voltaire - essai sur les moeurs - dig - tomo 4

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  • 7/26/2019 Voltaire - Essai Sur Les Moeurs - Dig - Tomo 4

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    VOLTAIREcrivain, Philosophe

    (1694-1778)

    Essai sur les Murset lesprit des nations

    Avec prfaces, avertissements, notes, etc.Par M. Beuchot

    Paris, 1829

    Tome 4.

    Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet, bnvole,Courriel : [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web : http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

    http://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/
  • 7/26/2019 Voltaire - Essai Sur Les Moeurs - Dig - Tomo 4

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    Voltaire 2Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet, ancienprofesseur des Universits, bnvole.Courriel : [email protected]

    partir de :

    Franois-Marie Arouet ditVoltaire

    crivain, Philosophe franais

    (1694-1778)

    Essai sur les murs et

    lesprit des nations

    Avec prfaces, avertissements notes, etc.Par M. Beuchot

    Tome 4.

    chez Lefvre, libraire, Werdet & Lequienfils, Paris, 1829,

    4 volumes de 549, 551, 538 et 502 p.

    Polices de caractres utilises :Pour le texte: Times New Roman, 14 et 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition numrique ralise le 23 fvrier 2011 Chicoutimi, Ville de Saguenay,

    province de Qubec, Canada

  • 7/26/2019 Voltaire - Essai Sur Les Moeurs - Dig - Tomo 4

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    Voltaire 3Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Table des matires duVolume IV de lEssai sur les Murs

    Chap. 164. Fondation de la rpublique des Provinces-Unies.

    Chap. 165. Suite du rgne de Philippe II. Malheur de don Sbastien, roi dePortugal.

    Chap. 166. De linvasion de lAngleterre, projete par Philippe II. De la flotteinvincible. Du pouvoir de Philippe II en France. Examen de la mort de donCarlos, etc.

    Chap. 167. Des Anglais sous douard VI, Marie, et lisabeth.

    Chap. 168. De la reine lisabeth.Chap. 169. De la reine Marie Stuart.

    Chap. 170. De la France vers la fin du XVIesicle, sous Franois II.

    Chap. 171. De la France. Minorit de Charles IX.

    Chap. 172. Sommaire des particularits principales du concile de Trente.

    Chap. 173. De la France sous Henri III. Sa transplantation en Pologne, sa fuite,son retour en France. Murs du temps, ligue, assassinats, meurtre du roi,anecdotes curieuses.

    Chap. 174. De Henri IV.

    Addition au chapitre 174.

    Chap. 175. De la France, sous Louis XIII, jusquau ministre du cardinal deRichelieu. tats gnraux en France. Administration malheureuse. Lemarchal dAncre assassin : sa femme condamne tre brle. Ministredu duc de Luynes. Guerres civiles. Comment le cardinal de Richelieu entreau conseil.

    Chap. 176. Du ministre du cardinal de Richelieu.

    Chap. 177. Du gouvernement et des murs de lEspagne depuis Philippe IIjusqu Charles II.

    Chap. 178. Des Allemands sous Rodolphe II, Mathias, et Ferdinand II. Desmalheurs de Frdric, lecteur palatin. Des conqutes de Gustave-Adolphe.

    Paix de Westphalie, etc.Chap. 179. De lAngleterre jusqu lanne 1641.

    Chap. 180. Des malheurs et de la mort de Charles Ier.

    Chap. 181. De Cromwell.

    Chap. 182. De lAngleterre sous Charles II.

    Chap. 183. De lItalie, et principalement de Rome, la fin du XVIesicle. Duconcile de Trente. De la rforme du calendrier, etc.

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    Voltaire 4Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Chap. 184. De Sixte-Quint.

    Chap. 185. Des successeurs de Sixte-Quint.

    Chap. 186. Suite de lItalie au XVIIesicle.

    Chap. 187. De la Hollande au XVII

    e

    sicle.Chap. 188. Du Danemark, de la Sude, et de la Pologne, au XVIIesicle.

    Chap. 189. De la Pologne au XVIIesicle, et des sociniens ou unitaires.

    Chap. 190. De la Russie aux XVIeet XVIIesicles.

    Chap. 191. De lempire ottoman au XVIIe sicle. Sige de Candie. Fauxmessie.

    Chap. 192. Progrs des Turcs. Sige de Vienne.

    Chap. 193. De la Perse, de ses murs, de sa dernire rvolution, et de ThamasKouli-kan, ou Sha-Nadir.

    Chap. 194. Du Mogol.

    Chap. 195. De la Chine au XVIIesicle et au commencement du XVIIIe.Chap. 196. Du Japon au XVIIe sicle, et de lextinction de la religion

    chrtienne en ce pays.

    Chap. 197. Rsum de toute cette histoire jusquau temps o commence lebeau sicle de Louis XIV.

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    Voltaire 5Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Table des Matires

    ESSAI SUR LES MURSET LESPRIT DES NATIONS

    Tome IV

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    Voltaire 6Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Table des Matires

    Chapitre 164

    Fondation de la rpublique des Provinces-Unies

    Si on consulte tous les monuments de la fondation de cet tat,auparavant presque inconnu, devenu bientt si puissant, on verra quilsest form sans dessein et contre toute vraisemblance. La rvolution

    commena par les belles et grandes provinces de terre ferme, leBrabant, la Flandre, et le Hainaut, elles qui pourtant restrent sujettes ;et un petit coin de terre presque noy dans leau, qui ne subsistait quede la pche du hareng, est devenu une puissance formidable, a tenutte Philippe II, a dpouill ses successeurs de presque tout ce quilsavaient dans les Indes orientales ; et a fini enfin par les protger.

    On ne peut nier que ce ne soit Philippe II lui-mme qui ait forcces peuples jouer un si grand rle, auquel ils ne sattendaientcertainement pas : son despotisme sanguinaire fut la cause de leur

    grandeur.Il est important de considrer que tous les peuples ne segouvernent pas sur le mme modle ; que les Pays-Bas taient unassemblage de plusieurs seigneuries appartenant Philippe des titresdiffrents ; que chacune avait ses lois et ses usages ; que dans la Friseet dans le pays de Groningue, un tribut de six mille cus tait tout cequon devait au seigneur ; que dans aucune ville on ne pouvait mettredimpts, ni donner les emplois dautres qu des rgnicoles, nientretenir des troupes trangres, ni enfin rien innover, sans leconsentement des tats. Il tait dit par les anciennes constitutions du

    Brabant : Si le souverain, par violence ou par artifice, veutenfreindre les privilges, les tats seront dlis du serment de fidlit,et pourront prendre le parti quils croiront convenable. Cette formede gouvernement avait prvalu longtemps dans une trs grande partiede lEurope : nulle loi ntait porte, nulle leve de deniers ntaitfaite sans la sanction des tats assembls. Un gouverneur de la

    province prsidait ces tats au nom du prince, et ce gouverneur

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    Voltaire 7Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    sappelait stadt-holder, teneur dtats, ou tenant ltat, ou lieutenant,dans toute la basse Allemagne.

    Philippe II, en 1559, donna le gouvernement de Hollande, de

    Z

    l

    c abroger toutes les lois, imposer des taxes

    arb

    lande, de Frise, et dUtrecht, Guillaume de Nassau, princedOrange. On peut observer que ce titre de prince ne signifiait pas

    prince de lempire. La principaut de la ville dOrange tombe de lamaison de Chlons dans la sienne par une donation, tait un ancienfief du royaume dArles, devenu indpendant. Guillaume tirait une

    plus grande illustration de la maison impriale dont il tait : maisquoique cette maison, aussi ancienne que celle dAutriche, et donnun empereur lAllemagne, elle ntait pas au rang des princes delempire. Ce titre de prince, qui ne commena tre en usage que vers

    le temps de Frdric II, ne fut pris que par les plus grands terriens. Lesang imprial ne donnait aucun droit, aucun honneur ; et le fils dunempereur qui naurait possd aucune terre ntait quempereur siltait lu, et simple gentilhomme sil ne succdait pas son pre.Guillaume de Nassau tait comte dans lempire, comme le roiPhilippe II tait comte de Hollande et seigneur de Malines ; mais iltait sujet de Philippe en qualit de son stadt-holder, et comme

    possdant des terres dans les Pays-Bas.

    Philippe voulut tre souverain absolu dans les Pays-Bas, ainsi quil

    tait en Espagne. Il suffisait dtre homme pour avoir ce projet ; tantlautorit cherche toujours renverser les barrires qui larestreignent : mais Philippe trouvait encore un autre avantage tredespotique dans un vaste et riche pays, voisin de la France ; il pouvaiten ce cas dmembrer au moins la France pour jamais, puisquen

    perdant sept provinces, et tant souvent trs gn dans les autres, il futencore sur le point de subjuguer ce royaume, sans mme tre jamais la tte daucune arme.

    (1565) Il voulut don

    itraires, crer de nouveaux vques, et tablir linquisition, quilnavait pu faire recevoir ni dans Naples ni dans Milan. Les Flamandssont naturellement de bons sujets et de mauvais esclaves. La seulecrainte de linquisition fit plus de protestants que tous les livres deCalvin chez ce peuple, qui nest assurment port par son caractre ni la nouveaut ni aux remuements. Les principaux seigneurssunissent dabord Bruxelles pour reprsenter leurs droits la

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    Voltaire 8Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    gouvernante des Pays-Bas, Marguerite de Parme, fille naturelle deCharles-Quint. Leurs assembles sappelaient une conspiration, Madrid : ctait, dans les Pays-Bas, lacte le plus lgitime. Il est

    certain que les confdrs ntaient point des rebelles, quilsenvoyrent le comte de Berghes et le seigneur de Montmorency-Montigny porter en Espagne leurs plaintes au pied du trne. Ilsdemandaient lloignement du cardinal de Granvelle, premierministre, dont ils craignaient les artifices. La cour leur envoya le ducdAlbe avec des troupes espagnoles et italiennes, et avec lordredemployer les bourreaux autant que les soldats. Ce qui peut ailleurstouffer aisment une guerre civile, fut prcisment ce qui la fit natreen Flandre. Guillaume de Nassau, prince dOrange, surnomm leTaciturne, songea presque seul prendre les armes, tandis que tous les

    autres pensaient se soumettre.

    Il y a des esprits fiers, profonds, dune intrpidit tranquille etop

    n perdre latte

    initre, qui sirritent par les difficults. Tel tait le caractre deGuillaume-le-Taciturne, et tel a t depuis son arrire-petit-fils le

    prince dOrange, roi dAngleterre. Guillaume-le-Taciturne navait nitroupes ni argent pour rsister un monarque tel que Philippe II : les

    perscutions lui en donnrent. Le nouveau tribunal tabli Bruxellesjeta les peuples dans le dsespoir. Le comte dEgmont et de Horn,avec dix-huit gentilshommes, ont la tte tranche ; leur sang fut le

    premier ciment de la rpublique des Provinces-Unies.

    Le prince dOrange, retir en Allemagne, condam, ne pouvait armer que les protestants en sa faveur ; et pour les

    animer, il fallait ltre. Le calvinisme dominait dans les provincesmaritimes des Pays-Bas. Guillaume tait n luthrien. Charles-Quint,qui laimait, lavait rendu catholique ; la ncessit le fit calviniste : carles princes qui ont ou tabli, ou protg, ou chang les religions, enont rarement eu. Il tait trs difficile Guillaume de lever une arme.Ses terres en Allemagne taient peu de chose : le comt de Nassau

    appartenait lun de ses frres. Mais ses frres, ses amis, son mrite,et ses promesses, lui firent trouver des soldats. Il les envoie dabord enFrise sous les ordres de son frre le comte Louis ; son arme estdtruite. Il ne se dcourage point ; il en forme une autre dAllemandset de Franais que lenthousiasme de la religion et lespoir du pillageengagent son service. La fortune lui est rarement favorable ; il estrduit aller combattre dans larme des huguenots de France, ne

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    Voltaire 9Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    pouvant pntrer dans les Pays-Bas. Les svrits espagnolesdonnrent encore de nouvelles ressources. Limposition du dixime dela vente des biens meubles, du vingtime des immeubles, et du

    centime des fonds, acheva dirriter les Flamands. Comment le matredu Mexique et du Prou tait-il forc ces exactions ? et commentPhilippe ntait-il pas venu lui-mme dans le pays, comme son pre,touffer tous ces troubles ?

    (1570) Le prince dOrange entra enfin dans le Brabant avec unepet

    e dOrange tait dans des pirates : lundeu

    gtemps navaient point pass pour guerriers,et

    ite arme. Il se retira en Zlande et en Hollande. Amsterdam,aujourdhui si fameuse, tait alors peu de chose, et nosa pas mme sedclarer pour le prince dOrange. Cette ville tait alors occupe duncommerce nouveau et bas en apparence, mais qui fut le fondement de

    sa grandeur. La pche du hareng et lart de le saler ne paraissent pasun objet bien important dans lhistoire du monde ; cest cependant cequi a fait dun pays mpris et strile une puissance respectable.Venise neut pas des commencements plus brillants ; tous les grandsempires ont commenc par des hameaux, et les puissances maritimes

    par des barques de pcheurs.

    Toute la ressource du princx surprend la Brille ; un cur fait dclarer Flessingue ; enfin les

    tats de Hollande et de Zlande assembls Dordrecht, et Amsterdam

    elle-mme, sunissent avec lui, et le reconnaissent pour stathouder : iltint alors des peuples cette mme dignit quil avait tenue du roi. Onabolit la religion romaine, afin de navoir plus rien de commun avec legouvernement espagnol.

    Ces peuples depuis lonils le devinrent tout dun coup. Jamais on ne combattit de part et

    dautre ni avec plus de courage ni avec tant de fureur. Les Espagnols,au sige de Harlem (1573), ayant jet dans la ville la tte dun de leurs

    prisonniers, les habitants leur jetrent onze ttes dEspagnols, avec

    cette inscription : Dix ttes pour le payement du dixime denier, etlonzime pour lintrt. Harlem stant rendu discrtion, lesvainqueurs font pendre tous les magistrats, tous les pasteurs, et plus dequinze cents citoyens : ctait traiter les Pays-Bas comme on avaittrait le Nouveau-Monde. La plume tombe des mains, quand on voitcomment les hommes en usent avec les hommes.

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    Voltaire 10Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Le duc dAlbe, dont les inhumanits navaient servi qu faireperdre deux provinces au roi son matre, est enfin rappel. On dit quilse vantait, en partant, davoir fait mourir dix-huit mille personnes par

    la main du bourreau. Les horreurs de la guerre nen continurent pasmoins sous le nouveau gouverneur des Pays-Bas, le grandcommandeur de Requesens. Larme du prince dOrange est encore

    battue (1574), ses frres sont tus, et son parti se fortifie parlanimosit dun peuple n tranquille, qui ayant une fois pass les

    bornes ne savait plus reculer.

    (1574, 1575) Le sige et la dfense de Leyde sont un des plusgrands tmoignages de ce que peuvent la constance et la libert. LesHollandais firent prcisment la mme chose quon leur a vu hasarder

    depuis, en 1672, lorsque Louis XIV tait aux portes dAmsterdam : ilspercrent les digues ; les eaux de lIssel, de la Meuse, et de locan,inondrent les campagnes ; et une flotte de deux cents bateaux apportadu secours dans la ville par-dessus les ouvrages des Espagnols. Il yeut un autre prodige, cest que les assigeants osrent continuer lesige et entreprendre de saigner cette vaste inondation. Il ny avait

    point dexemple dans lhistoire ni dune telle ressource dans desassigs, ni dune telle opinitret dans des assigeants ; mais cetteopinitret fut inutile, et Leyde clbre encore aujourdhui tous les ansle jour de sa dlivrance. Il ne faut pas oublier que les habitants se

    servirent de pigeons dans ce sige pour donner des nouvelles auprince dOrange : cest une pratique commune en Asie.

    Quel tait donc ce gouvernement si sage et si vant de Philippe II,lorsquon voit dans ce temps-l mme ses troupes se mutiner enFlandre, faute de paiement, saccager la ville dAnvers (1576), et quetoutes les provinces des Pays-Bas, sans consulter ni lui ni songouverneur, font un trait de pacification avec les rvolts, publientune amnistie, rendent les prisonniers, font dmolir les forteresses, etordonnent quon abattra la fameuse statue du duc dAlbe, trophe que

    son orgueil avait lev sa cruaut, et qui tait encore debout dans lacitadelle dAnvers, dont le roi tait le matre ?

    Aprs la mort du grand commandeur de Requesens, Philippe, quipouvait encore essayer de remettre le calme dans les Pays-Bas par saprsence, y envoie don Juan dAutriche, son frre, ce prince clbredans lEurope par la fameuse victoire de Lpante remporte sur les

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    Voltaire 11Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Turcs, et par son ambition qui lui avait fait tenter dtre roi de Tunis.Philippe naimait pas don Juan : il craignait sa gloire, et se dfiait deses desseins. Cependant il lui donne malgr lui le gouvernement des

    Pays-Bas, dans lesprance que les peuples, qui aimaient dans ceprince le sang et la valeur de Charles-Quint, pourraient revenir leurdevoir : il se trompa. Le prince dOrange fut reconnu gouverneur duBrabant dans Bruxelles, lorsque don Juan en sortait (1577), aprs yavoir t install gouverneur gnral. Cet honneur quon rendit Guillaume-le-Taciturne fut cependant ce qui empcha le Brabant et laFlandre dtre libres, comme le furent les Hollandais. Il y avait trop deseigneurs dans ces deux provinces ; ils furent jaloux du princedOrange, et cette jalousie conserva dix provinces lEspagne. Ilsappellent larchiduc Mathias pour tre gouverneur gnral en

    concurrence avec don Juan. On a peine concevoir quun archiducdAutriche proche parent de Philippe II, et catholique, vienne semettre la tte dun parti presque tout protestant contre le chef de samaison ; mais lambition ne connat point ces liens, et Philippe ntaitaim ni de lempereur ni de lempire.

    Tout se divise alors, tout est en confusion. Le prince dOrange,nomm par les tats lieutenant gnral de larchiduc Mathias, estncessairement le rival secret de ce prince : tous deux sont opposs don Juan : les tats se dfirent de tous les trois. Un autre parti,

    galement mcontent et des tats et des trois princes, dchire la patrie.Les tats publient la libert de conscience (1578) ; mais il ny avait

    plus de remde la frnsie incurable des factions. Don Juan, ayantgagn une bataille inutile Gemblours, meurt la fleur de son ge aumilieu de ces troubles (1578).

    ce fils de Charles-Quint succde un petit-fils non moins illustre ;cest cet Alexandre Farnse, duc de Parme, descendant de Charles parsa mre, et du pape Paul III par son pre ; le mme qui vint depuis enFrance dlivrer Paris, et combattre Henri le Grand. Lhistoire ne

    clbre point de plus grand homme de guerre ; mais il ne putempcher ni la fondation des sept Provinces-Unies, ni les progrs decette rpublique qui naquit sous ses yeux.

    Ces sept provinces, que nous appelons aujourdhui du nom gnralde la Hollande, contractent (29 janvier 1579) par les soins du princedOrange cette union qui parat si fragile, et qui a t si constante, de

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    Voltaire 12Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    sept provinces toujours indpendantes lune de lautre, ayant toujoursdes intrts divers, et toujours aussi troitement jointes par le grandintrt de la libert, que lest ce faisceau de flches qui forme leurs

    armoiries et leur emblme.Cette union dUtrecht, le fondement de la rpublique, lest aussi du

    stathoudrat. Guillaume est dclar chef des sept provinces sous lenom de capitaine, damiral gnral, de stathouder. Les dix autres

    provinces, qui pouvaient avec la Hollande former la rpublique la pluspuissante du monde, ne se joignent point aux sept petites Provinces-Unies. Celles-ci se protgent elles-mmes ; mais le Brabant, laFlandre, et les autres, veulent un prince tranger pour les protger.Larchiduc Mathias tait devenu inutile. Les tats gnraux renvoient

    avec une pension modique ce fils et ce frre dempereur, qui futdepuis empereur lui-mme. Ils font venir Franois, duc dAnjou, frredu roi de France, Henri III, avec lequel ils ngociaient depuislongtemps. Toutes ces provinces taient partages entre quatre partis :celui de Mathias, si faible quon le renvoie ; celui du duc dAnjou, quidevint bientt funeste ; celui du duc de Parme, qui, nayant pour luique quelques seigneurs et son arme, sut enfin conserver dix

    provinces au roi dEspagne ; et celui de Guillaume de Nassau, qui luien arracha sept pour jamais.

    Cest dans ce temps que Philippe, toujours tranquille Madrid,proscrivit le prince dOrange (1580), et mit sa tte vingt-cinq millecus. Cette mthode de commander des assassinats, inoue depuis letriumvirat, avait t pratique en France contre lamiral de Coligny,

    beau-pre de Guillaume ; et on avait promis cinquante mille cus pourson sang : celui du prince son gendre ne fut estim que la moiti parPhilippe, qui pouvait payer plus chrement.

    Quel tait le prjug qui rgnait encore ! Le roi dEspagne, dansson dit de proscription, avoue quil a viol le serment quil avait fait

    aux Flamands, et dit que le pape la dispens de ce serment. Ilcroyait donc que cette raison pouvait faire une forte impression sur lesesprits des catholiques. Mais combien devait-elle irriter les

    protestants, et les affermir dans leur dfection !

    La rponse de Guillaume est un des plus beaux monuments delhistoire. De sujet quil avait t de Philippe, il devient son gal ds

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    Voltaire 13Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    quil est proscrit. On voit dans son apologie un prince dune maisonimpriale non moins ancienne, non moins illustre autrefois que lamaison dAutriche, un stathouder qui se porte pour accusateur du plus

    puissant roi de lEurope au tribunal de toutes les cours et de tous leshommes. Il est enfin suprieur Philippe, en ce que, pouvant leproscrire son tour, il abhorre cette vengeance, et nattend sa sretque de son pe.

    Philippe dans ce temps-l mme tait plus redoutable que jamais ;car il semparait du Portugal sans sortir de son cabinet, et pensaitrduire de mme les Provinces-Unies. Guillaume avait craindre dunct les assassins, et de lautre un nouveau matre dans le ducdAnjou, frre de Henri III, arriv dans les Pays-Bas, et reconnu par

    les peuples pour duc de Brabant et comte de Flandre. Il fut bienttdfait du duc dAnjou, comme de larchiduc Mathias.

    (1580) Ce duc dAnjou voulut tre souverain absolu dun pays quilavait choisi pour son protecteur. Il y a eu de tout temps desconspirations contre les princes : ce prince en fit une contre les

    peuples. Il voulut surprendre la fois Anvers, Bruges, et dautresvilles quil tait venu dfendre. Quinze cents Franais furent tus dansla surprise inutile dAnvers : ses mesures manqurent sur les autres

    places. Press dun ct par Alexandre Farnse, de lautre ha des

    peuples, il se retira en France couvert de honte, et laissa le duc deParme et le prince dOrange se disputer les Pays-Bas, qui devinrent lethtre le plus illustre de la guerre en Europe, et lcole militaire oles braves de tous les pays allrent faire leur apprentissage.

    Des assassins vengrent enfin Philippe du prince dOrange. UnFranais, nomm Salcce, trama sa mort. Jaurigni, Espagnol, le blessadun coup de pistolet dans Anvers (1583). Enfin, Balthasar Grard,Franc-Comtois, le tua dans Delft (1584), aux yeux de son pouse, quivit ainsi assassiner son second mari aprs avoir perdu le premier, ainsi

    que son pre lamiral, la journe de la Saint-Barthlemy. Cetassassinat du prince dOrange ne fut point commis par lenvie degagner les vingt-cinq mille cus quavait promis Philippe, mais parlenthousiasme de la religion. Le jsuite Strada rapporte que Grardsoutint toujours dans les tourments quil avait t pouss cetteaction par un instinct divin. Il dit encore expressment que Jaurigni navait auparavant entrepris la mort du prince dOrange

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    Voltaire 14Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    quaprs avoir purg son me par la confession aux pieds dundominicain, et aprs lavoir fortifie par le pain cleste. Ctait lecrime du temps : les anabaptistes avaient commenc. Une femme, en

    Allemagne, pendant le sige de Munster, avait voulu imiter Judith ;elle sortit de la ville dans le dessein de coucher avec lvque quilassigeait, et de le tuer dans son lit. Poltrot de Mr avait assassinFranois, duc de Guise, par les mmes principes. Les massacres de laSaint-Barthlemy avaient mis le comble ces horreurs : le mmeesprit fit rpandre ensuite le sang de Henri III et de Henri IV, et formala conspiration des poudres en Angleterre. Les exemples tirs delcriture, prchs dabord par les rforms ou les novateurs, et tropsouvent ensuite par les catholiques, faisaient impression sur les espritsfaibles et froces, imbcilement persuads que Dieu leur ordonnait le

    meurtre. Leur aveugle fureur ne leur laissait pas comprendre que siDieu demandait du sang dans lAncien Testament, on ne pouvait obir cet ordre que quand Dieu lui-mme descendait du ciel pour dicter desa bouche, dune manire claire et prcise, ses arrts sur la vie deshommes dont il est le matre : et qui sait encore si Dieu net pas t

    plus content de ceux qui auraient fait des remontrances sa clmence,que de ceux qui auraient obi sa justice ?

    Philippe II fut trs content de lassassinat ; il rcompensa la famillede Grard ; il lui accorda des lettres de noblesse, pareilles celles que

    Charles VII donna la famille de la Pucelle dOrlans, lettres parlesquelles le ventre anoblissait. Les descendants dune sur delassassin Grard jouirent tous de ce singulier privilge, jusquautemps o Louis XIV sempara de la Franche-Comt : alors on leurdisputa un honneur que les maisons les plus illustres nont point enFrance et dont mme les descendants frres de Jeanne dArc avaientt privs. On mit la taille la famille de Grard ; elle osa prsenterses lettres de noblesse M. de Vanolles, intendant de la province ; illes foula aux pieds : le crime cessa dtre honor, et la famille resta

    roturire.Quand Guillaume-le-Taciturne fut assassin, il tait prs dtredclar comte de Hollande. Les conditions de cette nouvelle dignitavaient dj t stipules par toutes les villes, except Amsterdam etGouda. On voit par l quil avait travaill pour lui-mme autant que

    pour la rpublique.

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    Voltaire 15Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Maurice son fils ne put prtendre cette principaut ; mais les septprovinces le dclarrent stathouder (1584), et il affermit ldifice de lalibert fond par son pre. Il fut digne de combattre Alexandre

    Farnse. Ces deux grands hommes simmortalisaient sur ce thtreresserr o la scne de la guerre attirait les regards des nations. Quandle duc de Parme, Farnse, ne serait illustre que par le sige dAnvers,il serait compt parmi les plus grands capitaines : les Anversois se d-fendirent comme autrefois les Tyriens, et il prit Anvers commeAlexandre, dont il portait le nom, avait pris la ville de Tyr, en faisantune digue sur le fleuve profond et rapide de lEscaut, et en renouve-lant un exemple que le cardinal de Richelieu suivit aussi au sige deLa Rochelle.

    La nouvelle rpublique fut oblige dimplorer le secours de la reine

    dA

    ni

    ngleterre lisabeth. Elle lui envoya, sous le comte de Leicester, unsecours de quatre mille soldats ; ctait assez alors. Le prince Mauriceeut quelque temps dans Leicester un suprieur, comme son pre enavait eu un dans le duc dAnjou et dans larchiduc Mathias. Leicester

    prit le titre et le rang de gouverneur gnral ; mais il fut bienttdsavou par sa reine. Maurice ne laissa pas entamer son stathoudratdes sept Provinces-Unies : heureux sil navait pas voulu aller au-del.

    Toute cette guerre si longue et si pleine de vicissitudes ne put enfinrendre sept provinces Philippe, ni lui ter les autres. La

    rpublique devenait chaque jour si formidable sur mer, quelle neservit pas peu dtruire cette flotte de Philippe II, surnommelInvincible. Ce peuple pendant plus de quarante ans ressembla auxLacdmoniens, qui repoussrent toujours le grand roi. Les murs, lasimplicit, lgalit, taient les mmes dans Amsterdam qu Sparte,et la sobrit plus grande. Ces provinces tenaient encore quelquechose des premiers ges du monde. Il ny a point de Frison un peuinstruit qui ne sache qualors lusage des clefs et des serrures taitinconnu en Frise. On navait que le simple ncessaire, et ce ntait pasla peine de lenfermer : on ne craignait point ses compatriotes ; on

    dfendait ses troupeaux et ses grains contre lennemi. Les maisons,dans tous ces cantons maritimes, ntaient que des cabanes o la

    propret fit toute la magnificence. Jamais peuple ne connut moins ladlicatesse : quand Louise de Coligny vint pouser La Haye le

    prince Guillaume, on envoya au-devant delle une charrette de postedcouverte, o elle fut assise sur une planche. Mais La Haye devintsur la fin de la vie de Maurice, et dans le temps de Frdric-Henri, un

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    Voltaire 16Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    sjour agrable par laffluence des princes, des ngociateurs, et desguerriers. Amsterdam fut, par le commerce seul, une des plusflorissantes villes de la terre ; et la bont des pturages dalentour fit

    la richesse des habitants des campagnes.

    Table des Matires

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    Voltaire 17Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Table des Matires

    Chapitre 165

    Suite du rgne de Philippe II.Malheur de don Sbastien, roi de Portugal

    Il semblait que le roi dEspagne dt alors craser la maison deNassau et la rpublique naissante du poids de sa puissance. Il avait

    perdu la vrit en Afrique la souverainet de Tunis, et le port de laGoulette o tait autrefois Carthage : mais un roi de Maroc et de Fez,nomm Mulei-Mehemed, qui disputait le royaume son oncle, avaitoffert Philippe de se rendre son tributaire, ds lan 1577. Philippe lerefusa, et ce refus lui valut la couronne de Portugal. Le monarqueafricain alla lui-mme embrasser les genoux du roi de Portugal,Sbastien, et implorer son secours. Ce jeune prince, arrire-petit-filsdu grand Emmanuel, brlait de se signaler dans cette partie de mondeo ses anctres avaient fait tant de conqutes. Ce qui est trs singulier,

    cest que ntant point aid de Philippe, son oncle maternel, dont ilallait tre le gendre, il reut un secours de douze cents hommes duprince dOrange, qui pouvait peine alors se soutenir en Flandre.Cette petite circonstance, dans lhistoire gnrale, marque bien de lagrandeur dans le prince dOrange, mais surtout une passiondtermine de faire partout des ennemis Philippe.

    Sbastien dbarque avec prs de huit cents btiments au royaumede Fez, dans la ville dArzilla, conqute de ses anctres. Son armetait de quinze mille hommes dinfanterie ; mais il navait pas mille

    chevaux. Cest apparemment ce petit nombre de cavalerie, si peuproportionn la cavalerie formidable des Maures, qui la faitcondamner comme un tmraire par tous les historiens ; mais que delouanges sil avait t heureux ! Il fut vaincu par le vieux souverain deMaroc, Molucco (4 auguste 1578). Trois rois prirent dans cette

    bataille, les deux rois maures, loncle et le neveu, et Sbastien. Lamort du vieux roi Molucco est une des plus belles dont lhistoire fasse

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    Voltaire 18Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    mention. Il tait languissant dune grande maladie ; il se sentit affaibliau milieu de la bataille, donna tranquillement ses derniers ordres, etexpira en mettant le doigt sur sa bouche, pour faire entendre ses

    capitaines quil ne fallait pas que ses soldats sussent sa mort. On nepeut faire une si grande chose avec plus de simplicit. Il ne revintpersonne de larme vaincue. Cette journe extraordinaire eut unesuite qui ne le fut pas moins : on vit pour la premire fois un prtrecardinal et roi ; ctait don Henri, g de soixante et dix ans, fils dugrand Emmanuel, grand-oncle de Sbastien. Il eut de plein droit lePortugal.

    Philippe se prpara ds lors lui succder ; et pour que tout ftsingulier dans cette affaire, le pape Grgoire XIII se mit au nombre

    des concurrents, et prtendit que le royaume de Portugal appartenaitau saint-sige, faute dhritiers en ligne directe ; par la raison, disait-il,quAlexandre III avait autre fois cr roi le comte Alfonse, qui staitreconnu feudataire de Rome : ctait une trange raison. Ce papeGrgoire XIII, Buoncompagno, avait le dessein ou plutt lide vaguede donner un royaume Buoncompagno, son btard, en faveur duquelil ne voulait pas dmembrer ltat ecclsiastique, comme avaient fait

    plusieurs de ses prdcesseurs. Il avait dabord espr que son filsaurait le royaume dIrlande, parce que Philippe II fomentait destroubles dans cette le, ainsi qulisabeth attisait le feu allum dans les

    Pays-Bas. LIrlande, ayant encore t donne par les papes, devaitrevenir eux ou leurs enfants quand la souveraine dIrlande taitexcommunie. Cette ide ne russit pas. Le pape obtint, la vrit, dePhilippe quelques vaisseaux et quelques Espagnols qui abordrent enIrlande avec des Italiens, sous le pavillon du saint-sige ; mais ilsfurent passs au fil de lpe, et les Irlandais de leur parti prirent parla corde. Grgoire XIII, aprs cette entreprise si extravagante et simalheureuse, tourna ses vues du ct du Portugal ; mais il avait affaire Philippe II, qui avait plus de droits que lui et plus de moyens de les

    soutenir.(1580) Le vieux cardinal-roi ne rgna que pour voir discuterjuridiquement devant lui quel serait son hritier. Il mourut bientt. Unchevalier de Malte, Antoine, prieur de Crato, voulut succder au roi-

    prtre, qui tait son oncle paternel, au lieu que Philippe II ntaitneveu de Henri que du ct de sa mre. Le prieur passait pour btardet se disait lgitime. Ni le prieur ni le pape nhritrent. La branche deBragance, qui semblait avoir des prtentions justes, eut alors ou la

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    Voltaire 19Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    prudence ou la timidit de ne les pas faire valoir. Une arme de vingtmille hommes prouva le droit de Philippe ; il ne fallait gure dans cetemps-l de plus grandes armes. Le prieur, qui ne pouvait rsister par

    lui-mme, eut en vain recours lappui du grand-seigneur. Il nemanquait toutes ces bizarreries que de voir le pape implorer aussi leTurc pour tre roi de Portugal.

    Philippe ne faisait jamais la guerre par lui-mme : il conquit de soncab

    r Lisbonne, et promit quatre-vin

    se rfugia dabord en Angleterre avecqu

    tat de faire la guerre pour le prieur deCra

    la France. Le conseil de Henri III taitave

    inet le Portugal. Le vieux duc dAlbe, exil depuis deux ans, aprsses longs services, rappel comme un dogue enchan quon lcheencore pour aller la chasse, termina sa carrire de sang en battantdeux fois la petite arme du roi-prieur, qui, abandonn de tout le mon-de, erra longtemps dans sa patrie.

    Philippe vint alors se faire couronnegt mille ducats qui livrerait don Antoine. Les proscriptions

    taient les armes son usage.

    (1581) Le prieur de Cratoelques compagnons de son infortune, qui, manquant de tout, et

    dlabrs comme lui, le servaient genoux. Cet usage, tabli par lesempereurs allemands qui succdrent la race de Charlemagne, futreu en Espagne quand Alphonse X, roi de Castille, eut t luempereur, au treizime sicle. Les rois dAngleterre ont suivi cetexemple qui semble contredire la fire libert de leur nation. Les roisde France lont ddaign, et se sont contents du pouvoir rel. EnPologne les rois ont t servis ainsi dans des jours de crmonie, etnen sont pas plus absolus.

    lisabeth ntait pas ento : ennemie implacable, mais non dclare, de Philippe, elle

    mettait toute son application lui rsister, lui susciter secrtementdes ennemis ; et ne pouvant se soutenir en Angleterre que parlaffection du peuple, ne pouvant conserver cette affection quen nedemandant point de nouveaux subsides, elle ntait pas en tat de

    porter la guerre en Espagne.

    Don Antoine sadresse c Philippe dans les mmes termes de jalousie et de crainte que le

    conseil dAngleterre. Il ny avait point de guerre dclare, mais uneancienne inimiti, une envie mutuelle de se nuire ; et Henri III fut

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    Voltaire 20Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    toujours embarrass entre les huguenots, qui faisaient un tat dansltat, et Philippe, qui voulut en faire un autre en offrant toujours auxcatholiques sa protection dangereuse.

    Catherine de Mdicis avait des prtentions sur le Portugal, presqueaus

    avale fut la premire qui se donna dans cette partiedu

    matre non seulement du Portugal, mais detou

    pouvait prvaloir contre la Hollande.

    si chimriques que celles du pape. Don Antoine, en flattant cesprtentions, en promettant une partie du royaume quil ne pouvaitrecouvrer, et au moins les les Aores o il avait un grand parti, obtint

    par le crdit de Catherine un secours considrable. On lui donnasoixante petits vaisseaux, et environ six mille hommes, pour la pluparthuguenots, quon tait bien aise demployer au loin, et qui ltaientencore davantage daller combattre des Espagnols. Les Franais, etsurtout les calvinistes, cherchaient partout la guerre. Ils suivaient alors

    en foule le duc dAnjou pour ltablir en Flandre. Ils sembarqurentavec allgresse pour tenter de rtablir don Antoine en Portugal. Onsempara dabord dune des les ; mais bientt la flotte dEspagne

    parut (1583) : elle tait suprieure en tout celle des Franais, par lagrandeur des vaisseaux, par le nombre des troupes ; il y avait douzegalres rames qui accompagnaient cinquante galions. Cest la

    premire fois quon vit des galres sur locan, et il tait bien tonnantquon les et conduites jusqu six cents lieues dans ces mersnouvelles. Lorsque Louis XIV, longtemps aprs, fit passer quelquesgalres dans locan, cette entreprise passa pour la premire de cette

    espce, et ne ltait pourtant pas ; mais elle tait plus prilleuse quecelle de Philippe II, parce que locan britannique est plus orageuxque lAtlantique.

    Cette bataille nmonde. Les Espagnols vainquirent, et abusrent de leur victoire. Le

    marquis de Santa-Cruz, gnral de la flotte de Philippe, fit mourirpresque tous les prisonniers franais par la main du bourreau, sousprtexte que la guerre ntant point dclare entre lEspagne et laFrance, il devait les traiter comme des pirates. Don Antoine, heureux

    dchapper par la fuite, alla se faire servir genoux en France, etmourir dans la pauvret.

    Philippe alors se voits les grands tablissements que sa nation avait faits dans les Indes.

    Il tendait sa domination au bout de lAmrique et de lAsie, et ne

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    Voltaire 21Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    (1584) Une ambassade de quatre rois du Japon sembla mettre alorsle comble cette grandeur suprme qui le faisait regarder comme le

    pre

    enir toujours divise, en quoi ilru

    des Pays-Bas. Franois Drake, alors simplearm

    Table des Matires

    mier monarque de lEurope. La religion chrtienne faisait au Japon

    de grands progrs ; et les Espagnols pouvaient se flatter dy tablirleur puissance, comme leur religion.

    Philippe avait dans la chrtient le pape, suzerain de son royaumede Naples, mnager ; la France t

    ssissait par le moyen de la Ligue et par ses trsors ; la Hollande rduire, et surtout lAngleterre troubler. Il faisait mouvoir la foistous ces ressorts ; et il parut bientt par larmement de sa flotte,nomme lInvincible, que son but tait de conqurir lAngleterre plu-tt que de linquiter.

    La reine lisabeth lui fournissait assez de raisons ; elle soutenaithautement les confdrs

    ateur, avait pill plusieurs possessions espagnoles danslAmrique, travers le dtroit de Magellan, et tait revenu Londres,en 1580, charg de dpouilles, aprs avoir fait le tour du monde. Un

    prtexte plus considrable que ces raisons tait la captivit de MarieStuart, reine dcosse, retenue depuis dix-huit ans prisonnire contrele droit des gens. Elle avait pour elle tous les catholiques de lle. Elleavait un droit trs apparent sur lAngleterre, droit quelle tirait de

    Henri VII, par une naissance dont la lgitimit ntait pas contestecomme celle dlisabeth. Philippe pouvait faire valoir pour lui-mmele vain titre de roi dAngleterre quil avait port : et enfin lentreprisede dlivrer la reine Marie mettait ncessairement le pape et tous lescatholiques de lEurope dans ses intrts.

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    Voltaire 22Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Table des Matires

    Chapitre 166

    De linvasion de lAngleterre, projete par Philippe II.De la flotte invincible. Du pouvoir de Philippe II en France.

    Examen de la mort de don Carlos, etc.

    Dans ce dessein Philippe prpare cette flotte prodigieuse qui devait

    tre seconde par un autre armement en Flandre, et par la rvolte descatholiques en Angleterre. Ce fut ce qui perdit la reine Marie Stuart(1587), et la conduisit sur un chafaud, au lieu de la dlivrer. Il nerestait plus Philippe qu la venger en prenant lAngleterre pour lui-mme ; aprs quoi il voyait la Hollande soumise et punie.

    Il avait fallu lor du Prou pour faire tous ces prparatifs. La flotteinvincible part du port de Lisbonne (3 juin 1588), forte de centcinquante gros vaisseaux, de vingt mille soldats, de prs de trois millecanons, de prs de sept mille hommes dquipage, qui pouvaient

    combattre dans loccasion. Une arme de trente mille combattants,assemble en Flandre par le duc de Parme, nattend que le moment de

    passer en Angleterre sur des barques de transport dj prtes, et de sejoindre aux soldats que portait la flotte de Philippe. Les vaisseauxanglais, beaucoup plus petits que ceux des Espagnols, ne devaient pasrsister au choc de ces citadelles mouvantes, dont quelques-unesavaient leurs uvres vives de trois pieds dpaisseur, impntrables aucanon. Cependant rien de cette entreprise si bien concerte ne russit.Bientt cent vaisseaux anglais, quoique petits, arrtent cette flotte

    formidable ; ils prennent quelques btiments espagnols ; ils dispersentle reste avec huit brlots. La tempte seconde ensuite les Anglais ;lInvincible est prte dchouer sur les ctes de Zlande. Larme duduc de Parme, qui ne pouvait se mettre en mer qu la faveur de laflotte espagnole, demeure inutile. Les vaisseaux de Philippe, vaincus

    par les Anglais et par les vents, se retirent aux mers du Nord ;quelques-uns avaient chou sur les ctes de Zlande, dautres sont

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    Voltaire 23Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    fracasss vers les rochers des les Orcades et sur les ctes dcosse :dautres font naufrage en Irlande. Les paysans y massacrrent lessoldats et les matelots chapps la fureur de la mer ; et le vice-roi

    dIrlande eut la barbarie de faire pendre ce qui en restait. Enfin il nerevint en Espagne que cinquante vaisseaux ; et denviron trente millehommes que la flotte avait ports, les naufrages, le canon, et le fer desAnglais, les blessures et les maladies, nen laissrent pas rentrer sixmille dans leur patrie.

    Il rgne encore en Angleterre un singulier prjug sur cette flotteinvincible. Il ny a gure de ngociant qui ne rpte souvent sesapprentis que ce fut un marchand, nomm Gresham, qui sauva la

    patrie, en retardant lquipement de la flotte dEspagne, et en

    acclrant celui de la flotte anglaise. Voici, dit-on, comment il syprit. Le ministre espagnol envoyait des lettres de change Gnespour payer les armements des ports dItalie : Gresham, qui tait leplus fort marchand dAngleterre, tira en mme temps sur Gnes, etmenaa ses correspondants de ne plus jamais traiter avec eux sils

    prfraient le papier des Espagnols au sien. Les Gnois ne balancrentpas entre un marchand anglais et un simple roi dEspagne. Lemarchand tira tout largent de Gnes ; il nen resta plus pourPhilippe II, et son armement resta six mois suspendu. Ce conteridicule est rpt dans vingt volumes ; on la mme dbit

    publiquement sur les thtres de Londres : mais les historiens senssne se sont jamais dshonors par cette fable absurde. Chaque peuple ases contes invents par lamour-propre ; il serait heureux que le genrehumain net jamais t berc de contes plus absurdes et plusdangereux.

    La florissante arme de trente mille hommes quavait le duc dePa

    II qui pt tre encore redoutable aprs unsi g

    de faire de la France une de ses provinces.

    rme ne servit pas plus subjuguer la Hollande que la flotteinvincible navait servi conqurir lAngleterre. La Hollande, qui sedfendait si aisment par ses canaux, par ses digues, par ses troiteschausses, encore plus par un peuple idoltre de sa libert, et devenu

    tout guerrier sous les princes dOrange, aurait pu tenir contre unearme plus formidable.

    Il ny avait que Philipperand dsastre. LAmrique et lAsie lui prodiguaient de quoi faire

    trembler ses voisins ; et ayant manqu lAngleterre, il fut sur le point

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    Voltaire 24Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Dans le temps mme quil conqurait le Portugal, quil soutenait laguerre en Flandre, et quil attaquait lAngleterre, il animait en Francecet

    ligue assez de secours pourle

    vic

    rance, quele prince dOrange, Maurice, et les Hollandais, le fussent assez pour

    te ligue nomme sainte, qui renversait le trne, et qui dchirait

    ltat ; et, mettant encore lui-mme la division dans cette ligue quilprotgeait, il fut prs trois fois dtre reconnu souverain de la Francesous le nom de protecteur, avec le pouvoir de confrer tontes lescharges. Linfante Eugnie, sa fille, devait tre reine sous ses ordres et

    porter en dot la couronne de France son poux. Cette proposition futfaite par la faction des Seize, ds lan 1589, aprs lassassinat deHenri III. Le duc de Mayenne, chef de la ligue, ne put luder cette

    proposition quen disant que la ligue ayant t forme par la religion,le titre de protecteur de la France ne pouvait appartenir quau pape .Lambassadeur de Philippe en France poussa trs loin cette

    ngociation avant la tenue des tats de Paris, en 1593. On dlibralongtemps sur les moyens dabolir la loi salique, et enfin linfante fut

    propose pour reine aux tats de Paris.

    Philippe accoutumait insensiblement les Franais dpendre delui ; car, dun ct, il envoyait la

    mpcher de succomber, mais non assez pour la rendreindpendante ; de lautre, il armait son gendre, Charles-Emmanuel deSavoie, contre la France ; il lui entretenait des troupes ; il laidait sefaire reconnatre protecteur par le parlement de Provence, afin que la

    France, apprivoise par cet exemple, reconnt Philippe pourprotecteur de tout le royaume. Il tait vraisemblable que la France yserait force. Lambassadeur dEspagne rgnait en effet dans Paris en

    prodiguant les pensions. La Sorbonne et tous les ordres religieuxtaient dans son parti. Son projet ntait point de conqurir la Francecomme le Portugal, mais de forcer la France le prier de la gouverner.

    (1590) Cest dans ce dessein quil envoie du fond des Pays-BasAlexandre Farnse au secours de Paris, press par les armes

    torieuses de Henri IV ; et cest dans ce dessein quil le rappelle,

    aprs que Farnse a dlivr par ses savantes marches, sans coup frir,la capitale du royaume. Ensuite, lorsque Henri IV assige Rouen, ilrenvoie encore le mme duc de Parme faire lever le sige.

    (1591) Ctait une chose bien admirable, lorsque Philippe taitassez puissant pour dcider ainsi du destin de la guerre en F

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    Voltaire 25Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    sy

    r fairetom

    ue laffectation dun grand zle. Ce voile de zlepo

    opposer et pour envoyer des secours Henri IV, eux qui, dix ansauparavant, ntaient regards en Espagne que comme des sditieuxobscurs, incapables dchapper au supplice. Ils envoyrent trois mille

    hommes au roi de France ; mais le duc de Parme nen dlivra pasmoins la ville de Rouen, comme il avait dlivr celle de Paris.

    Alors Philippe le rappelle encore ; et toujours donnant et retirantses secours la ligue, toujours se rendant ncessaire, il tend ses filetsde tous cts sur les frontires et dans le cur du royaume, pou

    ber ce pays divis dans le pige invitable de sa domination. Iltait dj tabli dans une grande partie de la Bretagne par la force desarmes. Son gendre, le duc de Savoie, ltait dans la Provence et dansune partie du Dauphin : le chemin tait toujours ouvert pour les

    armes espagnoles dArras Paris, et de Fontarabie la Loire.Philippe tait si persuad que la France ne pouvait lui chapper, quedans ses entretiens avec le prsident Jeannin, envoy du duc deMayenne, il lui disait toujours :Ma ville de Paris, ma ville dOrlans,ma ville de Rouen.

    La cour de Rome, qui le craignait, tait pourtant oblige de leseconder ; et les armes de la religion combattaient sans cesse pour lui.Il ne lui en cotait q

    ur la religion catholique tait encore le prtexte de la destruction de

    Genve, laquelle il travaillait dans le mme temps. Il fit marcher,ds lan 1589, une arme aux ordres de Charles-Emmanuel, duc deSavoie, son gendre, pour rduire Genve et les pays circonvoisins ;mais des peuples pauvres, levs au-dessus deux-mmes par lamourde la libert, furent toujours lcueil de ce riche et puissant monarque.Les Genevois, aids des seuls cantons de Zurich et de Berne, et detrois cents soldats de Henri IV, se soutinrent contre les trsors du

    beau-pre et contre les armes du gendre. Ces mmes Genevoisdlivrrent leur ville, en 1602, des mains de ce mme duc de Savoie,qui lavait surprise par escalade en pleine paix, et qui dj la mettait

    au pillage. Ils eurent mme la hardiesse de punir cette entreprise dunsouverain comme un brigandage, et de faire pendre treize officiersqualifis, qui, nayant pu tre conqurants, furent traits comme desvoleurs de nuit.

    Philippe, sans sortir de son cabinet, soutenait donc sans cesse laguerre la fois dans les Pays-Bas contre le prince Maurice, dans

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    Voltaire 26Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    pre

    mai 1598), que larchiduc Albert, gouverneur desPay

    d au loin les campagnes. Philippe restale p

    s quetou

    sque toutes les provinces de France contre Henri IV, Genve etdans la Suisse et sur mer contre les Anglais et les Hollandais. Quel futle fruit de toutes ces vastes entreprises qui tinrent si longtemps

    lEurope en alarmes ? Henri IV, en allant la messe, lui fit perdre laFrance en un quart dheure. Les Anglais, aguerris sur mer par lui-mme, et devenus aussi bons marins que les Espagnols, ravagrent ses

    possessions en Amrique (1593). Le comte dEssex brla ses galionset sa ville de Cadix (1596). Enfin, aprs avoir encore dsol la France,aprs quAmiens eut t pris par surprise, et repris par la valeur deHenri IV, Philippe fut oblig de conclure la paix de Vervins, et dereconnatre pour roi de France celui quil navait jamais nomm que le

    prince de Barn.

    Il faut observer surtout que dans cette paix il rendit la France laville de Calais (2s-Bas, avait prise pendant les malheurs de la France, et quon ne

    fit nulle mention des droits prtendus par lisabeth dans le trait ; elleneut ni cette ville ni les huit cent mille cus quon lui devait par letrait de Cateau-Cambresis.

    Le pouvoir de Philippe fut alors comme un grand fleuve rentrdans son lit, aprs avoir inon

    remier potentat de lEurope. lisabeth, et surtout Henri IV, avaient

    une gloire plus personnelle ; mais Philippe conserva jusquau derniermoment ce grand ascendant que lui donnait limmensit de ses pays etde ses trsors. Trois mille millions de nos livres que lui cotrent sacruaut despotique dans les Pays-Bas, et son ambition en France, nelappauvrirent point. LAmrique et les Indes orientales furenttoujours inpuisables pour lui. Il arriva seulement que ses trsorsenrichirent lEurope malgr son intention. Ce que ses intrigues

    prodigurent en Angleterre, en France, en Italie, ce que ses armementslui cotrent dans les Pays-Bas, ayant augment les richesses des

    peuples quil voulait subjuguer, le prix des denres doubla presque

    partout, et lEurope senrichit du mal quil avait voulu lui faire.

    Il avait environ trente millions de ducats dor de revenu, sans treoblig de mettre de nouveaux impts sur ses peuples. Ctait plu

    s les monarques chrtiens ensemble. Il eut par l de quoimarchander plus dun royaume, mais non de quoi les conqurir. Lecourage desprit dlisabeth, la valeur de Henri IV, et celle des

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    Voltaire 27Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    princes dOrange, triomphrent de ses trsors et de ses intrigues ;mais, si on en excepte le saccagement de Cadix, lEspagne fut de sontemps toujours tranquille et toujours heureuse.

    Les Espagnols eurent une supriorit marque sur les autrespeuples : leur langue se parlait Paris, Vienne, Milan, Turin ;leu

    en dot sa fille Claire-Eugnie, quilna

    de lEscurial, quil avait faitv

    du Midi1

    , parce que dufon

    le particulier, on voit en lui un matre dur et dfiant, unam

    de son fils don Carlos.Per

    rs modes, leur manire de penser et dcrire, subjugurent lesesprits des Italiens ; et depuis Charles-Quint jusquau commencementdu rgne de Philippe III, lEspagne eut une considration que lesautres peuples navaient point.

    Dans le temps quil faisait la paix avec la France, il donna lesPays-Bas et la Franche-Comt

    vait pu faire reine, et il les donna comme un fief rversible la

    couronne dEspagne, faute de postrit.

    Philippe mourut bientt aprs (13 septembre 1598) lge desoixante et onze ans, dans ce vaste palais

    u de btir en cas que ses gnraux gagnassent la bataille de Saint-Quentin : comme sil importait Dieu que le conntable deMontmorency ou Philibert de Savoie gagnt la bataille, et comme si lafaveur cleste sachetait par des btiments !

    La postrit a mis ce prince au rang des plus puissants rois, mais

    non des plus grands. On lappela le Dmond de lEspagne, qui est au midi de lEurope, il troubla tous lesautres tats.

    Si, aprs lavoir considr sur le thtre du gouvernement, onlobserve dans

    ant, un mari cruel, et un pre impitoyable.

    Un grand vnement de sa vie domestique, qui exerce encoreaujourdhui la curiosit du monde, est la mort

    sonne ne sait comment mourut ce prince ; son corps, qui est dansles tombes de lEscurial, y est spar de sa tte : on prtend que cettette nest spare que parce que la caisse de plomb qui renferme lecorps est en effet trop petite. Cest une allgation bien faible : il tait

    1 Ab incursu et dmonio meridiano. Ps. xc, 6. Cest sous le nom de Dmon duMidique Voltaire parle de Philippe II dans leDictionnaire philosophique, aumot DMOCRATIE. (B.)

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    Voltaire 28Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    ais de faire un cercueil plus long. Il est plus vraisemblable quePhilippe fit trancher la tte de son fils. On a imprim dans la vie duczar Pierre Ierque, lorsquil voulut condamner son fils la mort, il fit

    venir dEspagne les actes du procs de don Carlos ; mais ni ces actesni la condamnation de ce prince nexistent. On ne connat pas plus soncrime que son genre de mort. Il nest ni prouv ni vraisemblable queson pre lait fait condamner par linquisition. Tout ce quon sait,cest quen 1568, son pre vint larrter lui-mme dans sa chambre, etquil crivit limpratrice, sa sur, quil navait jamais dcouvertdans le prince son fils aucun vice capital ni aucun crime dshonorant,et quil lavait fait enfermer pour son bien et pour celui du royaume. Il crivit en mme temps au pape Pie V tout le contraire : il lui ditdans sa lettre du 20 janvier 1568, que ds sa plus tendre jeunesse la

    force dun naturel vicieux a touff dans don Carlos toutes lesinstructions paternelles. Aprs ces lettres par lesquelles Philipperend compte de lemprisonnement de son fils, on nen voit point parlesquelles il se justifie de sa mort ; et cela seul, joint aux bruits quicoururent dans lEurope, peut faire croire quen effet Philippe futcoupable dun parricide. Son silence au milieu des rumeurs publiques

    justifiait encore ceux qui prtendaient que la cause de cette horribleaventure fut lamour de don Carlos pour lisabeth de France, sa belle-mre, et linclination de cette reine pour ce jeune prince. Rien ntait

    plus vraisemblable : lisabeth avait t leve dans une cour galanteet voluptueuse ; Philippe II tait plong dans les intrigues desfemmes ; la galanterie tait lessence dun Espagnol. De tous ctstait lexemple de linfidlit. Il tait naturel que don Carlos etlisabeth, peu prs du mme ge, eussent de lamour lun pourlautre. La mort prcipite de la reine, qui suivit de prs celle du

    prince, confirma ces soupons.

    Toute lEurope crut que Philippe avait immol sa femme et son fils sa jalousie, et on le crut dautant plus que quelque temps aprs ce

    mme esprit de jalousie le porta vouloir faire prir par la main dubourreau le fameux Antoine Prs, son rival auprs de la princessedboli. Ce sont l les accusations quon a vues intentes contre lui

    par le prince dOrange au tribunal du public. Il est bien trange quePhilippe ny fit pas au moins rpondre par les plumes vnales de sonroyaume, et que personne dans lEurope ne rfutt le prince dOrange.Ce ne sont pas l des convictions entires, mais ce sont les

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    Voltaire 29Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    prsomptions les plus fortes ; et lhistoire ne doit pas ngliger de lesrapporter comme telles, le jugement de la postrit tant le seulrempart quon ait contre la tyrannie heureuse.

    Table des Matires

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    Voltaire 30Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Table des Matires

    Chapitre 167

    Des Anglais sous douard VI, Marie, et lisabeth

    Les Anglais neurent ni cette brillante prosprit des Espagnols, nicette influence dans les autres cours, ni ce vaste pouvoir qui rendaitlEspagne si dangereuse ; mais la mer et le ngoce leur donnrent une

    grandeur nouvelle. Ils connurent leur vritable lment, et cela seul lesrendit plus heureux que toutes les possessions trangres et lesvictoires de leurs anciens rois. Si ces rois avaient rgn en France,lAngleterre net t quune province asservie. Ce peuple quil fut sidifficile de former, qui fut conquis si aisment par des pirates danoiset saxons, et par un duc de Normandie, navait t, sous lesdouard III et les Henri V, que linstrument grossier de la grandeur

    passagre de ces monarques ; il fut sous lisabeth un peuple puissant ;polic, industrieux, laborieux, entreprenant. Les navigations des

    Espagnols avaient excit leur mulation ; ils cherchrent dans troisvoyages conscutifs un passage au Japon et la Chine par le nord.Drake et Candish firent le tour du globe, en attaquant partout cesmmes Espagnols qui stendaient aux deux bouts du monde. Dessocits qui navaient dappui quelles-mmes, trafiqurent avec ungrand avantage sur les ctes de la Guine. Le clbre chevalierRaleigh, sans aucun secours du gouvernement, jeta et affermit lesfondements des colonies anglaises dans lAmrique septentrionale en1585. Ces entreprises formrent bientt la meilleure marine delEurope ; il y parut bien lorsquils mirent cent vaisseaux en mer

    contre la flotte invincible de Philippe II, et quils allrent ensuiteinsulter les ctes dEspagne, dtruire ses navires et brler Cadix ; etquenfin, devenus plus formidables, ils battirent en 1602 la premireflotte que Philippe III et mise en mer, et prirent ds lors unesupriorit quils ne perdirent presque jamais.

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    Voltaire 31Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Ds les premires annes du rgne dlisabeth, ils sappliqurentaux manufactures. Les Flamands, perscuts par Philippe II, vinrent

    peupler Londres, la rendre industrieuse, et lenrichir. Londres,

    tranquille sous lisabeth, cultiva mme avec succs les beaux-arts, quisont la marque et le fruit de labondance. Les noms de Spencer et deShakespeare, qui fleurirent de ce temps, sont parvenus aux autresnations. Londres sagrandit, se polia, sembellit ; enfin la moiti decette le de la Grande-Bretagne balana la grandeur espagnole. LesAnglais taient le second peuple par leur industrie ; et comme libres,ils taient le premier. Il y avait dj sous ce rgne des compagnies decommerce tablies pour le Levant et pour le Nord. On commenait enAngleterre considrer la culture des terres comme le premier bien,tandis quen Espagne on commenait ngliger ce vrai bien pour des

    trsors de convention. Le commerce des trsors du Nouveau-Mondeenrichissait le roi dEspagne ; mais en Angleterre le ngoce desdenres tait utile aux citoyens. Un simple marchand de Londres,nomm Gresham, dont nous avons parl, eut alors assez dopulence etassez de gnrosit pour btir ses dpens la bourse de Londres et uncollge qui porte son nom. Plusieurs autres citoyens fondrent des h-

    pitaux et des coles. Ctait l le plus bel effet quet produit la liber-t ; de simples particuliers faisaient ce que font aujourdhui les rois,quand leur administration est heureuse.

    Les revenus de la reine lisabeth nallaient gure au-del de sixcent mille livres sterling, et le nombre de ses sujets ne montait pas

    beaucoup plus de quatre millions dhabitants. La seule Espagne alorsen contenait une fois davantage. Cependant lisabeth se dfendittoujours avec succs, et eut la gloire daider la fois Henri IV conqurir son royaume, et les Hollandais tablir leur rpublique.

    Il faut remonter en peu de mots aux temps ddouard VI et deMarie, pour connatre la vie et le rgne dlisabeth.

    Cette reine, ne en 1533, fut dclare au berceau hritire lgitimedu royaume dAngleterre, et peu de temps aprs dclare btarde,quand sa mre Anne Boleyn passa du trne lchafaud. Son pre, quifinit sa vie en 1547, mourut en tyran comme il avait vcu. De son litde mort il ordonnait des supplices, mais toujours par lorgane des lois.Il fit condamner mort le duc de Norfolk et son fils, sur ce seul

    prtexte que leur vaisselle tait marque aux armes dAngleterre. Le

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    Voltaire 32Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    pre, la vrit, obtint sa grce, mais le fils fut excut. Il faut avouerque si les Anglais passent pour faire peu de cas de la vie, leurgouvernement les a traits selon leur got. Le rgne du jeune

    douard VI, fils de Henri VIII et de Jeanne Seymour, ne fut pasexempt de ces sanglantes tragdies. Son oncle Thomas Seymour,amiral dAngleterre, eut la tte tranche, parce quil stait brouillavec douard Seymour, son frre, duc de Somerset, protecteur duroyaume ; et bientt aprs le duc de Somerset lui-mme prit de lamme mort. Ce rgne ddouard VI, qui ne fut que de cinq ans, fut untemps de sdition et de troubles pendant lequel la nation fut ou parut

    protestante. Il ne laissa la couronne ni Marie ni lisabeth, sessurs, mais Jeanne Gray, descendante de Henri VII, petite-fille de laveuve de Louis XII et de Brandon, simple gentilhomme, cr duc de

    Suffolk. Cette Jeanne Gray tait femme dun lord Guildford, etGuildford tait fils du duc de Northumberland, tout-puissant sousdouard VI. Le testament ddouard VI, en donnant le trne JeanneGray, ne lui prpara quun chafaud : elle fut proclame Londres(1553) ; mais le parti et le droit de Marie, fille de Henri VIII et deCatherine dAragon, lemportrent ; et la premire chose que fit cettereine, aprs avoir sign son contrat de mariage avec Philippe, ce fut defaire condamner mort sa rivale (1554), princesse de dix-sept ans,

    pleine de grces et dinnocence, qui navait dautre crime que dtre

    nomme dans le testament ddouard. En vain elle se dpouilla decette dignit fatale, quelle ne garda que neuf jours ; elle fut conduiteau supplice, ainsi que son mari, son pre, et son beau-pre. Ce fut latroisime reine en Angleterre, en moins de vingt annes, qui mourutsur lchafaud. La religion protestante, dans laquelle elle tait ne, futla principale cause de sa mort. Les bourreaux, dans cette rvolution,furent beaucoup plus employs que les soldats. Toutes ces cruautssexcutaient par actes du parlement. Il y a eu des temps sanguinaireschez tous les peuples ; mais chez le peuple anglais, plus de ttesillustres ont t portes sur lchafaud que dans tout le reste de

    lEurope ensemble. Ce fut le caractre de cette nation de commettredes meurtres juridiquement. Les portes de Londres ont t infectes decrnes humains attachs aux murailles, comme les temples duMexique.

    Table des Matires

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    Voltaire 33Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Table des Matires

    Chapitre 168

    De la reine lisabeth

    lisabeth fut dabord mise en prison par sa sur, la reine Marie.Elle employa une prudence au-dessus de son ge, et une flatterie quintait pas dans son caractre, pour conserver sa vie. Cette princesse,

    qui refusa depuis Philippe II, quand elle fut reine, voulait alorspouser le comte de Devonshire Courtenay ; et il parat par les lettresqui restent delle quelle avait beaucoup dinclination pour lui : un telmariage net point t extraordinaire ; on voit que Jeanne Gray, des-tine au trne, avait pous le lord Guildford ; Marie, reine douairirede France, avait pass du lit de Louis XII dans les bras du chevalierBrandon. Toute la maison royale dAngleterre venait dun simplegentilhomme nomm Tudor, qui avait pous la veuve de Henri V,fille du roi de France Charles VI ; et en France, quand les rois

    ntaient pas encore parvenus au degr de puissance quils ont eudepuis, la veuve de Louis le Gros ne fit aucune difficult dpouserMatthieu de Montmorency.

    lisabeth, dans sa prison, et dans ltat de perscution o elle vcuttoujours sous Marie, mit profit sa disgrce ; elle cultiva son esprit,apprit les langues et les sciences mais de tous les arts o elle excella,celui de se mnager avec sa sur, avec les catholiques et avec les

    protestants, de dissimuler, et dapprendre rgner, fut le plus grand.

    (1559) peine proclame reine, Philippe II, son beau-frre, la

    rechercha en mariage. Si elle let pous, la France et la Hollandecouraient risque dtre accables : mais elle hassait la religion dePhilippe, naimait pas sa personne, et voulait la fois jouir de lavanit dtre aime et du bonheur dtre indpendante. Mise en prisonsous la reine sa sur catholique, elle songea, ds quelle fut sur letrne, rendre le royaume protestant. (1559) Elle se fit pourtantcouronner par un vque catholique, pour ne pas effaroucher dabord

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    Voltaire 34Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    les esprits. Je remarquerai quelle alla de Westminster la tour deLondres dans un char suivi de cent autres. Ce nest pas que lescarrosses fussent alors en usage, ce ntait quun appareil passager.

    Immdiatement aprs elle convoqua un parlement qui tablit lareligion anglicane telle quelle est aujourdhui, et qui donna ausouverain la suprmatie, les dcimes et les annates.

    lisabeth eut donc le titre de chef de la religion anglicane.Beaucoup dauteurs, et principalement les Italiens, ont trouv cettedignit ridicule dans une femme ; mais ils pouvaient considrer quecette femme rgnait ; quelle avait les droits attachs au trne par leslois du pays ; quautrefois les souverains de toutes les nations connuesavaient lintendance des choses de la religion ; que les empereurs

    romains furent souverains pontifes ; que si aujourdhui dans quelquespays lglise gouverne ltat, il y en a beaucoup dautres o ltatgouverne lglise. Nous avons vu en Russie quatre souveraines desuite prsider au synode qui tient lieu du patriarcat absolu. Une reinedAngleterre qui nomme un archevque de Cantorbry, et qui lui

    prescrit des lois, nest pas plus ridicule quune abbesse de Fontevraultqui nomme des prieurs et des curs, et qui leur donne sa bndiction :en un mot chaque pays a ses usages.

    Tous les princes doivent se souvenir, et les vques ne doivent pasperdre la mmoire de la fameuse lettre de la reine lisabeth Heaton,vque dly

    PRSOMPTUEUX PRLAT,

    Japprends que vous diffrez conclure laffaire dont vous tesconvenu : ignorez-vous donc que moi, qui vous ai lev, je puisgalement vous faire rentrer dans le nant ? Remplissez au plus ttvotre engagement, ou je vous ferai descendre de votre sige.

    Votre amie, tant que vous mriterez que je le sois.

    LISABETH.

    Si les princes et les magistrats avaient toujours pu tablir ungouvernement assez ferme pour tre en droit dcrire impunment de

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    Voltaire 35Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    telles lettres, il ny aurait jamais eu de sang de vers pour les querellesde lempire et du sacerdoce 2.

    2 Les troubles religieux, qui ont si longtemps dchir lEurope, ont pourpremire origine la faute que firent les premiers empereurs chrtiens de semler des affaires ecclsiastiques, la sollicitation des prtres, qui, nayant pusous les empereurs paens que diffamer ou calomnier leurs adversaires,esprrent avoir sous ces nouveaux princes le plaisir de les punir. Soitmauvaise politique, soit vanit, soit superstition, on vit le froce Constantin,non encore baptis, paratre la tte dun concile. Ses successeurs suivirentson exemple, et les troubles qui ont depuis agit lEurope furent la suitencessaire de cette conduite. En effet, ds que lon tablit pour principe queles princes sont obligs en conscience de svir contre ceux qui attaquent lareligion, de statuer une peine quelle quelle soit, contre la profession ouverteou cache, lexercice public ou secret daucun culte ; la maxime que les

    peuples ont le droit et mme sont dans lobligation de sarmer contre unprince hrtique ou ennemi de la religion, en devient une consquencencessaire. Les droits des princes peuvent-ils balancer ceux de la Divinitmme ? la paix temporelle mrite-t-elle dtre achete aux dpens de la foi ? Ilnest pas question ici daccorder des particuliers le droit dangereux de servolter ; il existe un tribunal rgulier qui prononce si le prince a mrit ounon de perdre ses droits ; ainsi les objections quon fait contre le droit dersistance soutenu par plusieurs publicistes, les restrictions qui rendent cedroit, pour ainsi dire, nul dans la pratique, ne peuvent sappliquer celui de servolter contre un prince hrtique.

    Je sais que les partisans de lintolrance religieuse ont soutenu, suivantleurs intrts, tantt les maximes sditieuses, tantt les maximes contraires.Mais entre deux opinions opposes, soutenues suivant les circonstances par unmme corps, celle qui saccorde avec ses principes constants ne doit-elle pastre regarde comme sa vraie doctrine ? Cette proposition : Tout prince doitemployer sa puissance pour dtruire lhrsie ; et celle-ci : Toute nation adroit de se soulever contre un prince hrtique, sont les consquences dunmme principe. Il faut, si lon veut raisonner juste, ou les admettre, ou lesrejeter ensemble. Tout ce quon a dit, pour prouver que des prtres intolrantspeuvent tre de bons citoyens, se rduit un pur verbiage : faire jurer unprince dexterminer les hrtiques, cest lui faire jurer, en termes quivalents,quil se soumet tre dpouill de son trne, si lui-mme devient hrtique.

    Lintrt des princes a donc t, non de chercher rgler la religion, maisde sparer la religion de ltat, de laisser aux prtres la libre disposition dessacrements, des censures, des fonctions ecclsiastiques ; mais de ne donner

    aucun effet civil aucune de leurs dcisions, de ne leur donner aucuneinfluence sur les mariages, sur les actes qui constatent la mort ou la naissance,de ne point souffrir quils interviennent dans aucun acte civil ou politique, etde juger les procs qui slveraient entre eux et les citoyens pour des droitstemporels relatifs leurs fonctions, comme on dciderait les procssemblables qui slveraient entre les membres dune association libre, ouentre cette association et des particuliers. Si Constantin et suivi cettepolitique, que de sang il et pargn ! Dans tous les pays o le prince sestml de la religion, moins que, comme celle de lancienne Rome, elle ne ftborne de pures crmonies, ltat a t troubl, le prince expos tous les

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    Voltaire 36Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    La religion anglicane conserva ce que les crmonies romaines ontdauguste, et ce que le luthranisme a daustre. Jobserve que de neufmille quatre cents bnficiers que contenait lAngleterre, il ny eut

    que quatorze vques, cinquante chanoines, et quatre-vingts curs,qui, nacceptant pas la rforme, restrent catholiques et perdirent leursbnfices. Quand on pense que la nation anglaise changea quatre foisde religion depuis Henri VIII, on stonne quun peuple si libre ait tsi soumis, ou quun peuple qui a tant de fermet ait eu tantdinconstance. Les Anglais en cela ressemblrent ces cantons suissesqui attendirent de leurs magistrats la dcision de ce quils devaientcroire. Un acte du parlement est tout pour les Anglais ; ils aiment laloi, et on ne peut les conduire que par les lois dun parlement qui

    prononce, ou qui semble prononcer par lui-mme 3.

    Personne ne fut perscut pour tre catholique ; mais ceux quivoulurent troubler ltat par principe de conscience furent svrement

    punis. Les Guises, qui se servaient alors du prtexte de la religionpour tablir leur pouvoir en France, ne manqurent pas demployer lesmmes armes pour mettre Marie Stuart, reine dcosse, leur nice, sur

    attentats du fanatisme ; et lindiffrence seule pour la religion a pu amener unepaix durable. (K.)

    3 Ces mmes Anglais, si dociles sous la maison de Tudor firent une guerreopinitre Charles Ier, par zle de religion ; ils chassrent Jacques II, son fils,sur le simple soupon quil songeait rtablir la religion romaine ; mais lescirconstances avaient chang. Henri VIII prouva peu de rsistance, parcequil nattaqua que la hirarchie ecclsiastique, dont les abus avaient rvolttous les peuples sous douard, la religion protestante devint aisment ladominante ; elle avait fait des progrs rapides sous le rgne de Henri VIII,malgr les perscutions ; et Rome ne reconnaissant pour catholiques que ceuxqui reconnaissaient son autorit, tous ceux qui avaient approuv la rvolutionde Henri VIII se trouvrent protestants sans le vouloir. Le rgne de Marie futcourt ; elle tonna la nation par des supplices ; mais elle ne la changea point ;et il fut ais lisabeth de rtablir le protestantisme. Enfin, lorsqu force de

    disputes on eut bien tabli la distinction entre les diffrentes croyances,lorsque les perscutions eurent forc les dissidents se runir en sectes biendistinctes, tout changement de religion devint plus difficile en Angleterrequailleurs ; elle neut la paix quaprs que la tolrance de toutes lescommunions chrtiennes fut bien tablie ; et mme tant que les lois pnalescontre les catholiques subsisteront, tant que lentre du parlement resteraferme aux non conformistes, cette paix ne sera fonde que sur lindiffrencepour la religion : indiffrence qui est moins grande en Angleterre que dansaucun autre pays. En 1780, les compatriotes de Locke et de Newton ont donn lEurope tonne le spectacle dun incendie allum au nom de Dieu. (K.)

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    Voltaire 37Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    le trne dAngleterre. Matres des finances et des armes de France,ils envoyaient des troupes et de largent en cosse, sous prtexte desecourir les cossais catholiques contre les cossais protestants.

    Marie Stuart, pouse de Franois II, roi de France, prenait hautementle titre de reine dAngleterre, comme descendante de Henri VII. Tousles catholiques anglais, cossais, irlandais taient pour elle. Le trnedlisabeth ntait pas encore affermi ; les intrigues de la religion

    pouvaient le renverser. lisabeth dissipe ce premier orage ; elle envoieune arme au secours des protestants dcosse, et force la rgentedcosse, mre de Marie Stuart, recevoir la loi par un trait, et renvoyer les troupes de France dans vingt jours.

    Franois II meurt : elle oblige Marie Stuart, sa veuve, renoncer

    au titre de reine dAngleterre. Ses intrigues encouragent les tatsddimbourg tablir la rforme en cosse ; par l elle sattache unpays dont elle avait tout craindre.

    peine est-elle libre de ces inquitudes que Philippe II lui donnede plus grandes alarmes. Philippe tait indispensablement dans sesintrts quand Marie Stuart, hritire dlisabeth, pouvait esprer derunir sur une mme tte les couronnes de France, dAngleterre, etdcosse. Mais Franois II tant mort, et sa veuve retourne en cossesans appui, Philippe, nayant que les protestants craindre, devint

    limplacable ennemi dlisabeth.Il soulve en secret lIrlande contre elle, et elle rprime toujours les

    Irlandais. Il envoie cette flotte invincible pour la dtrner, et elle ladissipe. Il soutient en France cette ligue catholique, si funeste lamaison royale, et elle protge le parti oppos. La rpublique deHollande est presse par les armes espagnoles ; elle lempche desuccomber. Autrefois les rois dAngleterre dpeuplaient leurs tats

    pour se mettre en possession du trne de France ; mais les intrts etles temps sont tellement changs, quelle envoie des secours ritrs

    Henri IV pour laider conqurir son patrimoine. Cest avec cessecours que Henri assigea enfin Paris, et que, sans le duc de Parme,ou sans son extrme indulgence pour les assigs, il et mis la religion

    protestante sur le trne. Ctait ce qulisabeth avait extrmement cur. On aime voir ses soins russir, ne point perdre le fruit de sesdpenses. La haine contre la religion catholique stait encore fortifiedans son cur depuis quelle avait t excommunie par Pie V et par

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    Voltaire 38Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Sixte-Quint ; ces deux papes lavaient dclare indigne et incapable dergner : et plus Philippe II se dclarait le protecteur de cette religion,

    plus lisabeth en tait lennemie passionne. Il ny eut point de

    ministre protestant plus afflig quelle quand elle apprit labjurationde Henri IV. Sa lettre ce monarque est bien remarquable : Vousmoffrez votre amiti comme votre sur, je sais que je lai mrite,et certes un grand prix ; je ne men repentirais pas si vous naviez

    pas chang de pre. Je ne puis plus tre votre sur de pre ; carjaimerai toujours plus chrement celui qui mest propre que celui quivous a adopt. Ce billet fait voir en mme temps son cur, sonesprit, et lnergie avec laquelle elle sexprimait dans une languetrangre.

    Malgr cette haine contre la religion romaine, il est sr quelle nefut point sanguinaire avec les catholiques de son royaume, commeMarie lavait t avec les protestants. Il est vrai que le jsuite Crton,le jsuite Campion, et dautres, furent pendus (1581), dans le tempsmme que le duc dAnjou, frre de Henri III, prparait tout Londres

    pour son mariage avec la reine, lequel ne se fit point ; mais cesjsuites furent unanimement condamns pour des conspirations et dessditions dont ils furent accuss ; larrt fut donn sur les dpositionsdes tmoins. Il se peut que ces victimes fussent innocentes ; maisaussi la reine tait innocente de leur mort, puisque les lois seules

    avaient agi : nous navons dailleurs nulle preuve de leur innocence ;et les preuves juridiques de leurs crimes subsistent dans les Archivesde lAngleterre.

    Plusieurs personnes en France simaginent encore qulisabeth nefit prir le comte dEssex que par une jalousie de femme ; elles lecroient sur la foi dune tragdie et dun roman. Mais quiconque a un

    peu lu, sait que la reine avait alors soixante et huit ans ; que le comtedEssex fut coupable dune rvolte ouverte, fonde sur le dclin mmede lge de la reine, et sur lesprance de profiter du dclin de sa

    puissance ; quil fut enfin condamn par ses pairs, lui et ses compli-ces.

    La justice, plus exactement rendue sous le rgne dlisabeth quesous aucun de ses prdcesseurs, fut un des fermes appuis de sonadministration. Les finances ne furent employes qu dfendre ltat

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    Voltaire 39Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Elle eut des favoris, et nen enrichit aucun aux dpens de la patrie.Son peuple fut son premier favori ; non quelle laimt en effet, maiselle sentait que sa sret et sa gloire dpendaient de le traiter comme

    si elle let aim.lisabeth aurait joui de cette gloire sans tache, si elle net pas

    souill un si beau rgne par lassassinat de Marie Stuart, quelle osacommettre avec le glaive de la justice.

    Table des Matires

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    Voltaire 40Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    Table des Matires

    Chapitre 169

    De la reine Marie Stuart

    Il est difficile de savoir la vrit tout entire dans une querelle departiculiers ; combien plus dans une querelle de ttes couronnes,lorsque tant de ressorts secrets sont employs, lorsque les deux partis

    font valoir galement la vrit et le mensonge ! Les auteurscontemporains sont alors suspects ; ils sont pour la plupart les avocatsdun parti, plutt que les dpositaires de lhistoire. Je dois donc mentenir aux faits avrs dans les obscurits de cette grande et fataleaventure.

    Toutes les rivalits taient entre Marie et lisabeth, rivalit denat

    vale,ma

    mena tous ses malheurs. Unmu

    ion, de couronne, de religion ; celle de lesprit, celle de la beaut.Marie, bien moins puissante, moins matresse chez elle, moins fermeet moins politique, navait de supriorit sur lisabeth que celle de sesagrments, qui contriburent mme son malheur. La reine dcosse

    encourageait la faction catholique en Angleterre ; et la reinedAngleterre animait avec plus de succs la faction protestante encosse. lisabeth porta dabord la supriorit de ses intrigues jusquempcher longtemps Marie dcosse de se remarier son choix.

    (1565) Cependant Marie, malgr les ngociations de sa rilgr les tats dcosse composs de protestants, et malgr le comte

    de Murray, son frre naturel, qui tait leur tte, pouse Henri Stuart,comte Darnley, son parent, et catholique comme elle, lisabeth alorsexcite sous main les seigneurs protestants, sujets de Marie, prendre

    les armes ; la reine dcosse les poursuivit elle-mme, et lescontraignit de se retirer en Angleterre : jusque-l tout lui taitfavorable, et sa rivale tait confondue.

    La faiblesse du cur de Marie comsicien italien, nomm David Rizzio, fut trop avant dans ses bonnes

    grces. Il jouait bien des instruments, et avait une voix de basse

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    Voltaire 41Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    agrable : cest dailleurs une preuve que dj les Italiens avaientlempire de la musique, et quils taient en possession dexercer leurart dans les cours de lEurope ; toute la musique de la reine dcosse

    tait italienne. Une preuve plus forte que les cours trangres seservent de quiconque est en crdit, cest que David Rizzio taitpensionnaire du pape. Il contribua beaucoup au mariage de la reine, etne servit pas moins len dgoter. Darnley, qui navait que le nomde roi, mpris de sa femme, aigri et jaloux, entre par un escalierdrob, suivi de quelques hommes arms, dans la chambre de safemme, o elle soupait avec Rizzio et une de ses favorites : onrenverse la table, et on tue Rizzio aux yeux de la reine, qui se met envain au-devant de lui. Elle tait enceinte de cinq mois : la vue despes nues et sanglantes fit sur elle une impression qui passa jusquau

    fruit quelle portait dans son flanc. Son fils Jacques VI, roi dcosse etdAngleterre, qui naquit quatre mois aprs cette aventure, tremblatoute sa vie la vue dune pe nue, quelque effort quil fit poursurmonter cette disposition de ses organes : tant la nature a de force, ettant elle agit par des voies inconnues 4!

    La reine reprit bientt son autorit, se raccommoda avec le comtede Murray, poursuivit les meurtriers du musicien, et prit un nouvelengagement avec un comte de Bothwell. Ces nouvelles amours

    produisirent la mort du roi son poux (1567) : on prtend quil fut

    dabord empoisonn, et que son temprament eut la force de rsisterau poison ; mais il est certain quil fut assassin dimbourg dansune maison isole, dont la reine avait retir ses plus prcieux meubles.Ds que le coup fut fait, on fit sauter la maison avec de la poudre ; onenterra son corps auprs de celui de Rizzio dans le tombeau de lamaison royale. Tous les ordres de ltat, tout le peuple, accusrentBothwell de lassassinat ; et dans le temps mme que la voix publiquecriait vengeance, Marie se fit enlever par cet assassin, qui avait encore

    4 Lopinion que limagination des mres influe sur le ftus a t longtempsadmise presque gnralement ; les philosophes mme se croyaient obligs delexpliquer. Limpossibilit de cette influence nest pas sans douterigoureusement prouve, mais cest tout ce quon peut accorder ; et pourtablir une opinion de ce genre, il faudrait une suite de faits bien constatsquant leur existence, et tels quils ne puissent tre attribus au hasard ; etcest ce quon est bien loign davoir. Les exemples quon cite sont bien pluspropres montrer le pouvoir de limagination sur nos jugements, sur notremanire de voir, qu prouver le pouvoir de celle de la mre sur le ftus. (K.)

  • 7/26/2019 Voltaire - Essai Sur Les Moeurs - Dig - Tomo 4

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    Voltaire 42Essai sur les murs et lesprit des nations. Tome IV

    les mains teintes du sang de son mari, et lpousa publiquement. Cequil y eut de singulier dans cette horreur, cest que Bothwell avaitalors une femme, et que, pour se sparer delle, il la fora de laccuser

    dadultre, et fit prononcer un divorce par larchevque de Saint-Andr selon les usages du pays.

    Bothwell eut toute linsolence qui suit les grands crimes. Ilass

    a rgence dcosse. Lerg

    r lanat

    embla les principaux seigneurs, et leur fit signer un crit, par lequelil tait dit expressment que la reine ne se pouvait dispenser delpouser, puisquil lavait enleve, et quil avait couch avec elle.Tous ces faits sont avrs ; les lettres de Marie Bothwell ont tcontestes ; mais elles portent un caractre de vrit auquel il estdifficile de ne pas se rendre. Ces attentats soulevrent lcosse. Marie,

    abandonne de son arme, fut oblige de se rendre aux confdrs.Bothwell senfuit dans les les Orcades ; on obligea la reine de cderla couronne son fils, et on lui permit de nommer un rgent. Ellenomma le comte de Murray, son frre. Ce comte ne len accabla pasmoins de reproches et dinjures. Elle se sauve de sa prison. Lhumeurdure et svre de Murray procurait la reine un parti. Elle lve sixmille hommes,