vue en coupe d'une ville malade

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Présence du futur/300

DÉJÀ PARUS DANS LA MÊME COLLECTION

« Présence dû futur » •

Abbott (Edwin) Flatland 110 Aldani (Lino) Bonne nuit Sophia 88

— Quand les racines 260 Aldiss (Brian) Croisière sans escale 29

— L'espace, le temps et Nathanaêl 39 — Équateur 58 — Airs àe Terre 81 — Barbe-Grise 95 — L'instant de l'éclipsé 164

Anderson (Poul) Les croisés du cosmos 57 — Le monde de Satan 130-131

Andrau (Marianne) Les faits d'Eiffel 37 Andrevon (J.-P.) Les hommes-machines contre Gandahar.. 118

— Aujourd'hui, demain et après 124 — Cela se produira bientôt 135 — Le temps des grandes chasses 162 — Retour à la Terre 1 189 — Repères dans l'infini 198 — Retour à la Terre 2 216 — Le disert du monde 235 — Retour à la Terre 3 242 — Paysages de mort 253 — Dans les décors truqués 269 — Compagnons en terre étrangère 1 284 — Compagnons en terre étrangère 2 293

Arnoux (Alexandre) Le règne du bonheur 40 Asimov (Isaac) Fondation 89

— Fondation et empire 92 — Seconde fondation 94 — La fin de l'éternité 105 — Histoires mystérieuses, tome I 113 — Histoires mystérieuses, tome II 114 — Quand les ténèbres viendront 123 — L'amour, vous connaissez ? 125 — Les dieux eux-mêmes 173 — Dangereuse Callisto 182 — Noël sur Ganymide 187 — Chrono-minets 191 — La mère des mondes 199 — Flûtes, flûte et flûte 232 — Cher Jupiter 233 — L'homme bicentenaire 255

Atteins (John) Les mémoires du futur 27 Ballard (J.-G.) Le monde englouti 74

— Cauchemar à quatre dimensions 82 — La forêt de cristal 98 — Appareil volant à basse altitude 246

Barets(Stan) Catalogue des ûmes et cycles de la S.-F.... 275 Barjavel (René) Le voyageur imprudent 23

— Le diable l'emporte 33 Beaumont (Charles) Là-bas et ailleurs 31 Belcampo Le monde fantastique de Belcampo 67 Bester (Alfred) L'homme démoli 9

Terminus les étoiles 22 Blackwood (Algernon) Élève de quatrième... dimension 91

— Migrations 101 — Le Wendigo 160 — Le camp du chien 201

Blish (James) Un cas de conscience 30 — Terre, il faut mourir 50 — Aux hommes, les étoiles 80 — Villes nomades 99 — La terre est une idée 103-104 — Un coup de cymbales 106 — L'œil de Saturne 166 — Les quinconces du temps 227

Bouquet (J.-L.) Aux portes des ténèbres 11 Boyd(John) Dernier vaisseau pour l'Enfer 133

— La planète Fleur 140 — La ferme aux organes 147-148 — Les libertins du ciel 183 — Quotient intellectuel à vendre . 210 — Le gène maudit 219 — L'envoyé d'Andromède 241

Sradbury (Ray) Chroniques martiennes 1 — L'homme illustré 3 — Fahrenheit 451 8 — Les pommes d'or du soleil 14 — Le pays d'octobre 20 — Un remède à la mélancolie 49 — La foire des ténèbres 71 — Les machines à bonheur 84-85 — Je chante le corps électrique 126-127 — Théâtre pour demain... et après 168 — Bien après minuit 248 — La Colonne de feu 268 — Un dimanche tant bien que mal 272

Brawn (Fredric) Une étoile m'a dit 2 — Martiens go home 17 — Fantômes et farfafouilks 65 — Lune de miel en enfer 75 — L'univers en folie 120

Brunner (John) Stimulus 77 — L'orbite déchiquetée 137

Brussolo (Serge) Vue en coupe d'une ville malade 300 Budrys (Al gis) Michaelmas 270 Caidin (Martin) Cyborg 186 Campbell (J.-W.) Le ciel est mort 6 Capoulet-Junac (Ed. de) Pallas ou la tribulation 100 Carr(Terry) La science-fiction pour ceux qui détestent la

science-fiction 107 Garke (Arthur C.) Demain, moisson d'étoiles 36

— La cité et les astres 143 Clément (Hal) Grains de sable 121 Cooper(Edmund) Pygmalion2113 32

— Pas de quatre 79 — La dixième planète 221

Cowper (Richard) Le crépuscule de Briareus 214 — Deux univers 223 — Les gardiens. 259 — La route de Corlay 278

Curtis (J.-L.) Un saint au néon 13

Curval (Philippe) Futurs au présent 256 —

; La forteresse de coton 280

— Le dormeur s'éveillera-t-il ? 282 Davies (L. P.) L'homme artificiel 102 Defontenay (C.-I.) Star ou Psi de Cassiopée 145 Dick (Ph.) Zelazny (R.) Deusbae 238 Dick (Ph.) Substance mort 252 Disch (Thomas) Au cœur de l'écho 144

— Poussière de lune 172 — 334, 203 — Sur les ailes du chant 290

Dorémieux (Alain) Promenades au bord du gouffre 264 Douay (Dominique) Strates 249

— Cinq solutions pour en finir 261 Duits (Charles) Ptah hotep l 294

_ Ptah hotep 2 295 Duncan (David) Le rasoir d'Occam 38 Dunsany (Lord) La fille du roi des Elfes 206 Duvic (Patrice) Poisson-pilote 286 Farca (Marie-C.) Terre 185

— Terre 10" 254 Fontana (Jean-Pierre) Shéol 222 Franke (Herbert W.) La cage aux orchidées 73 Frayn (Michafil) Une vie très privée 117 Galouye (Daniel F.) Le monde aveugle 68

— Les seigneurs des sphères 87 Glaskin (G.-M.) Billets de logement 53 Goy (Philip) Le Père étemel 176

— Le livre/machine 193 — Vers la révolution 247

Grimaud (Michel) Malakansdr l'éternité des pierres 296 Guiot (Denis) Pardonnez-nous vos enfances 249 Haldeman (Joe) Pontesprit 240

— En mémoire de mes péchés 267 Heinlein (R. A.) Marionnettes humaines 158-159 Hougron (Jean) Le signe du Chien 44 Hoyle (F. et G.) Inferno 204

— Au plus profond de l'espace 245 Jakubowski (Maxim) Loin de Terra 69

— Galaxies intérieures 1 224 — Galaxies intérieures 2 271 — Vingt maisons du Zodiaque 279

Jeppson (J. O.) La seconde expérience 217 Jones (Gonner) Céphalopolis 112 Joseph (M. K.) Le trou dans le zéro 116 Kazantzev (Alexandre) Le chemin de la Lune 78 Klein (Gérard) Les perles du temps 26

— Le temps n'a pas d'odeur 63 Kuttner (H.) e< Moore (C. L.) Déjà demain 153-154 Lafferty (R. A.) Lieux secrets et vilains messieurs 263 Langlais (Xavier de) L'Ile sous cloche 86 Laumer (Keith) L'ordinateur désordonné 93 Le Fanu (Sheridan) Carmilla 42 Lem (Stanislas) Solaris 90

— Le bréviaire des robots 96 — Cybériade 109 — La voix du mattre 211 — Retour des étoiles 288

Ligny (Jean-Marc) Temps blancs 273 — Biofeedback 289

Lindsay (David) Un voyage en Arcturus 207 Lovecraft (H.-P.) La couleur tombée du ciel 4

— Dans l'abîme du temps S — Par-delà le mur du sommeil 16 — Je suis d'ailleurs , 45

Mackenzie (Compton) La république lunatique 35 Malaguti (Ugo) Le palais dans le Gel 200 Martini (Virgilio) Le monde sans femmes 129 Matbeson(R.) Je suis une légende 10

— L'homme qui rétrécit 18 — Le jeune homme, la mort et le temps 230

Miller (W.-M.) Un cantique pour Leibowitz 46 — Humanité provisoire 70

Mitchison (Naomi) Mémoires d'une femme de l'espace 64 Mohs (Mayo) Autres dieux, autres mondes 184 Moore (Ward) Encore un peu de verdure 194

— Autant en emporte le temps 229 Moorcock (Michaël) Une chaleur venue d'ailleurs 197

— Les terres creuses 218 — La fin de tous les chants 281

Nolan (W.) et Johnson (C.) Quand ton cristal mourra 115 Oliver (Chad) Ombres sur le soleil 12 Paulhac (Jean) Un bruit de guipes 19 Pawlowski (G. de) Voyage au pays de la 4' dimension 56 Pelot (Pierre) Fœtus-party 225

— Canyon street 265 — La guerre olympique 297

Pohl(F.) et Kombluth (M. C.) Planète à gogos .. 134 Ray (Jean) Malpertuis , 7 Roshwald (M.) Les mutinés du « Polar Lion » 62 Rosny (J.-H.) (Aine) La mort de la Terre 25 Rossignoli (E. de) H sur Milan 97 Russe! (Eric Frank) Guerre aux invisibles 132 Santos (Domingo) Gabriel, hisnire d'un robot 108 Sargent (Pamela) Femmes et merveilles 208 Sériel (Jérôme) Le satellite sombre 59 Shaw (Bob) Une longue marche dans la nuit 215

— Qui va là? 274 Sheckley (Robert) Pèlerinage à la Terre 43 Shiel (H. P.) Le nuage pourpre 149-150 Siraak (CUfford D.) La croisade de l'idiot 52

— Tous les pièges de la Terre 66 — Une certaine odeur 76 — Le principe du loup-garou 111 — La réserve des lutins 119 — A chacun ses dieux 169 — A pied, à cheval et en fusée 17S — Les enfants de nos enfants 192 — Le dernier cimetière 202 — Le pèlerinage enchanté 228 — La planète de Shakespeare.'. 239 — Héritiers des étoiles 266

Soria (Georges) La grande quincaillerie 209 Sprague de Camp (L.) ... Le coffre d'Avten 122

A l'heure d'Iraz 180

Stapledon (Olaf) Les derniers et les premiers 155 — Rien qu'un surhomme 178 — Les derniers hommes à Londres 195 — Sirius 212

Sterling (Bruce) La baleine des sables 285 Stemberg (Jacques) La sortie est au fond de l'espace 15

— Entre deux mondes incertains 21

Stewart (F. M.) L'enfant étoile 220 Strougatski (A. et B.) Best difficile d'être un dieu 161 -

— Le lundi commence le samedi 179 — Un gars de l'Enfer 244

Sturgeon(T.) Le cœur désintégré 231 Sussan(René) Les confluents 41

— L'anneau de fumée 188 Suvin (Darko) Autres mondes, autres mers 174 Szilard (Léo) La voix des dauphins 55 Tevis (Walter) L'homme tombé du ciel 171 Tiptree (James Jr) Par-delà les murs du monde 283 Tucker (James B.) Pas de place pour eux sur la terre 163 Turner (Frederick) Mars aux ombres sœurs 287 Van Vogt (A.-E.) La cité du grand juge 24 Vance (Jack) Les langages de Pao 83 Varley(John) Dans le palais des rois martiens 276

— Les yeux de la nuit 277 — Titan 298

Véry (Pierre) Tout doit disparaître le S mai 48 — Le pays sans étoiles SI

Villaret (Bernard) Deux soleils pour Artuby 141 — Le chant de la coquille Kalasaï 170 — Visa pour l'outre-temps 213

Vonnegut (Kurt) Les sirènes de Titan 60 Walling (William) N'y allez pas 177 Walther (Daniel) Krysnak ou le complot 258 Wilhelm (Kate) Hier, les oiseaux 234

— Le village 257 Williamson (Jack) Plus noir que vous ne pensez 151-152 Wul (Stefan) Niourk 128

— Rayons pour Sidar 136 — Oms en série 146 — Noôl 236 — Noô2 237

Wyndham (John) Les coucous de Midwich 28 — Le temps cassé 34 — L'herbe à vivre 54 — Le péril vient de la mer 165

Yarbro (Chelsea Q ) Fausse aurore 292 Zelazny (Roger) Royaumes d'ombre et de lumière 142

— Toi l'immortel 167 — Seigneur de lumière 181 — Les 9princes d'Ambre 190 — Les fusils d'Avalon 196

Le sérum de la déesse bleue 205 — Aujourd 'hui, nous changeons de visage... 226 — La pierre des étoiles 243 — Le signe de la Licorne 251 — La main d'Obéron 262 — Les cours du chaos 291

Vue en coupe d'une ville malade

DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DENOËL

Aussi lourd que le vent

Sommeil de sang

Portrait du diable en chapeau melon

Carnaval de fer

SERGE BRUSSOLO

Vue

en coupe

d'une

ville

malade nouvelles

DENOËL

Quatre de ces nouvelles ont déjà été publiées : La mouche et l'araignée, dans le magazine « Futurs ».

Les liens du sang et Off, dans le magazine « Espace-temps ». La sixième colonne, dans « Libération ».

© by Editions Denoël, 1980 19, rue de l'Université, 75007 Paris.

ISBN 2-207-30300-4

Vue en coupe d'une ville malade

1.

L'enseigne du motel s'alluma brusquement sur l'auto-route, jetant un flot de lumière colorée à l'intérieur du bungalow plongé dans l'obscurité. Georges s'étendit sur le lit ouvert, entre les valises prêtes à être bouclées, la tête tournée vers le carré lumineux de la salle de bains. Le souffle rauque d'Henna lui parvint, amplifié par la caisse de résonance de la baignoire. Il n'eut aucune peine à se l'imaginer : nue ou simplement vêtue d'un tee-shirt sérigraphié au sigle de l'école, les mains soudées au carrelage saupoudré de sciure, rythmant de son souffle sa centième traction. S'épiant d'un œil sans indulgence dans la glace carrée qu'elle avait l'habitude d'orienter au ras du sol pour mieux déceler toute éventuelle faiblesse. La sueur devait sourdre de ses cheveux en brosse .jaune paille, inonder les méplats de son visage, charger ses sourcils de gouttelettes brillantes. A moins que le goût salé poissant en ce moment ses lèvres ne fût plus celui des larmes que celui de la sueur...

Elle apparut brusquement dans l'encadrement de la porte, masquant la lumière...

— Qu'est-ce que tu fais dans le noir ? Le ton de sa voix chantait une note plus haut que de

coutume, donnant à chacune de ses phrases une sonorité désagréablement fausse. Au tintement métallique prove-nant de la coupelle posée sur la table de chevet, Georges devina qu'elle récupérait l'alliance enlevée avant chaque séance d'entraînement. Un bruit mou de serviettes entas-sées. Un couvercle qu'on rabat. Il fut heureux que l'obscurité de la chambre les dissimulât l'un à l'autre, bien qu'Henna n'éprouvât probablement aucune gêne à étaler ses sentiments. Ils n'échangèrent pas un mot le temps que mit Georges pour rassembler ses affaires. Henna entassait les valises dans le coffre de la voiture. Georges nota une dernière fois le bruit de la mer derrière l'autoroute entre deux rugissements de moteur, le crépitement du sable sur la carrosserie. Les vacances agonisaient, bientôt on stopperait les stimulateurs solaires pour leur permettre de se recharger. Ce serait l'hiver.

Six ans, six rendez-vous au même motel, et chaque fois pour Georges l'attente, et lés nuits vides pendant trente jours. Imaginer Henna avec l'autre... avec cet amant annuel, ponctuellement retrouvé de vacances d'été en vacances d'été. Il se demanda s'il aurait la force de supporter ce calvaire une septième année... quoique son intuition lui chuchotât qu'il n'y aurait probablement pas de septième rendez-vous.

Déjà la voiture filait dans la nuit. Il se mit à suivre le jeu des mains dures d'Henna sur la courbe du volant.

— Il faudrait prendre rendez-vous pour la radiogra-phie... murmura-t-elle comme si elle pensait tout haut.

Docilement, Georges composa le numéro de code sur le téléphone de bord, transmit la requête au répondeur automatique d'une agence visiblement débordée. Ils n'eurent plus aucun échange jusqu'aux faubourgs où les services sanitaires commençaient à dresser les inévitables camps de toile pour ceux que le service de sécurité baptisait avec euphémisme « expulsés » ou encore « sans-abri »...

Une foule fébrile faisait la queue dans la lumière clignotante des ambulances ; des hommes et des femmes encore affublés de leurs uniformes de vacanciers, de leur bronzage en tube, se disputaient des tickets de tente, un duvet ou une ration K.

Henna dut ralentir, laissant la place au camion-benne des vigiles traînant valises et fauteuils de plage, épuisettes et canoës gonflables vers la gueule du grand incinérateur. Georges esquissa un geste pour remonter sa vitre, mais déjà le nom d'Henna circulait dans la foule. Une marée de mains moites s'agglutina à la carrosserie. Des bribes de phrases se bousculèrent à ses oreilles...

«... nous ne sommes pas riches, mais/économies/si rendez l'appartement... » ou encore «... villa me vient de ma mère / prête à tout pour la récupérer/paierai ce que vous voudrez... »

Déjà on leur jetait des morceaux de papier couverts d'adresses, de chiffres, de propositions. Georges lut des sommes, au hasard... modestes, énormes. Désespérées.

Henna eut un mouvement agacé de la tête, son visage s'était fait dur. Elle accéléra et les mains se décollèrent une à une dans une bordée d'injures. Le camp de secours disparut, happé par l'obscurité.

Georges ferma les yeux. Il était heureux que la nuit soit tombée, ainsi ils ne verraient pas la maison. Juste une masse sombre, piquetée du reflet bleuâtre des vitres, qu'Henna interrogeait longuement du regard. Il tâta dans la poche poitrine de sa chemise la clef plate du verrou de la cave. Son domaine.

A présent, les mains d'Henna laissaient des traces moites sur le volant. Jamais auparavant Georges ne l'avait vue inquiète à un retour de vacances, et il en conçut un étrange malaise. Malgré lui, ses yeux interrogè-rent la courbe des biceps nus, les attaches des poignets... Tout cela respirait la même puissance contenue.

Il se secoua. Les roues chuintèrent sur le parking. Ils étaient arrivés. Georges baissa la tête, ajustant sur son nez les gros

verres brillants de ses lunettes de soleil polaroïd. Il espérait augmenter ainsi la densité de la nuit, gommer la maison.

Durant toute la longueur du chemin séparant la grille du perron, il garda les yeux obstinément fixés sur les dalles de pierre rose pointillant la pelouse. Il s'arrêta au pied du petit escalier, la rampe de fer forgé paraissait

curieusement élastique sous la main, et la hideuse tête de dogue de métal bleuté qui la terminait brillait d'un éclat neuf. Il chercha dans sa mémoire si la chose s'était produite les années précédentes, si les symptômes s'étaient déjà manifestés si près de la rue... La voix d'Henna vint interrompre le cours de ses réflexions, elle avait décroché le radio-téléphone pour tenter d'obtenir un rendez-vous plus rapide avec le service de radiologie.

Encore une fois il fouilla dans ses souvenirs, cherchant dans le comportement de sa femme lors des précédents retours de vacances de pareilles traces de fébrilité, d'énervement... pour ne pas dire d'angoisse, mais il vivait depuis tant d'années en marge de la réalité quotidienne... sa mémoire ne véhiculait plus qu'une masse d'images floues, peut-être inventées.

Henna criait quelque chose. Il mit plusieurs secondes à réaliser qu'elle lui désignait le bungalow d'observation. Ils ne pénétreraient pas dans la maison ce soir, Henna préférait visiblement s'en tenir à une approche prudente.

Georges haussa les épaules, protégé par l'obscurité. Il n'aimait pas le bungalow. Une casemate taillée en block-haus, toute de matière synthétique ignifuge « aseptisée », rebelle (du moins juqu'à présent) à toute contamination.

Son installation avait coûté une fortune. Il se mit en marche, fixant toujours le contour accidenté des dalles roses.

Henna n'ouvrirait pas la maison avant le lever du soleil... il tâta dans sa poche la petite clef de cuivre de la cave.

Attendre.

Le service de radiographie vint la nuit même, et elle s'en trouva contrariée. L'obscurité n'était pas totale, la lune trop présente et les étoiles trop claires. Toutes choses atténuant d'ordinaire la précision de la radiogra-phie. Elle en fit la remarque aux filles disposant les réflecteurs de rayons contre les murs d'angle, mais n'obtint aucune réponse. Au téléphone. Eisa la doctores-

se / architecte du groupe lui répliqua qu'étant donné le nombre sans cesse croissant d'habitations contaminées, il n'était plus question d'attendre le meilleur moment pour procéder à une prise de clichés. Désormais, le planning commandait, et sans le renom de l'école de combat elle eût été réduite à louer les services d'un radioscopeur sauvage dont la fiabilité n'excédait jamais, dans le meil-leur des cas, 40 %.

L'enveloppe lui fut portée trois jours plus tard par un gosse à vélo qui la jeta à la volée par la fenêtre de cuisine, sans même prendre le temps de s'arrêter. Un peu fébrile, elle s'enferma dans son bureau, brancha le groupe électrogène de la table lumineuse et disposa les clichés côte à côte. Il y en avait dix, dont cinq qu'elle dut écarter d'emblée à cause de réglages défectueux à la prise de vue. Elle entreprit ensuite d'explorer chaque centimètre carré des négatifs au moyen d'une forte loupe. La maison prenait sur la gélatine un curieux aspect fantomatique, toutes les cloisons, tous les meubles devenus transparents se superposaient les uns les autres comme s'ils eussent été de verre. Par endroits, la photo, avec une précision hallucinante, avait noté la présence d'objets tapis au fond de tiroirs minuscules... une vieille collection de revolvers nains d'Andromède que Georges avait dû payer une fortune, une main bleue apprivoisée probablement morte étouffée depuis longtemps, une...

La loupe montait et descendait, scrutant chaque pouce de la surface brillante, pourtant aucune zone d'infection n'apparaissait, ni sur les poutres, ni dans la chaufferie, ni sur le parquet.

Perplexe, elle sortit du classeur les clichés des années précédentes. Il y avait six dossiers bourrés de photos et de notes. Les radiographies y étaient nettement plus révéla-trices, et les zones d'engorgement se traduisaient par de grosses poches noires et floues, comme un essaim d'abeil-les malsaines qui aurait élu domicile à l'intérieur des murs et des poutres. Cette année, la maison paraissait en sommeil, pratiquement saine. Henna savait pourtant qu'il ne pouvait en être ainsi. Alors ? Une ruse ? Une écono-

raie d'énergie en prévision d'un affrontement long et douloureux ?

Elle étudia un moment encore les cinq clichés puis dut couper l'éclairage de la table lumineuse, la chaleur gondolant la pellicule. Pour vaincre la pointe d'inquié-tude qui lui taraudait le plexus elle décida d'entamer une tournée d'inspection aux étages inférieurs, aucune atta-que n'était jamais survenue si bas, elle serait donc relativement à l'abri d'une mauvaise surprise. Après avoir dévidé deux couloirs, ses pas la portèrent machinalement vers sa salle de réunion personnelle où s'étaient accumu-lés au cours des années les fétiches, les prises de guerre et les distinctions honorifiques...

La salle des trophées... à voir l'épaisse couche de moisissure recouvrant la demi-sphère de l'interrupteur, elle comprit qu'il était inutile de solliciter les néons couvrant l'étendue du plafond.

La porte se referma sur ses reins, lentement, alourdie de cuir et de ferrures, et elle se retrouva engluée dans le cube d'obscurité où l'alignement des coupes d'argent n'allumait plus aucun miroitement. Même l'odeur avait changé. Elle chercha vainement les effluves tenaces des tabacs rêches ou lourds prisonniers des pots de faïence noire, de ces feuilles qu'elle aimait à mâcher au cours des soirées en compagnie d'Helen, ou de Martha.

Helen... Martha. La salle des trophées, des veillées d'armes aussi.

Combien d'affrontements avait-elle médités, le corps abandonné aux bras d'un fauteuil, la tête en feu, pointant sur les radiographies les zones dangereuses, ces poches par où le venin de la maison jaillirait, mortel ?

Comme pour invoquer l'esprit de la salle, sa main dénoua la ceinture de toile rêche, ses épaules jouèrent dans l'ouverture du col, rejetant la robe sur ses talons. Elle avait toujours observé le vieux rite de sa promotion : combattre nue, sans protection d'aucune sorte. C'était cela, et cela surtout, qui les distinguait des entreprises d'assainissement, avec leurs employées bardées de pla-ques de nylon pare-balles, casquées de plexiglas, fractu-rant les habitations à l'abri de boucliers anti-feu.

L'humidité la surprit, et elle réprima un début de chair de poule. Tendant les mains en aveugle, elle se mit à quêter du bout des ongles les courbes métalliques des trophées disséminés au hasard des étagères. Mais les coupes ne lui offrirent qu'une surface vert-de-grisée, déjà piquetée et rugueuse, semblable à sa propre peau. Un moment elle fut tentée d'établir une comparaison entre le globe d'un de ses seins et la demi-sphère d'acier que ses doigts parcouraient. L'odeur de moisissure devait sourdre des parois, des lambris probablement disjoints, aux fibres gonflées.

Elle renonça à ôter son slip, et s'assit très droite au bord du fauteuil, hésitant à plaquer ses omoplates contre un cuir vraisemblablement couvert des petites tumeurs blêmes des champignons d'humidité. Rien ne troublait la densité de l'obscurité et elle ferma les yeux sans éprouver de changement notable. Se concentrer, éprouver son corps comme on essaie un vêtement neuf dans une cabine d'essayage, en sentir les. défauts, les malfaçons. Le pli au milieu du dos, ou la couture trop épaisse. Jusqu'à présent l'essayage s'était toujours passé sans problème, aujour-d'hui elle hésitait, mal à l'aise... Ses doigts durcis par les massages au sel se plantèrent sans indulgence dans ses cuisses, son ventre, vérifiant la solidité de l'armature, la souplesse des joints.

Instinctivement pourtant, elle savait qu'elle ne trouve-rait rien. Aucun amollissement des muscles, aucun bour-relet de graisse...

Quoi alors ? Déjà tout l'été elle avait interrogé en vain la glace de la

baignoire du motel. Elle avait même été jusqu'à payer un petit photographe miteux afin qu'il la prenne nue sous tous les angles, mais la pile de clichés n'avait pas répondu à ses interrogations. Elle s'y trouvait pour tout dire « très valable », « comestible » avec son corps musclé, solide, aux attaches puissantes, ses cheveux de paille rêche rasés très haut sur la nuque. Alors ?

Il aurait fallu changer de regard, « acheter des yeux d'homme », comme disait souvent Martha. Alors, peut-être aurait-elle vu quelque chose, une certaine coloration

de la peau, une brillance de la chair annonçant la vieillesse? Un début de moue, la cassure d'un sourire où prendra bientôt racine le réseau de rides qui entaillera les commissures comme deux cicatrices ?

Les hommes ont peut-être cet instinct, cette prescience qui leur fait diagnostiquer un mal encore embryonnaire. Elle s'exaspérait à chercher la trace effective de symtômes encore en gestation.

Elle... D'ailleurs Jean s'y était-il trompé? Souvent, étendue

sur la phosphorescence de la plage, elle avait senti le poids de son regard. Quelle trace avait-il isolée qui lui échappait à elle pourtant habituée à détecter les mille pièges de la maison, à traquer l'image de sa mort dans les rainures d'une latte de parquet ?

Depuis elle doutait. Jean ne serait pas à leur prochain rendez-vous annuel, la même chose s'était passée pour Helen et Martha, la fin de leur carrière de combattante avait coïncidé avec le déclin de leur vie sexuelle. Ou devait-on dire l'inverse ?

Helen avait, elle aussi, douté, et comme pour Martha, la maison s'était refermée une dernière fois sur elle pour ne plus la rendre.

Elle tenta de se secouer. A sa sortie de promotion la passion de la chasse l'étreignait à tel point qu'elle annihilait toute pulsion sexuelle. La chose se trouvait d'ailleurs assez répandue et ne constituait en aucune façon un cas d'exception. Lorsqu'elle s'était mariée à Georges, l'obligation de devoir lui faire l'amour au minimum une fois par semaine avait revêtu l'aspect d'un atroce pensum. D'ailleurs pourquoi s'était-elle mariée si jeune, à vingt-deux, non vingt-trois ans, sa période de traque légale à peine terminée? A présent elle devait s'avouer que la maison qu'apportait le jeune homme en dot avait constitué un élément capital dans sa décision. Trop de combattantes se trouvaient réduites, faute d'ha-bitation personnelle, à louer leurs services de ville en ville pour des primes dérisoires. Il est vrai qu'à l'époque les maisons atteintes par le mal n'étaient pas encore légion. L'hôtel particulier de Georges, avec ses colonnades, ses