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1 VOLUME 1 / NUMÉRO 3 / FÉVRIER 2011 DIALOGUEGLOBAL Association Internationale de Sociologie ÉDITORIAL DANS CE NUMÉRO DÉBATS a portée de Dialogue Global s’accroît avec ce troisième numé- ro. Deux équipes de traducteurs – l’une au Japon, l’autre au Brésil – se sont portées volontaires pour ajouter deux langues supplémentaires aux cinq que compte déjà cette publication. Par l’intermédiaire de son réseau d’équipes de traduction, Dialogue Global est en train de bâtir sa propre communauté internationale de jeunes sociologues. Ce numéro débute par une interview avec l’un des grands artisans de l’internationalisme – Shujiro Yazawa, Président de la Société Japonaise de Sociologie –, suivie de l’exposé par Margaret Abraham, Vice-Présidente de l’ISA, de ses projets pour le Forum mondial de 2012 à Buenos Aires. Le thème – Justice sociale et démocratisation – a été proposé par les organisateurs locaux, Alberto Bialakowsky, Président de la Asociación Latinoamericana de Sociología (ALAS), et Alicia Palermo, Présidente de la Asociación Argentina de Sociología (AAS), et approuvé par le Comité de Coordination de la Recherche. Ce thème est particulièrement appro- prié au regard des mouvements sociaux en Amérique latine, mais aussi dans d’autres pays, notamment et de manière récente en Tunisie et en Égypte. Nous poursuivons également le dialogue sur le sens de l’internationalisme aujourd’hui : Ulrich Beck répond à Raewyn Connell, Helma Lutz réfléchit sur le sens du « cosmopolitanisme » en Allemagne, et Sari Hanafi explore les conceptions sur lesquelles repo- se le « multiversalisme ». Ce numéro comprend aussi des comptes rendus de Chine, de Malaisie, d’Australie, de Pologne, de Colombie, et des Nations Unies. Jennifer Platt revient sur l’historique du bureau de l’ISA, infrastructure dynamique de l’internationalisme dans le domaine de la sociologie, tandis que Jen Schradie pose la question de savoir si les nouvelles technologies de l’information, dont dépendent de plus en plus nos modes de communication, n’exclut pas de fait de nombreux sociologues dans le monde. Éditorial...............................................................................1 Un internationaliste par excellence.....................................1 Forum mondial 2012 à Buenos Aires ..................................1 Beck répond à Connell........................................................3 Du cosmopolitanisme à la sociologie publique ...................3 Conférence sur le multi-versalisme.................................10 RÉFLEXIONS La petite histoire..................................................................4 La fracture numérique mondiale.......................................14 Sociologie et activisme ......................................................17 DANS LE MONDE Chine : Faire face au développement économique...............9 Criminalité organisée à l’ONU............................................10 Malaisie : Les transformations de l’environnement...........11 Australie : Où va le canon de la sociologie ?.......................12 Pologne : Les cercles scientifiques....................................13 Colombie : Sociologie engagée..........................................15 SHUJIRO YAZAWA, UN INTERNATIONALISTE PAR EXCELLENCE hujiro Yazawa, Président de la Société Japonaise de Sociologie, a voyagé aux quatre coins du globe, s’impré- gnant de sociologie partout où il allait – l’incarnation même de ce qu’il appelle multi-versalité. Il enseigne la sociologie au Japon depuis plus de 45 ans, et est l’auteur de 15 livres et plus de 70 articles. Il a fait partie du Comité Exécutif de l’Association Internationale de Sociologie (ISA) entre 1994 et 2002. Alors qu’il est depuis longtemps partisan de l’organisation d’un Congrès mondial de l’ISA sur le sol japonais, son rêve va deve- nir réalité en 2014. Michael Burawoy l’a interviewé dans un sushi-bar de Yokohama le 6 décembre 2010. Professeur Yazawa, vous souhaitiez depuis si longtemps qu’un Congrès mondial de sociologie soit organisé au Japon – pourquoi ? Parce que tenir un congrès mondial de sociologie est essentiel pour le développement de la sociologie japonaise. Cette année a eu lieu la 83 e convention annuelle de la Société Japonaise de Sociologie, ce qui représente une tradition de la sociologie datant de plus de 80 ans, mais pendant presque tout ce temps sans contact suivi avec des spécialistes étrangers. Bien sûr, nous importons de nombreuses théories sociales occidentales, mais Margaret Abraham, Université Hofstra, Vice-Présidente pour la Recherche de l’ISA DESTINATION : BUENOS AIRES L S ’ai le plaisir d’annoncer que le Comité Exé- cutif de l’ISA a sélec- tionné Buenos Aires, en Argentine, pour accueillir le Forum 2012 de l’ISA (1-4 août). Dans un souci d’ouverture, le Comi- té Exécutif de l’Asso- ciation Internationa- le de Sociologie a lancé un appel à candidatures auprès des Comités de Recherche (CR), Groupes de Travail (GT), Groupes Thématiques (GTh) et Associations Nationales (AN) afin qu’ils J Suite page 4 C’est parti pour Buenos Aires ! Suite page 2

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VOLUME 1 / NUMÉRO 3 / FÉVRIER 2011

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ÉDITORIAL

DANS CE NUMÉRO

DÉBATS

a portée de Dialogue Global s’accroît avec ce troisième numé-ro. Deux équipes de traducteurs – l’une au Japon, l’autre auBrésil – se sont portées volontaires pour ajouter deux languessupplémentaires aux cinq que compte déjà cette publication.

Par l’intermédiaire de son réseau d’équipes de traduction, DialogueGlobal est en train de bâtir sa propre communauté internationale dejeunes sociologues. Ce numéro débute par une interview avec l’undes grands artisans de l’internationalisme – Shujiro Yazawa, Présidentde la Société Japonaise de Sociologie –, suivie de l’exposé parMargaret Abraham, Vice-Présidente de l’ISA, de ses projets pour leForum mondial de 2012 à Buenos Aires. Le thème – Justice sociale etdémocratisation – a été proposé par les organisateurs locaux, AlbertoBialakowsky, Président de la Asociación Latinoamericana deSociología (ALAS), et Alicia Palermo, Présidente de la AsociaciónArgentina de Sociología (AAS), et approuvé par le Comité deCoordination de la Recherche. Ce thème est particulièrement appro-prié au regard des mouvements sociaux en Amérique latine, maisaussi dans d’autres pays, notamment et de manière récente en Tunisieet en Égypte. Nous poursuivons également le dialogue sur le sens del’internationalisme aujourd’hui : Ulrich Beck répond à RaewynConnell, Helma Lutz réfléchit sur le sens du « cosmopolitanisme » enAllemagne, et Sari Hanafi explore les conceptions sur lesquelles repo-se le « multiversalisme ». Ce numéro comprend aussi des comptesrendus de Chine, de Malaisie, d’Australie, de Pologne, de Colombie,et des Nations Unies. Jennifer Platt revient sur l’historique du bureaude l’ISA, infrastructure dynamique de l’internationalisme dans ledomaine de la sociologie, tandis que Jen Schradie pose la question desavoir si les nouvelles technologies de l’information, dont dépendentde plus en plus nos modes de communication, n’exclut pas de fait denombreux sociologues dans le monde.

Éditorial...............................................................................1Un internationaliste par excellence.....................................1Forum mondial 2012 à Buenos Aires ..................................1

Beck répond à Connell........................................................3Du cosmopolitanisme à la sociologie publique ...................3Conférence sur le multi-versalisme.................................10

RÉFLEXIONSLa petite histoire..................................................................4La fracture numérique mondiale.......................................14Sociologie et activisme ......................................................17

DANS LE MONDEChine : Faire face au développement économique...............9 Criminalité organisée à l’ONU............................................10Malaisie : Les transformations de l’environnement...........11Australie : Où va le canon de la sociologie ?.......................12Pologne : Les cercles scientifiques....................................13 Colombie : Sociologie engagée..........................................15

SHUJIRO YAZAWA, UNINTERNATIONALISTEPAR EXCELLENCE

hujiro Yazawa, Président de la Société Japonaise deSociologie, a voyagé aux quatre coins du globe, s’impré-gnant de sociologie partout où il allait – l’incarnation

même de ce qu’il appelle multi-versalité. Il enseigne la sociologieau Japon depuis plus de 45 ans, et est l’auteur de 15 livres et plusde 70 articles. Il a fait partie du Comité Exécutif de l’AssociationInternationale de Sociologie (ISA) entre 1994 et 2002. Alorsqu’il est depuis longtemps partisan de l’organisation d’unCongrès mondial de l’ISA sur le sol japonais, son rêve va deve-nir réalité en 2014. Michael Burawoy l’a interviewé dans unsushi-bar de Yokohama le 6 décembre 2010.

Professeur Yazawa, vous souhaitiez depuis si longtemps qu’unCongrès mondial de sociologie soit organisé au Japon – pourquoi ?

Parce que tenir un congrès mondial de sociologie est essentielpour le développement de la sociologie japonaise. Cette année aeu lieu la 83e convention annuelle de la Société Japonaise deSociologie, ce qui représente une tradition de la sociologie datantde plus de 80 ans, mais pendant presque tout ce temps sanscontact suivi avec des spécialistes étrangers. Bien sûr, nousimportons de nombreuses théories sociales occidentales, mais

Margaret Abraham, Université Hofstra, Vice-Présidente pourla Recherche de l’ISA

DESTINATION : BUENOS AIRES

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’ai le plaisird’annoncer quele Comité Exé-

cutif de l’ISA a sélec-tionné Buenos Aires,en Argentine, pouraccueillir le Forum2012 de l’ISA (1-4août). Dans un soucid’ouverture, le Comi-té Exécutif de l’Asso-ciation Internationa-le de Sociologie a lancé un appel à candidatures auprès desComités de Recherche (CR), Groupes de Travail (GT), GroupesThématiques (GTh) et Associations Nationales (AN) afin qu’ils

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C’est parti pour Buenos Aires !

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cela ne nous a pas aidé à clarifier ce qui distingue la sociologiejaponaise.

Par exemple, je suis en train de rédiger une introduction à lasociologie japonaise pour une revue internationale, mais je n’ar-rive pas à trouver une thématique qui permette de définir cettesociologie japonaise. Qu’est-ce donc que la sociologie japonaise ?On peut bien sûr apporter plusieurs réponses différentes, maismême parmi les sociologues japonais, nous ne savons pas quelleest l’essence de la sociologie japonaise. Nous avons importébeaucoup de sociologies importantes – des sociologies occiden-tales – mais, de manière générale, les sociologues japonais ontsurtout bien compris et interprété la sociologie occidentale, alorsque ce dont nous avons vraiment besoin c’est d’expliquer lasociété japonaise en utilisant la sociologie occidentale. Pour cela,nous avons besoin d’associer la sociologie occidentale à la socio-logie japonaise. C’est pourquoi je voudrais organiser ce congrès,afin de développer la sociologie japonaise en lui donnant uneorientation universelle. Bien entendu, je n’entends pas l’univer-salité dans le sens classique que lui donne la modernité, maisplutôt comme faisant partie d’une sorte de multi-versalité.

Qu’entendez-vous par multi-versalité ?

« Multi-versalité » n’est pas un terme dont je suis l’auteur. Il estassocié à Michael Kuhn et au World Social Science andHumanities Network (Réseau mondial de Sciences humaines etsociales), et il y a eu tout récemment une conférence à ce sujet àBuenos Aires [dont un compte rendu est donné dans ce numérode Dialogue Global]. En adhérant à la multi-versalité, je soutiensde multiples universalismes, des universalismes autochtones. Parexemple, quand nous allons à une conférence de sociologie enAsie de l’Est, les sociologues coréens tendent à mettre l’accentsur les tendances nationales de la société coréenne ou de l’histoi-re coréenne. Il en est de même des Chinois. En revanche lessociologues japonais tendent à mettre l’accent sur la sociologieeuropéenne et nord-américaine, sans faire appel à aucune tradi-tion nationale qui leur soit propre. Influencés par les Chinois etles Coréens, nous essayons de développer notre propre universa-lisme – un mélange de tradition nationale et de sociologie occi-dentale ou nord-américaine.

Est-ce que le fait d’organiser ici un Congrès de l’ISA a suscitédes résistances ?

Non, non. De fait, l’ISA nous a encouragé à plusieurs reprisesà organiser son congrès international au Japon – d’après messouvenirs, trois fois depuis les années 60 – mais à chaque fois,nombreux étaient ceux qui pensaient que nous n’étions pas prêtscar nous n’avions pas les ressources financières nécessaires. Doncun des problèmes est de trouver l’argent pour organiser uncongrès mondial de sociologie. Parallèlement, d’autres posent laquestion de savoir quel sens cela a-t-il d’organiser un tel congrèsau Japon ? Dans la mesure où nous avons un marché internerelativement important, nos enseignants peuvent vendre denombreux exemplaires de leurs livres, et par là-même accroîtreleur notoriété sans sortir du Japon, sans être connus des spécia-listes internationaux. Ils sont peu intéressés par la compétition

internationale, et quand j’ai proposé d’organiser un congrèsinternational, certains se sont plaints que j’étais trop axé sur lesétrangers ! Au Japon, nous faisons une distinction très claireentre les quelques sociologues qui ont une orientation interna-tionale et la majorité des sociologues dont l’orientation est natio-nale. C’est pourquoi il faut faire preuve d’une initiative excep-tionnelle pour organiser un congrès mondial ici au Japon.

Avez-vous toujours été un internationaliste ?

Oui. Je suis né en 1942 à Ginza et, bien que nous étions assezpauvres, mon aire de jeu était les grands magasins où l’on ven-dait des produits étrangers. Quand j’allais dans les grands maga-sins, j’allais toujours au 5e étage pour admirer les articles desport, surtout les équipements de base-ball qui venaient desÉtats-Unis. J’allais aussi régulièrement à la bibliothèquepublique parce qu’à cette époque-là il m’était difficile de trouverun endroit où étudier à la maison. La bibliothèque était diviséeen deux sections, l’une pour les enfants, et l’autre pour lesadultes, mais je passais toujours du temps dans la section desadultes. J’adorais lire des livres, toutes sortes de livres.

Parlez-nous de votre formation.

Eh bien j’ai appris l’anglais au collège. Mais aussi mon pèreavait une imprimerie spécialisée dans l’impression de livres enanglais. Donc il connaissait assez bien l’anglais, et c’est aussigrâce à lui que j’ai appris à lire l’anglais. Au lycée j’étais déjà unradical, et en 1960 j’ai rejoint le mouvement contre le traité desécurité nippo-américain. Malheureusement ce mouvement decontestation échoua avant que je n’intègre l’Université de Tokyoen 1962. Le mouvement étudiant était déjà sur le déclin. Nousorganisions beaucoup de manifestations, mais la participationétait faible et les effectifs de police étaient toujours plus nom-breux que nous !

Vous avez étudié la sociologie à l’université – mais quel typede sociologie existait au Japon en 1962 ?

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COMITÉ DE RÉDACTIONDirecteur de la publication : Michael Burawoy.

Responsables d’édition : Lola Busuttil, August Bagà,Genevieve Head-Gordon.

Rédacteurs en chef associés : Margaret Abraham, Tina Uys,Raquel Sosa, Jennifer Platt, Robert Van Krieken.

Rédacteurs-consultants : Izabela Barlinska, Louis Chauvel,Dilek Cindoglu, Tom Dwyer, Jan Fritz, Sari Hanafi, JaimeJimenez, Habibul Khondker, Simon Mapadimeng, Ishwar Modi,Nikita Pokrovsky, Emma Porio, Yoshimichi Sato, Vineeta Sinha,Benjamin Tejerina, Chin-Chun Yi, Elena Zdravomyslova.

Rédacteurs régionaux :

Brésil : Gustavo Taniguti, Juliana Tonche, Pedro Mancini,Fabio Silva Tsunoda, Juliana Oliveira Carlos, Andreza Galli.

Japon : Mari Shiba, Yoshiya Shiotani, Kousuke Himeno,Tomohiro Takami, Nanako Hayami, Yutaka Iwadate,Kazuhiro Ikeda.

Espagne : Gisela Redondo.

Taiwan: Jing-Mao Ho.

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Ulrich Beck, Université Louis-et-Maximilien, Munich

REINS FRAIS : CE QUE LA THÉORIECOSMOPOLITIQUE A À DIRE À LASOCIOLOGIE DU SUD

ialogue Global, qui vient justed’être lancé, court le risque dedevenir un exercice de monologue

global. Ma thèse était et demeure : nousne vivons pas à l’ère du cosmopolitanismemais à l’époque de la cosmopolitisation.Raewyn Connell demande de manièrerhétorique « comment ne pas entendre lediscours des pays du Nord à travers cesconcepts ? ».

Je commencerai donc par lister ce que la « cosmopolitisation » N’EST PAS.Contrairement à ce que prétend RaewynConnell, la cosmopolitisation ne négligepas l’universalisme éclairé de la sociologiedu XIXe siècle. Elle ne reflète pas « l’expé-rience d’une minorité privilégiée, traitéecomme la nouvelle réalité du monde » ;

elle n’est pas le point de vue d’un quelquepart très spécifique, qui serait l’Europedes Lumières ; elle n’a pas pour objectifde relayer le message politique superficielselon lequel « nous sommes tous connec-tés », ni pour effet de normaliser l’impé-rialisme et les relations de pouvoir quiexistent à l’échelle internationale.

Mais alors qu’est-ce qu’exprime lanotion de « cosmopolitisation » ? Etpourquoi est-il si important de la distin-guer clairement des nombreux « cosmo-politanismes » (Kant, Hegel, Habermas,Nussbaum, Appiah, Benhabib, Held,etc.) issus de la philosophie européenneet de l’histoire des idées extra-européenne ?La « cosmopolitisation » ne concerne pasl’éthique mais les faits. Il n’y a rien de

plus parlant qu’un exemple significatifpour illustrer cela : celui des reins frais.

La victoire de la transplantation médi-cale (et non sa crise !) a balayé ses propresfondements éthiques et a ouvert lesvannes à une économie occulte et souter-raine approvisionnant le marché mondialavec des organes « frais » (Nancy Scheper-Hughes). Dans ce monde radicalementinégal, à l’évidence il ne manque pas d’in-dividus désespérés souhaitant vendre unrein, un morceau de leur foie, un pou-mon, un œil, ou même un testicule pourune bouchée de pain. Le sort de maladesriches et désespérés qui attendent unorgane se retrouve obscurément mêlé ausort de gens pauvres et désespérés, aumoment où chacun de ces groupes lutte

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Helma Lutz, Université Goethe, Francfort

DU COSMOPOLITANISME ÀLA SOCIOLOGIE PUBLIQUE

e cosmopolitanisme est un terme normatif qui prend sesracines dans le siècle des Lumières ; c’est aussi un conceptéthique dont il est question partout dans le monde dans

des débats sur les perceptions de la justice, de la démocratie, etdes droits de l’homme. La tolérance semble être une conditionpréalable au développement d’un habitus de cosmopolitanisme,mais il s’agit d’un terme ambivalent. D’un côté, elle requiert unereconnaissance mutuelle (par exemple, de différents modes devie) et l’instauration d’une égalité politique, alors que de l’autre,elle peut être utilisée comme un instrument de pouvoir, dedomination et d’exclusion (tolérance répressive). La question estalors de savoir si tous les types de différences culturelles et eth-niques peuvent ou doivent être supportés et/ou comment desformes répressives ou permissives de tolérance peuvent être légi-timées. Si l’on considère la tolérance comme une condition préa-lable au cosmopolitanisme, alors la question reste de déterminerce que peut vouloir dire le cosmopolitanisme dans un contextede pluralité ethnique et culturelle.

Dans le contexte de l’espace urbain actuel dans un État démo-cratique, ce ne peut pas être un projet élitiste de cosmopolitanis-me par le haut, mais plutôt un cosmopolitanisme par le bas. StuartHall traite de ce dernier en employant le concept de cosmopoli-tanisme vernaculaire, qui dérive de l’expérience au quotidien de

rencontres avec différents modes de vie culturels et différentesformes de convivialité. Cependant, Hall met en garde contre uneperception de la culture comme un ensemble clairement défini,unique, cohérent, intégré et naturel de règles et de traditions :« Le monde n’est pas clairement divisé en différentes culturesparticulières attachées chacune à une communauté… ». Ce dontnous avons plutôt besoin, c’est de prendre conscience des limitesde chaque culture ou de chaque identité. En d’autres termes, lesgens ne sont pas programmés à l’avance par un seul groupe ouune seule communauté. Dans les espaces urbains en particulier,la confrontation et l’influence mutuelle d’une grande variétéd’expressions culturelles est un fait acquis. En même temps, ilexiste d’importantes variations dans l’évaluation et la réception

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Thilo Sarrazin au cœur de la tempête politique.

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TOWARDS AN 'E-FORUMFOR SOCIOLOGY'

soumettent avant le 15 novembre 2010 leurs propositions de sitepour le Forum de Sociologie de l’ISA de 2012. Nous avons reçuhuit propositions, d’Argentine (Buenos Aires), de Finlande(Helsinki), de France (Paris), du Mexique (Mexico), deSingapour, de Turquie (Istanbul), du Royaume-Uni(Birmingham) et d’Uruguay (Montevideo). Après un examenattentif suivi d’un vote, l’Argentine a été sélectionnée comme lemeilleur site, pour le bas coût d’occupation des lieux (locaux gra-tuits), le faible indice du coût de la vie pour les délégués, l’im-portance de cette localisation en termes de diversité géogra-phique (sachant qu’il n’y a pas eu de Conférence de l’ISA enAmérique du Sud depuis le Congrès de Mexico de 1982), et dufait qu’elle appartient à la catégorie économique B suivant laclassification de l’ISA. Toutes nos félicitations à la AsociaciónLatinoamericana de Sociología (ALAS) et la AsociaciónArgentina de Sociología (AAS) ainsi qu’à leurs institutions co-organisatrices. Merci à Alberto L. Bialakowsky, Président del’ALAS, et à Alicia Itati Palermo, Présidente de l’AAS, pour avoirsoumis cette proposition et pour avoir suggéré d’accueillir leCongrès en Argentine.

Je voudrais mentionner rapidement les principaux objectifs duForum 2012 de l’ISA :

• Le premier objectif, et le plus important, consiste à réunir lesdifférents Comités de Recherche, Groupes de Travail et GroupesThématiques. Cela se reflètera dans l’organisation du program-me. Les organisateurs disposeront du maximum de flexibilitépossible pour élaborer leurs programmes respectifs dans les cré-neaux horaires prévus (des directives seront fournies).

• Le deuxième objectif important est de développer un thèmesignificatif sur le plan social, qui implique les acteurs publics etauquel les différentes branches de la sociologie puissent contri-buer. Ceci donne aux CR, aux GT et GTh l’occasion d’obtenirdes informations précieuses de la part d’acteurs publics tout enleur offrant l’opportunité de contribuer au thème principal duForum, qui sera défini par le Comité de Coordination de laRecherche et annoncé prochainement.

• Le troisième objectif est d’organiser la réunion intermédiaire detravail du Conseil de la Recherche, à laquelle assistent les délé-gués de tous les Comités de Recherche.

Le Vice-Président du Conseil de la Recherche assume la res-ponsabilité de préparer le programme scientifique avec leComité Local d’Organisation (Local Organizing Committee).

À présent laissez-moi vous dire comment, à mon avis, le Forum2012 de l’ISA peut contribuer aux priorités que j’expose en maqualité de Vice-Présidente pour la Recherche. D’abord, je penseque le Forum de l’ISA est non seulement le lieu idéal pour queles différents groupes et Comités de Recherche tiennent leursréunions intermédiaires respectives mais aussi une occasion

importante d’encourager de plus grandes synergies entre les dif-férents Comités de Recherche et également entre les Comités deRecherche, les Groupes de Travail et les Associations Nationales.Les discussions et dialogues qui se poursuivent après les diffé-rentes séances peuvent favoriser des collaborations sur des pro-jets de recherche comparative entre chercheurs issus de pays duNord Global et du Sud Global.

Les membres de l’ISA sont désormais habitués à la place centralequ’occupe Izabela Barlinska à la direction du bureau de Madrid. Elle yexerce les fonctions de Secrétaire Exécutive depuis 1987, mais cettelongue période de stabilité fait suite à des changements répétés à la foisde situation géographique et de personnel. Les localisations précé-dentes se trouvaient à : Oslo, en Norvège (1950-53) ; Londres, enAngleterre (1953-59) ; Louvain, en Belgique (1959-62) ; Genève, enSuisse (1962-67) ; Milan, en Italie (1967-74) ; Montréal, au Canada(1974-82) ; Amsterdam, aux Pays-Bas (1982-86). On notera que prati-quement tous ces bureaux se situaient en Europe, et un seul d’entre euxse trouvait dans un pays exclusivement anglophone ; aucun ne se trou-vait en France, bien que le français soit l’une des langues officielles del’ISA, en revanche trois autres se situaient dans des pays partiellementfrancophones. Dans chacune de ces localisations, le Secrétaire Exécutifétait originaire du pays, et le choix des localisations était surtout fonc-tion des disponibilités sur place – non seulement de candidats motivéset compétents, mais aussi de l’existence de solides soutiens institution-nels et d’équipements. L’établissement d’un bureau et d’un secrétariatà caractère plus permanent a permis à une équipe administrative plusprofessionnelle de faire face au nombre croissant des membres et desactivités de l’ISA. Les Secrétaires Exécutifs précédents avaient des fonc-tions universitaires en dehors de leur travail à temps partiel au sein del’ISA, c’est pourquoi cette fonction était parfois assurée par une équipede deux à trois personnes. Nombre de ces Secrétaires Exécutifs ont euune carrière remarquée dans la discipline, les plus renommés étantprobablement ceux qui ont été en fonction dans les années 50 – SteinRokkan (qui sera Vice-Président de 1966 à 1970) et Tom Bottomore(Président de 1974 à 1978). D’autres ont également été membres duComité Exécutif, bien que les Statuts de l’ISA ne leur permettent pas decumuler ce poste avec celui de Secrétaire Exécutif.

Pour passer de l’histoire au présent, quelques mots au sujet de l’équi-pe actuelle. Izabela Barlinska, d’origine polonaise, a été très tôt asso-ciée à l’ISA : étudiante, elle collabora au Congrès Mondial de Uppsala en1978, avant de rejoindre le secrétariat pour l’organisation du CongrèsMondial de 1982. Quand le bureau fut déplacé à Amsterdam, elle devintSecrétaire Exécutive adjointe, et enfin Secrétaire Exécutive lors de l’ins-tallation à Madrid. (À Madrid, elle a obtenu son doctorat en SciencesPolitiques et Sociologie.) Ses collègues actuels sont José Reguera (quitravaille pour l’ISA depuis 1990 comme responsable des bases de don-nées et du site web), Juan Lejarraga (qui, avec José Reguera, s’occupedu paiement des cotisations des membres, des reçus, de la mise à jourdes fichiers etc), et Melanie Bloem, qui vient de rejoindre l’équipe et esten train de s’initier à ses différentes tâches au sein du bureau.

Jennifer Platt, Université du Sussex, Vice-Présidente desPublications de l’ISA

LA PETITE HISTOIRE

Le personnel de l’ISA à Madrid (de gauche à droite) : Juan Lejarraga,Melanie Bloem, Izabela Barlinska, José (Nacho) Reguera.

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Je pense qu’il faudrait parler d’un curieux mélange entre lestructuro-fonctionnalisme parsonsien et le marxisme, et entreces deux grandes tendances nous étudions Weber, Simmel etDurkheim. Le structuro-fonctionnalisme et le marxisme exer-çaient tous deux une certaine influence au sein du courantdominant des sociologues, car tous deux tentaient d’expliquer lasociété comme un tout. Le marxisme soviétique était importantparce qu’à l’époque le Parti Communiste Japonais était assezpuissant. Mais il y avait d’autres tendances marxistes, y comprisle marxisme occidental. En fait, au milieu des années 60, il yavait même des traductions en japonais de Antonio Gramsci, sibien que quand j’ai assisté à la première Conférence internatio-nale sur Gramsci en 1973 à l’Université Washington de Saint-Louis, j’ai fait en quelque sorte office d’enseignant pour les étu-diants et professeurs américains qui ne connaissaient pas Gramsci.

Vous avez donc fait votre doctorat en sociologie ?

Malheureusement, à cette époque-là, il n’était pas courantd’écrire une thèse de doctorat, même si certains sociologues l’ontfait plus tard au cours de leur carrière. Jusqu’à la fin des années80, la plupart des sociologues n’écrivaient qu’un mémoire demaster. Dans mon cas, il était consacré à la Sociologie et lePragmatisme. Je voulais étudier les principales caractéristiques del’impérialisme américain. Vous savez, après la restauration deMeiji, nous avons importé et imité tellement de théories étran-gères que nous sommes nous-mêmes devenus des impérialistessans même nous en rendre compte ! Nous comprenions mal cesthéories occidentales, c’est pourquoi j’ai décidé d’étudier le prag-matisme américain comme une sorte d’idéologie de l’impérialis-me US. Mes recherches ont porté principalement sur WilliamJames, et John Dewey, les comparant tous deux à CharlesSanders Peirce, puis, sous la direction du célèbre parsonsienjaponais, le Professeur Tominaga, j’ai étudié la relation entrepragmatisme et structuro-fonctionnalisme.

Vous êtes donc profondément imprégné de sociologie améri-caine ?

Oh oui. Et une fois terminé mon master, j’ai passé trois ans àl’Université Washington de Saint-Louis. À cette époque-là, j’aiobtenu une bourse d’études Fulbright, donc j’étais relativement

libre d’assister à différents séminaires et conférences. Mais jevoulais aussi participer à certains mouvements sociaux aux États-Unis. Donc, par exemple, j’ai participé à une protestation contreune société vinicole qui traitait mal ses travailleurs, et j’ai soute-nu les militants de base du mouvement syndical. Je pense qu’ilest essentiel pour nous d’étudier les mouvements sociaux si nousvoulons comprendre la société en profondeur.

Et vous passiez également du temps avec le grand radicalAlvin Gouldner ?

Oui, en effet. Mais le problème était que, bien que le ProfesseurGouldner paraissait très radical, il ne prenait pas part aux mou-vements sociaux. Seules ses idées étaient radicales. J’assistais à sesséminaires, et je me souviens bien de l’un d’entre eux sur « com-ment écrire une thèse de doctorat », qui était basé sur lesrecherches qu’il avait réalisées pour ses propres ouvrages, WildcatStrike et Patterns of Industrial Bureaucracy.

Donc après Saint-Louis, vous êtes retourné au Japon pour enseigner,mais qu’avez-vous alors fait de toute votre sociologie radicale ?

Effectivement, il n’était pas évident pour moi de trouver unpublic. Le mouvement étudiant avait disparu. J’ai écrit beau-coup de livres et d’articles pour des revues, mais malheureuse-ment il n’y avait plus de lien entre ma théorie et ma pratique. Jepassais mon temps sur le campus. Je donnais des cours à des étu-diantes au Tsuda College et à de nombreux étudiants de troisiè-me cycle à l’Université Hitotsubashi. Beaucoup sont devenusprofesseurs au Japon et certains sont même devenus professeursaux États-Unis.

Vous considérez-vous toujours comme un radical ?

Oh oui. Je suis contre le système des empires. Je me considèretoujours comme un sociologue de la base.

Pensez-vous que les États-Unis sont un empire toujours aussipuissant ?

Oui. Bien sûr, l’impérialisme a pris une nouvelle forme – del’impérialisme à l’empire. [rires] L’hégémonie des États-Unis sepoursuit. Mais il y a aussi de bonnes choses – la Révolution amé-ricaine est l’une des révolutions les plus humanitaires de l’histoi-re de l’humanité. Donc, dans ce sens, j’aime le peuple américainmais pas le courant dominant chez les politiciens américains ! Etje n’aime pas non plus le courant dominant dans la sociologieaméricaine ! [rires]

Pensez-vous que le Japon est un État impérial ?

Dans un certain sens, oui. En effet, l’une des questions les plusimportantes est comment vaincre l’impérialisme au Japon. Aprèsla Seconde Guerre mondiale, nous avons eu une très bonneoccasion de vaincre l’impérialisme, mais malheureusement nousavons échoué. Nous avons une sorte d’impérialisme sans empi-re, qui considère que l’hégémonie du Japon en Asie va de soi.Dans la vie ordinaire, la majorité des Japonais ont du mal à com-muniquer avec les étrangers, et critiquent particulièrementl’agressivité des Chinois, d’autant plus que ceux-ci deviennentde plus en plus puissants. Bien que cette attitude puisse paraîtreraisonnable, il n’en reste pas moins que derrière, transparaît laconception que les Japonais ont de leur propre supériorité.

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Le Professeur Yazawa, l’air pensif.

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Une deuxième priorité consiste à accroîtrela diversité des points de vue et la partici-pation des membres aux conférences del’ISA, surtout celle des groupes sous-représentés, en choisissant des lieux pourles conférences qui soient relativementabordables, et en tentant de trouver dessolutions aux barrières linguistiques quifont obstacle à la participation. En tantqu’organisme international de socio-logues, nous devons accorder davantaged’attention aux sources de pouvoir et deprivilèges fondés sur le statut d’État-nation, les régions, la citoyenneté, l’eth-nicité, la race, la classe sociale, le sexe etla langue, qui déterminent le flux de pro-duction du savoir, la diffusion de l’infor-mation et la consommation de rechercheen sociologie. Le Forum de Sociologie del’ISA qui se tiendra à Buenos Aires repré-sente une étape importante dans le sensd’un accroissement de la diversité régio-nale et d’un élargissement de notrechamp sociologique.

Une troisième priorité, liée à la précéden-te, est de créer davantage d’occasions pourles jeunes chercheurs de participer aux acti-vités de l’ISA et de pouvoir rencontrer etcollaborer avec leurs aînés du monde entier.

Il nous faut développer de tels espaces pourles jeunes sociologues et j’espère que leForum 2012 de l’ISA créera une séance spé-cialement dédiée aux rencontres entre lesjeunes chercheurs et leurs aînés.

Une quatrième priorité consiste à ren-forcer les ponts entre sociologues et mili-tants pour la justice sociale, moyennantdes recherches rigoureuses qui apportentdes informations sur les politiques et pra-tiques aux niveaux local, national, trans-national et global. L’époque dans laquellenous vivons exige un engagement plusgrand de la part des sociologues pourentreprendre des recherches qui soientfondées sur la sociologie mais qui fassentaussi appel à d’autres disciplines. Les pro-blèmes, les défis et les possibilités pourrésoudre la pauvreté, l’accès inégal àl’éducation, les inégalités à l’échelle mon-diale, la dégradation de l’environnement,les guerres en cours, l’érosion de la démo-cratie et les violations des droits del’homme ne sont que quelques-uns desexemples de questions que l’ISA peutaborder et, ce faisant, renforcer les liensentre la sociologie et la sphère publique.Là encore, le Forum de l’ISA peut constituerune excellente plateforme permettant aux

sociologues de participer de manière dyna-mique à la diffusion internationale, àl’échange d’informations et au dialoguemondial, lesquels, ensemble, peuventcontribuer à un changement en profondeur.

Le choix de Buenos Aires pour accueillirle Forum 2012 de l’ISA représente unepremière étape exaltante, mais beaucoupreste à faire au cours des 18 prochainsmois. Je voudrais également profiter decette occasion pour remercier tous ceuxqui ont consacré du temps et des effortspour soumettre des propositions qui ontouvert de nouvelles possibilités pourl’ISA. Je voudrais aussi remercier lePrésident de l’ISA, Michael Burawoy, leComité de Coordination de la Rechercheet le Comité Exécutif d’avoir contribuéensemble à assurer un processus de sélec-tion juste. Un grand merci à IzabelaBarlinska qui a joué un rôle clé pour aiderà préparer toute la documentation néces-saire et coordonner les réponses reçuessuite à l’appel à candidatures. Les poten-tialités du Forum sont considérables. Sonsuccès reposera non seulement sur notrecapacité à développer un programmeintellectuellement stimulant mais aussi, entant qu’organisme international de spécia-listes en sciences humaines, à travailleravec les responsables politiques, les mili-tants associatifs et le public pour traiter lesgrandes questions de notre temps.

pour trouver une solution à des pro-blèmes basiques de survie. C’est ce quel’impure – et bien réelle – cosmopolitisa-tion de la misère signifie : les exclus dumonde, les plus démunis au plan écono-mique et politique – réfugiés, sans-abri,enfants des rues, travailleurs sans papiers,prisonniers, prostituées vieillissantes,contrebandiers de cigarettes, et petitsvoleurs – sont incités à vendre leursorganes et à devenir ainsi physiquement,moralement et économiquement « incar-nés » dans des corps trop gras de per-sonnes suffisamment riches pour acheteret « incorporer » les organes des autres, lespauvres de ce monde.

Au nom du capitalisme néo-libéral et

du droit démocratique de base à la liber-té de choix, des valeurs fondamentales dela modernité – l’intégrité du corps, la

notion d’être humain et le sens de la vieet de la mort – sont en train d’être sacrifiées,sans que personne ne remarque de quoi ils’agit, à savoir un processus qui symbolisenotre époque de cosmopolitisation.

Dans le corps cosmopolitanisé, les lieux,continents, races, classes, nations et reli-gions fusionnent. Des reins musulmanspurifient un sang chrétien. Des racistesblancs respirent grâce à un ou deux pou-mons noirs. Une dirigeante blondecontemple le monde à travers l’œil d’ungamin des rues africain. Un millionnairelaïc survit grâce au foie retiré à une pros-tituée protestante vivant dans une favelabrésilienne. Les corps des riches sonttransformés en une sorte de patchwork.À l’opposé, les pauvres ont été effective-ment mutilés, d’un œil ou d’un rein, ou

Les transplantations d’organes – un symbole de cos-mopolitisation.

DESTINATION : BUENOS AIRES(SUITE)

REINS FRAIS(SUITE)

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des différences : alors que certains seconcentrent sur ou sont même obsédéspar les différences (visuelles) – coutumes,vêtements, traditions – et les perçoiventcomme l’expression d’une distance parrapport à leur propre mode de vie,d’autres se concentrent sur les pointscommuns en termes de pratiques, devaleurs et de coutumes. Ces derniers sontsusceptibles, par exemple, de se concen-trer sur les expériences communes desjeunes ou sur les femmes ou sur les mères.Au sein de la société urbaine, ces groupesdoivent trouver un moyen de vivre lesuns avec les autres, soit en pratiquantl’in-différence, soit en s’engageantmutuellement. Le cosmopolitanisme,dans la pratique, veut donc dire négocia-tion – négocier un compromis entre égali-té et différence, non pas une fois pour toutesmais en permanence. Ce processus denégociation ne constitue en aucun cas uneentreprise harmonieuse – il est source dequerelles, sujet à controverses et épuisant.

Je voudrais utiliser comme exemple maville, Francfort. Au cours de l’année pas-sée, en guise de préparation à un change-ment d’orientation dans la politique de laville, la Commissaire à l’Intégration de laville de Francfort, Nargess Eskandari-Grünberg, a introduit un nouveauconcept de l’intégration et de la diversité,qui a été débattu dans des centaines demeetings locaux et de groupes de discus-sions sur Internet, avec autant d’habi-tants de Francfort que possible – des per-sonnes des deux sexes, de tous les âges,religions, classes sociales, groupes eth-niques etc. Fin octobre 2010, 47.000personnes avaient participé. L’objectif deces délibérations était de dialoguer avecles gens sur la manière de s’éloigner de latradition politique qui traite les immigréset leurs enfants comme des groupes eth-niques isolés pour se concentrer davanta-ge sur les besoins culturels d’individusprésentant une diversité de modes de vie.À ma connaissance, ce processus reste

unique en Allemagne et des responsablespolitiques ont reçu un soutien populaireimportant en écoutant, en reconnaissantet parfois même en contestant les opi-nions de citoyens ordinaires.

Mais Francfort ne vit pas dans un espa-ce séparé du reste de la nation.

Au cours de l’été 2010, une controver-se a été lancée par un membre haut placédu Conseil d’administration de laBanque Centrale Allemande (égalementsituée à Francfort), Thilo Sarrazin, avec la

publication de son livre Deutschlandschafft sich ab (L’Allemagne court à saperte). Dans cet ouvrage, Sarrazin dépeintun avenir dominé par l’extinction duVolk allemand, clamant que les bénéfi-ciaires de l’aide sociale allemande et lesmusulmans sont les coupables. De la

tous les Congrès. Le Japon a une relation privilégiée avec l’ISA. LeProfesseur Odaka, qui était l’un de mes directeurs de recherche àl’Université de Tokyo, a été l’un des fondateurs de l’ISA. Bien qu’ilfût un homme très large d’esprit, pendant la guerre il lui a été rela-tivement difficile d’exprimer ses opinions. Après la Seconde Guerremondiale, il se rendit compte de l’importance des relations et del’opinion internationales, c’est pourquoi il assista à toutes les confé-rences internationales de l’ISA jusqu’à la fin des années 60. Aprèslui, le Professeur Watanuki est devenu vice-président de l’ISA. Jesuis d’une certaine manière le successeur du Professeur Watanuki.

À votre avis, comment a évolué l’ISA depuis que vous avezcommencé à assister à ses congrès il y a de cela 30 ans ?

L’ISA change. Elle a trois piliers. Le premier pilier est, bien enten-du, constitué par les comités de recherche, le deuxième pilier estcomposé des associations nationales, tandis que le troisième pilierest fondé sur les membres individuels. Jusque dans les années 80et le milieu des années 90, les comités de recherche représentaientle groupe le plus important de l’ISA, mais depuis, la branche desassociations nationales est de plus en plus importante, donc àl’heure actuelle l’ISA est une combinaison réussie de comités derecherche et d’associations nationales. En revanche, je n’arrive pasà percevoir un rôle pour les membres individuels. En dehors de ça,l’ISA est la seule organisation à avoir la capacité de développer età être intéressée au développement de véritables sociologies glo-bales. Donc, en gardant cela à l’esprit, nous devons construire l’or-ganisation de son réseau de renseignements.

DU COSMOPOLITANISME À LA SOCIOLOGIE PUBLIQUE(SUITE)

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Est-ce que ce n’est pas tout simplement du nationalisme ?

C’est plus que du nationalisme. Il y a un fort désir de revenirau système culturel japonais traditionnel, basé sur le systèmeimpérial d’avant la Seconde Guerre mondiale. Même certainsresponsables politiques du Parti Libéral Démocratique souli-gnent l’importance du système impérial. Sans le système impé-rial, il est impossible, disent-ils, de développer l’éducation mora-le, de réussir l’intégration sociale, et même de progresser – cegenre de choses. C’est quelque chose de profondément ancrédans l’inconscient des personnes âgées. En réalité, nous sommesconfrontés à une crise profonde dans cette ère de globalisation.Je pense que le principe de la famille, le principe communautai-re et l’idéologie japonaise, qui ont tous été à la base de la moder-nisation du Japon, ne fonctionnent pas très bien. Avec la globa-lisation, ils sont en train de perdre de leur vigueur. C’est pour-quoi, en tant que sociologues, nous avons un devoir et un privi-lège, c’est de présenter de nouvelles orientations et conceptionssociales pour la société japonaise de demain.

Vous avez été actif au sein de l’Association Internationale deSociologie pendant de nombreuses années, n’est-ce pas ?

Oui. J’ai assisté au Congrès de 1982 au Mexique, quand j’ai étéinvité à participer à une séance plénière, et depuis lors j’ai assisté à

SHUJIRO YAZAWA(SUITE)

SARRAZIN DÉPEINT UN AVENIR DOMINÉ PAR L’EXTINCTION DU VOLK

ALLEMAND ...

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même manière que les auteurs du triste-ment célèbre The Bell Curve (La Courbeen cloche) attribuaient les problèmessociaux des Afro-Américains à leursgènes, Sarrazin attribue à des causes géné-tiques la décadence culturelle des popula-tions marginalisées en Allemagne. Lesdeux ouvrages prétendent étayer leurconclusion partiale à partir de donnéespurement scientifiques, en utilisant desstatistiques provenant de toute une sériede travaux de recherche.

Bien que la thèse de Sarrazin ne soit pasnouvelle, la manière dont ce livre a étéprésenté a eu un impact considérable surle climat de la communication enAllemagne. Sarrazin a été capable de secatapulter au cœur du débat politique àla fois au niveau local et national. Sonlivre est un best-seller national, avec plusd’un million d’exemplaires vendus. Onen parle dans les cafés et au coin des rues,dans les villages comme dans les villes.Les médias ont joué un rôle importantdans la promotion du libre et du débat.L’auteur, social-démocrate et ancienministre des Finances de Berlin, se décri-vait lui-même et a été accueilli comme un« intellectuel public », qui n’a pas peur de« dire la vérité » et « ose briser les tabousdu politiquement correct et des pro-blèmes avec les immigrés, en particulierceux qui sont originaires de Turquie etdes pays arabes ».

Il y a plusieurs éléments sous-jacents àce débat :

• l’affirmation que la classe politique et legouvernement sont trop éloignés dupeuple, qu’ils prennent des décisions sansle consentement de la majorité, et qu’ilsne se soucient pas des véritables préoccu-pations des gens ;

• la conviction que la société allemandeest censée être culturellement homogèneet que l’Islam est une menace ;

• la croyance que l’Allemagne n’est pas unpays d’immigration et que les immigréssont un phénomène temporaire. Le faitqu’ils restent est un véritable problème

pour la cohésion de la société et pourl’identité nationale.

De nombreux intellectuels et respon-sables politiques ont soutenu Sarrazin,non pas tant pour son argumentationbasée sur la génétique, que pour avoir ditque le politiquement correct a restreint ledébat sur l’immigration, que le multicul-turalisme est une chimère de la gauche, etque les immigrés – en particulier lesmusulmans – créent des problèmes. Toutceci a sans aucun doute contribué au bat-tage médiatique autour du livre. D’uncôté, il y avait et il y a toujours des res-ponsables politiques et des intellectuelsopposés à cette opinion. Le Parti Social-Démocrate a pris des mesures pour exclu-re Sarrazin du parti, et la BanqueCentrale Allemande a réclamé son exclu-sion du Conseil d’administration, ce quia été opportunément réglé par la retraiteanticipée de Sarrazin. De l’autre côté, dehauts responsables politiques de tousbords, des féministes renommées, desscientifiques et des artistes, ont soutenules attaques contre l’Islam. Au final on aune constellation complexe de voix etd’intérêts à la fois en faveur de et contrel’immigration et les musulmans, maisdans l’ensemble l’atmosphère est enveni-mée et les positions des uns et des autresdeviennent de plus en plus rigides. Lesgroupes d’extrême-droite en ont bénéfi-cié, et il semble fort improbable de pou-voir ramener un peu de rationalité dansce débat. Ceux qui tentent de mettre enquestion le diagnostic de Sarrazin, eninvoquant les résultats de différents tra-vaux de recherche qui contredisent sesaffirmations empiriques, semblent livrerune bataille perdue d’avance. C’estcomme si l’esprit vicié était sorti du fla-con et que l’apprenti sorcier était inca-pable de le remettre dedans.

Qu’est-ce que cela implique pour ledébat sur la diversité à Francfort ? En tantque sociologue, je peux dire que c’est undébat intéressant, qui est à l’origine debeaucoup de nouveaux questionnementsqu’on peut étudier en observant les diffé-rentes parties impliquées, en analysant lesarticles parus dans la presse, en décrivant

les affrontements dans les médias, en semettant des « œillères » pour finalementlivrer un article ou un livre « objectif » surles répercussions de l’affaire Sarrazin.C’est ce que Weber appellerait « la socio-logie comme profession », qui consiste àséparer la science de la politique et à s’entenir à une « description neutre ». Cetype de sociologie, cependant, est remisen cause par ce qu’on appelait autrefois lasociologie radicale et qui est maintenantappelée sociologie publique par le bas –une sociologie qui est reliée à la sociétécivile et à ses acteurs. Du point de vue dela sociologie publique – et ici Adorno etd’autres spécialistes de l’École deFrancfort peuvent être considérés commedes précurseurs –, il est important d’in-tervenir dans des débats qui menacent oudéforment une communication et descontacts libres et respectueux, tout parti-culièrement quand certains groupes sontpris comme boucs émissaires par le biaisd’une démagogie populiste.

Il est par conséquent important de faireune place à ces groupes qui sont silen-cieux, ou du moins, qu’on n’entend pas –des gens issus ou non de l’immigration,qui partagent des lieux de travail, quifont du sport et étudient ensemble dansles écoles et les universités, qui sontmembres de familles binationales, etc.

Là-dessus je pense que le monde univer-sitaire et la ville ont des intérêts en com-mun : il nous faut prendre part au débatpublic si nous voulons garantir uneatmosphère de respect mutuel danslaquelle les étudiants puissent développerleurs compétences. Il y a tout lieu de pen-ser que nos étudiants sont concernés,d’une manière ou d’une autre, par cedébat. C’est pourquoi j’appelle à un pro-jet, un dialogue, qui prenne la questiond’Adorno « Wie kann man ohne Angst ver-schieden sein? » (« Comment vivre la dif-férence sans peur ? ») comme devise pourun débat sur les conditions du cosmopo-litanisme, auquel participeraient étu-diants, professeurs, banquiers, respon-sables politiques, chauffeurs de taxi etc. Ils’agit vraisemblablement d’une tâcheardue, mais néanmoins pas complète-ment utopique – dans tous les cas, celacontribuerait à la dés-escalade des hostili-tés et à un pas en avant dans le sens d’uncosmopolitanisme par le bas.

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a conférence annuelle de l’Associa-tion Chinoise de Sociologie, qui apour thème central « la voie chinoi-

se et le développement social », a valeur desymbole. Trente années se sont écouléesdepuis la réforme et depuis la politiqued’ouverture au monde extérieur. Pendantcette période, la Chine s’est trouvéeconfrontée à des turbulences politiques, àdes fluctuations économiques, au SRAS,à la catastrophe du tremblement de terreet à la cr i se économique mondia le .Cependant notre économie et notre sociétéont maintenu à la fois des taux de croissan-ce élevés et un développement rapide, etont forgé la « voie chinoise », le « modèlechinois » et l’« expérience chinoise ». Plusde 600 sociologues venus de quelque 30provinces et villes de toute la Chine, demême que des sociologues venus d’autresnations et régions de l’Asie, sont présents ànotre conférence universitaire annuelle quise tient cette année à Harbin. Outre laConférence principale, il y a 23 forums spé-cialisés. La sociologie chinoise est dans unephase d’expansion rapide, comme l’attestentle nombre de personnes présentes ou laquantité de forums.

La récente crise économique mondiale etle niveau élevé de la dette publique de cer-tains pays européens ont rendu plus com-pliqué le développement international :d’un côté, l’économie sociale globale et latechnologie scientifique se développentrapidement, et l’interaction et l’interdépen-dance économiques entre différents pays etrégions du monde augmentent ; de l’autre,l’humanité est confrontée à de nombreuxnouveaux défis en termes de ressources,d’environnement, de développement inégal,de conflits régionaux et de sécurité finan-cière. Comment maintenir la paix et le déve-loppement dans un environnement aussicomplexe et à l’évolution si rapide, et com-ment assurer la stabilité et l’ordre de la socié-té internationale, voilà des questions impor-tantes et réelles pour notre époque.

Le développement économique et socialde notre nation est entré dans une nouvellephase après la crise économique mondiale.Dans cette nouvelle phase de développe-ment, la transformation du modèle dedéveloppement, la réduction de la fractureentre le monde urbain et le monde rural, lacoordination du développement régional etl’accélération de la mise en place d’un sys-tème social, sont devenus des questions de

plus en plus importantes du développe-ment. La Chine prépare actuellement son12e plan quinquennal. Les cinq prochainesannées constituent une période essentiellepour le développement qui sera la garantiefondamentale pour réaliser l’objectif de lasociété Xiaokang (société au niveau de vieplus aisé) en 2020.

Durant les 30 années de Réforme etd’Ouverture au monde extérieur, la sociolo-gie chinoise est entrée dans une ère de déve-loppement sans précédent. Tout au long deces 30 années, l’expansion de l’économiechinoise et la transformation de ses struc-tures sociales ont constitué un terreau pro-pice au développement de la sociologie chi-noise. En retour, la sociologie chinoise aapporté sa contribution au développementharmonieux de la Chine. Dans le cadre dece processus historique, les sociologues ontobservé et analysé attentivement les phéno-mènes sociaux, ont posé et répondu à desquestions importantes dans le domainesocial, et ils ont, de manière continue, accu-mulé un savoir académique, établissantainsi l’importance de la sociologie au seindes sciences sociales.

Le rapide développement économique acréé toutes sortes de problèmes, comme parexemple le gaspillage des ressources, la dété-rioration de l’environnement, l’accroisse-ment des inégalités de revenus, et un endet-tement local élevé. Plusieurs traits de lasociété chinoise ne se sont pas améliorés : ilen est ainsi de l’éducation publique, de la

protection des travailleurs, de la sécuritésociale, des soins médicaux, et du dévelop-pement coordonné des villes et des cam-pagnes. Durant cette dernière année, il y aeu des meurtres dans plusieurs campus etécoles maternelles pour des motifs derevanche sociale, plusieurs grèves à grandeéchelle, et une douzaine de suicides de

travailleurs de lamême entreprise. Lessociologues doiventêtre très attentifs àtous ces problèmes.

Avec le développe-ment rapide de notrenation, la sociologiechinoise a retenu deplus en plus l’atten-tion des sociologuesdes autres pays. Nousavons établi des rela-tions de coopérationavec des associationsde sociologie auxÉtats-Unis, en France,au Brésil, en Inde, auJapon et en Corée.Nous avons tenu unForum est-asiatiqueavec le Japon et la

Corée ainsi que plusieurs forums des BRIC(Brésil, Russie, Inde, Chine). La sociologiechinoise commence à exercer une influence deplus en plus grande au niveau international.

Chers invités et universitaires, la sociolo-gie chinoise est face à de grandes opportu-nités, et elle va aussi se trouver confrontée àune transformation générationnelle dansles dix prochaines années. J’espère que voussaisirez l’occasion de travailler ensemble,d’étudier les questions importantes concer-nant la réforme et le développement, d’ai-der la nouvelle génération de sociologues àse développer, d’entreprendre des recherchesapprofondies sur le plan social, et de produi-re des travaux plus nombreux et meilleurssur l’histoire de la sociologie. À présent, jedéclare ouverte la conférence de l’AssociationChinoise de Sociologie !

1Extrait du discours d’ouverture de la conférenceannuelle de l’Association Chinoise de Sociologie,Harbin, 24 juillet 2010.

La stupéfiante croissance économique de la Chine.

Peilin Li, Président de l’Association Chinoise de Sociologie

LA SOCIOLOGIE CHINOISE CONFRONTÉE AU DÉFI D’UNDÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE RAPIDE1

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Rudolf Richter, Université de Vienne, représentant de l’ISA auprès de l’Office desNations Unies à Vienne

CRIMINALITÉ ORGANISÉE À L’ONU

n qualité d’observateur, j’ai assistéà la 5e session de la Conférence desParties à la Convention des Nations

Unies contre la criminalité transnationaleorganisée, qui s’est tenue du 18 au 22octobre 2010 à Vienne, en Autriche. LaConférence avait été organisée pour per-mettre aux États parties de rendre comp-te de la mise en application de laConvention pour lutter contre la crimi-nalité organisée internationale.

Du point de vue économique, la crimi-nalité transnationale génère d’énormesflux d’argent. L’intervenant qui a pronon-cé le discours introductif a parlé de200.000 USD de gain réalisé chaqueminute dans le monde grâce au trafic.C’est donc un problème important pourles États du monde entier, et la conféren-ce a débuté par un débat général entreambassadeurs et ministres des États-nations. Des engagements d’ordre géné-ral dans la lutte contre la criminalitéorganisée ont été pris, et l’importanced’une coopération internationale a étésoulignée. Un des moyens de cette lutteétait d’entraver l’ouverture de comptesbancaires par des criminels.

Des séances de travail ont porté sur :

• Le bilan de l’application de la Conven- tion de l’ONU contre le criminalitétransnationale

• Le protocole relatif à la traite des personnes• Le protocole relatif au trafic de migrants• Le protocole relatif aux armes à feu

Les intervenants ont brossé un tableaucontrasté et complexe de la situation

actuelle. Ils ont fait valoir qu’il pourraitaussi y avoir du bon dans le trafic, quandil aide des réfugiés et permet la migrationen vue d’améliorer la situation d’êtreshumains. En même temps, ils ont avancéqu’une telle migration devrait être pos-sible par des voies légales. Pour les crimi-nels, le trafic de migrants est une entre-prise extrêmement rentable et peu ris-quée. La communauté internationaletente d’en faire une entreprise à hautrisque. Par contraste, le trafic d’armes esttoujours considéré comme nuisible. Parailleurs, de nouvelles formes de crimestransnationaux, telles que la cybercrimi-nalité et le trafic d’organes humains, doi-vent être intégrées à la Convention.

Lors des séances plénières, il a été ques-tion de l’évaluation de la criminalitéorganisée. Elle devrait être supervisée pardes pairs sélectionnés à l’échelle interna-tionale, et étayée par des données. La plu-part des pays souhaitaient réaliser rapide-ment cette évaluation et faire état d’acti-vités et de réalisations concrètes ; d’autresse sont montrés réticents à sa mise en œuvreimmédiate et se sont inquiétés des coûts.

Un soutien financier est nécessaire, et celui-ci devrait venir du Nord vers le Sud.

Tous se sont accordés sur la nécessité derassembler des données, à partir d’outilsétablis par un groupe d’experts à l’Officedes Nations Unies contre la Drogue et leCrime, et de partager les expériences, cequi serait plus important que de délivrerdes recommandations. Les quelquesONG autorisées à participer – qui parconséquent n’assistaient pas qu’en qualitéd’observateurs – ont mis l’accent sur lefait qu’il était important d’inclure lepoint de vue de la société civile. Elles ontencouragé des approches centrées sur lesvictimes, qui mettraient en place desmesures pour apporter des indemnisa-tions, une aide matérielle et la constitu-tion de groupes autonomes.

En ce qui concerne les sociologues, lepoint le plus important semble être lebesoin de données à l’échelle internatio-nale, et c’est là qu’ils pourraient apporterleur aide en collectant des données quan-titatives et qualitatives. Les donnéesquantitatives pourraient être enrichiespar des études de cas au niveau desnations ainsi qu’au niveau du sort de par-ticuliers. Les sociologues pourraient éga-lement contribuer à la formation d’avo-cats et de dirigeants, formations quiseraient assurées par des organisationsissues de la société civile.

Ceux d’entre vous qui travaillent sur ousont intéressés par ces activités et souhai-tent apporter leur contribution sur cesujet important au niveau international,peuvent consulter la page web del’UNODC pour plus d’informations :http://www.unodc.org/unodc. Les ONG ont publié un commentaire sur :http://www.unodc.org/unodc/en/ngos/news.html.

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Trafic de personnes.

Sari Hanafi, Université américaine de Beyrouth, Comité Exécutif de l’ISA

LE MULTIVERSALISME : UN NOUVEAU PARADIGME ?

e World SSH Net (Réseau mondial de sciences humaineset sociales), créé récemment, a organisé en collaborationavec l’IESALC (Unesco/Institut international pour l’Édu-

cation supérieure en Amérique latine et dans les Caraïbes) et leCONICET (Conseil national de recherches scientifiques ettechniques, en Argentine) un séminaire de trois jours (28-30octobre 2010) sur les « Données culturelles dans les sciencessociales et les travaux universitaires – défis épistémologiques etéducatifs pour la construction d’un multiversalisme scientifique »à la Faculté Latino-américaine de Sciences Sociales (FLACSO).Des sociologues, anthropologues, historiens et biologistes dumonde entier se sont réunis à Buenos Aires pour débattre du défique représente le « besoin croissant de savoirs partagés à l’échel-

le mondiale », dans un contexte de structures d’exclusivité quirend beaucoup de formes de production du savoir invisibles.

Le multi-versalisme s’oppose à l’uni-versalisme qui réduit ausilence les intellectuels du Sud Global. Le multiversalisme estune réflexion sur les limites de l’universalisme. Il ne s’agit pas del’opposition occidentalisme-orientalisme mais d’une manière deconcevoir le dialogue et la traduction interculturelle entre cher-cheurs du Nord et du Sud. Le multiversalisme reconnaît ladépendance structurelle mais en même temps développe desstratégies pour la combattre. Conscients de l’internationalisationdes sciences sociales, les participants au séminaire se sont intéressé

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a Xe Conférence de l’Asia PacificSociological Association (APSA,Association de Sociologie de la

région Asie-Pacifique) s’est tenue au moisde décembre 2010 à Kota Kinabalu, enMalaisie. Elle était organisée conjointe-ment avec l’Université Malaysia Sabah(USM) et l’Université de Wollongong(UOW, Australie). Le thème général de laconférence était « Transformations socialeset environnementales : opportunités etdéfis pour la région Asie-Pacifique ».L’actualité du thème choisi a suscitébeaucoup d’attention de la part desmédias et a été largement couvert par lapresse écrite et la télévision locales. Lessociologues ne rencontrent généralementpas beaucoup d’écho auprès du public.Un certain nombre de participants ontpourtant été interviewés, ce qui nous adonné l’occasion de souligner l’impor-tance de la sociologie devant tous, au-delà du public habituel des universitaires.

Les conférenciers d’honneur étaient lePr. Datuk Dr. Shamsul Amri Baharuddin,

telles initiatives au programme de futuresconférences, au regard notamment del’intérêt croissant des étudiants de troisiè-me cycle et des jeunes chercheurs pour lasociologie des Médias.

Plus de 150 sociologues venus de 15pays différents ont assisté à la conférence.Voir participer à la conférence un certainnombre de sociologues issus d’universitéseuropéennes qui travaillent sur des thèmesliés à l’Asie était encourageant. Un nombreimportant d’étudiants de troisième cycleont assisté à la conférence, exposant desidées nouvelles et remettant en questioncertains des courants de pensée domi-nants de la sociologie.

En discutant avec les délégués, j’ai eu lasensation que la conférence était globale-ment une réussite et que les participantsétaient satisfaits. Lors de l’Assembléegénérale annuelle de l’APSA, un nouveaureprésentant des étudiants de troisièmecycle a été élu, pour succéder à NicholeGeorgeou qui a récemment obtenu sondoctorat. La nouvelle représentante,l’Albanaise Briekena Qafa-Osmani, esten train de préparer sa thèse de doctoraten Sociologie et Anthropologie àl’Université Islamique Internationale deMalaisie. En dehors de ce poste, aucunchangement n’est intervenu dans l’exécu-tif de l’APSA.

Suivant la tradition de l’APSA, le pointd’orgue de la conférence a été le dîner-conférence. Des danseurs locaux Kadazanont présenté un spectacle aux délégués.Le Pr. Scott Baum, secrétaire de l’APSA,a surpris tout le monde en se joignantavec une impressionnante dextérité à l’undes pas de danse les plus compliqués. Aubout du compte, cette conférence réussieet bien organisée a été appréciée par tous,et une prochaine conférence de l’APSAest prévue pour 2012. Le date précise etle lieu restent à confirmer.

directeur et fondateur de l’Institut desÉtudes Ethniques (KITA), UniversitiKebangsaan Malaysia (UKM), le Pr.Emma Porio, membre du ComitéExécutif de l’ISA et professeure de socio-logie au sein du Département deSociologie de l’Université Ateneo deManille, aux Philippines, et M. ChrisChong Chan Fui, réalisateur et artistevisuel originaire de Sabahan. L’allocutiondu Pr. Porio, intitulée « Transformationssociales et environnementales : opportu-nités et défis pour la sociologie et la pra-tique de la sociologie », a suscité beau-coup de débats et de discussions, prépa-rant ainsi le terrain pour la conférence.Bien que par le passé un certain nombrede réalisateurs et journalistes de renomaient participé aux conférences del’APSA, c’était la première fois que laprojection du documentaire d’un jeuneréalisateur lauréat de différents prix fai-sait partie du programme de la conféren-ce. Le succès rencontré par le documen-taire de Chris, Dis-Location, nous adonné l’idée d’inscrire régulièrement de

Ruchira Ganguly Scrase, Présidente de l’Association de Sociologie de la région Asie-Pacifique

SOCIOLOGIE ET TRANSFORMATION DE L’ENVIRONNEMENT : COMPTE RENDU DE MALAISIE

LEmma Porio, du Comité Exécutif de l’ISA, prononce une allocution à la Conférence de l’APSA.

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e dernier congrès de la TASA(L’Association Australienne deSociologie) s’est tenu à l’Université

Macquarie de Sidney, du 6 au 9 décembre2010. Le congrès a débuté par une soiréequiz dédiée à la sociologie. La réserve col-lective d’histoires secrètes qui circule ausein de la communauté des sociologuesaustraliens s’est beaucoup enrichie aucours de la nuit (attention à vos conver-sations privées avec vos collègues austra-liens lors de futures réunions de l’ISA).Mon équipe, composée principalementde membres du groupe thématique deSociologie de la Jeunesse de la TASA, estarrivée en deuxième position. Par unesorte de consensus collectif, arriver deuxiè-me était l’idéal. Nous sommes apparuscomme bien informés auprès de nos col-lègues, mais pas au point d’en être intimi-dants. Et suivant l’autre grande traditiond’égalitarisme de la sociologie australienne,le deuxième prix (quatre bouteilles de vin)était le même que le premier prix.

Le discours d’ouverture du Congrès2010 de la TASA a été prononcé par SyedFarid Alatas. L’exposé du Dr. Alatas s’estappuyé sur une série de débats quiavaient eu lieu lors de récentes confé-rences de la TASA, au sujet de l’appel deRaewyn Connell en faveur d’une sociolo-gie « du Sud ». Le Dr. Alatas s’est concen-

tré sur la manière demettre en relationles théories issuesdu monde majori-taire non-occiden-tal avec le « canon »de la sociologie etdes références occi-dentales. Le deuxiè-me exposé liminai-re, fait par MaryHolmes, a incité lesdélégués à prendreen considération lerôle central des émo-tions dans la sub-jectivité contem-poraine et la maniè-re réflexive dont lesgens peuvent uti-liser leurs émo-tions pour façonnerleur vie. Le dernierexposé liminaire aréuni Raewyn Con-nell, Jack Barbaletet Michael Gilding

pour poser la question « le concept denéo-libéralisme a-t-il encore une raisond’être ? ». En effet, ce concept peutconduire à une conception paresseuse dela sociologie quand il est employé pourexpliquer trop de choses et qu’il ne sertpeut-être pas à caractériser correctementle capitalisme mondial actuel. Cepen-dant, tous semblaient s’accorder pourdire que si un concept comme le néo-libé-ralisme n’existait pas pour les sociologuesd’aujourd’hui, il faudrait l’inventer.

Les séances parallèles ont été très ani-mées. J’ai surtout assisté aux séances ducourant de la Sociologie de la Jeunesse,dont la plupart étaient bondées et ledébat à la fois généreux et plein defougue. Il paraît que les autres séancesparallèles ont été pareillement animées etfréquentées. Les places étaient disputées,et il y a même eu certains vétérans de lasociologie australienne qui, arrivés enretard, ont dû rester à l’entrée et assisterdebout aux séances. Certains délégués,plus cyniques, ont insinué que quelques-uns des professeurs s’efforçaient deparaître âgés et frêles, essayant ainsi deculpabiliser leurs collègues plus jeunesafin qu’ils leur cèdent la place.

L’impression générale que j’ai retirée dece congrès est que la crise – actuelle ouprochaine – de la sociologie australienne,

n’a pas focalisé l’attention. Les présenta-teurs paraissaient plus positifs que cesdernières années en ce qui concerne lacontribution des sociologues australiens.Cet optimisme est peut-être dû à uneplus grande confiance en nous-mêmes –le sentiment que nous avons une voix,même si elle n’est pas la plus influente,dans les débats publics de l’Australied’aujourd’hui. À moins que ce ne soit liéau fait qu’un certain nombre de départe-ments de sociologie ont engagé de nou-velles recrues et se sont développés aucours de l’année passée. Ou peut-êtres’agissait-il simplement d’un sentimentde soulagement dans le sens où nousn’avons pas eu à assumer des frais aussiimportants que ceux pris en charge parles quelques collègues venus duRoyaume-Uni, lesquels ont eu un longvoyage à faire pour venir assister à cecongrès à l’autre bout du monde.

Une note finale : bien que tous les barsde l’université avaient fermé pour lesgrandes vacances, le congrès s’est déroulédans une ambiance extraordinairementamicale. Beaucoup de conversations ini-tiées pendant la journée se poursuivaienttard dans la soirée. Les endroits où seretrouver en dehors du campus ont viteété repérés, et des histoires ne manque-ront pas d’être racontées des annéesdurant aux congrès de la TASA au sujetde la quinzaine de professeurs de sociolo-gie aux manières affables qui ont étévigoureusement escortés vers la sortie(virés) du bar non loin du campus, auxalentours de trois heures du matin. Macollègue, Ani Wierenga, a suggéré qu’unprix soit remis lors du congrès de l’annéeprochaine à la meilleure analyse sociolo-gique (ou même au meilleur récit) del’enchaînement des circonstances qui aconduit à cette désormais tristementcélèbre confrontation entre videur etchercheurs. Le congrès de l’année pro-chaine se tiendra à l’Université deNewcastle à la fin novembre, avec pourthème « Vies locales/Réseaux globaux ».L’ancienne ville industrielle de Newcastle,située sur la côte à deux heures de routeau nord de Sidney, a récemment été dési-gnée par la bible du voyageur LonelyPlanet comme l’une des dix villes à voirabsolument en 2011. Pour nos collèguesinternationaux, si cela leur est possiblefinancièrement, 2011 semble être uneannée parfaite pour venir découvrir uncongrès de la TASA.

Dan Woodman, Université Nationale d’Australie

DÉPÊCHE D’AUSTRALIE

LJustin Lu, doctorant, reçoit un prix de Michael Gilding, Président de TASA.

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a section des « Cercles scientifiques »,qui fait partie de l’AssociationPolonaise de Sociologie (PSA), ras-

semble environ 100 étudiants provenantde 15 universités différentes. Le nom dela Section provient d’un type d’organisa-tion autonome des étudiants répandu enPologne : les cercles scientifiques. Il s’agitde groupes d’étudiants qui sont motivéspour aller au-delà du cadre de leur cursusuniversitaire obligatoire. On compteparmi les activités traditionnelles descercles scientifiques d’étudiants, et denotre Section de la PSA : l’organisationde conférences scientifiques d’étudiants,de débats, de réunions avec des personnes« intéressantes », la réalisation de petitsprojets de recherche, et parfois la publica-tion de magazines ou de livres. La plupartdes projets sont menés à bien avec unsoutien financier très réduit voire nul.

La section des « Cercles scientifiques »de la PSA a été fondée en 2004 par ungroupe d’étudiants de deuxième et troi-sième cycles. L’idée était de créer unforum à l’échelle nationale susceptible dedévelopper le travail en réseau et lacoopération entre jeunes sociologues dedifférentes villes. La PSA, et notammentson ancien président le ProfesseurWlodzimierz Wesolowski, a salué cette ini-tiative et apporté son aide pour les aspectsorganisationnels et formels. La Section arapidement joué un rôle de plus en plusimportant parmi les jeunes sociologues,avec l’adhésion de nouveaux membres etl’émergence de nouveaux projets.

Le plus grand projet qu’ait mené laSection au cours des trois dernièresannées a concerné la mise en œuvre d’« Ateliers mobiles ». À ce jour, six ren-contres ont été organisées avec quelque125 étudiants et 25 chercheurs confir-més. Le projet est parti de l’observationque la sociologie, en tant que disciplinescientifique, diffère d’une université àl’autre. Les Ateliers mobiles durent deuxjours : entre 15 et 30 étudiants de diffé-rentes universités vont dans l’une desfacultés de sociologie, pour y recevoir lesenseignements de son équipe de profes-seurs. La réunion est organisée par les

étudiants d’un cercle scientifique, quiinvitent leurs professeurs. Toutes les acti-vités sont centrées autour d’un thèmeprincipal, et le programme de chaquerencontre doit inclure une introductionthéorique ainsi que des exercices pra-tiques. Normalement, un certain nombrede tout petits travaux de recherche sontréalisés – des étudiants collectent des don-nées empiriques en dehors de l’universitéavant de les analyser avec les professeurs.

À notre avis, les « Ateliers mobiles » lesplus intéressants ont été organisés àPoznan, en mars 2009. Ils étaient consa-crés à l’étude de la sociologie du quoti-dien et de la culture matérielle. Unebrève histoire de la sociologie à Poznan aété présentée dans l’allocution d’ouvertu-re. Nous avons ainsi appris des choses ausujet du premier professeur de sociologiede l’Université de Poznan, FlorianZnaniecki, et de l’histoire de la Facultéaprès la guerre. La partie théorique de larencontre était composée de deux confé-rences. Le Professeur Rafal Drozdowski aprésenté neuf raisons pour lesquelles lasociologie du quotidien était récemmentdevenue à la mode. Dans la seconde confé-rence, le Professeur Marek Krajewskinous a introduits à l’étude des objetsmatériels. Selon lui, les relations entre lesgens et les objets sont symétriques. Ànoter que ces deux conférenciers sont lesfigures de proue de la recherche dans cedomaine en Pologne. Pendant les séances

d’exercices pratiques, les étudiants se sontrépartis en groupes de quatre et se sontmis à la recherche d’objets courants etmoins courants. Pendant cette étude surle terrain, les étudiants notaient par écritou enregistraient au moyen d’appareilsphoto et d’enregistreurs numériques leursobservations faites dans différents quar-tiers de Poznan. De retour à l’université,les étudiants ont présenté les résultats deleur travail. La discussion a montré que lefait d’appartenir à la catégorie des objetspeu courants est étroitement lié à la défi-nition sociale de la situation.

La création des « Cercles scientifiques »de la PSA a été à l’origine d’un projetdérivé, connu sous le nom d’École desJeunes Leaders en Sociologie, destinée àformer des leaders pour nos Cercles, enmatière de gestion de groupes, de tech-niques de communication et de négocia-tion. La formation, étalée sur 4 à 5 week-ends, s’est déroulée chaque année dansune ville différente. Ceci a permis à la foisà de jeunes sociologues de se rencontreret aux différents cercles scientifiques deprésenter leurs activités. Bien que l’Écolede Formation au Leadership n’ait jamaisété formellement rattachée à la Sectionde la PSA, la plupart de ses 100 étudiantsde deuxième et troisième cycles sontdevenus des membres de la Section et ontcontribué, avec beaucoup d’enthousias-me, à ses projets.

Tomasz Kukolowicz, Université de Varsovie, et Lukasz Srokowski, Université de Wroclaw

LES CERCLES SCIENTIFIQUES, UN PROJETDE JEUNES SOCIOLOGUES POLONAIS

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De jeunes sociologues lors d’une réunion récente de l’Association Polonaise de Sociologie.

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l fut un temps où les fiches de bibliothèque, les machines àécrire et les microfiches étaient les outils technologiques dumétier d’universitaire. Aujourd’hui, beaucoup de sociologues

fonctionnent avec JSTOR®, des ordinateurs portables et EndNote®.Mais qu’en est-il des sociologues du Sud Global ?

Quand, au début des années 90, des chercheurs ont commen-cé à étudier la fracture numérique, ils exploraient le fossé quisépare les gens en deux catégories, ceux qui ont et ceux qui n’ontpas accès à Internet. Cependant, les complexités de l’usage quo-tidien d’Internet les ont conduit à inclure dans leur analyse unestratification qui tient compte de l’activité, du niveau de compé-tence, des ressources technologiques, ainsi que d’autres variantes.Certains spécialistes (Ono et Zavodny 2007) ont comparé lestaux de connection à Internet dans différents pays, mais peu derecherches ont été consacrées aux écarts d’équipement numé-rique auxquels les chercheurs sont confrontés du fait des diffé-rences économiques et politiques entre les nations. Pour l’ISA,l’inégalité numérique qui existe entre ses membres est suscep-tible d’avoir des répercussions sur la manière dont nous commu-niquons entre nous. Par exemple, la collaboration en ligne nerésout pas nécessairement les problèmes de financement qu’ontles sociologues provenant d’universités ou de pays moins biendotés pour venir assister à des conférences à l’étranger.

Les données disponibles illustrent les défis auxquels lesmembres de l’ISA peuvent être confrontés. D’abord, l’ISA classeses membres en trois catégories de pays – A, B et C –, sur la basede l’économie de leur pays d’origine. Dans la catégorie A, lesÉtats-Unis et le Royaume-Uni – pays qui comptent le plus demembres de l’ISA (cf. tableau) – avaient chacun un taux moyend’accès à Internet de 76% en 2008. L’ensemble des chercheursde ces pays disposent vraisemblablement d’une connexion fiableet de haute qualité, bien qu’il n’y ait pas de données précises dis-ponibles à ce sujet. D’un autre côté, les deux pays comptant leplus de membres dans la catégorie C, l’Inde et le Nigéria, ont untaux d’accès respectivement de 5% et 16%.

Cependant, qu’un pays ait ou non un taux de connectivitémoyen n’indique rien sur les taux d’accès à Internet des socio-logues, ni de ce qu’ils sont en mesure de réaliser en ligne. Dessociologues nigérians, par exemple, peuvent avoir un accès de

base à Internet mais devoir faire face à d’autres contraintes,comme de ne pas disposer de suffisamment d’ordinateurs pourleurs étudiants, de devoir payer les services informatiques de leurpoche, de subir régulièrement des coupures de courant, de nepas avoir le dernier logiciel d’analyse de données et de publica-tion universitaire (EndNote®, Stata®, AtlasTi®), et d’avoir unaccès limité à JSTOR® et aux revues en général.

C’est ce que Philip Howard, sociologue à l’Université deWashington, appelle une « fracture intellectuelle ». Alors qu’ilmenait dans plusieurs pays musulmans à travers le monde desrecherches pour son dernier ouvrage, The Digital Origins ofDictatorship and Democracy [Les Origines numériques de la dicta-ture et de la démocratie] (2010), il a découvert que les universi-taires de pays moins developpés peuvent tirer profit de l’inter-vention d’institutions étatiques fortes. Dans ces pays-là, les tech-nologies les plus avancées et l’accès à Internet à la plus grandevitesse (c.-à-d. à haut débit) sont normalement attribués à labibliothèque nationale et aux universités les plus importantes.Cependant, il est laissé à la discrétion de l’université, souvent enassociation avec la bibliothèque nationale, de répartir les res-sources technologiques. Ceci revient habituellement à donner leplus de ressources aux départements qui apportent le plus de « valeur ajoutée » à l’État. Il en résulte une inégalité entre disci-plines. Par exemple, les États considèrent souvent les départe-ments traditionnels d’ingéniérie et de médecine comme ayant leplus d’utilité publique. Les sciences sociales se situent générale-ment au bas de l’échelle (tout dépend de la discipline exacte), c’estpourquoi les sociologues peuvent ne pas avoir accès à autant derevues intéressantes, par exemple. Maintenant que tant de revuessont accessibles en ligne, les abonnements à des revues d’ingénié-rie ou de santé publique, par exemple, ont souvent la priorité surcelles de sociologie. Ainsi, certains sociologues n’ont pas la possi-bilité de lire des articles de revue écrits par d’autres sociologues.D’autres, d’un simple clic de souris, y ont accès 24h/24 et 7j/7.

Quelles sont les barrières numériques que vous-même ou vosétudiants rencontrez ? L’ISA voudrait en savoir plus sur la situationconcrète de ses membres afin d’essayer d’ajuster son offre à leursbesoins et préférences. Vous pouvez envoyer vos commentaires àJen Schradie [email protected], en précisant votre pays, vosfonctions et la localisation géographique de votre institution.

Ouvrages de référence :

Ono, H., Zavodny, M. 2007. “Digital inequality: A five country comparison usingmicrodata”. Social Science Research. Vol. 36, Issue 3, September, pp. 1135-1155.

Howard, P. 2010. The Digital Origins of Dictatorship and Democracy: InformationTechnology and Political Islam. Oxford University Press, Oxford.

- Pourcentages de la population qui utilise Internet en 2008. Source des données : World Bank, World Development Indicators – dernière actualisation : 24 novembre 2010.Pour des graphiques interactifs, aller sur Google Public Data: http://tinyurl.com/264z5fy- Informations concernant l’ISA tirées des données en ligne de l’ISA datées de juin 2010.

Jen Schradie, Université de Californie, Berkeley

QUI EST CONNECTÉ ? LES SOCIOLOGUES ET LA FRACTURENUMÉRIQUE MONDIALE

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Comparaison des taux d’accès à Internet par type de pays (catégories de l’ISA)

Taux d’accès à Internet 76%

A

704

76%

A

289

38%

B

176

9%

B

157

5%

C

249

16%

C

134

Catégorie économiqueselon l’ISA

Nombre de membres de l’ISA

États-Unis Brésil Afrique du Sud Inde NigériaRoyaume Uni

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Ana Lucía Paz Rueda, Université Icesi

NOTES SUR UNE SOCIOLOGIE ENGAGÉE EN COLOMBIE

l existe 15 programmes de sociologie en Colombie, 6 dans desuniversités privées et 9 dans des universités publiques. La socio-logie professionnelle, lorsqu’elle a émergé en 1959, s’est intéres-

sée plus particulièrement aux sujets relatifs au monde rural, auxquestions politiques, au changement social et à l’analyse de l’État.Au cours des décennies suivantes, les intérêts sociologiques se sontélargis à la sociologie du travail et à la sociologie urbaine ainsi qu’àla sociologie de la culture. Le besoin de se recentrer sur les pro-blèmes nationaux de la violence et de la fragmentation sociale ontconduit dans les années 70 à la quête de nouvelles méthodologies,y compris la « recherche-action participative ». En 1969, une crisepolitique a conduit à la consolidation de la discipline autour desgrandes théories sociologiques.

Dans les années 90, la discipline a progressé à nouveau avec la créa-tion de nouveaux programmes de sociologie dans le pays. Au coursdes 15 dernières années, le nombre de programmes actifs est passéde 5 à 15. La plupart d’entre eux sont enseignés dans les Facultés deSciences humaines et sociales, ce qui crée des occasions d’échangesinterdisciplinaires. Parmi ces programmes, 60% ont une durée de10 semestres et 40% de 8 semestres, chacun représentant unemoyenne de 155 crédits. Près de la moitié de ces programmes met-tent l’accent sur la recherche appliquée et l’intervention sociale. Laprofessionnalisation est centrée autour de l’idée de transformationde la société et de contribution à la compréhension, à l’analyse et àla recherche de solutions aux problèmes de la Colombie.

En Colombie, il y a au moins 22 centres de recherche quiincluent la sociologie, et environ 75% d’entre eux sont rattachés à

programmés pour fournir des pièces de rechange, et cela se passe« de leur plein gré », et « pour leur bien », comme se le répètentles malades riches pour se rassurer. La vente de leurs organes enpièces détachées est leur assurance vie. À l’autre bout de ce pro-cessus, émerge le « citoyen du monde » bio-politique – un corpsd’homme blanc, en bonne forme ou trop gros, auquel on a ajou-té le foie d’un Indien ou l’œil d’un musulman, etc. En général,la circulation de reins vivants suit les voies tracées par le capital,du Sud vers le Nord, des corps des pauvres vers des corps plusriches, des corps noirs ou bruns vers des corps blancs, et desfemmes vers des hommes, ou bien des hommes pauvres vers deshommes plus riches. Les femmes sont rarement les bénéficiairesd’organes achetés à travers le monde. Il en résulte qu’à l’époquede la cosmopolitisation, les nations sont divisées et recomposéesen nations vendeuses d’organes et nations acheteuses d’organes.

L’époque de la cosmopolitisation représente un monde quenous partageons tous, pour le meilleur et pour le pire, un mondequi n’a « pas d’extérieur », « pas de sortie », et plus d’« autre ». Il

nous faut reconnaître que, indépendamment de la façon brillan-te et incisive dont nous critiquons les « discours du Nord » ouignorons les « discours du Sud », nous sommes voués à vivre avecces cadres et situations imbriqués et contradictoires dans ceMonde en danger (World at Risk, Beck, 2009), non seulementsoumis à son pouvoir de domination mais également contami-nés par les menaces qui pèsent sur lui, la corruption, la souffran-ce et l’exploitation. Il faut abandonner tous les rêves d’autono-mie qui permettraient à quiconque de rester à l’extérieur ! Etabandonner clairement tout « racisme géographique » entre « lesvoix du Sud » et « les voix du Nord » dans les sciences sociales !

Est-ce un « discours du Nord » ? Est-ce un « discours du Sud » ?Non, c’est à la fois l’un et l’autre. Et chercher des moyens decombiner systématiquement ces perspectives contradictoires auniveau de l’analyse sociologique, c’est précisément l’objet du « cosmopolitanisme méthodologique ».

Les « reins frais » sont-ils une exception ? Non, les processusde cosmopolitisation affectent fondamentalement et transfor-ment des institutions intermédiaires de tout genre dans le mondeentier, comme la famille, les ménages, les classes sociales, lesconditions de travail et le marché du travail, les écoles, les vil-

des universités publiques. La formation en sociologie se concentresur la méthodologie (25%), les cours interdisciplinaires (25%), lesthèmes sociologiques (18%) et la théorie (15%). Les cours deméthodologie ont autant recours aux approches quantitatives quequalitatives, et on observe un intérêt accru pour les cours de ges-tion et de politique sociale. Les cours théoriques restent largementcentrés sur les travaux de Marx, Weber et Durkheim, qui sontenseignés dans 9 des 15 programmes.

Ce bref compte rendu nous montre que la sociologie colombien-ne, après un long parcours, se trouve aujourd’hui face à d’impor-tants défis. Elle présente un potentiel de développement, commel’atteste l’intérêt croissant de plusieurs institutions universitaires àtravailler dans un cadre sociologique. Il existe également au moinstrois domaines qui peuvent faire l’objet d’une amélioration : 1) ren-forcer le débat public autour des problèmes fondamentaux pour lepays : l’économie, la justice, la production d’une culture publique ;2) accorder une attention plus grande aux nouvelles visions struc-turées et systémiques du monde susceptibles de saisir les tendancesémergeantes ; 3) trouver les moyens d’atteindre mieux et plus large-ment les gens. Il nous faut créer des formes de dialogue qui puissentêtre comprises non seulement par nos pairs mais aussi par les légis-lateurs et les acteurs sociaux. La sociologie a les moyens de créer cesliens, que ce soit du fait de ses prétentions universalistes dérivées dela philosophie, ou parce que c’est précisément ce qui définit la socio-logie. Il nous faut, en collaboration avec d’autres, créer des formesintelligibles d’action. Nous avons besoin de sociologues qui puissentimaginer et créer ces liens, qui puissent les reconnaître intuitivementou les inventer en théorie et en pratique.

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LE MULTIVERSALISME : UNNOUVEAU PARADIGME ?(SUITE)

lages, les villes, les sciences, les mouvements de la société civile,et les religions monothéistes. Ils se produisent dans un mondepolycentrique où la tendance croissante des populations à la dias-pora est contenue à l’intérieur des frontières de leur État ou derégions qui sont des quasi-États. Les processus cosmopolitaniséscomprennent également des phénomènes comme le changementclimatique, les risques financiers globaux, etc. Les « familles glo-bales » cosmopolitanisées, par exemple, incarnent à la fois leparadoxe apparent d’une intimité à longue distance et les contra-dictions du monde ; et c’est en leur sein que ces contradictionss’élaborent. Toutes les familles n’incarnent pas toutes les contra-dictions, mais certaines en incarnent quelques-unes. Il y a desmariés, des parents, et des couples qui ont une double nationa-lité et sont susceptibles d’incarner les tensions entre deux paysou entre les communautés majoritaire et minoritaire de ces pays,tandis que des familles de migrants peuvent incarner les tensions

entre le centre et la périphérie. Les concepts de famille globale etd’intimité à longue distance peuvent être utilisés pour repenserles notions conventionnelles et préparer une nouvelle histoiredécisive de l’« amour à distance » et de ses contradictions. Celareflète un état d’ignorance qui a été programmé au niveau natio-nal et incarné dans la loi. En conséquence, cet amour à distanceet ces familles globales deviennent des cadres dans lesquels lesblessures culturelles – la rage et la colère que les inégalités mon-diales dans leur histoire impériale continuent à générer dans lesâmes des vivants jusqu’à ce jour – sont endurées et combattues.

Et il y a également une cosmopolitisation de la maternité. Laprocréation médicalement assistée ouvre des options supplémen-taires à un nouveau meilleur des mondes (nous n’avons pas demot pour cela !) : la « mère donneuse d’ovules » ou la « mère por-teuse » ; (pour mettre cela en formule) : « ma mère était une don-

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à la manière dont cette internationalisation pourrait prendre encompte les spécificités culturelles, en reconnaissant les multiplessources de savoir, y compris les savoirs autochtones.

Dans son discours d’ouverture, Michael Kuhn, Présidentde World SSH Net, a mis l’accent sur la nécessité de remplacerl’universalisme qui est à la base des interprétations européennesdu monde par une diversité d’interprétations du monde global.Il a analysé la nature et les mécanismes de l’hégémonie de la pen-sée occidentale et proposé que les futurs travaux du World SSHNet aient pour objectif : 1) d’exposer les hypothèses épistémolo-giques du savoir en sciences sociales, 2) de fixer les modèles desociété contenus dans ses catégories et théories politisées, et 3) dedévelopper une approche mondiale de la réflexion en sciencessociales qui libère celles-ci du particularisme du savoir politisé.

Plutôt que de s’attarder sur de grands débats théoriques, leséminaire a abordé des études de cas concrets. Ainsi, HebeVessuri (Institut vénézuélien de la Recherche Scientifique) a

exhorté les participants à formuler le débat dans les termes d’unetransition de la culture de la « science » à la culture de la« recherche ». Pour reprendre Bruno Latour, la science est froide,directe et détachée, tandis que la recherche est chaleureuse, enga-gée, et risquée. La science met un terme aux caprices des que-relles humaines, la recherche quant à elle crée des controverses ;la science, en cherchant à échapper au carcan de l’idéologie, dela passion et des émotions, produit de l’objectivité. SelonVessuri, la recherche et la société sont aujourd’hui à ce pointmêlées qu’elles ne peuvent plus être séparées. Elle a soutenu que larecherche en sciences sociales est également en train de connaîtreun certain nombre de changements intéressants. Le dialogue, lacomparaison, et la traduction, sont les mots d’ordre du moment.

Les participants ont insisté sur l’importance de reconnaître ladiversité des expériences humaines. Chris Caswill (Universitéd’Oxford) a théorisé ce qu’il a appelé « la pratique des sciencessociales et le savoir quotidien », en étudiant trois voix originairesde trois continents : Charles Lindblom, des États-Unis, BentFlyvbjerg, du Danemark, et Catherine Odora Hoppers, d’Afriquedu Sud. Chacun d’eux s’intéresse aux interrelations existant dansla pratique de la recherche en sciences sociales, aux connaissancesque la recherche génère, et à l’utilisation qui en est faite.

D’autres participants ont apporté des études de cas fondées surdes travaux de terrain. Han Sang-Jin (Université nationale deSéoul) a fourni un excellent exemple de comment la « société durisque » de Beck, lorsqu’elle est étudiée en Corée du Sud, appor-te une interprétation des traditions culturelles qui part de la

... LE MULTIVERSALISME EST UNE RÉFLEXION SUR

LES LIMITES DEL’UNIVERSALISME ...

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Cristina Flesher Fominaya, Université d’Aberdeen

INTERFACE, UNE INITIATIVE MONDIALE POURMETTRE EN RELATION LA SOCIOLOGIE ET LESMOUVEMENTS ACTIVISTES

nterface: A Journal for and about Social Movements est unerevue multilingue en libre accès qui cherche à construire undialogue à l’échelle mondiale entre activistes et universi-

taires qui travaillent sur les mouvements sociaux, par-delà lesdifférences linguistiques, culturelles et idéologiques, et entre lestraditions des disciplines universitaires et celles du activisme.L’idée de cette revue est née d’un groupe d’universitaires-prati-ciens de terrain qui avaient le sentiment que les revues existantesspécialisées dans les mouvements sociaux étaient souvent décon-nectées des mouvements qu’elles analysaient, et ce, essentielle-ment sur deux points essentiels : premièrement, en ce que lespréoccupations théoriques des producteurs de savoir n’étaientpas toujours tellement pertinentes par rapport à l’objet de larecherche (les mouvements sociaux eux-mêmes), et deuxième-ment, en ce qu’elles ne reconnaissaient pas nécessairement lavaleur et les contributions des mouvements eux-mêmes en tantque producteurs de savoir. Parallèlement, le savoir produit parles mouvements, diffusé à travers des sites web acitvistes et parl’intermédiaire d’autres médias, se polarisait souvent sur les ques-tions qui les concernaient, mais n’avait pas nécessairementgrand-chose à transmettre aux autres mouvements confrontés àdes réalités géographiques et politiques différentes. La vision desfondateurs d’Interface était de rapprocher ces deux importantessources de savoir au-delà de ce qui demeure de véritables clivagesà l’échelle mondiale (cf. Cox et Flesher Fominaya, numéro 1).

Nous voulions que la structure du collectif éditorial reflète nosaspirations mondiales – et nous avons mis deux ans à développerun modèle qui nous convienne. Outre le fait que nous sommes uncollectif virtuel, dont certains membres ne se sont jamais rencon-trés, et que nous n’avons aucune source de financement, deuxcaractéristiques définissent l’approche éditoriale de la revue. L’uned’elles est qu’il s’agit d’un collectif éditorial décentralisé, organiséen groupes régionaux semi-autonomes, avec entre un et troisrédacteurs en chef et un groupe de collaborateurs. Ces groupess’occupent des contributions provenant de leur région, et tra-vaillent avec des correspondants dans ce que nous espérons être unprocessus éditorial sympathique et solidaire. L’autre aspect parti-culier de la revue est constitué par un processus quelque peu inha-bituel de révision par des pairs, suivant lequel nos collaborateurscritiquent chaque article en prenant en compte son potentiel à lafois activiste et théorique. En principe, cela implique une révisionpar un pair activiste et par un pair universitaire, mais dans la pra-tique, parce qu’ils sont bien souvent une seule et même personne,nous demandons à nos réviseurs de prendre en considération dansleurs commentaires la pertinence des articles pour des praticiens etdes universitaires. Nous nous efforçons de publier des travaux quiprésentent un intérêt pour les deux publics et qui constituent unecontribution par-delà les spécificités de tel mouvement empiriqueen particulier ou de telle question traitée. Chaque numéro est cen-tré sur des préoccupations spécifiques des rédacteurs en chef, qui,par roulement, se répartissent en petits groupes pour faire officed’équipe de coordination éditoriale sur un sujet particulier.

Depuis les débuts de la revue en 2009, nous avons publié desnuméros consacrés à la connaissance des mouvements sociaux, àla relation entre société civile et mouvements sociaux, à la criseet aux transformations révolutionnaires, ainsi qu’aux mouve-ments sociaux et aux médias alternatifs. De nouveaux numérossont en préparation sur la répression et les mouvements sociaux,et sur le féminisme et les mouvements féministes. Tous nosnuméros incluent également des contributions qui ne sont pasliées au thème principal. Jusqu’ici, nous avons publié, avec l’ai-de de nombreux collaborateurs, des articles, interviews d’acti-vistes, éditoriaux, notes de synthèse, documents clés, débats,comptes rendus de livres et essais critiques dans six langues, rédi-gés par des auteurs localisés dans les pays suivants : Afrique duSud, Allemagne, Angola, Argentine, Australie, Autriche, Brésil,Canada, Corée du Sud, Espagne, États-Unis, Grande-Bretagne,Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, Mexique, Norvège,Palestine, Portugal, Russie, Suède, Thaïlande, Turquie etVenezuela. Depuis mars 2010, nous avons reçu sur notre web lavisite de lecteurs de plus de 130 pays. Nous sommes ouverts à tousceux qui souhaitent apporter leur contribution, leur collaborationainsi qu’à tous les lecteurs sur www.interfacejournal.net.

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Premier numéro de Interface (photo de Elizabeth Humphrys).

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neuse d’ovules espagnole », ou « ma mère était une mère porteuseindienne ». Ainsi, par manipulation bio-scientifique, l’inégalitémondiale est incorporée dans le corps et l’identité des êtres humains.

Mais le thème de la cosmopolitisation n’est-il pas juste unenouvelle version des vieux thèmes du colonialisme et de l’impé-rialisme ? Citons la fameuse phrase de Stuart Hall : « nous avonstoujours été le sucre dans la tasse de thé des Anglais ». Il y a eneffet une continuité et une différence qui doivent donc être cla-rifiées et reconnues comme telles. La notion de cosmopolitisa-tion doit surmonter le « préjugé spatial » qui a cours dans la plu-part des discours sur la globalisation et intégrer les histoires quis’expriment au travers des « blessures culturelles » d’aujourd’hui.Mais il s’agit aussi de l’anticipation du futur dans le présent, dela « modernisation réflexive », parce que les « victoires » du capi-talisme mondial, en association avec les technologies de la com-munication et les technologies médicales et leurs effets « secon-daires », sapent les institutions et les dualismes fondamentaux dela modernité des États-nations du Nord et du Sud – lenational/l’international, nous/eux, la culture/la nature, lecentre/la périphérie. Nous pourrions même être les témoins d’untournant radical dans la cosmopolitisation du monde. L’ex-centre n’est-il pas en train d’être « précolonisé » par des régionsen développement du monde qui sont des « ex-postcolonisés »,particulièrement par la Chine et l’Inde ? La Chine, par exemple,interfère aujourd’hui dans les affaires de l’Europe, s’engageant àcombattre la crise européenne, tout en protégeant ses investisse-ments. En venant au secours de l’Europe, la Chine s’aide elle-même. Cela aussi, c’est la cosmopolitisation.

Ainsi, une chose est sûre. Peu importe si les auteurs classiquesde la sociologie ont été ou non des pionniers en matière de « cos-mopolitanisme méthodologique » – aujourd’hui, « le nationalis-me méthodologique » empêche à la fois la sociologie « du Nord »et celle « du Sud » de discerner les faits significatifs de la cosmo-politisation.

Pourquoi ? Le point de vue de la nation – une terre, un passe-port, et une identité – est une version séculière de la sainteTrinité. Ainsi, la position nationale à l’égard des inégalitéssociales est inversée. Elle s’arrête aux frontières de l’État-nation.Les inégalités sociales peuvent prospérer et fleurir, mais toujoursde l’autre côté de la barrière du pré carré national, ce qui aumieux peut donner lieu à un soubresaut moral, mais n’aura pasde conséquences sur le plan politique.

Les frontières nationales dessinent une distinction nette entrenous et eux, entre les inégalités qui présentent un intérêt poli-tique et celles qui n’en présentent pas. Pour les institutionslégales, le pôle d’intérêt repose sur les inégalités à l’intérieur dessociétés nationales, dans le même temps où les inégalités entre

sociétés nationales sont évacuées. La « légitimation » des inégali-tés mondiales est basée sur un « détournement du regard » insti-tutionnalisé. En vivant, par exemple, en Europe, le regard natio-nal est « exempté » de devoir regarder la misère du monde. Ilfonctionne au moyen d’une double exclusion. Il exclut lesexclus. Et la sociologie des inégalités, qui assimile les inégalitésaux inégalités de l’État-nation, est, sans trop y penser, compli-ce de cela. Il est en effet étonnant à quel point les inégalitésmondiales sont « légitimées » sur la base d’un accord taciteentre gouvernement de l’État-nation et sociologie de l’État-nation – une sociologie se revendiquant comme libre de toutjugement de valeur !

Raewyn Connell argumente que « le moyen de sortir du cadrede la pensée eurocentrique est, assurément, de prendre en comp-te des cadres de pensée non eurocentriques ». Je ne suis pas d’ac-cord avec cela. En recensant l’hétérogénéité des modernités quicomposent le monde d’aujourd’hui, nous avons besoin de défi-nir, de découvrir et de combiner des cadres qui vont au-delà descadres traditionnels Nord/Sud. Le but n’est pas de réaffirmer lesillusions de l’impartialité de la « vision suprême d’un Dieu » quiserait de nulle part, mais de trouver des réponses pratiques auxproblèmes de la sociologie au quotidien, que les sociologuessoient installés quelque part en France, en Australie, au Japon,au Mexique, en Inde ou en Afrique du Sud : comment étudierles brassages et les mélanges du monde cosmopolitanisé ?

Est-ce tout ce que la théorie cosmopolitique a à offrir ? Où estsa critique mordante et son ambition ? La cosmopolitisationimpure n’est-elle pas susceptible d’alimenter le « statu quo » afinde servir de support à la gouvernementalité mondiale ? Ou bienla théorie cosmopolitique a-t-elle le pouvoir de mettre en œuvreet les moyens de stimuler l’effet de levier de sa critique ? Est-cequ’elle peut s’engager elle-même dans des cosmopolitanismes(au pluriel !) critiques auto-réflexifs ? Oui, elle le peut, mais c’estun autre sujet.

Merci, Raewyn, pour la liste alternative d’ouvrages recommandés !

REINS FRAIS(SUITE)

NOUS AVONS BESOIN DEDÉFINIR, DE DÉCOUVRIR ETDE COMBINER DES CADRES

QUI VONT AU-DELÀ DESCADRES TRADITIONNELS

NORD/SUD...

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DIALOGUE GLOBAL NEWSLETTER

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LE MULTIVERSALISME : UNNOUVEAU PARADIGME ?(SUITE)

base. Les risques auxquels les Sud-Coréens sont confrontés sontliés à l’effondrement de la structure morale d’une société qui semodernise rapidement, et les chercheurs devraient, dans cecontexte, être attentifs aux strates normatives du confucianisme.

Nestor T. Castro (Université des Philippines) a soutenu que lesystème éducatif philippin privilégie des concepts occidentauxqui ne correspondent pas nécessairement aux réalités philip-pines. En psychologie sociale, par exemple, les étudiants appren-nent le concept du « moi » par opposition à « l’autre », maiscomment expliquer le mot tagalog kapwa, qui signifie à peu près« le moi-dans-l’autre » et fait référence aux paires complémen-taires, c’est-à-dire à la valeur de la solidarité envers les autres ?Castro plaide par conséquent pour une approche multi-versalis-te dans l’enseignement des sciences sociales, où les concepts dessciences sociales proviendraient de sources diverses, occiden-tales ou orientales. L’hégémonie de la science occidentale a éga-lement été débattue par Kazumi Okamoto (Knowwhy GlobalResearch) qui a analysé les difficultés que rencontrent les cher-cheurs japonais pour communiquer avec leurs collègues étran-gers, tout particulièrement en cas de désaccord dans les débatsthéoriques. La même hégémonie problématique a été soulignéepar Tania Pérez Bustos (Institut National d’Études Avancées,Colombie) en ce qui concerne les hypothèses androcentriquesde l’enseignement scientifique et technologique. NeseKarahasan (Université d’Ankara) a parlé de l’influence des don-nées culturelles sur la recherche sociologique universitaire enTurquie au cours de ces 20 dernières années. I Ketut Ardhana(Université Udayana, Bali) a fait un exposé sur les études cul-turelles indonésiennes, et Carmen Bueno Castellanos(Université Latino-Américaine, Mexico) a parlé du domaine del’anthropologie sociale au Mexique. Castellanos a préconiséune collaboration plus équitable entre Nord et Sud ainsiqu’entre chercheurs d’une part, et ONG et organisations com-merciales et internationales d’autre part.

Les participants ont également parlé de comment le savoirscientifique peut inclure le savoir autochtone. Michael Christie(Université Charles Darwin, Australie) a rendu compte d’unecollaboration entre son université et la société aborigène aus-tralienne. Depuis plusieurs années, les chercheurs (y comprisdes chercheurs associés aborigènes) travaillent sur le lien à éta-blir entre le développement de la technologie numérique et laviabilité de la communauté, sur la transmission intergénéra-tionnelle du savoir traditionnel, mais aussi sur l’utilisation dusavoir traditionnel dans l’enseignement universitaire et larecherche. Dans le même ordre d’idées, César Carrillo Trueba(Université Nationale Autonome de Mexico) a fourni unexemple intéressant sur l’importance de l’agriculture et de lamédecine autochtones au Mexique.

Les participants ont également repris le lien qu’avait faitFoucault entre pouvoir et savoir. J’ai ainsi démontré commentle système universitaire et son système de production de savoiren sciences sociales ont une influence considérable sur la for-mation des élites dans l’Orient arabe. Les universités ont sou-vent des élites compartimentalisées, séparant ceux qui publientà l’échelle mondiale et périssent à l’échelle locale de ceux quipublient à l’échelle locale et périssent à l’échelle mondiale. J’aiplaidé en faveur du dialogue et de la traduction interculturelleafin de jeter un pont entre le global et le local : c’est donc parle dialogue avec des pairs du monde entier que la productionde la recherche en sciences sociales devient universelle, et par laconversation avec les communautés locales qu’elle devient per-tinente. Pablo Kreimer (Université Nationale de Quilmes,Argentine) a élaboré le même dilemme global-local, fondé surson étude de la science, la technologie et la société enAmérique latine. Dans des sociétés « périphériques mais globa-lisées », par exemple, il existe des tensions entre les culturesscientifiques inscrites dans des domaines transnationaux et lesavoir local ; ou entre les pratiques en laboratoire, supposéesêtre libres de tout contexte, et les acteurs de la société civile,qui ne peuvent que mettre en doute les effets de la science maisnon pas son fondement épistémique.

Cláudio Costa Pinheiro (École de Sciences sociales etd’Histoire, Rio de Janeiro) a donné deux exemples particuliè-rement parlants sur le lien entre pouvoir et savoir. Dans unpremier temps, l’idée de « tiers-monde » du démographe fran-çais Alfred Sauvy a été développée au Brésil et publiée pour lapremière fois en 1951 dans une prestigieuse revue spécialiséebrésilienne, mais ce n’est qu’après sa publication l’année sui-vante dans le magazine français Observateur qu’elle est devenueun concept « universel ». Les origines brésiliennes de la théoriedu « tiers-monde » ont été effacées, reflétant par là même le cli-vage entre le Nord (développeur de théories) et le Sud(consommateur de théories). Cependant, par contraste avec lathéorie du « tiers-monde », Pinheiro a donné l’exemple d’unethéorie de la dépendance qui a pu voyager du Brésil vers le Sudglobal et le Nord global. Toujours est-il que, pour le Nord,cette théorie était associée à une « idéologie » alors qu’il s’agis-sait en fait d’un puissant mouvement intellectuel.

Au total, cela a été une conférence passionnante, qui a per-mis de traiter concrètement de questions qui ont été au cœurdes débats de l’ISA autour du sens de la « sociologie globale ».Nous ferions bien de travailler ensemble et de suivre les débatsqui ont lieu dans les disciplines voisines.