction. Non,toutes les langues nont pas la transparence du sanscrit. La plupartdes langues vivent sur lhritage de leurs propres dfauts. Dans leur

    effort pour en tirer quelque supriorit, elles confirment quelles nesont pas prsence pure, quelles charrient de la matire historique1.

    Selon les grammairiens indiens, le sanscrit est parfaitement sys-tmatique. En ralit, ils lui auraient impos une gnralit artifi-cielle2. Les autres langues ont en tout cas une histoire, se font, aumoins en partie, dans le temps et dans lpreuve du discours. Il fautpourtant poser quelles possdent une formalit propre, distincte decelle du sanscrit, que cette forme permet de comprendre non seule-ment ce que fut lidiome lors de son apparition, mais aussi ce quil

    devient chaque instant. La langue devient son propre principe

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 173

    1. Ibid.,p. 249-250.2. Ibid.,p. 74.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    13/30

    dinterprtation, que ce soit diachroniquement ou synchronique-ment. Mais certaines langues sont plus diachroniques que dautres,et la diachronie, parce quelle intgre du hasard ou suppose unrepentir, est qualitativement infrieure la synchronie.

    Die innere Sprachform :monisme ou dualisme ?

    Paradoxalement, cest la tentation, en soi moniste, dun pointde vue panchronique, comme dit Saussure, qui va rouvrir les ten-

    sions dans laSprachform,au risque du dualisme.Mme si, daprs Steinthal, Humboldt naurait gure prt

    attention son propre rejeton1,ber die Verschiedenheit...voit lanaissance de la forme interne de la langue. Il sagit dun noyau de lalangue plus fondamental que le systme des formes frappes dans leson. Cest l distinguer lme de la langue de lorganisme linguis-tique, en quelque sorte dj fait. Humboldt reprend l, une foisencore, lintuition de Sur ltude compare des langues..., selonlaquelle la langue se fait pour lessentiel en deux tapes. Mais il la

    dshistorise, au moins en partie. Linnere Sprachform,ce nest plusseulement ce qui rend raison des raffinements conceptuels et sman-tiques dans lusage dune langue dj constitue. Cest tout autantla signification profonde de la construction fondamentale delidiome. En faisant de linnere Sprachformla clef de ltude des lan-gues, Humboldt tire simplement les consquences pratiques delaffirmation selon laquelle la langue tout entire est en soienergeia.Comme lcrit Ricur : Ce que Humboldt avait appel la produc-tion, et quil opposait louvrage fait, nest pas seulement la dia-

    chronie, cest--dire le changement et le passage dun tat de sys-tme un autre tat de systme, mais bien la gnration, dans sondynamisme profond, dans luvre de parole en chacun et en tous. 2

    Linnere Sprachformest la fois une origine et ce qui se mani-feste chaque instant dans le discours, dans le raffinement de lalangue donne. Mieux encore, cest loriginehic et nunc,rappele deson exil dans le pass. La langue est une inspiration spirituelle qui,sans arrt, se manifeste comme cration langagire, comme parolevive.

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    174 Henri Dilberman

    1. Die sprachphilosophischen Werke Wilhelms von Humboldt, Berlin,Dmmler, 1883-1884, p. 342.

    2. Le conflit des interprtations. Essais dhermneutique, Paris, Le Seuil,1969, p. 84.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    14/30

    Y a-t-il l dualisme ? Sans doute la forme interne est-elle ins-parable des signifiants, de la Lautform. Elle nest que dans lamesure o elle parle. Mais, pour nous, dans une perspective plusmthodologique, et donc plus analogique, sur le mode du commesi , elle fonctionne comme ce qui rend raison de la gense dessignifiants et de leurs mtamorphoses. Comme ce qui les travailledu dedans. Il faut penser au moule intrieur de Buffon. De plus,sil faut introduire cetteinnere Sprachform,cest au fond que tou-tes les langues ne connaissent pas cette osmose de la langue faite etde la langue se faisant. En elles se rvle un principe diffrentielplus profond que leur propre constitution, et qui travaille la plier lexpression de la pense. Et, pourtant, cest bien la formeinterne qui constitue la cause dernire de ces dfaillances quil fautmaintenant corriger1.

    La forme interne se rvle dabord diffrentiellement, venons-nous daffirmer. La langue parlante tend ainsi saffranchir desformes, au nom des exigences universelles de lexpression et de lapense. On ne stonnera donc pas que Chomsky ait pu assimiler lalangue intrieure la langue en gnral. Humboldt lui-mmeconcde quil y a l quelque apparence. En effet, il peut semblerque toutes les langues devraient tre identiques les unes aux autresdans leur mthode intellectuelle 2. Mais cest pour corriger aussi-tt cette opinion. Lactivit spirituelle de la langue ne se rduitpas la logique. Et, mme si ctait le cas, toutes les langues nepossdent pas une pntration gale de la nature de la logique etde la grammaire.

    Ainsi, la forme interne, ce nest ni lentendement universel ni lalangue dj imprime dans les formes. Cest le point dinflexion ola langue en gnral se fait langue singulire. Malgr la tentation dudualisme, qui toujours refait surface, la linguistique de Humboldtnest pas cartsienne, elle est no-platonicienne. La discontinuitapparente se comprend sur fond de continuit dynamique. Pour-tant, avec la naissance de linnere Sprachform,sest produite uneprofonde redistribution des rles, mais dont Humboldt ne semblepas avoir eu le temps de prendre pleinement conscience. Si nouspratiquons une csure l o dans les textes se lit plutt un vacille-ment (comme dirait Heidegger) et un lent dplacement duneconception une autre, il ny a plus dun ct la langue, cest--dire

    lexpression singulire, nationale, de la pense, et de lautre les exi-

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 175

    1. ber die Verschiedenheit..., GS,VII, p. 89.2. Ibid.,p. 86-87.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    15/30

    gences universelles de lentendement et de la communication. Dotedune forme propre, analogue une me, la langue nest plus tant leproduit de linfluence ritre de lesprit national sur lexpression dela pense que ce qui se parle dans la parole. La langue ne doit passon autonomie lgard de lanthropologie nationale aux seules exi-gences de la pense en gnral, elle constitue un tre vritable. Lalangue est la mme chose que la pense, la fois orientation despritsingulire et exigence universelle.

    Pourtant, Humboldt est parfois tent, on la vu, dassimilerlexpression sonore la singularit, et la langue intrieure luniversalit. lire les analyses de Steinthal, qui pratique uneminutieuse archologie des textes de Humboldt, cela serait d unesorte dinterfrence avec le premier schma. Aprs avoir invent leconcept de forme interne, Humboldt aurait nglig de retravaillercertains passages pour les mettre en conformit avec ses nouvellesconceptions1.

    La tentation dassimiler linnere Sprachform la langue en gn-ral sexplique sans doute aussi par loubli de la dimension mthodo-logique de ce concept. Linnere Sprachformnest pas un sujet dsin-carn de la langue qui ferait usage des formes donnes. Cest latournure intellectuelle de la langue, ce qui suppose linterprtation,dans les catgories gnrales issues de lanthropologie symbolique,de ses spcificits et de ses lacunes. Certes, nous sommes tent delhypostasier. Pourtant, la langue ne peut tre que parole vive, etlinnere Sprachform,malgr son nom, expression. Cest le savant quiva vers lintrieur ; le rel est, quant lui, une force centrifuge.

    Linnere Sprachformne doit pas non plus tre confondue avec lesystme saussurien. Cest une force, non une structure. Humboldtlui confre non seulement des proprits intellectuelles mais aussiun moment nergtique, de degr variable. La notion de forceexpressive subsume sans doute les deux aspects. Linnere Sprach-formne se confond pas non plus avec les fonctions grammaticales etles significations. Humboldt range cela, qui pour nous est de lordredu signifi, dans la technique de la langue plus prcisment, latechnique intellectuelle. Linnere Sprachform,ce nest pas la sommedes catgories intellectuelles disponibles dans la langue sur le modedune panoplie, cest plutt le souci variable de systmaticit et declart qui se lit dans les catgories dont disposent les langues, ou

    encore la tendance des distinctions smantiques raffines mais

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    176 Henri Dilberman

    1. Die sprachphilosophischen Werke Wilhelms von Humboldt, Berlin,Dmmler, 1883-1884, p. 341-342.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    16/30

    superflues, lorientation vers le monde des mots ou vers celui deschoses. De plus, elle est lorigine de faits tant synchroniques quediachroniques. Un fait nappartient rellement la langue que sildemeure irrigu par elle, que si le miracle de la valeur et de la signi-fication se rpte chaque fois que le mot est repris par un locuteur.

    Linnere Sprachformnest pas autre chose que le caractre, entant quil saffirme dans la construction densemble de la langue,indpendamment des dispositifs techniques particuliers auxquelsla langue pourrait en droit renoncer. Ainsi, les langues latinesnont rien gard des procds du latin, sinon lessentiel, le sens lin-guistique, qui se traduit par la distinction rigoureuse de la relationet du contenu1. Dans cet exemple, Humboldt travaille, dans uneperspective idaliste, majorer lindpendance du versant spirituelde la langue, en montrant quil se sert de la langue faite, pour ybtir sa demeure. Cependant, Humboldt garde constamment lesprit que linnere Sprachform nest pas une substance, mmeidelle, ni un dmiurge, quil sagit dun pur acte, qui par cons-quent ne peut tre-l que dans lexpression. Et ce nest pas seule-ment que la pense, pour se rflchir, se considrer comme sonpropre objet, a besoin du son en gnral, dimension que Humboldt

    considre encore comme abstraite mtaphysique, dit-il2. LinnereSprachform est moins quelque sujet transcendantal de la languequune pousse vers lindividualit, insparable de telle ou telleorientation spirituelle.

    LaSprachformet les langues trangresau domaine indo-germanique

    Ainsi, le concept deSprachformcorrespond surtout la volontde mettre en lumire lunicit profonde de lidiome. En apparence, ilfonde donc une mthode organique, reposant sur des relations et descomparaisons internes un idiome donn. Mais il est clair que danstoutes ses analyses Humboldt sappuie sur un point extrieur lidiome savoir, un idal de la langue, qui nest autre que le sans-crit, ou le grec, peine idaliss. Ce nest qu cette lumire quilpeut sintresser la manire dont les langues remplissent leurstches, sans recourir en particulier la flexion. Il montre quelles

    insuffisances spirituelles cela traduit, souligne les avantages et les

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 177

    1. ber die Verschiedenheit,VII, p. 243.2. ber die Verschiedenheiten...,VI, 1, p. 120.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    17/30

    inconvnients du procd utilis, explique gntiquement par cetteoption dautres particularits de lidiome tudi. Il ne sagit doncpas de plaquer la construction du sanscrit, ou du grec, sur lautrelangue, mais de reconnatre toutes les langues une sorte de grcitsecrte, un lan vers la forme qui se traduit par dautres procdsque la flexion. Y compris, comme le chinois, un procd exactementoppos. Notons que, avec cette langue, Humboldt semble avoir ttout prs de renoncer assimiler la flexion la seule vraie rponseau problme de la double articulation. Pouss dans ses retranche-ments par Abel Rmusat, Humboldt admet que le chinois possdeune forme grammaticale paradoxale. Il nexprime pas proprementparler les rapports grammaticaux, mais pour cette raison mme neles confond pas avec des contenus1.

    Le sanscrit et le grec nous conviaient lire dans chaque idiomeune forme totale, une Sprachform. La dcouverte tardive de lanature vritable du chinois joue un rle, on peut du moins le sup-poser, dans linvention de linnere Sprachform. Bien que la phrasechinoise nexprime pas les rapports grammaticaux, ils y sontcontenus implicitement. On ne peut pas se contenter de dire quecest lentendement des locuteurs qui complte les lacunes, comme

    Humboldt lavait dabord cru. Ce mode dexpression paradoxal,qui consiste dnoter les relations formelles non par des sons, maispar la position relative du dterminant et du dtermin, est tropsystmatique pour ne pas appartenir la langue. Lexpression enchinois sadosse visiblement une comprhension exacte de la dif-frence de la relation et du contenu. Il ne provoque donc aucuneconfusion dans lesprit du locuteur, contrairement des languesqui expriment positivement les relations, mais par des procdsinappropris, bricols avec les moyens du bord, comme le fait tout

    spcialement le birman. Aussi, dans ber die Verschiedenheit...,Humboldt nhsite-t-il pas parler, propos du chinois, de formeinterne, et deux reprises2. Parfait en son genre, le chinois estcependant moins parfait que les langues flexionnelles, parce queprcisment il ne se soucie pas de btir une expression sonore de lapense. Aussi le chinois est-il tourn vers le monde sensible et lessimples rapports dentendement, il manque dimagination linguis-tique, il noriente pas la rflexion vers la langue elle-mme, cette

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    178 Henri Dilberman

    1. Lettre M. Abel-Rmusat sur la nature des formes grammaticales engnral et sur le gnie de la langue chinoise en particulier (1825-1826),GS,V,p. 254-308.

    2. ber die Verschiedenheit..., GS,VII, p. 272 et 273.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    18/30

    clef du monde de lesprit1. Cest la vocation contraire qui saffirmeaussi bien dans la langue sanscrite que dans la littrature et lesinstitutions indiennes, au risque, il est vrai, du mysticisme2.LInde asctique, fascine mme par le nant, se serait bti untemple magnifique dans llment le moins matriel qui soit, leverbe, tandis que le prosasme dpouill de la langue chinoisetraduirait une forme de pragmatisme.

    Le mexicain se voit jug plus svrement encore que le chinois.Ce nest pas que Humboldt le juge insignifiant. Il possde une formetout fait caractristique, la forme incorporante. la fin de sa vie,la pense du langage de Humboldt sinterprte essentiellement lalumire de trois idiomes, le sanscrit, le chinois et le mexicain (et lesautres langues amrindiennes incorporantes, comme par exemple lemohican3). Les langues incorporantes prouvent que peuvent existerdautres voies dans lexpression de la pense, cette synthse, quelabsence de dnotation des relations ou la flexion, deux procdsauxquels il convient dajouter des solutions btardes, comme lerecours laffixation de termes dots dun contenu. Ltude dumexicain permet ainsi dchapper dfinitivement la dichotomieschlglienne entre langues organiques sanscrites et langues issues

    dune sorte de bricolage, dpourvues de toute puissance synthtiquevritable.

    Mais, prcisment, comment concilier ce libralisme linguistiqueavec la dvaluation dune langue aussi construite que le mexicain ?Ny a-t-il pas, mme, une sorte de contradiction psychologique entrece libralisme et lattachement viscral une formalit donne, celledes langues indo-europennes, comme nous disons ? Et si nous pre-nonslemot libral enunsensuntantsoitpeuprcis,commentunlibral peut-il avoir une vision organiciste de la langue ?

    Mais le libralisme de Humboldt nest pas atomiste. Humboldtpense lunivers humain comme le lieu de libres associations sur fonddaffinits lectives. Lidiome est un milieu spirituel qui rendpossible le dialogue, ou la parole, qui les soutient et les nourrit.Comme le vide selon les physiciens contemporains, cet ther estimbib dnergies. Pourtant, la notion de Sprachform ne contient-ellepas en germe une linguistique holiste, o la partie sexplique par letout ? Mais la langue nest ni une vision du monde ferme ni un car-can fait de sons. Elle est ce qui rend possibles la libert de la pense et

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 179

    1. Ibid.,p. 271-274.2. Ibid.,p. 91-92.3. Ibid.,p. 152-153.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    19/30

    la cration continue de phrases indites, ce quont vu des interprtesaussi irrconciliables que Chomsky ou Donatella di Cesare. Il ne fautpas durcir, transformer en dogme la mtaphore organiciste, qui doitdemeurer vive1. Humboldt a su viter ce pige, parce quil pense lalangue comme cration continue, parce quil distingue obstinmentla forme vive et les formes, qui nen sont que des drives, de simpleslimitations dont elle sait parfois saffranchir. La pense se fait sur lefond de la langue, elle est mme la langue se faisant et se refaisant.Pour autant, ni les mots ni les rgles ne commandent la parole. Ilsltaient.

    Certes, Humboldt ne cesse de craindre que la parole trahisse savocation, quelle se ptrifie, ou sombre dans lusage pragmatique,devienne une combinatoire de signes clichs sur le monde deschoses. Mais il ne suffit pas de substituer la langue-instrument lalangue-organisme de la linguistique romantique. La comparaisonde la langue avec un visage ou une uvre dart, mtaphoreancienne mais dont la Sprachform a hrit, renferme en effet lerisque de lassujettissement de la partie au tout. Or chez Humboldt,en cela hritier de Leibniz, il ne suffit pas de relier la partie au tout.Il faut considrer chaque partie comme une image du tout et donc

    une ralit relativement autonome, individualise, un cercle lintrieur dun cercle plus vaste. Dans la philosophie politiquecomme dans lthique de Humboldt, lindividu ne cherche pas seperdre dans le tout, mais seulement se nourrir de lui, et des autresindividus, les enrichir en retour de sa propre activit.

    Selon nous, cest la distinction entre deux tages lintrieur delaSprachform(le systme des signifiants et la forme interne, qui ins-pire le sens linguistique du locuteur) qui a permis Humboldtdchapper une vision trop englobante de la langue. Il a ainsi

    maintenu, autrement que par le primat de la grammaire sur lelexique, qui jouait auparavant un rle comparable, les droits delesprit et de la parole vive.

    Ce mot, que nous avons considr jusquici comme un tout, dans lacombinaison de ses lments et dans son unit, une fois mis en forme gram-maticale est destin intervenir son tour comme lment dans la phrase.La langue doit ainsi produire ici une seconde unit, suprieure la pre-mire ; suprieure non seulement cause de sa plus grande extension, maisaussi parce que, dans la mesure o le phontisme nexerce plus sur ellequune influence accessoire, elle dpend de manire presque exclusive de laforme interne du sens linguistique, qui la met en ordre. 2

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    180 Henri Dilberman

    1. DiCesare,inLadiversitdellelingue,Rome,Laterza,1991,p.XXIII-XXVI.2. ber die Verschiedenheit..., GS,VII, p. 143.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    20/30

    Humboldt ne voit pas dans le mot, contrairement Saussure,un simple rapport diffrentiel aux autres mots, ni une combinaisonde phonmes. Le mot, contrairement la priphrase, unit diffrentslments smantiques en une individualit neuve, irrductible unecombinaison de smes1. Certes, le mot voit son sens renouvel dansla phrase, mais il ne sy dissout pas. Lunit de la phrase est mise aupoint par le locuteur, quand le mot fait davantage partie, sansquon puisse ly rduire, de la langue-ergon2.

    Grce cette diffrence de niveau, le mot ne se voit pas prisdans la phrase comme dans une pte. Au contraire, une langueenglobante, incorporante, qui imposerait la phrase une formephontique qui lui donnerait laspect dun tout solidaire, nieraitipso factole mot. La phrase elle-mme, confondue pour lessentielavec le verbe, serait traite comme un mot, non comme une librecration. Lexpression dides nouvelles exigerait mme de tricheravec le principe de construction de la langue, de dpasser ses limi-tes, cest--dire de poser en dehors du mot-phrase des termes ltatabsolu. Cest prcisment ce que fait le mexicain. Langue extrme-ment construite, qui exprime tous les rapports dans le verbe, ellefinit pourtant par ressembler parfois au chinois3 ! Cette similitudeexterne est trompeuse. La technique est comparable, mais sex-plique gntiquement par des considrations opposes. Le chinoismanque dun squelette, tandis que celui du mexicain est trop con-traignant. Le mexicain traduit dans sa structure fondamentale,aussi construite soit-elle, une mconnaissance de la distinction desparties du discours, une confusion de deux dimensions de la syn-thse articulatoire, celle qui est rserve en droit la constructionsyntaxique et celle qui donne naissance aux lments lexicaux4. Lessyntagmes qui apparaissent ainsi se caractrisent par leur lourdeur,

    leur caractre plus ou moins fig. Ils renferment constitutionnelle-ment des dterminations superflues. Cest le contraire du chinois,qui nexprime que les dterminations absolument ncessaires lacomprhension.

    Ainsi, Humboldt craint que la forme phontique prenne le passur la forme intrieure, que la pense se voit oblige de se coulerdans des formes figes, et de prendre elle-mme un tour strotyp.

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 181

    1. ber das vergleichende Sprachstudium..., GS,IV, p. 20-21.2. Comparer avec Ricur, selon qui le mot apporte la structure lacte

    de parole et la contingence et le dsquilibre au systme (Le conflit desinterprtations,Paris, Le Seuil, 1969, p. 95).

    3. ber die Verschiedenheit...,VII, p. 148.4. Ibid.,VII, p. 153-154.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    21/30

    La phrase suppose certes des rgles de construction. Mais la languedoit pouvoir jouer de ces rgles, leur donner dans le discours unevaleur renouvele, exactement comme aux mots.

    De fait, la flexion va de pair avec une libert accrue dans la miseau point de la phrase, tant sur le plan du contenu que sur le planexpressif. Il ny a pas, dans la priode classique, de patterns. Ellesappuie sur des rgles fermes, mais qui ouvrent un ventail infinide possibilits, qui nimposent aucun ordre fig la succession desmots. lire De la construction grammaticale des langues, on peutcependant parvenir une sorte de tableau densemble, de schmadynamique encore vague, des priodes constructibles dans unelangue flexionnelle.

    Autant que la diffrence dobjet permette la comparaison, on procdeainsi un peu comme dans ces constructions mathmatiques, o lon enve-loppe dun coup dil des suites entires de cas particuliers, en sautant par-dessus le domaine des diffrences l o leur passage en revue une par uneserait absolument impossible. 1

    Sagit-il du raisonnement par rcurrence, appliqu aux suites ?En tout cas, malgr cette analogie, Humboldt ne songe pas uneformule mathmatique, mais bien un schme, ce procd delimagination qui permet de construire une infinit dimages. Sansdoute faut-il rapprocher de laSprachformcette reprsentation dunschme sous-jacent la parole et limagination linguistique. Dansun autre domaine, celui de la constitution du lexique, Humboldt, la suite peut-tre de Schleiermacher, entreprendra en 1835 dedpasser la notion demploi figur de termes concrets. la racine duterme concret comme du terme abstrait se trouve un schme com-mun, qui joue le rle dune mdiation, de lordre de la sensibilit(soit externe et spatiale, soit interne et temporelle) ou de lactivit.Cette manire dapprhender lexprience dans le temps et lespace,ou leur synthse, le dynamisme, se donne entendre dans le son ou,du moins, dans le recouvrement de la signification concrte et de lasignification abstraite. Grce cette clef, Humboldt espre quildeviendra possible de dceler dans lensemble dune langue donnesa faon singulire de schmatiser lexprience externe et interne2 son cryptotype, dira Whorf.

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    182 Henri Dilberman

    1. Von dem grammatischen Baue der Sprachen, GS,VI, 2, p. 349.2. ber die Verschiedenheit..., GS,VII, p. 100-101.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    22/30

    Lembarras hermneutiquePeut-on cependant se contenter dintuitions aussi diverses et

    inchoatives, ou bien est-il possible de dfinir rellement la Sprach-form? Voire de proposer une mthode gnrale pour lapprhenderdans chaque langue singulire ? Cest ce quoi Humboldt sessayaitdans son trait sur les diffrences de construction des langues,comme encore dans certains passages de son introduction posthumeau kawi. Il nous faut donc revenir ces deux textes.

    Le concept de Sprachform possde une indniable dimensionrgulatrice. Il sagit de considrer une langue comme une individua-lit, dote dune certaine organicit, afin de caractriser cette indi-vidualit. Il faut se hisser jusqu un point de vue sur la langue doelle apparaisse dans toute sa cohrence, au sens o un paysage nervle son orientation densemble que de loin. Faut-il rappeler quele frre de Humboldt, Alexander, tait gographe ? Linfluence deLeibniz est galement prpondrante. De mme que, au bord de lamer, le bruit imperceptible que fait chaque vague devient collecti-vement fracassant, la nuance expressive insignifiante prend toutson sens dans lensemble de la langue, y rvle une orientation dci-sive. Il y a cependant une diffrence qui rapproche la linguistiquedu premier modle, gographique. On ne peut pas penser cela sur unmode seulement quantitatif. Vue de loin, la langue rvle un visage,une forme qui intgre de la diffrence. Plus gnralement, lamthode doit permettre dchapper une sorte de dissolution delidiome, soit dans le fatras des formes, qui de prs semblent dessignes arbitraires, soit dans linfinit des parlers et des idiolectes.

    Quest-ce qui fait quune langue est et demeure la mme langue,alors quelle volue ? Quelle se dmultiplie selon lespace, les grou-pes sociaux, les individus enfin ? La langue, de par sa nature delogos,ne peut saccomplir que dans la multiplicit, multiplicit desformes, mais aussi des situations et des locuteurs, du temps et delespace. Cest dailleurs pourquoi aussi il y a plusieurs langues1.Pourtant une langue est bienunelangue, non tant une chose quuneorientation densemble.

    Mais la Sprachform nest pas que lapplication au langage dela philosophie de lindividualit symbolique. Elle est insparable

    dune exprience. En effet, Humboldt tient beaucoup mettre en

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 183

    1. ber die Verschiedenheiten...,VI, premire moiti, p. 240.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    23/30

    scne sur un mode esthtique la prsence de la langue, ce visageinconceptualisable. Cette prsence est la ralit mme, la vrit, delaSprachform.Mais ce nest pas son concept. Cest ce concept quipermet enfin Humboldt de sortir, certes dabord en ide seule-ment, sur le plan de labstraction, non de la pratique hermneu-tique, du vis--vis de la singularit indicible et de la masse des faitsde langue en soi insignifiants. La langue doit tre conue commeune individualit spirituelle, elle ne se donne pas mme les l-ments matriels, ni dans le rapport de ces lments ce quils dno-tent, objets ou relations.

    Fond ainsi sur le plan de lexprience comme sur celui de larflexion, le concept deSprachformpeut fonctionner alors commeune Ide rgulatrice pour saisir discursivement cette singularit, etcela par diffrentes mthodes : analogique, qui nous invite nousinsrer dans le tissu de la langue au lieu de le dpasser vers lobjetou le concept dnots ; gntique, o il sagit de penser une formepositive donne comme la rsolution dun problme sur fond delexistence de lidiome mais aussi de son essence. Cette derniremthode est sans doute la plus significative, en cela quelle na desens que si lon distingue dans le tout de la langue lessentiel, en lan-gage philosophique les attributs, des simples proprits. Or, malgrtout, ces attributs se manifestent lectivement dans certains carac-tres vidents dun idiome donn, condition que nous les interpr-tions correctement, que nous ne les considrions pas seulementcomme certaines techniques quivalentes de par leur fonction dautres techniques possibles ; en un mot, condition que nous nenfassions pas des signes arbitraires.

    Et mme, en premire analyse, la Sprachform devrait seconfondre avec les techniques particulires utilises par une languepour exprimer la pense et lordonner, et sopposer la langue engnral, qui est une pousse universelle, qui se sert de ces techniquespour parvenir ses fins. Les langues ne se distinguent-elles pas eneffet par leur lexique, leurs rgles grammaticales, leur systme dephonmes enfin1 ? Dailleurs, dans un passage deber die Verschie-denheit...,qui a intrigu Steinthal, Humboldt semble encore parta-ger cette conception. Humboldt y explique en effet que lessentiel,pour saisir linfluence dun idiome sur la pense des individus, cest lephontisme, cest--dire non le son en gnral, mais le son frapp du

    sceau de lesprit, devenu arsenal de formes donnes, signifiant2.

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    184 Henri Dilberman

    1. Ibid.,p. 247.2. ber die Verschiedenheit...,VII,p. 52.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    24/30

    Pourtant, ds lesVerschiedenheiten,la dfinition de laSprach-formque propose Humboldt est bien plus subtile.

    La forme de la langue, considre de manire toute gnrale, cest laforme dans laquelle une langue faonne les sons des mots et les ordonneafin quils expriment la pense. 1

    Cest l concevoir la grammaire et la morphologie de faondynamique, et assigner ce dynamisme la langue elle-mme, non la nation. Cependant, la Sprachform semble encore assimile aursultat, la construction abstraite de lusage vivant. Aussi Hum-boldt souligne-t-il que malgr cette dimension abstraite la Sprach-formest en soi une force, une pousse indivise, et non un arsenalmort de mots et de rgles. Cest dj la distinction, et en mmetemps lidentification, de laSprachformet de linnere Sprachform.

    En 1835, la forme de la langue nest plus dfinie du tout commeun rsultat dun travail, mais bien comme ce travail lui-mme.

    Elle est en effet le travail toujours ritr de lesprit pour rendre leson articul susceptible dexprimer la pense. 2

    Et Humboldt dintroduire dans le passage titr Forme de lalangue un moment essentiel o il thmatise pour la premire et la

    dernire fois la distinction energeia/ergon. La forme de la languetranscende la langue faite, qui nest que ltat donn un momentde cette langue.

    Si le chercheur doit en quelque sorte sassimiler ltre de laSprachformen apprenant lidiome quil tudie, il na pas encore audbut de sa recherche une ide claire et discursive de la singularitde cet idiome. Il dispose en revanche de lide gnrale deSprach-form,qui joue le rle dune mdiation entre la connaissance intui-tive, dune part, et la caractrisation conceptuelle de lidiome,

    dautre part. Bien que lunit dernire de lidiome soit une prsenceinconceptualisable, cette ide minvite toujours travailler ratta-cher au tout de lidiome ce qui en apparence est sans lien avec lereste3. Comme le remarque Pierre Caussat, cest trs exactement lafonction dune ide rgulatrice selon Kant, la diffrence que pourHumboldt la Sprachform est en soi une ralit, distincte de sonconcept.

    Il y a donc, selon nous, trois dimensions de laSprachform: ltresingulier dun idiome, lide gnrale, enfin la caractrisation delidiome laquelle aboutit le chercheur. Cependant, ltre de la

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 185

    1. GS,VI, 1, p. 248.2. GS,VII, p. 46.3. Ibid.,p. 49.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    25/30

    Sprachformnest pas proprement parler tranger lesprit du lin-guiste, il est seulement inconceptualisable. Parler une langue, mmemal, cest dj entrer dans le cercle de son tre.

    Pourtant, le texte desVerschiedenheitenfrappe parfois par sonscepticisme, d sans doute ce que Humboldt accentue loppositionentre langue extrieure et langue intrieure, sans mnager de mdia-tion explicite, sinon lvocation du tact du chercheur expriment.On la vu, il devra attendre la fin de sa vie pour baucher une thoriedes analogies de lexprience linguistique1, cest--dire dun schma-tisme de limagination linguistique. Pour le moment, il nest pas loinde poser la forme comme parfaitement transcendante une formedonne et, pour cette raison, hors datteinte. Il peine donc un peu sextraire du paradoxe hermneutique, il souligne les embarras duproblme. Peut-on lui trouver une rponse objective, de nature posi-tive ? Sinon, doit-on sen remettre la seule impression subjective ?

    Lesprit qui informe la langue sait si bien se rendre matre des proc-ds techniques grammaticaux qui existent dans les langues et leur donnerune valeur diffrente, que leur prsence ou leur absence na pour lessencede la forme de la langue gnralement pas la moindre consquence dcisiveou incontournable. 2

    Comme le montre la possibilit de traduire nimporte quellelangue en nimporte quelle autre, la langue regagne dans le tout dela parole ce quelle a perdu sur le plan de la technique ponctuelle. Ily a plus dans la langue se faisant que dans la langue faite, et cettelangue dont la physionomie napparat que dans lensemble est enfin de compte intotalisable.

    Cest en fait reconnatre l une certaine galit des langues mal-gr lingalit des constructions, comme Humboldt lavait dj faitdans des uvres antrieures, par exemple ber das Entstehen der

    grammatischen Formen...de 18223. Mais, comme dans ces uvres,Humboldt retrouve en fin de compte la hirarchie quil semblaitrenverser. Certes, il noppose plus performance du traducteur indi-viduel et construction de lidiome, mais il considre que, si la langueintrieure transcende sa construction, la construction nen exprimepas moins les limites de la langue intrieure elle-mme.

    Il faut alors dgager le profond du superficiel, le ncessaire delarbitraire, le significatif de linsignifiant4. Aussi, explique le texte

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    186 Henri Dilberman

    1. Lexpression est de Pierre Caussat, p. 257 de sa traduction (Introduction luvre sur le kavi,Paris, Le Seuil, 1974).

    2. GS,VI, p. 245-246.3. GS,IV, p. 288.4. GS,VI, p. 247.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    26/30

    desVerschiedenheiten,ne peut-on pas se contenter de constater quetelle technique, par exemple une forme analytique, existe dans unidiome. Que fait la langue, ou la nation, de cette technique ? Certes,on peut supposer que le grand nombre de particularits qui vontdans le mme sens traduit davantage une orientation de lidiomeque les exceptions. Mais mme ces considrations quantitativesajoutent lincertitude. O passe la limite entre le plus et lemoins1 ? Cest quil ny a pas vraiment, par exemple, des languesflexionnelles et dautres qui ne le sont pas, mais des langues plus oumoins flexionnelles. Bref, la singularit des idiomes, incontestableesthtiquement, disparat quand on se rapproche des faits delangue.

    Lesthte est un presbyte, et le positiviste un myope. Et mme, lire lesVerschiedenheiten,texte original de ce point de vue, pourles myopes, les langues se ressemblent trop, on y trouvera toutes lesformes que lon veut, et tout ce que lon veut, sauf des contrastesmarquants2. Abel Rmusat narrivait-il pas discerner dans le chi-nois des dclinaisons ? La singularit de lidiome est un certainnescio quid.Nous ne pourrons jamais transformer ce presque rien enun systme rigoureux. Ce presque rien nest pourtant pas rien, il

    traduit un acte inou et crateur, lorigine de la langue. Mais nousne pouvons pas remonter si haut. Il faut donc en revenir aux faitsde langue, non pour les dcrire, mais pour les interprter. LIde deSprachformnous fournit alors un fil directeur. En faisant des hypo-thses sur la nature profonde de la langue, nous allons introduire unordre dans ce qui parat, vu de prs, chaotique et peut-tre mmeinsignifiant.

    Le tact du chercheur, fruit de ltude de bien des langues diff-rentes, ou du moins dune langue aussi riche que le sanscrit, ne sera

    pas de trop pour nous introduire dans la logique dun idiome donn.Ainsi, lespagnol ou mme le franais peuvent bien user de motscomposs, le procd ne caractrise gure la forme de ces langues,leur esprit, alors quil est essentiel au sanscrit3. On le voit, ce que ditLouis Dumont doit tre pris avec prudence.

    Il resterait voir si la tche de lhistorien est aussi isole par rap-port aux travaux linguistiques qui vont suivre que par rapport aux critsanthropologiques qui ont prcd. Sous rserve dinventaire je croirais que

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 187

    1. Ibid.2. Ibid.,p. 245.3. Ibid.,p. 246-247.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    27/30

    oui : les langues seront pour Humboldt un donn dur, comme les catgoriesdhommes(Gattungen)prcdemment, et il ne sera pas conscient davoir

    les complter par ses intuitions, telle enseigne quil prtendra juger objec-tivement des mrites relatifs des types de langue. 1

    En histoire comme en linguistique, Humboldt noppose pasvrit et interprtation du chercheur. LaSprachformexiste en soi,mais elle ne peut tre apprhende que par la subjectivit du cher-cheur, son tact, aiguis par la connaissance et la comparaison demultiples idiomes, ses reconstitutions historiques ou synchroniques.Il est nanmoins vrai que, dans la suite desVerschiedenheiten,Hum-boldt semble soudain sortir par un coup de force de son relatifembarras. LaSprachformperd son caractre abstrait dide inexpo-nible. Humboldt souligne en particulier quel point la constructionjoue malgr tout un rle dcisif dans la dtermination de la forme etlidentit de la langue, puisquelle sassimile sans difficult unlexique tranger. Le sort fait au verbe et aux pronoms personnelslui parat tout aussi essentiel. Cependant, cest moins la techniqueen tant que telle qui importe que la force, ou la faiblesse, aveclaquelle la langue imprime sa forme dans la matire, plie les sons lexpression jusqu en nier la matrialit. Ainsi, le systme des

    phonmes est moins essentiel que la phonologie, le jeu expressif,analogique ou symbolique, qua su introduire lesprit de la langue2.LaSprachformne se donne pas vraiment voir dans les techniquesgrammaticales mais dans le mouvement, cest--dire historique-ment. Sagit-il, cependant, seulement de lvolution historique ?Humboldt semble plutt se reprsenter une tension de la langue,dans son effort continu pour imprimer sa forme la matire. Ilfaut alors distinguer les langues qui ont du caractre, et dautres quilaissent au locuteur le soin de mettre en ordre la matire lexicale3.

    La Sprachform est, en tout cas, la fois un tre et le produit duneinterprtation. Aussi Humboldt complte-t-il la dfinition proposeun peu plus haut (p. 46). La forme de la langue est non plus simple-ment le travail de la langue, mais la constance et luniformit de cetravail, saisies et reprsentes de la manire la plus systmatique4.

    Cette rgularit ne sexplique pas que par les ncessits delintercomprhension. Elle est lie aussi la singularit de la langue.Il sagit pourtant dune sorte dabstraction, dun produit de la

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    188 Henri Dilberman

    1. LIdologie allemande. France-Allemagne et retour, Paris, Gallimard,1991, p. 175.

    2. ber die Verschiedenheiten...,p. 250-254.3. Ibid.,p. 249-250.4. ber die Verschiedenheit...,VII, p. 47-48.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    28/30

    science. En soi, une langue nest pas constitue de rgles mais se fait chaque instant sur le mode dune pure inspiration. Cest aprscoup quon lit dans ses crations successives une loi gnrale. Seule-ment, le savant ne peut pas saisir dans ses concepts la vie mme dela langue, dans lunit la plus profonde de sa richesse infinie. Il nepeut que remonter pniblement des effets discontinus vers ltre dela langue, sans jamais latteindre. Certes, il ne sarrtera pas auxseules lois positives. Il ne saurait cependant enfermer dans sa carac-trisation le gnie de la langue.

    ConclusionDe mme que la thorie gnrale du langage sadosse

    lanthropologie, ltude des langues singulires est profondmentoriente par la philosophie du langage. Mais, rciproquement,lexprience de la langue et des langues a des consquences philoso-phiques et mthodologiques importantes. Lexprience esthtiquede la totalit de la langue donne la mthode sa signification et sonorientation ; ltude du sanscrit, du chinois, du mexicain, conduitHumboldt repenser le langage, et pas seulement dans une perspec-tive taxinomique. La difficult qua Humboldt rattacher les diff-rentes dimensions de la langue un concept, celui de Sprachform,sexplique par cette exprience mme, par la multiplicit des pointsde vue possibles sur une mme langue (esthtique, analytique, his-torique), et la diversit des langues. Leur individualit la plus pro-fonde rside-t-elle dans quelque particularit de leur construction,comme dans le cas du chinois, du mexicain ou des langues smites,dans leur belle totalit, qui retentit dans le son, ou enfin dans leuresprit et leur style, dans leur caractre en quelque sorte indpen-dant des formes ? Saffirme-t-elle progressivement dans lhistoirepar raffinements successifs, ou bien constitue-t-elle une manationinstantane de lEsprit, sur le mode du gnie ? Dfinir la Sprach-formpar une seule de ces dimensions, cest nier la singularit deslangues, et pourtant laSprachforma aussi pour fonction doprer lajonction entre lanthropologie et la philologie, via une philosophiede la langue en gnral, dont dcoule une mthode.

    En fin de compte, Humboldt ne rejette pas cette diversit, maisil interprte les carts entre sa conception philosophique de la

    langue et ce que sont les langues particulires comme autant dedperditions, quitte reconnatre quun idiome sait faire de sesdfauts des qualits relatives, et mme la base de la reconqute,sous un point de vue singulier, de luniversalit.Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 189

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    29/30

    Dans une perspective, on le voit, aussi marque par la pensede Leibniz, le chercheur ne peut finalement pas se contenterdtudier les aspects les plus techniques de la langue, ses mthodes deconstruction et de formation du lexique. Une langue nest pas seule-ment un outil, ou une panoplie doutils. Cest une expression singu-lire de luniversalit de lesprit. Si elle prsente, de par sa dimensiontotale, certaines analogies avec un organisme, elle est infiniment plusouverte que lui la libert, cest--dire la vive parole.

    La langue est un tout, mais pas un tout fusionnel. Elle intgrediffrentes formes de rapports entre ses parties, sans les confondre.Lanalogie nest pas de mme nature que les rapports syntaxiques,ni que lunit du mot lui-mme. Mieux, la langue intgre de la nga-tit, et mme de la libert. La pense se manifeste dans le soncomme ce qui est irrductible au matriau sonore. La langue est endroit un milieu spirituel, chaque lment se comprend sur fond dutout, mais demeure une individualit distincte de ce tout, dont il estpourtant un rejeton. Au fond, on retrouve en linguistique le libra-lisme singulier de Humboldt.

    Un peu comme sil sagissait dvaluer des rgimes politiques, ilest possible de reconnatre la singularit dune langue sans la consi-drer comme lgale du sanscrit ou du grec. La forme de cet idiomenest-elle pas trop lche ou, au contraire, trop contraignante ? Ladiffrence de lesprit et du son y est-elle assume ? Dailleurs, tou-jours comme dans le domaine politique, et juridique, une structuretrop contraignante oblige lexpression se dvelopper en dehors decette structure, de manire plus ou moins anarchique. Ainsi le mexi-cain doit-il complter la phrase par des mots mis ltat absolu,et lhbreu fabriquer des mots selon des procds trangers sonprincipe.

    La langue-ergon est, au fond, une illusion produite par lamthode elle-mme. Dans sa dernire uvre, posthume, Humboldtse montrera pourtant fort soucieux de rattacher le concept deSprachformaux analyses des faits de langue. Ce nest pas si ton-nant. Justement parce que toute la langue est esprit, rien ny esttotalement arbitraire. LaSprachformne fait pas que se servir desformes donnes, elle est transitivement ces formes, elle passe dansces formes. Et pourtant cette conception nest vraie la lettre quepour une langue gniale, comme le grec ou le sanscrit, une langue,

    sinon sans histoire, du moins plus synchronique que diachronique.Cela ne fait pas de ces langues des structures idelles. Humboldt sereprsente en effet la cohsion interne dune langue comme unrseau de forces, une tension qui parcourt lensemble.Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    190 Henri Dilberman

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF

  • 5/24/2018 W VON HUMBOLDT Et La Forme Du Langage

    30/30

    Cest cette dimension qui ferait dfaut, selon Derrida, aux struc-turalismes comme la phnomnologie. On y chercherait en vain un concept qui permette de penser lintensit ou la force. Depenser la puissance et non seulement la direction, latensionet nonseulement le in de lintentionnalit. Toute la valeur est dabordconstitue par un sujet thortique 1.

    Henri DILBERMAN.

    BIBLIOGRAPHIE

    Caussat Pierre (trad.), Humboldt,Introduction luvre sur le kavi et autresessais,Paris, Le Seuil, 1974. Trois essais sur le langage ,inP. Caussat, D. Adamski, M. Crpon,

    La langue, source de la nation,Lige, Mardaga, 1996.Chomsky Noam,La linguistique cartsienne,trad. N. Delano et D. Sper-

    ber, Paris, Le Seuil, 1969.Crpon Marc,Les gographies de lesprit,Paris, Payot & Rivages, 1996.Dilberman Henri,Linterprtation mtaphysique et anthropologique du lan-

    gage dans luvre de W. von Humboldt, dir. de thse Ph. Lacoue-Labarthe, Lille, Atelier national de reproduction des thses, 1997-2003.

    Disselkamp Annette, Laks Andr (trad.), Humboldt, La tche de lhisto-rien,Villeneuve-dAscq, Presses Universitaires de Lille, 1985.

    Fontaine-De Visscher Luce, La pense du langage comme forme : laforme intrieure du langage chez W. von Humboldt , inRevue phi-losophique de Louvain,68, 1970, p. 449-472.

    Habermas Jrgen, Philosophie hermneutique et philosophie analy-tique , trad. Rainer Rochlitz, in Un sicle de philosophie. 1900-2000,Paris, Gallimard-d. du Centre Pompidou, 2000.

    Hansen-Lve Ole,La rvolution copernicienne du langage dans luvre deW. von Humboldt,Paris, Vrin, 1972.

    Heidegger Martin, Le chemin vers la parole , inAcheminement vers laparole,trad. F. Fdier, Paris, Gallimard, 1976.

    Meschonnic Henri, Trabant Jrgenet al., La pense dans la langue. Hum-

    boldt et aprs,Saint-Denis, PUV, 1995.Et le gnie des langues ?, Saint-Denis, PUV, 2000.Quillien Jean,Lanthropologie philosophique de G. de Humboldt,Villeneuve-

    dAscq, Presses Universitaires de Lille, 1991.Rousseau Jean, Thouard Denis (d.), Abel-Rmusat, Humboldt, Lettres

    difiantes et curieuses sur la langue chinoise,Villeneuve-dAscq, Pressesdu Septentrion, 1999.

    Thouard Denis (trad.), Humboldt, Sur le caractre national des langueset autres crits sur le langage,Paris, Le Seuil, 2000.

    Trabant Jrgen,Humboldt ou le sens du langage, Lige, Pierre Mardaga,1992.

    Traditions de Humboldt,Paris, d. de la MSH, 1999.

    Revue philosophique,no 2/2006, p. 163 191

    Wilhelm von Humboldt 191

    1. Force et signification , inLcriture et la diffrence, Paris, Le Seuil,1967, p. 46.

    Docum

    en

    ttlc

    harg

    depu

    iswww.ca

    irn.i

    nfo--

    -213

    .55

    .20

    .85-

    14

    /09/201111h39

    .

    P.U.F.

    Dmegd

    swcrnno

    25281021

    PUF