volume 16 no. 2 2019 · 2017 et février 20191. la plupart des propos tenus dans mon blogue...

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VOLUME 16 | NO. 2 | 2019

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VOLUME 16 | NO. 2 | 2019

4 INTRODUCTION

- Mise en contexte

- Pourquoi une chronique sur l’immigration ?

- La nécessité de déboulonner les mythes

7 SECTION 1 Le travail : Mythes sur l’impact économique de l’immigration. Est-ce que les immigrants volent nos « jobs » et représentent un fardeau pour notre pays ?

- Le mythe des voleurs de « jobs »

- L’impact économique de l’immigration : De nouveaux résultats

- Est-ce que moins d’immigrants signifie une meilleure intégration économique ?

- La discrimination en emploi existe. La question est de savoir que peut faire une commission d’enquête ?

- Les indicateurs d’intégration : Le Canada dans le « peloton de tête »

- Les programmes des travailleurs temporaires : La voie de l’avenir ?

- Les programmes des travailleurs temporaires : La voie de l’avenir ?

13Politiques concernant les travailleurs migrants temporaires au Canada et au Québec : La fin du statu quo ? par Danièle Bélanger

15 SECTION 2L’identité : Mythes sur la préservation de nos valeurs communes ainsi que la protection de la langue commune au québec. Est-ce que les immi-grants contribuent au déclin du français au qué-bec et représentent une menace pour nos valeurs ?

- Le mythe de l’invasion

- La diversité : Un fait accompli même sans immigration

- Le test des valeurs québécoises : Quelles valeurs ?

- Le mythe du déclin du français ou du bon usage des indicateurs linguistiques

- Échec de la francisation ou échec des programmes de francisation ?

- Immigration, langue et rétention : Les faits

21Attirer les immigrants francophones : Et si on cherchait autrement ? par Richard Marcoux

23 SECTION 3L’impact des sondages d’opinion

- L’impact de l’immigration : Les sondages sont-ils utiles ?

- Un sondage à l’appui de l’action

- Encore un sondage difficile à interpréter

- Les sondages d’opinion ou l’effet miroir

27Qu’y a-t-il dans un chiffre ? La mesure de l’opinion publique sur les niveaux d’immigration par Jack Jedwab

32 SECTION 4Crise migratoire

- La crise des migrants au Canada et au Québec : Quelle crise ?

- Migrants ou réfugiés ?

- Le mythe de l’immigration terroriste

- Vers un régime migratoire d’Apartheid ?

- Libre circulation dans le monde : Une utopie ?

- Les migrations climatiques : Un enjeu mondial à nos portes

- Pacte migratoire global : Un consensus historique

- La solution migratoire : Cinq propositions faciles à mettre en œuvre

39Faut-il faire payer plus cher les étudiants internationaux ? par Lama Kabbanji

41« Faciliter la mobilité » pour transformer le débat public sur la migration par François Crépeau

Diversité canadienne est une publication trimestrielle de l’Association d’études canadiennes (AEC). Les collaborateurs et collaboratrices de Diversité canadienne sont entièrement responsables des idées et opinions exprimées dans leurs articles. L’Association d’études canadiennes et un organisme pancanadien à but non lucratif dont l’objet est de promouvoir l’enseignement, la recherche et les publications sur le Canada. L’AEC est une société savante et membre de la Fédération canadienne des sciences humaines et sociales.

COURRIER

Des commentaires sur ce numéro ? Écrivez-nous à Diversité canadienne :

Diversité canadienne/AEC 850-1980, rue Sherbrooke Ouest Montréal, Québec H3H 1E8

Ou par courriel au <[email protected]>

DIVERSITÉ CANADIENNE EST PUBLIÉ PAR

CONSEIL D’ADMINISTRATION DE L’ASSOCIATION D’ÉTUDES CANADIENNES (ÉLU LE 7 NOVEMBRE 2018)

CELINE COOPEREncyclopédie canadienne, Historica Canada et enseignante, École d'affaires communautaires et publiques, Université Concordia

L’HONORABLE HERBERT MARXMontréal, Québec

YOLANDE COHENUniversité du Québec à Montréal, Montréal, Québec

JOANNA ANNEKE RUMMENSUniversité Ryerson, Toronto, Ontario

LLOYD WONGUniversité de Calgary, Calgary, Alberta

L’HONORABLE MARLENE JENNINGSP.C., LLb., avocate, Montréal, Québec

AYMAN AL- YASSINIMontréal, Québec

MADELINE ZINIAKAssociation des médias ethniques canadiens, Toronto, Ontario

CHEDLY BELKHODJAUniversité Concordia, Montréal, Québec

HOWARD RAMOSUniversité Dalhousie, Halifax, Nouvelle-Écosse

JEAN TEILLETPape Salter Teillet LLP, Vancouver, Columbie Britannique

JULIE PERRONEVaudreuil, Québec

ÉDITEURJack Jedwab

RÉDACTRICE EN CHEFMiriam Taylor

TRADUCTRICEMiriam Taylor

DESIGN ET MISE EN PAGECAMILAHGO. studio cré[email protected]

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UN MOT SUR VICTOR PICHÉ ET SUR CETTE ÉDITION DE DIVERSITÉ CANADIENNELe Canada est souvent décrit comme un pays d'immigrants, puisqu'un Canadien sur cinq est né à l'étranger. Dans quelle mesure les Canadiens connaissent-ils l'histoire de l'immigration au pays ? Que savent-ils du processus actuel d'immigration et des règles d'acquisition de la citoyenneté ? Il est important que les Canadiens possèdent de telles connaissances, car l'immigration a un impact profond sur notre économie et notre identité. Le fait d'être mal informé au sujet de l'immigration, de l'établissement et de l'intégration des nouveaux arrivants fait en sorte qu'il est difficile pour les citoyens de participer de façon réfléchie aux conver-sations nationales et locales sur ces questions très importantes. Pire encore, le manque de connaissances rend les citoyens vul-nérables aux idées trompeuses sur l'immigration et l'intégration. La capacité de vérifier les faits à l'aide d'un travail empirique solide est un défi, mais cela doit être fait. Heureusement, certains champions font preuve de leadership en s'attaquant aux mythes sur l'immigration qui circulent beaucoup trop largement. L'un de ces champions est le Dr Victor Piché, qui a consacré beaucoup de temps et d'énergie à cette importante cause. Nous sommes heureux de dédier ce numéro de Diversité canadienne au travail de M. Piché, qui a eu une influence profonde sur de nombreux universitaires, décideurs et chercheurs au Canada et à l'étranger. Nous espérons que le contenu servira de guide à nos lecteurs pour relever le défi permanent de dissiper les mythes sur l'immigration. Jack Jedwab

Président et Directeur général, Association d’études canadiennes Éditeur, Diversité canadienne

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MISE EN CONTEXTE

Le présent texte réunit une sélection de mes blogues publiés en ligne dans le journal MÉTRO de Montréal entre septembre 2017 et février 20191.

La plupart des propos tenus dans mon blogue demeurent toujours d’actualité. Ceci dit, quelques-uns ont été mis à jour lorsque cela était approprié (voir les encadrés dans les textes).

Comme genre, le blogue impose des limites de mots. On est loin de l’article scientifique et académique avec toutes les références requises. Ceci dit, je me suis donné comme objectif de rester proche des analyses systématiques et, quand cela l’exigeait, de citer des chiffres (en bon démographe).

Les deux premiers textes décrivent bien mes objectifs : déboulonner certains mythes sur l’immigration, que ce soit au Québec ou ailleurs dans le monde. La dernière campagne électorale a été particulièrement révélatrice des fausses idées qui ont circulé et a renforcé la nécessité de traiter de la ques-tion de l’immigration en tenant compte des faits et d’aller au-delà des mythes. Par la suite, les textes sont répartis en quatre parties :

• les mythes sur l’impact économique de l’immigration ;

• mythes identitaires ;

• l’impact des sondages ; et

• la crise migratoire dans le monde.

Je tiens à remercier l’équipe du journal METRO qui m’a ouvert leur porte et qui m’a guidé dans un métier qui m’était inconnu jusqu’alors. Je remercie également mes collègues et amis qui m’ont suivi dans cette aventure : leurs commentaires et suggestions m’ont permis d’approfondir certains points et d’en nuancer d’autres.

INTRODUCTION

Mes remerciements vont particulièrement aux personnes suivantes : Cris Bauchemin, Danièle Bélanger, Gérard Bouchard, François Crépeau, François Héran, Lama Kabbanji, Jack Jedwab, Richard Marcoux, Jean Poirier et Patrick Simon. Je remercie également les démographes de Statistique Canada et du Ministère de l’Immigration du Québec qui ont répondu avec diligence à mes demandes, parfois urgentes, de rensei-gnements statistiques. Un merci tout particulier à Jack Jedwab pour son support tout au long de mon aventure et surtout de m’avoir ouvert les portes de la revue Diversité.

Il me doit de souligner ici la contribution significative de ma conjointe démographe Louise Normandeau. Elle a lu chacun de mes blogues et m’a fait bénéficier de sa logique implacable dans des moments où la « passion » me faisait dévier de mes propos.

Je ne suis pas le seul démographe à tenter de déconstruire les mythes migratoires. Voici quelques références de démo-graphes français qui permettront d’approfondir certains thèmes abordés ici :

• Cris Beauchemin et Mathieu Ichou (dir.) (2016), Au-delà de la crise des migrants : décentrer le regard, Karthala.

• François Héran (2016), Parlons immigration en 30 questions, La Documentation française.

• Hélène Thiolet (éds) (2016), Migrants, migrations : 50 questions pour vous faire votre opinion, Armand Colin.

Sur le Québec, voir la section sur la langue dans Michel C. Auger (2018), 25 mythes à déboulonner en politique québécoise, les éditions La Presse.

Sur l’histoire de l’immigration au Québec, voir :

• Guy Berthiaume, Claude Corbo et Sophie Montreuil

1 Ils sont disponibles sur le site suivant : https ://dynamiques-migratoires.chaire.ulaval.ca/parlons-dimmigration-2/parlons-dimmigration.

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(dir.) (2014), Histoires d’immigrations au Québec, Québec, Presses de l’Université du Québec et Bibliothèque et Archives nationales.

• Victor Piché (2019), « L’histoire de l’immigration au Québec : au-delà de l’idée de menace ? », dans la revue Enjeux de l’univers social, vol. 15, no1, pp. 6-9.

Enfin, notre dernier livre aborde un ensemble de questions reliées à l’immigration, la religion et les rapports ethniques au Québec : Deirdre Meintel, Annick Germain, Danielle Juteau, Victor Piché et Jean Renaud (2018), L’immigration et l’ethnicité dans le Québec contemporain, Presses de l’Université de Montréal.

POURQUOI UNE CHRONIQUE SUR L’IMMIGRATION ?

Cela fait plus de trente ans que je m’intéresse aux enjeux migratoires en tant que professeur et chercheur. Mes travaux ont porté sur les questions d’intégration tant au Québec qu’en Afrique et sur les politiques migratoires au Canada comme en Europe.

Depuis quelques années, l’immigration est devenue un sujet fortement débattu partout dans le monde. L’arrivée récente au Québec des Haïtiens en provenance des États-Unis devenus demandeurs de statut de réfugié constitue un bel exemple de débats où la confusion était au rendez-vous. Entre autres, on parlait de « migrants illégaux » alors que le droit international prévoit un processus légal de demande d’asile. Les manifesta-tions de l’extrême droite et les dérapages de certains politiciens n’ont pas aidé à maintenir un débat serein.

J’ai constaté que trop souvent les idées et les perceptions sur l’immigration sont loin de la réalité. Les médias sociaux véhi-culent de nombreux mythes malgré l’existence de recherches scientifiques qui disent le contraire. Plusieurs facteurs viennent à l’esprit pour expliquer l’écart entre la recherche et l’opinion publique : publications dans des revues peu acces-sibles, méconnaissance, désinformation, littératie défaillante (selon le rapport du Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes de décembre 2015, au Québec, un adulte sur cinq a de très grandes difficultés à lire ou à écrire ; près de la moitié de la population a de la difficulté à com-prendre un article de journal).

Ce qui en décourage plus d’un, c’est le constat que même confrontés aux faits réels, les opinions ne changent pas. Certes, il existe une frange de la population qui demeurera toujours imperméable aux faits. Par contre, des études récentes, qui ont tenté de classer la population selon leurs opinions et attitudes face à l’immigration, ont proposé une typologie allant d’une attitude très ouverte (p. ex. les « mul-ticulturalistes convaincus » ou les « cosmopolitains ») à l’ex-

trême opposé (les gens hostiles et les opposants radicaux). La population est donc loin d’être homogène en ce qui concerne les opinions sur les migrations. Mais, ce qui est le plus important, c’est la conclusion d’une étude selon laquelle la position de la plus grande partie du public serait ambigüe, donc entre les deux positions extrêmes.

C’est à cette frange de la population que s’adresse surtout cette chronique. L’objectif de la chronique est donc de tracer un portrait de l’immigration qui permettrait de sortir de la problématique de la menace. Car c’est la peur qui nourrit les idées et les opinions négatives sur l’immigration, une peur trop souvent récupérée et entretenue par certains politiciens et par les groupes anti-immigration d’extrême droite.

Dans les chroniques qui suivent, nous aborderons une série de mythes sur l’immigration et tenterons de les déconstruire en présentant ce que les recherches en disent. Certes, dans certains cas, il n’y a pas d’unanimité entre les chercheurs, mais je montrerai que dans ces cas les débats ne portent pas tant sur les faits que sur le choix des faits et leur interprétation.

LA NÉCESSITÉ DE DÉBOULONNER LES MYTHES

« Une bonne partie des idées reçues sur la migration est basée sur des mythes plutôt que sur des faits. Les politiques migratoires demeurent souvent inefficaces parce qu’elles se fondent sur ces mêmes mythes ». Ainsi s’exprimait Peter Sutherland, le représentant spécial du Secrétariat général de l’ONU pour les migrations internationales (voir Project Syndicate, 10 sep-tembre 2014). Malgré l’abondance de statistiques et d’études scientifiques, les mythes et les fausses perceptions en matière de migration inondent les médias et les réseaux sociaux. Pourquoi en est-il ainsi ?

La première explication qui vient à l’esprit est la méconnais-sance. En effet, les enquêtes montrent que les perceptions des personnes enquêtées concernant l’immigration sont loin de la réalité. Quelques exemples : en France, les répondants pensent qu’il y a 28 % d’immigrants dans leur pays alors que le chiffre réel est de 10 %. En Italie, l’écart est encore plus mar-qué : 30 % (niveau perçu) vs 7 % (niveau réel). On retrouve aussi des écarts importants en Belgique, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et au Canada. De plus, si l’on interroge les gens sur la proportion de musulmans dans leur pays, les écarts sont substantiels. À la question « Combien y a-t-il de musulmans dans votre pays » ? Les écarts entre la perception et la réalité sont encore plus importants. Ainsi, on pense qu’il y a en géné-ral de 4 à 5 fois plus de musulmans qu’il y en a réellement, y compris au Canada. (Source : Nardelli & Arnett, 2014, « Today’s key fact »). Selon un article du Journal Metro du 14 décembre 2016 (citant le Pew Research Center), les perceptions de l’avenir sont encore plus surréalistes : en 2020, les Canadiens croient que les musulmans représenteront 27 % de la population alors

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que les projections en prévoient 2,8 %.

Autre constatation : de nombreuses recherches un peu partout dans le monde montrent que les attitudes négatives face à l’immigration sont plus répandues dans les régions où il y a très peu, voire pas du tout, d’immigrants (pour une étude très récente, voir l’article de De Jong, Graefe, Calvan et Hasanali dans N-IUSSP, 2 octobre 2017). Bref, lorsque les contacts avec les immigrants sont superficiels ou peu nombreux, les individus développent des sentiments d’hostilité qui se traduisent par des opinions anti-immigration.

Évidemment, cela n’explique pas tout, car la méconnaissance est trop souvent nourrie par la désinformation véhiculée par les groupes extrémistes et les partis politiques d’extrême droite dont les discours alarmistes en matière d’immigration visent à provoquer et entretenir la méfiance et la peur sur la base d’affirmations non fondées, voire carrément fausses.

C’est ce constat de méconnaissance et de désinformation qui a fait croire à de nombreux chercheurs et groupes de défense des migrants qu’il suffirait alors de faire des campagnes d’in-formation pour rétablir les faits et dénoncer les mythes. Mais, force est de constater que pour plusieurs personnes nous serions actuellement dans une nouvelle ère de « post-vérité » dont la caractéristique serait d’ignorer les faits. En effet, même mis en face des chiffres réels, les gens restent sur leur posi-tion. Un article du journal Le Monde (5 mai 2017) a présenté une étude, réalisée auprès des partisans du Front National en France, qui a démontré que la présentation des faits « corri-gés » (« fact checking ») contredisant le discours du FN n’a pas eu d’effets ni sur les opinions, ni sur les intentions de vote. L’ignorance, voire même le refus, des faits a de quoi semer le doute et le défaitisme sur l’effet réel des interventions sur l’opinion publique.

Pour ma part, je pense que cette réaction « défaitiste » sous-estime l’impact des analyses scientifiques et de la pré-sentation des faits réels, aussi complexes soient-ils. Certes, un petit nombre de personnes demeureront toujours imper-méables aux arguments rationnels, mais il existe une frange importante de la population qui, tout en demeurant ambigüe face à l’immigration, n’a pas d’idées arrêtées sur celle-ci. C’est pour cette catégorie de la population que nous devons continuer à étudier sérieusement le phénomène migratoire et à débou-lonner les mythes.

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LE TRAVAIL : MYTHES SUR L’IMPACT ÉCONOMIQUE DE L’IMMIGRATION. EST-CE QUE LES IMMIGRANTS VOLENT NOS «JOBS» ET REPRÉSENTENT UN FARDEAU POUR NOTRE PAYS ?

SECTION 1

LE MYTHE DES VOLEURS DE « JOBS »

Le mythe des voleurs de jobs revêt trois aspects complémentaires. Premièrement, une idée qui revient souvent est que les immigrants viendraient prendre les emplois des natifs. Dit autrement, l’immigration aurait un impact négatif sur l’emploi des populations natives. Pourtant, de nombreuses recherches effectuées en Amérique du Nord et ailleurs démontrent que l’immigration n’a pas d’effets sur l’emploi des populations natives.

Le deuxième aspect concerne le fait que l’immigration aurait comme effet de faire baisser les revenus des natifs. Un des économistes américains le plus cités sur cette question est George Borjas. Sa conclusion la plus importante est que les travaux actuels sont incapables de détecter une seule preuve montrant que les immigrants auraient un impact négatif sur les revenus et les opportunités d’emploi des natifs aux États-Unis. Pourquoi en est-il ainsi ? C’est que les immigrants et les travailleurs nationaux ne sont pas en compétition sur le marché de travail, mais sont plutôt complémentaires.

On pourrait aller plus loin — et c’est le troisième aspect — et affirmer que non seulement les immigrants ne prennent pas les emplois des natifs, mais ils sont nombreux — davantage que les natifs — à créer leur propre emploi. C’est notamment le cas aux États-Unis, mais on trouve aussi les mêmes résultats pour le Canada. De plus, dans bien des cas, les immigrants créent aussi des emplois pour les nationaux : selon un rapport américain, l’entrée de 1 000 nouveaux immigrants crée 1 200 nouveaux emplois dont la majorité est occupée par des travailleurs nationaux.

Mais une autre façon de regarder l’enjeu est de poser la question : que serait-il arrivé si certaines entreprises, voire même certains secteurs, n’avaient pas eu accès à une main d’œuvre migrante ? Même s’il n’est pas facile de répondre statistiquement à cette question, on peut néanmoins établir certaines balises. Prenons par exemple le cas des entreprises agricoles. Il est reconnu que sans la main d’œuvre mexicaine aux États-Unis, l’industrie agroalimentaire n’aurait pu survivre. L’impact ne se mesure donc pas en considérant uniquement les travailleurs mexicains, mais l’ensemble des acteurs impliqués dans cette industrie : par exemple, les autres travailleurs nationaux qui perdraient leur emploi et tous les services connexes (transports, transformation, ventes en gros et en détails, etc.). On peut penser que l’impact serait énorme.

L’exemple des travailleurs temporaires dans le secteur agricole au Québec est également intéressant à considérer. Ce sont les employeurs eux-mêmes qui font pression sur les gouvernements (fédéral et provincial) pour mettre sur pied des programmes de recrutement de travailleurs sans lesquels, disent-ils, ils devraient fermer boutique ou vendre leurs produits trois à quatre fois plus chers sur le marché, ce qui les rendrait non compétitifs. Que l’on soit d’accord ou non avec la migration temporaire, personne ne contesterait l’impact économique positif de ce type de migration.

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Bref, non seulement les immigrants ne sont pas des voleurs de jobs, mais ils créent souvent leur propre emploi et même créent de nouveaux emplois pour les natifs et viennent combler des pénuries d’emploi dans des secteurs où il est difficile de trouver des travailleurs nationaux.

L’IMPACT ÉCONOMIQUE DE L’IMMIGRATION : DE NOUVEAUX RÉSULTATS

Les travaux sur l’impact économique de l’immigration ont produit jusqu’à récemment des résultats mitigés, parfois contradictoires. Deux lacunes méthodologiques fondamentales limitaient fortement les recherches antérieures. La plus importante est la nature transversale des données. L’intégration économique des immigrants est un processus qui se déroule dans la durée, processus qui implique nécessairement des approches longitudinales. Une autre lacune importante était liée à l’impossibilité de faire des analyses au niveau de l’entreprise lorsqu’on s’intéressait à l’impact de l’immigration sur l’économie et donc la nécessité d’utiliser des données agrégées.

La conférence organisée par le CIQSS (Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales) en octobre 2018 s’était donné comme objectif d’examiner dans quelles mesures le jumelage de plusieurs sources d’informations dans de nouvelles bases de données longitudinales pouvait permettre d’apporter un éclairage nouveau sur une question fortement débattue, à savoir l’impact économique de l’immigration.

Basées sur ces nouvelles données liant entreprises et employé-e-s, les études présentées lors de cette conférence se sont attaquées à l’impact de l’immigration sur l’entrepreneuriat, la productivité, le commerce international et les exportations. Dans tous les cas, les résultats montrent un impact positif de l’immigration (voir Victor Piché, rapport de synthèse disponible sur le site WEB du CIQSS).

Ceci dit, les effets demeurent faibles. Doit-on s’en étonner ? Pas vraiment. Il faut réfléchir à ce que signifient des effets « faibles » dans le cas spécifique de l’immigration. D’une part, l’argument démographique est important ici : au niveau global (par exemple au niveau national), lorsqu’on examine l’impact du nombre d’immigrants, mesurée comme la proportion d’immigrants sur la population totale, le dénominateur (la population nationale) est très élevé de sorte que l’ajout d’immigrants au numérateur ne peut que donner des résultats faibles. C’est pourquoi les analyses au niveau des entreprises, maintenant possibles grâce aux nouvelles bases données comme on l’a vu dans les études présentées à la conférence, donnent de meilleurs résultats.

D’autre part, on pourrait invoquer un autre type d’argument pour mieux comprendre la portée réelle des effets. Prenons l’exemple d’une entreprise de 20 employés qui embauche deux travailleurs immigrants. Le résultat usuel prédirait que ces deux travailleurs auraient un effet positif, mais faible, sur les indicateurs de performance de l’entreprise (productivité, profits, etc.). Pourtant, l’em-bauche de ces deux travailleurs pourrait avoir permis à l’entreprise de survivre et/ou d’éviter la décroissance. Les méthodologies actuelles ne permettent pas de mesurer ce type d’effet. Bref, dans ce contexte, l’idée d’un « effet statistique faible » prend tout son sens et pourrait constituer au contraire un résultat significatif.

En fait, c’est la question inverse qu’il faudrait poser : qu’est-ce qui arriverait si l’on retranchait les travailleurs immigrants des entreprises (le passé) ou si les entreprises n’arrivaient pas à recruter les travailleurs requis (le futur) ? Il n’existe pas véritablement de méthodologie pour mesurer ce type d’effet. Pour le moment, une approche possible serait de poser la question aux employeurs de travailleurs immigrants, en leur demandant ce qui serait arrivé sans l’apport de ces travailleurs. De plus, au-delà de l’entreprise, d’autres effets non mesurés pourraient affecter par ricochet les emplois des travailleurs natifs (pertes d’emploi) et les autres entreprises de service (transports, produits intermédiaires, etc.).

La table est mise pour d’autres études novatrices.

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EST-CE QUE MOINS D’IMMIGRANTS SIGNIFIE UNE MEILLEURE INTÉGRATION ÉCONOMIQUE ?

Au cours de la campagne électorale québécoise (octobre-novembre 2018), deux partis politiques, le PQ et la CAC, laissent entendre qu’il faut réduire l’immigration pour permettre une meilleure intégration économique des immigrants. Or, les études récentes, que ce soit aux États-Unis (voir l’étude de 2018 de Villarreal et Tamborini dans l’American Sociological Review) ou au Canada (voir Green et Worswick, University of British Columbia, 2009) montrent que les difficultés d’intégration économique sont essentiellement dues à des facteurs « structurels », en particulier à l’évolution du marché du travail et à la discrimination. Le poids du « nombre » n’est jamais cité comme facteur de « non intégration ».

Si les gouvernements ont de moins en moins d’emprise sur l’évolution du marché du travail, ils peuvent jouer un rôle clé dans la lutte contre la discrimination. Diminuer l’immigration n’aura aucun impact sur les difficultés d’intégration : il y aurait moins de personnes immigrantes discriminées en nombre absolu, mais le pourcentage demeurera le même.

Un dernier mot sur l’état du marché du travail : il n’y a pas que les immigrants qui rencontrent des difficultés. En effet, lorsque l’économie va mal (par exemple en période de récession), tous les nouveaux entrants, y compris les jeunes, subissent les mêmes difficultés. Par contre, lorsque l’économie va bien comme c’est le cas présentement au Canada et au Québec, les pénuries d’emploi se font sentir, ce qui peut faciliter l’intégration économique des nouveaux venus sur le marché du travail.

Rien à voir avec le nombre d’immigrants.

LA DISCRIMINATION EN EMPLOI EXISTE. LA QUESTION EST DE SAVOIR QUE PEUT FAIRE UNE COMMISSION D’ENQUÊTE ?

S’il y a un résultat que les nombreux travaux scientifiques ont obtenu à répétitions, c’est l’existence de la discrimination sur le marché du travail. Il s’agit là d’une tradition de recherche fort ancienne tant au Québec qu’au Canada, aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe. Ce n’est donc pas un phénomène propre au Québec.

Cette tradition s’appuie sur une méthodologie quantitative éprouvée qui mesure les écarts économiques (p. ex. les revenus) entre, d’une part, les groupes immigrants et, d’autre part, les groupes natifs. Une fois que l’on prend en compte les facteurs clés de l’intégration économique (âge, sexe, éducation, langue, classe sociale, etc.) et que les écarts demeurent significatifs, on parle alors de discrimination.

Il s’agit essentiellement d’une définition « résiduelle » de la discrimination, approche qui a d’ailleurs joué un rôle central pour dénoncer les inégalités économiques entre les hommes et les femmes. Par contre, il faut reconnaître que cette approche demeure limitée dans la mesure où elle ne dit pas ce qu’il y a derrière le constat statistique de la discrimination.

Nos travaux ont bien montré que la discrimination en emploi est surtout présente en début de parcours. Comment alors l’expliquer ? Une première piste de réflexion concerne le processus d’embauche et implique directement les employeurs et les comités de sélection. Il existe un processus complexe impliqué dans la recherche d’emploi. La première étape concerne l’accès à l’information sur les emplois disponibles. Ce processus est souvent biaisé dans la mesure où les réseaux de l’employeur, souvent informels, n’atteignent pas les groupes immigrants. Cela est particulièrement le cas des postes temporaires non affichés, très répandus en période de contraction des budgets, et qui favorisent les réseaux d’amis et de connaissances dont sont souvent absents les groupes immigrants récents.

Il y a ensuite l’étape de l’examen des C.V., étape qui amène souvent à en rejeter certains pour des raisons propres aux groupes immigrants, comme par exemple la consonance des noms, mais surtout la non-reconnaissance des diplômes, en particulier ceux acquis à l’étranger, de même que la non-reconnaissance de l’expérience antérieure hors Canada.

Nous sommes ici en plein terrain inconnu puisque ce processus est confidentiel. Le sort des demandes d’emploi des groupes immigrants se voit ainsi remis entre les mains des employeurs et de leurs comités de sélection. C’est le caractère strictement confidentiel du processus d’embauche qui rend si cruciaux les travaux sur la discrimination résiduelle qui mesurent en fait les résultats de ces pratiques sélectives et discriminatoires sur les groupes immigrants. Voilà un premier enjeu prioritaire que devrait

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aborder toute commission d’enquête.

Mais il faut aller plus loin. De nombreux travaux récents, provenant de la psychosociologie, ont documenté l’importance de la culture dans les processus d’embauche, phénomène qu’ils ont nommé l’appariement culturel (« cultural matching »). Ainsi, la discrimination peut résulter de l’application parfois inconsciente et non intentionnelle de stéréotypes dont notre environnement culturel nous a imprégnés. On parle ici de structures mentales profondes qui nourrissent la discrimination indirecte à travers les impacts relatifs de pratiques apparemment neutres sur les groupes raciaux, ethniques, de genre ou autres.

Une deuxième piste à privilégier pour le Commission d’enquête serait donc d’approfondir la question des stéréotypes ancrés dans la culture organisationnelle et de proposer des mesures favorisant une plus grande ouverture à la diversité sur le marché de travail.

Pour moi, c’est la discrimination en emploi qui doit recevoir toute la priorité d’une commission d’enquête, car c’est par un travail à la mesure des qualifications que commence la véritable intégration dans toute société.

Une dernière remarque cruciale : la discrimination examinée ici n’implique pas automatiquement qu’il y a racisme. Nos travaux ont montré que notre mesure de la discrimination s’applique également à des groupes qui ne sont pas associés au fait d’être noir.

LES INDICATEURS D’INTÉGRATION : LE CANADA DANS LE « PELOTON DE TÊTE »

L’OCDE vient de publier son deuxième rapport (2018) sur les indicateurs d’intégration dans les pays de l’OCDE et quelques pays du G20. En tout, 41 pays, dont le Canada, sont comparés entre eux. Dans tous les cas, le Canada se retrouve dans les TOPS 10, et très souvent dans les TOPS 5, avec d’autres pays traditionnels d’immigration comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie.

Cette publication constitue l’un des documents les plus complets qui fournit des comparaisons internationales sur les résultats de l’intégration des immigrants et de leurs enfants. Les performances des immigrants, définis ici comme les personnes nées à l’étranger, sont toujours comparées à celles des populations natives. Dans l’ensemble, la bonne nouvelle, selon le rapport, est que dans plusieurs pays les indicateurs d’intégration se sont améliorés. Ceci dit, dans presque tous les pays, y compris le Canada, les performances des immigrants sur le marché du travail et dans la vie sociale demeurent encore en deçà de celles des natifs.

Les indicateurs portent sur diverses dimensions de l’intégration. S’agissant de l’intégration économique, cinq indicateurs sont retenus : le taux d’emploi (pourcentage de la population occupée sur la population en âge de travailler), le taux de participation (pourcentage de la population occupée et en chômage sur la population en âge de travailler), le taux de chômage, le pourcentage des travailleurs avec contrats temporaires (un indicateur de précarité) et le niveau de pauvreté. Dans tous les cas, ces indicateurs indiquent que les immigrants canadiens ont des performances meilleures que la moyenne de l’OCDE (35 pays) ou encore à la moyenne des pays de l’Union européenne (28 pays). Cela se traduit par des taux de participation plus élevés, des taux de chômage plus faibles, moins de travail précaire et des taux plus faibles de pauvreté.

Notons un autre indicateur significatif, le surpeuplement des logements : ce phénomène est quasi inexistant au Canada (2 % pour les immigrants) alors qu’il atteint 17 % dans les pays de l’Union européenne.

Sur les autres critères non économiques, le Canada continue à bien performer. Par exemple le pourcentage d’accès à la citoyenneté atteint 90 % au Canada comparé à 59 % pour l’ensemble des pays de l’Union européenne.

La participation électorale des immigrants est également plus élevée au Canada que dans les autres pays d’Europe.

Sur la perception (autorapportée) de leur état de santé, les immigrants du Canada sont au premier rang.

Notons que les comparaisons du Canada avec les autres pays présentés ci-haut pour les immigrants valent aussi pour les enfants issus de l’immigration, c’est-à-dire les personnes nées dans le pays de parents immigrants ou issues de mariages mixtes (voir le chapitre 7 du même rapport).

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Le fait que les immigrants du Canada performent mieux que la plupart des 41 pays examinés ne doit pas occulter le fait que l’intégration des immigrants au Canada ne se fait pas sans heurts. Comme il a été souvent démontré, les immigrants continuent à être défavorisés, tant sur le plan économique que social. La discrimination demeure un phénomène réel. D’ailleurs, c’est sur cet aspect que le Canada se démarque le moins des 40 autres pays examinés : la proportion des immigrants qui disent avoir été victimes de discrimination est de 12 % au Canada comparé à 14 % pour les pays de l’Union européenne.

Depuis quelque temps au Québec, on entend souvent le slogan « moins d’immigrants pour mieux en prendre soin ». Peut-être la leçon la plus importante à retenir de ce rapport est le fait que ce sont dans les pays à plus forte diversité que les immigrants et leurs enfants performent le mieux. C’est le cas entre autres du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, du Luxembourg et de la Suisse.

Ces indicateurs sont loin d’être parfaits. Ce sont des indicateurs « bruts » c’est-à-dire qu’ils ne tiennent pas compte de facteurs clés qui pourraient expliquer les différences entre pays. C’est le cas notamment de l’état du marché du travail (par exemple, le chômage est beaucoup plus élevé en Europe qu’au Canada). La critique la plus importante que l’on peut faire à ces indicateurs est le fait qu’ils ne tiennent pas compte de la composition des flux migratoires et en particulier des catégories d’immigration (éco-nomique, familial, réfugié, irrégulier). Il faut bien souligner que la politique canadienne d’immigration est une des plus sélectives et restrictives au monde, ce qui fait que les immigrants sont en moyenne beaucoup plus qualifiés et éduqués que ceux des pays d’Europe.

LES PROGRAMMES DES TRAVAILLEURS TEMPORAIRES : LA VOIE DE L’AVENIR ?

Il existe présentement un consensus sur le fait que les programmes de travailleurs étrangers temporaires constituent une voie d’avenir pour combler certains besoins de main d’œuvre. Cela pourrait être le cas à la condition d’améliorer les programmes actuels en regard aux droits de la personne.

La Commission globale sur les migrations internationales, le Bureau international du travail, l’Organisation internationale de la migration et la Banque Mondiale préconisent tous le recours à la mobilité internationale temporaire de travailleurs comme la meilleure façon de faire face aux pénuries de main d’œuvre. De nombreux pays ont emboité le pas comme le démontrent les statistiques sur l’augmentation des admissions de travailleurs étrangers temporaires un peu partout dans le monde.

Le cas du Canada est particulièrement intéressant, puisque l’image de l’immigration fut historiquement étroitement associée à la résidence permanente. Cela n’est plus vrai aujourd’hui. En 2016 (ce sont les données les plus récentes), environ 287 000 permis de travail temporaires ont été délivrés, une augmentation considérable depuis le début des années 2 000 où l’admission annuelle de travailleurs étrangers temporaires s’élevait aux environs de 70 000. Aujourd’hui, au Canada, l’immigration économique est de loin devenue une question de mobilité temporaire. En comparaison, il n’y eut en 2016 que 156 000 entrées d’immigrants permanents dans le volet économique.

Peut-on concevoir des programmes de travailleurs temporaires qui soient acceptables du point de vue des droits de la personne ? Oui, mais au moins quatre conditions doivent être réunies :

• L’aspect temporaire doit être une option volontaire de la part du travailleur et celui-ci, ainsi que les membres de sa famille, devraient avoir une réelle option de résidence permanente et éventuellement de citoyenneté ;

• Le travailleur ne doit pas être rattaché à un employeur et il doit avoir la liberté de changer d’employeur ;

• La réunification familiale devrait être permise en tout temps dans la mesure où les durées de séjour s’allongent parfois sur plusieurs années ;

• Des mécanismes indépendants doivent être mis en place pour assurer le respect des contrats de travail de la part des employeurs.

Le gouvernement libéral actuel s’est engagé à revoir les programmes de travailleurs étrangers temporaires. En septembre 2016,

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un rapport du Comité parlementaire a proposé 21 recommandations afin d’améliorer ces programmes. Celles-ci vont dans le sens du respect des quatre conditions présentées ci-haut. Le rapport recommande entre autres :

• D’éliminer l’exigence d’un permis de travail rattaché à un employeur ;

• De faciliter l’accès à la résidence permanente pour les travailleurs temporaires qui remplissent un besoin permanent sur le marché de travail ;

• D’éliminer le règlement qui empêche de renouveler un permis après quatre ans de séjour ;

• De renforcer les mécanismes de protection des droits des travailleurs. Ce rapport constituait pour moi une avancée significative.

Malheureusement, un rapport reste un rapport rempli de bonnes intentions si elles ne sont pas mises en application. La réponse du Gouvernement est venue en avril 2017 dans un document présentant un plan d’action concernant les programmes de travailleurs temporaires (voir https ://www.canada.ca/en/employment-social-development/services/foreign-workers/reports/plan.html).

La seule mesure concrète adoptée a été l’élimination de l’interdiction de renouveler un permis de travail après une durée de 4 ans de séjour. Pour le reste, on est toujours dans les intentions. Dans l’ensemble, le Gouvernement s’engage formellement à respecter l’ensemble des recommandations du Comité parlementaire, y compris l’amélioration de la protection des travailleurs temporaires. Par contre la question de l’accès à la résidence permanente demeure problématique dans la mesure où cet accès est réservé aux travailleurs qualifiés.

Depuis avril 2017, aucun autre changement n’a été apporté aux programmes de travailleurs temporaires. Il sera intéressant de voir si (et quand) les nouvelles orientations annoncées seront effectivement appliquées.

P.S. Un dernier point sur le rapport du Comité parlementaire et sur le Plan d’action du Gouvernement : nulle part n’est-il question de la Convention des Nations Unies sur la protection des droits des travailleurs migrants (que le Canada refuse de signer). Lors d’une entrevue avec le secrétaire parlementaire pour l’immigration (4 octobre 2016), j’ai abordé cette question : il n’était même pas au courant de l’existence de cette convention.

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POLITIQUES CONCERNANT LES TRAVAILLEURS MIGRANTS TEMPORAIRES AU CANADA ET AU QUÉBEC :LA FIN DU STATU QUO ?

Danièle Bélanger est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les dynamiques migratoires mondiales à l’Université de Laval.

Il existe un consensus parmi les chercheurs universitaires et au sein des organismes de protection des droits des travailleurs migrants : les programmes actuels n’assurent pas la protection des droits fondamentaux des travailleurs temporaires qui sont soumis à des règles auxquels aucun autre travailleur légal n’est soumis au pays. Il s’agit, entre autres, de l’obligation de travailler pour un seul employeur dans le cas des personnes ayant un permis de travail fermé, du non-accès à la résidence permanente et à la réunification familiale, et l’absence de recours dans le cas d’une décision de renvoi.

Or, des changements importants ont été annoncés au cours des années 2018 et 2019 tant au provincial qu’au fédéral. Après des années de statu quo, sommes-nous devant une ouverture afin de pallier les nombreux problèmes bien docu-mentés ? Voici, sur le plan des politiques, quelques exemples de ces nouveautés :

• Depuis 2018, le Québec a ouvert à tous les travailleurs temporaires, peu importe leur niveau de qualification, la possibilité de faire une demande de résidence per-manente dans le cadre du Programme de l’expérience québécoise (PEQ), ce qui n’était pas le cas avant, car ce privilège n’était accordé qu’aux personnes ayant un niveau de qualification élevé. Il existe trois conditions pour pouvoir accéder à ce programme : être légalement au Québec à titre de travailleur étranger temporaire ou dans le cadre d’un programme d’échange jeunesse (par exemple un permis Vacances-travail ou Jeunes pro-

fessionnels) ; avoir occupé un emploi à temps plein pendant au moins 12 des 24 mois précédant la pré-sentation de votre demande et occuper toujours ce même emploi lors de votre demande ; démontrer une connaissance du français oral de niveau intermédiaire avancé. Or, l’apprentissage du français au niveau exigé repose entièrement sur les épaules des travailleurs eux-mêmes, ces derniers n’ayant pas accès à la franci-sation. Prenons l’exemple des travailleurs temporaires qui travaillent dans les cuisines de restaurants et qui font de longues heures de travail à de faibles salaires : apprendre le français au niveau exigé peut être une entreprise difficile. De plus, très peu d’institutions donnent accès à leurs cours de français aux personnes ayant un statut temporaire.

• En juin 2019, le gouvernement fédéral lançait le « Pro-gramme pilote des gardiens ou gardiennes d’enfants en milieu familial et Programme pilote des aides fami-liaux à domicile » qui permet d’obtenir un permis de travail ouvert (donnant ainsi la possibilité de changer d’employeur) et de venir accompagner des membres proches de sa famille, ces derniers ayant droit à un permis de travail ou d’étude. De plus, la résidence per-manente peut être accordée après deux ans avec un statut temporaire. Ces changements entraineront éga-lement un resserrement des critères de sélection afin que seules les personnes remplissant les exigences d’obtention de la résidence permanente soient choisies.

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Ce programme devient ainsi plus sélectif à la base et institutionnalise l’octroi de la résidence permanente précédée d’une période obligatoire de séjour à titre de résident temporaire.

• Le gouvernement fédéral a mis sur pied un projet pilote pour élargir ses services d’immigration aux tra-vailleurs temporaires en Colombie-Britannique en 2019. L’initiative s’est avérée un succès et il est question de l’élargir à d’autres provinces. Au Québec, le dernier plan provincial « Réussir l’intégration » de 2019-2020 pré-voit un certain élargissement des services d’immigration aux travailleurs résidents temporaires autorisés à faire une demande de résidence permanente.

• En juin 2019, le fédéral a introduit un règlement sur les travailleurs vulnérables qui donnent aux personnes victimes de violence dans le cadre de leur emploi au Canada ou qui risquent de l’être et ayant un permis de travail les contraignant à travailleur pour un seul employeur la possibilité d’obtenir un permis de travail ouvert. La notion de violence couverte par ce règle-ment inclut la « violence physique, notamment les voies de fait et la séquestration ; la violence sexuelle, notamment les contacts sexuels sans consentement ; la violence psychologique, notamment les menaces et l’intimidation ; l’exploitation financière, notamment la fraude et l’extorsion ». (https ://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/organisation/publications-guides/bulletins-guides-operation-nels/residents-temporaires/travailleurs-etrangers/ travailleurs-vulnerables.html#preuves_de_violence). Le travailleur a la responsabilité de fournir les preuves de sa vulnérabilité. L’applicabilité de ce règlement et le nombre de cas reçus et de permis octroyés seront intéressants à observer.

• En juin 2019, une proposition de création de permis de travail liés à une profession donnée dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers était annon-cée sur le site de la Gazette du Canada. Ce permis a pour objectif d’accroitre la mobilité des travailleurs étrangers temporaires qui pourraient ainsi quitter un employeur afin d’occuper le même emploi chez un autre employeur. Cette mobilité sur le marché du travail doit toutefois se faire exclusivement entre employeurs déjà autorisés à employer des travailleurs temporaires et pourvus de postes vacants ayant pré-alablement été approuvés par une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT). Ce volet du changement de règlement proposé pourrait grandement limiter l’applicabilité et l’utilité de ce nouveau type de permis.

• Enfin, le fédéral annonçait en septembre 2019 un programme pilote d’accès à la résidence permanente pour les travailleurs temporaires dans le secteur

agroalimentaire afin de fidéliser la main d’œuvre. Ce programme devrait être mis en place en 2020.

Ces initiatives sont de bon augure et doivent être saluées, mais leur mise en œuvre et leur capacité à améliorer la pro-tection des droits fondamentaux des personnes travaillant au Canada et au Québec avec un titre de séjour temporaire restent à évaluer. En même temps, les employeurs continuent de faire pression sur les gouvernements pour élargir les possi-bilités de recrutement de travailleurs temporaires étant donné la rareté de la main d’œuvre dans certains secteurs d’emploi et pour les emplois à faible revenu, notamment dans les secteurs de la santé, de l’agriculture, de l’hôtellerie et de la restauration. La nouvelle tâche des chercheurs et des organisations de pro-tection des droits est d’assurer une vigilance quant à la mise en œuvre de ces politiques et de contribuer à l’éducation du grand public quant aux violations des droits fondamentaux auxquelles font face ces travailleurs. Les nouvelles mesures mises en place suggèrent une volonté de changement et enfin, la fin du statu quo.

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L’IDENTITÉ : MYTHES SUR LA PRÉSERVATION DE NOS VALEURS COMMUNES AINSI QUE LA PROTECTION DE LA LANGUE COMMUNE AU QUÉBEC. EST-CE QUE LES IMMIGRANTS CONTRIBUENT AU DÉCLIN DU FRANÇAIS AU QUÉBEC ET REPRÉSENTENT UNE MENACE POUR NOS VALEURS ?

LE MYTHE DE L’INVASION

Le mythe de l’invasion migratoire peut s’exprimer ainsi : la migration internationale atteint des proportions sans précédent. Ce mythe fait appel à l’idée que les pays développés, ou du Nord, sont envahis par des « hordes » de migrants et de migrantes. Cette notion est étroitement associée à la peur d’une menace, qu’elle soit identitaire ou économique. Pourtant, les chiffres sont loin d’appuyer cette perception.

La Division de la population des Nations Unies publie régulièrement des statistiques sur les personnes recensées dans un pays autre que leur pays de naissance. La notion de migrant implique non seulement le franchissement d’une frontière internationale, mais aussi celle de l’établissement dans un autre pays. Selon les données fournies par les Nations Unies, la proportion des personnes vivant en dehors de leur lieu de naissance dépasse à peine 3 % en 2015 : c’est dire que 97 % de la population mondiale vit « chez elle ». On est donc loin d’une invasion.

Une autre facette de ce mythe veut que la migration internationale ait augmenté considérablement au cours des dernières années. Or, toujours selon les mêmes données, depuis les années 1990, la proportion des migrants (personnes nées dans un autre pays) est restée relativement stable, toujours autour de 3 %. Pour les pays développés, cette proportion est passée de 7 à 11 % entre 1990 et 2015. Il s’agit d’une augmentation relativement faible qui fait ressortir que près de 90 % des personnes recensées dans les pays développés sont des « natives ». Ce n’est pas ma définition d’une invasion.

Si l’on considère le cas de l’Europe, où foisonnent les idéologies anti-immigration véhiculées surtout, mais pas uniquement, par les partis d’extrême droite, on pourrait s’attendre à ce qu’il y ait effectivement eu migration massive. Or, on constate que depuis les années 1990, l’évolution de la proportion des « étrangers » en Europe se compare à l’ensemble des pays développés. En France, où la fausse idée de la migration massive a été au cœur des arguments politiques du Front National lors de la dernière campagne présidentielle, les chiffres indiquent que les Français de naissance étaient toujours de 90 % en 2011, une proportion restée quasiment inchangée depuis les années 1920.

C’est en Amérique du Nord que l’augmentation a été la plus élevée, passant de 10 à 15 % entre 1990 et 2015. Certes, même si 15 % (en 2015) demeurent encore une proportion relativement petite, on pourrait penser que c’est cette augmentation qui a mis l’immigration au cœur de la dernière campagne présidentielle américaine. Ce sont en fait les Mexicains qui ont surtout été pointés du doigt alors même que le solde migratoire (entrées moins sorties) entre les États-Unis et le Mexique s’est inversé au cours des dernières années : il y a actuellement plus de Mexicains qui quittent les États-Unis qu’il y en a qui y entrent.

SECTION 2

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On pourrait penser que la préoccupation des gouvernements et de l’opinion publique est plutôt centrée sur l’idée d’une invasion des migrants irréguliers. Or encore ici de nombreuses études font état que la notion d’invasion ne correspond pas à la réalité statistique. Les migrants irréguliers constituent une très faible proportion de la population malgré un discours faisant constam-ment référence à la nécessité de s’attaquer à cette catégorie de migrants. De plus, il faut mentionner que la vaste majorité des migrants irréguliers sont entrés dans les pays avec des statuts réguliers. Dans ce contexte, on voit mal comment on peut justifier la construction de murs, réels ou virtuels, et l’investissement de milliards de dollars dans la technologie de contrôle des frontières pour s’attaquer à un phénomène « interne » aux pays.

Enfin, concernant les réfugiés, ici aussi les chiffres portent à réfléchir. La perception généralement véhiculée est que le monde fait face à une marée montante de personnes qui fuient des pays en guerre et que la situation peut devenir potentiellement hors de contrôle. Pourtant, les chiffres montrent que les réfugiés constituent une faible proportion de la population mondiale (0,3 %) et seulement 10 % de la migration internationale. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème. Cela veut dire que la question des réfugiés n’est pas un problème statistique en soi, mais relève plutôt du peu de respect pour la Convention de Genève sur les réfugiés et le refus des pays d’accueillir ces populations en détresse.

Bref, il faut mettre l’idée d’invasion dans la catégorie des statistiques de la peur trop souvent instrumentalisées par certains mouvements et partis politiques.

LA DIVERSITÉ : UN FAIT ACCOMPLI MÊME SANS IMMIGRATION

La diversité est maintenant une réalité incontestable et ne peut aller qu’en augmentant même si on arrêtait aujourd’hui toute immigration. Le Québec est d’ores et déjà une société résolument pluraliste.

L’an dernier (2017), Statistique Canada a publié des projections de la population selon divers indicateurs de diversité de 2011 à 2036. Pour les besoins de la présente discussion, nous allons examiner le scénario « zéro immigration », c’est-à-dire qu’entre 2011 et 2036 le Canada et le Québec n’accepteraient aucun immigrant. Déjà, on peut dire qu’un tel scénario n’est pas réaliste dans la mesure où, d’une part, il est entré plusieurs milliers d’immigrants depuis 2011 et, d’autre part, il est évident que les niveaux d’immigration demeureront encore élevés pour quelques années encore.

Néanmoins, que serait-il arrivé si on avait bloqué toute immigration depuis 2011 ? Évidemment, avec un tel scénario, le pourcentage de la population immigrante diminuerait, mais très faiblement, passant de 13 % en 2011 à 12 % en 2036 pour l’ensemble du Québec. Pour le Montréal métropolitain, on passerait de 23 à 20 %. Par contre, tous les autres indicateurs de diversité continueraient à augmenter. Par exemple, si l’on combine le pourcentage d’immigrants et la 2e génération, on passe de 22 à 24 % pour le Québec et de 38 à 41 % pour le Montréal métropolitain. Il en va de même pour la part des minorités visibles dans la population du Québec (de 11 à 16 %) et du grand Montréal (de 20 à 27 %). Enfin, l’évolution de la diversité religieuse va dans le même sens, même si l’augmentation des groupes non chrétiens est faible : de 6 à 7 % entre 2011 et 2036 pour le Québec et de 11 à 12 % pour le Montréal métropolitain.

La diversification de la population du Québec n’est pas un phénomène récent, elle est en marche depuis les années 1980. Néanmoins, ce qui importe aujourd’hui, c’est de constater que la diversité fait d’ores et déjà partie intégrante de la société et qu’elle est là pour durer.

Diminuer l’immigration, voire même l’arrêter, ne changerait rien au fait que le Québec n’est plus ce qu’il était, c.-à-d. homogène, et il n’est plus possible de revenir en arrière. Toutes les discussions actuelles sur les niveaux d’immigration occultent le fait que c’est maintenant qu’il faut se préoccuper de l’intégration.

MISE À JOUR : On a beaucoup parlé durant la campagne électorale sur la nécessité de recruter des immigrants francophones. Et la CAQ et le PQ veulent augmenter considérablement la part des francophones dans l’immigration au Québec. On peut se demander d’où viendraient ces immigrants avec un tel scénario. Selon les projections réalisées par Richard Marcoux et

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Laurent Richard de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF, 2017), le bassin le plus important de francophones se trouvera en Afrique, surtout en Afrique de l’Ouest et Centrale. Ce scénario participerait encore plus à la diversification de la population du Québec. Les projections ne visent pas à faire peur, mais à prendre acte et préparer l’avenir avec des programmes d’intégration qui tiennent compte de la diversité actuelle et à venir.

(Sur les projections de Marcoux et Richard, voir : https ://www.odsef.fss.ulaval.ca/sites/odsef.fss.ulaval.ca/files/rapport_cic_1_tendances_demographiques.

LE TEST DES VALEURS QUÉBÉCOISES : QUELLES VALEURS ?

La campagne électorale a fait largement écho aux valeurs québécoises que devraient respecter les immigrants. Outre que les débats donnent l’impression que les immigrants déjà admis ne respecteraient pas ces valeurs, ils laissent également entendre que ceux-ci ne seraient pas assujettis à ces valeurs.

Or, personne ne mentionne le fait que depuis mars 2015, les immigrants doivent signer une déclaration sur les valeurs communes de la société québécoise. Quelles sont ces valeurs communes ?

• Le Québec est une société libre et démocratique.

• Les pouvoirs politiques et religieux au Québec sont séparés.

• Le Québec est une société pluraliste.

• La société québécoise est basée sur la primauté du droit.

• Les femmes et les hommes ont les mêmes droits.

• L’exercice des droits et libertés de la personne doit se faire dans le respect de ceux d’autrui et du bien-être général.

• La société québécoise est aussi régie par la Charte de la langue française qui fait du français la langue officielle du Québec. En conséquence, le français est la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires.

Déclaration :« Comprenant la portée et la signification de ce qui précède et acceptant de respecter les valeurs communes de la société québécoise, je déclare vouloir vivre au Québec dans le cadre et le respect de ses valeurs communes et vouloir apprendre le français, si je ne le parle pas déjà. »

Qui dit mieux ? Les valeurs communes mentionnées dans la déclaration constituent un ensemble qui fait largement consensus. Peut-on aller au-delà de cette déclaration ? Peut-être, s’il existait au Québec d’autres valeurs qui rallieraient tout le monde. NON, si nous sommes en présence d’une pluralité de valeurs.

Jusqu’à présent, lorsqu’il a été question de valeurs québécoises, personne à ma connaissance n’a réussi à en établir une liste qui fasse consensus au-delà de ce qui est présenté plus haut. Même la notion « culture majoritaire », au cœur de la notion d’inter-culturalisme, demeure vague. J’ai soulevé cette question dans mon compte-rendu du livre de Gérard Bouchard (L’interculturalisme, Boréal, 2012) : « La première question que suscite l’interculturalisme tel que proposé par Gérard Bouchard concerne la définition des cultures majoritaire, minoritaire et commune. S’agissant de cette dernière, on ne sait pas très bien de quoi il s’agit outre qu’elle doit s’exprimer en français. Pour le reste, la notion reste floue et difficilement identifiable. Gérard Bouchard le reconnaît d’ailleurs lorsqu’il affirme (p. 70) que les contenus de la culture commune « se prêtent mal à une définition précise de l’ordre de l’inventaire, hormis ceux qui sont inscrits dans les lois et dans la charte » (voir Cahiers québécois de démographie, 2013).

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Pourquoi autant de difficultés à définir d’autres valeurs communes ? Parce que la diversité en termes de valeurs ne s’explique pas uniquement par l’appartenance ethnoculturelle, mais aussi par la classe sociale, la profession, le genre ou l’habitat (rural urbain). Le clivage le plus important pourrait bien être de nature intergénérationnelle. Chaque génération façonne sa mémoire à partir de ses expériences historiques propres.

Évidemment, signer une déclaration ne garantit pas le respect éventuel des valeurs fondamentales incluses dans la déclaration. Le non-respect de ces valeurs demeure inadmissible pour tout le monde, y compris pour les non-immigrants.

LE MYTHE DU DÉCLIN DU FRANÇAIS OU DU BON USAGE DES INDICATEURS LINGUISTIQUES

Les propos du journaliste Michel C. Auger sur le mythe du déclin du français au Québec a reçu un important écho dans les médias, y compris une présence remarquée à l’émission de Radio-Canada « Tout le monde en parle ». Michel C. Auger utilise plusieurs chiffres pour justifier son argument, en particulier le chiffre de 94,5 % de personnes qui connaissent suffisamment le français pour soutenir une conversation. Même si cet indicateur peut être critiqué pour son caractère subjectif, d’autres indicateurs plus fiables lui donnent raison.

Depuis plusieurs années, j’argumente que le débat linguistique doit être basé sur des indicateurs appropriés. Quels sont-ils ? Pour évaluer l’état du français au Québec, il existe plusieurs indicateurs et en soi aucun n’est supérieur à un autre. Tout dépend des objectifs poursuivis.

Si l’on veut mesurer l’assimilation, la langue parlée à la maison combinée à la langue maternelle permet de voir dans quelle mesure il y a eu transfert linguistique vers le français. Ainsi, les personnes de langue maternelle autre que le français et qui parlent le français à la maison ont fait un transfert vers le français. Ces deux indicateurs donnent une idée du degré de l’assimilation vers le français. Ce genre d’approche a été très utilisé dans le passé pour étudier l’assimilation des Canadiens français hors Québec ou pour mesurer le poids des Canadiens français du Québec dans l’ensemble du Canada. La langue maternelle est étroitement associée à l’origine nationale et permet de suivre l’évolution des groupes ethniques.

Aussi intéressantes soient-elles, ces catégories linguistiques ne sont pas appropriées pour mesurer l’état du français au Québec en fonction de la politique linguistique du Québec. Cette politique, établie par la loi 101 et la politique d’immigration et d’intégration, poursuit deux objectifs de base : développer un modèle d’intégration pluraliste (non-assimilationnisme) et faire du français la langue publique commune. (D’une certaine façon, en matière d’intervention linguistique, le choix ne peut se limiter qu’à la sphère publique, car le gouvernement ne peut pas légiférer pour changer la langue maternelle ni forcer les personnes à parler le français à la maison.)

Ce sont donc des indicateurs linguistiques dans la sphère publique qu’il nous faut. En 1997, le Conseil supérieur de la langue française a proposé un nouvel indicateur de langue publique basé sur une série de questions sur l’utilisation du français dans la sphère publique. À cette époque, c’est l’indicateur qui donnait le plus haut pourcentage de francophones au Québec (87 %).

Malgré le nouveau besoin d’indicateurs linguistiques en lien avec les objectifs politiques des années 1990, l’Office québécois de la langue française, l’institution responsable de faire le suivi du français au Québec, n’a pas poursuivi sa recommandation de 1997 sur la nécessité de produire des indicateurs de langue publique. Ce n’est que très récemment, soit en 2016, que l’Office a produit une série d’indicateurs sur l’utilisation du français au travail et à l’école.

Ces indicateurs montrent que plus de 80 % des personnes utilisent le français au travail. En ce qui concerne le monde scolaire, le français est utilisé à 90 % (niveaux prématernelle, primaire et secondaire) : une augmentation importante depuis 1971 alors que le français n’était utilisé qu’à 64 %.

On est loin du déclin de langue française au Québec.

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MISE À JOUR : Voir Victor Piché (2011), « Catégories ethniques et linguistiques au Québec : quand compter est une question de survie », Cahiers québécois de démographie, 40 (1) : 139-154.

ÉCHEC DE LA FRANCISATION OU ÉCHEC DES PROGRAMMES DE FRANCISATION ?

On a beaucoup parlé « langue » ces jours-ci. Dans les médias, « on a parlé d’échec de la francisation » suite au rapport de la vérificatrice générale du Québec et du « recul du français au travail » révélé par les dernières données de Statistique Canada. Ces titres sont tendancieux. Ils peuvent même dans certains cas provoquer des dérives identitaires comme celle proposant de réduire l’immigration et de miser sur la hausse de la natalité pour préserver l’identité québécoise (voir les propos de François Legault tels que rapportés dans Le Devoir du 25 novembre 2017).

Deux publications ont particulièrement retenu l’attention des médias. Le premier document est celui de la vérificatrice générale sur la francisation des immigrants. Deux constats méritent d’être retenus : d’une part, seulement le tiers des immigrants qui ne connaissant pas le français à l’arrivée ont suivi des cours de français et, d’autre part, la vaste majorité de ceux qui ont suivi les cours n’ont pas atteint le seuil d’autonomie langagière. Peut-on pour autant parler d’échec de la francisation des immigrants au Québec ? Ne faudrait-il pas plutôt parler d’échec des programmes de francisation ?

Le rapport de la vérificatrice générale nous fournit d’autres indications qui permettent de relativiser et de nuancer l’ampleur de la situation. Par exemple, le suivi d’une cohorte (les immigrants arrivés au Québec en 2013) est très instructif en ce qu’il permet de cibler les personnes éligibles pour les cours de francisation. Des 51 976 immigrants de cette cohorte, il faut retrancher les moins de 16 ans (11 030 personnes) qui ne sont pas visés par les cours et ceux qui connaissent déjà le français (25 991). Il reste donc 14 955 personnes éligibles, ce qui représente 29 % de l’ensemble de la cohorte. On constate donc que plus de 70 % des immigrants ne sont pas visés par ce constat d’échec des programmes.

Par ailleurs, la francisation va bien au-delà de la performance des programmes. Elle se situe dans le cadre plus global de la politique de francisation québécoise. Cette politique est consignée dans l’« Énoncé de politique d’immigration et d’intégration » adoptée en 1990. L’objectif de la politique est de promouvoir le français comme langue commune de la vie publique. Si l’on veut faire le suivi de cette politique, il faut avoir recours à des indicateurs de la langue publique commune et non comme on le fait trop souvent à la langue maternelle ou la langue parlée à la maison.

C’est dans ce contexte qu’il faut situer les dernières données fournies par Statistique Canada sur la langue de travail. On a surtout retenu de cette publication le fait que le français au travail a subi un recul de 2,7 points en dix ans. Cette diminution est due à l’augmentation de l’utilisation du français et de l’anglais au travail (bilinguisme). On peut faire l’hypothèse que cette évolution n’est pas reliée à l’immigration, mais plutôt aux transformations importantes du marché de travail liées à la mondialisation et son effet sur l’utilisation de l’anglais comme langue des échanges économiques.

Petite parenthèse : sans entrer dans le détail, l’idée de recul est basée sur un très petit chiffre. On parle de 2,7 points en 10 ans. Or, d’un recensement à l’autre, il se peut qu’une même personne évalue différemment le temps de travail passé en français ou en anglais. La question suggère quatre réponses possibles :

• occasionnellement (moins de 50 %) ;

• régulièrement (50-89 %) ;

• généralement (90-99 %) ; et

• exclusivement (100 %).

Les réponses à ce genre de questions (p. ex. estimation du temps) revêtent un caractère subjectif et sont très fluides dans le temps. Il faut donc être très prudent dans l’interprétation des différences sur 10 ans.

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Outre la langue de travail, une autre dimension importante de la langue publique concerne l’éducation. Deux rapports récents de l’OQLF (2017) ont révélé que l’utilisation du français à l’école a atteint 90 % en 2015 (niveaux prématernel, primaire et secondaire combinés). L’évolution a été particulièrement frappante sur l’Île de Montréal où l’utilisation du français dans les écoles a augmenté de 64 % en 1971 à 80 % en 2015.

Bref, on ne peut pas parler de l’échec de la francisation au Québec. Par contre, le constat d’échec des programmes de francisation demeure inquiétant et appelle une révision radicale de l’approche actuelle. Selon le rapport de la vérificatrice générale, cet échec des programmes est dû entre autres à l’insuffisance de l’offre de cours, la complexité du mode d’inscription et le calendrier pas toujours adapté. Il y a là des pistes d’action qui méritent une attention immédiate.

IMMIGRATION, LANGUE ET RÉTENTION : LES FAITS

Selon Monsieur Legault, le fait que le Québec ait perdu 13 000 immigrants l’année dernière démontrerait l’échec de la politique d’immigration du Québec. Ce n’est pas ce qu’indiquent les statistiques. Une étude du Ministère de l’Immigration [voir « Présence en 2016 des immigrants admis entre 2005-2014 »] montre que la proportion des immigrants arrivés entre 2005 et 2014 et toujours présents en 2016 (ce que l’on appelle le taux de rétention) est passée de 67 % en 2005 à 75 % en 2014. Pour le Montréal métropolitain, le taux de rétention est présentement de 80,5 %. Donc, les chiffres récents montrent plutôt une amélioration significative.

Cette amélioration est due principalement au changement dans la composition « linguistique » de l’immigration depuis les années 2000. Selon la même étude, entre les deux périodes 1991-95 et 2011-2015, le pourcentage des personnes immigrantes qui connaissent le français est passé de 35 à 60.

Ce qui importe ici, du point de vue de la rétention, c’est de souligner que les taux de rétention varient selon la connaissance du français : plus on connaît le français, moins on quitte le Québec. Il est difficile avec ces statistiques de parler d’échec de la politique d’immigration du Québec.

Selon les chiffres récents, largement diffusés dans les médias, la proportion des immigrants connaissant le français à leur arrivée serait maintenant de l’ordre de 47 % pour 2016 et de 42 % pour 2017. Cette diminution dans la connaissance du français à l’arrivée s’explique principalement par l’augmentation importante de réfugiés au cours de ces deux années (9 % en 2010 versus 17 % en 2015).

L’origine des travailleurs qualifiés a également changé depuis quelques années et pourrait constituer un autre facteur explicatif. Ceux-ci sont plus nombreux en provenance des pays d’Asie (et donc moins francophones). Le dernier bulletin statistique du ministère mentionne que des modifications ont été apportées en mars 2017 à la grille de sélection visant à donner plus de points à la connaissance du français. Il est encore trop tôt pour en mesurer les effets.

En bref, on doit conclure que les deux dernières années ne sont pas représentatives ; ce serait une erreur de tirer des conclusions politiques sur celles-ci.

Les chiffres présentés ici ne permettent pas de conclure à l’échec de la politique d’immigration québécoise. Si l’on veut parler d’échec, c’est vers la politique d’intégration, tant linguistique qu’économique, que l’on doit se tourner.

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Richard Marcoux est professeur titulaire et directeur de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF) à l’Université Laval. Il est coordonnateur du Groupe interuniversitaire d’études et de recherches sur les sociétés africaines.

Avant d’aborder la francisation des immigrants, revenons à l’immigration francophone, une idée qui revient continuel-lement dans le discours public et politique et qui n’est pas spécifique au Québec. En effet, dans le souci de soutenir ses minorités linguistiques, le Canada se préoccupe de maintenir le poids démographique des francophones dans ses provinces et territoires où les résidents de l’autre langue officielle sont largement majoritaires. Depuis le début des années 2000, le Gouvernement fédéral a mis en place différentes mesures afin de favoriser le flux d’immigrants francophones. Réunis à Whitehorse en juillet 2016 dans le cadre du Conseil de la fédération, les premiers ministres des provinces et territoires canadiens sont allés encore plus loin et ont entériné une cible d’immigration francophone à l’extérieur du Québec, jamais atteinte à ce jour, soit 5 % (Orfali, 2016). Une telle cible corres-pond, pour les années 2010, à environ 6 500 personnes ayant une maîtrise du français et qui s’établiraient annuellement hors du Québec parmi les immigrants de la catégorie éco-nomique. Les plus récentes statistiques indiquent toutefois que le nombre annuel d’immigrants résidents permanents et francophones de cette catégorie, établis au Canada en dehors du Québec, a oscillé entre 1 200 et 1 600 annuellement. On semble donc très loin du compte !

Comme souligné au chapitre précédent, on a observé au Québec au cours des dernières années une diminution de la proportion d’immigrants qui ont une connaissance du fran-çais à leur arrivée. Pourtant le nombre de francophones sur la planète ne cesse d’augmenter et serait même estimé à 300

ATTIRER LES IMMIGRANTS FRANCOPHONES : ET SI ON CHERCHAIT AUTREMENT ?

millions actuellement. Serait-il possible que les stratégies de recrutement canadiennes et québécoises ne soient pas au diapason des transformations profondes que connaît l’espace francophone international ?

Depuis le début des années 2000, nous n’avons de cesse de rappeler que l’avenir démographique de la Francophonie se situe en Afrique. Par exemple, dans un ensemble composé d’une quarantaine d’États, nous avons pu évaluer à 36 mil-lions l’augmentation du nombre de francophones de 2010 à 2018, en soulignant surtout que 90 % de cette augmentation provient du continent africain. Or, dans leurs démarches de recrutement, le Canada et le Québec semblent porteur d’un biais eurocentriste et avoir de la difficulté à imaginer qu’une immigration francophone puisse provenir hors de la France et de l’Europe, bassins traditionnels de l’immigration franco-phone d’établissement depuis... 1608 !

Par exemple, « Destination Canada » est un programme fédéral qui s’adresse aux candidats francophones qui cherchent des opportunités au Canada hors Québec. Dans le cadre de ce programme, le Forum Mobilité réunit annuellement, à Paris et à Bruxelles, des candidats à l’immigration et de potentiels employeurs au Canada. Pour avoir eu l’occasion d’y participer à titre d’observateur, il ne fait aucun doute qu’on réussit à y dénicher d’excellentes candidatures, mais est-ce porteur pour l’avenir de continuer à tenir ces activités uniquement dans ces deux villes alors que les francophones se trouvent et se trouveront encore davantage au sud du continent européen ?

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Un autre exemple est le programme Expérience internationale Canada (EIC) qui offre aux jeunes l’occasion de voyager et/ou de travailler au Canada. Il se compose de trois sous-pro-grammes :

• Vacances-travail ;

• Jeunes professionnels ; et

• Stage coopération internationale.

On trouve une liste de 33 pays qui participent à ce vaste pro-gramme, mais on compte seulement trois pays francophones (France, Belgique, Suisse) et aucun pays du continent africain.

Depuis les années 1960, suivant la doctrine Gérin-Lajoie, le Québec assure sa présence sur la scène internationale notam-ment par la mise en place de délégations officielles dans une douzaine de villes — dont Bruxelles, Londres, Mexico, Munich, Rome, Tokyo et aux États-Unis à Atlanta, Boston, Chicago et Los Angeles — de même que de « Bureaux du Québec » qui offrent des services dans un nombre limité de secteurs dans une quinzaine d’autres villes du monde. Si la Délégation générale du Québec à Paris, inaugurée en 1961, est la plus ancienne, ce n’est que 55 ans plus tard que sera inaugurée une telle délégation en Afrique, celle de Dakar. Il était temps ! Avec des Bureaux du Québec ouverts à Abidjan et Rabat au cours des deux dernières années, l’Afrique ne semble que très récemment être un continent d’intérêt pour les autorités québécoises. Mieux vaut tard que jamais !

Bref, alors que les plaques tectoniques de la Francophonie sont en mouvement et reconfigurent complètement l’espace international, le Canada et le Québec doivent absolument revoir leur approche en matière de politiques migratoires de façon à l’ajuster à ces nouvelles réalités. La très forte crois-sance de francophones en Afrique de l’ouest et centrale est portée par la démographie, bien sûr, mais surtout par les investissements importants dans le secteur de l’éducation et de la formation. Or, ces mêmes investissements font en sorte que de plus en plus de jeunes francophones d’Afrique présentent des caractéristiques qui répondent aux critères retenus pour immigrer au Québec et au Canada. Ces jeunes n’ont d’ailleurs pas attendu que les politiques se mettent en place puisque les données du recensement de 2016 révèlent en effet que « l’Afrique est maintenant le deuxième continent en importance du point de vue de l’immigration récente au Canada, ayant surpassé l’Europe à ce chapitre, qui occupe la troisième place » (Statistique Canada, 2017 : 4). Les cibles fixées par le Québec et le Canada en matière de migrants qui maîtrisent la langue française sont très modestes eu égard au demi-milliard de francophones que l’on pourrait compter sur la planète d’ici 2050... et que 90 % des jeunes francophones de moins de 35 ans se trouveront sur le continent africain.

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L’IMPACT DES SONDAGES

L’IMPACT DE L’IMMIGRATION : LES SONDAGES SONT-ILS UTILES ?

Les sondages d’opinion sur l’immigration nous assaillent régulièrement. Malheureusement, ces sondages ne sont pas d’une grande utilité du point de vue de leur contribution à la fois aux débats publics et à la formulation de politiques migratoires.

Prenons comme exemple le dernier sondage d’IPSOS (septembre 2017) qui a été largement commenté dans les médias ces jours-ci. Ce sondage porte sur les effets de l’immigration, en particulier les effets économiques. Il s’agit d’une question fort complexe et cela se reflète dans les réponses : près de 40 % des personnes interrogées disent ne pas avoir d’idée sur la question (ils restent neutres) ou disent ne pas savoir. Il n’en reste pas moins que 60 % des personnes interrogées ont leur petite idée là-dessus.

Quand on y regarde de près, on constate que les résultats présentés peuvent laisser place à plusieurs interprétations. Ainsi, à la question « Quel est l’effet de l’immigration de façon globale ? », on pourrait titrer : « Seule une minorité (21 %) pense que l’immi-gration est positive ». Mais on pourrait aussi titrer : « Seule une minorité (42 %) pense que l’immigration est négative ». Il est clair que les deux titres ne donnent pas la même impression pour le lecteur. Le premier chiffre peut être utilisé par les opposants à l’immigration alors que les personnes plus ouvertes à l’immigration utiliseront le deuxième chiffre.

Quand les questions sont plus spécifiques, les réponses sont un peu moins tranchées et les opinions négatives diminuent de façon significative. Par exemple, à la question « Êtes-vous d’accord ou non avec l’énoncé que l’immigration est bonne pour l’écono-mie ? », 36 % répondent « non » alors que 28 % répondent « oui ». À la question « Êtes-vous d’accord avec l’énoncé que l’immigration rend plus difficile de trouver un emploi pour les natifs ? », 31 % répondent « oui » et 27 % « non ». Sur ces questions plus spéci-fiques, on constate qu’un bon tiers n’est ni d’accord ni en désaccord (en plus des 5 % qui disent ne pas savoir). Donc, lorsque les questions font référence à des situations concrètes (économie, emploi), on constate que l’opinion publique est divisée et que l’on ne peut pas parler de polarisation, comme le laisseraient croire les réponses à la question plus générale.

Par ailleurs, on peut interpréter les proportions de réponses négatives (entre 35 et 40 %) de plusieurs façons. Pour plusieurs personnes, ce pourcentage peut paraître élevé. Mais on peut l’interpréter différemment : en effet, compte tenu de l’avalanche des discours négatifs sur l’immigration en ce moment, que ce soit dans les médias ou dans les propos des politiciens, il est même surprenant que ce chiffre ne soit pas plus élevé.

Que dire maintenant des différences entre les opinions d’un pays à l’autre ? Par exemple, les réponses positives quant à l’impact économique de l’immigration vont de 50 % en Arabie Saoudite à 9 % en Hongrie. Au Canada, cette proportion se situe autour de 43 % (le Canada occupe le 5e rang sur 24 pays), alors que le pourcentage pour la France est de 16 (20e rang). Sans une compréhension des contextes politiques et économiques spécifiques, ces chiffres n’ont pas beaucoup de sens.

En outre, les écarts pourraient s’expliquer aussi par l’impact des discours d’ouverture ou de fermeture : plus les discours officiels sont positifs, plus les perceptions le sont également. Et vice versa. Ce n’est pas par hasard si la France se retrouve au 20e rang, avec la politisation de l’immigration par les partis de droite et d’extrême droite, et que la Hongrie se retrouve presque au dernier rang. Il faut se rappeler que ce pays a carrément fermé ses frontières aux réfugiés et que de nombreux reportages ont documenté

SECTION 3

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la brutalité policière aux frontières.

Citons en terminant un résultat fort important et qui va à l’encontre des idées reçues : en effet, le sondage montre qu’il existe un lien positif entre les niveaux d’immigration et les perceptions : plus les niveaux sont élevés, plus les perceptions sont positives. Cela expliquerait pourquoi les pays d’immigration (p. ex. Grande-Bretagne, Canada, Australie et les États-Unis) se retrouvent en tête de peloton.

Bref, les réponses aux sondages d’opinions sur des questions aussi complexes que celle de l’impact de l’immigration apporte peu d’éclairage à notre compréhension et à l’élaboration de politiques publiques. Par contre, les sondages d’opinion pourraient être utiles pour orienter des programmes d’information et de sensibilisations aux effets réels de l’immigration. Malheureusement, très peu de gouvernements s’engagent dans cette voie.

UN SONDAGE À L’APPUI DE L’ACTION

J’ai déjà eu l’occasion d’écrire à quel point les sondages d’opinion (voir ci-haut) sur l’immigration ne sont pas très utiles pour certains sujets lorsqu’ils ne sont pas confrontés aux faits réels. Par exemple, les sondés peuvent bien répondre que l’immigration a un impact négatif sur l’économie ou la société, mais encore faut-il rappeler que cela va à l’encontre des nombreuses recherches qui disent le contraire.

Par contre, un sondage peut être utile pour mettre sur pied des mesures qui tiennent compte des opinions des personnes auprès desquelles on veut intervenir. C’est le cas du sondage Léger commandité par le Bureau d’intégration des nouveaux arrivants à Montréal (BINAM). Il s’agit d’un sondage sur l’immigration, réalisé entre le 23 novembre et le 2 décembre 2017 auprès de 1096 personnes de 18 ans et plus provenant de la région de Montréal. Le BINAM est un organisme rattaché à la ville de Montréal et se donne comme objectif d’élaborer une stratégie anti-rumeurs (voir mise à jour).

Plusieurs constatations peuvent d’ores et déjà éclairer les actions. Premièrement, il permet de constater que dans l’ensemble les résultats sont fort positifs. Exemples :

• peu de mentions négatives face à l’immigration (environ 10 %) ;

• 64 % considèrent que les nouveaux arrivants sont un atout pour la ville ;

• 61 % pensent que les relations entre les Montréalais et les nouveaux arrivants sont plutôt harmonieuses ;

• la majorité des répondants ne sont pas d’accord avec les préjugés sur les compétences au travail des nouveaux immigrants (p. ex. leur moindre productivité).

Ce panorama plutôt positif est d’autant plus surprenant que plus de la moitié des répondants (56 %) disent ne pas avoir de nouveaux arrivants dans leur entourage immédiat, et cela malgré que près de 70 % de ceux-ci proviennent de l’île de Montréal où se concentrent les immigrants. Or on sait que les perceptions négatives sont plus répandues dans les régions où il y a peu d’immigrants.

Il serait intéressant dans des analyses plus approfondies de voir si les perceptions du groupe ayant des immigrants dans son entourage sont effectivement plus positives que les autres. Si tel est le cas, les actions pourraient se concentrer dans des secteurs géographiques à faible représentation immigrante.

Deuxième constatation : il semble que les opinions des répondants sont généralement plus positives que celles qui circulent autour d’eux. Les rumeurs entendues par les répondants au cours de la dernière année indiqueraient que l’entourage est plutôt hostile à l’immigration. Quelques exemples de rumeurs entendues :

• « Il y a trop d’immigrants à Montréal ».

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• « Les immigrants sont une menace pour la langue française ».

• « Les immigrants sont des voleurs de jobs ».

Ce résultat est difficile à interpréter. Il faudra approfondir davantage cette question afin de voir d’où proviennent ces rumeurs, comment elles circulent et sur quoi elles sont basées.

Troisième constatation : il y a peu de mentions de la discrimination lorsqu’il est question d’intégration au marché de travail. Les raisons principales données sur les difficultés d’intégration économique sont la langue et la non-reconnaissance des diplômes. Pour une minorité de personnes, le port de signes religieux est également mentionné comme facteur pouvant affecter négativement l’intégration au marché de travail. Le racisme et la xénophobie n’apparaissent pas en tant que tel comme facteurs même si les répondants pouvaient donner jusqu’à trois réponses. Sur la question plus générale concernant l’accueil des Montréalais, à peine 6 % de l’échantillon mentionne le racisme et la xénophobie comme raisons du mauvais accueil.

Ce résultat porte à réfléchir. Il paraît étonnant compte tenu des nombreux débats récents concernant la discrimination et le racisme au Québec. On pourrait argumenter que si l’on posait directement la question — « croyez-vous qu’il y a du racisme et de la xénophobie ? » — plusieurs personnes répondraient « oui ». Mais quand on laisse les personnes interrogées donner elles-mêmes les raisons des difficultés d’intégration, comme dans le présent sondage, très peu mentionnent « spontanément » la discrimination et le racisme. Ce résultat, combiné avec les perceptions positives sur l’immigration, devrait teinter le contenu des messages anti-rumeurs. Les messages trop négatifs donnant l’impression que la discrimination est généralisée ou encore que l’immigration est perçue négativement sont souvent rébarbatifs et contreproductifs.

Enfin, le sondage devrait permettre de cibler davantage les interventions. Inutile d’intervenir auprès des gens déjà convaincus. Deux groupes devraient être particulièrement ciblés. Le premier groupe concerne les personnes qui répondent « ne sait pas ». Selon les questions, ce groupe peut varier entre 10 et 20 %. C’est le groupe qui est le plus susceptible de réagir favorablement aux interventions anti-rumeurs. Déjà influencer ce groupe représenterait un résultat important de la stratégie.

Le deuxième groupe est plus problématique et inclut les personnes qui ont des perceptions négatives basées sur des « rumeurs ». S’il s’agit de personnes irréductibles, les interventions risquent d’être moins efficaces. Néanmoins, le plus grand défi pour la stratégie anti-rumeurs est de rejoindre ce groupe et de tenter de l’influencer.

Dans les deux cas, une première étape essentielle consisterait à les caractériser : âge, sexe, origine nationale, classe sociale, lieu de résidence, éducation, etc.

Une dernière utilité du sondage-action mérite d’être soulignée. En effet, toute stratégie doit prévoir des mécanismes d’évaluation. Le sondage est un bon point de départ pour faire le suivi (« monitoring ») des actions entreprises. Dans ce cas, il faut répéter le sondage avec autant que possible la même méthodologie.

ENCORE UN SONDAGE DIFFICILE À INTERPRÉTER

IPSOS, une société internationale de marketing d’opinion, vient de livrer un nouveau sondage dont quelques questions portent sur l’immigration. Un résultat en particulier m’a laissé perplexe et donne à penser que la perception négative face à l’immigration, telle que mesurée dans le sondage, serait quelque peu exagérée.

Voyons-y de plus près. Ce sondage, rapporté dans La Presse du 27 mai dernier, a été réalisé entre le 29 avril et le 2 mai 2018 auprès de 2001 personnes. Tel que rapporté par La Presse, 76 % des personnes interviewées ont répondu que « les immigrants imposent trop souvent leurs valeurs et leur religion ». Ce chiffre est pour le moins surprenant.

Dans un autre sondage Léger et Léger effectué pour le Bureau d’intégration des nouveaux arrivants à Montréal, seulement 42 % des répondants de la région de Montréal étaient d’accord avec l’énoncé suivant : « les immigrants cherchent à nous imposer leur culture ». C’est le mot « imposer » qui rend les deux questions fort similaires. Or, si l’on retient ce 42 % pour la région de Montréal,

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même en supposant que le reste du Québec a répondu « oui » à 100 % (ce qui est improbable), on n’arrive pas au pourcentage de 76 %.

Comment réconcilier cette différence ? Faisons l’hypothèse que les deux sondages sont valables. Trois facteurs peuvent intervenir pour expliquer les écarts :

1. Il s’agit de deux entreprises de sondage différentes avec leur propre méthodologie, en particulier en ce qui concerne le choix des répondants (échantillonnage).

2. Le vocabulaire est différent : dans un cas (IPSOS), on parle de « trop souvent » ; dans le cas de Léger & Léger, on ne men-tionne pas de fréquence. On peut penser que la notion de « trop souvent » est très subjective et est comprise de façon variable selon les personnes.

3. Les opinions peuvent changer dans le temps : il y a environ 5 mois de délai entre les deux sondages (23 novembre — 2 décembre 2017 versus 29 avril — 2 mai 2018).

Même si les trois facteurs peuvent avoir joué, j’opterais personnellement pour le deuxième facteur. En ce qui concerne l’échan-tillonnage, les deux entreprises de sondage sont généralement reconnues pour leur rigueur. Et je ne pense pas que les opinions peuvent changer autant en 5 mois, sauf s’il y avait eu un évènement catastrophique pouvant durcir les opinions. Je n’en vois pas. Ceci dit, je ne voudrais pas minimiser l’importance des perceptions négatives face à l’immigration au Québec. Celles-ci existent et concernent une partie suffisamment importante de la population pour que l’on en tienne compte.

Un autre résultat m’a également frappé dans le sondage d’IPSOS. Le taux de confiance envers les scientifiques (chercheurs et professeurs d’université) est de 85 %, comparé à 18 % pour les politiciens ! Comment comprendre alors que les perceptions soient si négatives quand on constate que les analyses scientifiques donnent généralement une vision positive de l’immigration. Peut-on penser que les discours politiques présentant l’immigration comme un problème plutôt que comme un atout ont fait leur œuvre ?

Un point est rassurant : les perceptions des Montréalais sont généralement positives en matière d’immigration. Ne faudrait-il pas laisser à ceux-ci l’initiative de « gérer leur diversité » ?

LES SONDAGES D’OPINION OU L’EFFET MIROIR

Selon le dernier sondage CROP commandité par Radio-Canada, une majorité de Québécois et de Québécoises (les deux tiers environ) serait en faveur d’une réduction de l’immigration et d’une loi interdisant le port de signes religieux pour les personnes en position d’autorité, y compris les enseignants et les enseignantes.

Doit-on s’en surprendre ? Pas du tout. C’est l’effet miroir qui joue à plein ici. À force de se faire dire par deux partis politiques majeurs — dont un est au pouvoir — qu’il y a trop d’immigrants et de femmes voilées, pas étonnant que l’opinion publique renvoie l’image façonnée par les discours politiques. Il est même surprenant qu’un tiers des personnes sondées ne soit pas d’accord.

Pourtant, les faits ne justifient pas ce discours. Le Québec est en période de pénurie de main d’œuvre. Les taux de francisation de l’immigration se sont améliorés. Les études récentes, grâce à de nouvelles données plus appropriées montrent que les effets éco-nomiques de l’immigration sont positifs. La proportion de musulmans au Québec est très faible (environ 4 %). Le port de signes religieux concerne une infime partie de la population. Bref, rien ne justifie la peur véhiculée par le discours politique dominant.

Dans un blogue précédent, je posais la question de l’utilité des sondages d’opinion du point de vue de leur contribution à notre compréhension des questions d’immigration et à l’élaboration des politiques publiques. Si ceux-ci ne visent qu’à conforter les discours dominants, au détriment des faits, on entre dans une spirale de cercle vicieux.

Ceci dit, les sondages d’opinion pourraient être utiles pour orienter des programmes d’information et de sensibilisation des populations aux effets réels de l’immigration. Malheureusement, ce n’est pas la voie choisie par le gouvernement actuel.

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QU’Y A-T-IL DANS UN CHIFFRE ? LA MESURE DE L’OPINION PUBLIQUE SUR LES NIVEAUX D’IMMIGRATION Jack Jedwab est président et directeur général de l’Association d’études canadiennes et de l’Institut candien pour les identités et les migrations.

Que pensent les Canadiens du nombre d’immigrants qui entrent au pays chaque année ? Les entreprises de sondage au Canada ont posé à maintes reprises des questions visant à expliquer ce que la population pense de ces chiffres. En tant que pays qui accueille un nombre relativement important de nouveaux arrivants, l’opinion publique sur l’immigration est régulièrement surveillée par les décideurs, les chercheurs et les médias canadiens, en plus d’être utilisé pour évaluer l’appui du public à l’égard des niveaux d’immigration. Les sondages peuvent fournir des renseignements précieux sur les perceptions du public au sujet de l’établissement et de l’intégration des immigrants.

Lorsque les résultats du sondage sont rendus publics, ils peuvent avoir une incidence importante sur les débats concernant l’immigration. Lors de l’évaluation des résultats des sondages d’opinion sur l’immigration et l’intégration, il est essentiel d’examiner la manière dont les questions sont formulées. Parfois, des hypothèses ou des énoncés peuvent être intégrés aux questions sur ce que les gens pensent des niveaux d’immigration et quand cela se produit, des conclusions trompeuses peuvent surgir.

Les questions sous-jacentes sur le nombre d’immigrants portent sur la mesure dans laquelle les répondants savent combien de personnes viennent au Canada chaque année. Jusqu’à récemment, les questions de sondage sur les niveaux d’immigration avaient tendance à ne pas mettre l’accent sur la connaissance des chiffres comme objectif de la question pour déterminer ce que les gens pensent de la présence des

immigrants. On peut même se demander si la présentation du nombre d’immigrants dans une question d’enquête aura un sens pour le répondant, car bon nombre d’entre eux auront peu de possibilités de déterminer ce que le nombre repré-sente. Une autre considération est la géographie à laquelle se réfère la question de l’enquête sur les niveaux lorsqu’on pose des questions sur les sentiments à l’égard des immigrants. Bien qu’elle ait tendance à ne pas être mise à l’essai, cela peut aussi être un facteur dans la réponse. Jusqu’à présent, la plupart des enquêtes nationales commandées ou employées par les décideurs visent à déterminer si les gens estiment qu’il y a trop d’immigrants qui arrivent chaque année au Canada, plutôt qu’une province ou une ville en particulier.

Dans les pages qui suivent, nous examinerons les résultats de cinq des principaux sondages d’opinion publique au Canada sur les préoccupations relatives aux niveaux d’immigration. Les enquêtes ont été menées entre 2018 et 2019. Bien que cha-cune des enquêtes pose une série d’autres questions sur l’im-migration, nous mettrons l’accent sur les questions qui ont trait aux niveaux d’immigration. Nous tenterons d’expliquer ce qui sous-tend les différences dans les résultats des son-dages et d’examiner également les différentes interprétations des résultats par les analystes des sondages.

Un sondage IPSOS mené pour Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) en février 2018 a révélé qu’environ 43 % estimaient qu’il y en avait trop, 40 % que le nombre était à peu près correct, 8 % qu’il y en avait trop peu et 9 % qu’ils ne savaient pas ou préféraient ne pas donner une opinion. IPSOS

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a donné suite à cette question : actuellement, le Canada vise à accueillir plus de 300 000 immigrants chaque année. Sachant cela, avez-vous l’impression qu’il y a trop d’immigrants, trop peu d’immigrants ou le bon nombre d’immigrants qui viennent au Canada ? Lorsque les répondants ont été informés du nombre de nouveaux arrivants, le pourcentage de ceux qui estimaient que ceux-ci étaient trop nombreux a bondi de 10 points pour s’établir à 54 %, et le pourcentage de ceux qui affir-maient que le nombre de nouveaux arrivants était à peu près correct a chuté à 34 % (le pourcentage de ceux qui disaient qu’il y en avait trop peu est passé à 6 %, et ceux qui ont dit ne rien savoir ou refuser de donner une opinion)1.

On ne sait pas encore très bien pourquoi ce bond s’est pro-duit au moment où le chiffre a été communiqué, d’autant plus que nous n’avons aucune idée de si les répondants avaient sur ou sous-estimé le chiffre avant de l’apprendre. Par consé-quent, dans une certaine mesure, on ne sait pas encore très bien quelle est l’utilité d’inclure le nombre d’immigrants dans la question au moment d’évaluer l’opinion. Contrairement à la question en deux parties posées par IPSOS, un sondage de l’Institut Angus Reid (ARI), mené en août 2018, a révélé que la moitié des Canadiens interrogés préféreraient une diminution des objectifs actuels du gouvernement fédéral en matière d’immigration de 310 000 nouveaux résidents permanents pour 2018. La question est posée comme suit : « Tout d’abord, quelques questions sur l’immigration. En 2018, le Canada devrait accepter 310 000 nouveaux résidents permanents. Il s’agit de personnes nées dans d’autres pays qui ont immigré au Canada de façon permanente. Quelle est votre opinion à ce sujet ? Diriez-vous que 310 000 nouveaux résidents permanents en 2018, c’est trop — le nombre devrait être plus bas ; c’est à peu près juste ; c’est trop peu, le nombre devrait être plus élevé ; ou pas sûr/ne peut pas dire »2.

L’ARI souligne qu’à mesure que les objectifs en matière d’im-migration sont passés de 260 000 à 310 000 entre 2014 et 2018, le nombre de personnes qui disent qu’il devrait y avoir moins d’immigrants au Canada a également augmenté, la moitié (49 %) étant de cet avis maintenant, comparativement à un peu plus du tiers (36 %) en 2014. Selon l’ARI, les conclusions devaient être comprises dans le contexte de... « conversations de plus en plus animées sur la politique en matière d’immi-gration et de migration au Canada ». L’ARI souligne en outre qu’au cours des quatre dernières décennies, le nombre de Canadiens qui affirme que l’immigration est au bon niveau ou qu’elle devrait augmenter est demeuré supérieur à 50 %, même si les niveaux d’immigration ont constamment aug-

menté depuis le gouvernement Mulroney dans les années 1980. Au cours de la même période, le nombre de ceux qui affirment que les niveaux d’immigration devraient diminuer a fluctué entre 40 et 50 %, ce qui donne à penser que la question est une source de division depuis plus de 40 ans3.

Ekos arrive à une conclusion différente sur l’évolution de l’opinion sur les chiffres de l’immigration. Comme pour l’en-quête de l’ARI, Ekos utilise une échelle à trois points (trop, à peu près le bon nombre et trop peu), mais elle n’inclut pas le nombre d’immigrants dans la question. Menée au printemps 2019, l’enquête d’Ekos révèle que « L’opposition générale à l’immigration n’a pas tellement changé au cours des dernières années ». Après plus de 25 ans de surveillance des attitudes à l’égard du nombre d’immigrants, Ekos fait état d’une baisse importante de l’opposition à l’immigration par rapport au début des années 1990. Les résultats de l’enquête Ekos du printemps 2019 indiquent que les résultats sont nettement meilleurs que ceux de l’enquête ARI qui avait été réalisée environ six mois auparavant. Il souligne toutefois que l’oppo-sition à l’immigration identifiée comme une minorité visible est à la hausse et ne suit plus l’opposition à l’immigration générale (comme elle l’a toujours fait par le passé). La discri-mination raciale est aujourd’hui un facteur aussi important dans la perception de l’immigration que la question plus large de l’immigration4 (voir figure 1).

Les sondages d’Environics Institute ne posent pas la question sur les niveaux d’immigration sur l’échelle à trois points (trop, à peu près juste, trop peu) et demandent plutôt aux Canadiens s’ils sont d’accord ou non avec l’énoncé suivant : « dans l’en-semble, il y a trop d’immigration au Canada ». Quelque 59 % des Canadiens n’étaient pas d’accord avec l’énoncé, com-parativement à 58 % en octobre 2018. Un peu plus du tiers des Canadiens ont convenu qu’il y avait trop d’immigra-tion. Comme nous le verrons plus loin, contrairement aux constatations de l’ARI, la tendance historique de l’Environics Institute laisse entendre que pendant « la plupart des deux dernières décennies, les sentiments positifs l’emportent sur les sentiments négatifs sur des questions comme le niveau global de l’immigration » (voir figure 2).

Un sondage Léger Marketing réalisé en mars 2019 pour le compte de l’Association d’études canadiennes révèle que 36 % des Canadiens affirment qu’il y a trop d’immigrants, ce qui n’est pas aussi élevé que les pourcentages indiqués sur la même question dans les sondages ci-dessus. Contraire-ment aux autres enquêtes, la question sur le nombre d’im-

1 Recherche Ipsos, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, mars 2018, Recherche qualitative et quantitative sur les Nouveaux arrivants et Immigrants, http://epe.lac-bac.gc.ca/100/200/301/pwgsc-tpsgc/por-ef/immigration_refugees/2018/091-17-e/report.pdf

2 http://angusreid.org/canadian-immigration-trend-data/

3 http://angusreid.org/canadian-immigration-trend-data

4 http://www.ekospolitics.com/index.php/2019/04/increased-polarization-on-attitudes-to-immigration-reshaping-the-political-land-scape-in-canada/

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FIGURE 1 : ATTITUDES À L’IMMIGRATION/AUX MINORITÉS (AJUSTÉES)

Q : À votre avis, y a-t-il trop peu, trop ou à peu près le bon nombre d’immigrants venant au Canada ?

Q : En oubliant le nombre total d'immigrants qui viennent au Canada, de ceux qui viennent, diriez-vous qu'il y a trop peu, trop ou à peu près le bon nombre d'immigrants appartenant à des minorités visibles ?

1993 1995 1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011 2013 2015 2017 201910

30

20

40

50

60

70

% in

diqu

ant u

n tr

op g

rand

nom

bre

Immigrants

Minorités visibles

40%

39%

FIGURE 2 : QUESTION — LES NIVEAUX D’IMMIGRATION SONT TROP ÉLEVÉS? (1977-2019)

77 80 83 86 87 88 89 90 91 92 93 94 97 98 00 02 03 05 06 08 10 11 12 15 16 17 Feb18

Oct19

Avr19

D’accord Pas d’accord

58

35

59

35

Source : https ://www.environicsinstitute.org/docs/default-source/project-documents/focus-canada-spring-2019/environics-institute---focus-canada-spring-2019-survey- on-immigration-and-refugees---final-report.pdf ?sfvrsn=8dd2597f_2

TABLEAU 1 : QUESTION — SELON VOUS, Y A-T-IL TROP D’IMMIGRANTS, À PEU PRÈS LE BON NOMBRE OU TROP PEU D’IMMIGRANTS DANS CE QUI SUIT ?

Canada Ma province Ma ville, mon village Mon quartier

Trop 36 % 34 % 25 % 19 %

À peu près le bon nombre 48 % 50 % 57 % 59 %

Trop peu 12 % 12 % 14 % 18 %

Je préfère ne pas répondre 4 % 4 % 4 % 4 %

Total 100 % 100 % 100 % 100 %

Source : Léger Marketing pour l'Association d'études canadiennes, 25 février 2019

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migrants offre également diverses options aux répondants dans les régions géographiques où les préoccupations sont les plus grandes. Comme l’indique le tableau ci-dessous, c’est au niveau du pays et de la province que les Canadiens sont le plus susceptibles de croire qu’il y a trop d’immigrants. Ils sont moins susceptibles de le faire au niveau de leur ville, de leur village ou de leur quartier. Par conséquent, la proximité des immigrants n’est pas le facteur déterminant dans la formation de l’opinion lorsque l’on spécifie l’emplacement géographique (voir tableau 1).

Dans les sondages, on a rarement demandé aux Canadiens d’estimer le nombre d’immigrants au Canada, que ce soit dans l’ensemble ou à l’arrivée au pays chaque année. Idéalement, l’obtention de telles estimations aiderait à fournir un contexte pour établir si ceux qui disent qu’il y a trop d’immigrants, à

peu près le bon nombre ou trop peu d’immigrants ont une idée de ce nombre. Les questions du sondage qui présentent aux répondants le nombre d’immigrants qui arrivent au cours d’une année donnée n’offrent pas nécessairement un aperçu de la raison pour laquelle les répondants croient qu’il y en a trop ou trop peu. Le sondage Léger-ACS 2019 demande aux Canadiens d’estimer le nombre d’immigrants qu’il y a au pays. En 2016, le recensement du Canada indiquait qu’il y avait 7,7 millions d’immigrants au pays. Le tableau ci-dessous révèle que plus d’un tiers croient qu’il y avait moins de 3 millions d’immigrants et un autre tiers qu’il y en avait entre 3 et 7 mil-lions. Environ un Canadien sur cinq estime qu’il y avait plus de 7 millions d’immigrants au Canada. Il convient de noter que les estimations du nombre d’immigrants sont à peu près semblables parmi ceux qui disent qu’il y en avait trop, trop peu ou à peu près le bon nombre.

TABLEAU 2 : QUESTION — SELON VOUS, ENVIRON COMBIEN D’IMMIGRANTS VIVENT ACTUELLEMENT AU CANADA ?

Trop À peu près le bon nombre Trop peu

Moins de 1 million 9,4 % 9,4 % 10,3 %

Entre 1 million et 2,9 millions 27,3 % 23,8 % 28,1 %

Entre 3 millions et 4.9 millions 20.8 % 22.9 % 20.9 %

Entre 5 millions et 6.9 millions 16.8 % 16.2 % 16.8 %

Entre 7 millions et 9.9 millions 5.7 % 9.4 % 9.6 %

10 millions et plus 11,8 % 11,5 % 8,6 %

Je préfère ne pas répondre 8,1 % 7,0 % 5,8 %

Total 100 % 100 % 100 %

Source : Léger Marketing pour L'Association d'études canadiennes, 25 février 2019

TABLEAU 3 : QUESTION — Y A-T-IL TROP D’IMMIGRANTS, À PEU PRÈS LE BON NOMBRE OU TROP PEU D’IMMIGRANTS DANS LES CATÉGORIES SUIVANTES ?

Canada

Quartier Trop À peu près le bon nombre Trop peu

Trop 41,7 % 6,7 % 3,8 %

À peu près le bon nombre 50,4 % 74,7 % 36,1 %

Trop peu 6,1 % 17,5 % 59,1 %

Je préfère ne pas répondre 1,8 % 1,1 % 1,0 %

Total 100 % 100 % 100 %

Source : Léger Marketing pour l'Association d'études canadiennes, 25 février 2019

Il n’est pas surprenant de constater que les Canadiens qui estiment qu’il y a trop d’immigrants au Canada sont aussi beaucoup plus susceptibles d’être d’accord pour dire qu’il y a trop d’immigrants dans leur quartier. Cela donne à penser que la connaissance du nombre réel d’immigrants et de la mesure

dans laquelle cette connaissance influence l’opinion est très incertaine. Il se peut en effet qu’une personne qui croit qu’il y a trop d’immigrants y croira, peu importe qu’elle soit informée du nombre réel ou qu’elle tienne compte de la géographie à laquelle une question du sondage fait référence.

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TABLEAU 4 : LES DIX VILLES CANADIENNES AYANT LE PLUS FAIBLE POURCENTAGE D’IMMIGRANTS EN 2016

Population totale Nombre d’immigrants Pourcentage d’immigrants

Dolbeau-Mistassini 14 880 100 0,007 %

Alma 31 800 300 0,009 %

Bay Roberts, Terre Neuve 11 030 115 0,01 %

Baie-Comeau 27 000 305 0,01 %

Mines Thetford 27 065 340 0,01 %

Saguenay 157 165 2035 0,01 %

Rivière-du-Loup 27 720 405 0,015 %

Saint-Georges 31 450 480 0,015 %

Matane 17 245 270 0,015 %

Shawinigan 52 180 830 0,015 %

Source : Statistique Canada, compilation spéciale, Recensement du Canada de 2016

LE CAS DU QUÉBEC

Les enquêtes sur les perceptions des niveaux d’immigra-tion examinent rarement la mesure dans laquelle le nombre réel d’immigrants dans une région donnée influe sur l’opi-nion concernant le niveau souhaité. Certes, il n’est pas facile d’établir un lien de causalité à cet égard. Mais il est clair qu’il peut y avoir une forte opposition à l’immigration dans les endroits où il y a très peu de personnes nées à l’étranger. Cela est bien illustré dans le cas du Québec où le parti provincial qui a formé le gouvernement en 2018 a fait campagne pour une réduction de 20 % de l’admission annuelle de nouveaux

arrivants (d’environ 52 000 en 2018 à 40 000 en 2019). Les enquêtes suggèrent que la réduction a été particulièrement attrayante pour les personnes vivant dans les plus petits centres de la province où, comme on peut le constater ci- dessous, la proportion d’immigrants est particulièrement faible. Il est tout à fait possible que les habitants de ces villes croient qu’il y a trop d’immigration ailleurs dans la pro-vince et non dans leur ville ou leur village. Ou ils peuvent croire que, quel que soit le nombre, il y en a trop. Ces deux scénarios doivent être examinés si nous voulons bien comprendre comment la question du nombre d’immigrants est interprétée.

CONCLUSION

Victor Piché, démographe et collègue estimé, a soutenu qu’il n’y a rien de scientifique dans l’établissement du nombre d’immigrants qu’un État est en mesure d’accueillir ou de recevoir au cours d’une année donnée (https ://cjf.qc.ca/vivre-ensemble/webzine/article/immigration-et-integration- existe-t-il-un-seuil-optimal). Piché souligne qu’à la fin des années 1980, le ministère de l’Immigration du Québec a tenté de justifier le niveau d’immigration souhaité sur la base du concept de capacité d’accueil qui devait être déterminé

« scientifiquement » par des modèles démographiques et éco-nomiques mesurant l’impact de l’immigration. Cet effort a été abandonné, car les modèles en question n’ont pas été en mesure de définir des seuils en fonction de l’impact de l’im-migration. L’examen de la contribution de l’opinion publique sur les niveaux d’immigration appuie l’argument avancé par Victor Piché au cours des dernières décennies et l’accent qu’il met sur la nécessité d’examiner attentivement les données probantes lorsqu’il utilise des sondages pour évaluer l’opinion sur la capacité présumée d’accueillir un « certain nombre » d’immigrants.

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CRISE MIGRATOIRE

LA CRISE DES MIGRANTS AU CANADA ET AU QUÉBEC : QUELLE CRISE ?

Depuis quelque temps, certains médias parlent de crise migratoire au Canada (voir par exemple : TVA Nouvelles, 6 mai 2018). Pour parler de crise, il faut que deux conditions soient réunies : un flux important de migrants en même temps que le refus de les accueillir. Ni l’une ni l’autre de ces conditions ne sont présentes au Canada. Il n’y pas de crise migratoire au Canada.

D’abord les chiffres. Dans la nouvelle citée ci-haut, il est dit que « 50 000 personnes ont franchi la frontière illégalement l’an dernier seulement. » Il y a deux confusions dans cette statistique. Premièrement, il s’agit de 50 000 demandeurs d’asile (en 2017) dont près de 60 % sont entrés de façon régulière. Deuxièmement, il est inexact de parler d’entrées illégales s’agissant des demandeurs d’asile.

Rappelons qu’en 2001 il y a eu près de 45 000 demandeurs d’asile. Y a-t-il eu catastrophe ?

Ensuite la réponse politique. Outre la demande d’un député conservateur au Parlement du Canada d’expulser les Nigérians, ou celle du chef du Parti Québécois d’ériger un mur ou une clôture sur la route de Roxham, il n’y a pas, pour le moment, de mesures pour fermer les frontières du Canada aux migrants comme c’est le cas en Europe. En fait le débat devient une occasion d’affron-tement fédéral-provincial autour des gros sous : qui va payer la note ?

Et l’aspect humain dans tout cela ? La première réaction devrait être de se demander qui sont ces êtres humains derrière les statistiques. Il faut savoir que les demandeurs d’asile proviennent de pays en guerre, où des conflits violents et des persécutions forcent la sortie de milliers de personnes : Irak, Colombie, Burundi, Pakistan, Syrie, Érythrée, Turquie, Nigéria... Ce sont là les principaux pays d’où sont provenus les demandeurs d’asile au Canada en 2017.

La crise n’est pas migratoire, elle est politique.

MIGRANTS OU RÉFUGIÉS ?

On parle beaucoup de « crise migratoire » pour décrire l’arrivée de nombreuses personnes qui tentent de franchir les frontières européennes. Cette façon de présenter les choses laisse entendre qu’il s’agit de migrants et de migrantes. Le choix des mots n’est pas neutre. Si ce sont des migrants, rien n’oblige à les laisser entrer.

SECTION 4

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Voyons-y de plus près.

Selon le dictionnaire Larousse, la migration est définie comme un déplacement volontaire d’individus ou de populations d’un pays dans un autre pour des raisons économiques, politiques ou culturelles. Cette définition du dictionnaire est également celle qui est retenue par les recherches scientifiques en sciences sociales. Ainsi, les théories migratoires s’intéressent essentiellement aux causes des migrations volontaires basées sur le désir des individus d’améliorer leurs conditions de vie.

Quant à la définition du refuge, elle est présentement inscrite dans la Convention de Genève de 1951 sur la protection des réfugiés. Selon cette convention, un réfugié est une personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ». Cette définition établit clairement qu’il s’agit d’un déplacement « non volontaire ». Par extension, on peut donc parler de « migration forcée ». Soulignons que 148 pays ont signé la Convention (dont le Canada).

Or qui sont ces supposés migrants ? Trois pays produisent actuellement la vaste majorité des personnes décrites comme migrantes et qui font la manchette presque tous les jours. Il s’agit de la Syrie, l’Afghanistan et l’Irak. Dans le cas de la Syrie seulement, environ 4 millions de personnes ont fui le pays alors qu’un autre 10 millions ont été déplacées à l’intérieur du pays.

À ces trois pays, on pourrait rajouter le Myanmar où se joue présentement un conflit décrié comme un nettoyage ethnique et le Yémen en proie à une guerre civile. Mais il ne faut pas oublier les personnes d’origine africaine que les médias nous montrent entassées dans des bateaux sur la Méditerranée et dont plusieurs meurent noyés. Ces visages sans nom fuient également des pays en guerre : le Tchad, la République démocratique du Congo, l’Érythrée, et le Soudan du Sud. De côté-ci de l’Atlantique, on peut penser au Mexique que fuient de nombreuses personnes menacées par les conflits entre l’armée et les barons de la drogue. Il est clair que ces personnes craignant pour leur vie sont des réfugiées.

Un des points importants de la Convention concerne le principe du non-refoulement. Celui-ci stipule qu’aucun des états qui ont signé la Convention n’expulsera ou ne refoulera un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison des menaces mentionnées dans le paragraphe précédent. C’est ce principe qui établit un droit d’asile et qui fonde en quelque sorte la catégorie des « demandeurs d’asile ». C’est au nom de cet accord international que le Canada a permis aux Haïtiens et Haïtiennes en provenance des États-Unis de franchir la frontière canadienne, leur permettant ainsi de demander le statut de réfugié. Le principe de non-refoulement n’implique pas que toutes ces personnes ont un droit d’asile, mais qu’elles ont droit à un examen de leur situation.

Malheureusement, ce principe est actuellement mis en péril par de nombreuses mesures répressives de la part de la plupart des États, mesures associées à la fermeture des frontières.

La mesure la plus fréquente consiste à intercepter les réfugiés avant leur arrivée aux frontières : soit en mer pour les retourner d’où ils viennent, soit en les parquant dans des îles (comme le fait l’Australie), soit en installant des points de contrôle (« check points ») à plusieurs kilomètres de la frontière comme le font les États-Unis avec la frontière mexicaine. Une autre mesure discu-table a été d’inventer la notion de « pays tiers » sûrs. Cette politique oblige les réfugiés à faire leur demande d’asile dans le premier pays d’entrée. Pourtant, la plupart des pays de l’Europe de l’Est, membres de l’Union européenne, sont souvent les premiers pays d’arrivée des réfugiés : or ces pays ont carrément fermé leurs frontières.

Bref autant de façons de contourner les obligations internationales du non-refoulement.

Il est donc faux de parler de crise migratoire. Il s’agit plutôt d’une crise des réfugiés et c’est à ce titre que les États doivent trouver les moyens de respecter l’esprit de la Convention de Genève pour les réfugiés.

P.S. : Une image vaut mille mots. À voir absolument, le film « Human Flow » (flux humain) de Ai Weiwei. Ce documentaire actuellement en salle au Québec raconte l’histoire de réfugiés à la recherche de sécurité et de justice et couvre plus de 20 pays, dont l’Afghanistan, le Bangladesh, la France, la Grèce, l’Allemagne, l’Irak, Israël, l’Italie, le Kenya, le Mexique et la Turquie. Il raconte aussi la réponse inhumaine des pays face à l’arrivée des réfugiés.

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LE MYTHE DE L’IMMIGRATION TERRORISTE

Il n’y a aucune preuve qu’il existe un lien entre l’immigration et le terrorisme. Malgré l’absence démontrée de liens, le discours « sécuritaire » domine largement les discussions politiques autour de l’immigration. Les nombreuses mesures répressives en vogue présentement dans presque tous les pays du monde sont toujours justifiées par l’argument de la sécurité nationale.

Généralement, les analyses suggèrent que le discours sécuritaire en matière d’immigration a pris de l’ampleur à partir du 11 septembre 2001 avec les attentats du World Trade Center. S’il est vrai que ces attentats ont exacerbé le discours sur la menace terroriste liée à la migration, il n’en demeure pas moins que l’approche de la sécurité nationale en matière de migration était présente bien avant.

Par exemple, au Canada, l’adoption d’une vision sécuritaire dans la gestion des mouvements migratoires de masse est réaffirmée à plusieurs reprises dès le début des années 1990. Les termes utilisés par Barbara McDougall, ministre des Affaires étrangères du Canada de 1991 à 1993, ne laissent aucun doute sur la nécessité pour le Canada d’être plus « agressif et actif » dans la lutte contre les menaces transnationales à la sécurité telles que le terrorisme et les migrations internationales de masse (voir l’étude de Philippe Bourbeau, 2013).

Un rapport récent publié par la Maison Blanche a tenté de démontrer que ce lien existe, mais le rapport a été très critiqué au point de le rendre non crédible. Selon l’article de Julie Hirschfeld Davis et Ron Nixon (New York Times, 16 janvier 2018), les statistiques utilisées incluent des cas non pertinents (p. ex. personnes extradées aux États-Unis pour subir un procès pour des attentats commis à l’extérieur) tout en omettant les cas d’attentats « domestiques » commis par exemple par des groupes comme les « suprémacistes blancs ». De plus, les conclusions présentées dans ce rapport vont à l’encontre des études scientifiques sur la menace sécuritaire qui ne montrent aucun lien probant entre la migration et le terrorisme.

Une des études les plus fouillées a été réalisée aux États-Unis sur des attentats commis entre 1975 et 2015. Durant cette période, la probabilité pour un Américain d’être tué par un terroriste né à l’étranger était de 1 sur 3,6 millions et celle d’être tué par un attentat commis par un réfugié était de 1 sur 3,5 milliards. Le risque annuel d’être tué par une personne autre qu’un terroriste né à l’étranger était de 253 fois plus grand que celui d’être tué par un terroriste étranger.

L’autre mythe que véhicule les liens supposés entre immigration et terrorisme implique que la menace vient de l’extérieur. Or, il s’agit là encore d’un faux lien. Dans la plupart des cas, les attentats sont commis par des ressortissants nationaux qui se sont radicalisés sur place. C’est par exemple le cas des attentats récents perpétrés en France (p. ex. Charlie Hebdo, Bataclan) dont les responsables étaient des ressortissants français qui étaient bien connus des policiers et des services de renseignements. Nous sommes donc ici en présence d’une menace interne provenant de la radicalisation.

RÉFÉRENCE SUR LE DISCOURS SÉCURITAIRE AU CANADA : Voir Philippe Bourbeau (2013), « Processus et acteurs d’une vision sécuritaire des migrations : le cas du Canada », Revue européenne des migrations internationales, vol. 29, no 4, pp. 21-41.

VERS UN RÉGIME MIGRATOIRE D’APARTHEID ?

La migration internationale pourrait constituer une ressource économique et sociale cruciale pour un grand nombre de per-sonnes. Malheureusement, seule une petite minorité de privilégiés y a accès. Pour les pauvres et les peu qualifiés, y compris pour les réfugiés, la migration internationale est de moins en moins accessible.

Nous vivons en plein paradoxe. D’une part, les besoins en migration sont reconnus par presque tous les pays développés. D’autre part, les sentiments anti-immigration prennent de plus en plus de place et les frontières se referment parfois de façon brutale.

Pourtant, trois faits concourent à rendre l’immigration fort attrayante.

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Le premier fait concerne la révolution démographique qui a eu lieu au cours de la deuxième moitié du 20e siècle. Cette révolution démographique, maintenant bien documentée, peut se résumer par deux phénomènes majeurs : une baisse des niveaux de fécondité en bas du seuil de remplacement et l’allongement de la longévité. Ces deux phénomènes conjugués ont produit un vieillissement important de la population.

À partir de ces grandes tendances, les projections démographiques annoncent une décroissance de la population au cours du 21e

siècle. Cette révolution touche surtout les pays développés, mais le processus est présentement en cours dans toutes les régions du monde. Cela veut dire que la composante « migration » sera le principal moteur de l’évolution démographique.

L’argument démographique devient encore plus puissant lorsqu’il est jumelé à un deuxième argument de nature économique. En effet, le nouveau contexte démographique implique une diminution de l’offre de main d’œuvre (c.-à-d. la proportion des personnes d’âges actifs), ce qui, en soi, n’est pas un problème si la demande de main d’œuvre diminue également ou en tout cas demeure faible. Mais ce n’est pas le cas.

Troisièmement — et cela est moins connu — lorsque l’on consulte la base de données des Nations Unies sur les niveaux d’immi-gration souhaités et les politiques mises en place, on constate que la majorité des pays souhaite et met en place des politiques d’immigration de plus en plus ouvertes.

Pour la très grande majorité des pays, les niveaux d’immigration sont jugés satisfaisants (entre 76-77 %), et cela depuis le milieu des années 1980. La proportion estimant les niveaux trop élevés demeure faible et a même légèrement diminué depuis 1986. De plus, la vaste majorité des pays disent avoir des politiques ne visant pas à réduire leurs niveaux d’immigration.

Alors, comment expliquer le paradoxe de la fermeture des frontières ?

En fait, la fermeture des frontières est à mettre en parallèle avec la mise en place d’un nouveau régime migratoire à trois vitesses. La première vitesse ouvre les frontières à la migration à un groupe sélect, les riches et les très qualifiés. Cette première forme de recrutement est assortie de toute une série de droits sociaux, dont celui de la résidence permanente et éventuellement de la citoyenneté.

La deuxième forme de recrutement comprend les nombreux programmes de travailleurs temporaires qui prolifèrent un peu partout dans le monde. Ces programmes permettent de combler des emplois pour lesquels, dit-on, il est difficile de trouver des candidats et candidates dans les pays en question tout en s’assurant que ces travailleurs migrants n’aient pas accès à la résidence permanente, donc ne s’intègrent pas dans la société de destination.

Reste une troisième catégorie de migrants, les moins ou peu qualifiés, les réfugiés et les irréguliers. Ce sont ces catégories de migrants que visent le discours anti-immigration et les politiques restrictives.

Bref, la plupart des gouvernements désirent des niveaux d’immigration plus élevés, mais pas de n’importe quel groupe. C’est dans ce sens que l’on peut parler de régime migratoire d’apartheid.

LIBRE CIRCULATION DANS LE MONDE : UNE UTOPIE ?

« De toute façon, c’est utopique de penser à un monde sans frontières » : voilà l’argument ultime qui est lancé lorsque l’on discute de la libre circulation des personnes. Pourtant, de nombreuses avancées permettent de penser le contraire.

Pendant que toute l’attention est portée sur la crise migratoire, où il est question de fermeture, d’expulsions et de forteresses, partout dans le monde, on continue (1) à mettre en place des structures politiques permettant la libre circulation des personnes et (2) à élaborer des politiques d’immigration de plus en plus ouvertes afin de remédier aux besoins en main d’œuvre.

Ainsi, dans toutes les grandes régions du monde, des institutions politiques, regroupant un ensemble de pays, préconise la libre circulation des personnes :

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• en Europe : depuis 1997, l’Union européenne a créé l’espace Schengen qui permet la libre circulation entre les 26 États membres.

• en Afrique : la libre circulation est déjà acquise depuis longtemps en ce qui concerne les pays de l’Afrique de l’Ouest ; pour l’ensemble de l’Afrique, lors de la réunion tenue à Midland en Afrique du Sud (9 mars 2017), le Parlement panafricain a demandé aux états membres d’approuver le principe de la libre circulation des biens et des personnes.

• en Amérique du Sud : les États membres du MERCOSUR (Marché commun du sud) permettent depuis 1991 la libre cir-culation des personnes. En 2009, le « Residence Agreement Project » a réitéré une politique de frontières ouvertes pour les pays membres.

• en Asie : l’ANASE (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) a adopté en 2012 une déclaration des droits humains favorisant la liberté de mouvement dans la région.

• dans la Caraïbe : le CARICOM (Communauté caraïbéenne) prévoit la liberté de mouvement pour certaines catégories de travailleurs qualifiés ; on parle de la mise en place d’un marché unique.

• en Amérique du Nord : l’ALENA (Canada, États-Unis et Mexique) prévoit la liberté de circulation avec contrats de travail pour les professionnels de 63 champs (voir le chapitre 16). Quatre catégories de personnes sont visées par cette entente : les visiteurs entrepreneurs ; les professionnels ; les personnes mutées à l’intérieur d’une compagnie et les investisseurs. Dans un premier temps, ces catégories peuvent obtenir des visas temporaires sans étude d’impact sur le marché du travail. Dans un deuxième temps, l’obtention de la résidence permanente est grandement facilitée. On sait que l’ALENA est présentement en voie de renégociation, mais je doute que le chapitre sur la mobilité des travailleurs soit significativement modifié.

Bref, un monde sans frontières est déjà en voie de construction dans toutes les grandes régions du monde.

Une autre indication que le monde change de façon significative — et dont on parle peu — est le fait que presque tous les pays ont des politiques d’immigration ouvertes. Selon la base de données des Nations Unies sur les niveaux souhaités d’immigration et les politiques mises en œuvre, on observe que la majorité des pays préconise des politiques d’immigration de plus en plus ouvertes. Ainsi, la proportion des pays développés estimant que leurs niveaux sont trop élevés est faible et a même diminué depuis le milieu des années 1980. De plus, la proportion des pays développés dont les politiques visent à augmenter les niveaux d’immigration est passée de 2 % en 1996 à plus de 20 % en 2015.

Tout ceci — l’ouverture des frontières et des politiques d’immigration — se traduit par une augmentation de la mobilité inter-nationale dans les pays développés : de 3 % en 1990, la proportion des personnes vivant dans un autre pays que leur pays de naissance est montée à 11 % en 2015. On oublie que seulement en 2016, l’Union européenne a accueilli 2 millions d’immigrants en provenance de pays non membres.

Ceci peut sembler contradictoire avec la prolifération des murs et la crise actuelle des migrants. En fait, cette crise ne vise que les réfugiés. Il faut le rappeler, ces types de migrations ne représentent qu’une petite partie de l’ensemble des migrations inter-nationales (environ 10 %).

Ce qui est utopique à mon avis c’est de penser que le monde avec ses frontières actuelles est là pour durer.

LES MIGRATIONS CLIMATIQUES : UN ENJEU MONDIAL À NOS PORTES

Il existe de nombreux excellents rapports sur les effets des changements climatiques sur les migrations. Si rien n’est fait, selon un rapport de la Banque Mondiale, ce sont des millions de personnes qui devront se déplacer à cause des changements climatiques d’ici 2050. La Banque Mondiale a voulu montrer les migrants comme la face humaine des changements climatiques.

J’ai délibérément choisi le dernier rapport de la Banque Mondiale, non seulement parce que c’est le plus récent (mars 2018), mais parce que l’on ne peut certainement pas taxer la Banque Mondiale de gauchiste, d’extrémiste ou d’alarmiste.

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Le rapport se concentre sur trois régions : l’Afrique subsaharienne, l’Asie du Sud et l’Amérique latine. Ces trois régions repré-sentent 55 % de la population des pays en développement. Juste dans ces régions, les projections de la Banque Mondiale estiment à plus de 140 millions le nombre de personnes qui devront migrer pour des causes environnementales d’ici 2050 : 86 millions en Afrique (surtout de l’Ouest et Centrale), 40 millions en Asie du Sud et 17 millions en Amérique Latine. Le rapport conclut également qu’après 2050, si rien n’est fait, les migrations climatiques vont s’accélérer.

On peut penser qu’il s’agit d’estimations minimalistes dans la mesure où le rapport ne couvre que 55 % de la population des régions en développement. Si on ajoutait les autres régions en développement et les régions développées où les populations vivent près des mers, les chiffres de migrants climatiques seraient encore plus élevés. L’étude de l’Organisation des migrations internationales (2015) suggère le chiffre de 200 millions de migrants « environnementaux » d’ici 2050.

Les trois facteurs des migrations identifiés dans le rapport de la Banque Mondiale sont la baisse de la productivité agricole, le manque d’eau et l’augmentation du niveau des eaux. Seules des actions significatives en matière de réduction des gaz à effets de serre pourraient diminuer la pression aux déplacements massifs de population. Les trois scénarios de projections adoptés dans le rapport donnent une idée de ce qui résulterait si des actions vigoureuses en matière d’environnement étaient entreprises.

Le premier scénario est qualifié de « pessimiste » et constitue le scénario de référence dans le document. C’est ce scénario qui produirait plus de 140 millions de migrants climatiques. Le deuxième scénario fait intervenir des actions de développement tout en maintenant des niveaux élevés d’émissions de gaz à effets de serre : ce scénario produirait d’ici 2050 100 millions de migrants. Si par ailleurs on combine à la fois des actions de développement et des actions visant à réduire les émissions de gaz à effets de serre, le nombre de migrants projetés diminuerait à 50 millions.

Le rapport parle surtout de migrations internes, mais on peut prévoir des débordements importants qui produiront un nombre considérable de migrations de refuge internationales.

Il devient urgent d’élargir la définition de réfugié pour inclure d’ores et déjà les réfugiés climatiques.

PACTE MIGRATOIRE GLOBAL : UN CONSENSUS HISTORIQUE

Dissiper les mythes migratoires peut donner l’impression qu’il n’y a que de mauvaises nouvelles. L’idée que tout va de mal en pis constitue en fait un autre mythe, car il existe aussi de bonnes nouvelles. L’adoption par l’Assemblé générale des Nations Unies du Pacte global pour la migration sécuritaire, ordonnée et régulière est une de ces bonnes nouvelles.

Petit rappel. En septembre 2016, l’ensemble des 193 pays du monde s’étaient entendus sur la nécessité d’élaborer un cadre global pour la gestion de la migration internationale. C’est ce que l’on appelle la Déclaration de New York sur les réfugiés et les migrants. Suite à cette déclaration, une série de négociations intergouvernementales ont eu lieu (début 2018) pour aboutir à l’adoption d’un nouveau pacte migratoire le 13 juillet dernier.

Pour moi, il s’agit du document le plus important en matière de politiques migratoires globales depuis l’adoption en 1990 de la Convention des Nations Unies pour la protection des droits des migrants. On peut même parler de consensus historique.

Le Pacte migratoire adopté récemment retient 23 engagements. J’en retiens quatre :

• Faciliter la migration sécuritaire, ordonnée et régulière en vue d’enrayer l’impact de la migration irrégulière ;

• Protéger la sécurité, la dignité et les droits humains fondamentaux de tous les migrants ;

• Développer des outils de recherche pour appuyer des politiques basées sur les faits ;

• Éviter la détention sauf comme dernier recours.

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Évidemment, l’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies n’est pas garante de la mise en application des engagements. L’exemple de la Convention des migrants, adoptée en 1990, n’a été mis en œuvre qu’en 2003 après les 20 signatures requises. Cependant, aucun pays développé n’a signé la Convention à ce jour.

On se souvient que les États-Unis s’étaient retirés de la Déclaration de New York après coup. L’Australie vient de signifier qu’elle ne signerait pas le nouveau pacte migratoire (voir The Guardian, 25 juillet 2018).

Néanmoins, le Pacte migratoire global, adopté par l’Assemblée générale, constitue un jalon historique crucial qui donne à tous ceux et celles qui œuvrent dans le domaine des droits des migrants un nouvel outil pour l’élaboration de politiques migratoires respectueuses des droits fondamentaux.

LA SOLUTION MIGRATOIRE : CINQ PROPOSITIONS FACILES À METTRE EN ŒUVRE

Plutôt que de parler de crise migratoire, parlons de solutions.

Rappelons que la crise migratoire est avant tout politique : elle est le résultat des conflits et des guerres produisant des flux importants de réfugiés, combiné aux fermetures de frontières.

Voici cinq propositions qui mettraient un terme à la crise sans révolutionner quoi que ce soit. Elles s’adressent surtout aux gou-vernements des pays du Nord (Union européenne, États-Unis, Australie...). Ce qu’il faut :

• D’abord reconnaître d’emblée qu’il existe un nombre important de personnes qui ont un urgent besoin de protection. Cela implique d’admettre que les migrations de fuite sont causées par des situations de conflits et de guerres et par l’existence de régimes politiques oppressifs où les droits humains sont bafoués. En fin de compte, c’est reconnaître la légitimité des demandes d’asile.

• Éviter les discours alarmistes qui véhiculent de fausses impressions. Les discours politiques devraient se fonder davantage sur les analyses et conclusions scientifiques. En particulier, les notions d’invasion et de menace ne devraient pas avoir leur place dans le discours publique.

• Reconnaître les effets positifs de l’immigration, y compris l’immigration des réfugiés puisque les études démontrent que les réfugiés admis dans les pays ne constituent pas un fardeau économique pour la société.

• Redonner à la convention de Genève tout son poids en matière de droit d’asile. Le principe de non-refoulement est parti-culièrement important et les mesures comme l’interception, visant à empêcher les migrants de s’approcher des frontières, doivent être reconnues pour ce qu’elles sont, à savoir des accrocs à la Convention.

• Permettre aux réfugiés de s’intégrer sur le marché du travail. Les camps ou abris temporaires sont inutilement coûteux, stigmatisent les migrants et les empêchent de s’occuper d’eux-mêmes.

Ces propositions sont faciles à mettre en œuvre : elles ne demandent qu’un minimum de bonne volonté.

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FAUT-IL FAIRE PAYER PLUS CHER LES ÉTUDIANTS INTERNATIONAUX ?Lama Kabbanji est chercheuse du Centre population et développement (CEPED) à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), Marseille, France.

La mobilité étudiante est le type de migration qui a le plus rapidement augmenté en termes relatifs au cours des der-nières décennies. En 2018, les quatre principaux pays de destination selon les données de Campus France sont les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et la France. Attirer de plus en plus d’étudiants internationaux est devenue la priorité de plusieurs États dans le monde. Pour certains pays de l’OCDE, dont la population est toujours plus vieillissante, il s’agit d’une question démographique clé : les étudiants inter-nationaux peuvent en effet constituer un bassin de recrute-ment d’une main d’œuvre jeune et qualifiée. Cependant ces pays n’adoptent pas tous les mêmes stratégies. Si certains ont fait le choix de faire payer des frais de scolarité très élevés comme c’est le cas au Royaume-Uni ou aux États-Unis, mais également au Canada, d’autres ont fait le pari d’appliquer les mêmes frais à tout le monde. C’est le cas de l’Allemagne qui a mis en place récemment la gratuité de l’accès à l’enseigne-ment supérieur pour l’ensemble des étudiants et qui devient une destination de plus en plus prisée. L’Allemagne a aussi facilité les procédures d’accès au marché du travail pour les étudiants et les diplômés internationaux.

À l’inverse, en France, le gouvernement a élaboré une nou-velle stratégie « d’attractivité des étudiants internationaux » qu’il a dénommé ironiquement « Bienvenue en France » et dans laquelle il fait le choix de multiplier par 15 les frais de scolarité pour les étudiants internationaux (hors Union euro-péenne) en licence et en maîtrise à partir de la rentrée 2019. Selon le gouvernement, cette hausse permettrait d’attirer

plus d’étudiants internationaux, de mieux les sélectionner, d’instaurer une équité financière entre étudiants nationaux et internationaux et de donner plus de valeur aux diplômes français à l’étranger.

Décortiquons un peu cet argumentaire. Ce virage correspond avant tout à une marchandisation de l’enseignement supérieur et fait fi des nombreux autres facteurs qui orientent les choix des étudiants internationaux : la proximité géographique, culturelle et linguistique ; les liens historiques entre le pays d’origine et de destination ; la réputation du système éducatif ; la difficulté/facilité d’obtention ou de renouvellement du visa/titre de séjour ; ou encore les perspectives d’emploi après les études.

Selon une enquête que nous avons menée récemment en France (Enquête AIMS : Academic International Migration Survey) auprès d’étudiants internationaux inscrits en master ou en doctorat, ceux-ci sont venus en France pour deux raisons principales : la valeur du diplôme français sur le marché du travail ainsi que la réputation de ses établissements d’ensei-gnement supérieur. Il n’est donc pas nécessaire, contraire-ment à ce que voudrait nous faire croire le plan « Bienvenue en France », d’augmenter les frais de scolarité pour que « l’ex-cellence » de l’enseignement supérieur français soit reconnue à l’international. Parmi les autres raisons jugées importantes, figurent également le financement et le faible coût des études de même que la connaissance du français.

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Ensuite, la participation à l’économie nationale française des étudiants internationaux est bien supérieure au coût qu’ils représentent pour l’État comme l’a montré une étude com-mandée par Campus France en 2014. Il est aussi important de rappeler que la France se classe depuis des décennies parmi les premiers pays de destination des étudiants internatio-naux dans le monde. Ce qui a changé ces dernières années, c’est l’émergence de nouveaux pays attractifs comme l’Arabie Saoudite, les Pays-Bas ou la Turquie. Les étudiants interna-tionaux ont donc une plus grande palette de choix, raison de plus pour que la France perde sa position actuelle si jamais la hausse des frais de scolarité pour les étudiants étrangers était appliquée cette année.

En définitive, cette stratégie ne fait que proposer des mesures cosmétiques et discriminatoires en prétendant régler la ques-tion du sous-financement de l’enseignement supérieur français et la baisse générale des crédits publics alloués par le ministère. Cette hausse des frais d’inscription augure du passage à un nouveau modèle d’enseignement supérieur, indexé sur les lois du marché davantage que sur la valeur intrinsèque du savoir, et de l’augmentation progressive et généralisée des droits d’inscription comme cela s’est produit au Royaume-Uni.

En décidant d’augmenter les frais de scolarité pour les étudiants internationaux, le gouvernement ne viserait-il pas plutôt à trouver un moyen supplémentaire pour sélectionner les candidats à l’immigration ?

Tout semble laisser croire que si. En effet, la politique d’attrac-tivité présentée dans le Plan Bienvenue en France s’inscrit dans la continuité de la politique de l’immigration choisie mise en place au début des années 2000 par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, et qui visait entre autres à mieux sélectionner les migrants selon les besoins économiques de la France. Parmi les migrants recherchés, figurent en bonne position les étudiants et les chercheurs perçus comme étant plus économiquement rentables. L’objectif est d’attirer les étudiants les plus « talentueux » dans le contexte d’une com-pétition globale pour la main-d’œuvre hautement qualifiée. La stratégie « Bienvenue en France » va encore plus loin dans la sélection par l’argent des étudiants internationaux à travers l’instauration de droits d’inscription différenciés selon l’origine géographique. Pour des raisons économiques et diploma-tiques, le plan Bienvenue en France vise à reconfigurer la géographie des mobilités étudiantes en accordant une priorité aux étudiants des pays dits émergents ou développés, comme la Chine, le Brésil ou la Russie. Or, la moitié des étudiants étrangers en France vient du Maghreb ou d’Afrique subsaha-rienne où les diplômes français ont une valeur sociale bien établie sur le marché du travail. Ces derniers se tournent déjà vers des pôles nouveaux tels que la Chine, l’Arabie Saoudite ou la Turquie. La France risque donc de perdre encore plus d’étudiants en augmentant ses frais de scolarité.

RÉFÉRENCES :

Kabbanji Lama (2019) « “Bienvenue en France” : un pas de plus dans la politique de l’immigration choisie », SNESUP, VRS. ÉTUDIANT·E·S EXTRA-EUROPÉEN·NE·S, sect., 416. https ://www.snesup.fr/article/etudiantes-extra-europeennes-bienvenue-en-france-vrs-ndeg-416-print-emps-2019.

Collectifs ACIDES. 2015. Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur. Raisons d’agir. Paris.

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«FACILITER LA MOBILITÉ» POUR TRANSFORMER LE DÉBAT PUBLIC SUR LA MIGRATIONFrançois Crépeau est professeur et titulaire de la Chaire Hans et Tamar Oppenheimer en droit international public, à la Faculté de droit de l'Université McGill, ainsi que Directeur du Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique de McGill. Il fut le Rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme des migrants de 2011 à 2017.

La migration est un phénomène complexe. Au fond, il est aussi complexe que la vie elle-même. On estime à environ un milliard le nombre de migrants sur terre : plus de 250 millions de migrants internationaux et plus de 750 millions de migrants internes. Chacun-e a une histoire singulière et une trajectoire propre. Les raisons pour migrer, dans quelque sens que ce soit, sont aussi diverses que les individus. Des personnes dans des circonstances similaires feront des choix différents.

La migration fut longtemps considérée comme un phénomène transitoire, entre deux situations « normales » de sédentarité. Or, il est beaucoup plus juste de considérer l’espèce humaine comme une espèce animale migrante. La « normalité » est la mobilité : notre espèce est née en Afrique il y a sans doute 300 000 ans et a conquis la planète, se sédentarisant seu-lement au cours des derniers 10 000 ans. La sédentarité est considérée comme une marque de civilisation, mais nous ne reconnaissons souvent pas que la sédentarité est génération-nelle et que les petits-enfants vivent rarement dans la ville de naissance de leurs quatre grands-parents.

La complexité de la migration et la difficulté de concevoir un phénomène transitoire font que nous avons bien peu de données précises sur les migrants, et particulièrement sur les migrants internationaux. La sociologie des mouvements migra-toires est encore faiblement outillée, contrairement à la socio-logie de l’intégration des nouveaux citoyens. Les systèmes

statistiques nationaux n’enregistrent que peu d’information sur des personnes qui ne font théoriquement pas partie du corps social. Les systèmes de renseignements de sécurité, par contre, depuis une trentaine d’années, enregistrent et s’échangent beaucoup de données très spécifiques sur ces étrangers, considérés de façon croissante comme potentiel-lement dangereux.

Par ailleurs, les politiques migratoires, contrairement à la plu-part des politiques publiques, ne sont pas faites pour mieux servir les populations qu’elles visent au premier chef. En effet, elles sont généralement faites par des non-migrants (les poli-ticiens) et s’adressent à des non-migrants (les électeurs), sans généralement consulter les migrants. Somme toute, elles sont faites comme, autrefois, les hommes adoptaient des politiques sur les femmes, ou les hétérosexuels adoptaient des politiques sur les gais et lesbiennes, ou des Caucasiens adoptaient des politiques sur les Autochtones. Toutes ces politiques furent — et sont encore souvent — fondées sur des mythes, des sté-réotypes, des fantasmes et des menaces construites par des discours d’exclusion raciste, sexiste ou homophobe.

Ce ne fut que lorsque ces « minoritaires », usant de la force de leur citoyenneté et de leur vote, se décidèrent à participer activement aux débats publics pour contredire les fantasmes et stéréotypes, pour expliquer la complexité de leur situation et la diversité qu’ils-elles représentent, et pour infuser une dose de réalisme dans la discussion politique, que les poli-

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ticiens commencèrent à écouter, à modifier leur langage, à éviter les stéréotypes, somme toute à courtiser leur vote. Une blague sexiste ou homophobe est aujourd’hui une tache sombre sur le parcours d’un politicien. Ce n’est pas encore le cas pour un discours anti-immigration stéréotypé.

Les migrants — et particulièrement les migrants dont le statut est précaire, comme les migrants en situation irrégulière ou les travailleurs migrants temporaires à employeur unique — ne participent généralement pas aux débats publics, pro-testent peu, contestent rarement devant les tribunaux, ne se syndiquent pas. La peur constante du renvoi vers le pays d’origine les incite au silence. Beaucoup ont migré pour offrir un avenir à leur famille : de nombreuses personnes comptent sur eux. Beaucoup ont contracté des dettes pour financer le trajet migratoire : il faut les rembourser, parfois sur plusieurs années, avant d’envoyer un sou à la famille. Tout geste qui pourrait mettre en cause le projet migratoire est impensable : courber le dos et se rendre invisible est une stratégie de survie.

Il n’est donc pas surprenant que les données sur leur condition soient si rares et si peu exactes. Dans la plupart des pays, on ne sait pas le nombre de migrants en situation irrégulière. C’est une situation confortable pour le ministre de l’Immi-gration, auquel on ne peut imputer aucune responsabilité dans la hausse ou la baisse de ce nombre. En effet, si on avait un compte exact, on saurait les noms des millions d’em-ployeurs qui, dans tous les pays du Nord Global, trop sou-vent les exploitent dans l’illégalité : s’attaquer massivement à ces employeurs mettrait lourdement en cause la compétiti-vité de nombreux secteurs économiques non délocalisables — comme l’agriculture, la construction, l’extraction, l’hôtelle-rie-restauration, les pêcheries, les soins — qui ne survivent souvent depuis trente ans que grâce à l’avantage comparatif de la réduction du coût du travail qu’offre l’exploitation du cheap labour.

Il faudra bien que nous finissions par considérer les migrants comme des « citoyens », des personnes qui, quel que soit leur statut, habitent ici, payent des taxes et des impôts, y élèvent des familles, et font donc partie de la société, même s’ils ne sont pas encore des « Citoyens » possédant la nationalité. Certaines villes ont commencé à le faire, comme New York qui offre des cartes d’identité à « tous les Newyorkais ». Il faudra aussi sans doute songer à leur donner le droit de vote après une année de résidence effective. « No taxation without representation », disaient les révolutionnaires américains. Les migrants vivent ici durablement, payent des impôts et contribuent à la société comme tous les autres citoyens : ils devraient avoir leur mot à dire sur l’exercice du pouvoir et sur les finances publiques.

Pour cela, il faudra développer un empowerment des migrants qui leur permette de parler publiquement sans crainte. Il faudra considérablement réduire les marchés de l’emploi clandestin en s’attaquant aux employeurs exploiteurs — s’attaquer aux

migrants eux-mêmes les enfonce encore plus profondément dans la clandestinité et accroit leur vulnérabilité envers toutes les exploitations criminelles — et procéder à des programmes massifs de régularisation, de manière à s’assurer que la quasi- totalité des étrangers ait des statuts légaux comportant de réelles garanties de droit.

Il faudra agir pour que les migrants participent aux débats publics, sans crainte de perdre leur statut. Il faudra que leur expérience infuse les politiques migratoires. Il faudra que celles-ci soient fondées sur des données factuelles précises et non sur des fantasmes. Alors seulement aurons-nous la capacité de développer concomitamment des systèmes d’information sur ces migrants qui puissent servir de fondement aux débats de politique publique.

Hormis le droit de vote, c’est à cela que nous invite le Pacte mondial sur les migrations, adopté en décembre 2018 à Marrakech. « Faciliter la mobilité » au cours des prochaines décennies est le message central du Pacte : par un effort col-lectif de coopération internationale, rendre la mobilité moins complexe, moins couteuse, plus rapide et moins dangereuse pour l’immense majorité. Offrir des documents de voyage à tous ceux qui cherchent un emploi et sont prêts à se déplacer : leur offrir des permis de travail s’ils trouvent un emploi. Offrir des places pour les réfugiés. Les traiter à presque tous égards comme des Citoyens. Permettre à toutes et tous de faire de réels choix concernant leur avenir, ce qui constitue une défi-nition de la dignité et met en œuvre l’impératif catégorique kantien de ne « jamais traiter autrui seulement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin ».